“Les nazis n’ont rien inventé. Ils ont puisé dans la culture dominante de l’Occident libéral” – Entretien avec Johann Chapoutot

Johann Chapoutot © Personnel

Johann Chapoutot est professeur d’histoire à l’Université Paris-Sorbonne, spécialiste de l’Allemagne nazie. Il a consacré de nombreux  ouvrages à l’étude de l’idéologie nationale-socialiste (La loi du sang, le nazisme et l’Antiquité…) traduits en sept langues et récompensés par de nombreux prix. Il s’intéresse aux fondements philosophiques, historiques et (pseudo-)scientifiques du nazisme ; il étudie les moyens par lesquels cette vision du monde a pu devenir hégémonique en Allemagne à partir de 1933. Ses analyses mettent en lumière certains aspects peu connus de ce phénomène historique.


“La race, les colonies, une conception darwiniste du monde : toutes ces catégories formaient un monde commun entre les démocraties occidentales et les nazis”

LVSL : Les programmes scolaires présentent le national-socialisme comme une rupture radicale, presque comme une énigme, un monstre né au milieu de nulle part au sein de l’Occident libéral, l’Europe des Lumières. Dans votre livre Fascisme, nazisme et régimes autoritaires, vous suggérez pourtant que l’idéologie nazie trouve ses racines dans la pensée dominante et la culture de l’Europe du XIXème et XXème siècle…

Johann Chapoutot – Radicalité et rupture il y a eu en effet, dans la mesure où les nazis ont agi avec une violence extrême, dès 1933, contre leurs opposants politiques, c’est-à-dire la gauche sociale-démocrate, communiste et syndicale ; puis contre des personnes considérées comme biologiquement malades, qui ont été stérilisées dans un premier temps. Les nazis incarnent donc une rupture dans et par l’action.

Mais au niveau des idées, si l’on fait une analyse de la vision du monde nazie, si on décompose le nazisme en ses éléments constitutifs : le racisme, l’antisémitisme, l’eugénisme, le darwinisme social, le capitalisme version enfants dans les mines, le nationalisme, l’impérialisme, le militarisme… on découvre que ces éléments sont d’une grande banalité dans l’Europe, et plus largement dans l’Occident de l’époque. Les nazis puisent largement dans la langue de leurs contemporains, et c’est ce qui les rend fréquentables jusqu’au début de la guerre. On se demande pourquoi les démocraties n’ont pas réagi face au nazisme ; d’une part, elles avaient autre chose à faire. D’autre part, elles considéraient que ce que faisait Hitler dans son pays était honorable : plus de gauche, plus de syndicats … l’Allemagne est devenu un paradis pour les investisseurs à partir de 1933. Dans ce climat de lutte contre le communisme, l’Allemagne apparaissait en outre comme un rempart contre l’Est.

Lorsque Hitler évoquait ses intentions en politique étrangère, ses déclarations étaient reçues à l’étranger et actées. Un exemple : en mars 1939, Hitler envahit le reste de la Tchécoslovaquie, violant ainsi les accords de Munich. Protestation de Roosevelet devant cet homme si peu fiable qu’il déchire les traités ; Hitler répond à Roosevelt et aux chancelleries occidentales dans son discours du 23 avril 1939 au Reichstag. Il déclare qu’il est responsable du sort de 80 millions de “Germains” (au sens racial) et qu’il doit les nourrir ; que l’Allemagne abrite 150 habitants au kilomètre carré, contre 15 kilomètre carré aux Etats-Unis : l’Allemagne a donc besoin de conquérir un espace, un espace vital. Hitler ajoute que les démocraties occidentales, elles, ont leurs colonies. Que les Etats-Unis possèdent leur propre colonie intérieure, née du massacre des Indiens. Hitler déclare donc que les trois grandes démocraties du monde (les Etats-Unis, l’Angleterre et la France) n’ont rien à dire à l’Allemagne, parce que ce qu’elles pensent en terme d’hinterland colonial (des espaces dont les métropoles tirent subsistance), l’Allemagne nazie le pense en terme de biotope.

