Affronter la complexité politique de la Terreur

Marat ayant une conversation animée avec Danton (debout) et Robespierre (assis) par Alfred Loudet, 1882

« Si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, le ressort du gouvernement en révolution est à la fois la vertu et la terreur : la vertu sans laquelle la terreur est funeste ; la terreur sans laquelle la vertu est impuissante. » Lorsqu’il prononce ces phrases le 5 février 1794, Robespierre se fait-il le théoricien d’un mode autoritaire de gouvernement, en rupture avec les aspirations de 1789 ? Plusieurs historiographies se sont longtemps affrontées à ce sujet : l’une concevant la Terreur comme un système politique, que ce soit pour exalter les révolutions ou condamner les « totalitarismes » du XXème siècle. L’autre comme une série de proclamations du Comité de salut public et de la Convention effectuées sous la pression populaire, sans unité idéologique ou implications juridiques systématiques. Jean-Clément Martin (auteur de La fabrication d’un monstre, Perrin, 2016 ; La Terreur, Perrin, 2017 ; Les échos de la Terreur. Vérités d’un mensonge d’Etat, 1794-2001, Belin, 2018) revient sur cette controverse [1].

Et s’il fallait sortir des guerres de tranchées historiographiques (franco-française de surcroît) pour revenir aux faits, surtout pour s’intéresser au sens des mots, et comprendre pourquoi Robespierre tient ces propos le le 5 février 1794 -17 pluviôse ?

Lorsqu’il les énonce devant la Convention dans un discours consacré aux « principes de morale politique qui doivent guider la Convention nationale », Robespierre incarne la ligne prise par le Comité de salut public pour contrôler les représentants en mission, les armées et toutes les institutions chargées de la répression des « contre-révolutionnaires » (terme tellement imprécis qu’il faut lui mettre des guillemets). Concrètement, les Montagnards au pouvoir sont en train d’empêcher les sans-culottes de mener une politique autonome. Dans le même temps, Robespierre prend aussi ses distances avec ceux que l’historiographie qualifie d’Indulgents (Danton et Desmoulins en tête) qui accusent déjà depuis des mois les mêmes sans-culottes des violences commises en France et notamment à Lyon.

On verra plus loin qu’il ne faudrait pas durcir ces oppositions, les choses étant beaucoup plus complexes. Même si Robespierre est alors un personnage important, il n’est pas encore au faîte de sa puissance – ce qui sera vrai quelques mois plus tard – et dans l’immédiat, il doit expliquer le renforcement du rôle du Comité sans être soupçonné de vouloir établir la dictature, ou pire la tyrannie.

Le texte vrombit de formules frappantes comme : « nous voulons substituer […] la morale à l’égoïsme, la probité à l’honneur, les principes aux usages », mais l’essentiel tient bien à la nécessité de l’association entre vertu et terreur. La terreur est « la justice prompte, sévère [et] inflexible » qui s’abat sur les ennemis et qui épargne les « citoyens paisibles » et vertueux, parce que « si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, le ressort du gouvernement populaire en révolution est à la fois la vertu et la terreur ; la vertu, sans laquelle la terreur est funeste, la terreur, sans laquelle la vertu est impuissante » – phrases régulièrement citées et non moins régulièrement mal comprises.

Ceux qui réclament la terreur ou l’indulgence n’étaient pour Saint-Just que les « deux visages » d’un seul ennemi. Même si des violences terribles ont lieu, le refus d’un « système de terreur » est sans équivoque.

Le rapprochement est audacieux mais justifié par l’obligation de gouverner de façon « révolutionnaire ». Robespierre rappelle l’évidence : la France n’est pas en paix, les règles de la démocratie ne peuvent donc pas s’appliquer. Mais la formule choisie pour justifier et expliquer le mode de gouvernement tient à ce paradoxe : « le gouvernement de la Révolution est le despotisme de la liberté contre la tyrannie ». La formule est vue comme un oxymore énigmatique et un pari risqué. La signification est pourtant sans équivoque. Avec d’autres, comme Barère, Robespierre juge que si la terreur est en elle-même le « ressort du gouvernement despotique », dans cette situation de guerre elle peut être exercée par le Comité de salut public, et par lui seul, parce qu’il dispose de la violence légale et qu’il peut recourir à des mesures arbitraires pour assurer la victoire de la liberté, ce qui doit être compris comme un sacrifice réalisé par ses membres dévoués jusqu’à la mort à la Révolution. Il n’y a pas d’ambiguïté ni dans cette position sacrificielle – fréquente chez Robespierre – ni dans son objectif politique – le toute-puissance du Comité.

La compréhension tient plus de Max Weber sur la violence légitime que de Carl Schmitt sur la radicalité inhérente au pouvoir. Car ce discours n’est pas une apologie d’un régime de « terreur » que la Convention a rejeté expressément à plusieurs reprises, à commencer par le 5 septembre 1793. Ce jour-là, les sans-culottes étaient venus réclamer la création d’une armée révolutionnaire et ce n’est qu’au terme d’échanges enflammés que Barère, au nom du Comité de salut public, avait remercié les « braves sans-culottes » d’avoir demandé « la mise de la terreur à l’ordre du jour » et leur avait annoncé la création de « l’armée révolutionnaire » (un corps ne rassemblant que des sans-culottes) qui allait être privée toutefois d’un tribunal et d’une guillotine. La quasi-unanimité des députés avait refusé que la terreur puisse être mise « à l’ordre du jour » d’une façon ou d’une autre et aucune mesure de « terreur » n’avait – et ne serait – donc été institutionnalisée ou organisée par aucun décret d’application.

Il est cependant indéniable que la demande d’exercer la « terreur » contre les contre-révolutionnaires (le mot n’a toujours pas de sens précis) courait dans ce moment de guerre civile et étrangère, ceci expliquant qu’un certain nombre de comités révolutionnaires, de députés envoyés en mission et de généraux ont pu se prévaloir de la déclaration de Barère pour mettre « la terreur à l’ordre du jour » dans le cadre de leurs fonctions. Il est tout aussi indéniable que la Convention laisse ces évocations de la terreur circuler de façon ambiguë et controversée pour ne pas se couper des sans-culottes mobilisés contre les Vendéens.

Pas d’étonnement donc à voir un de ces soldats affirmer que « dans une révolution et dans un moment, où la terreur était à l’ordre du jour, il était permis de s’écarter des lois et de prendre des mesures de circonstances », de lire que des municipalités ou des sociétés comme celle de Castelnau-Montratiet (dans le Lot) attendent des représentants qu’ils portent « la terreur et l’effroi » dans l’esprit des ennemis, ni d’apprendre que Laplanche, représentant en mission dans le Loiret et dans le Cher, proclame qu’il a mis « la terreur à l’ordre du jour » en taxant « les riches et les aristocrates ».

En revanche, la déclaration de Danton, prototype des « indulgents », le 26 novembre est plus étonnante : « il est faux que j’aie dit qu’il fallait que le peuple se porte à l’indulgence. J’ai dit au contraire que le temps de l’inflexibilité et de la vengeance nationale n’était point passé. Je veux que la terreur soit à l’ordre du jour ; je veux des peines plus fortes, des châtiments plus effrayants contre les ennemis de la liberté ; mais je veux qu’ils ne portent que sur eux seuls. » Concluons que d’une part Robespierre n’a pas dit autre chose ! et que d’autre part, cela doit servir d’avis donné à tous ceux qui piochent les formules qui les arrangent en oubliant tout ce qui les entoure et les explique.

Revenons en février 1794, quand les jeux sont faits. Les sans-culottes affaiblis définitivement par la campagne menée en Vendée et la répression de Lyon tentent maladroitement de prendre le pouvoir et sont guillotinés en mars. Danton et à ses amis – qui subissent le même trois semaines plus tard – sont discrédités par leurs manœuvres politiques compliquées, par leurs implications financières peu orthodoxes et peut-être même par leur réussite quand ils ont fait voter l’abolition de l’esclavage malgré l’opposition d’une partie des membres du Comité de sûreté générale (et le silence de Robespierre).

Comment parler de la Terreur en 1793 et dans les six premiers mois de 1794 ? Plus clairement que Robespierre, Saint-Just avait, le 26 février – 8 ventôse, justifié la « justice inflexible » de la Révolution mais condamné la « terreur » comme « arme à deux tranchants » qui passe « comme un orage ». Ceux qui réclament la terreur ou l’indulgence n’étaient pour lui que les « deux visages » d’un seul ennemi. Même si des violences terribles ont lieu, le refus d’un « système de terreur » est sans équivoque.

Robespierre n’a pas eu d’autre position. Dans « les circonstances orageuses où se trouvent la République », les ennemis sont de plusieurs sortes « l’aristocratie qui se constitue en sociétés populaires », les prêtres qui « ont abjuré leur charlatanisme » ou le noble masqué. Pour lui, il fallait éliminer les « ultra » et les « citra » révolutionnaires (« aristocrates » à talons rouges ou à bonnets rouges) accusés de participer ensemble à la Contre-Révolution. Cette double accusation ne désignait pas des groupes ou des individus précis mais permettait de placer le Comité de salut public en arbitre.

Le mot « terroriste » est entériné en 1798 par le dictionnaire de l’Académie française (…) « masc. Agent ou partisan du régime de la Terreur qui avait lieu par l’abus des mesures révolutionnaires. » Dans les mois qui suivent tout un imaginaire, encore bien vivant en 2023, identifie la « Terreur » à la guillotine et aux pires exactions, et bien entendu à la guerre de Vendée.

Jusqu’à l’été 1794, la Terreur n’a été ni un système, ni un moyen de gouverner. Faut-il rappeler la Convention éjectant de la salle, le 4 avril 1794-15 germinal an II, une députation de la société populaire de Sète qui voulait mettre « la mort à l’ordre du jour » ? Son président estime que « ce n’est pas la mort qui est à l’ordre du jour, mais la justice » et qu’un tel langage est « indigne d’un républicain ». L’examen des textes législatifs est irrécusable. De juin ou d’août 1792 à août 1794, les instances gouvernementales et les assemblées élues ont instrumentalisé les mouvements des sans-culottes qu’elles ont empêché d’accéder au pouvoir, avant de les éliminer totalement de la compétition politique. Il ne devrait pas être possible de parler de « la Terreur » sans prendre en considération ces transactions continuelles entre groupes et mouvements politiques.

