“En 2015, la pauvreté a tué des dizaines de millions de personnes” : le constat terrifiant de Jean Ziegler

©Photograph by Rama, Wikimedia Commons, Cc-by-sa-2.0-fr. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 2.0 France license.

Pauvreté mondiale galopante, inégalités vertigineuses entre pays riches et pays pauvres, toute-puissance des marchés financiers et des multinationales, militarisation des grandes puissances… c’est un sombre tableau que brosse Jean Ziegler dans son nouveau livre, Chemins d’Espérance. Le titre semble ironique tant le constat est pessimiste. Selon l’auteur, membre du Conseil des Droits de l’Homme à l’ONU, quelques décennies de mondialisation capitaliste ont suffi pour enterrer les promesses d’un monde égalitaire et pacifique qui ont accompagné la création des Nations Unies.


“Le rêve d’un ordre régi par les Droits de l’Homme a été tué dans l’œuf au sein d’un monde dominé par les grandes puissances économiques”

Tout n’avait pourtant pas mal commencé. L’avènement de l’Organisation des Nations Unies (ONU), à l’issu de l’effroyable Seconde Guerre Mondiale, avait suscité d’immenses espérances. Contre la misère et l’exploitation qui frappaient des milliards de personnes, l’ONU affirmait que les plus pauvres avaient droit à l’existence et à la dignité. Contre l’ordre colonial du monde qui prévalait alors, les Nations Unies ont inscrit dans le droit international l’égale souveraineté des nations les unes par rapport aux autres. L’utopie était belle. Elle n’a pas duré. Selon Jean Ziegler, la faillite des Nations Unies s’explique essentiellement par deux phénomènes : le triomphe du capitalisme mondialisé et l’apparition d’un nouvel impérialisme qui en est le corollaire. 

Nations Unies contre capitalisme mondialisé

Ce rêve d’un ordre régi par les Droits de l’Homme a été tué dans l’œuf au sein d’un monde dominé par les grandes puissances économiques. Ziegler cite plusieurs statistiques terrifiantes : les 1% de personnes les plus riches de la planète possèdent 50% de la richesse mondiale. Les 500 plus grandes entreprises multinationales contrôlent 58% du commerce mondial brut ; c’est-à-dire 58% des richesses produites. Jean Ziegler constate qu’aujourd’hui, les grandes puissances économiques sont devenues des acteurs plus importants que les nations sur la scène internationale. Que reste-t-il alors du vieux rêve de mettre en place un ordre régi par des Nations Unies ?

Les conséquences sociales de cet ordre mondial dominé par ces grandes puissances économiques glacent le sang : selon un rapport de la FAO, ce sont 58 millions de personnes qui sont mortes en 2015 à cause de la faim, de la soif ou de maladies que l’on pourrait facilement soigner… Et ce, alors que les ressources mondiales et la technologie contemporaine permettraient que plus une seule personne sur terre ne meure de faim, de soif ou de maladies guérissables. « Un enfant qui meurt de faim meurt assassiné », conclut Jean Ziegler.

“La main invisible du marché ne fonctionnera jamais sans poing visible”

Comment ce capitalisme impitoyable s’est-il imposé ? Comment le rêve des fondateurs de l’ONU, celui d’un monde basé sur le droit et l’égalité des nations, a-t-il pu être brisé avec autant de violence?

L’impérialisme, bras armé du capitalisme mondialisé

Selon Jean Ziegler ce capitalisme s’appuie sur l’interventionnisme des nations les plus puissantes de la planète, en particulier celui des Etats-Unis d’Amérique. Il cite Thomas Friedman, conseiller de Madeleine Albright, ambassadrice aux Nations Unies sous Bill Clinton : « Pour que la mondialisation fonctionne, l’Amérique ne doit pas craindre d’agir comme la superpuissance invisible qu’elle est en réalité. La main invisible du marché ne fonctionnera jamais sans poing visible ». Derrière l’Empire, le Capital.

Madeleine Albright, ambassadrice des Etats-Unis auprès de l’ONU puis secrétaire d’Etat sous Bill Clinton, avait notamment choqué ses contemporains en justifiant la mort de 500.000 enfants irakiens, tués à cause de l’embargo que les puissances occidentales imposaient à l’Irak. Le prix à payer pour faire fonctionner la “main invisible du marché” selon les mots de son conseiller Thomas Friedman…

“Les Etats-Unis doivent diriger le monde en portant le flambeau moral, politique et militaire du droit et de la force”

Les Etats-Unis ont pour vocation d’apporter au monde la liberté et la démocratie ; à coup de bombes si nécessaire. L’ONU avait mis en place un système de droit international basé sur l’autodétermination des peuples et l’égale souveraineté des nations : un moyen de protéger les nations les plus faibles contre les nations les plus puissantes. « Le Burundi a la même souveraineté que les Etats-Unis. C’est absurde ? Oui, c’est absurde. C’est contre-nature ? Oui, c’est contre-nature. C’est ce qu’on appelle la civilisation » résume Régis Debray. L’impérialisme américain réduit à néant cet espoir d’un monde multipolaire dans lequel régnerait l’égalité des nations : « les Etats-Unis doivent diriger le monde en portant le flambeau moral, politique et militaire du droit et de la force », estime Jesse Helms, Commissaire des Affaires étrangères au Sénat de 1995 à 2001. Comme au temps des colonies, le monde se retrouve donc divisé entre les peuples qui possèdent la civilisation et ceux qui ne la possèdent pas encore.

