Un spectre hante la gauche : le spectre du Mitterrandisme

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Il y a 21 ans, le 9 janvier 1996, François Mitterrand meurt seul dans un appartement parisien. 21 ans, c’est précisément le temps pour atteindre une majorité absolue, complète, qui va au-delà de l’insouciance de la prime majorité civile à 18 ans. C’est aussi une majorité qui prend le temps de se construire. Et justement ce temps peut parfois être long. 21 interminables années. Surtout quand on n’arrive pas à progresser. Surtout quand il est impossible de se détacher de ce même 9 janvier, et de ce qui s’y est joué tacitement et sans bruit.

Il ne s’est toutefois rien passé d’extraordinaire dans cette chambre parisienne le 9 janvier 1996. Un cancéreux qui rend l’âme c’est un fait certes morbide mais banal et même prévisible. Le problème est qu’on ne savait qu’en faire de cette banalité, de cette mort. On avait beau y avoir été préparé, elle encombrait. Vague impression de vide du pouvoir. On allait pourtant tenter de le combler ce vide. Dans la journée, prit place tout un défilé d’interventions plus ou moins maladroites, tentant de retracer la carrière du défunt, d’en faire le bilan, d’en tirer les leçons, bref d’écourter l’événement. Analyses de politologues, hommage vague et embarrassé du PS de Lionel Jospin, discours télévisé de Jacques Chirac, rien n’y fit. Le cadavre resta chaud et le souvenir brûlant. On accéléra alors le processus : le 11 janvier, jour des obsèques, fut déclaré deuil national. Une fois encore, le cérémoniel servit à noyer le souvenir, calmer les esprits, et indiquer doucement au défunt sa place : celle d’une tombe à l’écart de la vie qui continue. Tout sembla rentrer dans l’ordre. Pourtant le soir un peu partout en France (mais comme toujours surtout à Paris), les gens se réunirent. Ils allumèrent des cierges sur les grandes places, y déposèrent des roses et des photos de l’ancien président. Dans ce qui prit l’allure d’un recueillement certains pleuraient même. Mais que pleuraient-ils au juste ? Quelques larmes furent peut être adressées à l’homme lui-même, à sa carrure, mais tout ces sanglots pour un même cadavre ? Non ce n’est pas ça. C’est plus complexe, et plus profond aussi. La blessure venait de la fin d’une époque, emportant avec elle son lot d’espoirs à jamais inassouvis, et d’un avenir peut promis aux lendemains qui chantent. Ces larmes versées le 11 janvier 1996 au soir sont le pendant de celles qui coulèrent un autre soir de mai 1981. Des larmes au goût bien amer vinrent remplacer celles qui, autrefois, étaient pleines d’espoir.

Car de l’espoir il y en avait en 1981 et ce fut lui qui mena Mitterrand à la présidence dans une ascension irrésistible. Tant de choses étaient alors à faire : écarter une droite assoupie sur le trône depuis 23 ans, imposer une alternative radicale, concrétiser le socialisme, changer la vie… Cela pouvait sembler beaucoup, trop énorme pour être réalisable, et pourtant on y croyait. Tout se passa même sans accroches les premiers temps. Hausse du SMIC, diminution du temps de travail et cinquième semaine de congés payés, nationalisation d’entreprises, abolition de la peine de mort, décentralisation : l’heure était aux réformes sociales. Elle allait donc enfin venir cette révolution socialiste que nombreux appelaient de leurs vœux depuis si longtemps !

Malheureusement l’état de grâce fut de courte durée. Il battait déjà de l’aile au bout d’une année et une de plus suffit pour que le fameux « principe de réalité » resurgisse de l’ombre, comme un vieux démon guettant son heure. Après les temps de liesse il y eut donc le tournant de 1983, puis la défaite de 1986, et ensuite vint une seconde présidence, dans laquelle ni le socialisme ni les ambitions 1981 n’avaient leur place. Il fallait désormais manœuvrer prudemment et surtout se défendre contre la droite. Bascule de la politique avec un P majuscule à la politique avec un petit P, de l’espérance du changement à la guerre politicienne en rangée serrée. Comme il avait pris une drôle de tournure ce règne…

Sous l’action plus ou moins directe de Mitterrand bien des choses changèrent durant ce long règne de 14 ans, qui laissa la gauche transformée. Le socialisme fut peut-être la première victime. Face à une économie française déjà en voie de désindustrialisation qui faisait progressivement le deuil de sa classe ouvrière et de sa paysannerie, le programme commun (base de l’alliance avec les communistes) apparut vite en inadéquation avec la réalité. Les nationalisations de 1982 encombrèrent ainsi longtemps un gouvernement qui n’en avait que faire, avant d’être vendues à divers groupes (trop contents de pouvoir racheter des sociétés recapitalisées) en 1993 par la droite puis en 1997 par la gauche… L’opprobre allait longtemps peser sur le mot de « socialisme » (comme sur celui de politique interventionniste d’ailleurs) jugé désormais au mieux archaïque et au pire utopiste. Toutefois on ne pouvait pas laisser le parti sans projets ni perspectives, il fallait lui trouver une nouvelle direction et c’est l’Europe qui fut choisie. Elle fut le nouvel horizon de Mitterrand pour son second mandat, et devint progressivement ce qu’elle est encore : une solution par défaut.