Faut-il même comprendre le discours de Robespierre comme une actualisation de Blaise Pascal qui écrivait : « la justice sans la force est impuissante, la force sans la justice est tyrannique » et « la justice sans force est contredite parce qu’il y a toujours des méchants » ? Pascal concluait : « il faut donc mettre ensemble la justice et la force ; et pour cela faire que ce qui est juste soit fort, ou ce qui est fort soit juste ». En toute logique Robespierre, dans son dernier discours, le 8 Thermidor, dénonce ceux qui veulent mettre en place un « système de terreur ». S’il commet l’erreur de ne pas les nommer, ceux-ci se dévoilent eux-mêmes dans un renversement stupéfiant.

Quand Robespierre et plus d’une centaine d’hommes considérés comme ses complices sont exécutés entre le 10 et le 12 Thermidor (28-30 juillet 1794), il est alors comparé à un tyran. Tout change le 28 août 1794-11 fructidor an II quand Tallien qualifie de « système de terreur » ce qui a été vécu en France jusqu’au 9 Thermidor. Notons qu’il ne propose pas de date pour le début de la chose ; il aurait été alors obligé de se compter parmi les fondateurs pour avoir été proche des massacreurs de septembre 1792. En faisant oublier la part importante qu’il a prise personnellement dans les violences, il explique aussi que la Terreur (la majuscule s’impose ici) a frappé les personnes non en raison de ce qu’elles ont fait, mais en raison de ce qu’elles étaient. « Il y a, pour un gouvernement, deux manières de se faire craindre ; l’une qui se borne à surveiller les mauvaises actions, à les menacer et à les punir de peines proportionnées ; l’autre consiste à menacer les personnes, à les menacer toujours et pour tout, à les menacer de tout ce que l’imagination peut concevoir de plus cruel. » En montrant comment « le gouvernement » a étendu sa main meurtrière sur le pays et exercé un pouvoir arbitraire sur tous les citoyens, il donne une explication de 1793-1794 qui est reprise jusqu’à aujourd’hui.

Cette lecture fait de Thermidor une libération dans tous les domaines. Les prisons sont vidées, les journaux ne sont plus censurés, dans les grandes villes les « merveilleuses » s’habillent à « la victime » et les « muscadins », qui arborent des habits rappelant la mort du roi, mènent la chasse aux « terroristes ». Le mot est inventé alors et entériné en 1798 par le dictionnaire de l’Académie française. Si l’article « TERREUR » ne fait pas allusion aux événements récents, l’article « TERRORISTE » est libellé ainsi : « masc. Agent ou partisan du régime de la Terreur qui avait lieu par l’abus des mesures révolutionnaires. » Dans les mois qui suivent tout un imaginaire, encore bien vivant en 2023, identifie la « Terreur » à la guillotine et aux pires exactions, et bien entendu à la guerre de Vendée.

Une des conséquences essentielle de ce renversement est de faire de « La Terreur » une catégorie de l’histoire universelle. « La Terreur » explique logiquement le chaos des événements qui se sont succédé depuis 1791-1792 et que l’exécution de Robespierre est censée supprimer. En 1798, Kant maintient sa condamnation du moralischer Terrorismus hérité des manœuvres des hommes politiques et du clergé d’avant 1789, mais impute les actes cruels, die Greueltaten, à la volonté des révolutionnaires d’instaurer une Demokratie, régime qu’il considère comme impossible et despotique, mais qu’il ne qualifie pas de terreur.

En 1811, Hegel joue le rôle clé en publiant la Phénoménologie de l’Esprit. La Schreckensherrschaft (le règne de la terreur) devient une phase de l’histoire du monde, l’expression de la négativité dans le processus de libération de l’Esprit. La Terreur est résumée avec la formule bien connue : « c’est ainsi la mort la plus froide et la plus plate, sans plus de signification que de trancher une tête de chou ou d’engloutir une gorgée d’eau. » C’est « l’Homme de la Liberté absolue » certain que le « Ciel [est] descendu sur Terre » croyant représenter l’humanité en général, qui a anéanti la Liberté absolue et a provoqué « la Terreur » ; ainsi le processus débouche sur « l’extermination de tous les membres de la Société », « la Terreur [n’étant] en fait que le suicide de la Société même ».

Pour beaucoup de nos contemporains, « la Terreur » réduit toute l’histoire à la hache de la Révolution tombant sur le cou des victimes, image récurrente ! Quand arrêterons-nous de nous contenter des récits pieux pour affronter la complexité politique et politicienne de la Révolution – et donc de notre condition d’êtres sociaux ?

Cette lecture de la Révolution, entreprise prométhéenne qui a provisoirement échoué avec « la Terreur », a une longue postérité. Pour F. Engels, la violence n’est pas « le mal absolu » mais « l’accoucheuse de toute vieille société qui en porte une nouvelle dans ses flancs », interdisant toutes les « jérémiades » ; pour Merleau-Ponty : « la terreur historique culmine dans la révolution et l’histoire est terreur parce qu’il y a une contingence » et Sartre voit les hommes trouvant leur propre terreur en eux-mêmes, se comportant comme des « frère[s] de violence », créant le « Sacré » collectif qui constitue « la Terreur comme pouvoir juridique ». L’invention de Tallien est devenue une notion, même un concept, un outil universel et polyvalent permettant la compréhension du devenir humain !

« La Terreur » n’est pourtant que le mot qui recouvre une dénonciation. Elle aurait pu s’appeler autrement puisque le virage contre l’usage de la violence avait été pris, au moins, dans l’automne 1793, quand le summum de violence fut atteint. L’habitude de lier la fin de « la terreur » à la disparition de Robespierre n’est que le résultat accidentel du coup d’Etat de Thermidor, car l’alliance entre violence d’Etat et violence populaire était déjà rompue et qu’un cycle de la Révolution était clos.

Mais si cette « Terreur » dure, alors qu’elle a été réclamée, jamais installée, toujours invoquée, parfois appliquée mais plus souvent refusée, c’est que, d’une part, elle permet d’exprimer ce qui fait le scandale de la Révolution : la désacralisation de l’exercice du pouvoir – où l’on retrouve Carl Schmitt. D’autre part la focalisation sur cette période « terroriste » permet de faire l’impasse sur toutes les autres périodes, considérées comme « normales » mais au moins autant meurtrières. Qui s’intéresse au bilan effroyable (notamment en Italie ou en Espagne) de l’Empire provoqué par la volonté d’un homme, mais aussi à la conquête de l’Algérie dans les années 1840, ou encore à la guerre qui ravage Saint-Domingue de 1791 à 1804 ?

La Révolution a déchiré le voile qui entoure le pouvoir, sans comprendre que tout pouvoir dépend de coups de force et de manœuvres politiciennes, obligeant à recourir à ces combinaisons mensongères qui ont déconcerté logiquement ses partisans en les opposant les uns aux autres. Le pari d’un langage affiché de la vérité (pari perdu depuis l’invention de la Révolution le 14 juillet 1789 quand on célèbre le peuple qui a pris la Bastille et qu’on oublie celui qui a détruit les barrières d’octroi !) a achoppé sur la réalité politique. Thermidor n’a été qu’un artifice parmi d’autres, mais ses promoteurs ont fait croire qu’ils avaient pu refermer ce « gouffre de la Terreur » dans lequel toutes les bonnes volontés avaient sombré. C’est là que réside leur réussite initiale – et c’est là qu’ils séduisent toujours, ceux qui détestent la Révolution parce qu’ils trouvent tous les exemples de violence qu’ils veulent et ceux qui l’adorent parce qu’ils peuvent exalter le sacrifice des purs trahis par des pourris. Plus basiquement, pour beaucoup de nos contemporains, « la Terreur » réduit toute l’histoire à la hache de la Révolution tombant sur le cou des victimes, image récurrente !

Quand arrêterons-nous de nous contenter des récits pieux pour affronter la complexité politique et politicienne de la Révolution – et donc de notre condition d’êtres sociaux ?

Notes :

[1] Cet article a été rédigé dans le contexte d’une table-ronde organisée par Le Vent Se Lève le 21 janvier 2023 à l’École normale supérieure, sur le thème « Terreur et vertu ». Jean-Clément Martin est intervenu auprès des historiens Anne Simonin et Marc Belissa. La captation vidéo de cette conférence est disponible ici.

Tribune : Contre les nostalgiques du roi, défendre l’héritage de 1793

© Aboubakar Ben-Ali

Le 21 janvier 1793, Louis Capet, dit Louis XVI, est guillotiné après un procès de plus de deux semaines qui fait la démonstration de sa collusion avec l’ennemi, en pleine guerre, en vue de l’aider à envahir la France et massacrer les révolutionnaires. Jugé « coupable de conspiration contre la liberté publique et d’attentats contre la sûreté générale de l’État » par 642 députés de la Convention nationale sur les 718 présents, il est en conséquence condamné à être guillotiné. 230 ans après qu’elle a eu lieu, la mort de Louis Capet fait encore parler d’elle. Par Antoine Léaument, député LFI-NUPES.

Quand le RN défend des traitres à la patrie

Plusieurs lepénistes se sont exprimés sur le sujet. Ainsi du député RN Christophe Barthès qui publie un tweet ni laïque, ni républicain : « J’assiste ce matin à la messe en mémoire du Roi Louis XVI assassiné le 21 janvier 1793 ». Le mot choisi est « assassiné ». Les mêmes diraient sans doute que la décapitation de Robespierre, survenue sans aucun procès le lendemain de son arrestation, était, elle, légitime. C’est pourtant une vraie boucherie : en trois jours, plus de cent personnes passent avec lui sur l’échafaud.

Mais le député RN Christophe Barthès n’est pas le seul de son parti à avoir défendu ainsi Louis Capet. Thomas Barkats, candidat du RN aux élections législatives m’écrit : « Entre vous et votre obsession de Robespierre, et Louis XVI, le choix est très vite fait ! ». Guillaume Pennelle, président du groupe RN au Conseil régional de Normandie – et accessoirement professeur d’histoire -, écrivait quant à lui : « Le 21 janvier 1793, la France insoumise de l’époque et quelques traîtres faisaient guillotiner Louis XVI Roi de France ».

Car cette manière de réhabiliter Louis Capet est inquiétante à plus d’un titre. Elle est d’abord étonnante venant de gens qui se prétendent « patriotes ». Car Capet a tenté de fuir la France avant d’être reconnu et arrêté. Il a conspiré contre son propre pays et contre son peuple en tramant avec l’ennemi la rédaction du manifeste de Brunswick, qui promet à la ville de Paris « une exécution militaire et une subversion totale » si quelqu’un s’en prend à la famille royale. Conséquence de ce manifeste, le 10 août 1792, le peuple s’empare du palais des Tuileries et le roi est déposé de ses fonctions. Un mois plus tard, le 21 septembre 1792, la monarchie est abolie et la République commence.

