Rwanda : comment parler des crimes commis par le FPR ?

À gauche : Juvénal Habyarimana, ancien président du Rwanda (1973-1994). À droite Paul Kagame, chef du Front patriotique rwandais et président du Rwanda (2000-). © Aymeric Chouquet pour Le Vent Se Lève

Le génocide des Tutsis au Rwanda en 1994 a fait l’actualité en France en 2021, en raison de la publication du rapport Duclert établissant les « responsabilités lourdes et accablantes » de la France dans ces faits. Pourtant, peu de Français savent que le Front patriotique rwandais de Paul Kagame a commis des crimes de masse contre des civils pendant la guerre civile rwandaise (1990-1994) et la première guerre du Congo (1996-1997), et que son régime autoritaire pratique l’assassinat politique. LVSL publie à ce sujet un texte du politologue américain Scott Straus, tiré de l’ouvrage collectif Violences extrêmes. Enquêter, secourir, juger. République démocratique du Congo, Rwanda, Syrie [1]. Scott Straus est professeur de sciences politiques à l’université de Wisconsin-Madison et auteur notamment de The Order of Genocide: Race, Power, and War in Rwanda et de Making and Unmaking Nations. War, Leadership, and Genocide in Modern Africa, (University Press, 2006 et 2018). Son texte est précédé d’une introduction de Tangi Bihan, directeur du pôle Afrique du Vent Se Lève.

Introduction, par Tangi Bihan

L’histoire de l’Afrique des Grands Lacs continue de brûler les mains de ceux qui la touchent. Et pour cause, elle est une immense tragédie : la série de conflits qui a frappé cette région fut la plus meurtrière depuis la Seconde Guerre mondiale. De nombreux livres continuent à être publiés sur ce sujet loin d’être épuisé. Les « cadavres noirs », comme les appelle l’historien Gérard Prunier, ne doivent plus laisser le monde indifférent. D’autant que les braises de ce conflit sont encore incandescentes, et notamment dans la région congolaise du Kivu.

Pour commencer, il importe d’opérer un rapide retour historique. Au Rwanda, les colonisateurs allemand puis belge mettent en place une « administration indirecte » en se fondant sur des théories racistes. Ils cooptent l’élite Tutsie, qui dirigeait le royaume précolonial, pour gouverner un pays peuplé majoritairement de Hutus. Du même coup, ils accentuent puissamment et durablement le clivage ethnique. En 1959, peu avant l’indépendance de 1962, des leaders Hutus mènent la « Toussaint rwandaise », une révolution évinçant les Tutsis de la sphère du pouvoir et provoquant l’exil plusieurs centaines de milliers d’entre eux dans les pays voisins, notamment l’Ouganda. Cet épisode est suivi d’autres pogroms, notamment en 1963, à la suite d’une tentative d’invasion menée par un groupe armé de Tutsis de l’extérieur. En 1973, le général Juvénal Habyarimana prend le pouvoir par la force et obtient rapidement la protection de la France. Ce régime poursuivra la propagande ethnique de son prédécesseur, maintiendra la mention de l’ethnie sur les papiers d’identité et instaurera un quota discriminatoire plafonnant à 9 % – leur proportion supposée dans la population rwandaise – les Tutsis dans les écoles et les emplois.

En 1990, le Front patriotique rwandais (FPR) – créé quelques années plus tôt par des Rwandais tutsis réfugiés à l’extérieur et dirigé par Paul Kagame – lance, depuis l’Ouganda, une offensive contre le régime d’Habyarimana : c’est le début de la guerre civile, que les accords d’Arusha de 1993 ne parviendront pas à stopper. Le 6 avril 1994, l’avion transportant Habyarimana est abattu, point de départ du génocide des Tutsis. En trois mois, 800 000 Tutsis sont systématiquement massacrés, jusqu’à la victoire et la prise de pouvoir du FPR.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Si le FPR, avec Kagame comme chef d’État à partir de 2000, a spectaculairement reconstruit le pays, il est lui aussi à l’origine de crimes de masse, au Rwanda et en République démocratique du Congo (RDC). Mais, encore aujourd’hui, ces crimes peinent à être reconnus, pour une raison principale : la « communauté internationale » ne s’est pas donné les moyens d’empêcher le génocide des Tutsis, entravant tout discours critique envers le régime du FPR. En effet, ce dernier, pour légitimer son pouvoir, s’appuie sur le mérite qu’il a d’avoir stoppé le génocide.

En tant que journaliste ou chercheur, il est nécessaire de savoir « tenir les deux bouts » : admettre clairement que les Forces armées rwandaises et leurs milices ont commis un génocide contre les Tutsis ; et admettre clairement que le régime du FPR est à l’origine de crimes de masse, que ce soit contre les populations hutues durant la guerre civile et, après la guerre civile, en RDC, contre des réfugiés hutus et des Congolais, au cours de deux guerres qui ont fait entre 3 et 5 millions de morts directs et indirects. Admettre que le FPR a commis des crimes de masse ne revient pas à dire qu’il a commis un « second génocide », non plus que l’on « nie » le génocide des Tutsis, accusations souvent portées par Kagame. Dire cela, c’est simplement dire la totalité des faits.

Deux livres parus récemment en français sont une nouvelle preuve de cette difficulté à évoquer la totalité des faits. Ils ont été écrits par deux journalistes, la canadienne Judi Rever et le français Patrick de Saint Exupéry. La première a publié L’éloge du sang (Max Milo, 2020), traduction de In Praise of Blood (Random House Canada, 2018). Passons sur la médiocrité de l’ouvrage : l’auteure se pose en cavalière d’une prétendue réalité cachée, expose ses problèmes familiaux et, surtout, elle ne recoupe pas les témoignages qu’elle présente et prétend faire des révélations avec quelques documents prétendument « secrets » du Tribunal pénal international sur le Rwanda, alors que cette institution en a produit des dizaines de milliers… Pire, l’auteure affirme que le FPR a infiltré les milices interahamwe pour participer au génocide des Tutsis. Autrement dit, Kagame aurait contribué à l’extermination des Tutsis, afin de légitimer sa prise de pouvoir ; et qu’ensuite il aurait commis un second génocide contre les Hutus. Un récit délirant, empreint de complotisme, et rejeté par la communauté des historiens.

Le cas de Patrick de Saint Exupéry est plus complexe. Il a assisté aux premières loges au génocide des Tutsis en tant qu’envoyé spécial pour Le Figaro. Il fut l’un des premiers à documenter avec précision le rôle de la France dans le génocide, ce qui aboutira à la publication de L’inavouable : La France au Rwanda (Les Arènes, 2004). Mais, c’est son dernier livre, La Traversée. Une odyssée au cœur de l’Afrique (Les Arènes, 2021), qui étonne. L’auteur y remet en cause les conclusions du rapport Mapping, fruit d’un travail mené par une vingtaine de professeurs et d’enquêteurs pendant douze mois sous l’égide du Haut-commissariat des Nations unies aux droits de l’homme. Ce rapport documente plusieurs centaines de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité commis au Congo entre 1993 et 2003. Pour prétendre contester un tel rapport, il faut s’en donner les moyens ! Traverser le Congo – en prenant soin, au passage, de mettre en scène cette « prouesse » – et interroger au hasard quelques habitants sur des faits qui sont se déroulés il y a environ vingt ans, ne suffit pas. Dès lors, le lecteur est forcé de se demander : pour quelles raisons l’auteur cherche-t-il à minimiser les crimes commis au Congo ? Par peur que le génocide des Tutsis soit relativisé ? Pour écarter définitivement la théorie du « double génocide » ? Deux nobles combats. Pour redorer l’image du dictateur Kagame ? Combat moins noble…

Dès lors, l’exposition complète, précise et mesurée des faits est précieuse. Car, avant de proposer une qualification des crimes du FPR, il importe de s’accorder sur les faits. C’est tout le mérite qu’a Scott Straus dans le texte que nous publions.

Rwanda : comment parler des crimes commis par le FPR ?

Ma réflexion portera sur l’histoire des violences durant les années 1990 au Rwanda. Elle traitera du génocide contre les Tutsis commis en 1994 mais aussi des autres cas de violences de masse. Il s’agit d’une question sensible, c’est pourquoi je souhaite clarifier ma position le plus explicitement possible. Je ne suis pas rwandais, mais le Rwanda me tient profondément à cœur. En outre, j’estime que les étrangers doivent prendre la responsabilité de parler de ce qui s’y est passé. Depuis le génocide, des hommes politiques, des chercheurs (dont je suis), des juristes et des professionnels de la mémorialisation ont travaillé à constituer un champ de narrations qui mettent en lumière les crimes du génocide tandis que les autres crimes de masse restaient dans l’ombre. C’est là le sujet de ce travail. J’envisage de mettre en question ce champ de narrations que les étrangers ont contribué à produire. En effet, je prends la responsabilité de parler haut et fort de ces crimes de masse qui sont ignorés des commémorations publiques et des tribunaux au Rwanda. De nombreux Rwandais m’ont fait part de leur expérience de victime et de celle de leurs familles. Attirer l’attention sur ces autres crimes est risqué pour des Rwandais vivant dans leur pays, c’est pourquoi je pense que nous autres, étrangers, nous devons transmettre à l’extérieur ce qu’ils nous ont confié.

Les conditions de l’invisibilité des crimes de masse

Le génocide fut un moment de violence extraordinairement dévastateur. Ce fut un moment d’horreurs sans précédent dans la deuxième moitié du XXe siècle. Sur le plan international, personne ne tenta d’intervenir pour les stopper. Il y eut entre 500 000 et 800 000 victimes civiles d’avril à juillet 1994. Durant cette période, les cibles de la violence furent les Tutsis. Violence dirigée et organisée par l’État, elle fut systématique et avait pour objectif la destruction d’un groupe humain. Je n’ai donc aucune réserve pour la qualifier de « génocide ». Cependant le génocide et les crimes contre les opposants au gouvernement génocidaire ne furent pas les seules formes de violence de masse subies par les Rwandais durant les années 1990. Il y eut simultanément celles commises à l’intérieur du Rwanda pour prendre le contrôle du territoire et celles perpétrées au Zaïre (devenu la République démocratique du Congo en 1997).

Or, en 2019, la vingt-cinquième commémoration du génocide nous a rappelé avec acuité à quel point ces autres crimes de masse étaient rendus invisibles. En effet, les multiples cérémonies de commémoration peuvent être considérées comme autant de tentatives pour définir un cadrage de l’histoire des violences dans la région des Grands Lacs, un cadrage partial qui concentre l’attention sur les actes criminels du génocide contre les Tutsis. Comment expliquer un tel déséquilibre mémoriel ? Une raison évidente est que le gouvernement post-génocide y trouve un intérêt politique, c’est pourquoi il a façonné le processus judiciaire et les conditions du savoir académique sur l’histoire de la violence. De fait, seuls les crimes de génocide ont fait l’objet d’un nombre considérable de procédures judiciaires, mais rien de tel, ni au Rwanda, ni sur le plan international, pour les autres crimes de masse. Ainsi est-il pratiquement impossible d’être autorisé à enquêter sur les violences contre les Hutus. En outre, il peut même être dangereux d’enquêter au Rwanda sur ces autres crimes. Ces formes de violences qui ne sont pas des génocides, avec une éventuelle exception évoquée plus bas, sont donc peu documentées et ceux qui leur ont survécu n’ont droit à aucune reconnaissance dans l’espace public.

Cependant, cette situation n’est pas seulement liée à l’intérêt politique. Je fais l’hypothèse qu’il faut aussi tenir compte du concept même de génocide. En tant que « crime des crimes », le génocide a un statut particulier, exceptionnel, il fascine. De plus, appeler à faire des recherches sur d’autres crimes entraîne le risque de se voir accusé d’affirmer une équivalence entre crimes, de minimiser le génocide, voire même de le nier [2]. Il en résulte un défi pour les chercheurs et les observateurs : comment rendre compte de la spécificité du génocide et, en même temps, identifier d’autres formes de violences de masse ?

Certains, pour attirer l’attention sur ces autres crimes de masse, ont affirmé qu’un deuxième génocide avait été perpétré au Rwanda en 1994, un génocide contre les Hutus commis par le Front patriotique rwandais (FPR). Cette approche a été revendiquée par des opposants politiques au FPR, particulièrement par des figures politiques vivant en exil. Récemment la journaliste Judi Rever, dans le livre L’éloge du sang, a réactivé cette thèse en adoptant un langage sensationnaliste et conspirationniste. Ainsi évoque-t-elle une « conspiration du silence » et se déclare-t-elle menacée hors des frontières rwandaises par des agents du FPR. Relançant la thèse dite du « double génocide », elle cherche à capter la fascination qu’exerce le label génocide. Il reste que, pour ma part, je n’approuve pas l’usage du label « double génocide » et que, en vérité, les enquêtes empiriques conduites au Rwanda ne soutient pas la rhétorique de Judi Rever. Je réaffirme donc que mon objectif, par rapport aux controverses passionnées, est de trouver une voie évitant le conspirationnisme et le sensationnalisme ; je préconise une recherche qui affirme la spécificité du génocide commis contre la population tutsie et respecte les souffrances qu’elle endure ; mais la recherche doit produire une histoire complète incluant les autres violences de masse commises au Rwanda.