Ce discours est structuré par deux logiques sous-jacentes. D’une part, une logique de darwinisme social : un peuple blanc doit pouvoir s’étendre au détriment d’autres peuples moins évolués et moins civilisés. D’autre part, une logique encore plus clairement biologique: il doit y avoir une adéquation entre l’espace et l’espèce, entre le territoire et la race. Quand les chancelleries se trouvent face à ce genre de discours, que voulez-vous qu’elles trouvent à répondre ? Surtout de la part de pays qui ont conclu un Traité sans que l’Allemagne y ait son mot à dire, volé 15% de son territoire et confisqué ses colonies… Hitler joue sur deux choses : la mauvaise conscience des Occidentaux, vainqueurs d’hier, et le fait qu’il existe un monde commun entre eux. Il existe entre eux des catégories communes : la race, le juif, l’hinterland, une vision darwiniste du monde. Ce qu’ils font de ces catégories est différent, mais dire que les Juifs posent problème est un discours que personne ne conteste. En 1938, à la conférence d’Evian, chargée de statuer sur le sort des Juifs, aucun pays au monde ne veut accueillir les réfugiés ; seule la République dominicaine (sous le dictateur Trujillo) accepte d’accueillir les Juifs, pour des raisons racistes : il s’agissait de blanchir la population de la République dominicaine… Toutes ces catégories communes forment un monde commun entre l’Allemagne nazie et l’Occident libéral.

Il y a un saut épistémique dans la mesure où les nazis reprennent ces idées, très banales, très communes, qui constituent depuis le XIXème siècle la grille de lecture des Occidentaux, et les mettent en cohérence, dans une vision du monde très organisée, et surtout en application. Prenons la stérilisation des malades, par exemple ; ce n’est pas l’Allemagne nazie qui l’a inventée : on la pratiquait aux Etats-Unis, en Suisse, en Scandinavie. Mais cette stérilisation a atteint une échelle inégalée en Allemagne nazie : 400.000 personnes ont été stérilisées jusqu’en 1945, contre quelques dizaines de milliers auparavant. Les nazis agissent très massivement, très violemment et très rapidement. Pourquoi? Parce que (autre idée propre aux nazis) les nazis pensent que l’Allemagne est en train de mourir, qu’elle est en train de s’éteindre biologiquement. Et que s’il n’y a pas une réaction violente, l’Allemagne va s’éteindre en tant que peuple.

L’idée que toute vie est combat est d’une banalité absolue dans l’Europe du XXème siècle”

LVSL : Vous mentionnez à plusieurs reprises l’importance du darwinisme social dans la vision du monde nationale-socialiste, ce courant de pensée selon lequel les individus les plus faibles d’une société sont destinés à mourir, en vertu de la loi impitoyable de la sélection naturelle. À l’origine, c’était une grille de lecture utilisée par des penseurs libéraux anglo-américains, destinée à justifier la mortalité que causait le capitalisme au sein des classes populaires… Existe-t-il une continuité entre ce courant de pensée, et l’eugénisme racialiste propre au national-socialisme ?

Totalement. Les nazis sont des gens qui n’inventent rien. Lorsque j’ai commencé à étudier le nazisme il y a quinze ans, je l’ai fait dans l’idée qu’il était un phénomène monstrueux, maléfique, incompréhensible, en rupture radicale avec ce qui l’avait précédé… Mais quand j’ai lu les nazis, j’ai découvert qu’ils disent des choses tout à fait banales par rapport aux penseurs de leur temps. L’idée que toute vie est combat est d’une banalité absolue dans l’Europe du XXème siècle. Le darwinisme social a été introduit en Allemagne par un britannique, Houston Stewart Chamberlain, gendre de Wagner et mélomane. Il avait lu Darwin et surtout les darwinistes sociaux : Spencer, Galton… En 1897, il rédige les Fondements du XIXème siècle, un livre qui pose les bases du darwinisme social allemand. Cet ouvrage est la passerelle culturelle entre le darwinisme social anglo-saxon et sa version allemande.

