Entretien avec Ugo Bernalicis : “Le capitalisme est un vaste délit d’initié”

Ugo Bernalicis ©Léo Balg

Ugo Bernalicis et Jacques Maire ont été chargés d’évaluer la lutte contre la délinquance financière. Dans un rapport de plus de 200 pages, ils ont formulé 25 propositions pour lutter contre cette forme de délinquance en constante augmentation qui puise notamment sa force dans l’inadéquation des moyens mis en place par l’Etat et dans la réalité complexe de ce phénomène. Ugo Bernalicis nous a présenté son analyse de la situation. Entretien réalisé par Marion Beauvalet, retranscrit par Hélène Pinet. 


 

LVSL – Pourriez-vous au préalable définir ce qu’est la « délinquance financière » ?

Ugo Bernalicis – Dans le pénal, on distingue théoriquement les délinquants des criminels, (comme par exemple le niveau de peine dans l’échelle des peines). Nous devrions donc davantage parler d’infractions financières, une infraction étant le terme générique quand la loi est enfreinte, tant au niveau des petites ou des grandes infractions. La définition la plus stable est page 48 du rapport : à cette page figurent les noms des escroqueries économiques et financières, par index. Lorsqu’un article du code pénal crée une infraction, vous avez, en face, un index, qui est un suivi statistique sur le nombre de plaintes, de procédures, etc.

Dans cette liste, vous avez deux sous-parties : les escroqueries et infractions assimilées et les « infractions économiques et financières. Cela va du faux en écriture publique et authentique à la fraude fiscale. Après, il y a les autres délits économiques et financiers. On ne sait pas à quoi ils correspondent. On retrouve également le travail clandestin, les escroqueries, abus de confiance, les achats et ventes sans facture… Il y a en plus un aspect particulier : le blanchiment est inclus dans l’index pour les services de police. Or, il n’est pas nécessairement traité par les services financiers, parce que le blanchiment est souvent lié à des affaires de stupéfiant. On se focalise donc davantage sur l’affaire de stup que sur l’affaire financière.

C’est à peu près tout. On a, de fait, essayé de se concentrer sur cette liste pour ce qui est du Ministère de l’Intérieur, parce qu’elle comprend les infractions financières.

Le terme générique d’infraction permet d’englober cela mais aussi ce qui n’est pas dans le Code Pénal, c’est-à-dire des infractions avec des amendes administratives. C’est tout ce qui va être fait, notamment, par la DGCCRF (la Direction générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des fraudes). C’est en recoupant ce que font le Ministère de l’Intérieur et le Ministère des Finances, qu’on obtient le spectre complet des infractions financières.

La difficulté, dans le rapport, c’est qu’on n’a pas de tableau compilé de toutes les infractions financières, on n’a pas de suivi global de toutes les infractions financières, que ce soit des douanes ou de la police. Cela nous permettrait d’avoir une idée de l’argent qui transite en dehors des circuits légaux. Il y a de fait des préconisations sur la gouvernance de cette lutte contre la délinquance financière, qui proposent 3 choses à mettre en œuvre dans le cadre d’une politique interministérielle de lutte contre la délinquance économique et financière. La première sous-partie, c’est un dispositif partagé de mesure et de suivi statistique.

Ce n’est pas avec 2 députés en 6 mois et 3 administrateurs qui les accompagnent qu’on peut mettre sur pied un suivi statistique détaillé, un croisement du fichier du Ministère de l’Intérieur avec celui du Ministère des Finances, et en plus, celui de la Justice. Le Ministère de la Justice n’a pas le même découpage que le Ministère de l’Intérieur. Il y a des choses qui sont considérées comme étant des infractions économiques et financières par le Ministère de l’Intérieur, qui sont mises dans d’autres sous-ensembles par le Ministère de la Justice. Donc, nous n’avons pas de suivi du début à la fin du sort qui est réservé à la délinquance financière et aux délinquants.

LVSL : Qu’est-ce qui a motivé la production de ce rapport d’information ?

Ugo Bernalicis : Il y a plusieurs éléments. Je vais d’abord vous expliquer comment fonctionne le Comité d’Évaluation et de Contrôle des Politiques Publiques. Les règles de fonctionnement de l’Assemblée ne permettent pas la production régulière de tels rapports.

“Au regard du séquençage politique, nous nous sommes dit qu’il était intéressant de travailler sur cette thématique-là, qui a été une thématique majeure pendant la campagne des européennes pour nous”

Le Comité d’Évaluation et de Contrôle des Politiques Publiques a été mis en place après la révision constitutionnelle de 2008. Elle confère aux assemblées un rôle d’évaluation des politiques publiques. Il y avait déjà un rôle – historique – de contrôle, à quoi l’évaluation a été ajoutée, conséquence du new public management d’inspiration américaine, l’évaluation et la mesure des performances sur le modèle du privé.

De cela est né le Comité d’Évaluation et de Contrôle où sont représentés tous les groupes politiques, selon leur poids dans l’Assemblée. Il y a 32 membres au sein de l’organisme de contrôle, dont un seul issu de la France Insoumise : moi. Ce Comité d’Évaluation et de Contrôle propose, sur la durée de la mandature, que chaque groupe politique puisse faire une demande d’évaluation. Nous avions un droit de tirage sur toute la mandature.

Au regard du séquençage politique, nous nous sommes dit qu’il était intéressant de travailler sur cette thématique-là, qui a été une thématique majeure pendant la campagne des européennes pour nous. Nous nous sommes également dit qu’il s’agissait d’un sujet majeur en France et en Europe.

L’objectif de ce rapport, est également de demander où il fallait augmenter les moyens, à quelle hauteur ou encore si des moyens existent déjà pour faire cela. Comment mènera-t-on cette lutte quand nous exercerons le pouvoir ?

“Selon les enquêtes de l’INSEE, 1 foyer sur 10 dit avoir été victime d’une escroquerie en ligne”

Le sujet n’est pas anodin – et vous avez bien fait de me poser la question sur le périmètre des infractions financières –, ce n’est pas un rapport sur l’évasion fiscale. L’évasion fiscale est une infraction financière importante. Elle n’est pas la seule.