La mondialisation capitaliste s’appuie également sur un système financier monstrueux qui endette les pays du monde entier ; cet endettement est favorisé par les grandes institutions financières comme le Fonds Monétaire International (FMI) ou l’Union Européenne, dont Jean Ziegler estime qu’il n’y a plus rien à attendre. Les gouvernements des pays endettés sont contraints par ces organismes à mettre en place des plans de libéralisation et de privatisations, bénéfiques pour les grandes sociétés multinationales et les banques, ruineux pour les peuples.

L’ONU: l’instrument des grandes puissances

Selon Ziegler, l’ONU est une institution dominée par les grandes puissances à cause du système de veto qui donne un pouvoir considérable aux cinq membres du Conseil de Sécurité. Les Américains, ajoute-t-il, noyautent les postes les plus importants. Il consacre quelques pages à retracer le parcours de l’actuel secrétaire de l’ONU, Ban Ki-moon, dont il dénonce la proximité avec les Etats-Unis et qu’il qualifie de « petit fonctionnaire à la solde des Américains ». Jean Ziegler a fait preuve d’un courage manifeste en retraçant son parcours dans son nouveau livre, car ce faisant il a enfreint la loi qui prescrit aux membres de l’ONU de ne pas révéler le contenu des séances auxquelles ils participent. Les Etats-Unis ne sont pas les seuls à instrumentaliser l’ONU. La Chine et la Russie, qui possèdent chacun un poste au Conseil de Sécurité de l’ONU, posent systématiquement leur veto à l’égard de toutes les initiatives politiques ou humanitaires qui iraient à l’encontre de leurs intérêts.

Chemins d’espérance ? Le ton du livre est amer et certaines pages désespérées. En ce début de XXIème siècle où des criminels de guerre comme Henry Kissinger sont considérés comme des héros, où le Qatar siège au Conseil des Droits de l’Homme à l’ONU, où le monde entier est converti au capitalisme sauvage, et où les rares Etats qui lui résistent sont considérés comme des parias, on a souvent du mal en lisant ce livre à voir où se trouve « l’espérance » mentionnée dans le titre.

Henry Kissinger, ex-secrétaire d’Etat américain, est considéré par le gouvernement français et américain comme une référence en matière de politique internationale. Jean Ziegler, qui s’en indigne, consacre de longs développements à rappeler les crimes dont Kissinger fut responsable ; il orchestra, entre autres, les bombardements au Cambodge qui firent des centaines de milliers de victimes civiles durant la guerre du Vietnam. 

chemins-desperanceL’espérance, Jean Ziegler la voit dans une possible réforme des Nations Unies. Une refonte basée sur deux piliers : la suppression du droit de veto accordé aux grandes puissances ; la mise en place d’un « droit d’ingérence humanitaire » qui permettrait à l’ONU d’intervenir, au nom des Droits de l’Homme, dans la politique de gouvernements souverains. C’est ici que le bât blesse ; on voit mal la différence fondamentale entre le « droit d’ingérence humanitaire » prôné par Jean Ziegler et celui des néoconservateurs américains qu’il dénonce. On voit mal comment la solution de Ziegler pourrait ne pas contenir en son sein les mêmes dérives que les interventions militaires actuelles. Si l’ONU a le pouvoir d’intervenir militairement (via une armée onusienne ou via des armées nationales coalisées, Ziegler ne le précise pas) sans le consentement de l’intégralité de ses Etats-membres, on ne voit pas comment cela empêcherait les grands Etats de se coaliser contre les petits, et comment l’ONU pourrait être autre chose que le bras armé d’un nouvel impérialisme…

Cette réserve ne change rien : le nouveau livre de Jean Ziegler mérite d’être largement lu et diffusé. Depuis plusieurs décennies, son auteur tente d’alerter le monde sur la menace que représentent le capitalisme débridé et la toute-puissance des grandes sociétés multinationales ; depuis la Chute du Mur, son discours a été marginalisé et calomnié, les opposants au capitalisme considérés comme des opposants à la liberté. Mais le réel est tenace et les faits sont têtus : le capitalisme n’a éliminé ni la pauvreté, ni la dictature, ni la guerre, et ce livre est ici pour nous le rappeler.

Crédits: ©Photograph by Rama, Wikimedia Commons, Cc-by-sa-2.0-fr. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 2.0 France license.