« Nous assistons à une régression des normes internationales vers la sauvagerie » – Entretien avec Jean Ziegler

Jean Ziegler à Paris, mai 2018 © Vincent Plagniol pour LVSL

Jean Ziegler, sociologue et vice-président du Comité consultatif du Conseil des droits de l’homme aux Nations unies, est l’une des grandes figures de l’altermondialisme. Il dénonce inlassablement depuis les années 60 les conséquences du néo-colonialisme, puis du néolibéralisme sur les pays de l’hémisphère sud. Ex-conseiller de nombreux chefs d’État (Thomas Sankara, Hugo Chavez…), il est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages traduits dans le monde entier. Son dernier livre, Le capitalisme expliqué à ma petite-fille (en espérant qu’elle en verra la fin), sort en librairie le 3 mai. Il s’agit d’un dialogue imaginaire avec sa petite-fille, destiné à vulgariser ses analyses du système capitaliste et les voies qu’il propose pour le dépasser. Pour Jean Ziegler, il est minuit moins cinq : ou bien le capitalisme détruit l’humanité et la planète, ou bien c’est nous qui le détruisons. Le parcours de Jean Ziegler a fait l’objet d’un film réalisé par Nicolas Wadimoff (Jean Ziegler, l’optimisme de la volonté) sorti en salles le 18 avril.


LVSL – Le film de Nicolas Wadimoff (Jean Ziegler, l’optimisme de la volonté) retrace votre parcours politique. Il remonte aux années 60, époque où vous travailliez pour l’ONU au Congo, en proie à la guerre civile déclenchée par Mobutu. Vous avez consacré le reste de votre vie à dénoncer la politique prédatrice pratiquée par les ex-puissances coloniales et les grands groupes économiques et financiers dans les pays du Sud. Quel bilan tirez-vous de cette expérience ? Comment jugez-vous l’évolution de l’état du monde depuis cette époque ?

Jean Ziegler – Juger un demi-siècle d’évolution des rapports inter-étatiques et internationaux n’est pas simple. Les penseurs de l’école de Francfort – Adorno, Horkheimer, Benjamin – parlent d’une double histoire pour analyser le cours des événements et de la conscience humaine : d’une part, il y a la justice (et l’injustice) effectivement vécue ; ensuite, il y a ce que la conscience perçoit comme étant juste, ce qu’ils nomment l’eschatologie.

Jean Ziegler © Vincent Plagniol pour LVSL

Du point de vue de la justice effectivement vécue, quelque chose s’est radicalement détérioré : la normativité internationale. Le droit international s’effiloche d’une façon incroyable. Je prends un exemple : je discutais récemment avec Peter Maurer, le président du comité international de la Croix Rouge. Il m’a rapporté que des ambulances et des hôpitaux avec le signe de la croix rouge ont été pris pour cibles et détruits. Ces hôpitaux et ces ambulances étaient des enclaves de paix, sous la protection du droit, censées être à l’abri des tirs de toutes les parties lors du conflit. C’est terminé : le droit international ne protège plus les hôpitaux, qui deviennent des cibles privilégiées. Les Américains ont bombardé récemment un hôpital clairement marqué “Médecins Sans Frontières », mais ce ne sont pas les seuls ; les Russes, les Iraniens et les Syriens privilégient les hôpitaux comme cibles, parce que cela crée des problèmes incroyables pour la partie adverse. La norme qui protégeait les acteurs humanitaires transnationaux a sombré.

C’est la même chose pour les attaques au gaz ; les armes au gaz ont été internationalement bannies par une convention, qui a été respectée de manière plus ou moins continue et permanente depuis cinquante ans : c’est terminé. Le gaz mortel – gaz sarin, gaz constitués à partir de chlore – est désormais toléré par les grandes puissances. Des tabous sont tombés. Le droit international public, les droits de l’homme, le droit international humanitaire s’effilochent. Il y a, de ce point de vue, une régression effrayante de la conscience collective. Toutes les conquêtes civilisationnelles que l’on a faites dans le droit lors des conflits refluent. C’est empiriquement vérifiable : on assiste à une régression vers la sauvagerie, à une éclipse de la raison pour reprendre l’expression du marxiste allemand Horkheimer, qui s’accélère et préoccupe beaucoup le nouveau secrétaire général des Nations unies, Antonio Guttierez.

