L’amour capitaliste de l’art

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“Promessus” de Paul Döpfner, Galerie Tanja Wagner, Berlin, 2010

L’art contemporain, surtout s’il est abstrait, suscite beaucoup d’engouement et d’interrogations ; en témoigne par exemple la récente polémique autour d’une installation de Jeff Koons à Paris qui devait symboliser les attentats atroces de novembre 2015. L’art a toujours consisté en une rupture avec ce qui se faisait avant ; et après avoir transgressé chaque norme, en promouvant le fait de ne pas en avoir, l’art contemporain a opéré plus qu’une scission avec le passé, ne se revendiquant même pas du présent, il se réclame du futur. Cet art souhaite toucher à l’universel et au populaire à la fois. Tout le monde consomme de l’art contemporain, et Warhol le premier, a déchu — ou hissé, ça dépend du point de vue — manifestement l’art au rang de produit commercial. Aussi peut-on se demander si, devenu un produit commercial, l’art contemporain peut aussi faire l’objet d’une financiarisation. Comment expliquer que l’art, censé jusqu’ici être inaccessible au monde capitaliste, et par là-même en constituer une critique intrinsèque, a-t-il pu aujourd’hui devenir l’une de ses manifestations marchandes les plus visibles ?


 

L’art contemporain : entre marketing et spectacle

Deleuze, dans une interview de 1977 [1] restée célèbre, comprend que le capitalisme dans les années 1960 s’est étendu à un secteur qui lui était encore, au moins partiellement, refusé : la culture. C’est cette marchandisation qui a produit l’art contemporain : à savoir, ce qu’il reste de l’art lorsque le marché est passé par là. C’est ce que Deleuze appelle des entreprises de marketing intellectuel. Pour le comprendre, il faut savoir que cette marchandisation transforme la nature elle-même de l’œuvre. En fait, il faut que le prix fixé de l’œuvre puisse rétribuer toute la chaîne de production, en plus du créateur. Cette chaîne de fabrication, ce sont le peintre et son agent, le mécène — ou l’investisseur plutôt —, le coût matériel de production de l’œuvre, et sa diffusion. Donc quand la logique du produit n’est plus soumise à celle de l’œuvre ou pire, qu’elle la soumet tout à fait : sa condition change fondamentalement. Si on pousse cette logique, l’œuvre devient moins importante que l’artiste. Et l’artiste produit des œuvres non plus pour l’art, mais pour lui-même. En témoigne par exemple, les films du journaliste Hans Namuth qui immortalisèrent l’immense (sic) Jackson Pollock faire gicler sa peinture sur sa toile à même le sol. Pour la première fois, on montre un artiste en train de travailler. En fait, plus qu’un reportage, on commence à faire la promotion de l’objet-art par son artiste. Jackson Pollock, plus que ses œuvres, devient le produit. On n’achète plus son Number 5 parce que c’est beau, puissant. Non, on achète parce que c’est du Pollock ! Et c’est cette logique qui bouleversa l’art.

« Les médias transforment la production culturelle en une fonction de divertissement. Et le divertissement, comme tout le monde sait, est un moyen bien connu du capitalisme pour vendre du temps perdu, et surtout celui qui n’est pas utilisé pour travailler. »

Il nous faut aussi évoquer le circuit médiatique. En prenant l’exemple du livre, Deleuze écrit : « il faut qu’on parle d’un livre et qu’on en fasse parler, plus que le livre lui-même ne parle et n’a à dire ». Plus simplement, l’œuvre s’absente pour laisser place à l’artiste. En plus du marketing qui accompagne le produit marchand qu’est devenu l’œuvre d’art, il faut tout un rituel que l’on qualifie de spectacle. Guy Debord, dans son ouvrage La société du spectacle, surtout dans le chapitre 2 « La marchandise comme spectacle », pense que la société capitaliste, dans la mesure où elle transforme toute valeur artistique en valeur marchande, en produit un double. Et le rôle des médias devient important, puisque ceux-ci substituent la logique de l’œuvre à celle du produit. Et si Debord en a le pressentiment, Deleuze prolonge sa pensée. Le rapport de pouvoir entre l’artiste et le journaliste s’est renversé. C’est le journaliste qui a le pouvoir d’inviter sur les plateaux télé, de consacrer un artiste, en somme : « de créer l’événement » écrit Deleuze. Les médias transforment la production culturelle en une fonction de divertissement. Et le divertissement, comme tout le monde sait, est un moyen bien connu du capitalisme pour vendre du temps perdu, et surtout celui qui n’est pas utilisé pour travailler.

