Raviver le désir populaire d’une alternative au néolibéralisme

Malgré le relatif consensus autour de la nécessité écologique et l’intérêt de la majorité de la population à la redistribution des richesses, les forces politiques de transformation sociale peinent à susciter l’adhésion populaire au moment des élections. Au-delà de ces constats rationnels, peut-être manque-t-il à la gauche la capacité à faire rêver ceux à qui la mythologie libérale promet le succès et le triomphe. La gauche aurait-elle un intérêt à explorer le champ de l’irrationnel pour élargir son électorat, sans pour autant dénaturer son projet ?

 

Devenir milliardaire ne peut pas être une ambition saine

Une des composantes déterminantes des opinions politiques réside sans doute dans la part de rêve offerte par une vision de l’avenir. Le premier tour de l’élection présidentielle peut être interprété en ce sens, qui a vu la confrontation entre l’idéal libéral et la recherche du bien commun. Là où le programme de Jean-Luc Mélenchon s’est fait balayer par le projet d’Emmanuel Macron, c’est dans sa capacité à atteindre les gens dans leur désir d’un avenir potentiel.

Lorsque Emmanuel Macron parle des jeunes qui veulent être milliardaires, il fait miroiter un fantasme pour jeter des hordes de futurs exploités dans la gueule du libéralisme. Il sait pourtant atteindre une considération hors de toute raison, qui chuchote à chacun “ce milliardaire, ça peut être toi”.

Et ce désir de triomphe individualiste n’est pas imputable à la supposée mauvaise nature de l’homme, qui permet précisément de justifier une foultitude d’inepties néolibérales, mais repose sur une construction sociale et culturelle.

L’influence culturelle au service d’un modèle sans issue

On parle de soft power pour qualifier le pouvoir d’un Etat qui s’exerce non par la contrainte mais par l’influence, et on associe à ce titre l’ensemble des moyens culturels dont disposent les Etats pour promouvoir leur modèle et leur idéologie. Mais la puissance culturelle peut s’avérer bien plus décisive que la simple diffusion de valeurs : la production culturelle va jusqu’à pénétrer le désir du consommateur pour le faire adhérer totalement au capitalisme.

Et à ce titre, on peut citer toutes les productions audiovisuelles américaines, qui glorifient la réussite individuelle, la plus belle étant la plus excessive. La figure qui fait rêver, sans pour autant être celle qui inspire, est parfois celle dont les valeurs vont à l’encontre de celles prônées par le discours officiel, mais qui sont pourtant les plus proches de son contenu. Du mythe du self-made man aux films de gangster, la fascination pour ces héros du libéralisme vient vendre un modèle, dans lequel on fantasme l’impossible ascension. Que sont les gangsters sinon des auto-entrepreneurs comme en rêverait le capital, c’est-à-dire affranchis des lois et destructeurs de l’Etat ?

Car si la priorité au bien commun, qui se traduit par exemple dans le défi écologique, semble naturellement désignée par l’exercice de la raison, l’action du fantasme peut réduire à néant toutes les considérations rationnelles. Sur un ton légèrement provocateur on peut s’interroger : qui de Nicolas Hulot ou de Tony Montana exerce cette « fascination attirante » ? Dans l’exemple de la transition écologique, il faut non seulement que les citoyens acceptent la nécessité de telles transformations, mais aussi qu’ils expriment un consentement enthousiaste sans quoi tout se fera au ralenti. Il est donc impératif de rendre le progrès « sexy », afin que même les ménages aisés aient cette envie et jettent leurs forces dans la bataille. Il ne s’agit pas là de rechercher une formule marketing de cosmétique, mais bien de trouver les outils culturels pour s’adresser à un cercle de citoyens toujours plus large.

Construire un autre rêve pour l’individu et donc le collectif

Afin de mener une contre-offensive culturelle, les défenseurs de projets révolutionnaires, de transformation sociale, de préservation de l’environnement – ce qu’on appellera rapidement la gauche – doivent à leur tour construire ce segment de rêve qui permet de relier à leur idéologie des individus baignés dans le fantasme individualiste. Loin de là l’idée de nier la part essentielle de rêve et d’idéal qui peut animer le révolutionnaire – le rêve révolutionnaire revêt un attrait esthétique incontestable -, mais il s’agit de constater que ceux qui se rêvent dans le triomphe individuel ne peuvent s’y montrer réceptifs. Le segment de rêve est donc conçu comme un pont auquel pourraient se rattraper ceux dont l’hégémonie libérale a traversé le désir. Il réside ici une complexité considérable à faire se rejoindre des idéaux diamétralement opposés ; et cela doit se faire sans compromission, ce qui constitue une difficulté supplémentaire.

Dans son travail de reconstruction et de réinvention, la gauche doit apprendre à proposer cette part d’irrationnel, sans pour autant la substituer à ce qui fait son ADN. Construire un rêve collectif qui soit suffisamment puissant pour effacer les ambitions solitaires, et donc attirer de nouveaux électeurs vers la gauche, semble être une condition sine qua non d’une victoire des forces de progrès.