Nous vivons dans un monde où, toutes les cinq secondes, un enfant meurt de faim ou de ses suites immédiates, selon le World Food Report de la FAO ; toutes les cinq secondes ! Le même World Food Report de la FAO, qui n’est contesté par personne, démontre que l’agriculture mondiale telle qu’elle est aujourd’hui pourrait nourrir sans problèmes (2,200 calories individuelles par jour) 12 milliards d’êtres humains, alors que nous ne sommes que 7,3 milliards pour l’instant : on pourrait presque nourrir normalement le double de la population mondiale actuelle si l’ordre du monde n’était pas cannibale et inégalitaire.

« Entre Donald Trump et Barack Obama, il y a surtout une rupture symbolique »

Par contre sur le plan de l’eschatologie, sur le plan de ce que la conscience conçoit comme juste, de ce qu’elle voit ou veut comme utopies – Adorno parle de conscience adjugée – il y a des progrès formidables. Il y a encore cinquante ans, un ambassadeur américain au Conseil des droits de l’homme pouvait prétendre que la faim dans le monde est un phénomène naturel, qu’il est indépendant d’un ordre social quelconque ou d’une stratégie quelconque des oligarchies du capital financier mondialisé : elle est simplement là parce que le marché n’est pas assez ouvert. Aujourd’hui, tout le monde sait que la faim, ce massacre quotidien, ce scandale absolu, est faite de main d’homme, et peut être éliminée demain matin si on brise ses causes. Il suffirait par exemple d’interdire la spéculation boursière sur les aliments de base – le maïs, le blé et le riz, qui couvrent en temps normal 75% de la consommation mondiale – pour sauver des millions d’êtres humains en quelques mois.

Jean Ziegler © Vincent Plagniol pour LVSL

Je vais prendre un autre exemple, celui du dumping agricole exercé par l’Union Européenne. L’Union Européenne possède une paysannerie très réduite par rapport au reste de la population – 3% –, mais qui est extraordinairement productive, à tel point qu’elle est en surproduction permanente. Cette surproduction est déversée sur les marchés africains. Sandaga, à Dakar, est le plus grand marché de l’Afrique occidentale ; vous pouvez y acheter des fruits espagnols, des légumes allemands ou grecs à la moitié ou au tiers du prix du produit africain équivalent. Quelques kilomètres plus loin, inondés par la surproduction européenne à bas prix, des milliers de paysans africains travaillent avec leurs femmes et leurs enfants, douze heures par jour sous un soleil brûlant, et n’ont pas la moindre chance d’obtenir un minimum vital. Il suffirait de mettre fin à ce dumping agricole pour sauver un nombre incalculable de vies.

Je prends un troisième exemple, celui de la dette extérieure. La dette cumulée des 120 pays dits du tiers-monde – moins les 5 des BRICS : Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud – était de 3 100 milliards de dollars au 31 décembre dernier selon la Banque Mondiale. Des 54 pays africains, 37 sont des pays agricoles. Comme ils sont totalement endettés, ils n’ont pas un sou pour investir dans l’agriculture. Quand le Mali exporte du coton ou quand le Sénégal exporte des arachides, ce qu’ils gagnent en devises est directement consacré au paiement de la dette. En conséquence, la productivité agricole africaine est ridiculement basse. Dans les sept pays du Sahel, un hectare céréalier en temps normal donne 600 à 700 kilos de céréales. En Bretagne, c’est 10 000 kilos. Pas parce que le paysan breton est quinze fois plus savant, compétent ou travailleur que le paysan wolof ou bambara ; mais parce que ceux-ci n’ont ni irrigation, ni engrais minéraux, ni tractions, ni semences sélectionnées, ni crédits agricoles, etc… à cause de la dette.