Outre cet abandon des idéaux, les présidences de Mitterrand marquèrent surtout la pratique même du pouvoir. Ses deux mandats représentèrent en effet un virage vers la politique politicarde, celle qui cherche avant tout à défendre la place occupée, et à en jouir aussi. Pour cela, il fallait d’abord affaiblir la droite et une option toute trouvée se présenta : la meuler par l’extrême-droite. Ce fut chose faîte en donnant accès aux plateaux télévisés à Jean-Marie Le Pen et en mettant en place un scrutin proportionnel pour les législatives (en 1985), donnant ainsi une toute autre ampleur et stature à un FN encore hésitant dans ses premiers succès. Cependant tout les dangers ne viennent pas de l’extérieur, Mitterrand fidèle lecteur de Machiavel savait cela, et œuvra pour ne pas se faire devancer dans son propre parti par une alternative plus construite. Voire plus inspirante. L’éviction de Michel Rocard en 1991 (après trois ans en tant que premier ministre) en fut l’exemple même. Mitterrand, qui ne se reposait sur rien d’autre que sa carrure, était en effet bien démuni face à un Rocard portant un projet plus cohérent (celui de la social-démocratie). En éliminant tout potentiel rival et concentrant ainsi le pouvoir autour de sa personne, Mitterrand donnait naissance à véritable un phénomène de cour, lui-même suivi par une diminution de la moralité publique (que penser d’autre de l’entrée de Bernard Tapie en politique durant ces années-ci). Ajoutons à cela un exercice autoritaire de l’État notamment marqué par la mise en place d’un réseau d’écoutes téléphoniques, et nous obtiendrons un portrait assez effrayant : celui d’un pouvoir en roue libre, qui ne différencie plus son propre intérêt du bien collectif, et qui s’enfonce progressivement dans la paranoïa… Difficile alors de composer avec un tel héritage, d’en faire oublier les excès.

C’est pourtant ce que la gauche eut à faire juste dès 1995 Du moins celle du PS de Lionel Jospin, sorti vainqueur d’une tumultueuse primaire interne et qui avait bien du mal à s’imposer tant l’ombre mitterrandienne était encore forte. Ailleurs à gauche, on était exsangue aussi bien idéologiquement que politiquement. Le Parti Communiste mourrait lentement, et rien ne semblait pouvoir constituer une alternative. Plus personne pour venir disputer la part du lion à un PS pourtant dépourvu de projets. 14 ans années de règne avaient été acquises au prix de la disparition de toute pensée critique.

C’est sans doute tout ça que pleuraient ces anonymes le 11 janvier 1996 au soir. Un peu pour la mort d’une époque, et beaucoup pour des rêves déçus. 1981 devait leur sembler plus loin que jamais. Nul changement de la vie en perspective, rien d’autre qu’un consensus néolibéral déclamé désormais partout sur l’échiquier politique. L’avenir n’était plus aux utopies.

Tout cela peut sembler avoir pris place il y a fort longtemps. Pourtant force est de constater que nous ne sommes pas sorti de ce deuil politique entamé en janvier 1996. La présidence de Mitterrand a soulevé bien des problèmes, et bien que certains aient été résolus, nombre d’entre eux demeurent douloureusement d’actualité. 

Que faire de l’Europe ? Sommes nous condamnés à devoir toujours la considérer comme un projet de secours, comme « l’indépassable horizon de notre époque » (pour reprendre Sartre), sans nulle marge de manœuvre face à ses dogmes économiques et sociaux ? Est-il nécessaire de passer par le charisme d’un personnage providentiel pour rassembler la gauche et la rendre « présidentiable » ? N’existe-il donc aucune autre façon d’établir une hégémonie pour accéder au pouvoir ? Comment résister à la perversion inhérente à l’exercice du pouvoir ? Comment gouverner sans basculer ni à droite (c’est à dire dans l’illusion de l’immuabilité des choses) ni dans l’autoritarisme ? Et surtout vers où puiser un renouveau idéologique, où chercher l’élan d’un nouveau projet politique ?

Il serait légitime de se sentir fort impuissants face à tant de problèmes et être ainsi tentés de baisser les bras. Voilà 21 ans que l’on peine à trouver des réponses, pourquoi nous apparaîtraient-elles maintenant ? Ce serait toutefois oublier que si 21 années peuvent sembler longues, c’est justement car cette durée est bien nécessaire. Il faut en effet du temps et de l’expérience pour accéder pleinement à l’état de majorité, et pouvoir alors s’émanciper, agir par soi-même, et s’affranchir de son passé. Ce qui nous était impossible jusqu’ici, nous en sommes peut-être capables aujourd’hui. N’ayons donc pas honte d’agir en idéalistes en voulant tuer, une bonne fois pour toute, l’ombre de Mitterrand. Car si nous ne revendiquons pas notre autonomie maintenant, nous prenons le risque de ne jamais pouvoir nous défaire de son emprise. Il s’agit d’aller au-delà de la fatalité, de croire en nos capacités à porter nos utopies, à nous battre pour leur créer une place, et de ne surtout jamais céder face à la bassesse des jeux de pouvoir. Ce sont là les conditions pour que ce si terrifiant spectre arrête de nous hanter, s’en retourne à Jarnac, et y reste.

Ce qui effraie dans Mitterrand, c’est l’impossibilité d’agir autrement qu’en l’imitant. Il nous reste donc à nous persuader du contraire, en pensée d’abord, dans les faits ensuite.

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