Les violences contre les Hutus

L’histoire de la violence au Rwanda gagnerait à être replacée dans une perspective régionale. Ainsi les travaux de René Lemarchand, notamment son livre The Dynamics of Violence in Central Africa, retracent-ils une histoire de la violence dans la région qui comprend entre autres la succession des atrocités au Burundi, en 1972, 1988, 1993 et après. En 1972, ce fut le pire épisode : la minorité tutsie au pouvoir organisa le massacre de quelque 200 000 civils hutus qui avaient été scolarisés et commit ce que l’auteur appela un « génocide sélectif ». Par ailleurs, la violence qui débuta en République démocratique du Congo durant les années 1960 puis s’aggrava au début des années 1990 et 2000 fit des millions de morts. Les deux guerres de 1996-1997 et de 1998-2004 provoquèrent un nombre de morts évalué à plusieurs millions de civils, la plupart à cause de la disparition de l’État et des services publics dans l’Est du Congo. En Ouganda également, la violence culmina sous Milton Obote au début des années 1980 et, avant lui, sous Idi Amin Dada. Rapporté à ce contexte régional des Grands Lacs, le génocide perpétré au Rwanda n’est pas l’unique épisode de l’extraordinaire violence de masse qui bouleverse cette région depuis des décennies, et le rappeler ne revient pas à dénier sa particularité.

Première période : 1990-1995

Cette période de violence comprend trois moments différents : durant la guerre civile avant l’assassinat du Président Habyarimana (1990-début 1994), pendant le génocide (avril à juillet 1994), puis après le génocide quand le FPR continuait de combattre pour consolider son pouvoir (août 1994-mi-1995).

Le FPR attaqua des civils au Rwanda durant les trois ans et demi de la guerre civile (1990-1994), principalement dans les préfectures du Nord. Environ un million d’habitants fuirent la région en 1993. Leur exode n’était pas seulement lié à la guerre. En effet, des rapports émanant d’ONG des droits humains, ainsi que des déserteurs de l’armée du FPR, ont accusé très tôt ce dernier de mener délibérément des attaques contre les populations civiles dans le but de dépeupler une région considérée comme hostile. Cependant, la documentation concernant les atteintes aux droits humains est restreinte [3]. Dans le rapport Aucun témoin ne doit survivre, Alison Des Forges cite Human Rights Watch et la Fédération internationale des droits de l’homme, qui ont estimé que plusieurs centaines de civils avaient été tués durant l’attaque de la ville de Ruhengeri au nord. Mais sur le nombre des morts ainsi que sur l’extension géographique des violences, la documentation reste pauvre.

Entre avril et juillet 1994, des civils hutus furent massacrés durant la guerre menée par le FPR contre le gouvernement intérimaire. Ces violences sont mieux documentées que celles perpétrées avant 1994. Selon A. Des Forges, le FPR aurait tué des milliers de civils pendant les combats mais aussi pendant qu’il prenait le contrôle d’une région. A. Des Forges, s’appuyant sur des témoins oculaires, décrit trois modalités principales des violences : quand le FPR tue des civils mêlés aux miliciens, quand il convoque des gens à des meetings et les massacre, quand il procède à des exécutions sommaires de personnalités officielles, de prêtres, d’intellectuels et d’individus suspectés d’avoir participé au génocide. Il existe d’autres documents publiés par des ONG et des chercheurs qui relatent ces mêmes modalités. Dans son rapport daté de 1994, Amnesty International décrit des exécutions sommaires, des meurtres de vengeance et des massacres commis durant des meetings. Ainsi A. Des Forges se réfère-t-elle au « rapport Gersony » dont les conclusions confirmaient les siennes [4]. L’armée du FPR avait bien commis des massacres systématiques de civils entre avril et août 1994, et Robert Gersony estimait entre 25 000 et 40 000 le nombre des victimes. Un résumé de ce rapport, disponible sur Internet, concorde avec les éléments rapportés par A. Des Forges. Dans son récent livre Rwanda: From Genocide to Precarious Peace, l’universitaire Susan Thomson cite un membre de l’enquête Gersony : « Ce que nous avons vu était une opération militaire bien organisée, avec commandement et contrôle militaire, et des massacres de masse commis au cours de campagnes de type militaire ». Le FPR est aussi mis en cause dans des massacres qui ont eu lieu après août 1994 et en 1995. Le plus connu fut perpétré à Kibeho en avril 1995 dans un camp de déplacés et fit plusieurs milliers de morts.

Finalement, des preuves crédibles permettent d’affirmer que le FPR a été l’auteur de violences systématiques durant cette période 1990-1995 contre des civils hutus, pendant la guerre qui a précédé le génocide, puis pendant et après le génocide.

Peut-on qualifier cette violence contre les Hutus de génocide ? Bien que, faute d’études, nous ayons beaucoup à apprendre sur la logique des violences commises par le FPR, à nouveau je n’affirme pas que cette violence constitue un génocide. En termes de sciences sociales, je subsumerai ces tueries sous la catégorie « violence de masse » : une violence de grande échelle, répétée, et visant systématiquement un groupe de civils (les Hutus rwandais), tandis que la caractéristique du génocide (à mon sens) réside dans la volonté de détruire un groupe spécifique. Or, durant cette période, au Rwanda, je n’ai pas constaté la volonté de détruire la population hutue rwandaise mais celle de recourir à des violences massives pour contrôler cette population et la punir. En termes légaux, ces dernières constituent des crimes contre l’humanité. Quoi qu’il en soit – et bien sûr de nouvelles preuves peuvent suggérer des conclusions différentes –, des milliers de Hutus furent tués et ceci doit être reconnu, pris en compte et mémorisé.

Deuxième période : 1996-1997, violences au Zaïre

Une autre forme de violence de masse est celle dont sont responsables le FPR et ses alliés durant l’invasion du Zaïre, engagée en octobre 1996. En furent victimes des Congolais, y compris des Tutsis congolais, mais je mettrai l’accent sur le sort des Rwandais.

Après avoir violemment pris le contrôle de l’ensemble des camps de réfugiés situés à l’est du Zaïre, les forces militaires rwandaises contraignirent au retour vers le Rwanda une masse importante de ces réfugiés. L’estimation généralement admise de ces retours varie entre 500 000 et 700 000 personnes durant les mois de novembre et décembre 1996. D’autres réfugiés prirent la fuite vers l’ouest, c’est-à-dire vers l’intérieur du Zaïre. Parmi les fuyards se trouvaient des éléments de l’ancienne armée rwandaise (ou Forces armées rwandaises, les ex-FAR) ainsi que des interahamwe [5] et d’autres Rwandais impliqués dans le génocide de 1994. Tous ces fuyards furent poursuivis par l’Armée patriotique rwandaise et ses alliés congolais ; ils furent massacrés en grand nombre.

L’importance de ces massacres n’a pas été précisément mesurée mais une estimation raisonnable retient le nombre de dizaines et peut-être de centaines de milliers de victimes.

Jason Stearns, dans Dancing in the Glory of Monters: The Collapse of the Congo and the Great War of Africa, discute le problème des estimations. Il conclut que « des dizaines de milliers de réfugiés furent tués tandis que probablement les plus nombreux sont morts de maladie et de famine alors qu’ils étaient forcés de fuir vers l’ouest dans des forêts absolument inhospitalières ». De son côté, Kisangani Emizet, fait une estimation de 230 000 tués [6]. Pour sa part, Filip Reyntjens cite une estimation de 200 000 tués [7]. Plusieurs comptes rendus relatent des massacres répétés et systématiques. Un rapport du projet Mapping effectué par les Nations unies, visant à recenser les massacres, documente ces violences. Des témoignages ont été publiés, par exemple celui de Marie-Béatrice Umutesi dans Fuir ou mourir au Zaïre. Le vécu d’une réfugiée rwandaise. Dans sa version finale, le rapport Mapping évoque la possibilité qu’un génocide ait été commis en RDC :

« Plusieurs incidents répertoriés dans ce rapport, s’ils sont enquêtés et prouvés devant un tribunal compétent, révèlent des circonstances et des faits à partir desquels un tribunal pourrait tirer des inférences de l’intention de détruire en partie le groupe ethnique hutu en RDC, s’ils sont établis hors de tout doute raisonnable. L’ampleur des crimes et le nombre important de victimes, probablement plusieurs dizaines de milliers, toutes nationalités confondues, sont démontrés par les nombreux incidents répertoriés dans le rapport (104 incidents). L’usage extensif d’armes blanches (principalement des marteaux) et l’apparente nature systématique des massacres de survivants après la prise des camps pourrait indiquer que les nombreux décès ne sont pas imputables aux aléas de la guerre ou assimilables à des dommages collatéraux. Parmi les victimes, il y avait une majorité d’enfants, de femmes, de personnes âgées et de malades, souvent sous-alimentés, qui ne posaient aucun risque pour les forces attaquantes. De nombreuses atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ont été également commises, avec un nombre très élevé de Hutus blessés par balle, violés, brûlés ou battus. Si elle est prouvée, la nature des attaques contre les Hutus, qui ont été répertoriées, apparaît comme systématique, méthodique et préméditée […]. Ainsi les attaques qui apparaissent systématiques et généralisées telles que décrites dans le présent rapport révèlent plusieurs éléments accablants qui, s’ils sont prouvés devant un tribunal compétent, pourraient être qualifiés de crimes de génocide. »

Cependant, le rapport livre des contre-arguments à la qualification de génocide ; il avance des preuves que l’« intention de détruire » la population hutue parce que hutue n’était pas radicale. Ainsi sont notées les importantes activités de rapatriement au Rwanda à partir de la RDC.

De mon point de vue, selon le rapport Mapping, en 1997, plusieurs épisodes de violence contre les Rwandais hutus pourraient être qualifiés de génocide. La logique de destruction d’un groupe est l’une des caractéristiques des génocides. De fait, cette logique de destruction exista, au Zaïre, il me semble, en 1997, après la phase de rapatriement. Durant la poursuite des réfugiés hutus à l’intérieur du Zaïre, la stratégie dominante de l’Armée patriotique rwandaise et de ses alliés fut une logique de massacre. Donc, après le rapatriement de 1996, soit durant plusieurs mois en 1997, il est pensable qu’au Zaïre, il s’agisse d’un cas de génocide.

Que la qualification de génocide soit appropriée ou non, un nombre très important de Rwandais furent tués en 1997. Cependant, aucun processus judiciaire n’a été initié et les violences contre des Rwandais au Zaïre demeurent exclues de toute commémoration officielle au Rwanda, du moins à ma connaissance.

La violence contre-insurrectionnelle au Rwanda en 1996 et 1998

Il y eut aussi, principalement en 1997 et 1998, les violences contre-insurrectionnelles que les forces gouvernementales ont commises dans le Nord-Ouest du Rwanda. En effet, à la suite du rapatriement des réfugiés rwandais, une insurrection contre l’État dirigé par le FPR prit de l’ampleur. La campagne contre-insurrectionnelle entraîna des disparitions, des meurtres, des déplacements de population et d’autres formes de violences et d’intimidation. Les insurgés tuèrent eux aussi des civils mais les forces gouvernementales ont été responsables de la plus grande partie des crimes.

Répression générale et assassinats politiques au Rwanda depuis 2000

Enfin, il faut considérer la violence généralisée et la répression que le FPR a instaurée depuis qu’il a pris le pouvoir. Cette violence a pour objectif principal l’intimidation de l’opposition. Des acteurs politiques, des personnalités de la société civile ont été assassinés ou ont disparu, tant au Rwanda qu’à l’extérieur du Rwanda. On ne peut en évaluer le nombre. Cependant, les grandes organisations de défense des droits humains, telles Amnesty International ou Human Rights Watch, ont publié des rapports sur le caractère autoritaire et répressif de l’État depuis les années 1995.

Pourquoi procéder à ces décomptes macabres ? Le point principal est que le génocide commis en 1994 contre les Tutsis par des autorités hutues ne fut pas l’unique épisode de violence systématique et à grande échelle dirigée contre des civils, ni en 1994 ni durant les années 1990. Mais il reste d’importantes lacunes dans les connaissances concernant ces épisodes. Les documents sont dispersés en grande partie faute de procès publics ou d’autres modes d’enquête ; quant à la recherche universitaire sur ce sujet, elle n’est pas abondante.

Cependant, nous en savons assez pour affirmer qu’il y eut une terrible violence de masse. Cette violence fut une expérience majeure pour ses victimes et leurs familles, une expérience qui devrait être reconnue et mémorialisée. Tout travail de recherche sur l’histoire de la violence au Rwanda est incomplet s’il s’en tient au seul génocide contre les Tutsis, comme c’est maintenant l’usage.