Ugo Bernalicis ©Léo Balg

L’objectif, partagé avec le co-rapporteur, était d’essayer d’avoir déjà des premiers éléments sur la délinquance financière du quotidien ou en tout cas de basse intensité. Elle concerne des millions de personnes. Selon les enquêtes de l’INSEE, 1 foyer sur 10 dit avoir été victime d’une escroquerie en ligne. Cela concerne des millions de personnes qui vont déposer plainte – très peu, d’ailleurs – au commissariat, qui ne reverront jamais la couleur de leur argent. Pour l’essentiel, il n’y a même pas d’enquête sur le sujet.

On a donc voulu à la fois regarder ce qui se passait sur le haut du spectre, qui attire de plus en plus – et tant mieux – l’attention médiatique : l’évasion fiscale, avec les milliards à la clef ; mais aussi ce qui est sous le radar : les escroqueries de masse.

LVSL : Aujourd’hui, quels sont concrètement les moyens pour lutter contre la délinquance financière, et comment fait-on pour quantifier, déterminer, ce qui échappe à l’impôt, et contourne l’Etat ?

Ugo Bernalicis : Pour le haut du spectre, qui intéresse souvent en premier, et sans doute à juste titre, on ne pourra montrer l’exemple que si, tout en haut de la pyramide des délinquants, on agit fortement et fermement.

Cela s’intitule « Organisation complexe des services enquêteurs » dans le rapport. Pour résumer, cela se passe dans deux Ministères, pour la détection des infractions : le Ministère de l’Intérieur, et le Ministère de l’Économie et des Finances. Ensuite, sur l’aspect répressif et pénal, c’est le Ministère de la Justice.

Concernant la détection des infractions, on a, au sein du Ministère de l’Intérieur, trois endroits qui prennent en charge le haut du spectre de la délinquance financière, la DCPJ (Direction Centrale de la Police Judiciaire), avec les deux offices centraux : l’OCLCIFF (l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales, ceux qui ont fait la perquisition à la France Insoumise), et l’OCGRDF (Office central pour la répression de la grande délinquance financière).

L’OCLCIFF s’occupe davantage de l’infraction économique et financière. L’OCGRDF traite plutôt les questions de blanchiment et des escroqueries massives. On y trouve le blanchiment, l’escroquerie massive transnationale et les fraudes et les biens mal-acquis.

Du côté de l’OCLCIFF, on va avoir à la fois la BNRDF qui s’occupe de la fraude fiscale aggravée et du blanchiment de fraude fiscale, donc plutôt les personnes comme Balkany – concrètement, c’est eux qui ont mené l’enquête . La BNLCF s’occupe du reste : atteinte à la probité, corruption d’agent public étranger, droit pénal des affaires, financement de la vie politique…

En France, 90 personnes travaillent sur les plus gros délinquants financiers au niveau de l’OCLCIFF, dont 43 uniquement sur l’évasion et la fraude fiscale. 43 personnes pour aller chercher entre 80 et 100 milliards : cela nous explique peut-être pourquoi il y a toujours une telle fraude fiscale ! Ils récupèrent les enquêtes de ce qui a été détecté du côté de Bercy. C’est-à-dire que, du côté du contrôle fiscal ils détectent quelque chose, et pour faire l’enquête derrière, ils passent le relais à la BNRDF, parce qu’on rentre dans le champ pénal.

Depuis la fin de l’année 2018, avec la dernière loi sur la fraude fiscale, une police fiscale a été créée à Bercy. Ils ont exactement la même mission qu’à la BNRDF.

Ensuite, dans les services au sein du Ministère de l’Intérieur, la Préfecture de Police de Paris constitue ce qu’on appelle communément « l’Etat dans l’Etat », et les services de police de Paris ont aussi une Direction Régionale de la Police Judiciaire, qui est en concurrence directe avec la PJ Nationale, avec une sous-direction des affaires économiques et financières.

Il y a des affaires sensibles au niveau du haut du spectre qui sont traitées par la Préfecture de Police de Paris et non pas par les offices centraux. Ce sont des règles d’attribution internes qui se valent plus ou moins. Il ne faut pas oublier que dans le cadre des affaires pénales, c’est le Parquet ou le Juge d’Instruction qui désignent le service enquêteur.

Ils peuvent soit saisir la Préfecture de Police, le service d’enquêtes, soit saisir les offices centraux, soit saisir la DGGN (Direction Générale de la Gendarmerie Nationale) qui a aussi des cellules nationales d’enquêtes, sur des infractions financières, escroqueries en bandes-organisées, atteinte à la probité, blanchiment aggravé, faux et usage de faux. Eux ont plutôt une compétence, en théorie, territoriale, sur la délinquance des campagnes, mais il peut y avoir certains sujets où c’est la Gendarmerie qui va chapeauter, mettre en place une cellule d’enquête spécifique pour une enquête en particulier.

Du côté de Bercy, on a donc la nouvelle police fiscale, et le SNDJ (le Service National des Douanes Judiciaires). Dans le code des douanes, à partir d’un certain niveau d’infraction, on sort du champ administratif pour entrer dans le champ pénal. Des douaniers ont été formés aux compétences judiciaires (comment faire une perquisition, un procès-verbal, donc, respecter le code des procédures pénales). Ils sont devenus policiers, mais qui sont au sein de Bercy. Ensuite, cela arrive au tribunal. Eux, sont 272 au niveau national.

Ils ne sont pas assez nombreux, mais sans doute mieux armés que leurs collègues au sein du Ministère de l’Intérieur, parce qu’il y a un circuit court entre le renseignement administratif, et ce qui est ensuite judiciarisé. On ne voit là que la partie des gens qui travaillent à judiciariser le dossier. Le reste des douanes fait remonter les informations qui font partie de la détection plus globale. Ça, c’est pour le haut du spectre.

Il faut ajouter le service de renseignement TRACFIN rattaché à Bercy et qui semble le service le plus armé dans cette lutte contre la délinquance financière. Elle est tout de même à relativiser quand on voit le nombre gigantesque de signalements automatisés ou non qu’ils ont à traiter. C’est le service qui a été le plus renforcé en effectifs sur les dernières années, notamment dans le cadre de la lutte contre les actes terroristes pour déceler les circuits de financement.

Du côté de la magistrature, il y a le Parquet National Financier. Il y a encore quelques parquets spécialisées au niveau de certains tribunaux en matière économique et financière (Nanterre et Bastia). Ce sont les deux seuls tribunaux à avoir une spécialité économique et financière ce qui était avant le cas de 100 % des tribunaux. Dans chaque département, il y avait des magistrats spécialisés économiques et financiers. Depuis un certain nombre de réformes, où les spécialisations ont été retirées, pour la mutualisation par la polyvalence y compris chez les magistrats, les JIRS (Juridictions Inter Régionales Spécialisées) ont été créées.