Mais plus inquiétante encore me semble être l’ambiance monarchiste qui règne au Rassemblement national. Car Louis XVI n’est pas la seule tête couronnée convoquée par ce parti. Julien Odoul glorifie régulièrement Napoléon Bonaparte, qui a pourtant détruit la Ière République, rétabli l’esclavage et procédé à l’exécution en masse de citoyens libres qui se révoltaient contre son rétablissement. Plus récemment, Jean-Philippe Tanguy a quant à lui demandé le rapatriement des cendres de Louis-Napoléon Bonaparte, qui a pour sa part enseveli la IIe République et fait perdre à la France l’Alsace et la Lorraine après la débandade de Sedan.

Cette pente prise par le Rassemblement national le rapproche de sa vraie destination politique : la mise à sac de la République. Car glorifier ainsi des hommes qui concentraient sur eux seuls le pouvoir politique, c’est mettre en place une ambiance anti-républicaine à laquelle Macron lui-même avait participé en affirmant en 2015 : « La démocratie comporte toujours une forme d’incomplétude, car elle ne se suffit pas à elle-même. Il y a dans le processus démocratique et dans son fonctionnement un absent. Dans la politique française, cet absent est la figure du roi, dont je pense fondamentalement que le peuple français n’a pas voulu la mort. » La convocation régulière de figures historiques aussi situées n’est pas sans lien avec la pente autoritaire bien actuelle sur laquelle les blocs RN et macronistes entraînent la France. 

On comprend sans doute mieux pourquoi j’ai proposé de répondre à cette pente en rendant un hommage appuyé à Robespierre à Arras le 28 juillet dernier. Et pourquoi je multiplie depuis les références aux périodes révolutionnaires de notre pays, à commencer bien sûr par celle de 1789 qui éclaire encore le monde de son infatigable lumière. Il y a urgence, en effet, à faire exister avec puissance dans l’espace public le récit des victoires démocratiques et sociales du peuple français contre ceux qui ont voulu les empêcher ou revenir dessus.

Brandir notre drapeau, défendre son histoire

La bataille politique qui se joue autour de notre Histoire nationale peut être perçue par beaucoup, particulièrement dans mon propre camp, comme secondaire. Elle ne l’est pas. Au contraire, elle est même centrale car elle est l’une des conditions indispensables pour assurer l’unité et l’indivisibilité du peuple français et de sa République. Bien sûr, l’urgence est à cette heure d’infliger une défaite cuisante à Emmanuel Macron sur la réforme des retraites, et d’y employer toute notre énergie. D’ailleurs, l’Histoire de France peut venir en appui de ce combat en rappelant, précisément, toutes les défaites que le peuple de notre pays a infligées à des monarques – parfois républicains, soit dit en passant – qui se croyaient sûrs de leur pouvoir. Mobiliser l’Histoire, cela peut donner bien du courage dans la lutte populaire en montrant que, souvent, elle a été victorieuse.

Mais l’enjeu est plus profond encore. Depuis des années, le Front national a tenté de s’emparer des symboles républicains et révolutionnaires que sont le drapeau tricolore et la Marseillaise. Il l’a fait à la fois pour valider l’idée qu’il pourrait participer des institutions républicaines, mais aussi pour s’en approprier le sens et le transformer. On le voit avec les déclarations grotesques sur la mort de Louis XVI : le FN opère une sélection négative dans sa récupération de l’héritage républicain. Et l’appréciation de la chute du tyran n’est pas le seul cas. Brandi dans des meetings où l’on crie « on est chez nous », le drapeau tricolore est transformé en outil d’exclusion d’une partie du peuple en raison de sa couleur de peau ou de sa religion. Dans les mains du Rassemblement national, le drapeau marque une limite, une barrière. Il est un symbole qui marquerait l’existence d’un « individu français » se trouvant « chez lui » et refusant que quoi que ce soit ne vienne menacer le périmètre ainsi défini et qu’on peut résumer par la volonté de remplacer le droit du sol par le droit du sang pour l’accès à la nationalité.

Or, une telle utilisation de ce symbole est contradictoire avec sa naissance même et les principes qu’il véhicule. Car notre drapeau bleu-blanc-rouge est né d’une grève antiraciste. Le 16 septembre 1790 en effet, un navire doit partir de Brest pour aller réprimer une révolte d’hommes et de femmes mis en esclavage et qui réclament leur liberté comme conséquence logique de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen proclamant depuis un an que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Mais les marins de Brest refusent et se mettent en grève. Le sujet du drapeau qui flotte sur le mât finit par arriver dans la conversation. Il se trouve que c’est le drapeau blanc de la monarchie et que, depuis plus d’un an maintenant, on utilise un peu partout les trois couleurs dites « nationales » : le bleu, le blanc et le rouge.

L’affaire fait tellement de bruit qu’elle finit par arriver devant l’Assemblée nationale elle-même. Le débat est enflammé. Mirabeau prend la parole et défend le remplacement du drapeau blanc par un drapeau aux trois couleurs nationales qu’il qualifie d’« enseigne du patriotisme » et de « signe de ralliement de tous les amis, de tous les enfants de la liberté ». Il l’oppose au drapeau blanc, drapeau, dit-il de la « contre-révolution », provoquant les hurlements de toute une partie de l’Assemblée. Il avance alors ces mots indépassables : « Elles vogueront sur les mers, les couleurs nationales ! Elles obtiendront le respect de toutes les contrées, non comme le signe des combats et de la gloire, mais comme celui de la sainte confraternité des peuples, des amis de la liberté sur toute la terre, comme la terreur des conspirateurs et des tyrans ! ». Deux jours plus tard, le 24 octobre 1790, un décret confirme l’usage du drapeau tricolore. (Pour la petite histoire, il est alors rouge-blanc-bleu et prend finalement sa forme actuelle le 15 février 1794.)

Universalisme républicain contre nation ethnique

Notre drapeau naît donc d’une grève antiraciste. Voilà qui va être dur à avaler pour ceux qui en font un symbole d’exclusion. Mais les principes mêmes qui sont déployés au moment de sa naissance en appuient le sens et en tracent encore davantage les contours. J’ai parlé de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, je n’y reviens pas. J’ajoute plusieurs éléments. Le 4 avril 1792, une loi accorde la citoyenneté aux « hommes de couleur libre ». En septembre 1793, le premier député noir de France est élu. Il s’appelle Jean-Baptiste Belley et c’est un Jacobin. Le temps de faire le – long – trajet jusque dans l’Hexagone, il arrive à la Convention nationale le 3 février 1794. Le lendemain, l’esclavage est aboli – il faut dire qu’il l’était déjà de fait à Saint-Domingue où les anciens esclaves s’étaient révoltés et avaient supprimé par leur lutte cet asservissement de l’homme par l’homme.

Le drapeau tricolore des origines n’est donc pas un symbole neutre. Il véhicule avec lui une conception de l’humanité qui est contraire à celle du Rassemblement national. Contraire, aussi, à ce qui a été fait en son nom avec la colonisation qu’on peut et qu’on doit condamner en revenant aux origines mêmes de la naissance de ce symbole, comme je l’ai fait ici. La preuve la plus absolue en est donnée par la Constitution de 1793, qui définit pour la première fois à son article 4, une forme de « nationalité » : « Tout homme né et domicilié en France, âgé de vingt et un ans accomplis ; – Tout étranger âgé de vingt et un ans accomplis, qui, domicilié en France depuis une année – Y vit de son travail – Ou acquiert une propriété – Ou épouse une Française – Ou adopte un enfant – Ou nourrit un vieillard ; – Tout étranger enfin, qui sera jugé par le Corps législatif avoir bien mérité de l’humanité – Est admis à l’exercice des Droits de citoyen français. » Autrement dit, dans la France de 1793 qui est déjà celle du drapeau tricolore, de la Marseillaise et de la République, on peut devenir citoyen Français au bout d’un an. On est loin, très loin de ce que réclame le RN sur le sujet aujourd’hui !

Et c’est précisément la raison pour laquelle il ne faut rien laisser passer des hommages à Louis Capet ou à d’autres têtes couronnées. Car d’où viennent, en définitive, ces trois couleurs ? Elles ont été imposées au roi et portent avec elles le sens de la souveraineté absolue du peuple sur les institutions politiques. En effet, le 17 juillet 1789, Louis Capet se rend à la mairie de Paris pour reconnaître le nouveau pouvoir municipal issu de la Révolution le 15 juillet à la suite de la prise de la Bastille. À cette occasion lui est remise la cocarde tricolore. Le bleu et le rouge, couleurs du peuple de Paris, encadrent et dominent le blanc de la monarchie. Cela signifie que c’est le peuple et le peuple uniquement qui contrôle le pouvoir politique. Ce symbole est un avertissement : au peuple de décider !

J’ajoute un mot de conclusion, car je n’y résiste pas. Il n’y a pas que l’extrême droite qui déteste la Révolution de 1789. La bonne société macroniste n’est pas en reste comme l’a bien montré mon camarade Antoine Salles-Papou dans une note de blog. La cause est entendue : le peuple qui se bat pour ses droits est une horreur absolue quand on veut lui imposer, par exemple, le report illégitime de l’âge de départ en retraite. Il faut bien avouer que ceux qui ont inventé le drapeau tricolore poussaient très loin la notion de souveraineté populaire ! La Constitution de 1793, celle de la Ière République, en est la preuve. Elle est précédée d’une Déclaration des Droits de l’Homme augmentée. Celle-ci proclame à son article 33 que « La résistance à l’oppression est la conséquence des autres Droits de l’homme ». Elle donne même un insupportable mode d’emploi à son article 35 : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs ». Je ne dis pas qu’il faille en faire un mode d’emploi pour 2023. Mais il y a assurément de quoi y puiser des sources d’inspiration ! À condition toutefois de choisir, comme Jaurès avant nous, le camp de Robespierre et non celui de Capet !

Victor Hugo : « Quatrevingt-treize »

En 1874, tandis que le traumatisme de la Commune résonne encore dans le peuple, Victor Hugo publie Quatrevingt-treize. Des discussions entre Robespierre, Danton et Marat, jusqu’à la guerre menée par les royalistes, de Paris aux forêts de Bretagne, le livre se déploie en une fresque immense de la tragique année 1793. Ses héros, Gauvain et Cimourdain, sont un élan et une conscience ; héroïque et terrible, ils incarnent les deux visages de la Révolution, sans qu’elle soit réductible à l’un ou à l’autre. Pour notre série « Les grands textes », il a fallu choisir des extraits et laisser de côté tout le reste, à travers le portrait de la Convention, le récit du Paris de l’époque et celui des grands bouleversements d’alors, nous vous présentons quelques-uns des plus beaux passages de l’œuvre d’Hugo.


