L’Europe est en pleine bulle de confiance – Entretien avec Steve Ohana

Steve Ohana est économiste et professeur de finances à l’ESCP Europe. Il est l’auteur de Désobéir pour sauver l’Europe, un ouvrage très pédagogique sur l’Union européenne et sur la zone euro.

Theresa May semble en difficulté depuis son relatif échec aux dernières élections législatives. Est-ce qu’un hard brexit est toujours d’actualité ? L’élection d’Emmanuel Macron change-t-elle quelque chose quant à la façon dont les négociations vont se faire entre les membres de l’UE et le Royaume-Uni ?

Le résultat des élections anticipées de juin 2017 a fait apparaître un Royaume-Uni très divisé. Theresa May espérait trouver un mandat fort pour négocier la sortie du Royaume-Uni de l’Union Européenne. Au contraire, elle obtient un mandat plus faible, car elle perd sa majorité au Parlement et est obligée de trouver un accord avec le parti unioniste irlandais DUP.

Depuis l’élection, de nombreux Remainers se sont sentis revigorés et légitimes pour réclamer la tenue d’un nouveau référendum sur l’appartenance à l’UE ou même l’annulation pure et simple du Brexit. De nombreux supporters du Labor, galvanisés par le score supérieur aux attentes de leur leader Jeremy Corbyn, réclament d’autre part la démission de Theresa May et la tenue de nouvelles élections, qu’ils pensent gagner cette fois-ci. Du côté de l’UE, le président du Conseil Européen Donald Tusk continue d’espérer de façon officielle le maintien du Royaume-Uni dans l’UE. Lors de sa rencontre avec Theresa May, Emmanuel Macron a également tenu à « maintenir la porte ouverte » au Royaume-Uni dans le cas où il changerait d’avis.

Je pense qu’il n’est pas réaliste ni raisonnable de continuer à entretenir l’espoir d’un départ de Theresa May, de nouvelles élections ou d’un changement de pied du Royaume-Uni par rapport à son statut dans l’Union Européenne. D’abord parce que les sondages continuent d’indiquer que les Britanniques souhaitent bien majoritairement quitter l’UE, avec un écart de voix comparable à celui qui s’est exprimé lors du référendum d’il y a un an (52-48). Ensuite, parce que la plateforme du parti travailliste a tranché nettement en faveur non seulement du Brexit, mais même d’un Brexit plus hard que ce que l’on pouvait attendre, puisqu’elle prévoyait le contrôle des flux migratoires intra-européens, donc la sortie du Marché Unique. On se retrouve donc avec une assemblée beaucoup plus pro-Brexit que la précédente, surtout si l’on tient compte du recul de deux grands partis pro-Remain, le SNP (parti écossais) et les Libdems (parti centriste). Enfin, parce qu’il n’y a aujourd’hui aucun leader plus légitime que Theresa May, aux  Tories comme au Labor, pour gouverner le pays. Un sondage récente montre d’ailleurs que Theresa May a la confiance de 52% (et Jeremy Corbyn de 39% seulement) des Britanniques pour mener les négociations de sortie de l’UE. Les Tories, en particulier, n’ont aucun intérêt à pousser Theresa May vers la sortie et ainsi provoquer de nouvelles élections, vu qu’ils auraient un risque important de perdre compte tenu du fort succès dans l’opinion, et particulièrement chez les jeunes, du discours anti-austéritaire de Jeremy Corbyn et de l’absence de leader consensuel (hors Theresa May) dans leur camp.