Il y en a 8 en France. Celle du Nord s’étend de la Normandie jusqu’à Troyes, une étendue géographique conséquente. Personne ne s’ennuie dans ces services ! Une enquête peut prendre jusqu’à 15 ans. Un magistrat lillois nous expliquait qu’il avait un dossier que tous ses prédécesseurs n’avaient pas voulu traiter. Cela faisait 25 ans qu’il était dans un tiroir.

Ensuite, on a des autorités bâtardes :  des autorités indépendantes de supervision et prudentielles. Il y a l’ACPR (Agence de Contrôle Prudentielle et de Régulation), qui contrôle l’activité des banques et des assurances, dans leur activité traditionnelle bancaire.

C’est finalement un assez petit service, comparé à la masse de capitaux des banques. Ils ont été dans l’actualité récente avec l’affaire Dansk Bank (une banque estonienne rachetée par le Danemark, la banque des escrocs, qui servait au blanchiment). En théorie, les directives anti-blanchiment successives obligent les banques à agglomérer les capitaux et quand ils ont des filiales, ou quand les autres banques rachètent des filiales, à faire apparaître dans leurs bilans ce qu’ils ont mis en œuvre pour lutter contre la corruption, pour contrôler qui est la clientèle, etc…

Un dispositif anti-blanchiment et anti-corruption. Et ils ne l’ont pas fait ! Il y a eu une enquête de toutes les autorités de contrôle des banques et un rapport a démontré que la banque danoise avait contrevenu à toutes ses obligations en matière de lutte contre la corruption et le blanchiment. Le rapport a été mis sous le tapis, et ça continue. Ils ont fait jurer sur l’honneur la banque en question qu’ils allaient tout remettre en ordre.

“Le capitalisme est un vaste délit d’initié”

L’AMF (Autorité des Marchés Financiers), est quant à elle dédiée à l’activité boursière. Elle a pu mettre des amendes conséquentes (pour un total de 43 millions d’euros en 2017). Les sommes sont payées de suite parce que ça veut dire que pour 43 millions d’euros, le bénéfice ou la fraude est de plusieurs dizaines de millions.

Il s’agit d’un tout petit service de 470 personnes à mettre en face des milliers de personnes travaillant sur les marchés financiers. Un de ses membres expliquait faire des contrôles par échantillons : il y a trop de transactions effectuées pour pouvoir toutes les vérifier. De plus, le trading à haute fréquence est un outil de délinquance légalisé, le délit d’initié permanent. Le capitalisme est un vaste délit d’initié, mais si on veut lutter contre cette délinquance et cette fraude-là, il faut interdire le trading à haute fréquence.

On a, dans la galaxie du haut du spectre, des créations comme l’Agence Française Anti-Corruption, dans la foulée de la création du PNF, depuis l’affaire Cahuzac. En théorie, c’est l’Agence Française Anti-Corruption qui a pour mission de contrôler 100% des associations reconnues d’utilité publique, des EPCI, des administrations d’Etat, et des collectivités. C’est-à-dire qu’ils testent des dispositifs de fraude ou de corruption, ils font les contrôles sur place, comme dans une enquête, une inspection ou un contrôle du fisc. En théorie, l’AFA fait aussi de la prévention pour toute personne physique ou morale.

Ils font alors des préconisations pour améliorer la robustesse du système dans le cadre de la lutte contre la corruption, et éviter que des délits puissent être commis en interne dans l’entreprise. Ils ont ensuite une mission d’exécution d’une partie des peines, parce que quand il y a un jugement sur de la corruption, du blanchiment, au sein d’une administration ou d’une entreprise, le jugement peut comprendre une obligation de se mettre en conformité avec les directives anti-blanchiment évoquées précédemment, c’est à dire avoir un véritable département « conformité ».

Ugo Bernalicis ©Léo Balg

C’est l’Agence Française Anti-Corruption qui est chargée de vérifier la mise en œuvre de ces dispositifs prudentiels en interne de l’entreprise ou de l’administration qui aura été condamnée.

Concernant le haut du spectre, l’essentiel des moyens de détection des infractions et de lutte contre la délinquance financière est à l’intérieur des entreprises. Cela pose un problème majeur aux autorités d’analyse : on se repose sur les entreprises elles-mêmes, notamment sur les banques et les assurances elles-mêmes, pour faire du contrôle et nous faire remonter, à nous l’Etat, les problèmes ou les infractions… Dans le cas de BNP Paribas, c’est 660 millions d’euros qui sont utilisés par le département « conformité ».

Bien sûr, il n’y a pas que la détection de la fraude, la corruption ou la non-conformité, il y a aussi un processus certifié en interne, pour labelliser leurs bureaux. Ils ont 15 ou 20 fois plus de moyens de contrôle que l’organisme qui est chargé de les contrôler. Ils ont des obligations d’avoir des contrôles mais en interne. Ne pas mettre ces moyens en interne, c’est une infraction en soi. Et c’est ça, notamment, que va contrôler l’ACPR, et ils ont pu mettre des amendes à des banques, par exemple, parce qu’ils n’avaient pas mis suffisamment de moyens en interne.

Mais on pourrait se dire aussi que ces 660 millions d’euros soient taxés par l’Etat ou donnés à l’ACPR qui fasse exactement le même contrôle mais sous l’autorité de l’Etat. Quand on dit ça, on passe pour des bolcheviks !

On oblige quand même à séparer les départements « conformité » de la partie opérationnelle de la banque. Cela paraît tellement évident, même si on ne le fait même pas pour l’Etat en interne… A la fin, il n’y a qu’un seul P.D.-G., donc c’est l’information, la capacité de trancher appartient à une seule autorité hiérarchique. Là est la limite du système.

Et pour ce qui est du bas de spectre de la délinquance, vous avez les Directions Régionales de la Police Judiciaire, et le petit judiciaire qui est fait dans les Directions Départementales de Sécurité Publique ou à la Gendarmerie. Il y a très peu d’enquêteurs spécialisés sur la matière économique et financière. Localement, à Lille, il y a la DDSP du Nord (la plus grosse DDSP de France après celles de la région parisienne).