Cette idée d’une lutte pour la vie, et d’une vie comme zoologie, d’une lutte zoologique pour l’existence en somme, qui passe par la sécurisation des approvisionnements et de la reproduction, se retrouve partout, singulièrement en Grande-Bretagne et en France ; en effet, le darwinisme social est la théorie d’une pratique politique – l’ordre capitaliste, et géopolitique – la colonisation. Il se trouve qu’au XIXème siècle, l’aventure coloniale allemande n’est pas très importante par rapport à ce qu’elle est en France et en Grande-Bretagne. Elle a donc été introduite tardivement dans ce pays, par Chamberlain. Cette idée prospère rapidement, se développe, et nourrit les argumentaires pangermaniques : les Germains sont supérieurs aux Slaves comme les Britanniques le sont aux “Nègres” ; par conséquent, les Germains doivent conquérir leur espace vital au détriment des Slaves. Les nazis récupèrent ces idées banales radicalisées par la Grande Guerre. La guerre de 14-18 prouve que les darwinistes sociaux ont raison : tout est guerre, lutte et combat. Les nazis décident de faire de cette expérience une politique : si les Allemands ne veulent pas mourir, ils doivent être réalistes, et laisser choir l’humanisme et l’humanitarisme. Il faut accepter que toute vie est combat, sous peine de mourir.

J’irais plus loin que le cadre de votre question. Je trouve que ce darwinisme social se porte très bien aujourd’hui. Il se retrouve dans des petits tics de la langue qui se veulent bienveillants (“t’es un battant toi“…). Il se retrouve dans la bêtise de certaines personnes que l’on prétend philosophes et qui vous parlent des gens qui ne sont rien, des assistés, des fainéants… Si l’on se retrouve au sommet de la société parce qu’on a été banquier, haut fonctionnaire, président de la République, alors on a tendance à croire que c’est un ordre naturel qui nous a élu, que l’on est là parce qu’on est le meilleur, naturellement ; que l’on s’est affirmé dans la lutte pour la vie, en somme. Cela part d’un manque de lucidité stupéfiant sur la fabrique sociale de la “réussite”.

La grande industrie et la finance allemande ont évidemment trouvé tout leur intérêt à l’arrivée des nazis au pouvoir”

LVSL : Les historiens marxistes mettent l’accent sur une autre forme de continuité : la continuité économique et sociale qui existe entre l’ordre pré-nazi et le IIIème Reich, c’est-à-dire la perpétuation de la domination d’une classe de financiers et d’industriels sur celle des travailleurs. Que pensez-vous de la thèse marxiste classique, qui analyse le fascisme et le nazisme comme “expressions politiques du capitalisme monopolistique” ?

C’est la thèse officielle du Komintern à partir de 1935. Les membres du Komintern se sentent fautifs, car jusqu’alors c’est la stratégie “classe contre classe” qui a prévalu ; elle a abouti à ce que les communistes combattent les sociaux-démocrates davantage que les nazis. L’arrivée d’Hitler au pouvoir a constitué un vrai choc pour eux. D’où l’abandon de la stratégie “classe contre classe” au profit de la tactique du “Front Populaire”.

Les communistes allemands ont été traumatisés par la disparition de la gauche la plus puissante d’Europe, la gauche allemande. Pour penser ce traumatisme, ils ont élaboré cette herméneutique, en stricte orthodoxie marxiste, qui consiste à dire que le “fascisme” constitue la dernière tentative d’une bourgeoisie aux abois pour se maintenir en position de domination sociale, économique, politique, financière… Le “fascisme” devient un terme générique qui désigne tout aussi bien la doctrine de Mussolini que celle des nationaux-socialistes allemands (en Europe de l’Est, on parlait de “deutsche Faschismus“, fascisme allemand), alors que ce n’est pas du tout la même chose. Dans sa formulation la plus résumée et la plus dogmatique, cette grille de lecture devient un catéchisme un peu idiot. Cette lecture orthodoxe issue du Komintern est demeurée celle d’une historiographie de gauche fortement marquée par l’histoire sociale, qui n’est pas à rejeter, car elle a produit de grands travaux.