 

Deuxième partie

À Paris

LIVRE PREMIER. CIMOURDAIN.

I. Les rues de Paris dans ce temps-là

 

(…) Plus tard, à la ville tragique succéda la ville cynique ; les rues de Paris ont eu deux aspects révolutionnaires très distincts, avant et après le 9 thermidor ; le Paris de Saint-Just fit place au Paris de Tallien ; et, ce sont là les continuelles antithèses de Dieu, immédiatement après le Sinaï, la Courtille apparut.

Un accès de folie publique, cela se voit. Cela s’était déjà vu quatre-vingts ans auparavant. On sort de Louis XIV comme on sort de Robespierre, avec un grand besoin de respirer ; de là la Régence qui ouvre le siècle et le Directoire qui le termine. Deux saturnales après deux terrorismes. La France prend la clef des champs, hors du cloître puritain comme hors du cloître monarchique, avec une joie de nation échappée. (…)

 

II. Cimourdain

 

(…) En 1789, cette catastrophe était arrivée, et l’avait trouvé prêt. Cimourdain s’était jeté dans ce vaste renouvellement humain avec logique, c’est-à-dire, pour un esprit de sa trempe, inexorablement ; la logique ne s’attendrit pas. Il avait vécu les grandes années révolutionnaires, et avait eu le tressaillement de tous ces souffles : 89, la chute de la Bastille, la fin du supplice des peuples ; 90, le 19 juin, la fin de la féodalité ; 91, Varennes, la fin de la royauté ; 92, l’avènement de la république. Il avait vu se lever la révolution ; il n’était pas homme à avoir peur de cette géante ; loin de là, cette croissance de tout l’avait vivifié ; et, quoique déjà presque vieux – il avait cinquante ans et un prêtre est plus vite vieux qu’un autre homme, – il s’était mis à croître, lui aussi. D’année en année, il avait regardé les événements grandir, et il avait grandi comme eux. Il avait craint d’abord que la révolution n’avortât, il l’observait, elle avait la raison et le droit, il exigeait qu’elle eût le succès ; et, à mesure qu’elle effrayait, il se sentait rassuré. Il voulait que cette Minerve, couronnée des étoiles de l’avenir, fût aussi Pallas, et eût pour bouclier le masque aux serpents. Il voulait que son œil divin pût au besoin jeter aux démons la lueur infernale, et leur rendre terreur pour terreur.

Il était arrivé ainsi à 93.

93 est la guerre de l’Europe contre la France et de la France contre Paris. Et qu’est-ce que la révolution ? C’est la victoire de la France sur l’Europe et de Paris sur la France. De là, l’immensité de cette minute épouvantable, 93, plus grande que tout le reste du siècle.

Rien de plus tragique, l’Europe attaquant la France et la France attaquant Paris. Drame qui a la stature de l’épopée.

93 est une année intense. L’orage est là dans toute sa colère et dans toute sa grandeur. Cimourdain s’y sentait à l’aise. Ce milieu éperdu, sauvage et splendide convenait à son envergure. Cet homme avait, comme l’aigle de mer, un profond calme intérieur, avec le goût du risque au dehors. Certaines natures ailées, farouches et tranquilles sont faites pour les grands vents. Les âmes de tempête, cela existe. (…)

 

LIVRE TROISIÈME. LA CONVENTION.

I. La convention.

 

Nous approchons de la grande cime.

Voici la Convention.

Le regard devient fixe en présence de ce sommet.

Jamais rien de plus haut n’est apparu sur l’horizon des hommes.

Il y a l’Himalaya et il y a la Convention.

La Convention est peut-être le point culminant de l’histoire.

Du vivant de la Convention, car cela vit, une assemblée, on ne se rendait pas compte de ce qu’elle était. Ce qui échappait aux contemporains, c’était précisément sa grandeur ; on était trop effrayé pour être ébloui. Tout ce qui est grand a une horreur sacrée. Admirer les médiocres et les collines, c’est aisé ; mais ce qui est trop haut, un génie aussi bien qu’une montagne, une assemblée aussi bien qu’un chef-d’œuvre, vus de trop près, épouvantent. Toute cime semble une exagération. Gravir fatigue. On s’essouffle aux escarpements, on glisse sur les pentes, on se blesse à des aspérités qui sont des beautés ; les torrents, en écumant, dénoncent les précipices, les nuages cachent les sommets ; l’ascension terrifie autant que la chute. De là plus d’effroi que d’admiration. On éprouve ce sentiment bizarre, l’aversion du grand. On voit les abîmes, on ne voit pas les sublimités ; on voit le monstre, on ne voit pas le prodige. Ainsi fut d’abord jugée la Convention. La Convention fut toisée par les myopes, elle, faite pour être contemplée par les aigles.

Aujourd’hui elle est en perspective, et elle dessine sur le ciel profond, dans un lointain serein et tragique, l’immense profil de la révolution française. (…)

Le 14 juillet avait délivré.

Le 10 août avait foudroyé.

Le 21 septembre fonda.

Le 21 septembre, l’équinoxe, l’équilibre. Libra. La balance. Ce fut, suivant la remarque de Romme, sous ce signe de l’Égalité et de la Justice que la république fut proclamée. Une constellation fit l’annonce.

La Convention est le premier avatar du peuple. C’est par la Convention que s’ouvrit la grande page nouvelle et que l’avenir d’aujourd’hui commença.

À toute idée il faut une enveloppe visible, à tout principe il faut une habitation ; une église, c’est Dieu entre quatre murs ; à tout dogme, il faut un temple. Quand la Convention fut, il y eut un premier problème à résoudre, loger la Convention.

On prit d’abord le Manège, puis les Tuileries. On y dressa un châssis, un décor, une grande grisaille peinte par David, des bancs symétriques, une tribune carrée, des pilastres parallèles, des socles pareils à des billots, de longues étraves rectilignes, des alvéoles rectangulaires où se pressait la multitude et qu’on appelait les tribunes publiques, un velarium romain, des draperies grecques, et dans ces angles droits et dans ces lignes droites on installa la Convention ; dans cette géométrie on mit la tempête. Sur la tribune le bonnet rouge était peint en gris. Les royalistes commencèrent par rire de ce bonnet rouge gris, de cette salle postiche, de ce monument de carton, de ce sanctuaire de papier mâché, de ce panthéon de boue et de crachat. Comme cela devait disparaître vite ! Les colonnes étaient en douves de tonneau, les voûtes étaient en volige, les bas-reliefs étaient en mastic, les entablements étaient en sapin, les statues étaient en plâtre, les marbres étaient en peinture, les murailles étaient en toile ; et dans ce provisoire la France a fait de l’éternel.

Les murailles de la salle du Manège, quand la Convention vint y tenir séance, étaient toutes couvertes des affiches qui avaient pullulé dans Paris à l’époque du retour de Varennes. On lisait sur l’une : ― Le roi rentre. Bâtonner qui l’applaudira, pendre qui l’insultera. ― Sur une autre : ― Paix là. Chapeaux sur la tête. Il va parler devant ses juges. ― Sur une autre : ― Le roi a couché la nation en joue. Il a fait long feu. À la nation de tirer maintenant. ― Sur une autre : ― La Loi ! la Loi ! Ce fut entre ces murs-là que la Convention jugea Louis XVI.

Aux Tuileries, où la Convention vint siéger le 10 mai 1793, et qui s’appelèrent le Palais-National, la salle des séances occupait tout l’intervalle entre le pavillon de l’Horloge appelé pavillon-Unité et le pavillon Marsan appelé pavillon-Liberté. Le pavillon de Flore s’appelait pavillon-Égalité. C’est par le grand escalier de Jean Bullant qu’on montait à la salle des séances. Sous le premier étage occupé par l’assemblée, tout le rez-de-chaussée du palais était une sorte de longue salle des gardes encombrée des faisceaux et des lits de camp des troupes de toutes armes qui veillaient autour de la Convention. L’assemblée avait une garde d’honneur qu’on appelait « les grenadiers de la Convention ».

Un ruban tricolore séparait le château où était l’assemblée du jardin où le peuple allait et venait. (…)

Esprits en proie au vent.

Mais ce vent était un vent de prodige.

Être un membre de la Convention, c’était être une vague de l’Océan. Et ceci était vrai des plus grands. La force d’impulsion venait d’en haut. Il y avait dans la Convention une volonté qui était celle de tous et n’était celle de personne. Cette volonté était une idée, idée indomptable et démesurée qui soufflait dans l’ombre du haut du ciel. Nous appelons cela la Révolution. Quand cette idée passait, elle abattait l’un et soulevait l’autre ; elle emportait celui-ci en écume et brisait celui-là aux écueils. Cette idée savait où elle allait, et poussait le gouffre devant elle. Imputer la révolution aux hommes, c’est imputer la marée aux flots.

La révolution est une action de l’Inconnu. Appelez-la bonne action ou mauvaise action, selon que vous aspirez à l’avenir ou au passé, mais laissez-la à celui qui l’a faite. Elle semble l’œuvre en commun des grands événements et des grands individus mêlés, mais elle est en réalité la résultante des événements. Les événements dépensent, les hommes payent. Les événements dictent, les hommes signent. Le 14 juillet est signé Camille Desmoulins, le 10 août est signé Danton, le 2 septembre est signé Marat, le 21 septembre est signé Grégoire, le 21 janvier est signé Robespierre ; mais Desmoulins, Danton, Marat, Grégoire et Robespierre ne sont que des greffiers. Le rédacteur énorme et sinistre de ces grandes pages a un nom, Dieu, et un masque, Destin. Robespierre croyait en Dieu. Certes !

La Révolution est une forme du phénomène immanent qui nous presse de toutes parts et que nous appelons la Nécessité.

Devant cette mystérieuse complication de bienfaits et de souffrances se dresse le Pourquoi ? de l’histoire.

Parce que. Cette réponse de celui qui ne sait rien est aussi la réponse de celui qui sait tout.

En présence de ces catastrophes climatériques qui dévastent et vivifient la civilisation, on hésite à juger le détail. Blâmer ou louer les hommes à cause du résultat, c’est presque comme si on louait ou blâmait les chiffres à cause du total. Ce qui doit passer passe, ce qui doit souffler souffle. La sérénité éternelle ne souffre pas de ces aquilons. Au-dessus des révolutions la vérité et la justice demeurent comme le ciel étoilé au-dessus des tempêtes (…)

Telle était cette Convention démesurée ; camp retranché du genre humain attaqué par toutes les ténèbres à la fois, feux nocturnes d’une armée d’idées assiégées, immense bivouac d’esprits sur un versant d’abîme. Rien dans l’histoire n’est comparable à ce groupe, à la fois sénat et populace, conclave et carrefour, aréopage et place publique, tribunal et accusé.