Si demain, vous vous faites voler 150 euros sur internet, vous déposez plainte à l’hôtel de police à Lille. Ils ont 16 enquêteurs plus spécialisés sur l’économique et financier (pour 9 000 plaintes par an !). Dans les tableaux de statistiques du Ministère de l’Intérieur, le taux d’élucidations est extrêmement faible, le taux de classement sans suite extrêmement élevé pour les escroqueries du bas du spectre.

Pour les cartes bleues, aujourd’hui il y a une plate-forme en ligne pour signaler une fraude à la carte bleue. C’est un dépôt de plainte uniquement en ligne qui concentre les données de manière croisée avec les banques. Et ça permet, même si c’est plein de petites infractions, de les recouper et d’aller démanteler un réseau. De fait, plein de petites infractions feront une grosse affaire, qui ensuite sera poursuivie. Et pour l’escroquerie du quotidien, même en ligne, on n’a pas cet équivalent, et c’est une des préconisations de notre rapport. Cela devait être mis en place, ce n’est toujours pas fait.

 LVSL – Comment travailler sur l’évaluation de la délinquance financière avec un élu issu de La République En Marche, quand on est un député Insoumis ? Le groupe de la France Insoumise a en effet publié une contribution au rapport d’information. Quels sont donc les éléments que vous avez dû laisser de côté ?

Ugo Bernalicis – C’est une forme d’aléa… Le rapport a été demandé par la France Insoumise. Je savais que j’allais être co-rapporteur pour le groupe, mais je ne savais pas avec qui j’allais devoir travailler. LREM a désigné Jacques Maire. Je ne suis pas mécontent d’avoir fait ce rapport avec Jacques Maire, non pas parce que c’est le fils d’Edmond Maire, ce qui fait du coup qu’il a une petite fibre syndicale. Il est énarque et a entre autres travaillé dans le privé chez AXA là où se passe une partie de la délinquance financière (AXA est un des opérateurs qui a été dans les paradis fiscaux). Nous étions tous deux intéressés par la dimension internationale du sujet.

Il a joué le jeu de tout ce pour quoi il était d’accord, et étrangement, il l’a fait avec une certaine forme de liberté (c’est-à-dire que je n’ai pas eu la voix du groupe LREM à mes côtés). Évidemment, cela a ses limites, puisqu’il demeure un élu LREM, avec ses convictions. Notamment, le fait de dire sans prendre de pincettes qu’on est en-dessous de tout au niveau des moyens, et qu’il faut augmenter drastiquement les moyens, c’est à dire embaucher des fonctionnaires. Ce n’est pas évident à faire dire cela à quelqu’un de LREM ! Et pourtant il l’a fait et continue de le faire.

Un deuxième point à traiter était celui des lanceurs d’alertes. Il ne faut pas oublier que les dispositions mises en place pour les lanceurs d’alertes suite à l’affaire Cahuzac, prévoyaient, par exemple, qu’il puisse y avoir un secours financier. Cette disposition a été censurée par le Conseil Constitutionnel qui validait certes le secours financier, mais sans accepter que ce rôle de la gestion de ce secours ne revienne au Défenseur des droits. Dont acte, la disposition a été censurée, mais personne n’a comblé le vide juridique pour permettre le versement de cette aide.

On souhaitait qu’il puisse y avoir une garantie pour le lanceur d’alerte d’avoir accès à un emploi public favorisé. Dans la plupart des cas, les lanceurs d’alerte ne retrouvent pas de travail dans leur secteur d’activité, voire dans les secteurs d’activité annexes. Il faut faire en sorte que ces gens, qui ont rendu service à l’intérêt général, puissent travailler. Il pourrait de plus être utile à l’intérieur de l’appareil d’Etat pour, justement, aider d’autres alertes à être lancées, ou avancer sur des secteurs sur lesquels ont n’est pas bon en termes de contrôle au sein de l’appareil d’Etat.

On a également parlé de la discussion qu’il y a eu au niveau européen sur le thème « faut-il parler ou pas à sa hiérarchie ? ». En effet, aujourd’hui, pour avoir le statut de lanceur d’alerte par le droit français, il faut d’abord avoir averti sa hiérarchie, et que la hiérarchie n’ait rien fait, pour ensuite lancer l’alerte à l’extérieur. C’est rarement ce qui se passe. Souvent, quand on lance l’alerte, on le fait sans prévenir la hiérarchie, parce que la hiérarchie participe souvent de l’infraction. Donc, les gens ne réclament pas le statut de lanceur d’alerte avant de lancer leur alerte.

“Quand vous mettez un salaire de 1 à 20 dans les entreprises, quand vous mettez le taux d’imposition à 90% au maximum, quand vous mettez l’impôt universel, la capacité à se dire « Je vais frauder », ou « Il y a un intérêt à frauder » diminue”

Quand vous mettez un salaire de 1 à 20 dans les entreprises, quand vous mettez le taux d’imposition à 90% au maximum, quand vous mettez l’impôt universel, la capacité à se dire « Je vais frauder », ou « Il y a un intérêt à frauder » diminue…

L’interdiction du trading à haute fréquence, on ne l’a pas développée, mais ça fait partie des mesures qui sont dans L’Avenir en commun de manière classique et basique. On avait listé les points du programme, parce que c’est ça, l’objectif. Ce rapport était un parti pris, vraiment. Je me suis dit, dans le cadre des lois actuels, celles des libéraux, quels moyens concrets met-on en oeuvre pour attraper les délinquants économiques et financiers ? Sans même parler de considérer comme délinquant des gens qui aujourd’hui ne le sont pas. D’où le fait que le débat entre optimisation/évasion/fraude fiscale est été évacué.

Conséquence : il n’y a pas de proposition politique qui peut paraître farfelue, pour un libéral, dans le rapport. C’est donc un outil politique concret irréfutable pour pointer du doigt les responsabilités politiques des gouvernants qui n’agissent pas ou peu.

LVSL : Quelles sont, selon vous, les propositions les plus importantes du rapport ?

Ugo Bernalicis : La proposition n°3 peut paraître un peu technocratique, hors-sol et pas directement opératoire, mais elle est selon moi indispensable. Il s’agit de mettre en œuvre une politique interministérielle de lutte contre la délinquance économique et financière. Quand je réponds à cette question c’est toujours l’horizon de la prise et de l’exercice du pouvoir qui m’importe.

Pour l’instant, le Ministre de l’Economie et des Finances, Monsieur Darmanin, ainsi que la ministre de la Justice, Nicole Belloubet, ont donné suite à ce rapport en nous recevant, avec Jacques Maire, pour voir comment on pouvait mettre en œuvre les propositions. A ce jour aucune nouvelles de Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur… No comment.

