Comment le système médiatique a poussé les électeurs à choisir entre la peste et le choléra

Les urnes ont tranché. Ce sera la France en marche contre la France bleu marine. Si l’on excepte les soupçons anecdotiques de fraude qui pèsent ici et là, c’est tout à fait démocratiquement qu’ont été sélectionnés les deux finalistes. Dans un pays où les citoyens passent en moyenne quatre heures par jour devant leur télévision, il n’est cependant pas interdit de s’interroger sur le rôle qu’a joué le système médiatique dans l’issue du scrutin. 


Le cas Macron

Les grands médias se sont plus à dépeindre l’arrivée d’Emmanuel Macron au second tour comme une victoire arrachée de haute lutte. Parti de rien, le mouvement initié par l’ex-ministre serait arrivé en première position le 21 avril à l’issue d’une “incroyable campagne”, soutenu par une population enthousiaste en quête de renouveau, désireuse d’entreprendre sans être entravée par ce maudit Code du Travail et de fonder des “start-up” à n’en plus finir.

Le soutien massif des grands patrons de presse à la campagne de Macron, bien entendu, n’est pour rien dans son succès.

Le fait que Vincent Bolloré, dixième fortune française et actionnaire majoritaire de Canal+, ait apporté un soutien enthousiaste à Emmanuel Macron, n’a eu, bien entendu, aucune incidence sur la victoire de celui-ci. Les 30% de temps d’antenne dont a bénéficié Emmanuel Macron sur Canal+ (dont l’audience dépasse régulièrement le million de téléspectateurs) du 1er mars au 21 avril 2017, n’est, en aucun cas, un élément qui permette d’expliquer le succès de la campagne d’En Marche.

Pas plus que celui de Pierre Bergé l’un des principaux actionnaires du journal Le Monde (entre autres) ou encore celui de Bernard Arnault, première fortune française, onzième mondiale et propriétaire du Parisien et des Echos.

Macron, deuxième candidat le plus pauvre ?

Passons sur le ridicule qu’a pu prendre la surmédiatisation des moindres faits et gestes d’Emmanuel Macron par la grande presse. Celle-ci a moins contribué à sa victoire en faisant sa publicité qu’en passant sous silence certaines affaires qui auraient pu lui coûter cher en terme électoraux. L’estimation de son patrimoine personnel à 35.000€ en 2017, par exemple, après avoir gagné deux millions d’euros à la Banque Rothschild, qu’il a quitté en 2014; ce qui supposerait que Macron a dépensé un Smic par jour pendant trois ans… Une estimation aussi étonnante aurait du susciter, du moins la perplexité, sinon la curiosité de la grande presse; mais questionner l’intégrité du protégé de la onzième fortune mondiale n’est pas de l’ordre de l’envisageable dans les grands quotidiens ou sur les ondes des chaînes privées.

Marine le Pen: le diable de confort

Le rapport du système médiatique au Front National est bien plus ambigu qu’il n’y paraît. En apparence, les choses sont claires : le Front National s’en prend aux “journalistes du système” et les “journalistes du système” s’attaquent violemment au Front National. Cette analyse prend du plomb dans l’aile si on prend en compte le temps d’audience dévolu aux représentants du Front National. Florian Philippot décroche le record d’invitations aux matinales des émissions de radio lors des élections européennes, puis en 2014 et 2015.

Durant la semaine qui a clôturé le mois de février 2017, c’est Marine le Pen qui a bénéficié du temps d’antenne le plus long après Emmanuel Macron.

De quoi relativiser la posture “anti-système” du Front National. En réalité, le Front National est la béquille indispensable du système médiatico-politique, son pôle négatif sans lequel il ne pourrait exister. La surmédiatisation du Front National permet d’assimiler toute proposition contestataire à une idée d’extrême-droite. Pour reprendre la terminologie du secrétaire national du PS Jean-Christophe Cambadélis, l’un des idéologues du consensus néolibéral dominant, le monde politique serait fracturé entre les “progressistes” d’un côté, et les “nationaux-populistes” de l’autre.