La grande industrie allemande et la finance allemande ont évidemment trouvé tout leur intérêt à l’arrivée des nazis au pouvoir. Les répercussions de la crise de 1929 sont terribles en Allemagne. L’Allemagne est le pays le plus touché, parce qu’il était le mieux intégré au circuit du capital international ; il a beaucoup souffert de la fuite brutale des capitaux américains. À l’été 1932, l’Allemagne compte 14 millions de chômeurs ; si on prend en compte les chômeurs non déclarés, elle en compte 20 millions. La crise signifie pour les Allemands la famine et la tuberculose. Les nazis ont été vus comme les derniers remparts possibles contre une révolution bolchévique. D’où la lettre ouverte de novembre 1932 à Hindenburg qui l’appelle à nommer Hitler chancelier, signée par des grands patrons de l’industrie et de la banque. Le parti nazi reçoit des soutiens financiers considérables. C’est grâce à eux qu’il peut fournir à des centaines de milliers de SA des bottes, des casquettes, des chemises, de la nourriture. Les campagnes électorales des nazis coûtent une fortune, notamment du fait de l’organisation de leurs gigantesques meetings ; Hitler ne cesse de se déplacer en avion, à une époque où l’heure de vol est hors de prix. Les mécènes qui financent le parti nazi voient en lui le dernier rempart contre le péril rouge. Ils sont gâtés, car d’une part les nazis détruisent de fait la gauche allemande, les syndicats, l’expression publique ; de l’autre, ils relancent l’économie comme personne ne l’avait fait avant eux par la mise en place de grands travaux d’infrastructure à vocation militaire, et par des commandes d’armement inédites dans l’histoire de l’humanité. Les commandes d’armement font travailler le charbon, l’acier, la chimie, les composants électriques, le cuir, la fourrure, la mécanique, l’aviation…

Les industriels savent très bien que l’Etat allemand ne peut pas financer ce qu’il est en train de faire. L’Etat commande des chars, des avions, mais ne paie pas ; il joue un jeu assez complexe et plutôt malin (je vais simplifier, mais le principe est là). Il paie les industriels en bons à intérêt… et leur déclare que ceux-ci seront versés grâce au pillage de l’Europe. Tout le monde est au courant, les industriels au premier rang, parce qu’ils ne sont pas payés, ou très peu : l’heure des comptes va sonner plus tard, quand le Reich aura les moyens d’envahir l’Europe. Les industriels ont donc été les complices et les bénéficiaires du Reich.

Ne parlons même pas de ce qu’est devenue leur activité après 1940. Leurs commandes augmentent, et l’industrie obtient via Himmler que l’on mette le système concentrationnaire à son service. On en arrive à la loi d’airain des salaires de Karl Marx : vous ne rémunérez la force de travail qu’autant que nécessaire, afin qu’elle puisse se renouveler pour se maintenir. La loi d’airain des salaires dans les années 1940, c’était les camps de concentration, c’est-à-dire l’exploitation jusqu’à son terme de travailleurs que l’on n’a même pas besoin maintenir en vie, parce qu’il y avait une telle rotation que si un travailleur mourait en deux jours, un autre le remplaçait aussitôt.

LVSL : On commémore le centenaire de la Révolution d’octobre 1917, et on a pu voir un certain nombre de parallèles effectués entre IIIème Reich et Union Soviétique. Dans les programmes scolaires de Première, les deux sont clairement amalgamés sous le concept de “totalitarismes”, et des parallèles très nets sont effectués entre l’idéologie nazie et l’idéologie marxiste-léniniste : “lutte des races” d’un côté, “lutte des classes” de l’autre. Que pensez-vous de ces parallèles ?

La comparaison est toujours légitime en histoire ; même inconsciente, elle est à la base de la démarche historienne. Les paroles que je prononce ici et maintenant prennent sens comparées à autre chose. La comparaison est l’essence même de l’intelligence historienne. Ce qui est plus gênant, c’est l’assimilation. Comparaison n’est pas assimilation.