La Convention a toujours ployé au vent ; mais ce vent sortait de la bouche du peuple et était le souffle de Dieu.

Et aujourd’hui, après quatre-vingts ans écoulés, chaque fois que devant la pensée d’un homme, quel qu’il soit, historien ou philosophe, la Convention apparaît, cet homme s’arrête et médite. Impossible de ne pas être attentif à ce grand passage d’ombres.

 

Source : Wikisource

 

La Commune de Paris, révolution démocratique et sociale écrasée dans le sang

Les programmes scolaires se focalisent sur les réalisations de la IIIème République : libertés publiques, réformes scolaires, laïcité… Ils passent sous silence le fait que ces mesures avaient déjà été mises en place, bien avant Jules Ferry et Aristide Briand. En l’espace de deux mois, de mars à mai 1871, la Commune de Paris avait réalisé ce que la IIIème République a mis trente ans à accomplir. Comment expliquer le silence, ou l’embarras, de l’historiographie républicaine dominante à propos des Communards et de leur oeuvre républicaine ? Ils se comprennent d’autant moins que la Commune visait à libérer la France du joug prussien et à défendre son intégrité vis-à-vis de la puissance montante à l’Est obsession de la IIIème République s’il en fut. C’est que la Commune, par sa radicalité sociale, a profondément fracturé le camp républicain, et continue aujourd’hui encore de le faire. 


En 1870, le Second Empire vacille. Après plus de vingt ans à la tête de l’État, Napoléon III laisse en place une France en pleine ébullition. La situation sociale est délétère et l’industrialisation encourage la concentration d’un nouveau prolétariat dans les villes. La grande pauvreté couplée à des conditions sanitaires désastreuses provoque des taux de mortalité vertigineux ; la probabilité de mourir avant cinq ans, pour un enfant né dans le département de la Seine avoisine les 40 % durant toute la durée du Second Empire… (1)

Le spectre de Valmy

La loi, mal appliquée, limite le travail journalier à 11 heures à Paris et 12 heures en province ; elle autorise de nombreuses dérogations. La surexploitation qui règne dans les entreprises confère un écho aux discours socialistes qui inquiète les classes possédantes. Cet élément est structurant à plus d’un titre. Il permet de comprendre pourquoi une partie du camp républicain considérera la Commune avec hostilité, jusqu’à se joindre aux Versaillais. Il permet également de comprendre pourquoi les classes supérieures ont assisté à l’invasion de la France par les Prussiens avec tant de résignation. S’y opposer aurait impliqué de mobiliser la population en armes. Mais pouvait-on ressusciter Valmy sans faire renaître les sans-culottes de l’an II ?

Dans ses Considérations sur les principaux événements de la révolution française, Germaine de Staël évoque la victoire des révolutionnaires de 1792 contre les monarchies européennes… Au prix d’une levée en masse et d’un élan populaire qui ont culminé dans la Terreur : « Le peuple était animé d’une fureur aussi fatale dans l’intérieur qu’invincible au dehors (…) Tout faisait croire aux gens de la classe ouvrière que le joug de la disparité des fortunes allait enfin cesser de peser sur eux (…) et l’ordre social, dont le secret consiste dans la patience du grand nombre, parut soudain menacé. L’esprit militaire n’avait pour but alors que la défense de la patrie (…) jusqu’au moment où un homme [Robespierre ndlr] a tourné contre la liberté même les légions sorties de terre pour la défendre ».(2) « Défendre la patrie » en même temps que « l’ordre social » ? En 1870 l’équation paraissait impossible à résoudre. 

Dans le Cri du peuple, on peut lire : « la France est maintenant sur la croix, et jamais les clous n’ont été fournis par tant de Judas ni enfoncés par tant de bourreaux ».

C’est ainsi que l’on peut comprendre la tiédeur du « Gouvernement de défense nationale ». Cette coalition de républicains modérés et de monarchistes, mise en place en 1870 pour faire face aux troupes prussiennes, a en effet été condamnée à l’inaction par son refus de mobiliser la population de Paris.

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Victor Hugo photographié par Nadar en 1878.

Le camp « républicain », s’était uni pour faire chuter le Second empire. Il ne tarde pas à se fracturer. Bientôt, les clivages n’opposent plus les républicains aux anti-républicains, mais ceux qui souhaitent la levée en masse pour chasser les envahisseurs prussiens à ceux qui y sont hostiles. Parmi ces derniers la quasi-totalité du camp monarchiste, mais aussi un grand nombre de « républicains modérés ».

Parmi les partisans d’une guerre totale contre les Prussiens, on trouve de futurs « grands noms » de la IIIème République, comme Léon Gambetta ou Victor Hugo. On trouve aussi les républicains les plus radicaux, comme Jules Vallès ou Auguste Blanqui. La plupart d’entre eux s’étaient opposés à l’entrée en guerre de la France avec la Prusse, souhaitée par Napoléon III. Mais une fois l’armée française vaincue et les troupes prussiennes présentes en France, ils se rallient à la défense nationale. S’ils n’approuvent pas le gouvernement conservateur en place, ils estiment que l’indépendance de la France est la première condition pour l’édification d’une société démocratique et égalitaire.

Le Gouvernement de Défense Nationale ne l’entend pas de cette oreille. Au sommet de l’État et dans les plus hautes sphères de l’État-major, certains préfèrent collaborer avec la Prusse et signer un armistice plutôt que de courir le risque d’une insurrection populaire.(3) D’autres estiment que la situation militaire est désespérée et que mieux vaut chercher les conditions d’une paix honorable. En conséquence, le gouvernement joue l’attentisme et décourage les tentatives trop hardies de désencerclement de Paris.

La femme d’Edgard Quinet, membre du Gouvernement de Défense Nationale, écrit : « si Paris s’aperçoit un jour qu’on l’a trompée, le revirement sera terrible ».(4) Inévitablement, les Parisiens finissent par soupçonner le gouvernement de mettre relativement peu de zèle à défendre leur cause. Jules Vallès, rédacteur en chef du journal Le Cri du Peuple, écrit : « la France est maintenant sur la croix, et jamais les clous n’ont été fournis par tant de Judas ni enfoncés par tant de bourreaux ».(5) Blanqui, l’un des représentants les plus radicaux du mouvement socialiste, écrit dans son journal La patrie en danger le 15 janvier : « le cœur se serre au soupçon d’un immense mensonge ». Il dénonce « l’abominable comédie » que constitue ce Gouvernement de Défense Nationale qui prétend défendre la France mais refuse de donner au peuple les moyens d’en chasser les Prussiens. Conscient de son influence sur l’opinion, le Gouvernement de Défense Nationale le fait arrêter et mettre en prison. C’est la première étape d’une longue escalade.

Blanqui
Auguste Blanqui © Auteur inconnu

Le 18 mars 1871, le Gouvernement de Défense Nationale ordonne le désarmement de Paris. Partout dans Paris, des troupes s’activent pour retirer l’attirail qui permettait de défendre la capitale. Mais sur la butte de Montmartre, les ouvriers parisiens refusent qu’on leur retire les canons. Les soldats envoyés pour désarmer Montmartre reçoivent l’ordre de tirer sur les ouvriers ; ils refusent, finissent par rejoindre les ouvriers et livrer leurs officiers à la fureur vengeresse de la foule. Ainsi débute l’insurrection de la Commune.

« Place à la Commune, place au peuple ! »

Les mouvements républicains et socialistes réclamaient depuis plusieurs semaines la mise en place d’une « Commune » de Paris, dont la fonction serait de défendre Paris à la place du Gouvernement de Défense Nationale, et de secourir sa population victime du froid et de la misère. Sur une affiche placardée en janvier 1871 et co-écrite par Jules Vallès, on peut lire : « Le grand peuple de 89 qui détruit les Bastilles et renverse les trônes, attendra-t-il dans un désespoir inerte, que le froid et la famine aient glacé dans son coeur, dont l’ennemi compte les battements, sa dernière goutte de sang ? ». Elle se conclut sur ces mots : « Réquisitionnement général. Rationnement gratuit. Attaque en masse. Place au peuple ! Place à la Commune ! ».

L’action de la Commune était « toute empreinte de ce sentiment, vaguement socialiste parce qu’humanitaire, mais surtout jacobin, des montagnards de la Convention et de la Commune de 1793, sentiment révolutionnaire que personnifiaient en somme Delescluze à sa façon et les disciples de Blanqui, à la leur »

À la suite du 18 mars, des élections sont convoquées pour diriger cette Commune. Une majorité jacobine est élue, héritière de la tradition républicaine de 1793 et teintée d’éléments socialistes, collectivistes et anarchistes.

Communiste, la Commune ? L’hommage que lui a rendu le mouvement ouvrier tout au long du XXème siècle, la source d’inspiration qu’elle a représenté pour un nombre incalculable de gouvernements socialistes, pourrait le laisser penser. L’historiographie républicaine ayant délaissé la Commune, c’est avant tout la mémoire communiste et anarchiste qui a entretenu son souvenir. L’épithète communiste est en outre fréquemment mobilisé par ses adversaires, dès les premiers jours de son existence.

Communiste, la Commune ne l’était pourtant pas. Son but premier était de défendre la patrie en danger, selon l’expression consacrée. En outre, la doctrine sociale des Jacobins était trop imprécise pour déboucher sur un programme économique cohérent. Gaston da Costa résume : l’action de la Commune était « toute empreinte de ce sentiment, vaguement socialiste parce qu’humanitaire, mais surtout jacobin, des montagnards de la Convention et de la Commune de 1793, sentiment révolutionnaire que personnifiaient en somme Delescluze à sa façon et les disciples de Blanqui, à la leur ».(6)

Elle portait cependant en elle une indéniable dimension populaire et révolutionnaire. Le patriotisme dont se réclamaient les Communards n’était pas le patriotisme qui fut celui de la future IIIème République, ni le chauvinisme d’un Maurras ou d’un Barrès. C’était le patriotisme égalitaire de la Ière République, celui de 1793 et des sans-culottes. La patrie n’était pas pour les Communards une entité tellurique ou géographique. C’était la communauté elle-même, ou plus exactement la « communauté des affections », pour reprendre l’expression de Saint-Just. La défendre, lui donner corps et lui donner vie, impliquait pour les Communards d’en faire la propriété de tous, et pas seulement des plus puissants. Ainsi s’explique la radicalité des mesures politiques prises par la Commune de Paris : la mise en place d’institutions redistributives du pouvoir et de la richesse allait de pair, pour ses représentants, avec la défense physique de la France.