Pour ces différentes raisons, je pense qu’un principe de réalité va prévaloir au Royaume-Uni comme parmi les leaders de l’UE sur le fait que le Brexit aura bel et bien lieu et que Theresa May sera celle qui le mènera à bien. Il est essentiel en particulier que les leaders européens fassent définitivement leur deuil à ce sujet. Le caractère déraisonnable de leurs exigences (notamment sur le montant des sommes à verser à l’UE) laisse penser qu’ils cherchent encore à convaincre Britanniques et Européens que le coût de sortie est tellement grand que sortir de l’UE n’en vaut pas la chandelle. La position de la négociation à « 27 contre un », avec un négociateur (Michel Barnier) doté d’un mandat précis et ne pouvant y déroger qu’avec l’accord des 27 parties, favorise une attitude inflexible. Nous avons d’ailleurs un précédent avec l’attitude de l’Eurogroupe vis-à-vis de la Grèce lors de l’été 2015, où cette fois il s’agissait de montrer au peuple grec ainsi qu’aux autres peuples de la zone euro le coût exorbitant d’un vote contre les traités.

L’élection d’Emmanuel Macron est également un facteur supplémentaire d’inflexibilité, ce dernier ayant montré sa volonté de profiter du Brexit pour attirer certaines activités financières de la City vers la place parisienne (ce qui ne serait possible que dans le cas d’une sortie du Royaume-Uni du Marché Unique) et ayant répété à plusieurs reprises son souci de renforcer et de « faire respecter » l’UE, à la fois en interne et en externe, dans le but de contenir l’opposition eurosceptique dans l’hexagone.

Une trop grande inflexibilité de l’UE qui amènerait à une sortie du Royaume-Uni de l’UE en mars 2019 sans accord préalable serait profondément destructrice pour l’intérêt des deux parties, et causerait des disruptions majeures sur les flux commerciaux entre Royaume-Uni et UE.

Comme dans le cas de la Grèce, il y a une asymétrie importante entre les deux parties : Les exportations du Royaume-Uni vers le reste de l’UE représentent 13% de son PIB tandis que celles de l’UE vers le Royaume-Uni représentent seulement 4% du PIB de l’UE (hors Royaume-Uni). A première vue, une sortie désordonnée du Royaume-Uni sans accord pénaliserait donc davantage le Royaume-Uni que l’UE.

Cependant, par rapport à la Grèce, le Royaume-Uni a quand même quelques cordes importantes à son arc. D’une part, la part de l’UE dans les exportations britanniques n’a cessé de baisser depuis la crise, du fait notamment de la crise européenne. Même avant le référendum, le Royaume-Uni se sentait donc déjà de plus en plus appelé à développer ses relations commerciales vers le grand large. D’autre part, l’UE n’est pas un bloc politique homogène, l’Allemagne y joue un rôle politique de premier plan. Or, c’est le pays de l’UE qui exporte le plus vers le Royaume-Uni (100 milliards de dollars par an) et qui a le plus fort excédent commercial à l’égard du Royaume-Uni. Enfin, le Royaume-Uni occupe une place stratégique dans le système de lutte anti-terroriste européen ainsi que dans les flux financiers mondiaux, sans compter son poids diplomatique très fort lié à sa puissante armée, son ancien Empire colonial, son siège au Conseil de Sécurité et sa possession de l’arme nucléaire. Les pertes pour l’UE d’une absence d’accord sont donc beaucoup plus importantes que dans le cas de la Grèce (une sortie de la Grèce de la zone euro et un défaut de la Grèce sur sa dette auraient brisé le tabou de l’irréversibilité de la zone euro et pu créer des tentations similaires dans les autres pays périphériques en cas de succès de cette expérience).

Theresa May doit faire deux choses pour améliorer son rapport de force dans les négociations ainsi que leurs chances de succès.

La première est de préparer un plan B en cas d’échec des négociations avant l’échéance de Mars 2019. Dans le cas grec, seul le ministre des finances grec Yannis Varoufakis avait songé à préparer après la victoire de Syriza en janvier 2015, mais sans le soutien d’Alexis Tsipras, ce qui a permis à l’Eurogroupe d’imposer toutes les conditions qu’il souhaitait avec la certitude qu’elles seraient acceptées par Alexis Tsipras. Comment le Royaume-Uni assurera-t-il la continuité des échanges commerciaux, règlera-t-il le statut des ressortissants de l’UE et de ses propres ressortissants résidents de l’UE, etc. ? C’est la crédibilité de ce plan B, outre les atouts naturels du Royaume-Uni dans la négociation, qui pourrait convaincre l’UE d’adopter une attitude conciliante et mutuellement bénéfique pour les deux parties.