Les Rwandais savent, je l’ai expérimenté. Ils n’oublient pas. Si certains d’entre eux en rencontrent d’autres qui ont perdu des membres de leur famille en 1994, au milieu ou à la fin des années 1990, ils savent tous très bien ce qui s’est passé. Ils savent aussi que si le FPR a commis des crimes, ils ne peuvent en parler ouvertement dans leur pays. Mais nous, en tant qu’étrangers, nous devons prendre la responsabilité d’en parler, de dire de façon responsable et claire ce que tant de Rwandais craignent de dire. En parler de façon responsable et attentive signifie refuser tout discours sensationnaliste, tout discours conspirationniste, et ne pas recourir à un langage qui pourrait être utilisé par des négationnistes.

Notre tâche, je le crois, n’est pas de renverser ce que nous avons appris sur le génocide de 1994, mais plutôt d’y ajouter les autres expériences de violence afin d’écrire une histoire plus équilibrée et détaillée des violences de masse qui eurent lieu durant les années 1990.

Notes :

[1] LVSL publie une version légèrement remaniée d’un texte de Scott Straus initialement publié sous le titre « Écrire l’histoire des violences durant les années 1990 au Rwanda », tiré de l’ouvrage collectif : Violences extrêmes. Enquêter, secourir, juger. République démocratique du Congo, Rwanda, Syrie, Laëtitia Atlani-Duault, Jean-Hervé Bradol, Marc Le Pape et Claudine Vidal (dir.), Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2021. Le texte de Straus a été traduit de l’anglais par Marc Le Pape et Claudine Vidal. LVSL remercie l’auteur, les directeurs et l’éditeur de l’ouvrage de nous avoir autorisé à le publier.

[2] Ainsi les critiques de la politique étatique que j’ai émises ont-elles incité des officiels rwandais à me qualifier (ainsi que d’autres collègues) de chercheur étranger négationniste. Je ne nie pas, et je n’ai jamais nié qu’un génocide a été perpétré au Rwanda en 1994. Je rappelle que mon livre principal sur le génocide, The Order of Genocide: Race, Power and War in Rwanda, utilise le terme « génocide » dans le titre et que son objectif est de chercher à en expliquer les dynamiques de mobilisation et de perpétration.

[3] Les rapports concernant les droits de l’homme datant d’avant 1994 donnent quelques rares informations sur les crimes du FPR à cette époque. Cette rareté tient au fait que le FPR a interdit des zones d’enquête aux investigateurs. Voir par exemple le rapport publié en 1993 par la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme, « Rapport de la Commission internationale d’enquête sur les violations des droits de l’homme au Rwanda depuis le 1er octobre 1990 (7-21 janvier 1993) ».

[4] Robert Gersony, à la demande du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, mena une enquête au Rwanda (dans 41 communes sur 145) et à l’extérieur, dans les camps de réfugiés. Le but était de prévoir un retour rapide des réfugiés. Le rapport ne fut pas publié et demeura confidentiel. Cependant, A. Des Forges put en prendre connaissance.

[5] Interahamwe signifie « ceux qui travaillent ensemble ». C’était le nom donné à l’organisation des jeunesses du Mouvement révolutionnaire national pour le développement (MRND), parti unique jusqu’en 1991. Elle devint rapidement une milice organisée et entraînée qui pratiqua l’intimidation politique de façon de plus en plus violente. Durant le génocide, le terme désigna toutes les bandes qui participèrent au massacre des Tutsis.

[6] Kisangani Emizet, « The massacre of refugees in Congo: A case of UN peacekeeping failure and international law », Journal of Modern African Studies, vol. 38, n° 2, pp. 163-202, 2000.

[7] Filip Reyntjens, « Waging (Civil) war abroad: Rwanda and the DRC », dans S. Straus et L. Waldorf (dir.), Remaking Rwanda. State Building and Human Rights after Mass Violence, Madison [WI], University of Wisconsin Press, pp. 132-151, 2011.

« Il faut accepter que l’histoire de l’Afrique s’écrive sans la France » – Entretien avec Thomas Borrel et Thomas Deltombe

De gauche à droite : Léopold Sédar Senghor, François Mitterrand, Emmanuel Macron, Jacques Foccart et Félix Houphouët-Boigny © Aymeric Chouquet

« Il n’y a plus de politique africaine de la France » déclarait le président Emmanuel Macron devant les étudiants burkinabè, en 2017. Avant lui, c’était François Hollande : « Le temps de la Françafrique est révolu ». Encore avant, Nicolas Sarkozy disait vouloir « en finir avec 50 ans de Françafrique ». Cela n’empêche pas aujourd’hui Jean-Yves Le Drian, ministre des Affaires étrangères, de mettre en garde les autorités d’un pays souverain : « Il n’est pas possible d’envisager que Wagner vienne au Mali ». Comment expliquer de telles contradictions ? Interrogés par LVSL, Thomas Borrel, membre de l’association Survie, et Thomas Deltombe, auteur et éditeur à La Découverte, reviennent sur la nature, l’histoire et l’actualité de la Françafrique. Ils sont, avec l’historien Amzat Boukari-Yabara et le journaliste Benoît Collombat, les coordinateurs de la somme de 1 000 pages L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique (Seuil, 2021). Entretien réalisé par Tangi Bihan.

LVSL – On fait traditionnellement commencer la Françafrique avec la mise en place des réseaux de Jacques Foccart, qui était le bras droit du général de Gaulle. Vous montrez que le système se met en place sous la IVe République, en l’absence de De Gaulle donc. Vous soulignez le rôle de François Mitterrand ministre de la France d’Outre-mer en 1950-1951. Vous montrez que les indépendances africaines sont moins une rupture qu’une continuité.

Thomas Deltombe – Il faut partir du mot « Françafrique » lui-même. Il y a une sorte de paradoxe autour de ce mot. D’un côté, il s’impose chaque fois qu’il est question des relations franco-africaines. De l’autre, il ne cesse d’être moqué et les gens qui l’utilisent sont regardés avec mépris ou condescendance, sous prétexte qu’ils seraient trop « militants » ou « mal informés ». Ce paradoxe se double de quelque chose d’encore plus paradoxal : certains commentateurs disent dans le même souffle que le mot « Françafrique » ne veut rien dire et… qu’elle a disparu !

Du côté de ceux qui utilisent le mot, pour le revendiquer comme d’ailleurs pour le contester, on constate un récit presque canonique affirmant que la Françafrique est née avec la Ve République et qu’elle serait consubstantiellement liée à la personne de Jacques Foccart, le « Monsieur Afrique » du gaullisme. L’âge d’or de la Françafrique serait la période où Foccart était à l’Élysée, entre 1958 et 1974 ; elle aurait ensuite progressivement dépéri jusqu’à disparaître au lendemain de la chute du mur de Berlin.

Dans L’Empire qui ne veut pas mourir, nous remettons en cause ce récit en expliquant que les origines de la Françafrique sont antérieures au retour de de Gaulle au pouvoir en 1958. Le mot lui-même apparaît bien avant la Ve République, et même avant la IVe République ! Nous avons ainsi découvert que le terme « Françafrique », en un seul mot et avec la cédille, apparaît en une dans le numéro du 15 août 1945 du quotidien L’Aurore. Le mot apparaît donc avant ce qu’il est censé décrire ? Cette découverte invite selon nous à réfléchir non seulement à la chronologie, mais également à la définition même du mot.

Les origines de la Françafrique sont antérieures au retour de de Gaulle au pouvoir en 1958.

Une des caractéristiques de la Françafrique, c’est sa malléabilité, sa capacité à évoluer pour s’adapter aux évolutions historiques – géopolitiques, géostratégiques, économiques –, aux rapports de force mondiaux, aux équilibres internes en France, etc. Concevoir la Françafrique comme un système évolutif, ainsi que nous le proposons, remet en cause l’historiographie trop rigide des relations franco-africaines. Le système que nous étudions plus spécifiquement, que nous appelons Françafrique, émerge avant les indépendances, durant la période qualifiée de « décolonisation », et sert précisément à vider ces indépendances et ce processus de décolonisation de leur substance.

Cette adaptabilité du système françafricain est perceptible dès les années 1950, et même avant, dans la question du réformisme du système colonial. Dès la Seconde Guerre mondiale et dans les années suivantes, une réflexion intense agite les milieux dirigeants français qui cherchent le moyen d’adapter le système, pour répondre aux revendications des colonisés, tout en assurant sa perpétuation, pour défendre les intérêts géostratégiques français.

Thomas Borrel – Le mot Françafrique recouvre en outre tout le pan institutionnel du système. Les gens qui font démarrer la Françafrique avec l’arrivée de De Gaulle et de Foccart à l’Élysée se concentrent sur les barbouzeries, les coups tordus, les coups d’État pour mettre en place des chefs d’État acquis aux intérêts de la France.

Mais tout le pan institutionnel, notamment à travers la coopération, fait clairement partie de la Françafrique. Sous la IVe République, il y a une réflexion sur la manière de confisquer une part de souveraineté des futurs États par ce biais. Des idées très claires à ce sujet sont par exemple posées dès 1953-1954 par des personnages comme Michel Poniatowski ou Claude Cheysson, qui arriveront aux responsabilités sous la Ve République.

TD – Parmi ces personnalités, il y a François Mitterrand, qui fut ministre de la France d’Outre-mer en 1950-1951 et qui s’est passionné pour les questions africaines dans les années suivantes. Étrangement, ses prises de position sur les questions coloniales dans les années 1950 sont très peu connues aujourd’hui alors qu’elles n’étaient pas du tout anecdotiques. Durant son passage au ministère de la France d’Outre-mer, il a mis en place une forme d’alliance politique avec les nouvelles élites africaines de l’époque, notamment avec Félix Houphouët-Boigny, alors président du Rassemblement démocratique africain (RDA), principale formation politique des colonies d’Afrique subsaharienne.

L’idée de Mitterrand est de s’allier avec ce type de leaders au sein du RDA pour réformer le système vers une forme de d’association, de façon à marginaliser les forces qui contestent les fondements mêmes du système colonial. Il s’agit de s’allier avec des réformistes pour faire perdurer le système colonial et pour casser les mouvements qui cherchent au contraire à sortir de ce système. On voit alors émerger ce qui deviendra un des piliers du système françafricain : l’alliance entre une partie des élites françaises et la frange des élites africaines perçues comme pro-françaises.

LVSL – Il s’est joué une lutte entre les élites « indigènes » à cette époque. Il y avait d’un côté des leaders pro-français, représentés par Félix Houphouët-Boigny et Léopold Sédar Senghor, et de l’autre côté des leaders indépendantistes, comme Sékou Touré ou Ruben Um Nyobè.

TD – La scène politique franco-africaine est assez complexe car le positionnement de certaines de ces personnalités a évolué au cours des années 1950. Si vous citez Houphouët-Boigny et Senghor, c’est peut-être justement parce qu’eux n’ont pas beaucoup varié dans leurs prises de position (si on excepte l’alliance de circonstances nouée par Houphouët avec le Parti communiste à la fin des années 1940). Marqués en profondeur par la logique de l’assimilation, ils sont clairement positionnés contre l’indépendance. Ils décrivaient l’alliance de l’Afrique avec la France comme une relation fusionnelle. De ce point de vue, le mot « Françafrique », qui marque sémantiquement cette logique fusionnelle, est très adapté à ces deux personnalités.

D’autres personnages ont adopté des stratégies plus fluctuantes. En raison de leurs positions ultérieures, Sékou Touré ou Modibo Keïta sont apparus comme des anti-impérialistes convaincus. Pourtant, jusqu’à très tard dans les années 1950, ils ont suivi Houphouët-Boigny dans sa ligne « réformiste » pro-française au sein du RDA, contre les leaders indépendantistes qu’étaient Ruben Um Nyobè de l’Union des populations du Cameroun (UPC) et Djibo Bakary du Sawaba, au Niger. Ces deux formations politiques, antennes du RDA dans leurs pays respectifs, en ont été exclues au milieu des années 1950.

Il y avait donc différents types de position. Évidemment les Français ont misé sur ceux qui étaient les plus favorables à leurs intérêts, ce qui a permis à Houphouët-Boigny et à Senghor de devenir ministres sous la IVe République, puis présidents après l’indépendance de leurs pays, la Côte d’Ivoire et le Sénégal.

À l’inverse, Djibo Bakary, pourtant dirigeant du gouvernement nigérien, a été éjecté dès 1958 dans ce qui s’apparente à un véritable coup d’État fomenté par les autorités coloniales françaises. Il a été remplacé par le leader houphouétiste Hamani Diori.

Quant aux leaders indépendantistes camerounais, ils ont été purement et simplement liquidés. Refusant de se soumettre à la politique néo-coloniale naissante et ayant engagé une lutte de résistance armée, les leaders de l’UPC ont été assassinés un à un. Ruben Um Nyobè a été tué, au « maquis », en septembre 1958 par l’armée française. Félix Roland Moumié, président du mouvement, a été empoisonné par les services secrets français, à Genève, en octobre 1960. Les rênes du Cameroun ont été confiées à Ahmadou Ahidjo, un leader de faible envergure mais offrant les garanties d’une solide francophilie.