L’oeuvre d’art : un actif financier ?

Il convient d’insister sur une différence fondamentale qui existe entre les œuvres contemporaines et les œuvres d’art antérieures : c’est la rareté. En effet, il n’y a qu’un nombre défini de Vermeer ou de Raphaël et la rareté de ces œuvres les rend trop chères. Seuls des musées, des États ou des holdings privées très puissantes et riches peuvent se permettre leur acquisition. En revanche, si l’on garde le cas de Jackson Pollock, il fut d’une extraordinaire productivité : pas moins de 700 œuvres. Sa non-rareté rend donc l’objet plus abordable. Ensuite, comme pour tous les actifs financiers, il faut des institutions qui puissent garantir la valeur du produit. C’est donc l’affaire des ministères de la culture, et plus généralement de l’État, des collectionneurs privés… Cette pratique fut des plus manifestes lors de la fondation du Congrès pour la Culture (CLC) soutenu par la CIA, dans l’objectif d’une guerre culturelle contre le Bloc de l’Est durant la Guerre froide. La CIA a injecté énormément d’argent pour soutenir les artistes [2]. Évidemment, on compte parmi eux Jackson Pollock. Le CLC et la CIA eurent une influence non-négligeable sur la production de normes dans les mondes artistiques européens. Inquiets de l’influence des intellectuels communistes, ils ont entrepris la promotion d’un art individualiste et nouveau capable de contrecarrer l’influence de ces derniers.

Maintenant qu’un certain art devient abordable avec l’abaissement des coûts dus aux nouveaux facteurs de production et de diffusion [3], cela rend accessible ce consumérisme bohême et ce, même aux groupes intellectuels qui étaient réticents à la consommation et à une vie confortable. En bref, les intellectuels jadis maoïstes de mai 68, ont maintenant les moyens d’acheter du contemporain, et ils en sont contents.

Notons aussi l’aspect socio-économique de l’art contemporain. La grande prolixité de ces œuvres relève d’un rêve capitaliste bien ancien : créer de la valeur sans créer de richesse. Et l’art contemporain constitue, en cela, un moyen exceptionnel. Des artistes tels que Marcel Duchamp, connu pour sa Fontaine, fondèrent le mouvement du ready-made. C’est le fait de créer un objet rapidement à partir d’autres préexistants. Donnez à Duchamp un tabouret et une roue de bicyclette, il en fait de l’art qui chiffre à quelques millions. Lui-même se demandait dans son carnet : « Est-il possible de faire une œuvre qui ne soit pas art ? » Le surréaliste mondialement connu en était conscient. En précurseur de la destruction de l’art que Marcel Duchamp était, et aussi révolutionnaire que cela pût l’être à l’époque, il aura, malgré lui, enclenché une dynamique que le capitalisme culturel aura su faire sienne.

« Il existe encore des artistes qui s’efforcent de produire de l’art, sans pour autant que cela ait une valeur économique. »

Et après le vaste mouvement, entrepris par Baudelaire en littérature, sur la laideur comme esthétique, puis celui du déconstructivisme architectural, influencé par Jacques Derrida, l’art contemporain a œuvré, dans une certaine mesure, à sa propre destruction. Alors, on peut se demander, d’une manière très nietzschéenne, si l’art est mort. Non, pas pour autant. Il existe encore des artistes qui s’efforcent de produire de l’art, sans pour autant que cela ait une valeur économique. Le véritable rôle des mécènes est de soutenir la création artistique, et en général, ils perdent de l’argent. Mais on m’objectera que les grands patrons Pinault et Arnault, avec leur fondation LVMH, sont des mécènes. À dire vrai, il s’agit pour eux plutôt d’une défiscalisation — car l’art n’est pas imposable [4] — et d’un patrimoine, que d’un véritable et indéfectible soutien, d’un amour pour l’art. En 2017, Christie’s France, qui appartient au groupe Pinault, a vu son chiffre d’affaires augmenter de 40% par rapport à 2016. [5]

