Lordon : Les affects de la politique ou de l’importance d’affecter

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image-1Frédéric Lordon est incontestablement l’un des théoriciens critiques les plus fins et importants de la décennie. Son dernier ouvrage, Les affects de la politique, s’inscrit dans la proposition théorique qu’il nourrit depuis maintenant plusieurs années : construire un structuralisme des passions . L’ambition est de dépasser l’aporie apparente du structuralisme : comment rendre compte des changements historiques, de l’action des individus et de leurs revirements plus ou moins soudains tout en accordant un caractère prépondérant aux structures ? En introduisant à l’équation, explique Lordon, la théorie des affects de Spinoza : « une chose exerce une puissance sur une autre, cette dernière s’en trouve modifiée : affect est le nom de cette modification. » Proposons une illustration. Le régime néolibéral, jusque dans les années 2000, exerce une domination idéologique d’apparence inébranlable. Par l’intermédiaire de l’immense majorité des médias qui lui sont acquis, le capitalisme néolibéral est parvenu à faire passer pour naturelles de pures constructions politiques (« la dette, il faut bien la rembourser ! », bégaient les thuriféraires béats et paresseux de l’ordre dominant) : « Tel est le pouvoir de l’hégémonie, pouvoir de conformer un imaginaire majoritaire, et d’y inscrire sa manière de juger. » (Lordon, 2016, p.135)

« Mais soudain, voilà que des peuples qui jusque-là ne bronchaient qu’à peine sous les coups de boutoir d’un néolibéralisme destructeur des conquêtes sociales prennent la mouche et se révoltent. »

Mais soudain, voilà que des peuples qui jusque-là ne bronchaient qu’à peine sous les coups de boutoir d’un néolibéralisme destructeur des conquêtes sociales prennent la mouche et se révoltent : ce sont les manifestations anti-austérité en Grèce, la victoire de Syriza, la percée spectaculaire de Podemos en Espagne. Comment rendre compte de ce brutal changement d’attitude ? C’est que, nous explique Lordon, l’affect de conformation néolibéral a poussé trop loin et vient de céder le pas devant un affect plus puissant : l’affect d’indignation, car « un affect ne peut être contrarié ni supprimé que par un affect contraire et plus fort que l’affect à contrarier. » (Spinoza, Ethique, IV, 7) L’affect d’indignation est « ce point d’intolérance dépassé où l’Etat (…) perd toute emprise sur ses sujets. » (Lordon, 2016, p.124)

Le projet de Frédéric Lordon est aussi ambitieux qu’il promet d’être fécond : allier la puissance conceptuelle que seule permet la philosophie à l’empirisme des sciences sociales. Après avoir appliqué son cadre théorique au salariat (Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, 2010) et aux institutions politiques (Imperium. Structures et affects des corps politiques, 2015), Lordon s’essaie ici à l’analyse de l’action politique. Qu’est-ce qui pousse les individus à l’action ? Et de remettre en question le primat traditionnellement accordé aux idées : les idées, explique Lordon, ne sont rien si elles ne sont pas affectées.

Ainsi, l’idée seule de la pauvreté ne suffit pas à provoquer la révolte contre ce qui l’engendre. Pour se révolter, il l’avoir vue de ses yeux, avoir mesuré de visu les souffrances qu’elle provoque : « Tout est affaire de figurations intenses puisque ce sont ces images, ces visions qui, bien plus que tout autre discours abstrait sur la cause, déterminent à épouser la cause. » (Lordon, 2016, p.65) Pour illustrer cette proposition, existe-t-il un meilleur exemple que celui du changement climatique ? Si ce phénomène est maintenant parfaitement documenté par la communauté scientifique, si ses dégâts présents et à venir sont indéniablement établis, comment expliquer qu’il suscite encore autant de désintérêt ? Comment expliquer que l’on tarde tant à prendre les mesures qui s’imposent pour y remédier ? C’est que nous n’avons pas été affectés : aucune catastrophe climatique ne s’est abattu sur la majeure partie des pays développés. La montée des eaux, les réfugiés climatiques, tout cela est encore très abstrait. Se pose alors la question des outils qui permettent d’affecter.

« Après avoir visionné des dizaines, des centaines de reportages sur la délinquance dans les banlieues, comment les imaginer autrement que comme de véritables zones de non droit ? »

C’est le rôle, nous dit Frédéric Lordon, des machines affectantes : les médias, les sondages, tout cela produit des effets sur les individus, les affecte. Après avoir visionné des dizaines, des centaines de reportages sur la délinquance dans les banlieues, comment les imaginer autrement que comme de véritables zones de non droit ? S’il faut tirer un enseignement de la lecture du dernier ouvrage de Frédéric Lordon, c’est l’urgente nécessité, pour les militants qui s’opposent à l’ordre social dominant, de monter leurs propres machines affectantes.

Pour aller plus loin :

  • LORDON Frédéric, L’Intérêt souverain : essai d’anthropologie économique spinoziste, Paris, La Découverte, coll. Armillaire, 2006.
  • LORDON Frédéric, Capitalisme, désir et servitude : Marx et Spinoza, Paris, La Fabrique, 2010.
  • LORDON Frédéric, La Société des affects : pour un structuralisme des passions, Paris, Éditions du Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2013, 358 p.
  • LORDON Frédéric, Imperium : structures et affects des corps politiques, Paris, La Fabrique, 2015, 358 p.

Crédits photo : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Fr%C3%A9d%C3%A9ric_Lordon_(modifi%C3%A9).jpg?uselang=fr. Auteur : Sylvhem.