“Il n’y a pas de proposition politique qui peut paraître farfelue, pour un libéral, dans le corps du rapport”

Je vous explique un peu le sous-jacent, pour bien comprendre cette proposition de l’inter-ministérialité. Le dispositif de mesures partagées, vous l’avez compris parce que sinon on est dans le brouillard ; les documents de politique transversale, pour dire que quand on est sur la loi de finances, on discute par missions, puis par programmes. Et comme c’est inter-ministériel par nature, si on ne met pas un document de politique transversale, nous, législateurs à l’Assemblée, quand on vote les crédits et les moyens, on n’a pas d’outils pour suivre les moyens. Troisièmement, on crée une délégation inter-ministérielle.

Ugo Bernalicis ©Léo Balg

Sur la police fiscale – j’y reviens, parce que ça va vous faire une démonstration de pourquoi cette question d’inter-ministériel est aussi importante que ça – aujourd’hui, à l’OCLCIFF, il y a la BNRDF (Brigade Nationale de Répression de la Délinquance Financière). C’est eux qui reçoivent les dossiers envoyés par la Direction Générale des Finances Publiques, ils ont des éléments et ils font leur enquête.

Au sein de la BNRDF, il y a depuis bientôt une dizaine d’années, une création qui sont les Officiers Fiscaux Judiciaires  . C’est comme les douanes judiciaires : ce sont des inspecteurs des finances qui font du contrôle fiscal, donc ceux qui détectent les infractions du côté de Bercy, à qui on a appris à devenir policiers, à faire des procès-verbaux, des perquisitions, à utiliser des techniques d’enquête, bref, à respecter le code de procédure pénale. Ils sont donc détachés au sein de l’OCLCIFF.

Vous avez des inspecteurs des finances qui ont appris à être policiers et travaillent avec des policiers classiques qui, eux, ont appris le domaine financier, pour lutter contre cette délinquance-là. Ils sont 21 inspecteurs des finances, à l’heure actuelle, au sein de la BNRDF, à avoir cette qualification-là.

Cela ne fonctionne pas trop mal, parce que le contrôle fiscal, c’est d’abord leur cœur de métier, ce sont avant tout des contrôleurs fiscaux. Ils sont donc beaucoup plus pointus, plus précis quand ils font une perquisition, pour ne pas prendre tous les documents qui passent par là mais bien ceux dont on a besoin, pour ne pas éplucher tous les comptes mais éplucher au bon endroit, pour gagner du temps, être plus efficaces, et savoir où chercher l’information.

Pendant le débat sur la loi sur la fraude fiscale, deux options s’offraient pour augmenter les moyens. Former davantage d’inspecteurs des finances au métier de policier, et les transfèrer dans l’OCLCIFF ou faire ce qui a été choisi par la majorité, créer une police fiscale. C’est à dire qu’on prend des inspecteurs des finances, on leur donne la capacité de devenir policiers, c’est à dire qu’on leur apprend à respecter le code des procédures pénales, mais on les laisse à Bercy.

J’ai beaucoup critiqué cette disposition, expliquant qu’on était en train de créer un service concurrent. Je comprends que Monsieur Darmanin soit volontaire sur le sujet. Mais on peut quand même se poser des questions sur le fait que, quand en interne, le contrôle fiscal transmettra l’information à leurs collègues, qui seront Officiers Fiscaux Judiciaires de la future police fiscale (puisqu’ils sont encore en formation, ils pourront faire leurs premières enquêtes d’ici quelques mois), ils sont dans le giron de Bercy, donc du Ministre.

Au moins, quand ça passait à l’Intérieur, ça donnait une petite garantie, et puis surtout, les policiers du côté de Bercy n’auront pas à leur disposition ce qu’il y a dans la maison Police au sens plus global.

Dans la maison Police, quand vous êtes dans la Direction Centrale de la Police Judiciaire, vous avez sous le coude les services-support, le SIAT, qui pose les balises pour vous, qui pose les micros, tout ce qui est autour et vous permet d’être efficace dans votre enquête et d’utiliser tous les moyens d’enquête possibles et imaginables qu’on utilise d’habitude pour celui qu’on croit être un terroriste, sans aucun scrupule, sans aucun état d’âme, et qu’on fait avec plus d’états d’âme et de scrupules quand il s’agit du domaine économique et financier…

En plus, ils n’auront pas tous les outils à leur disposition pour le faire, et finalement, quand ils trouveront des infractions connexes, ces Officiers Fiscaux Judiciaires s’arrêteront là et n’iront pas creuser plus loin.

Le PNF, pour la fraude fiscale aggravée a la compétence exclusive, donc c’est forcément au PNF. Le PNF aujourd’hui, travaille exclusivement sur ces dossiers-là avec l’OCLCIFF et la BNRDF. Demain, il pourra faire appel soit à la police fiscale de Bercy, soit continuer de faire appel à l’OCLCIFF.

Donc, ce sera au Parquet de voir, s’il y a une infraction connexe à un moment donné, de co-saisir l’OCLCIFF. La charge de travail poussant les uns et des autres à boucler rapidement des enquêtes, fera que, s’il y a des infractions connexes, on n’ira pas chercher. On fera au plus efficace, et on tapera au portefeuille, on fera une CJIP, etc.

Les syndicats avec lesquels on a bien travaillé sur les domaines fiscaux, comme Solidaires Finances Publiques sont favorables à la création de la police fiscale au sein de Bercy, et n’est pas d’accord avec moi sur ce point-là, alors même qu’on a une vue assez similaire sur le sujet, au global.

A Bercy on estime par ailleurs qu’il y avait très peu de fuites dans la presse dans les enquêtes fiscales, alors qu’il y a souvent côté Intérieur. On a préféré avoir une police fiscale, où au moins on sait que ce sera fait, c’est leur cœur de métier, ils ont le contrôle fiscal, il y a une synergie chez les agents, une émulation, donc on sait qu’ils iront chercher le pognon. Et que ce sera fait efficacement.

Mais je me dis que, pour moi qui ne suis ni Ministre de l’Intérieur, ni Ministre de l’Economie et des Finances, c’est quand même dommage d’avoir deux services pour faire la même chose. Donc, l’idée d’avoir une délégation inter-ministérielle qui mette tout le monde d’accord me paraît essentiel ! Sinon, on sera toujours dans ce rapport de forces entre ministères, qui va nuire à l’efficacité du dispositif au global. Ce n’est pas vrai qu’à Bercy, ils auront tous les éléments pour mener les enquêtes jusqu’au bout, parce qu’il y a des trucs qu’ils ont dans la police qu’ils ne vont pas mettre sur pied à Bercy.