Le concept de totalitarisme n’est pas inintéressant à la base, tel qu’il a été pensé par Enzo Traverso. L’utilisation qui en a été faite après 45 a été politiquement investie. Il s’agissait par la comparaison entre l’Union Soviétique, ennemie du monde libre, et le nazisme, d’induire l’idée que le communisme dans sa version stalinienne était criminel et maléfique. Cela est absolument indubitable en termes de pratique sociale ou si on prend en compte le nombre de morts. Le problème, c’est que cette assimilation, qui n’est plus une comparaison, et qui est motivée par une logique de Guerre froide, en vient à fausser l’intelligence historienne. En tant que spécialiste du nazisme, je ne me sers pas du concept de totalitarisme. C’est un concept scolastique, qui ne m’apporte rien d’un point de vue heuristique. Il n’apporte rien non plus à Nicolas Werth, lorsqu’il s’agit de parler de l’URSS. Le totalitarisme est devenu un objet d’étude en soi, dont le parcours et l’histoire sont intéressants ; mais pour un regard heuristique sur nos objets, ce concept nous embarrasse tant il est chargé de son histoire propre. Son introduction dans les programmes scolaires et sa déclinaison en trois branches, “communisme”, “fascisme” et “nazisme” (qui sont ainsi assimilés) fausse totalement la perspective historienne, parce qu’il existe des différences flagrantes entre ces visions du monde.

On peut vous opposer qu’une balle du NKVD vaut une balle du SD [service de renseignement de la SS]. Mais il reste que l’histoire, qui est en partie un art de la comparaison, reste un art de la distinction. Une victime du goulag n’est pas tuée pour les mêmes raisons, et aux mêmes fins qu’une victime de la Shoah. La biologisation chez les nazis est poussée à l’extrême, totalement, partout. Une victime du nazisme ne peut pas, biologiquement, échapper au nazisme ; un Juif ne peut pas échapper au fait qu’il soit biologiquement Juif. Cette biologisation est absente de la culture communiste. Elle est présente dans le stalinisme : Staline raisonnait en termes d’ethnies et avait des penchants antisémites. Mais cette dimension biologique est censée être absente du stalinisme. Une victime de la répression stalinienne est censée pouvoir y échapper en faisant amende honorable. On peut sortir d’un goulag. On ne sort pas d’un centre de mise à mort nazi. On est condamné de naissance à mourir, parce qu’on n’échappe pas à sa biologie. En théorie ce n’est pas le cas avec le stalinisme, même si c’est différent en pratique…

“Comparer les années 30 à la période actuelle n’est pas pertinent”

LVSL : Aujourd’hui, on assiste à une montée de l’extrême-droite partout en Europe. On ne compte plus les références faites aux “années 30” pour parler de la situation actuelle. Peut-on comparer ces deux époques s’agissant de la montée de l’extrême-droite en Europe ?

Le parallèle est pertinent entre les extrêmes-droites actuelles et celles des années 20 et 30. D’une part, parce que les extrêmes-droites actuelles en sont les héritières en filiation sociale. On connaît l’histoire du Front National ; on sait que des anciens Waffen SS ont contribué à sa création, ou que d’ex-nazis ont participé à la fondation du FPÖ autrichien. En termes de genèse, il y a bien une filiation sociale et intellectuelle. Il y a en effet une filiation idéologique, parce que leurs dirigeants se réclament des mêmes réflexes, font appel aux mêmes lieux communs, aux mêmes angoisses, aux mêmes aspirations : critique de la modernité cosmopolite, critique de la mixité des sexes, nationalisme ultra, alliance avec les intérêts financiers et industriels… Cela ne veut pas dire, par exemple, que le Front National est une organisation fasciste, c’est une extrême-droite qui n’a pas besoin d’aller chercher ailleurs ses références. Zeev Sternhel a très bien démontré qu’elle les puise dans la France des XIXème et XXème siècles (Boulanger, Maurras, Barrès, l’OAS…).

Comparer les périodes, en revanche, est non pertinent. Bien qu’il y ait des éléments similaires (remise en cause de la démocratie, doutes politiques, sociaux, éthiques, etc…), on ne vit pas dans le même monde, ne serait-ce que parce que l’Europe des années 30 était un monde informé, créé par la Grande Guerre. L’Europe des années 30 était habitée par 80 millions d’hommes à qui l’on a dit qu’il était bien de tuer, de frapper, de blesser. Ils avaient un rapport à la violence et à la mort qui n’est pas le nôtre aujourd’hui. Nous (je parle des Européens de l’Ouest et du centre, je n’inclus pas les Balkans qui ont connu une guerre civile au début des années 90) avons un rapport à la violence et à la mort qui ne vient pas encourager quelque chose comme le nazisme. Le nazisme se nourrit de cette fascination pour la mort, de ce romantisme héroïque à la fois mortifère et morbide…

LVSL : Dans vos ouvrages (et notamment La loi du sang), la doctrine nazie apparaît comme une vision du monde unifiée, systématisée, presque monolithique. Le nazisme possédait-il une telle cohérence, ou avez-vous procédé à une reconstitution a posteriori, à la mise en place d’une sorte d’idéal-type de la pensée nazie, pour lui donner une cohérence qu’elle n’avait pas ?