L’illusion contemporaine

Mais pourquoi, si la majorité de l’art contemporain est du vent, les gens continuent-ils d’en consommer et quand ont-ils commencé à en consommer ? Dans son livre, Comment New York vola l’idée de l’art moderne. Expressionnisme abstrait, liberté et Guerre froide, Serge Guibault pense que la popularité de l’art contemporain peut s’expliquer par différents facteurs. D’abord, la période correspond au maccarthysme durant laquelle de nombreux artistes américains socialistes et communistes laissèrent le champ libre. C’est aussi l’émergence d’une nouvelle classe riche qui était prête à investir dans un nouvel art qui lui correspondrait. Enfin, le néo-libéralisme américain, encore jeune, s’identifiait à cet art, qui exprimait autant l’individualisme que le risque. En élément de réponses pour savoir pourquoi il y a consommation, la première raison, on l’a évoquée, provient de la garantie de valeur donnée par les institutions culturelles importantes. On dit absolument partout, arguments théoriques (sic) de grands historiens de l’art  à l’appui, que Jeff Koons et Jackson Pollock sont des génies : quelle compétence avons-nous, en tant que néophytes, pour déceler cette duperie ? Aucune. Il est plus facile d’être artiste que spectateur, dans l’art contemporain. On se trouve devant une œuvre sans la comprendre et on en recherche le sens sans le trouver. [6].

La critique du capitalisme, intrinsèque et originelle, de l’œuvre d’art contemporain, surtout contenue dans l’abstraction, s’est aujourd’hui retournée. Ou plutôt, a été retournée. Elle fait aujourd’hui partie intégrante d’une dynamique marchande tentaculaire qui ingurgite toute critique pour mieux se renforcer. En laissant de côté les Picasso, Soulages, Giacometti, et d’autres, on ne peut que se rendre à l’évidence qu’une partie de l’art contemporain a été pervertie par le capitalisme.

Déjà en 1848, Marx et Engels prophétisaient ceci : « La bourgeoisie a dépouillé de leur auréole toutes les activités qui passaient jusque-là pour vénérables et qu’on considérait avec un saint respect. Le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, le savant, elle en a fait des salariés à ses gages. » [7]


Notes de bas-de-page :

[1] Frances Stonor Sander, Qui mène la danse ? La CIA et la Guerre froide culturelle, Denoël, 2003

[2] Gilles Deleuze, À propos des nouveaux philosophes et d’un problème plus général, Minuit, 1977, 24 mai 1977

[3] Voir à ce sujet la manière dont la critique artiste est récupérée par le capitalisme in Boltanski et Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1995

[4] cf. Loi n° 2003-709 du 1er août 2003 relative au mécénat. Il s’agit d’une décision qui profite plus aux investisseurs qu’aux mécènes qui a vu le jour lorsque Laurent Fabius était à l’économie, en 2002.

[5] http://www.huffingtonpost.fr/jerome-stern/les-chiffres-vertigineux-du-marche-de-lart-en-2017_a_23317931/

[6] voir à ce sujet la chronique de Raphaël Enthoven, « L’art contemporain est-il élitiste ? » : https://www.lexpress.fr/actualite/societe/l-art-comptant-pour-rien_825001.html

[7] Engels et Marx, Le manifeste du parti communiste, 1848, édition en ligne, UQCA, p. 9, souligné par moi.

Crédit image : 

“Promessus” de Paul Döpfner, Galerie Tanja Wagner, Berlin, 2010 : http://www.metamodernism.com/wp-content/uploads/2015/01/paula_doepfner_promessus1.jpg