La défense de la souveraineté populaire face à la mondialisation capitaliste, la sortie de l’euro ou la critique populiste de la classe dominante seraient ainsi des idées d’extrême-droite.

Sans le moindre esprit critique, le monde médiatique a ainsi avalisé le soit-disant tournant social du Front National (qui date de 2008). Double bénéfice : le Front National devient l’alternative populiste officielle au système néolibéral ; une aubaine pour ses partisans, car le candidat qui est porté au second tour face au Front National est assuré de l’emporter. D’un autre côté, cette opération de communication permet aux éditorialistes d’effectuer un parallèle incessant entre la France Insoumise et le Front National, réunis sous la même étiquette “populiste”.

 

Jean-Luc Mélenchon: le retour de l’homme au couteau entre les dents

Le ton de la presse s’est considérablement durci à l’égard de Jean-Luc Mélenchon lorsqu’il s’est envolé dans les sondages. Le Figaro, qui saluait le “talent”, la “culture” et le “courage” du candidat lorsqu’il stagnait autour de 13% dans les sondages, s’est fendu d’un éditorial en forme de tract des années 30 intitulé “Maximilien Ilitch Mélenchon” (en référence à Maximilien Robespierre et Vladimir Ilich Oulianov, “Lénine”) pour assimiler le candidat de la France Insoumise aux partisans du système soviétique lorsqu’il s’est mis à talonner François Fillon.

La percée de Jean-Luc Mélenchon était clairement inacceptable pour les éditorialistes qui escomptaient un Front National au second tour pour faire gagner son concurrent libéral. À deux semaines du premier tour, Patrick Cohen a déclenché une polémique sur un point du programme de la France Insoumise : l’intégration de la France dans l’ALBA, alliance altermondialiste fondée par Hugo Chavez et Fidel Castro. Cette polémique, qui a duré plusieurs jours, a permis aux éditorialistes de repeindre Jean-Luc Mélenchon en partisan d’une “tyrannie révolutionnaire” et de parasiter sa campagne au moment où elle commençait à prendre son envol. Les mêmes éditorialistes se sont faits beaucoup plus discrets sur les liens, autrement plus compromettants, d’Emmanuel Macron avec les monarchies du Golfe. Celui-ci avait en effet avalisé et soutenu un contrat signé sous la présidence de F.Hollande qui prévoyait la vente de 10 milliards de dollars d’armes à l’Arabie Saoudite. Visiblement, si un régime “tyrannique” n’est pas “révolutionnaire”, s’il ne commet pas le crime de résister à l’hégémonie occidentale et de redistribuer ses richesses en faveur des plus pauvres, il n’a rien de condamnable. 

Assez curieusement, aucun média n’a songé à publier un éditorial intitulé “Bandar al-Macron”…

Le règne du consensus libéral comme seul horizon

L’idéologie qui domine au sein du système médiatique est celle qui s’est imposée comme une évidence dans les sphères dirigeantes depuis la Chute du Mur de Berlin, c’est-à-dire le néolibéralisme. Aux yeux des néolibéraux, le marché est le principe régulateur de la société, et tout ce qui se met en travers de sa domination totale doit être écarté. Les métaphores filées qu’affectionne Emmanuel Macron sur le thème du mouvement (“libérer les énergies”, “mettre fin aux entraves qui  paralysent notre société”, “mettre la France en marche”) sont autant de manières d’exprimer la nécessité de faire sauter les structures qui mettent un frein à l’emprise totale du marché sur la vie des individus et de la société (le Code du Travail, la sécurité sociale…) ; raison pour laquelle cette rhétorique a rencontré un tel écho au sein du système médiatique.

Conséquence de ce principe : la promotion illimitée de la “liberté” de l’individu, au sens où l’entendent les partisans du néolibéralisme, c’est-à-dire la liberté d’entreprendre, de travailler ou de consommer. Le libéralisme, parce qu’il promeut la liberté du marché, promeut aussi celle de ses agents économiques. Comme entrepreneur, l’individu doit être “libre” de fonder son entreprise et de la diriger comme il l’entend. Comme travailleur, il doit être “libre” de travailler sans ces restrictions gênantes que sont les 35 heures ou autres entraves que l’on trouve dans le Code du travail. Comme consommateur enfin, il doit être “libre” de consommer sans frein, à l’abri de toutes formes de contraintes. L’auto-entrepreneur, le travailleur méritant et le consommateur heureux sont ainsi élevés au rang d’idéal anthropologique par l’idéologie dominante. Le but de la vie de l’individu est de fonder une start-up, devenir un travailleur indépendant ou chercher à devenir milliardaire.