LVSL – Vous montrez que la Françafrique a deux facettes : une facette institutionnelle, c’est le côté visible, et une de relations interpersonnelles, qui, elles, sont plutôt dans l’ombre.

TB – Au moment même où se discutent les indépendances, se discutent aussi les accords de coopération qui permettent à la France d’établir un maillage au sein même de l’appareil du jeune État. L’État fonctionne avec des assistants techniques placés à des fonctions de conseillers des nouvelles autorités, qui permettent d’influencer les prises de décisions.

Tout cela fait partie de la Françafrique. Michel Debré, Premier ministre sous de Gaulle, explique d’ailleurs en 1960 au Premier ministre gabonais Léon Mba qu’« il y a deux systèmes qui entrent en vigueur simultanément : l’indépendance et les accords de coopération. L’un ne va pas sans l’autre ». C’est ce qu’on oublie le plus souvent. Le ministère de l’Outre-mer a en partie muté en ministère de la Coopération, dans lequel des administrateurs coloniaux continuent leur carrière. Cette filiation-là est centrale dans la Françafrique.

Et même lorsqu’on parle des réseaux Foccart, on pense à tous les coups tordus. Mais Foccart occupait le secrétariat général des Affaires africaines et malgaches, une institution au cœur du pouvoir français, dont la « cellule africaine » de l’Élysée a été l’héritière.

TD – Il faut noter que les relations interpersonnelles ne sont pas intégralement invisibles ou occultes. La mission de Jacques Foccart, et ce n’est pas du tout caché – c’est même dans le Journal officiel – est d’entretenir des relations personnelles entre le président de la République française et les présidents des pays africains « amis ». L’amitié est très mise en scène : on se serre la main, on s’accueille chaleureusement en visite officielle, etc. Le tout s’accompagne de cette thématique omniprésente de la famille : on parle sans cesse de « famille franco-africaine » (le président centrafricain Bokassa appelle même de Gaulle « papa » !) ou encore, comme le disait Mitterrand, du « couple franco-africain ». Une des missions officielles de Foccart était de fluidifier ce type de relations, devenues presque intimes avec le temps.

Mais ses missions se doublaient d’autres, moins officielles, qui nous font entrer dans les arcanes obscurs de la Françafrique. Car ces intimités ont rapidement fait émerger des systèmes de réseaux parallèles, d’entente occulte et de corruption systémique. Le financement occulte de la vie politique française, par exemple, est une pratique très ancienne. Jacques Foccart l’évoque ouvertement dans son Journal de l’Élysée dans lequel il raconte comment Félix Houphouët-Boigny lui donnait de l’argent pour les campagnes électorales. La promiscuité entre les responsables politiques français et des leaders du tiers monde à la tête de fortunes colossales – comme Houphouët-Boigny, Omar Bongo, Mouammar Kadhafi et autres – mais ne rendant aucun compte leur propre peuple, explique pourquoi ces circuits de financements occultes se sont si facilement développés. Notamment à partir des années 1970, avec l’explosion des prix des matières premières.

TB – Les grands scandales politico-médiatiques de corruption françafricaine sont postérieurs à l’époque Foccart. Le premier vraiment retentissant et qui influe sur le cours de la vie politique en France, c’est celui des diamants que Bokassa a offerts à Giscard d’Estaing. Il y a aussi l’affaire « Carrefour du développement », dans les années 1980, qui a éclaboussé la gauche et, par ses rebondissements, la droite. Et puis, surtout, l’affaire Elf, à partir des années 1990.

Lire notre entretien avec Bruno Jaffré : « Assassinat de Thomas Sankara : le gouvernement doit lever le secret défense ».

Dans l’ombre, il y a surtout les putschs et les assassinats, par exemple celui de Sylvanus Olympio au Togo en 1963. Il y a un faisceau d’indices qui montre des liens entre les putschistes, le commando qui se rend chez Olympio et qui l’assassine, et l’ambassade de France sur place. Après l’époque de Jacques Foccart, il y a le cas célèbre de Bokassa, évincé par une double opération militaire : une première action clandestine qui remet en place son prédécesseur, David Dacko, et celle plus connue, « Barracuda », qui sécurise le nouveau régime. Autre exemple très connu, en 1987, l’assassinat de Thomas Sankara, sur lequel le rôle exact de la France reste à éclaircir.

LVSL – On a parlé de la politique de coopération qui a été mise en place au moment des indépendances, elle a pris la forme de l’aide au développement depuis quelques décennies. Selon vous, l’aide au développement est à la fois une « illusion » et un outil d’« influence » alors que, de leur côté, les journalistes Justine Brabant (Mediapart) et Anthony Fouchard (Disclose) dénoncent des « dérives ».

TB – Dès son « invention » au cours des années 1950, l’aide au développement est pensée comme un levier d’influence. C’est très clair dans l’esprit des décideurs politiques de l’époque. Michel Debré prend ainsi pour référence le plan Marshall, mais à l’échelle de la Communauté. De Gaulle le dit publiquement en 1965, pour répondre aux accusations selon lesquelles la France ferait trop de dépenses pour ses anciennes colonies, que cette politique coûterait trop cher. C’est l’époque de la célèbre formule, lâchée par un député à l’Assemblée nationale un an plus tôt : « La Corrèze avant le Zambèze ». De Gaulle explique que c’est en réalité un moyen de maintenir des liens avec « des amis particuliers » qui permettent de maintenir le « standing international » de la France et d’offrir un « grand débouché » pour les exportations. Foccart note pour sa part dans son Journal de l’Élysée que l’aide au développement est « bénéfique pour la France » mais qu’il ne faut pas en faire la démonstration publique sinon cela nourrira les accusations de néocolonialisme au sein des oppositions africaines.

Dès son « invention » au cours des années 1950, l’aide au développement est pensée comme un levier d’influence.

C’est aussi une époque où la France cherche à faire porter sur ses partenaires européens les coûts de son propre impérialisme en Afrique, à travers la création du Fonds européen pour le développement.

TD – C’est quelque chose qui est très lié à l’influence des Américains depuis l’entre-deux-guerres et la Seconde Guerre mondiale. Les Américains utilisent le « développement » comme un instrument d’impérialisme. Les années 1940-1950, au cours desquelles s’opère le passage progressif d’un système de colonialisme direct à un système de colonialisme indirect, sont marquées par une réflexion de fond, du côté français, sur cette double question de l’aide et du développement. Ces réflexions sont influencées par le plan Marshall, qui suscite de vifs débats en France à la fin des années 1940 : certes les fonds américains favorisent la reconstruction de la France, mais ils ancrent dans le même temps le pays dans le camp occidental. Les enseignements de cette expérience ambiguë se retrouvent dans la manière dont les Français vont envisager l’aide en Afrique au tournant des années 1960 : le développement comme politique d’influence géostratégique.

LVSL – Les plans d’ajustement structurel des années 1980-1990 ont permis à des entreprises, qui sont ensuite devenues des empires économiques, de s’y implanter, parmi lesquelles le groupe Bolloré ou le groupe Castel. Dans un précédent entretien, le journaliste Thomas Dietrich nous affirmait que la Françafrique reposait désormais moins sur des réseaux politiques que sur des réseaux affairistes. La Françafrique se serait partiellement privatisée. Est-ce votre opinion ?

TB – C’est une idée dangereuse car elle déresponsabilise l’État français, qui continue de favoriser les intérêts économiques et stratégiques français. Le fait qu’il y ait des acteurs économiques de plus en plus importants et puissants est indéniable. Pour autant, ce ne sont pas eux qui gèrent la coopération militaire, l’ingérence monétaire ou les politiques d’influence à travers l’Organisation de la francophonie ou l’Agence française de développement, par exemple.

TD – Il faut se méfier des choses qui paraissent nouvelles, mais qui ne le sont pas tant que cela. Dire que les intérêts privés sont quelque chose de radialement nouveau, c’est faux. Toute l’histoire coloniale est une imbrication d’intérêts privés et publics. Idem pour la période néocoloniale. Jacques Foccart lui-même est d’abord un homme d’affaires : il est dans l’import-export depuis le départ. Il n’était même pas payé par l’État français parce que ses affaires privées lui rapportaient suffisamment d’argent. Valéry Giscard d’Estaing est le fils d’Edmond Giscard d’Estaing, lequel était un des grands noms du capitalisme colonial. Il faut donc se méfier de la nouveauté. Vincent Bolloré, qui a racheté de nombreuses entreprises implantées en Afrique, s’inscrit comme beaucoup d’autres dans une longue tradition coloniale… Et par ailleurs : il fait de la politique !

TB – On a un schéma un peu préconçu selon lequel, pendant la période coloniale, l’État a colonisé les territoires puis a permis à des entreprises de les mettre en coupe réglée et de les piller. La force publique aurait été au service d’intérêts privés. C’est vrai, mais ces acteurs privés, qui assumaient même parfois le rôle de substituts de la puissance publique dans l’administration d’un territoire, servaient et nourrissaient le projet impérialiste et expansionniste de la France : ils en étaient les promoteurs.

Aujourd’hui, on retrouve aussi cette imbrication entre intérêts économiques et visées géopolitiques. Les grands groupes sont mis en avant comme vecteurs de l’influence, du rayonnement français. Il s’agit finalement de recycler l’imaginaire impérial, en parlant du « rayonnement international », pour montrer que la France est un pays qui « pèse » et qui doit « tenir son rang ». Ces grands groupes, tout en bénéficiant de cette politique, sont donc aussi au service d’un projet qui est par essence même impérialiste.

LVSL – Certains auteurs et certains observateurs, comme le journaliste Antoine Glaser, affirment que la Françafrique a existé dans le contexte de la guerre froide mais s’est considérablement affaiblie, depuis lors. Aujourd’hui, la France fait face à la concurrence de la Chine, la Russie, les États-Unis ou la Turquie. Elle a perdu son influence au Rwanda depuis la prise de pouvoir de Paul Kagame en 1994, en République démocratique du Congo (RDC) depuis la chute de Joseph Mobutu en 1997, plus récemment en Centrafrique depuis que la Russie s’y est imposée, et serait également en train de perdre son influence au Mali, qui s’est mis à négocier avec la Russie et les milices Wagner. Elle a aussi perdu beaucoup de parts de marché en Afrique francophone et elle cherche à développer une diplomatie économique avec des pays non francophones comme le Nigeria ou l’Afrique du Sud.

TD – L’idée de « concurrences étrangères » est consubstantielle au colonialisme. Le colonialisme s’est toujours construit sous l’argumentaire de la rivalité. Lisez ou relisez les livres de François Mitterrand, Aux frontières de l’Union française en 1953 et Présence française et abandon en 1957, c’est le même discours ! On est concurrencé dans nos colonies, s’inquiète-t-il à longueur de pages. On sera bientôt chassé d’Afrique par les Anglais, les Américains, les Russes, les Égyptiens !

Antoine Glaser et quelques autres tirent argument de l’intérêt croissant de la France pour des pays non francophones – le Nigéria, l’Afrique du Sud, etc. – pour affirmer qu’on aurait changé d’époque. Outre le truisme consistant à dire que toute époque est une nouvelle époque, cet argument est bancal car la France s’intéresse depuis des décennies aux pays extérieurs à son « pré carré ». Le Katanga, où la France a envoyé des mercenaires dès le début des années 1960, ou la guerre du Biafra, dans laquelle Paris s’est lourdement impliqué à la fin des années 1960, le prouvent. Idem avec l’Afrique du Sud, à laquelle la France a vendu du matériel militaire dès 1961 et pendant des décennies. Y compris, d’ailleurs, des technologies nucléaires à vocation militaire… Elle a également vendu des armes à la Libye de Kadhafi dès 1969 et soutenu l’Unita de Joseph Savimbi durant la guerre civile en Angola tout le long des années 1970-1980. Difficile dans ces conditions d’affirmer que l’intérêt français pour les pays hors « pré carré » signe la fin de la Françafrique !

TB – La France est en effet sortie de son « pré carré » tellement tôt qu’il est vite apparu normal que ce pré carré était plus large que ses seules anciennes colonies. Le Rwanda, le Burundi et le Zaïre ont été intégrés progressivement dans les années 1960 dans le champ du ministère de la Coopération alors qu’ils y n’étaient pas au départ.

Donc ces journalistes et ces observateurs oublient de regarder le temps long, pourtant nécessaire pour essayer de déceler des « ruptures ».

TD – Il faut aussi se méfier des effets d’optique. Vous avez dit que les Russes se sont imposés en Centrafrique. Certes ils ont gagné en influence sur le plan politique et militaire, c’est indéniable. Mais est-ce vrai dans tous les domaines ? Quelle est la monnaie de la Centrafrique aujourd’hui ? Ce n’est pas une monnaie russe… Les Russes et Wagner se sont effectivement implantés en Centrafrique mais ne sont pas pour autant imposés définitivement.

Autre effet d’optique : l’aspect parfois conjoncturel de certaines tensions franco-africaines. Pour s’en convaincre, un coup d’œil historique n’est pas inutile. Car il y a des pays qui, à certaines périodes, se sont en partie émancipés de la tutelle française : le Mali dans les années 1960 ou le Congo-Brazzaville après la révolution de 1963, mais ils ne sont pas pour autant sortis du système françafricain.