Liberté, égalité, fraternité ou la mort
La Révolution Française, source d’inspiration constante pour la Commune.

La Commune a donc imposé des mesures d’urgence chargées de soulager la population parisienne : extension du remboursement des dettes sur trois ans, interdiction d’expulser un locataire de son logement, rationnement gratuit… Des embryons de mesures sociales sont ensuite votées : interdiction du travail de nuit pour les boulangers, réquisition des entreprises abandonnées par les grands propriétaires ; elles sont gérées en autonomie par les ouvriers, et le travail y est limité à 10 heures par jour.

La Commune met surtout en place les germes d’une démocratie directe. Des Jacobins aux anarchistes, il existait un objectif commun parmi les Communard : l’institution des conditions d’une souveraineté populaire réelle. C’est la raison pour laquelle la Commune a expérimenté la mise en place d’un nouveau contrat entre représentants et représentés, sous la forme du mandat impératif : les élus n’étaient plus considérés comme autonomes de leurs électeurs pendant leur mandature, mais constamment révocables. Les Communards pensaient que sans contrôle des élus par le peuple, sans implication permanente et quotidienne du peuple dans les affaires politiques, sans politisation intense et constante de la vie de chaque citoyen, la démocratie ne serait qu’une coquille vide.

Comme sous la Révolution Française, une multitude de clubs politiques, de sociétés populaires, de journaux essaiment partout dans Paris. Ils favorisent l’implication permanente du peuple dans la vie de la cité. Karl Marx, observateur attentif de cet épisode, s’en réjouissait ; à ses yeux, le suffrage universel sous un régime représentatif permet au peuple « de décider une fois tous les trois ou six ans quel membre de la classe dirigeante doit « représenter » et fouler aux pieds le peuple au parlement ». Avec la Commune, ajoutait-il, le suffrage universel donne au peuple les moyens « de remplacer les maîtres toujours hautains du peuple par des serviteurs toujours révocables ».(7)

Dans ce même esprit de concrétisation de la souveraineté populaire, la Commune a encouragé la prise du pouvoir militaire par la population. L’armée de métier a été aboli, et les représentants de la Commune ont poussé chaque citoyen à prendre les armes. Le Comité central de la Commune appelait à la création d’une « milice nationale qui défend les citoyens contre le pouvoir, au lieu d’une armée qui défend le gouvernement contre les citoyens ».

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Louise Michel © J. M. Lopez

Une remise en question aussi radicale de la hiérarchie qui existait entre possédants et travailleurs, entre représentants et représentés, ne pouvait pas ne pas affecter toutes les sphères de la société. Cette effervescence politique a également conduit au questionnement du rôle auquel la société cantonnait traditionnellement les femmes : celles de citoyennes passives, par nature inférieures aux hommes. La Commune a été une expérience politique qui a permis à nombre de femmes de s’impliquer dans la vie de la cité au même titre que les hommes. Ce sont elles qui, à la tête des clubs populaires et des journaux féministes comme la Sociale d’Andrée Léo, ont imposé à la Commune ses mesures sociales les plus avancées. C’est sous la Commune que sont apparues plusieurs des grandes figures du féminisme, comme Louise Michel.

Sur le plan scolaire, la Commune réalise en deux mois ce que la IIIème République a mis trois décennies à imposer. L’école gratuite, laïque et obligatoire pour tous est votée et des écoles sont construites.

On comprend le tabou qui, longtemps, a expurgé de l’historiographie républicaine la Commune de Paris, expérience républicaine s’il en fut. Adolphe Thiers, commanditaire du massacre de la Commune, compte au nombre des « pères fondateurs » de la IIIème République.

Ces mesures, souvent embryonnaires, parfois contradictoires, sont le produit d’une synthèse des différentes tendances républicaines qui ont oeuvré à l’événement. L’absence d’étude détaillée de son oeuvre institutionnelle dans la plupart des ouvrages traitant de l’histoire de la République française interroge.

L’illusion lyrique et les intérêts de classe : les raisons d’un oubli

L’attitude que l’on nommerait aujourd’hui idéaliste des Communards n’est pas pour rien dans l’aura dont ils jouissent encore aujourd’hui – là où Versaillais et Prussiens se sont démarqués par une Realpolitik à toute épreuve. Les mouvements révolutionnaires du XXème siècle ne l’ont pas oublié. Si Lénine a dansé dans la neige, selon une anecdote célèbre, lorsque la durée de la Révolution bolchévique a dépassé celle de la Commune d’une journée, c’est parce que le souvenir de la Semaine sanglante plane encore, comme un spectre, sur la Russie de 1917.

Comme pour les révolutionnaires de 1848, la fraternité est le maître mot des Communards. Jules Vallès, qui compte pourtant parmi les plus radicaux, tente encore de distinguer une « bourgeoisie parasite » d’une « bourgeoisie travailleuse ». Alors que la première « rafle, par des systèmes de banques ténébreux, les bénéfices que font ceux qui se donnent du mal », la seconde, « qui descend en casquette à l’atelier, rôde en sabots dans la boue des usines », « est, par ses angoisses, la soeur du prolétariat ».(8) Le laconisme de Karl Marx en 1848 – « la fraternité dura juste le temps où l’intérêt de la bourgeoisie était frère de l’intérêt du prolétariat » (9) – résonne avec la même cruelle ironie trois décennies plus tard. 

Jules Vallès
Jules Vallès en 1871 © Inconnu

Le 28 mars 1871, qui voit l’organisation d’une gigantesque fête populaire, signe l’apogée de cette illusion lyrique. Sous des drapeaux rouges et tricolores mêlés, 200 000 gardes nationaux défilent.  Jules Vallès, dont l’audience devient considérable sous la Commune de Paris, rend compte de cet enthousiasme dans Le Cri du Peuple : « Ce soleil tiède et clair, le frisson des drapeaux, le murmure de cette révolution qui passe, tranquille et belle comme une rivière bleue (…) notre génération est consolée ! Nous voilà payés de vingt ans de défaites et d’angoisses. » Il ajoute : « Fils des désespérés, tu seras un homme libre ! »(10)

S’il y a bien une caractéristique qui singularise les Communards, c’est cette déconnexion entre l’urgence critique du moment et le caractère utopique de leurs projets. Alors que les Versaillais ont fait preuve d’un sens stratégique aigu et machiavélien, les Communards ont cherché à multiplier les projets de société et les symboles fracassants.

Au moment où les Versaillais massaient leurs troupes autour de Paris dans le but d’écraser la Commune, celle-ci se préoccupait de la refonte de l’éducation, conçue comme un instrument qui extirperait l’individualisme et l’égoïsme de l’esprit des citoyens. Sur une note issue du Comité chargé de l’éducation, on peut lire : « L’école doit apprendre à l’enfant à respecter et à aimer les autres. Lui inspirer le goût et le souci de la justice. Lui faire comprendre qu’il doit s’instruire non pas seulement pour son propre devenir, mais dans l’intérêt de la collectivité ». Quelques jours plus tard, alors même que Paris est encore encerclée par les troupes prussiennes, les Communards déracinent la Colonne Vendôme érigée à la gloire de Napoléon. Cette colonne, selon eux, constituait « un monument de barbarie, le symbole de la force brutale et de la fausse gloire, l’affirmation de l’impérialisme, la négation du droit des gens ».

C’était en des termes moins fleuris que Rouland, gouverneur de la Banque de France, évoquait la tâche qui incombait aux Versaillais : « Devant nous, c’est la République rouge, jacobine et communiste. Ces gens-là ne connaissent qu’une seule défaite : celle de la force » (11).

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Adolphe Thiers photographié par Nadar

Tandis que les Communards affirmaient ainsi la vocation internationaliste de leur idéal – multipliant par ailleurs les appels à la fraternisation à l’égard des soldats allemands -, à Versailles, se constituait une autre Internationale : celle des classes dominantes. Et lorsque les premiers combats avec les Versaillais commençaient, les Communards n’ont pas renoncé aux principes de démocratie directe au sein de leur armée, entraînant une perte d’efficacité considérable de leurs troupes…

C’est Adolphe Thiers, président du gouvernement provisoire français, qui a pris en charge la répression de la Commune. Après avoir signé l’armistice avec l’armée allemande, il ordonne la levée en masse de troupes venue des quatre coins de la France pour marcher sur Paris. Avec la complicité de l’armée prussienne, il pénètre dans la capitale le 21 mai et massacre méthodiquement les insurgés, mal organisés, mal préparés, mal informés par leurs journaux, tétanisés par la cruauté des premiers combats. La « Semaine Sanglante », qui se déroule du 21 au 28 mai, constitue l’un des épisodes les plus brutaux de l’Histoire de la capitale. C’est entre 17,000 Communards – estimation de Camille Pelletant, auteur d’un premier rapport sur la question – et 7,000 – estimation contemporaine de Robert Tombs – qui ont succombé au massacre. 

Les survivants ont été internés dans des camps, soumis à des tortures humiliantes et souvent emprisonnés ou déportés. Cette hécatombe a été soutenue par l’immense majorité de l’élite intellectuelle et politique de l’époque, qu’elle soit monarchiste ou républicaine « modérée ».

On comprend le tabou qui, longtemps, a expurgé de l’historiographie républicaine la Commune de Paris, expérience républicaine s’il en fut. Adolphe Thiers, commanditaire du massacre de la Commune, compte au nombre des « pères fondateurs » de la IIIème République. C’est lui que l’Assemblée de 1875 ovationne à la quasi-unanimité, à la demande de Léon Gambetta, comme l’un des architectes du nouveau régime. Les réformes républicaines successives, pour certaines similaires à celles votées par la Commune, ne prennent jamais appui sur cette dernière. Et alors que les relations se durcissent avec l’Allemagne, jusqu’à la Première guerre mondiale, l’exemple de la Commune n’est jamais convoqué par les gouvernants.

Aujourd’hui encore, cette expérience politique éphémère demeure trop sulfureuse pour mériter une place significative dans l’historiographie de la République française.

Notes :

(1) Etienne Van de Walle et Samuel H. Preston, « Mortalité de l’enfance au XIXe siècle à Paris et dans le département de la Seine », Population, 29-1, 1974.

(2) Germaine de Staël, Considérations sur les principaux événements de la révolution française, Éditions Charpentier, 1843, pp. 297-298.

(3) On doit à Henri Guillemin, tout au long de ses trois livres dédiés à la Commune, une étude approfondie qui établit les raisons pour lesquelles le Gouvernement de défense nationale a refusé de mobiliser les Parisiens pour défendre la ville. 

(4) Citée par ce dernier.

(5) « Ceignez vos écharpes », Le cri du peuple, 7 mars 1871. 

