Pasolini, un remède à l’assèchement politique de notre temps

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Pasolini et Fellini. Auteur inconnu. Pas de crédits.

Pier Paolo Pasolini était un écrivain, poète, cinéaste et peintre italien né en 1922 à Bologne et mort assassiné en 1975 près de Rome. Il est connu et reconnu par la force et l’originalité de son œuvre. A la fois marxiste, antifasciste et penseur majeur du fait culturel, il a incarné intellectuellement dans l’Italie moderne une vision singulière et complexe du communisme. Sa poésie a largement dépassé les frontières italiennes, et des films comme Le Décaméron et Salo ou les 120 journées de Sodome ont marqué les esprits et le cinéma. Avec Fellini, Scola et Bertolucci, il fait partie des grands noms du cinéma transalpin.

Comprendre Pasolini, étudier son œuvre et son paradigme, est une tâche d’une complexité folle. D’abord parce que Pasolini a décliné son art et sa soif d’exprimer sa compréhension du monde par de multiples outils et pratiques. Il expliquera d’ailleurs, avant de se raviser, que son passage de la littérature au cinéma était pour lui avant tout une révolution technique, une nouvelle technique littéraire à explorer. Finalement, il y verra un autre langage.

Pasolini est donc un poète, un dramaturge, un cinéaste et un peintre. S’il n’avait pas du subir le traumatisme de l’exil, quitter ses terres natales frioulanes pour gagner la capitale à la fin des années 1940, après avoir été exclu du parti communiste et de l’école où il enseignait suite à des accusations d’actes impurs (il était homosexuel) par l’Église – alors très puissante en Italie -, sans doute serait-il devenu un peintre internationalement reconnu. La composition picturale a toujours été une obsession pour lui. Cela sera d’ailleurs particulièrement vrai dans son cinéma et dans la composition de ses plans. Une certaine religion des choses, c’est-à-dire le fait de trouver une forme de sacré dans un paysage, un sourire ou dans les ruines des civilisations anciennes comme celles de Ravenne, marque son œuvre.

Alors qu’il se promenait sur un petit chemin de pierres totalement désert, il expliqua qu’il faut défendre cette sinueuse voie vicinale au même titre que les plus grandes œuvres, qu’il s’agisse de celles de Pétrarque ou de Dante. Cela implique de défendre le patrimoine de la poésie populaire anonyme comme les plus grandes œuvres artistiques italiennes. Auparavant, il peignait des tabernacles qui représentaient des signes vivants de l’apparition du sacré dans le quotidien comme l’expliquait un de ses amis, le peintre Giuseppe Zigaina. C’est ainsi qu’une larme coulant sur la joue de la vierge Marie dans son Évangile selon Saint Matthieu arrive à incarner la miraculeuse conception car sur le plan suivant apparaît le ventre rond de Marie.

La complexité de Pasolini s’explique donc par la multiplicité et l’originalité de son œuvre mais aussi par ses propres évolutions au fil du temps. Il y a plusieurs Pasolini en réalité. Pour lui, La vieillesse est heureuse, car elle est synonyme « de moins de futur et donc de moins d’espoir ». Cela en fait une source de grand soulagement, comme il l’expliquera. Cette conception a une grande influence sur son œuvre qui évolue avec le temps, qui se fait plus provocatrice et plus ancrée dans l’opposition à la modernité au cours des dernières années. L’émergence progressive du principe de mort fait de même grandement évoluer son œuvre. Cela se traduit par l’idée que la mort ne consiste pas à ne plus pouvoir communiquer, mais à ne plus être compris. On ressent alors la recherche de l’éternel chez Pasolini.

L’esprit de contradiction qui règne dans son œuvre, notamment à travers l’idée d’altérité, est proprement fascinant. « Le poète est, selon Pasolini, précisément celui qui sait se faire l’interprète de cette altérité, celui qui est dans l’histoire pour témoigner d’une vérité poétique qui se tient en dehors de l’histoire – du cours de l’histoire linéaire et progressive que suit la civilisation occidentale – et qui s’oppose à elle » (1). C’est là sans conteste le moteur de sa pensée et de son travail. C’est aussi ce qui le poussera, au soir de sa vie, à voir dans la société de consommation une dynamique d’uniformisation culturelle et esthétique, jusqu’à l’accomplissement d’un certain fascisme. Pour notre poète, la société de consommation et le néocapitalisme « détruisent les différentes réalités individuelles, les différentes façons d’être homme ». La modernité conduit à l’érection d’une prison mentale, métaphysique et artistique où « les dieux s’effritent et de vieux problèmes comme la lutte des classes se dissolvent ».

Ainsi, toute sa vie durant, il cultivera ce goût de la différence et de la singularité, dès l’écriture de ses premiers poèmes et la défense de la culture frioulane. Cela ne l’a pas empêché d’être dans la recherche de l’universel. C’est pourquoi il a cherché à rendre sa parole accessible à tous, y compris et surtout à la classe ouvrière. Cette recherche atteint son point culminant chez le Pasolini cinéaste, le cinéma étant à ses yeux un langage universel, compris par tous, mimesis immédiate de la réalité.

Depuis sa disparition tragique en 1975 sur la plage d’Ostie, près de Rome, dans des conditions encore aujourd’hui mystérieuses, nombreux sont ceux qui ont voulu étouffer son héritage. Certains ont cherché à salir sa mémoire, à ne le présenter que comme un anti-moderniste excentrique. Un regain d’intérêt renaît pourtant pour sa parole et son œuvre, qui puisent leurs racines chez Antonio Gramsci. Il n’y a là aucun hasard. Un monde s’écroule avec violence et nous sommes, jeunes générations, sans boussole, dévorés par l’horrible dilemme entre le renoncement tragique et le rêve d’une nouvelle civilisation qui reste à édifier. Tant que nous serons empêtrés dans ce dilemme, alors Pasolini restera pour un moment encore bien vivant.

Guillaume SAYON

(1) Manuele Gragnolati, Christoph F.E. Holzhey, Davide Luglio, Revue des études italiennes, colloque Pier Paolo Pasolini entre régression et échec, Université Paris-Sorbonne, 9-10 maggio 2014