TB – Même en Centrafrique, l’armée française a déjà plié bagages en 1996-1997 suite à des mutineries et à un « sentiment anti-français » qui explosait dans les rangs de l’armée centrafricaine et au sein de la population. Au Mali les autorités actuelles ont un agenda qui perturbe la France. Mais c’est le résultat de huit années d’une stratégie contre-productive de « guerre contre le terrorisme ». C’est cela qui conduit à un sentiment de rejet de cette politique africaine de la France – qualifié à tort de sentiment anti-français.

Au Rwanda et en RDC, des stratégies politiques françaises ont été mises en échec. Au Rwanda, la France a soutenu ses alliés qui commettaient un génocide, pour essayer de contenir des ennemis jugés proches des Anglo-Saxons. Cette politique était contre-productive et hautement criminelle. La France a aussi soutenu jusqu’au bout le régime moribond de Joseph Mobutu, mais possède encore des intérêts économiques en RDC et y maintient une coopération militaire.

Lire « Que fait l’armée française au Sahel ? », par Raphaël Granvaud et notre entretien avec François Graner : « Rwanda : le rapport Duclert enterre-t-il le dossier ? ».

Et puis il y a des chefs d’État, qui sont de vieux alliés de la France comme Paul Biya au Cameroun ou par moments feu Idriss Déby au Tchad, qui peuvent, par calcul stratégique, jouer du sentiment populaire de rejet de la politique française dans leur pays pour essayer de se reconstruire une forme de légitimité.

TD – Ou pour faire du chantage à la France ! Ça non plus, ce n’est pas une nouveauté. C’est quelque chose qui a toujours été pratiqué par les chefs d’État africains. Antoine Glaser a développé l’idée de l’« Africafrance ». Les dirigeants français seraient devenus les « obligés » – c’est son expression – des dirigeants africains. Soit un véritable renversement de la domination ! En réalité, les tractations, les négociations et les coups de bluffs entre dirigeants français et africains sont anciens. Et les archives montrent bien que les chefs d’État africains ont toujours joué aux chats et à la souris avec leurs homologues français.

Dès la IVe République et même avant, pendant la colonisation, certains d’entre eux instrumentalisaient ce qu’on appelle aujourd’hui le « sentiment anti-français » pour négocier des postes de responsabilités ou des avantages économiques. Idem, après les indépendances, dans les années 1960 et 1970. Bokassa, par exemple ne cessait de faire du chantage à Paris. Dès qu’il avait des soucis d’argent, il appelait l’Élysée. Quand la France lui disait de modérer ses ardeurs ou que l’opinion publique française se scandalisait qu’il commette des exactions, il menaçait de se tourner vers la Libye ou l’Afrique du Sud – ce qu’il a fait ! Ce rapprochement avec la Libye est une des raisons de son éviction. Il a d’ailleurs été évincé par l’armée française alors qu’il était en visite officielle à Tripoli.

LVSL – Y a-t-il un élément qui caractérise la Françafrique en particulier et la différencie d’autres impérialismes, comme l’impérialisme américain en Amérique latine ou l’influence qu’a la Russie sur les ex-républiques socialistes d’Asie centrale ?

TD – Le terme de Françafrique se justifie parce que le néocolonialisme français en Afrique a des spécificités très fortes, en Afrique subsaharienne en particulier, notamment liées à la puissance de l’idéologie assimilationniste. Il y a une spécificité française dans ce duo universalisme-assimilationnisme. Selon l’idéologie coloniale, la France est porteuse d’un idéal universel et d’une mission civilisatrice : elle se doit d’accompagner l’évolution des peuples colonisés, y compris les plus « arriérés », vers l’idéal des Lumières.

Le néocolonialisme français en Afrique a des spécificités très fortes, en Afrique subsaharienne en particulier, notamment liées à la puissance de l’idéologie assimilationniste. La France se doit d’accompagner l’évolution des peuples colonisés, y compris les plus « arriérés », vers l’idéal des Lumières.

C’est un discours qui a partiellement fonctionné dans une partie des élites africaines, comme en témoigne l’exemple symptomatique de Senghor, évoqué dans le livre par Khadim Ndiaye. Senghor désire intimement et ardemment devenir français, dans toute l’acception du terme (il a d’ailleurs obtenu la nationalité française dans les années 1930 et s’est marié avec une jeune Normande dans les années 1950). Il place la « civilisation française » à un tel niveau d’abstraction, de hauteur et de magnificence que c’en est déroutant quand on le lit rétrospectivement. Comment un président africain peut-il aimer à ce point l’ancienne puissance coloniale ? C’est d’autant plus troublant que ce discours, sous une apparente exaltation de la « civilisation africaine », s’accompagne d’une sorte de mépris implicite et d’exotisation perverse des cultures africaines. Comme le rappelle Khadim Ndiaye, Senghor ne craignait pas de mobiliser les concepts racistes forgés par Gobineau ou Faidherbe pour parler des Africains…

LVSL – Comment expliquer d’Achille Mbembe et Kako Nubukpo aient accepté de participer au Sommet Afrique-France, qui était une grossière opération de communication ?

TB – Ce serait plutôt à eux qu’il faudrait poser la question. Est-ce la volonté de changer les choses de l’intérieur, avec une forme de naïveté ? Est-ce l’attrait pour les ors de la République et pour quelques responsabilités ? Pour Mbembe, se voir confier la mission d’animer tout le processus a pu flatter son égo.

Ce qui est sûr, c’est qu’ils sont malheureusement tombés dans le piège tendu par les communicants de l’Élysée, qui cherchent à avoir de grands noms à afficher aux côtés des petites promesses d’Emmanuel Macron. En espérant que les institutions françaises donneraient du crédit à leurs éventuelles propositions, ils apportent leur légitimité à ce type de gesticulation. C’est complètement contre-productif.

Ils nourrissent ainsi la mise en scène d’une forme de politique coloniale renouvelée, avec Paris qui sélectionne ses interlocuteurs au sein d’un vivier analysé depuis les ambassades et qui décrète qui est apte ou non à débattre de l’avenir de la relation franco-africaine. C’est très clairement d’inspiration coloniale.

Lire notre entretien avec Kako Nubukpo : « La concurrence des impérialismes risque d’accroître la prédation sur l’Afrique ».

TD – Le problème, c’est que dans ces opérations de communication, il y a des segments de l’opinion publique qui y croient et des segments qui n’y croient pas. Quand on regarde le traitement de ce sommet par la presse française, on peut dire que l’opération de communication a globalement fonctionné. Quasiment tous les journaux français, y compris des journaux comme Politis, ont traité l’affaire d’une façon assez conciliante.

Or, dans le même temps, dans une partie de l’opinion publique, et notamment africaine, le Sommet de Montpellier a été perçu comme une farce, une mascarade, une moquerie, un signe de mépris. Mobiliser des « jeunes Africains », les envoyer en France pour participer à une opération orchestrée de bout en bout par l’Élysée, c’est quand même très colonial ! On dirait Blaise Diagne recrutant des « tirailleurs » pendant la Première Guerre mondiale pour les envoyer au front défendre la « patrie en danger »… Ici, il ne s’agit évidemment plus de défendre la mère-patrie mais de mettre en valeur le locataire de l’Élysée qui a, comme on sait, une élection présidentielle en ligne de mire.

Du fait de ces différences de perception, un fossé risque de se creuser entre des Français, qui se pensent généreux et ouverts, et beaucoup d’Africains, qui se sentent floués et méprisés.

LVSL – La question de l’empire colonial a toujours été taboue dans l’histoire de la gauche française et la Françafrique l’est encore. Le Parti socialiste n’a jamais fait le bilan du désastre que fut le génocide des Tutsis au Rwanda et Jean-Luc Mélenchon adopte des positions ambigües et contradictoires sur la Françafrique. D’un côté, il dénonce le soutien de la France au régime militaire tchadien ainsi que la « monarchie présidentielle » qu’est la Ve République et qui permet à la Françafrique de prospérer. De l’autre côté, il revendique sa filiation politique avec François Mitterrand et se rend au Burkina Faso pour promouvoir la francophonie.

TD – La gauche a toujours été divisée entre des courants ouvertement colonialistes, des mouvements anticolonialistes (qui ont existé à toutes les époques, il faut le souligner) et des courants se réclamant du réformisme. Ces derniers, considérant qu’il fallait éviter les « abus » de la colonisation mais en conserver l’« idéal », cherchaient à améliorer le système plutôt qu’à le remettre en cause. Ils jouent un rôle structurant dans la naissance et l’évolution de la Françafrique.

La gauche a toujours été divisée entre des courants ouvertement colonialistes, des mouvements anticolonialistes et des courants se réclamant du réformisme.

On est aujourd’hui face à une gauche complètement désorientée et les courants anticolonialistes, dont certains utilisent désormais le terme de « décolonial », sont ultra-minoritaires et peinent à se défendre face à la déferlante réactionnaire que l’on observe depuis plusieurs années. La cécité et la passivité de la gauche expliquent en partie la radicalisation d’un certain type d’anticolonialisme africain, qui, ne trouvant plus d’appui ni de solidarité dans l’ex-métropole, adopte des discours génériques sur « la France » qui effacent toute distinction entre les dirigeants français et la société française, au sein de laquelle existent pourtant des forces fidèles à la tradition anti-impérialiste.

TB – Dans les partis de gouvernement qu’on étiquette comme de « gauche », on a malheureusement affaire à un personnel politique qui a fait sa carrière tout au long de l’histoire de la Françafrique et qui en est imprégné. C’est particulièrement le cas au sein du PS, où ceux qui ont voulu réaliser un travail d’inventaire sur le rôle de la France dans le génocide des Tutsis au Rwanda ont été censurés par leurs aînés.

C’est aussi le cas à la France insoumise menée par Jean-Luc Mélenchon. Il est en rupture avec ses anciens camarades du PS, mais il ne renie pas le soutien inconditionnel qu’il a apporté à François Mitterrand. Peu critique sur les choix économiques faits par celui-ci dans les années 1980, il évite tout inventaire de sa politique africaine. Il présente même encore le discours de La Baule comme un « discours libérateur » pour l’Afrique, comme il l’a tweeté en 2018 : il reprend le storytelling du PS, imprégné d’esprit colonial, comme si c’était le président français qui avait libéré les masses africaines dans les années 1990.

Il y a donc à gauche aussi l’expression d’une forme d’imaginaire colonial, avec l’idée que la dictature et les multiples « problèmes de l’Afrique » seraient indépassables. Il y a un manque de volonté de décrypter cette histoire, de comprendre la trajectoire qui a mené à la situation actuelle et de comprendre quelles sont les responsabilités françaises. Il y a par conséquent un travail plus profond à entreprendre et qui n’est absolument pas fait dans les partis dits de gauche, en tout cas pas dans ceux pèsent le plus dans le jeu électoral.

LVSL – Dénoncer la Françafrique revient, dans une large part, à dénoncer le fonctionnement secret et vertical de la Ve République, dans laquelle l’Afrique est la « chasse gardée » de l’Élysée, qui n’a de compte à rendre à personne sur le sujet. La Françafrique a prospéré sur ce fonctionnement institutionnel. Quelles seraient selon vous les pistes de réformes qui remettraient en cause à la fois la Françafrique et le présidentialisme français ?

TB – On voit en effet dans l’histoire que le présidentialisme de la Ve République favorise la Françafrique. Il ne faut pas pour autant réduire la Françafrique à cela. On montre dans notre livre qu’elle s’est mise en place avant le présidentialisme et elle pourrait peut-être lui survivre si demain on en finissait avec celui-ci.

Le journaliste Pascal Krop disait au moment du sommet France-Afrique de 1994 qu’il faudrait accepter que l’histoire s’écrive sans la France. C’est quelque chose qu’on n’arrive pas du tout à faire. Lorsque les anti-colonialistes demandent que la France sorte des institutions du franc CFA, on va s’inquiéter de la manière dont ces pays vont gérer leur monnaie. Mais cela ne nous appartient pas ! De même, on a tendance à se demander ce qui va se passer lorsqu’il est exigé que la France se retire militairement d’Afrique : les Français répondent en général que ce serait le chaos. Mais on parle d’un processus qui ne va évidemment pas se mener en deux semaines, surtout pour les opérations extérieures : on pourrait établir un échéancier sur le retrait militaire de la France, avoir un tel agenda serait déjà un acte concret, permettant aux alternatives d’enfin exister.

Car il y a des mouvements africains qui luttent sur ces questions, il faut leur laisser la place, sans prétendre que cela pourrait être pire. Jusque-là, ces mouvements ont été réprimés avec le soutien de la France, donc Paris est la plus mal placée pour se positionner comme le tuteur ou le protecteur des pays africains face aux autres impérialismes qui guettent l’Afrique, que ce soit l’impérialisme russe, chinois ou autre.