La seconde est de communiquer de façon plus transparente sur une plateforme de sortie de l’UE qui recueille le soutien d’une large majorité de la population britannique, notamment chez ceux qui n’ont pas voté pour le Tory party, et en particulier les jeunes. Il faut également donner plus de visibilité aux industriels et au secteur financier britanniques, qui s’inquiètent à juste titre du délai très bref d’un an et demi (Mars 2019) imparti pour trouver un accord entre le Royaume-Uni et les 27 membres de l’UE et des risques qui pèsent sur la continuité des échanges avec l’UE. Je pense qu’il est crucial que le Royaume-Uni et l’UE s’entendent dès à présent sur le fait qu’il y aura une longue période de transition (cinq ans par exemple), éventuellement renouvelable, avant que le statut définitif du Royaume-Uni soit tranché. De façon probable, le statut définitif sera une sortie du Marché Unique et de l’Union Douanière Européenne avec un accord de libre-échange très large qui inclurait éventuellement les services (un enjeu important pour l’économie britannique qui repose à 80% sur les services, notamment financiers). En effet, le maintien à terme dans le Marché Unique enlèverait de très grandes parts de souveraineté au Royaume-Uni et remettrait en question l’intérêt même du Brexit. Néanmoins, ceci n’exclut pas la possibilité que le Royaume-Uni se maintienne encore cinq ans de plus dans le Marché Unique dans le cadre d’un accord de transition avec l’UE.

Angela Merkel a récemment évoqué favorablement l’hypothèse d’un ministère des finances européen – proposition portée par Emmanuel Macron. Ce projet est-il réaliste ? Se dirige-t-on vers une UE plus centrée sur la zone euro avec la sortie du Royaume-Uni ? Quelles conséquences économiques et politiques cela implique-t-il ? La zone euro peut-elle survivre à un nouveau choc de l’ampleur de celui de la crise de 2008 ?

La création d’un budget de la zone euro, une des propositions phares de Macron sur l’Europe, est une condition essentielle de la survie de la monnaie unique. Le départ du Royaume-Uni, qui avait toujours cherché à négocier des « opt-out » lors des initiatives qui visaient à renforcer l’intégration économique des pays de la zone euro, peut faciliter l’avènement de cette « Europe à plusieurs vitesses », que le président Macron appelle de ses vœux. D’après les estimations que j’avais faites dans mon livre, paru en octobre 2013, corroborées par celles du Trésor, il faudrait un budget de 2% du PIB de la zone euro, soit au minimum 200 milliards par an, pour assurer le bon fonctionnement de l’Union Monétaire.

La fonction principale de ce budget est la conduite d’une politique budgétaire contra-cyclique en cas de crise de demande. On a vu lors de la crise de 2010 que la politique budgétaire globale des membres de l’UME est spontanément devenue pro-cyclique [NDLR : qui accentue les effets du cycle économique, à la baisse ou à la hausse], du fait de l’absence de budget fédéral et de l’application décentralisée du pacte fiscal (TSCG) au sein de chacun des Etats. Les Etats qui avaient une marge de manœuvre budgétaire en vertu des traités n’ont aucune obligation de l’utiliser tandis que ceux qui dépassent les déficits publics autorisés sont priés de revenir dans le rang. Pire, lorsque la récession s’aggrave, les budgets se détériorent du fait des stabilisateurs automatiques et les efforts budgétaires doivent s’accentuer pour respecter les contraintes. Les contraintes qui portent sur le « déficit structurel », censées adresser ce problème, n’ont en réalité rien changé car la contrainte sur le déficit nominal reste présente et car la mesure du déficit structurel utilisée par la Commission Européenne est en réalité dépendante du cycle (elle se dégrade quand l’économie va mal).