Il n’y a pas d’impuissance en démocratie. En septembre prochain, le ministre français des finances se rendra à l’Assemblée Générale du Fonds Monétaire International à Washington. Nous pouvons le forcer à agir en faveur des enfants mourants du Sahel plutôt que des banques créancières. C’est là toute l’absurdité : la Constitution de la République donne toutes les armes au peuple. La France est une grande et vivante démocratie, où les libertés publiques et les moyens d’actions sont des armes considérables dont nous disposons, et qu’il faut utiliser pour imposer ces réformes : désendettement du tiers-monde, abolition du dumping européen dans le domaine agricole, interdiction de la spéculation boursière sur les aliments de base… Il n’y a aucune impuissance en démocratie, c’est ce que je répète à chaque conférence ! C’est ce que je démontre aussi dans mon livre qui vient de paraître, Le capitalisme expliqué à ma petite fille  (en espérant qu’elle en verra la fin) (Seuil 2018).

LVSL – Vous évoquez une régression dans la normativité internationale. Donald Trump a été élu président des États-Unis il y a plus d’un an ; il remobilise une rhétorique qui semble inspirée de George W. Bush ou de Ronald Reagan et s’assoit régulièrement sur le droit international. Que vous inspire sa politique étrangère ?

Jean Ziegler – Donald Trump est très dangereux. Mais entre Donald Trump et Barack Obama, la rupture est surtout symbolique. Pour répondre à votre question je fais une parenthèse, qui me semble nécessaire. Ce qui est radicalement nouveau par rapport aux décennies précédentes, c’est cette dictature des oligarchies du capital financier mondialisé, dont je pense que Donald Trump est un simple exécutant. Je vous donne un seul exemple : selon la Banque Mondiale, les 500 plus puissantes sociétés transcontinentales privées, tous secteurs confondus, contrôlaient l’année dernière 52,8% du Produit Mondial Brut, c’est-à-dire toutes les richesses produites en une année sur la planète. Ces oligarchies ont un pouvoir comme jamais un pape, un empereur ou un roi n’en a eu par le passé. Elles échappent totalement à tout contrôle étatique, inter-étatique, syndical, parlementaire, et fonctionnent selon un seul critère : celui de la maximalisation du taux de profit dans le temps le plus court, à n’importe quel prix humain. La notion d’intérêt général leur est totalement étrangère. Ces oligarchies du capital financier mondialisé ont érigé une dictature qui surdétermine la politique des gouvernements des pays les plus puissants. La première chose que font Angela Merkel, Emmanuel Macron, Shinzo Abe, Donald Trump lorsqu’ils se lèvent – vers midi pour Trump, paraît-il ! –, c’est consulter l’état de la bourse, pour savoir quel est l’espace millimétré que leur laisse le capital financier pour agir. Entre Donald Trump et Barack Obama, il y a donc surtout une rupture symbolique. Les pires criminels de guerre que comptent les États-Unis étaient absents de l’entourage immédiat de Barack Obama, on les retrouve autour de Donald Trump. Mais la politique de ces deux présidents est surdéterminée par les mêmes causes. L’impunité des tortionnaires était restée totale sous Barack Obama, Guantanamo a continué à fonctionner pendant huit ans. Bagram, la plus grande prison militaire du monde, située dans le Nord de l’Afghanistan, continuait de fonctionner sous Barack Obama, et fonctionne encore. Face à ces crimes il reste la société civile, qui a fait des progrès incroyables depuis des décennies.

« La capacité normative de l’État national français disparaît comme un bonhomme de neige au printemps. Chaque année, une partie de sa souveraineté est déléguée à l’Union Européenne – qui est surtout une instance de clearing au service du capital financier multinational »

LVSL – Vous évoquez justement, dans vos ouvrages, un nouveau sujet historique : la société civile internationale. Vous critiquez la mondialisation capitaliste, mais vous vous réjouissez de cette globalisation des consciences. Quelle place doit selon vous occuper l’État-nation dans la résistance à cette mondialisation néolibérale que vous dénoncez ?