On comprend que tout programme qui ne mette pas en avant la liberté illimitée de l’individu soit immédiatement disqualifié au sein de la sphère médiatique. La collectivité, la société, le peuple ou la nation sont des concepts abstraits et artificiels aux yeux des néolibéraux; à leurs yeux, seul l’individu existe. Tout projet collectif sera donc stigmatisé comme “collectiviste” ; la référence au peuple sera qualifiée de “populiste” ; toute analyse qui considère la société comme un tout sera rejetée comme “totalitaire”.

Le rôle de l’individu est de travailler, de produire et de consommer pour son profit personnel ; certainement pas de contribuer à une aventure collective au sein d’une entité qui l’excède comme la société, le peuple ou la nation. La politisation de l’individu est donc aux yeux des néolibéraux la dernière des monstruosités : c’est un défi lancé à sa destinée naturelle, celle qui consiste à devenir un consommateur satisfait et un travailleur docile. On comprend donc que le projet de la France Insoumise par exemple, qui consiste à réécrire la Constitution dans le but d’impliquer quotidiennement les citoyens dans la vie de la cité, ait été si violemment rejeté par la grande presse; il poussait au crime suprême: inciter les individus à quitter leur statut de consommateurs pour devenir citoyens.

La peste ou le choléra ?

Cet individualisme exacerbé prôné par le système médiatique et incarné de manière caricaturale par le mouvement d’Emmanuel Macron a été accueilli d’une manière, sinon hostile, du moins peu enthousiaste par la population. Il contredit de manière flagrante l’idéal républicain en promouvant la lutte de tous contre tous. Deux mouvements présidentiables ont mis en avant leur volonté (réelle ou de façade) de résister à cette casse néolibérale pendant cette élection : le Front National et la France Insoumise. Le temps d’antenne dévolu à chacun (26.000 minutes du 1er février 2017 au 21 avril pour Marine le Pen contre 17.000 pour Jean-Luc Mélenchon) a nettement favorisé le Front National. Une sous-médiatisation qui a coûté cher au candidat de la France Insoumise. Une étude de Marianne a tâché d’établir quel candidat était le plus convaincant, en comparant le nombre de voix obtenues le 21 avril au temps de parole des candidats. C’est Jean-Luc Mélenchon qui, selon ces critères, est le candidat le plus convaincant puisqu’il a obtenu 668 voix par minutes, contre 517 pour Marine le Pen. Cette étude permet aux auteurs de l’article d’écrire qu’à “temps de parole égal, le second tour aurait pu opposer Mélenchon à Macron”.

De gauche à droite: le temps d’antenne des candidats, du 1er février au 21 avril. Le nombre de voix qu’ils ont gagné par minute d’exposition médiatique.

Quel que soit le crédit que l’on accorde à cette étude, un fait semble difficile à contester : le Front National, étant largement plus médiatisé que la France Insoumise, a fini par être considéré comme l’alternative la plus solide au système néolibéral par l’électorat protestataire, même s’il était jugé moins convaincant par les électeurs; c’est donc ce mouvement qui a été porté au second tour et non la France Insoumise. Une issue qui réjouit le éditorialistes de la grande presse : face à un Front National limité par un plafond de verre et qui suscite un réflexe de “front républicain”, leur poulain est sûr de l’emporter. Jusqu’à la prochaine élection ?

 

Crédits :

  • https://www.marianne.net/culture/la-liste-noire-de-lactionnaire-totalitaire-vincent-bollore-canal
  • http://lvsl.fr/macron-le-nanti-systeme
  • http://lvsl.fr/front-national-parti-anti-systeme-propulse-medias
  • http://lvsl.fr/quand-macron-soutient-vente-armes-arabie-saoudite