Un budget de la zone euro serait également un instrument assurantiel de transfert entre pays dans le cas de « chocs asymétriques » : les régions qui bénéficient du choc (l’Allemagne dans le cas de la récente crise) deviennent contributrices nettes tandis que les régions les plus touchées deviennent bénéficiaires nettes. Ce mécanisme assurantiel est essentiel pour préserver la convergence des situations économiques au sein d’une Union Monétaire car les régions touchées par des chocs de compétitivité n’ont pas la possibilité de dévaluer leur monnaie. Sans mécanisme de transfert, le processus d’ajustement des écarts de compétitivité devient naturellement divergent, car fondé sur la « dévaluation interne » (compression des salaires).

De façon assez incohérente, Macron n’a pas intégré dans son programme de réforme de la zone euro la mise en place d’une Union Bancaire digne de ce nom, c’est-à-dire d’un mécanisme assurantiel fédéral consacré au problème des résolutions bancaires et de l’assurance des dépôts, un rôle joué par la FDIC aux Etats-Unis depuis la crise de 1929 (mais également dans les faits par le Trésor fédéral pour les établissements systémiques lors de la récente crise financière). Ce mécanisme est essentiel pour fournir à toutes les banques, entreprises et individus de l’Union Monétaire une péréquation dans leurs coûts de financement, ce qui est une condition de base de bon fonctionnement d’une union monétaire. On peut penser que l’Etat français, comme l’Etat allemand d’ailleurs, est en réalité opposé à un mécanisme crédible de résolution des banques systémiques au niveau européen. Mécanisme qui lui enlèverait toute marge discrétionnaire dans la gouvernance des six banques françaises « too big to fail » (BNP, Société Générale, Crédit Agricole, Banque Populaire, Crédit Mutuel, Dexia), dont les actifs cumulés dépassent 3 fois le PIB français.

L’Union Bancaire actuellement mise en place au sein de l’UE ne permet pas de rompre le lien entre le risque souverain [NDLR : le risque lié aux dettes publiques] et le risque bancaire : les fonds mobilisables au niveau fédéral sont trop peu importants pour sauver les banques systémiques et le risque subi par le créancier/déposant d’une banque continue à dépendre crucialement de la nationalité de celle-ci. Les investisseurs ont parfaitement compris que les Etats continueront à organiser la résolution de leurs banques en faillite de façon discrétionnaire, comme vient de l’illustrer la résolution des deux banques Popolare di Vicenza and Veneto Banca par le gouvernement italien, une opération qui l’engage jusqu’à une somme maximale de 17 milliards d’euros. Contrairement aux règles édictées par le mécanisme de résolution bancaire et au « bail-in » chypriote de 2013, les déposants et créanciers séniors (et même certains créanciers subordonnés) des deux banques italiennes en question vont être protégés. C’était une nécessité politique, la plupart de ces créanciers étant des particuliers. De plus, la façon dont Intesa Sanpaolo va hériter des bons actifs des deux banques italiennes mises en faillite, avec une garantie de l’Etat sur la qualité des actifs achetés et une aide financière pour dispenser Intesa de lever des fonds propres supplémentaires, ressemble quand même beaucoup à une « aide d’Etat » (il n’y a qu’à observer la réaction du cours de bourse d’Intesa à la nouvelle…).