Jean Ziegler – Jean-Pierre Chevènement pense que la solution réside dans la restauration de l’État national et de sa capacité normative, afin qu’il brise le pouvoir des sociétés multinationales et les puissances financières. C’est bien trop tard à mon avis. Je pense que c’est un vœu pieux. La capacité normative de l’État national français, sa souveraineté, disparaissent comme un bonhomme de neige au printemps. Chaque année, une partie de la souveraineté étatique est déléguée à l’Union Européenne – qui est surtout une instance de clearing au service du capital financier multinational. Je ne pense donc pas que la restauration de la force normative de l’État national soit possible.

Il reste la société civile, une fraternité de la nuit mystérieuse et puissante. Avez-vous déjà assisté à un forum social mondial ? C’est quelque chose de très impressionnant. La société civile internationale en train de naître est constituée d’Attac, qui lutte contre le capital financier spéculatif, de Greenpeace, qui défend les causes environnementales et protège ce qui nous reste de nature, de Via Campesia, syndicat de 121 millions de paysans, métayers et journaliers agricoles, du Honduras aux Philippines, d’Amnesty International contre l’arbitraire judiciaire et policier, de l’extraordinaire mouvement féministe qui se développe à échelle mondiale, etc. Cette multitude grandissante de mouvements sociaux n’ont pas beaucoup de points communs, ils n’obéissent pas à un État ni à une ligne de parti, leur seul moteur est l’impératif catégorique que chacun porte en nous (que Kant résume ainsi : “l’inhumanité infligée à l’autre détruit l’humanité qui réside en moi »). C’est ce qui caractérise constitutivement, originairement la conscience humaine, quelle que soit son expression culturelle, religieuse, etc. Celle-ci est une conscience de l’identité. Nous sommes le seul être vivant sur terre qui a une conscience de l’identité. Quand un chien voit un autre chien qui est battu, rien ne se passe, mais si un homme, quelle que soit son identité religieuse, culturelle, ethnique, ou son âge, voit un enfant martyrisé, quelque chose s’effondre en lui. Il se reconnaît immédiatement dans l’autre.

La conscience de l’identité est aujourd’hui bétonnée, recouverte par la folie néolibérale, qui veut nous faire croire que l’homme n’est plus sujet de son histoire, que les classes sociales ne sont plus les sujets de l’histoire, mais que c’est une main invisible du marché qui obéit à des lois naturelles et décide de la distribution des biens, etc. Pierre Bourdieu avait cette phrase : “le néolibéralisme est un obscurantisme nouveau, particulièrement dangereux, parce qu’il utilise la raison. Il est comme le SIDA : il détruit d’abord les forces immunitaires de la victime, puis il la tue ».

C’est totalement vrai. Regardez l’aliénation totale de la social-démocratie. J’ai été longtemps membre du conseil exécutif de l’Internationale socialiste. Je cite souvent cet exemple de Gerhard Schröder, élu chancelier à la tête de la troisième puissance économique mondiale en 1998. En l’an 2000, des grèves massives ont éclaté dans la Ruhr contre les délocalisations de l’industrie lourde allemande, qui étaient rentable, mais pas suffisamment pour les entreprises. Mais Schröder, qui est un homme chaleureux et intelligent, tout le contraire d’un bureaucrate, qui avait une majorité absolue (avec les Verts) au Bundestag, avait la conviction absolue qu’il ne pouvait rien faire à cause de la toute-puissance des forces du marché, alors qu’il avait à sa disposition tous les moyens législatifs ! L’aliénation de l’opinion publique est terrible. En Suisse par exemple, le peuple vote très souvent, et toujours contre ses intérêts : contre le salaire minimum, contre une nouvelle semaine de vacances, contre une augmentation de la retraite, etc. Quand Bourdieu compare le néolibéralisme au SIDA, il a raison : le SIDA détruit la victime en la persuadant qu’elle est impuissante.