Mais il faut avoir en tête que ce qu’on propose dans l’ouvrage, ce n’est pas un ensemble de recommandations ni des pistes d’action. On n’établit pas un programme politique : on pose un diagnostic. C’est une étude historique sur quatre-vingts années de relations franco-africaines, et même au-delà puisqu’on s’intéresse aux racines lointaines de la Françafrique. Ensuite, on souhaite que les forces politiques, que ce soient les partis ou la « société civile », s’en emparent et que cela nourrisse leurs propres propositions.

TD – Il me semble que si on nie l’histoire, si on fait de l’histoire et du passé un tabou, ou même si on considère que le passé est révolu alors qu’il continue, on aura du mal à envisager des perspectives viables et sereines. La connaissance du passé me paraît être un élément essentiel. Il y a une négation incroyable et une méconnaissance stupéfiante de l’histoire franco-africaine. Une méconnaissance que l’on perçoit y compris dans les « politiques mémorielles » actuelles.

Ces politiques mémorielles ont pour objectif paradoxal de tourner au plus vite les « pages sombres » de l’histoire et de permettre ainsi au « couple franco-africain » de poursuivre son chemin comme si de rien n’était. Le pouvoir français cherche en d’autres termes à se délester des dossiers contentieux, dans l’espoir que les Africains cessent au plus vite leurs revendications. Mais c’est oublier que ces pages sombres sont loin d’être encore correctement étudiées et largement connues. Certaines sont même encore totalement méconnues ! Je suis stupéfié qu’Achille Mbembe, historien spécialiste de la guerre du Cameroun, n’ait pas réussi à placer une seule phrase sur ce conflit dans les « recommandations » qu’il a faites à Emmanuel Macron. Il s’agit pourtant d’un conflit tragique non seulement parce qu’il a causé la mort de dizaines de milliers de personnes mais aussi parce qu’il est un des moments clés de la consolidation de la Françafrique dans les années 1950-1960.

Cette communication autour de la « mémoire » a finalement pour vocation de fermer la porte à la constitution d’un savoir solide historique et d’une reconnaissance véritable des crimes qui ont façonné les relations franco-africaines contemporaines. L’affaire de la restitution des œuvres d’art est révélatrice à cet égard. On restitue quelques statues pour faire un symbole, de belles images et de grandes déclarations. Mais derrière ces symboles, ces images et des mots, le système reste bien en place.

Lire « La restitution des objets d’art en Afrique : le gouffre entre le discours et les actes », par Philippe Baqué.

On peut par ailleurs noter que si l’on commence à ouvrir le dossier de l’histoire coloniale, l’histoire néocoloniale, elle, reste encore largement inexplorée. N’en déplaise aux contempteurs de la « repentance », on n’est pas à la fin du processus de recherche historique : on est au tout début ! J’entends d’ici les conservateurs ou réactionnaires de toutes obédiences dire que ça « commence à bien faire », qu’il faut arrêter de « remuer le passé » et qu’il y a bien d’« autres priorités ». Eh bien, il va falloir que ces gens-là s’habituent : c’est juste le début ! Il y a encore des tonnes de dossiers à explorer, dont les racines sont bien plus profondes qu’ils ne le croient.

Guinée : un coup d’État prévisible

Photo de l’arrestation d’Alpha Condé diffusée par la junte sur les réseaux sociaux.

Le dimanche 5 septembre 2021, un coup d’État a fait tomber le président guinéen Alpha Condé. Il était très critiqué et fragilisé depuis la modification constitutionnelle de mars 2020 lui permettant de s’octroyer un troisième mandat en octobre 2020. Ancienne figure de l’opposition, ses onze années au pouvoir ont été marquées par la corruption, l’autoritarisme et le trucage systématique des élections. Les putschistes, issus des forces spéciales du lieutenant-colonel Mamady Doumbouya, ont été accueillis par des liesses populaires. Pourtant, ils sont soupçonnés d’avoir participé à la répression des manifestants anti-3e mandat.

Le président Alpha Condé est tombé. Le dimanche 5 septembre au matin, des militaires des forces spéciales, dirigés par le lieutenant-colonel Mamady Doumbouya, l’ont arrêté dans le palais présidentiel Sékhoutouréya et l’ont emmené. Bien que les putschistes n’aient pas communiqué sur le sujet, les affrontements auraient fait une vingtaine de morts du côté de la garde présidentielle.

Le lieutenant-colonel et ses hommes ont été accueillis comme des libérateurs : les scènes de liesses populaires et les « Liberté ! Liberté ! » scandés par les Conakrikas sortis en nombre témoignent de la haine suscitée par le président-dictateur déchu. Les images de son arrestation ont fait le tour des réseaux sociaux, en particulier la photo insolite où il se présente l’air nonchalant, affalé pieds nus et chemise semi-ouverte sur son canapé, entouré par ses jeunes ravisseurs cagoulés.

Les premières annonces de la junte

En réalité, ce sont surtout les localités où dominent les Peuls – des quartiers de Conakry, comme Ratoma, et des villes comme Labé, cheffe-lieu du Fouta-Djalon et acquise à l’opposant Celou Dalein Diallo – qui ont célébré ce putsch. Dans les localités dominées par les Malinkés – certains quartiers proches du pouvoir à Conakry et des villes de Haute-Guinée comme Kouroussa ou Kankan, d’où sont respectivement originaires Alpha Condé et Mamady Doumbouya – la circonspection a dominé. Il faut dire qu’Alpha Condé a fortement exacerbé les tensions interethniques en les manipulant ces dernières années.

Les putschistes ont rapidement annoncé les motivations de leur coup : « L’instrumentalisation des institutions républicaines, de la justice, le piétinement des droits des citoyens, l’irrespect des principes démocratiques, la politisation à outrance de l’administration publique, la gabegie financière, la pauvreté et la corruption endémique ont amené l’armée guinéenne, à travers le Comité national du rassemblement et du développement (CNRD), à prendre ses responsabilités », puis de citer le révolutionnaire, putschiste et ex-chef d’État ghanéen : « Jerry Rawlings disait : “Si le peuple est écrasé par ses élites, il revient à l’armée de rendre au peuple sa liberté” » avant de conclure : « La Guinée est belle : nous n’avons plus besoin de la violer. On a juste besoin de lui faire l’amour. »

Les heures suivantes, les annonces de la junte, qui se fait appeler CNRD, tombent : dissolution de la Constitution, du gouvernement et de toutes les institutions. Une transition est annoncée, dont on sait pour l’instant peu de choses hormis qu’elle promet d’être « inclusive », selon la formule consacrée.

Le lendemain, les ministres et autres dignitaires du désormais ex-président – tel le président de la très controversée commission électorale – sont convoqués comme pour prêter allégeance au nouvel homme fort de Guinée. Si le lieutenant-colonel Doumbouya promet qu’il n’y aura pas de « chasse aux sorcières », il précise que les cadres de l’ancien régime sont désormais « à la disposition de la justice ». En attendant, leurs passeports sont confisqués : interdiction pour eux de quitter le territoire. Pris de court, ils sont restés muets et n’ont opposé aucune résistance.

Dans la foulée, les autres corps de l’armée – l’armée de terre, les parachutistes et la gendarmerie – ont, eux aussi, entériné le coup de force en se ralliant aux forces spéciales. Le porte-parole du ministre de la Défense, Aladji Cellou, et le chef d’état-major général, Mohamed Kaab Sylla, collaborent déjà avec le CNRD tandis que le colonel Balla Samoura, directeur régional de la gendarmerie de Conakry, est apparu du côté des putschistes lors de la convocation des ministres de Condé.

Le lieutenant-colonel Doumbouya s’exprimant à la télévision juste après le putsch. Capture d’écran Radio Télévision Guinéenne.

Une des premières décisions des nouveaux maîtres du pays fut la libération des prisonniers politiques de l’ancien régime. Plusieurs dizaines d’entre eux ont déjà retrouvé la liberté, ils seraient au total encore plus de 300 à attendre leur tour.

Oumar Sylla, lui, est sorti de l’hôpital. Ainsi que d’autres membres de l’opposition, ce membre du Front national pour la défense de la Constitution (FNDC) symbolise la résistance à Alpha Condé et à sa volonté de briguer un troisième mandat inconstitutionnel.

Emprisonné sans jugement en septembre 2020 lors des manifestations contre la candidature Condé aux présidentielles, il a mené une grève de la faim pour réclamer, et obtenir, un procès. Le verdict fut sévère : trois ans de prison. Affaibli par la grève de la faim et les conditions d’incarcération, il était hospitalisé au moment du putsch. Rédiger une lettre comportant la déclaration « Excellence Professeur, j’ai appris de mes erreurs et promets de ne plus jamais les répéter, ce durant tout le reste de ma vie. » aurait pu lui ouvrir une remise de peine. Il s’y refusa, comme d’autres de ses camarades.

Une « communauté internationale » critiquée

Les bonnes intentions affichées par les putschistes n’ont pas empêché une condamnation unanime par la « communauté internationale ». L’Organisation des Nations unies (ONU), la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cédéao), les États-Unis, la Russie, la France et, chose plus inattendue, la Chine, ont fait des déclarations en ce sens.

En effet, la Chine, pourtant peu coutumière de l’ingérence politique, a des intérêts considérables en Guinée. Elle pilote notamment la Société minière de Boké, qui exploite la bauxite, dont la Guinée possède les premières réserves du monde. Et bien que les putschistes se soient empressés de confirmer les contrats miniers signés sous les précédentes administrations, le cours de l’aluminium, dont la Chine est le premier consommateur, commence déjà à flamber.

Mais ces condamnations ont été mal accueillies, et pas seulement en Guinée. Sébastien Nadot, député français ex-La République En Marche et commissaire aux affaires étrangères, déclare dans un communiqué de presse : « La communauté internationale n’a aucune leçon à donner aux Guinéens. […] La condamnation du coup d’État par le Secrétaire général des Nations unies, António Guterres, est malvenue. Où était la communauté internationale quand Alpha Condé bafouait la Constitution de la Guinée et le résultat des urnes aux fins de se maintenir au pouvoir ? Quelle a été la réaction de la Communauté internationale quand les forces du régime d’Alpha Condé réprimaient l’opposition politique, à commencer par les responsables et les militants de l’UFDG (Union des forces démocratiques de Guinée) dont plusieurs sont morts en prison, faute d’accès aux soins ? »

« Les élections que M. Alpha Condé avait programmées [en octobre 2020] ont simplement servi au blanchiment de son coup de force civil du 22 mars 2020 »

Abdoulaye Oumou Sow, militant du Front national pour la défense de la Constitution

Cette critique de la « communauté internationale » et de l’ONU ne doit pas épargner la Cédéao, dont la responsabilité est immense. Abdoulaye Oumou Sow, du FNDC, regrette que l’organisation sous-régionale n’ait pas pris en considération leurs alertes : « Le 2 octobre 2020, une délégation du FNDC avait rencontré une délégation mixte de la Cédéao, de l’Union africaine et des Nations unies. […] Nous leur avions dit qu’on était conscient que les élections que Monsieur Alpha Condé avait programmées servaient simplement au blanchiment de son coup de force civil du 22 mars 2020, et que la Cédéao devrait le condamner pour éviter qu’un jour nous ne tombions dans un coup d’État militaire. Malheureusement c’est ce qui est arrivé. […] Nous pensons que la junte militaire aussi doit comprendre que si elle a eu la possibilité de faire un coup d’État contre Monsieur Alpha Condé, c’est parce que ce dernier était dans l’illégalité. »

La Cédéao semble d’ailleurs avoir confirmé son statut de « syndicat des chefs d’États », comme certains l’appellent, en accordant une place centrale au sort réservé par les putschistes au président déchu et en réclamant sa libération et son évacuation hors de Guinée.

Inquiétudes autour des intentions du lieutenant-colonel Doumbouya

Le lieutenant-colonel Doumbouya était un quasi-inconnu avant son coup de force. Militaire expérimenté et au physique impressionnant, ancien de la légion étrangère de l’armée française, il s’est aguerri en Israël et a notamment servi en Afghanistan et en Centrafrique.

Proche de son homologue malien Assimi Goïta, il est rentré en Guinée en 2018 pour mettre sur pied les forces spéciales, à la demande du président Condé. Cette unité a été créée officiellement pour lutter contre les groupes djihadistes qui menacent de s’implanter à la frontière malienne, au nord du pays. En effet, la « lutte contre le terrorisme » offrait un bon prétexte pour renforcer l’armée, qui tenait l’autocrate au pouvoir et qui a notamment servi à réprimer les manifestants.

Les promesses de lutte contre la corruption de Doumbouya ne semblent être que des velléités. Vincent Foucher et Rinaldo Depagne, analystes pour l’International Crisis Group, rappellent que, face à la puissance grandissante acquise par les forces spéciales et à l’inquiétude que les ambitions de son commandant suscitaient, Condé avait créé, le 1er juin dernier, le Bataillon d’intervention rapide, « pour les concurrencer et rééquilibrer le rapport de force. » « Il semble donc que Doumbouya ait d’abord agi pour se protéger, profitant de l’usure de la légitimité d’Alpha Condé » concluent-ils [1]. Le putsch serait alors davantage une révolution de palais qu’une révolution tout court.