Le feu vert donné par la Commission Européenne à cette opération porte un coup, potentiellement mortel, à la crédibilité du mécanisme de résolution bancaire européen. Ce n’est pas forcément une mauvaise chose car celui-ci était insuffisamment doté et peu crédible depuis le départ. Le problème est que le retour à la situation ex ante où les Etats assument explicitement les risques bancaires n’est pas davantage viable, car elle perpétue la fragmentation financière de la zone euro selon les frontières nationales…

Nous avons donc un système financier fragmenté, avec des coûts de financement des acteurs économiques élevés dans la périphérie (une zone endettée vis-à-vis de l’extérieur où croissance et l’inflation sont faibles) et faibles en Allemagne (un pays créancier vis-à-vis de l’extérieur où croissance et l’inflation sont plus élevées). C’est le contraire de ce qui se serait passé en l’absence de la monnaie unique : une dette élevée est généralement diluée par l’inflation à l’aide de taux d’intérêt réels les plus faibles possibles. Les nations périphériques sont ici prises au piège de la « déflation par la dette » : taux d’intérêt réels élevés [NDLR : les taux d’intérêt réels sont égaux aux taux nominaux ordinaires auxquels on retire le taux d’inflation], besoin de générer des excédents forts pour rembourser leur dette extérieure, inflation faible, croissance et solvabilité dégradées, risque politique, ce qui contribue au maintien des taux réels à un niveau élevé…

En l’absence de budget de la zone euro et de mécanisme crédible d’assurance des dépôts, on aura non seulement une poursuite de la divergence entre régions de la zone euro, mais également une zone euro exposée à d’autres crises futures, auxquelles il est cette fois peu probable qu’elle survive. Les actions menées par la BCE ont été nécessaires et utiles pour éviter l’implosion du système bancaire en 2010-2011-2012 puis l’entrée en déflation à partir de 2014 mais inaptes à rompre la fragmentation financière de la zone euro et à réaliser la convergence des économies.

Aujourd’hui, le principal frein à la mise en place d’un budget de la zone euro ou d’autres mécanismes de transfert est politique et vient de l’Allemagne, dont les épargnants en seraient les principaux perdants (en tout cas à court terme si l’on ignore le coût pour les épargnants allemands d’une future dislocation de la zone euro et de la redénomination des créances allemandes en monnaies domestiques périphériques). Emmanuel Macron plaide pour de tels mécanismes de transfert et propose un deal à l’Allemagne qui échangerait « responsabilité » contre « solidarité » : la France fait les réformes structurelles de son marché du travail et de son administration publique et « en échange », l’Allemagne donne son accord pour un budget commun de la zone euro, dans un accord « gagnant-gagnant ». Une relance de la demande en zone euro est absolument vitale pour le succès des réformes que souhaite mettre en place Macron. Stimulant notamment l’inflation et la hausse des salaires outre-Rhin, elle rendrait l’ajustement de compétitivité des voisins de l’Allemagne nettement moins douloureux.

Le problème est que Merkel doit sa popularité justement au fait qu’elle a jusqu’à présent su trouver un équilibre ténu entre une politique suffisamment conciliante pour maintenir l’intégrité de la zone euro (lest donné à la BCE sur l’OMT pour éviter une implosion du système bancaire européen puis sur le rachat de dettes publiques (QE) pour éviter l’entrée en déflation) et suffisamment ferme sur le problème des transferts (pas de mutualisation des dettes publiques et bancaires, pas de prise en charge budgétaire des problèmes d’un pays par ses voisins).

Une remise en cause de ce statu quo serait à haut risque mais pas non plus impossible dans le cadre d’un dernier mandat de Merkel, qui coïncide presque exactement avec celui d’Emmanuel Macron. L’Allemagne a en effet eu très peur d’une victoire d’un parti eurosceptique lors des élections présidentielles françaises, victoire qui aurait entraîné l’effondrement de l’ordre européen dont elle est l’inspiratrice et la principale bénéficiaire jusqu’ici.