LVSL – On pourrait vous objecter qu’en Amérique latine, ce processus est allé encore plus loin : le néolibéralisme a complètement détruit la capacité normative des États-nations. Pourtant, on a assisté à des processus parfois impressionnants de reconstruction de cette capacité normative des États nationaux, en Equateur ou en Bolivie (avec l’élection de Rafael Correa et d’Evo Morales)…

Jean Ziegler en compagnie du président bolivien Evo Morales © Postée sur le compte twitter d’Evo Morales

Jean Ziegler – C’est une bonne objection. Rafael Correa a été un grand président, mais les conquêtes sociales de l’État équatorien sont aujourd’hui détruites par l’actuel président, Lenin Moreno. Evo Morales a transformé son pays de manière très impressionnante, depuis sa victoire en 2006 jusqu’aujourd’hui ; il y a eu un réveil miraculeux de la conscience collective des Quechuas et des Aymaras, le MAS [Mouvement vers le Socialisme, le parti au pouvoir en Bolivie ndlr] n’est rien d’autre que l’assemblage de leurs pouvoirs traditionnels. Le Venezuela, sous Hugo Chavez, a progressé de manière remarquable. La résistance de Cuba, depuis plus d’un demi-siècle, est incroyable ; elle s’est déroulée dans les pires conditions. Quand on se promène sur le Malecon [grande avenue qui donne sur la mer à la Havane ndlr] par nuit claire, on aperçoit les lumières de Key West, archipel de la Floride – leur adversaire n’est qu’à une centaine de kilomètres ! Tout cela est donc impressionnant. Il y a des exceptions à la destruction de la capacité normative des États-nations. Mais je ne pense pas qu’il faille extrapoler à partir de ces exemples pour faire de l’État national l’acteur déterminant, et faire de sa conquête la priorité absolue. L’acteur déterminant, le nouveau sujet de l’histoire, c’est la société civile et sa mystérieuse fraternité de la nuit.

Le Malecon à la Havane, capitale cubaine. Les Etats-Unis se trouvent à moins de 200 kilomètres. © Vincent Ortiz pour LVSL.

“Il ne faut pas, comme intellectuel, être orgueilleux quant aux solutions à apporter. Il y a une grande part d’ignorance, de non-savoir. Le poète Antonio Machado écrit : “caminante, no hay camino, se hace camino al andar” (“homme qui marche, il n’y a pas de chemin : c’est en marchant que se trace le chemin)”

LVSL – En Europe, on observe plutôt une nationalisation des consciences qu’une mondialisation de celles-ci…

Jean Ziegler – Ce n’est pas par idéalisme que je dis tout cela – je déteste que l’on me prenne pour un idéaliste ! C’est l’observation empirique de l’histoire du monde. Jaurès écrit : “la route est bordée de cadavres, mais elle mène à la justice ». Au niveau de la conscience revendicatrice de la justice, il y a des progrès considérables. Mais tout peut rater. Ce réveil eschatologique que j’ai évoqué est contrecarré par l’apparition d’une nouvelle extrême-droite. Rien n’est gagné. L’AfD, constituée d’anciens nazis et de racistes qui attaquent les centres d’accueil des réfugiés, fait des scores inquiétants en Allemagne – 13% au Bundestag pour la première élection nationale à laquelle elle se présente ! Trump est librement élu président des États-Unis. Viktor Orban construit des murs pour empêcher des réfugiés d’entrer en Hongrie, et la Commission européenne laisse faire…

LVSL – Cette nationalisation des consciences ne produit pas seulement des mouvements d’extrême-droite, loin de là. Elle est extrêmement polymorphe. Elle produit tout et son contraire. On compte en Europe des mouvements politiques qui se revendiquent de la nation au sens de Charles Maurras, mais aussi, à l’inverse, de Robespierre… Que pensez-vous de ce réinvestissement de l’idée nationale par les forces progressistes, qui s’en servent pour combattre cette mondialisation néolibérale que vous dénoncez ?