Donc la question inter-ministérielle, que ce soit pour le suivi statistique, que ce soit pour les parlementaires et donc pour les citoyens par extension, puisque ces documents-là sont publics, suivre les moyens qu’on y met en œuvre, et, d’un point de vue opérationnel, c’est un truc qui est extrêmement important.

La proposition n°16 traite de l’augmentation des effectifs de police spécialisés. Il s’agit de services au sens large, pas uniquement de la police nationale. Cela comprend par exemple également la police administrative, la police au sens générique du terme. En troisième position, j’aimerais mettre la TVA.

La question du paiement scindé pour éviter les fraudes à la TVA et pas uniquement la fraude carrousel. L’estimation de la fraude à la TVA s’élève à 20 milliards d’euros. Cette somme est élevée et ce n’est pas une estimation contestée puisqu’elle émane de l’OCDE. En interne, la DGFIP chiffre la fraude à 7,5 milliards d’euros (estimation basse). On est donc entre 8 et 20 milliards, mais si ne récupérait que 2 milliards, cela serait déjà bien.

Qu’est-ce que le paiement scindé ? Il est déjà en vigueur en Bulgarie, en Roumanie et en Pologne (depuis 2018 pour les deux derniers). Pour la Bulgarie, cela servait de garanti concernant leur système fiscal lors de leur entrée dans l’Union Européenne en 2007. Concrètement, le paiement scindé correspond au moment où on paye avec la carte bleue. Deux circuits coexistent : le hors-taxe est versé sur le compte de l’entreprise et la partie TVA est versée directement à l’administration fiscale par le biais du circuit bancaire. Il n’y a plus de paiement TTC à l’entreprise qui doit ensuite restituer la TVA au fisc.

Avec le paiement scindé, il n’y a plus possibilité de frauder. Elle pourrait uniquement avoir lieu avec le paiement en liquide mais pour contrôler ça, il faut mettre en place des contrôles sur place et relever la comptabilité de caisse. Aujourd’hui, une entreprise doit avoir un logiciel qui applique des normes reconnues par l’Etat pour la comptabilité.

De même, la caisse enregistreuse doit respecter des normes en vigueur. Si on n’a pas la bonne caisse enregistreuse, c’est une infraction. Pour le vérifier, il faut aller sur place. M. Darmanin a été sensible à mon argument proposant (je ne dis pas que ça va être le cas) le fait que les gens qui effectuent le contrôle de la TVA puissent se concentrer exclusivement au contrôle sur place sur ce qui restera de la délinquance.

Ugo Bernalicis ©Léo Balg

C’est une proposition très intéressante. C’est au niveau du terminal bancaire et du circuit informatique qu’il faut avancer. Cela correspond également à une simplification des démarches des entreprises. J’ai bon espoir que cela avance sur ce sujet. Dans certains pays comme par exemple l’Italie, le paiement scindé a été mis en place uniquement dans le cadre des marchés publics. Lorsqu’une entreprise répond à un appel d’offre d’un marché public, elle doit verser la TVA directement à l’administration fiscale. Ce sujet de TVA est bien. Il est technique, sans enjeu de brouille politique majeur et il permet de récupérer quelques milliards d’euros facilement.

Autre proposition importante. Je pensais également à l’assujettissement des plateformes de crypto-monnaie aux dispositifs de lutte contre le blanchiment conformément aux préconisations du GAFI. On assiste à une montée en puissance des crypto-monnaies. Nous avons voté contre la loi PACTE. Dedans, il a été autorisé le fait qu’on puisse créer des actifs dématérialisés, des levées de fonds pour créer une crypto-monnaie – sous le sigle ICO.

L’idée est la suivante : la crypto-monnaie est une monnaie parfaite dans la définition de la monnaie. La blockchain permet en effet de respecter la théorie de la monnaie sans en supporter les coûts, notamment d’émission. Demain -et c’est ce qui se développe- des supermarchés accepteront qu’on paye en bitcoin. C’est donc une monnaie parallèle qui apparaît.

C’est intéressant pour les délinquants : on peut acheter des crypto-actifs avec l’argent dans un paradis fiscal et les ressortir en euros voire acheter directement avec dans des entreprises qui acceptent ce mode de paiement. Les banques de crypto-monnaies ne sont pas assujettis aux mêmes règles qu’une banque normale. Une banque normale doit connaître son client, transmettre des informations à TRACFIN. Avec internet, comme on perd à un moment la traçabilité, c’est l’autoroute du blanchiment !

“Des moyens sont mis pour lutter contre la criminalité organisée, mais quand il s’agit du haut du panier, c’est considéré comme trop compliqué”

J’aimerais revenir sur la question de la détection. On utilise peu, voire pas les techniques d’infiltration. Dans les enquêtes de stup, on a des agents infiltrés qui se font passer pour des vendeurs et qui vont démanteler des réseaux, du moins mieux connaître la délinquance en question. On ne retrouve pas du tout ça dans le domaine économique et financier. Nous avons fait une proposition qui vise à élargir les enquêtes sous pseudonymes (quand des policiers se font passer pour quelqu’un d’autre sur les réseaux sociaux).

Concernant les infiltrations, Maxime Renahy a sorti un ouvrage : il était informateur de la DGSE pour Jersey, dans un cabinet qui crée des sociétés écrans pour les multinationales. On ne peut pas rêver mieux pour avoir les informations. Seulement son interlocuteur était la DGSE donc le Ministère de la Défense et pas Bercy. Il n’y a pas la culture de l’infiltrations, des indics. La loi sur la fraude fiscale a prévu des « aviseurs fiscaux » en matière de fiscalité. Il y en a moins de 10. Des moyens sont mis pour lutter contre la criminalité organisée, mais quand il s’agit du haut du panier, c’est considéré comme trop compliqué.

LVSL : Le rapport d’information explique que la prévention contre la fraude est notamment déléguée à des acteurs privés du fait de « considérations budgétaires » (à l’échelle du G7 ou de l’Union Européenne). Éminemment internationale, la question de la délinquance financière est en proie à des contraintes définies par des acteurs supranationaux. Comment articuler les deux échelles et coordonner des acteurs qui peuvent attribuer au problème de la délinquance financière des définitions variables ?