Mais plusieurs conditions doivent être remplies pour que ce scénario se matérialise : 1) Macron doit effectivement faire les réformes promises sans brûler tout son capital politique (ce qui ne sera pas simple dans un pays très attaché au modèle social issu du Conseil National de la Résistance et sans relance de la demande en zone euro à court terme) 2) Merkel doit gouverner avec le SPD plutôt qu’avec le parti libéral FDP, encore plus opposé aux transferts que ne l’est la CDU/CSU (or, les sondages récents montrent au contraire une baisse du SPD et l’émergence du scénario d’une alliance majoritaire CDU-FDP dans le contexte des élections générales de septembre) 3) l’opinion allemande doit basculer nettement en faveur d’une Europe des transferts, ce qui ne pourrait être suscité que par une prise de risque majeure de Merkel sur l’Europe (plan de relance ambitieux, restructuration complète du système bancaire européen à l’aide de fonds fédéraux…) suivie d’effets positifs pour les classes moyennes et populaires allemandes, paupérisées par les réformes de flexibilisation du marché du travail engagées par le chancelier Schröder à partir de 2003.

On le voit, la perspective d’une réforme profonde du statu quo européen n’est pas tout à fait impossible, mais elle est encore lointaine.

Après la tornade du Brexit et le référendum italien de décembre, les doutes ont fortement augmenté sur la pérennité de l’Union Européenne. La victoire d’Emmanuel Macron est aussi présentée comme la défaite des eurosceptiques, et une occasion de refonder l’Union Européenne. Le risque politique est-il éliminé dans l’Union Européenne ? L’Italie est-elle le maillon faible de la zone euro ? L’hypothèse d’un exitalia est-elle sérieuse ?

Les déboires électoraux de Theresa May, l’impopularité grandissante de Trump aux Etats-Unis, la défaite de Norbert Hofer en Autriche, de Geert Wilders aux Pays-Bas, celles de Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen en France, le discours très euro-enthousiaste de Macron et de Merkel, l’embellie économique relative en Europe sont autant de facteurs qui ont contribué à la démoralisation des eurosceptiques et au réveil du sentiment d’adhésion à l’UE dans les opinions européennes. Ce réveil est confirmé par les sondages réalisés par Pew dans l’ensemble des pays européens, qui montrent un sentiment plus favorable à l’UE au sein des opinions européennes depuis un an (avec toujours néanmoins une forte majorité favorable à la tenue d’un référendum sur l’appartenance à l’UE dans la plupart des pays). Les leaders européens surfent actuellement sur cette vague, en s’efforçant d’éluder les questions qui fâchent et en célébrant leur unité. C’est un peu la méthode Coué !

Mais le même sondage révèle que deux pays échappent à cette vague d’euro-optimisme : la Grèce et l’Italie, qui ont perdu respectivement 25% et 10% de leur PIB depuis 2008, et qui continuent d’afficher une croissance largement inférieure à la moyenne européenne depuis deux ans. Le redressement de leur balance primaire et les réformes « structurelles » très ambitieuses accomplies par ces deux pays (les deux potions amères administrées par la Commission Européenne), n’ont été d’aucune efficacité pour stimuler leur économie. Grèce et Italie voient leur ratio de dette/PIB grimper d’année en année et leur système bancaire plombé par des taux record de prêts non performants.

La situation politique en Grèce est relativement stable à court terme même si le parti Syriza a perdu sa crédibilité aux yeux de l’opinion et est maintenant nettement devancé par le parti de centre-droit Nouvelle Démocratie. Pour l’instant, rien ne laisse présager une sortie de la dépression et un retour en grâce de Syriza, étant données les conditions très dures qui viennent de lui être imposées en échange de la distribution d’un nouveau prêt par la Troïka.

C’est la situation politique italienne qui inquiète donc à court terme, avec en particulier la puissance du Mouvement Cinq Etoiles, le plus fort parti anti-establishment du monde occidental. Ce mouvement est crédité de près de 30% des intentions de vote, à quasi-égalité avec le Parti Démocrate emmené par Matteo Renzi, en vue des prochaines élections générales, qui pourraient se dérouler dès l’automne 2017. Les deux partis en tête sortent relativement affaiblis des élections locales de dimanche dernier. En particulier, le Parti Démocrate qui cède notamment le bastion démocrate de Gènes à une coalition Ligue du Nord-Forza Italia.