De son côté, Sékou Koundouno, du FNDC, s’étonne que le lieutenant-colonel « dispose à Conakry d’un bâtiment de trois étages à Landreah […], d’un immeuble de onze étages en face de l’hôpital sino-guinéen à Kipé Kakimbo, d’un bâtiment à Kankan [et] d’une villa en finition à Dubreka », alors que « [son] salaire mensuel [n’atteint] pas cinq millions » de francs guinéens – un peu moins de 500 euros [2].

La « malédiction du troisième mandat »

Si, déjà, les élections présidentielles de 2010 étaient contestables et celles de 2015 ouvertement truquées, ce sont les événements de 2020 qui ont définitivement décrédibilisé et affaibli Alpha Condé, âgé de 83 ans et malade. Enivré par le pouvoir, il décide de convoquer un référendum constitutionnel lui permettant de briguer un troisième mandat. Des manifestations monstres éclatent alors à Conakry et dans le reste du pays, rapidement dirigées par le FNDC et l’Alliance nationale pour l’alternance démocratique (ANAD), une coalition de partis d’opposition menée par l’UFDG de Cellou Dalein Diallo.

La répression fait des dizaines de morts et quelque 400 embastillés parmi les manifestants, qui ne peuvent empêcher la tenue du référendum – remporté par Condé avec 90 % des voix. Quelques mois plus tard, les élections présidentielles confirment l’attendu : Condé conserve son trône. Une mutinerie avait éclaté deux jours avant le scrutin, laissant présager l’issue de ce mandat.

Le verrouillage des institutions par le clan Condé interdisait toute transition politique pacifique. Les élections truquées et les manifestations ne pouvant lui faire quitter le pouvoir, il ne restait que la force. Mais pourquoi n’est-il tombé que maintenant ? Pourquoi les forces spéciales, qui ont contribué à la répression des manifestations, ont-elles soudainement décidé de se retourner contre lui ?

Le verrouillage des institutions par le clan Condé interdisait toute transition politique pacifique.

Dès leur mise en place, les forces spéciales, dont les membres sont bien équipés et bien entraînés, sont apparues comme une menace pour le président Condé. Mais, s’il avait fait le choix d’écarter des généraux comme Edouard Théa ou Idi Amin, envoyés comme ambassadeurs en Angola et à Cuba, Condé a longtemps refusé de croire que Mamady Doumbouya, malinké comme lui (et comme la quasi-totalité des troupes des forces spéciales), pouvait constituer une menace, en écartant systématiquement les notes des services de renseignement le mettant en garde à son sujet [3].

Les tensions entre le lieutenant-colonel Doumbouya et le ministre de la Défense Mohamed Diané sont apparues publiquement au printemps 2021 et des rumeurs d’un éventuel limogeage de Doumbouya ont enflé peu avant le coup d’État. Mais il était déjà trop tard.

Déjà contesté en interne, l’isolement international de la Guinée a accentué la fragilité de Condé. Les tensions avec le Sénégal et le Nigeria, deux poids lourds de la Cédéao, ainsi qu’avec les États-Unis et la France, lassés par la corruption et la violence politique, ne pouvaient être compensées par le rapprochement avec la Chine, la Russie et la Turquie.

La présidence d’Alpha Condé, entre corruption et répression

La chute d’Alpha Condé laisse un sentiment de gâchis. Opposant historique, hâtivement surnommé le « Mandela guinéen », il fut contraint à l’exil et condamné à mort par contumace sous Sékou Touré (1958-1984) avant d’être jeté en prison entre 1998 et 2001 sous Lansana Conté (1984-2008). Son arrivée au pouvoir en 2010, après les premières élections libres du pays, a suscité d’immenses espoirs pour les Guinéens : la démocratie était enfin arrivée dans le pays.

Mais l’administration Condé tombe rapidement dans les travers de ses prédécesseuses et devient à son tour une kleptocratie autoritaire. Une fois au pouvoir, Condé délaisse le costume de Mandela – l’a-t-il vraiment porté ? – pour endosser celui de Mugabe. L’exploitation des richesses minières lui permet de financer un système politique clientéliste dans lequel l’armée devient bientôt son seul rempart face à l’opposition : les militaires bénéficient de financements importants pendant que le reste de la population subit la crise économique et l’austérité.

NDLR : Lire sur LVSL les entretiens avec Vincent Hugeux : « Afrique : aux origine de la régression démocratique » et Thomas Dietrich : « Macron n’est pas le fossoyeur de la Françafrique mais son continuateur »

Mohamed Condé, le fils d’Alpha, personnifie à lui seul ce système. Possédant la double nationalité guinéenne et française, il mènerait une vie de luxe dans le XVIIe arrondissement de Paris. Il est soupçonné d’avoir reçu de l’argent venant d’entreprises françaises ayant des intérêts dans les mines : « En payant le fils, on achète le père » résume un responsable d’une organisation non gouvernementale (ONG) ayant travaillé sur le dossier [4].

Le bilan de la présidence Condé est en tout point négatif : absence de développement économique malgré de gigantesques réserves minières, augmentation de la corruption au sein de l’État, aggravation des tensions ethniques et violation constante des droits de l’homme – plusieurs centaines d’opposants tués, blessés et emprisonnés figurent à son actif.

Malgré ses promesses de ruptures avec les dictatures de Sékou Touré et de Lansana Conté, il en a recyclé des cadres tels que Madifing Diané ou Fodé Bangoura. Le premier, tortionnaire au tristement célèbre camp Boiro du temps de Touré, fut nommé gouverneur de la ville de Labé, pour mieux la contrôler. Le second, proche d’Alpha Condé, fut un acteur majeur de la révision constitutionnelle de 2020. Il faut dire qu’il avait de l’expérience en la matière : il fut l’architecte de celle de 2003 permettant à Lansana Conté de briguer un troisième mandat, qui mena lui aussi au chaos et à un coup d’État.

Instrumentalisation des divisions ethniques

Alpha Condé, issu de l’ethnie malinké, disait vouloir réconcilier les différentes communautés du pays pour construire l’unité nationale. Il finit pourtant par réveiller et raviver les divisions historiques entre, d’un côté, les Malinkés (environ 30 % de la population) et les Soussous (20 %), d’où étaient respectivement issus Sékou Touré et Lansana Conté, et, de l’autre, les Peuls (40 %), dont est issu son principal opposant, Cellou Dalein Diallo.

Depuis son indépendance, en 1958, la Guinée, comme de nombreux autres pays africains, est victime de la politisation des identités ethniques. Bien qu’elle n’ait pas connu de guerre civile, à l’inverse de tous ses voisins (Liberia, Sierra Leone, Côte d’Ivoire, Sénégal, Guinée-Bissau et Mali), cette ethnicisation de la société est responsable de dizaines de milliers de morts depuis l’indépendance. Les divisions ethniques, qui existent depuis des siècles, furent instrumentalisées et exacerbées durant la période coloniale et plus encore depuis l’indépendance.

Guinée : divisions ethniques et richesses minières
© Tangi Bihan et Abdoul Salam Diallo.
Sources : CSAO/OCDE, Atlas régional de l’Afrique de l’Ouest, Éditions OCDE, 2009 ; Ministère guinéen des mines et de la géologie.

Du régime de Sékou Touré jusqu’à celui d’Alpha Condé, en passant par celui de Lansana Conté et par la transition conduite par le capitaine Moussa Dadis Camara, tous les responsables politiques eurent recourt à l’ethnicité comme instrument politique et électoral, pour accéder ou se maintenir au pouvoir. Lansana Conté avait cherché à coopter une partie de l’élite peule, dont Cellou Dalein Diallo qui occupa différents ministères avant d’être nommé Premier ministre. Alpha Condé, lui, a préféré jouer de l’opposition entre les communautés pour alimenter le clientélisme ; mais il a fini par toutes se les aliéner, menant au passage les tensions à un point qu’elles n’avaient pas connu depuis plusieurs décennies.

À ce sujet, un rapport de l’État français, publié en 2018 à la suite d’une mission effectuée en Guinée, indique que : « […] les périodes électorales [donnent] lieu à des “moments de non-acceptation” où la variable ethnique prend le dessus sur tous les autres déterminants identitaires. […] les gens continuent de voter selon leur appartenance ethnique, et non pour un programme politique. […] Ainsi, un citoyen malinké aura tendance à soutenir le Président Condé alors qu’un citoyen peul se ralliera à l’opposition conduite par Cellou Dalein Diallo. Il apparaît que l’allégeance politique repose avant tout sur une fierté ethnique et une promesse de soutien communautaire. […] Ainsi, des quartiers réputés acquis au parti gouvernemental seront favorisés par rapport à d’autres. Cette crispation communautaire via le prisme du politique prend de l’ampleur à l’approche d’échéances électorales [5]. »

Un coup d’État de plus dans un pays et une région déstabilisés

La Guinée est coutumière des coups d’État. Celui du 5 septembre est le troisième de son histoire, bien qu’il soit le premier du vivant d’un président. Le 3 avril 1984, une semaine après la mort de Sékou Touré, Lansana Conté prend le pouvoir par la force avant de remporter les élections – truquées – successives, jusqu’à sa mort le 22 décembre 2008. Le lendemain, le capitaine Dadis Camara opère lui aussi un coup de force, dénonçant, comme les putschistes d’aujourd’hui, « la corruption généralisée, l’impunité et l’anarchie ». Le peuple exulte.

Les Guinéens conservent un souvenir très vif de la période de transition 2008-2010, qui les incite à la méfiance face à celle qui s’ouvre aujourd’hui. Et pour cause : elle s’est achevée dans un bain de sang. Après avoir annoncé la remise du pouvoir aux civils et l’organisation d’élections, le capitaine Dadis Camara décide de briguer la fonction présidentielle. Le 28 septembre 2009, le stade de Conakry, dans lequel se sont rassemblés les manifestants s’opposant à la candidature de Camara, est le théâtre d’un gigantesque massacre : la garde présidentielle ouvre le feu, tue 157 personnes et viole une centaine de femmes et de filles. Ces crimes n’ont jamais été jugés sous la présidence Condé, qui en a coopté les principaux responsables [6].

En surfant sur le discrédit d’une élite politique corrompue et vieillissante et sur l’aubaine que représente pour eux la lutte contre le djihadisme, les armées se renforcent financièrement, militairement et politiquement.

Aujourd’hui, c’est toute la sous-région qui est en proie à l’agitation de militaires ambitieux. Mais les coups d’État sont-ils la source de l’instabilité politique, ou l’inverse ? En surfant sur le discrédit d’une élite politique corrompue et vieillissante et sur l’aubaine que représente pour eux la lutte contre le djihadisme, les armées se renforcent financièrement, militairement et politiquement.

Ainsi, ce putsch s’inscrit dans un tournant autoritaire régional, avec le coup d’État au carré d’Assimi Goïta au Mali (18 août 2020 et 24 mai 2021) et celui du fils Déby au Tchad (21 avril 2021). Au Mali, le coup de force de Goïta fut précédé d’énormes manifestations contre le régime honni d’Ibrahim Boubacar Keita. De son côté, Alassane Ouattara est parvenu à se faire élire en 2020 pour un troisième mandat dans une Côte d’Ivoire encore traumatisée par la crise post-électorale de 2010-2011 qui fit plus de 3 000 morts.

Le Burkina Faso, exemple à suivre

Foucher et Depagne alertent : « L’exemple guinéen doit faire réfléchir les dirigeants de la région qui sont tentés de se maintenir au pouvoir coûte que coûte, en manipulant les processus électoraux et les constitutions, ou en installant des régimes autoritaires au sein desquels l’opposition est réduite au silence [7]. »

Le parfait exemple en est le Burkina Faso. Certes, dans ce pays, c’est une insurrection populaire, et non un coup d’État, qui a chassé en 2014 le président Blaise Compaoré, au pouvoir depuis l’assassinat de Thomas Sankara en 1987. Mais lui aussi briguait un mandat supplémentaire et inconstitutionnel, et l’insurrection a débouché sur l’instauration d’un régime démocratique. Le Niger est un bon contre-exemple en termes de gouvernance. L’élection démocratique de Mohamed Bazoum en 2021 doit beaucoup au succès de la présidence de Mahamadou Issoufou (2011-2021), bien qu’une tentative avortée de putsch ait eu lieu la veille de son investiture.

NDLR : Lire sur LVSL les deux entretiens avec Bruno Jaffré, biographe de Thomas Sankara : « Assassinat de Sankara : “Le gouvernement doit lever le secret défense” » et « Au Burkina Faso, l’insurrection de 2014 n’a pas détruit le système mis en place sous Compaoré »

Alors que la transition commence à peine à dessiner ses contours, la société civile guinéenne porte sur elle de grandes responsabilités pour l’instauration d’une véritable démocratie.