Jean Ziegler – La nation double, la nation universelle, au sens de Robespierre ! Je l’approuve. Il ne faut pas, comme intellectuel, être orgueilleux quant aux solutions à apporter, bien que beaucoup le soient. Il y a une grande part d’ignorance, de non-savoir. J’aimerais vous citer une phrase d’Antonio Machado. Elle date de septembre 1939, au moment où la dernière ville contrôlée par les opposants à Franco tombe. Barcelone est en flammes. Les derniers républicains survivants, blessés, boitant, sont désespérés. Le poète Antonio Machado marche, et sifflote. Ses camarades ne le comprennent pas, et lui demandent ce qui lui prend. Il répond : caminante, no hay camino, se hace camino al andar, son tus huellas, etc… (“homme qui marche, il n’y a pas de chemin : c’est en marchant que se trace le chemin, ce sont tes pas, etc… »). Ce fameux poème naît à ce moment-là. C’est tout le mystère qui accompagne l’action politique. Qu’est-ce qu’il faut faire ? Il faut lutter là où vous êtes, en fonction de l’utopie qui vous habite.

Jean Ziegler © Vincent Plagniol pour LVSL

Le 14 juillet 1789, des ouvriers et des artisans du faubourg Saint-Antoine et du Faubourg Saint-Martin marchent sur la Bastille. Le gouverneur de Launay remonte le pont-levis, La Fayette envoie ses bataillons. La Bastille semble imprenable. Et pourtant le peuple de Paris parvient à entrer dans la Bastille, massacre un peu le gouverneur et libère les détenus. Imaginez qu’à ce moment-là, un journaliste posté aux alentours ait demandé à un insurgé : “expliquez-moi quel est le texte de la Constitution de la Ière République [proclamée le 24 juin 1793 ndlr] ?”. Vous voyez bien que c’est absurde ! La Constitution de la Ière République, proclamée quatre ans plus tard, est le produit de la liberté libérée dans l’homme, et de ses initiatives totalement imprévisibles. La Révolution française a libéré des centaines de millions de personnes à travers le monde, et continue à le faire : il n’y a pas une constitution occidentale qui ne soit pas la copie presque conforme de celle de 1793. Des conséquences énormes ont découlé d’événements totalement imprévisibles, se déroulant de façon imprévisible, et libérant des forces que nous ne connaissons pas maintenant. C’est comme cela que ça va se passer ! C’est tout ce que l’on peut savoir.

Regardez les grèves qui ont lieu en ce moment ! Il y a dans le peuple français des gènes rebelles, qui sont assez uniques en Europe. Les grévistes sont, à leur manière, les héritiers des sans-culottes de 1789. Il y a quelque chose d’extraordinaire avec ce qu’a tenté de faire Macron. Il se croyait très habile en déclarant qu’on ne toucherait pas au statut des cheminots en place, seulement à celui de leurs successeurs. C’est ce que je trouve formidable dans cette grève, payée par la précarité pécuniaire dans les familles des cheminots : elle est menée non pas en faveur de ceux qui la font, mais de ceux qui viennent après. Alors qu’ils ne les connaissent même pas ! On aurait pu s’attendre à ce qu’ils n’en aient rien à faire, si on suivait une logique marchande. Mais pour des raisons de solidarité irréductible, ils mettent en jeu leur existence sociale.

« La résurrection de l’ONU est au prix de la disparition du droit de veto »

LVSL – Parmi les mesures destinées à refonder les Nations unies, vous souhaitez mettre en place un « droit d’ingérence humanitaire ». Sa fonction serait de permettre aux Nations unies d’intervenir militairement dans une région ravagée par une crise humanitaire pour y mettre fin ; ce droit d’ingérence humanitaire s’oppose donc à l’inviolabilité de la souveraineté nationale. Pouvez-vous rappeler brièvement le principe de ce droit d’ingérence humanitaire multilatéral ? Ne contient-il pas en germes le risque d’une dérive impérialiste ?