(6) Gaston da Costa, La commune vécue, Ancienne maison Quentin, 1903, p. 68.

(7) Karl Marx, La guerre civile en France, texte écrit pour l’Association internationale des travailleurs et édité en 1871.

(8) « Paris, ville libre », Le cri du peuple, 22 mars 1871.

(9) Karl Marx, Les luttes de classes en France, « La défaite de juin 1848 », 1850.

(10) « Le 26 mars », Le cri du peuple, 28 mars 1871.

(11) Cité par Henri Guillemin, L’avènement de M. Thiers et réflexions sur la Commune, Utovie, 2003.

Le véritable crime de Robespierre : avoir défié la toute-puissance des riches

L’écrivain Mme de Staël, fille du richissime banquier Necker et farouchement hostile à la Révolution française à partir de 1792, écrit à propos de Robespierre : « ses traits étaient ignobles, ses veines d’une couleur verdâtre ». Ce portrait correspond à l’image que l’on se fait généralement de Robespierre : celle d’un pâle sanguinaire, d’un guillotineur cadavérique. Mme de Staël ajoute une précision intéressante : « Sur l’inégalité des fortunes et des rangs, Robespierre professait les idées les plus absurdes ». Quelles étaient ces idées ?


Declaration des Droits de l' Homme et du citoyen (la monarchie tient les chaines brisees de la tyrannie , le genie de la nation tient le sceptre du pouvoir). Peinture attribue a Jean Jacques Francois Barbier dit l'Aine ( 1738-1826 ), 1789. Huile sur bois. Dim : 0,71 x 0,56m. Paris, Musee Carnavalet.

En 1789, la France est ravagée par une terrible crise sociale ; la ville de Paris compte 70,000 indigents pour 600,000 habitants. La grande Révolution qui a bouleversé le monde contemporain vient tout juste de commencer ; les députés proclament à cor et à cris le triomphe de la “liberté“, et en premier lieu de la liberté économique. L’Assemblée Nationale abolit les corporations, ce qui permet aux propriétaires de fixer librement les salaires de leurs employés et les prix de leurs marchandises ; le prix du pain monte en flèche… Lorsque les travailleurs pauvres protestent, durement frappés par ces lois, on leur impose le silence à coups de fusil. Les rassemblements de travailleurs sont proscrits ; « interdiction est faite aux ouvriers de se coaliser pour enchérir leur travail » (c’est-à-dire défendre leur salaire), précise la loi Le Chapelier de 1791, composante d’un arsenal législatif visant à réprimer les mobilisations ouvrière et paysannes.

Robespierre, le grain de sable dans l’engrenage

AN
L’Assemblée Nationale française. Dessin anonyme.

L’Assemblée Nationale rencontre l’opposition quasiment systématique d’un député assis à la gauche de l’hémicycle. Il s’agit de Robespierre, que l’on surnomme « l’Incorruptible », entouré de ses compagnons jacobins. À chaque fois qu’il prend la parole, c’est pour rappeler aux députés la contradiction entre les Droits de l’Homme qu’ils prétendent défendre et les lois qu’ils mettent en place. L’Assemblée accorde le droit de vote aux citoyens ; mais seulement à condition qu’ils ne soient pas pauvres. «Sois riche à quelque prix que ce soit ou tu ne seras rien dans la cité ! », résume laconiquement Robespierre. Face aux troubles publics, l’Assemblée crée une Garde Nationale chargée de réprimer les protestations ouvrières et paysannes ; elle n’est ouverte qu’aux citoyens assez riches pour acheter leur équipement. « C’est aux castes fortunées que vous voulez transférer la puissance», commente Robespierre ; il ajoute : « on veut diviser la nation en deux classes, dont l’une ne sera armée que pour contenir l’autre ». Désagréables vérités, difficiles à entendre.

Champ de mars, fusillade
La Garde Nationale ouvrant le feu sur le peuple le 17 juillet 1791. Dessin anonyme.

L’Assemblée Nationale prétend avoir aboli les privilèges et le régime aristocratique ; en réalité, elle a surtout permis aux paysans riches de racheter les terres des nobles, et aux paysans pauvres, privés de droits politiques, de conserver leurs chaînes. Quel est donc ce nouveau régime, qui corrèle le pouvoir d’un homme à sa richesse ? « Le peuple n’a-t-il brisé le joug de l’aristocratie féodale que pour retomber sous le joug de l’aristocratie des riches ? », questionne Robespierre. Il amuse les députés par son intransigeance, puis les irrite. Le journal de Paris rapporte, à propos de la séance du 27 octobre 1789 : « Hier, Robespierre est monté à la tribune. On s’est rapidement aperçu qu’il voulait encore parler en faveur des pauvres, et on lui a coupé la parole».

Paris en 1793 : “sans-culottes” contre “culottes dorées”

sans-culottes
Les classes populaires parisiennes revendiquaient fièrement l’absence de culotte par-dessus leur pantalon, vêtement aristocratique.

La question question sociale occupe bientôt le devant de la scène, et le droit de propriété devient un enjeu crucial. Les députés défendent dans leur écrasante majorité le droit illimité de propriété. Robespierre dénonce ce droit comme étant « le droit de dépouiller et d’assassiner ses semblables » ; il ajoute : ”nul homme n’a le droit d’entasser des monceaux de blé à côté de son semblable qui meurt de faim”. Il prône une nécessaire limitation du droit de propriété ; sans quoi, dit-il, il mène tout droit à une justification de l’esclavage : «demandez à ce marchand de chair humaine ce que c’est que la propriété ; il vous dira, en vous montrant ce long navire où il a encaissé et serré des hommes qui paraissent vivants : « voilà mes propriétés, je les ai achetées tant par tête » ». Il réclame la redistribution des richesses, l’abolition de l’esclavage, ainsi que la limitation du droit de propriété. Il estime que celui-ci n’est légitime que dans la mesure où il sert à concrétiser un autre droit plus fondamental : le droit à l’existence. « La première loi sociale”, écrit-il, “est celle qui permet à tout être humain d’exister ; toutes les autres lois sont subordonnées à celle-là ». Aux yeux de Robespierre la question de la répartition des richesses n’est pas dissociable de la question de la répartition du pouvoir. C’est pourquoi il prône la mise en place d’une démocratie semi-directe qui permettrait au peuple de contrôler et de révoquer ses élus, ou de voter lui-même directement ses lois sans passer systématiquement par ses représentants.

Robespierre Jacobins
Robespierre au Club des Jacobins.

Les mois passent et le soutien grandit autour de Robespierre. Au Club des Jacobins, qui compte de 100,000 à 200,000 membres, on se presse pour l’écouter. Les revendications égalitaires de Robespierre rencontrent un large écho au sein des classes populaires ; à en croire le député girondin Meillant : « Robespierre était devenu l’idole de la populace, comme le deviendra tout homme qui, par ses déclamations contre les riches, fera naître dans l’âme du pauvre l’espoir de s’emparer de leurs dépouilles ».

En parallèle, les tensions sociales explosent; la pauvreté progresse, le prix du pain augmente, et les sans-culottes réclament la mise en place d’un «Maximum», c’est-à-dire une loi qui fixe le prix du pain à un seuil raisonnable ; l’Assemblée Nationale les ignore. Le ministre de l’intérieur girondin Roland se contente d’un commentaire désarmant : « la seule chose que l’Assemblée puisse se permettre sur les subsistances, c’est de prononcer qu’elle ne doit rien faire”.

C'est ainsi que l'on se venge des traîtres
“C’est ainsi que l’on se venge des traîtres”, dessin anonyme datant de 1789, détail.

Dans la rue, les manifestations violentes se multiplient. Les députés girondins, représentants des classes les plus fortunées, commencent à prendre peur. Ils organisent la répression brutale des manifestations, emprisonnent les protestataires et punissent de mort ceux qui défendraient la loi agraire ou “quelque autre loi subversive des propriétés“. « La liberté illimitée du commerce et les baïonnettes pour calmer la faim », résume Robespierre. Il soutient sans réserve ces révoltes. C’est l’une des caractéristiques de son parcours politique : il se trouve constamment du côté des insurrections populaires, ou cherche à les justifier, y compris dans ce qu’elles ont pu avoir de violent ou de cruel – même lorsque par la suite il se brouillera avec la fraction la plus radicale des sans-culottes. Il s’agit, après tout, de la révolte désespérée des « gens de rien » contre les « gens de bien », la vengeance des « sans-culottes » contre les « culottes dorées ».

La révolution sociale des robespierristes

Saint-Just
Saint-Just. Il est surnommé par ses ennemis « l’archange de Robespierre », dont il est l’un des amis les plus proches.

Excédés, les sans-culottes finissent par prendre d’assaut l’Assemblée Nationale et par en expulser 31 députés girondins, le 2 juin 1793. Robespierre a désormais assez d’influence sur l’Assemblée pour la contraindre à voter les lois sociales qu’il réclame depuis des mois. Terrifiée par la perspective d’une insurrection, l’Assemblée accepte de voter le Maximum du prix du pain et des denrées de première nécessité, ainsi qu’un relèvement des salaires ; ceux-ci sont augmentés de moitié par rapport à leur valeur de 1790. L’Assemblée vote également la création d’une armée de sans-culottes chargée de surveiller la distribution du pain et l’application du Maximum, ainsi qu’une série de mesures répressives contre ceux qui spéculeraient sur les prix. Saint-Just, un proche de Robespierre, est à l’origine des “Décrets de Ventôse” (février-mars 1794), qu’il a probablement rédigés avec lui. Ces Décrets prévoient la saisie des biens des nobles émigrés et leur redistribution aux citoyens les plus pauvres, après recensement. En mars 1794, une loi dite de « bienfaisance nationale » est votée : elle met en place un système de soins procurés gratuitement à domicile et une retraite pour les travailleurs pauvres à l’âge de 60 ans.

L’abolition des privilèges devient effective, et sous l’impulsion de Saint-Just les terres sont progressivement divisées et redistribuées aux paysans. Le 4 février 1794, l’abolition de l’esclavage est votée ; la Convention déclare hors-la-loi les colons membres d’organisations esclavagistes, et met en place une politique d’emprisonnement systématique à leur égard.

“Le riche était suspect, le peuple constamment délibérant”

Robespierre a pour projet de remplacer “l’économie politique tyrannique” des Girondins par une “économie politique populaire“. En quoi cette dernière consiste-t-elle exactement ? C’est un sujet de controverses sans fin, tant Robespierre n’avait qu’une connaissance limitée en la matière. S’il soutient spontanément, de manière presque affective, les revendications qui lui semblent émaner du “peuple”, il n’a en tête aucun projet économique et social précis.