Le problème qui se dessine est qu’aucun des deux partis, même vainqueur des élections, ne semble en mesure de former une coalition majoritaire sur un programme de préservation du statu quo de la zone euro (cas du PD) ou d’explosion de ce statu quo (cas du M5S). La Ligue du Nord et Forza Italia, qui sont sortis renforcés des élections municipales de dimanche dernier, partagent avec M5S des inclinations eurosceptiques mais on voit encore mal comment pourrait se former un rapprochement entre des formations politiques aussi éloignées idéologiquement sur toutes les autres questions.

On peut donc prédire une situation de chaos politique, qui n’aidera pas à engager la nécessaire restructuration du système bancaire italien. On estime aujourd’hui les prêts non performants à 360 milliards d’euros et les besoins en capitaux propres des banques italiennes à environ 40 milliards d’euros, qui apparemment ne peuvent pas être apportés par le secteur privé. Dans le contexte budgétaire contraint de l’Italie, cela représente un poids considérable. Or, l’économie italienne étant très dépendante de son système bancaire, la fragilité des banques italiennes perpétue la crise de demande, ce qui, en retour, nuit à la solvabilité des emprunteurs et donc à la santé des banques. C’est un cercle vicieux qui en retour favorisera le chaos politique.

En ce qui concerne le reste de l’UE, on peut s’attendre à des tensions importantes entre les pays du « cœur » et ceux de Visegrad 4 (Hongrie, Pologne, République Tchèque, Slovaquie) sur le thème de « l’Europe à plusieurs vitesses » (voulue par Macron mais rejetée par les pays de Visegrad 4), des droits de l’Homme, de l’accueil des réfugiés et du travail détaché.

La France sera probablement un foyer de tensions internes important. Macron a été élu plus par défaut que par adhésion populaire à son programme de réformes. Quand les réformes impopulaires du Code du Travail seront engagées par voie d’ordonnances, il faut s’attendre à des mouvements de protestation populaire plus importants encore que lors du passage de la loi El Khomri par l’usage du 49.3. Si de grands groupes profitables profitent des réformes pour engager des vagues de licenciement et si on assiste à une pression à la baisse sur les salaires et à une hausse du chômage dans les mois qui suivent la loi travail, comme on peut malheureusement le craindre, alors le capital politique de Macron sera très fortement entamé et son discrédit entraînera celui des institutions européennes, au nom desquelles a été conçue toute sa politique. Tout dépendra de ce que Macron arrivera alors à obtenir de l’Allemagne dans le courant de l’année 2018…

En Espagne, il faudra observer le résultat du vote sur l’indépendance de la Catalogne, qui se tiendra le 1er octobre 2017 (le oui à l’indépendance est en tête d’après les derniers sondages), et qui pourrait déboucher sur une expulsion de la Catalogne de la zone euro et de l’UE.

En définitive, le risque politique en Europe est encore bien présent, même s’il est masqué aujourd’hui par une « bulle d’euro-optimisme », qui a peu de fondements tangibles. En France, en Grèce et en Italie, le statu quo européen repose sur une base populaire très ténue dans l’opinion et apparaît politiquement très vulnérable. En Allemagne, le statu quo repose au contraire sur un socle très solide dans l’opinion, ce qui rendra toute décision de le changer très difficile à prendre pour Angela Merkel.

L’interaction de ces différents équilibres est chaotique et donc impossible à prévoir. Il est probable qu’on assiste à une résolution de cette situation instable, dans le sens d’un éclatement ou d’une refondation stable de l’UE et de la zone euro, dans les années à venir.

Propos recueillis par Lenny Benbara pour LVSL