Jean Ziegler – Ce risque existe. Un mot d’abord sur la réforme de la Charte des Nations unies. L’auto-mutilation de l’ONU est terrible. Regardez les sept années de carnage en Syrie, ou les seize années Darfour. Pas un casque bleu, pas un corridor humanitaire, pas une no-fly zone en Syrie à cause du veto russe ! Le ghetto de Gaza est encerclé par Israël et l’Egypte depuis 2006 : 1,8 millions de personnes sur 340 kilomètres carrés sont prisonnières. Pas une intervention de l’ONU à cause du veto américain, qui protège Israël. Au Darfour, depuis seize ans, le dictateur islamiste Omar el-Béchir mène une guerre effroyable contre trois peuples africains qui ont dans leur sous-sol du pétrole, les massalit, les four et les zaghawa. Pas une seule intervention de l’ONU, parce que 11% du pétrole importé par la Chine passe par des voies soudanaises : par conséquent, la Chine protège Omar el-Béchir. Le vrai problème, c’est donc le droit de veto.

Kofi Annan, quand il a quitté le secrétariat général de l’ONU en 2006, a laissé un testament avec notamment une réforme du conseil de sécurité de l’ONU, incluant la disparition du droit de veto en cas de crime contre l’humanité. Les crimes contre l’humanité sont définis de manière très claire dans le statut de Rome de 1998 [l’un des textes à l’origine de la fondation de la Cour Pénale Internationale]. Aujourd’hui, des commissions aux ministères des affaires étrangères de France, d’Angleterre et d’Allemagne se sont mises en place pour examiner la mise en œuvre de cette réforme. Pas pour des raisons morales, mais parce que la guerre en Syrie a eu des conséquences terribles pour les nations qui détiennent le droit de veto : les djihadistes, qui se nourrissent de ce conflit, massacrent au Bataclan, dans le métro de Londres, à Boston, à Moscou ; les six millions de réfugiés qui arrivent aux portes de l’Europe mettent en question le droit d’asile, qui est nié par nombre d’États européens qui mettent des barbelés à la place. Les dirigeants commencent donc à comprendre que seule la diplomatie multilatérale peut mettre fin au carnage en Syrie. En d’autres termes, la résurrection de l’ONU est à ce prix. On se dirige vers cette réforme. Mais tout dépend de la pression de l’opinion publique internationale.

LVSL – Ne craignez-vous pas une potentielle dérive à caractère impérialiste de ce “droit d’ingérence humanitaire” ? On imagine très bien des États occidentaux s’en saisir pour envahir des pays africains, au nom des droits de l’homme, mais pas l’inverse… C’est le contre-argument que vous oppose Régis Debray.

Jean Ziegler – Régis Debray m’a dit, à propos de la Cour Pénale Internationale : “au fond, tu n’es qu’un prédicateur calviniste… Ta Cour Pénale Internationale, c’est de la rigolade, pire, de l’hypocrisie… J’y croirai le jour où le premier général américain sera transféré à La Haye ! ». L’inquiétude est fondée. L’article 4 de la Charte de l’ONU garantit la souveraineté des 193 États-membres. La première intervention humanitaire a eu lieu en 1991 en Irak, quand Saddam Hussein gazait les Kurdes : une no-fly zone a été établie par les Occidentaux. Eh bien je suis absolument persuadé que c’est un progrès. Le préambule de la Charte des Nations-Unies [We, the peoples of the United Nations ndlr] est clair : elle tire sa légitimité des “peuples des Nations unies ». Si un peuple est massacré par son gouvernement, l’article 4 ne joue plus : les Nations unies ont le devoir de protéger ce peuple contre son propre dictateur.

LVSL – L’intervention militaire en Libye de 2011, qui a vu une coalition d’États occidentaux (menée par Nicolas Sarkozy, Barack Obama et David Cameron) renverser le gouvernement libyen en instrumentalisant la résolution 1973 du Conseil de Sécurité de l’ONU, ne montre-t-elle pas les limites de ce genre d’actions ?

Jean Ziegler – Oui, et ce qui s’est passé en Libye est terrible. Tout cela est vrai. Mais notionnellement, conceptuellement, il y a un progrès. À nous, maintenant, de le solidifier et de le concrétiser !

Pour aller plus loin :

  • Les nouveaux maîtres du monde – et ceux qui leur résistent (2002)
  • L’Empire de la honte (2005)
  • La Haine de l’Occident (2008)
  • Chemins d’espérance (2016)