Hébert, chef de file des “exagérés”.

Comme ses contemporains, il est le produit d’un siècle où l’on disserte à n’en plus finir de “droit naturel” et de Constitutions, mais où l’étude des mécanismes économiques et des réalités sociales semble secondaire : la réforme des institutions politiques et la défense de la souveraineté nationale doivent primer toute autre considération. Au point que Robespierre ne sourcille pas lorsqu’il s’agit d’éliminer la faction des “exagérés”, l’aile la plus radicale des sans-culottes, en envoyant ses représentants à l’échafaud ; il estime qu’ils favorisent in fine les monarchies coalisées contre la France par la radicalité de leurs revendications sociales, qui fait basculer une part croissante de la population française dans le camp anti-républicain. Peu importe que les “exagérés” constituent la force vive du mouvement populaire, et que leur élimination favorise considérablement “l’aristocratie des riches” que Robespierre voue aux gémonies. Priorité absolue à l’édification d’une République démocratique et souveraine – condition sine qua non du progrès social.

La démocratie ne se résume pas pour Robespierre au suffrage universel mis en place en 1792, qu’il a défendu avec acharnement ; elle implique de donner au peuple un véritable contrôle sur ses représentants et sur les lois. C’est la raison pour laquelle il impose, avec Saint-Just, le vote de la Constitution de juin 1793. Elle prévoit la mise en place d’une démocratie semi-directe, dans laquelle le peuple, réuni en assemblées, aurait notamment le pouvoir de frapper de nullité une loi votée par l’Assemblée Nationale ; cette Constitution n’a jamais été appliquée à cause du contexte de guerre. Dans cette même volonté de concrétiser le pouvoir populaire, Robespierre se fait l’ardent défenseur de la “Commune insurrectionnelle” de Paris, née de l’insurrection du 10 août 1792 menée par les sans-culottes.

Détail de La prise des Tuileries, de Jean Duplessis-Bertaux. L’insurrection du 10 août 1792, qui a conduit à la chute de la monarchie, a débouché sur la mise en place d’une Commune insurrectionnelle à Paris.

Cette Commune, qui fonctionne selon un modèle de démocratie semi-directe, instaure une légalité parallèle à celle de la Convention. Les sans-culottes imposent grâce à cette institution une politique résolument anti-libérale sur le territoire parisien ; ils orientent les mesures de “Terreur” votées à l’Assemblée Nationale contre les “accapareurs” et les “agioteurs” (spéculateurs). Cette union de la Convention montagnarde et de la Commune insurrectionnelle, qui ne se brouille que quelques mois avant la chute de Robespierre, a laissé un souvenir glacial aux classes supérieures. Boissy d’Anglas, figure de proue des “modérés”, rapporte : “le riche était suspect, le peuple constamment délibérant“.

La chute de Robespierre : silence aux pauvres

Ces mesures politiques et sociales indisposent la grande bourgeoisie financière et industrielle, et la lèsent parfois. Robespierre le sait plus que tout autre. On peut lire dans ses notes : « quand les intérêts des riches seront-ils confondus avec ceux du peuple ? Jamais ». Malade, Robespierre se retire de Paris pendant quelques semaines. Ses adversaires en profitent pour saboter les réformes sociales qu’il avait imposées, ainsi que les Décrets de Ventôse, qui commençaient à connaître un semblant d’application – un sabotage facilité par l’élimination des “exagérés” par Robespierre lui-même. Lorsqu’il revient à Paris, il comprend qu’il n’en a plus pour longtemps. Il prononce un discours incendiaire à l’Assemblée Nationale puis au Club des Jacobins : « mes mains sont liées, mais je n’ai pas encore un bâillon sur la bouche », déclare-t-il. Il attaque le Comité des Finances, dirigé par l’un de ses ennemis : « la contre-révolution est dans l’administration des finances », elle a pour but de « fomenter l’agiotage, de favoriser les riches créanciers et de ruiner et de désespérer les pauvres ». Le lendemain, 9 Thermidor, il est arrêté par les députés de l’Assemblée Nationale en compagnie de Saint-Just et de ses alliés.

L'arrestation de Robespierre à l'Assemblée Nationale.
“Robespierre à la Convention le 9 Thermidor”, tableau de Max Adamo (1860).

Un complot avait été monté par l’aile droite de l’Assemblée et une partie de son extrême-gauche, fruit d’une curieuse alliance de circonstance. L’adhésion à cette conspiration de nombreux élus notoirement hostiles aux mesures sociales de Robespierre (le financier Cambon, à la tête du Comité des Finances, le négociant Lindet à la tête du Comité des Subsistances, Carnot, en charge de la conduite de la guerre…) rassurait l’aile droite ; une partie de l’extrême-gauche l’a rejointe parce qu’elle voyait dans Robespierre, à l’inverse, un frein au mouvement populaire.

Emprisonné, Robespierre est libéré par une insurrection de sans-culottes et emmené à l’Hôtel de Ville; pendant des heures, Robespierre refuse de les appeler à l’assaut contre l’Assemblée. Tétanisé par la toute-puissance de « l’aristocratie des riches », il estime que le combat est perdu d’avance. Il avait déclaré la veille, au Club des Jacobins: ”frères et amis, c’est mon testament de mort que vous venez d’entendre. Les ennemis de la République sont tellement puissants que je ne puis me flatter d’échapper longtemps à leurs coups’. Lorsqu’il se décide à signer l’appel à l’insurrection, il est trop tard : Robespierre est de nouveau arrêté. Le 10 Thermidor an II, il est guillotiné en compagnie de Saint-Just et d’une centaine de ses alliés.

10 thermidor
Robespierre, Saint-Just et leurs alliés marchant vers la guillotine. “Le 10 Thermidor”, de Jean-Joseph Weerts (1870).

Les « Thermidoriens » révoquent le Maximum, mettent fin aux mesures sociales imposées par Robespierre et Saint-Just, rétablissent le suffrage censitaire. Le prix des aliments monte en flèche ; en 1795, le taux de mortalité double dans Paris par rapport à l’année 1794. Une nouvelle Terreur, une « terreur blanche » est mise en place ; elle a pour fonction d’écraser les insurrections populaires.  Les colons esclavagistes reparaissent au grand jour. Quelques années plus tard, Napoléon Bonaparte rétablit l’esclavage… L’ère du libéralisme triomphant , appuyé par l’Etat, pouvait enfin commencer.

On comprend maintenant quelles étaient ces « idées absurdes » sur « l’inégalité des fortunes et des rangs » qui terrifiaient Mme de Staël. Après avoir guillotiné Robespierre, les Thermidoriens ont bâti sa légende noire ; pour discréditer ses idées, ils ont noirci son action politique en lui attribuant tous les crimes commis sous la Terreur. Il fallait que l’homme qui s’attaquait au pouvoir des riches et à l’inégalité sociale soit transformé en monstre afin qu’il n’ait pas d’imitateurs.

 

Pour aller plus loin :

  • Henri Guillemin, Silence aux pauvres et Robespierre, politique et mystique. Historien catholique de gauche, Guillemin replace l’action de Robespierre dans le contexte d’une lutte entre les travailleurs et la nouvelle classe dominante. Les conférences d’Henri Guillemin sur ce sujet sont disponibles sur internet. Excellent conteur, Guillemin ne brille pas toujours par sa rigueur et sa précision lorsqu’il s’intéresse à la Révolution française ; ses analyses à ce sujet sont néanmoins d’une grande pertinence, et il apporte certains détails précieux.
  • Albert Mathiez, La vie chère et le mouvement social sous la Terreur, ainsi que Girondins et Montagnards (chapitre « la politique sociale des robespierristes). Ces textes détaillent lois sociales mises en place par Robespierre et Saint-Just, les limites de leur application et celles qu’ils projetaient de mettre en œuvre. Marxiste, résolument favorable à Robespierre, Albert Mathiez est peut-être celui qui a étudié le plus en profondeur la dimension économique et sociale de l’oeuvre de “l’Incorruptible”. Voir aussi Jean-Paul Bertaud, La Révolution française (chapitres “les décrets de Ventôse », « la bienfaisance nationale » et « l’application de la bienfaisance nationale »), sur le même sujet.
  • Florence Gauthier, Pour le bonheur et pour la liberté et Georges Labica, Robespierre. Ces livres sont consacrés à l’analyse de la pensée politique et sociale de Robespierre. Héritière intellectuelle d’Albert Mathiez, Florence Gauthier met en lumière des aspects souvent ignorés dans l’étude de la Révolution française, comme les événements qui se sont déroulés Outre-Mer ou les principes philosophiques des révolutionnaires et de leurs opposants. Voir aussi ses articles “De Mably à Robespierre : de la critique de l’économie à la critique du politique”, “Les colonies dans la Révolution française – le cas Robespierre”, ainsi que son entretien pour LVSL : “”Le droit à l’existence et aux moyens de le conserver” comme “principe régulateur d’une économie politique populaire””.
  • Jean Jaurès, Histoire socialiste de la Révolution française. Gigantesque ouvrage – écrit avec un talent littéraire certain -, qui est le premier à s’intéresser en détail à la dimension économique et sociale de la Révolution française (selon les mots de Jean Jaurès, cette oeuvre est le produit d’une triple inspiration : celle de Karl Marx, de Michelet de de Plutarque). Contrairement à ce que l’on pourrait croire, Jaurès est plutôt critique à l’égard de l’oeuvre sociale de Robespierre, qu’il voit comme abstraite et contradictoire.
  • Eric Hazan, Histoire de la Révolution française. Synthèse critique à l’égard de Robespierre qui s’intéresse aux révolutionnaires les plus radicaux, ceux qui le débordaient sur sa gauche (les Exagérés et les Enragés). Sur les conséquences de l’élimination des “exagérés” par les robespierristes, voir l’article d’Albert Soboul, “le Maximum des salaires parisiens et le 9 Thermidor”.

 

Crédits:

  • http://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/Convention_nationale/114563
  • http://www.alamy.com/stock-photo-french-revolution-1789-1799-champ-de-mars-massacre-july-17-1791-anonymous-83551752.html
  • https://www.scholarsresource.com/browse/museum/81
  • http://plaidoyer-republicain.fr/6-mai-le-republicain-robespierre-ou-le-monarque-hollande/
  • http://lafautearousseau.hautetfort.com/media/01/02/3748176267.pdf
  • https://fr.wikipedia.org/wiki/Louis_Antoine_de_Saint-Just
  • http://1789-1799.blogspot.com/2012_01_01_archive.html
  • http://1789-1799.blogspot.fr/2012/01/le-9-thermidor-2-27-juillet-1794.html