Ugo Bernalicis : Le fait que cela repose sur de l’auto-détection et des acteurs privés est une difficulté majeure. On ne dit pas qu’il ne faut pas de département conformité dans les entreprises mais ce n’est pas un sujet budgétaire. C’est ainsi que l’affichent les libéraux. Ils expliquent que cela coûte de l’argent mais c’est hypocrite !

Quand cela repose sur des entreprises qui vendent des services dont on ne peut pas se passer, on paye quand même en dernier recours. Tout le monde paye des frais bancaires. Quitte à les payer, il faudrait que cela passe par l’impôt et que le système de contrôle soit déconnecté du privé. Nous en avons parlé avec Jacques Maire et nous sommes en désaccord : la divergence est éminemment idéologique. Il pense que le secteur privé doit être libéré des contraintes, ce n’est ni plus ni moins que le libéralisme classique du bon vieux Smith.

“Si on ne remet pas en cause le paradigme capitaliste dans lequel on se trouve on sera toujours coincé dans les mêmes difficultés”

L’exemple des banques en ligne est à cet égard intéressant : nous proposons tous les deux une identité numérique sécurisée par l’Etat. Il est très facile d’usurper l’identité de quelqu’un. Comment ? On met une annonce sur Le Bon Coin disant qu’un logement est à louer. Des particuliers répondent à l’annonce. La personne vous demande de constituer un dossier avec la pièce d’identité, la fiche de paye et l’avis d’imposition.

Ce sont les documents dont on a besoin pour ouvrir un compte en ligne. Ce sont également les documents dont on a besoin pour faire un prêt en ligne. L’argent sera versé ensuite sur un autre compte avec une carte bleue prépayée comme le service N26. Cela paraît facile et c’est facile. Il n’y a plus de contrôle physique avec internet. Les banques en ligne ne cherchent pas à sécuriser davantage les systèmes car même si certains fraudent, cela ramène énormément d’argent par rapport aux pertes de la faiblesse des contrôles.

On aperçoit bien la tension entre le fait de laisser les acteurs privés se réguler eux-mêmes et le fait de mettre en place des dispositifs étatiques qui viennent certifier, contrôler ou encadrer. Cette identité numérique demanderait aux banques en ligne à s’accorder un surcoût par rapport à ce qu’elles génèrent. C’est là où l’idéologie des libéraux l’emporte sur le pragmatisme de la lutte contre la délinquance financière. C’est ainsi que le système tient. Si on ne remet pas en cause le paradigme capitaliste dans lequel on se trouve on sera toujours coincé dans les mêmes difficultés.

LVSL : Les fraudes fiscales et sociales sont définies comme les principales atteintes aux finances publiques. La construction européenne a entraîné un appel d’air en 1993 qui fait que certains types de fraude comme le carrousel ont été rendus plus faciles pour les entreprises. Existe-t-il des dispositifs à l’échelle européenne pour lutter contre ces stratégies de contournement ?

Ugo Bernalicis : Il s’agit du GAFI mais c’est à l’échelle mondiale. Les Etats européens en sont moteurs et c’est d’ailleurs la France qui en était à l’origine. Seulement, cela demeure crépusculaire. Chaque pays contrôle son plan d’action à tour de rôle : cette année c’est la France qui est évaluée par ses pairs. Ils vérifient que les recommandations précédentes ont été suivies de faits.

Il n’y a pas de mécanisme coercitif, seulement un mauvais classement. Les outils de coopération sont assez faibles. Les conventions fiscales bilatérales prévoient les contournements. Si on estime que l’harmonisation fiscale contrevient à la logique de la concurrence, cela pose problème : si on ne met pas au pas le Luxembourg et les Pays-Bas par exemple, cela ne fonctionne pas. Il y a également un problème de légitimité de l’existence du GAFI. De manière opérationnelle, la coopération judiciaire et policière est faible et limitée. Si vous ouvrez un compte en ligne en Allemagne, la France va faire une réquisition aux autorités allemandes.

Comme les Allemands n’ont pas de fichier centralisé comme le FICOBA en France, le temps que les autorités regardent dans chacune des banques, plusieurs mois se sont écoulés. Dans les conventions passées, les pays ne sont pas obligés de donner les informations. Israël ne donne les informations qu’une fois sur deux, or ils ont une filière de délinquance financière très active comme la fraude au président ou les faux virements : quelqu’un se fait passer pour quelqu’un connu par le président d’un grand groupe et demande de faire des virements. Un homme s’était fait passer pour Jean-Yves le Drian et avait demandé un virement de trois millions afin de libérer des otages. Nombre de patrons du CAC40 se sont fait avoir. Le contournement est permis par l’absence de sévérité des outils de détection.

Le fichier des coordonnées bancaires est un fichier constitué à partir des données des banques avec les noms et numéros de compte. Cela permet à la France d’avancer plus vite. Il n’y a pas cela en Allemagne. Quand on cherche un compte, il faut interroger toutes les banques, unes à unes. Il faudrait que les autres pays d’Europe se dotent des mêmes dispositifs et qu’on suspende les transactions financières tant que ce n’est pas le cas. Personne ne fera ça évidemment, mais le plus vite serait le mieux.

 LVSL : Quand le Peuple est devenu souverain, le collecteur de l’impôt est devenu agent public. Trois axes peuvent être distingués : l’importance du privé dans le processus de collecte ou de surveillance de l’impôt, le fait que des entités supranationales puissent imposer des normes sur l’imposition (réduction donc de notre souveraineté nationale), enfin que la fraude à l’impôt doit revêtir un caractère d’atteinte à la souveraineté nationale (par exemple Simon Bolivar qui considérait les fraudeurs comme des traitres à la patrie). Comment tenir cette notion de souveraineté avec des contraintes inhérentes au système libéral ?

Ugo Bernalicis : Il s’agit là d’une contradiction majeure du système. La TVA par exemple c’est une collecte par le privé avec 20 milliards de fraude. Il y a cependant quelques parades comme le paiement scindé. Le meilleur moyen serait de transférer une partie des taxes sur l’impôt sur le revenu. En France et en Europe, il y a un mouvement général de diminution de l’impôt sur le revenu et d’une augmentation des taxes. Il faut donner davantage de visibilité en diminuant les taxes et en augmentant les impôts. C’est possible dans le cadre du système actuel. Les acteurs supranationaux n’imposent pas de règles.