La manière dont je représente la vision du monde nazie n’est pas monolithique. Je montre qu’il existe des débats, des désaccords, que le traitement des populations à l’Est faisait l’objet de disputes politiques entre Alfred Rosenberg et Himmler par exemple ; je montre qu’il y a des désaccords entre les acteurs sociaux qui sont porteurs de cette vision du monde, qu’il existe des contradictions, mais aussi que cette vision du monde est suffisamment plastique et dynamique pour digérer ses propres contradictions. Un exemple : quand j’étudiais la vision de l’Antiquité des nazis, j’ai constaté qu’il existait des désaccords autour d’Alexandre le Grand : selon certains auteurs, Alexandre était un grand conquérant nordique blond aux yeux bleus, le premier à avoir soumis l’Asie, le premier guerrier impérial germanique… Selon d’autres, Alexandre avait fauté, péché contre la race, parce qu’il avait diligenté les noces de Suse entre l’élite macédonienne nordique et l’élite perse asiatique, sémitique. J’ai montré qu’il y a eu un dépassement de cette contradiction dû à la puissance agrégative de la vision du monde nazie : en définitive, l’élite perse était une élite germanique, parce que l’empire perse ne pouvait avoir été créé, dans sa magnificence, que par le génie germanique ; l’élite impériale était donc restée germaniquement pure ; avec la célébration des noces de Suse, Alexandre recréait finalement le lien racial entre les élites nordiques : cela permettait de sauver Alexandre pour la cause raciste. C’est une des raisons multiples pour lesquelles la vision du monde nazie séduit, convainc, fonctionne : elle est agrégative, dynamique, cumulative et infalsifiable. Vous avez toujours raison quand vous la mobilisez : elle a cela en commun avec n’importe quelle théorie du complot ; soit un élément vient la confirmer : ça veut dire que cette vision du monde est la bonne ; soit un élément vient l’infirmer, mais cela signifie qu’il a été créé par les ennemis de la théorie du complot. C’est pour cela qu’il est difficile de discuter avec un nazi (cela existe encore !) ou un négationniste. Aux arguments scientifiques, ils opposent que vous êtes payés par les Juifs. En cela les négationnistes sont de vrais petits héritiers de leurs modèles nazis.

LVSL : Justement, peut-on pousser plus loin ce parallèle entre la vision du monde nazie et les “théories du complot” dans les mécanismes psychologiques qu’elles mobilisent ? Dans le Système totalitaire, Hannah Arendt explique l’attrait des idéologies totalitaires par le fait qu’elles proposent des visions du monde globales et structurantes, qui ramènent la multiplicité des phénomènes à des schémas explicatifs systémiques et rassurants. Les théories du complot fonctionnent-elles de la même manière ?

C’est l’un des grands mérites intellectuels et psychologiques d’une théorie du complot. Très clairement, le nazisme est une théorie du complot : le complot racial, le complot juif, judéo-chrétien, judéo-bolchévique… Le grand mérite intellectuel de ces discours-là, c’est d’être aisément compréhensibles, puisqu’on ramène la complexité à un principe simple, aisément digérable, infalsifiable, et qui apporte un réconfort psychologique. Vous étiez démuni face à un choc, un traumatisme, une incompréhension… et désormais vous êtes pleinement rassurés. En plus vous faites partie de la caste des illuminés, des sages, des mages, de ceux qui ont compris la complexité du monde…

Propos recueillis par Vincent Ortiz pour LVSL

Pour aller plus loin :

  • Johann Chapoutot, Le nazisme et l’Antiquité (2012)
  • Johann Chapoutot, Fascisme, nazisme et régimes autoritaires en Europe (2013)
  • Johann Chapoutot, La loi du sang (2014)
  • Johann Chapoutot, La révolution culturelle nazie (2017)

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