“On peut rééquilibrer la compétitivité en faisant le choix de politiques protectionnistes : il ne s’agit pas purement de questions de fiscalité, également de questions écologiques et sociales”

Ugo Bernalicis ©Léo Balg

Ce sont des incitations fortes qui se font par le dumping fiscal. Dans l’Avenir En Commun, on proposait de baisser l’impôt sur les sociétés de 33 à 25. Il ne s’agissait pas tant de s’aligner sur les autres. La norme de la petite entreprise est de 33%. Comme on prévoit d’augmenter le SMIC, pour les petites boites il faut un mécanisme de compensation a minima, par contre ceux qui sont à 8 (les grandes entreprises) et 16% (les entreprises de taille intermédiaire), ils augmentent et on met fin aux niches.

La République En Marche a également prévu de passer l’impôt sur les sociétés à 25% d’ici 2022. Sauf qu’ils ne touchent pas aux tranches basses. Ils le font en comparant avec les Etats voisins : « si on ne veut pas que nos entreprises partent ailleurs en Europe, il faut qu’on s’aligne sur la fiscalité des autres ». Voilà comment on nivelle tout par le bas. Cela se raccroche aux débats concernant l’harmonisation sociale et l’harmonisation fiscale. C’est donc la taxe qui est privilégiée mais qui est payée par les gens, d’où l’effet de vase communiquant : aujourd’hui la première recette de l’Etat c’est la TVA. C’est un problème car il s’agit de l’impôt le plus injuste.

On peut rééquilibrer la compétitivité en faisant le choix de politiques protectionnistes : il ne s’agit pas purement de questions de fiscalité, mais également de questions écologiques et sociales.

LVSL : Dans un autre volet du rapport d’information est évoquée la question de la formation et des vocations des officiers, gradés et gardiens. Le new public management a fait que le managérial a pris le pas sur le procédural, ce qui a une incidence très concrète sur la police financière. Au regard de l’injonction à avoir un turn over toujours plus important dans les services et une plus grande flexibilité au sein des carrières publiques, comment sortir de cette impasse qui touche aujourd’hui la fonction publique ?

Ugo Bernalicis : Il faut faire tout le contraire et redonner de la stabilité aux fonctionnaires. Dans un premier temps, en étant cynique, la réforme de la fonction publique pourrait avoir un effet bénéfique en permettant le recrutement de contractuels hors des circuits RH actuels. En effet peu de gens sont intéressés par les domaines économiques et financiers au sein de la police. Il y a un problème de recrutement, au-delà même du turn over. Dans l’OCLCIFF, ils étaient 70 avant septembre 2018. Mi-octobre, son responsable nous annonçait qu’il avait 20 personnes de plus.

Ils ont contourné leurs propres règles en recrutant des policiers novices dans un service d’élite. Ils n’avaient même pas une personne pour chaque poste. De manière pragmatique, le recours aux contractuels pourra permettre d’embaucher des personnes intéressées. Dans les faits, il y a un souci : dans toutes les administrations, la norme cardinale d’une belle carrière est la mobilité. Si on veut avancer dans sa carrière, il faut bouger. Cependant, dans ce genre d’offices, il faut de la stabilité. Il faut avoir trois à quatre années d’ancienneté pour commencer à être efficace. C’est cependant le moment où on commence à partir. On est donc moins efficace et moins productif.

Il y a également le fait que cela n’intéresse pas car les enquêtes sont décourageantes. Elles sont trop longues. Les policiers ne rentrent pas dans la police pour aller chercher les délinquants en col blanc. La solution est celle du recrutement fléché. Il s’agirait de dire que les candidats savent qu’ils vont entrer dans un service spécialisé.

C’est selon moi la solution la plus intéressante tout en mettant en place une formation interne et continue. Il serait également possible de mettre des augmentations en place si la personne ne part pas de son poste pour valoriser la stabilité. Oui, il y a des administrations où il faut un turn over. Il est important que les comptables publics bougent car des phénomènes de corruption peuvent effectivement se mettre en place.

Mais la mobilité n’est pas nécessaire partout. Si on veut des gens qualifiés, on s’est dit que dans le cas de l’OCLCIFF, la manière de recruter n’était pas la bonne. Quand les postes ont été ouverts en septembre pour recruter des officiers fiscaux-judiciaires (donc de proposer à des inspecteurs des finances de devenir policiers), il y avait plus de candidats que de postes ouverts.

Cela s’explique par le fait que les postes étaient dans le prolongement de leur activité professionnelle : d’abord ils chassent les délinquants fiscaux avec leur compétence administrative, pour se dire ensuite qu’ils aimeraient mettre le délinquant en prison eux-même. C’est un modèle où on part des compétences déjà acquises pour aller vers la qualification judiciaire qui vient compléter cela. On pourrait imaginer choisir des personnes qui travaillent à l’URSAFF pour les former au Code de procédure pénale et quand il y aura une infraction, le parquet pourra les solliciter.

J’entends l’argument de Gérald Darmanin qui explique que le Ministère de l’Intérieur a d’autres priorités, donc que la lutte contre la délinquance financière demeurera le parent pauvre. Cela ne serait pas le cas si j’étais ministre de l’Intérieur par parenthèse. Dans l’Avenir En Commun, nous proposons que des personnes aux qualifications judiciaires, les OPJ, puissent être détachées auprès des magistrats. Qui conduit l’enquête ? C’est le magistrat, pas le policier qui est sous contrôle de l’instruction. Cela éviterait les remontées d’informations au sein de l’Intérieur plus vite qu’au sein de la Justice et donc leur politisation. On aurait des groupes d’enquête dont on verrait les avancées. Encore une fois, plusieurs cases sont à cocher : la stabilité, le fait qu’on ait des services robustes et des sanctions au rendez-vous. C’est ce qui fait qu’on a un engouement pour le métier.

Une des autres possibilités serait de passer la formation du policier de un à deux ans. Cela permettrait une pré-affectation après la première année, le choix d’un service et une spécialisation avec des stages. Cela permet de créer des parcours. Je suis favorable à des académies de police avec des échelons à gravir. Sur une carrière militaire, on ne peut pas devenir directement général. Cela permet de connaître les techniques et également d’avoir du respect de ses subordonnés. Le new management public fait du mal à ces secteurs où on a besoin de spécialistes, il faut donc le proscrire en général et aussi en particulier.