À cet égard, ses dirigeants pourraient s’inspirer des succès obtenus au Burkina Faso. Dans ce pays, la société civile a joué un rôle majeur dans la chute de Compaoré et, plus important encore, dans le succès de la transition. Pendant que les partis d’opposition restaient attentistes et l’armée divisée, elle a été à l’initiative des négociations avec les militaires et de l’écriture de la charte de la transition, qui prévoyait la mise en place d’un parlement dans lequel les partis politiques étaient relativement marginalisés.

Si les partis souhaitaient l’organisation rapide des élections, la société civile a profité de la transition pour imposer des réformes structurantes comme celle du Code électoral, qui rend inéligibles « toutes les personnes ayant soutenu un changement anticonstitutionnel qui porte atteinte aux principes de l’alternance démocratique, notamment au principe de la limitation du nombre de mandats présidentiels », et celle du Code minier, améliorant les retombées locales de l’extraction minière [8].

Au risque de suivre le scénario malien où les militaires prennent peu à peu le contrôle intégral de l’administration et s’accrochent au pouvoir, le succès de la transition guinéenne dépendra de la mobilisation de sa société civile et de sa capacité à faire nation au-delà des appartenances communautaires.

Notes :

[1] Vincent Foucher et Rinaldo Depagne, « Alpha Condé a ouvert la voie au retour de l’armée à la tête de son pays », International Crisis Group, 9 septembre 2021.
[2] Sékou Koundouno, « Colonel Mamady Doumbouya : militaire et grand propriétaire immobilier en un temps records », Kalenews, 22 août 2021.
[3] François Soudan, « Guinée : l’histoire secrète de la chute d’Alpha Condé », Jeune Afrique, 8 septembre 2021.
[4] « Enquête sur le fils du président guinéen », Le Parisien, 28 septembre 2015.
[5] Office français de protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA), Rapport de mission en Guinée, ministère de l’Intérieur, 2018.
[6] « Guinée : Les victimes du massacre du stade n’ont toujours pas obtenu justice », Amnesty International, 28 septembre 2020.
[7] Vincent Foucher et Rinaldo Depagne, Ibid.
[8] Bruno Jaffré, L’insurrection inachevée. Burkina Faso 2014, Syllepse, 2019.

La restitution des objets d’art en Afrique : le gouffre entre le discours et les actes

© Emmanuel Sangnier

Lors du discours de Ouagadougou prononcé en 2017, le président français Emmanuel Macron s’était engagé à restituer les objets d’art africains pillés lors de la colonisation à leurs pays d’origine. Dans la foulée il commandait un rapport, rendu en 2018, plaidant pour cette politique de restitution. Finalement, la loi promulguée fin décembre 2020 se montre bien moins ambitieuse : elle n’autorise qu’« une dérogation limitée au principe d’inaliénabilité qui protège les collections publiques françaises ». Par Philippe Baqué [1].

Une suspension de vente très symbolique

« La France a émis le principe de restitution des biens culturels à l’Afrique et voici qu’aujourd’hui nous sommes dans une vente de ces biens mal acquis. Personne ne va vous montrer les certificats de vente de ces objets que vous allez acheter et qui ont été pillés. Vous aurez sûrement un reçu lors de votre achat, mais les fabricants de ces objets, eux, n’ont reçu que la mort. »

Ainsi s’exprimait Thomas Bouli, porte-parole d’une poignée de militants de l’association panafricaine Afrique-Loire qui avait décidé d’intervenir ce 23 mars 2019 lors d’une vente aux enchères organisée par la maison de vente Salorges-Enchères à Nantes. Plus de trois cents armes, sceptres et objets rituels africains provenant de divers pays étaient proposés à la vente par un antiquaire. Ces objets ne sortaient pas de la collection Helena Rubinstein ou de la collection Jacques Kerchache, mais faisaient partie de cette génération d’œuvres africaines longtemps gardées précieusement par les descendants des administrateurs, des militaires ou des missionnaires qui les avaient « collectées » au temps des colonies. Peu à peu, elles apparaissent sur le marché, lors de ventes aux enchères appréciées par les amateurs rêvant d’y découvrir des perles rares. Ce jour-là, la vente annoncée dans les gazettes des arts « primitifs » avait attiré beaucoup de collectionneurs et de marchands dont l’intérêt avait été suscité aussi bien par la qualité des objets dispersés que par leurs provenances bien documentées. Ainsi, le catalogue indiquait : « Collectées par le caporal Mazier lors de la mission d’exploration au Moyen-Congo de Pierre Savorgnan de Brazza en 1875 ; collection Abbé Le Gardinier début XXe siècle ; collection Alfred Testard de Marans, collectée à la fin du XIXe siècle. » Alfred Testard de Marans fut le chef des services administratifs du corps expéditionnaire dirigé par le général Alfred Amédée Dodds durant la guerre contre le roi Béhanzin et la conquête du royaume du Dahomey (1892-1894), dans l’actuel Bénin. Il « collecta » à cette occasion des récades, bâtons de commandement typiques du Dahomey, dont une partie était en vente ce jour-là.

Thomas Bouli poursuivait son intervention adressée aux futurs acheteurs avec un brin d’ironie :

« Nous tenons à vous remercier car l’acte que vous faites aujourd’hui valorise le savoir-faire de ceux qu’on estimait barbares au début de la colonisation. Désormais, leur art est devenu si prisé que les colonisateurs européens fabriquent des lois pour les conserver en Europe. »

Le discours de Ouagadougou : restitutions et communication

La vive polémique sur les restitutions avait été réactivée le 28 novembre 2017 par Emmanuel Macron lors d’un discours tenu à l’université de Ouagadougou, au Burkina Faso. Venu pour présenter les grands axes de sa nouvelle relation avec l’Afrique, le président aborda contre toute attente le thème de la restitution des objets d’art africains :

« Je ne peux pas accepter qu’une large part du patrimoine culturel de plusieurs pays africains soit en France. Il y a des explications historiques à cela, mais il n’y a pas de justification valable, durable et inconditionnelle, le patrimoine africain ne peut pas être uniquement dans des collections privées et des musées européens. […] Je veux que d’ici cinq ans les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique. »

Le président levait ainsi un tabou : la restitution à leur pays d’origine des objets d’art africains conservés dans les musées français. Pas forcément ceux volés dans des musées africains et répertoriés, ou issus de fouilles illicites, mais également ceux pillés durant la colonisation. En juillet 2016, Jean-Marc Ayrault, Premier ministre de François Hollande, avait répondu par un refus cinglant au nouveau président béninois, Patrice Talon, qui réclamait la restitution d’objets d’art royaux prélevés lors de l’expédition du général Dodds et conservés au musée du Quai-Branly – Jacques Chirac. Jean-Marc Ayrault rappelait que ces objets faisaient désormais partie du patrimoine français et étaient donc inaliénables.

Dans la foulée de son discours, Emmanuel Macron commandait un rapport à deux chercheurs : Bénédicte Savoy, professeure d’histoire de l’art à l’université technique de Berlin, et Felwine Sarr, professeur d’économie à l’université Gaston-Berger au Sénégal. En novembre 2018, ils publiaient le résultat de leurs travaux dans un ouvrage intitulé Restituer le patrimoine africain, qui ne constituait toutefois pas la position officielle du gouvernement français. Les deux chercheurs y prenaient ouvertement le parti des restitutions définitives des objets d’art, « chefs d’œuvre irremplaçables pour l’histoire des peuples africains », et d’un transfert de leur propriété de la France aux États requérants. Ils comparaient les centaines de milliers d’objets provenant d’Afrique subsaharienne présents dans les musées occidentaux – 88 000 dans les collections publiques françaises, dont 70 000 au musée du Quai-Branly – Jacques Chirac – aux quelques milliers répertoriés dans les musées africains. Pour Bénédicte Savoy et Felwine Sarr, la période coloniale avait correspondu pour la France « à un moment d’extrême désinhibition en matière d’“approvisionnement” patrimonial dans ses propres colonies, de boulimie d’objets ». Les rapports de domination établis invitaient, selon eux, à postuler « l’absence de consentement des populations locales lors de l’extraction des objets » et à considérer que les acquisitions ont été obtenues « par la violence, la ruse ou dans des conditions iniques ». En conséquence, ils préconisaient la restitution des objets saisis dans des contextes de conquêtes militaires, collectés durant les missions scientifiques, donnés aux musées français par des agents de l’administration coloniale ou leurs descendants et les pièces acquises après 1960 dans des conditions avérées de trafic illicite.

Dès la remise du rapport, Emmanuel Macron s’engageait à restituer vingt-six pièces au Bénin, correspondant en partie aux objets réclamés en 2016 par le gouvernement béninois : des trônes, des statues, des portes sculptées, des reliquaires et des régalias ayant appartenu aux rois du Dahomey, pris en butin par le général Dodds à la fin du XIXe siècle lors de l’expédition militaire contre le roi Béhanzin et conservés au musée du Quai-Branly – Jacques Chirac. Toutefois, la statue du dieu Gou, exposée au Pavillon des sessions au musée du Louvre, en tant que chef d’œuvre de l’art africain, elle aussi réclamée, ne figurait pas sur la liste. Une autre restitution était envisagée, celle du sabre d’El Hadj Oumar Tall, un résistant à la colonisation, fondateur de l’Empire toucouleur au XIXe siècle sur les territoires des actuels États du Sénégal, du Mali et de la Guinée. La France envisageait de le restituer au Sénégal sans tenir compte de la demande du Mali qui le réclamait aussi. Les restitutions massives annoncées par le président Macron allaient-elles en rester là ? Le « je veux » présidentiel allait-il demeurer un vœu pieu ? Tout de suite après la déclaration d’Emmanuel Macron, peu d’États africains se sont empressés de déposer des demandes de restitution. Une demande du Cameroun concernant un trône bamoun, un temps envisagée, ne semblait plus d’actualité. La majorité des États, pris de court, ou mobilisés par d’autres urgences, n’étaient pas allés au-delà de quelques déclarations de principe. Le Nigeria, l’un des plus revendicatifs en matière de restitution, ne s’était pas non plus manifesté pour réclamer ses objets archéologiques ou ses statuettes en bronze de Benin City. « Tout le monde sait que tout cela risque de demeurer juste un effet d’annonce », commentait fin 2019 la politologue Françoise Vergès.

Un marché de l’art sur la défensive

Même si la déclaration de Ouagadougou du président Macron risquait de ne se traduire que par des restitutions a minima, l’annonce du retour des objets au Bénin et au Sénégal et le rapport Sarr-Savoy ont soulevé l’hostilité d’une grande partie des conservateurs de musées. Stéphane Martin, encore président du musée du Quai-Branly – Jacques Chirac, s’était abstenu de les critiquer, mais ayant pris sa retraite début 2020, il affichait alors ouvertement son opposition aux restitutions. Il déclarait que « les musées ne doivent pas être otages de l’histoire douloureuse du colonialisme » et regrettait que le rapport Sarr-Savoy soit un « cri de haine contre le concept de musée. » Il était suivi par son confrère Julien Volper, conservateur au musée Tervuren de Bruxelles, l’un des plus importants musées d’art africain, qui dénonçait une propagande mensongère et s’opposait aux restitutions qui auraient des conséquences désastreuses pour les collections nationales. Les conservateurs reprenaient les mêmes arguments que la « Déclaration sur l’importance et la valeur des musées universels » signée par les dix-neuf plus puissants musées d’Europe et d’Amérique en décembre 2002. Leurs responsables s’opposaient aux demandes de restitution qui pourraient viser un jour leurs collections, niant en partie les conditions d’acquisitions des œuvres. Ainsi la déclaration affirmait :

« Les membres de la communauté muséale internationale partagent la conviction que le trafic illicite d’objets ethnologiques, artistiques et archéologiques doit être fermement découragé. Il nous faut toutefois admettre que les pièces acquises autrefois doivent être considérées à la lumière de valeurs et de sensibilités différentes, lesquelles témoignent de ce passé révolu. […] Au fil du temps, les œuvres ainsi acquises – par achat, don ou partage – sont devenues partie intégrante des musées qui les ont protégées, et par extension, du patrimoine des nations qui les abritent. Nous avons beau être aujourd’hui particulièrement attentifs à la question du contexte original, nous ne devrions pas perdre de vue pour autant le fait que le musée offre lui aussi un contexte pertinent et précieux aux objets retirés de longue date de leur environnement original. »

Ces musées s’autoproclamaient « universels » dans un contexte toutefois très national puisque les objets dont ils avaient la charge – notamment ceux acquis durant la colonisation – devenaient « patrimoine des nations qui les abritent ».

Bien que n’étant pas concernés par les propositions du président Macron et le rapport Sarr-Savoy, qui ne ciblaient que les collections publiques, les marchands d’art et les collectionneurs se mobilisaient aussi contre les restitutions, fidèles à leur opposition à tout contrôle du marché, avec la même énergie déployée durant les campagnes contre la convention de l’Unesco et celle d’Unidroit. Bernard Dulon, président du Collectif des antiquaires de Saint-Germain-des-Prés – qui regroupe la plupart des marchands d’art africain parisiens – dénonçait ainsi le discours du président à Ouagadougou :

« C’est une hypocrisie totale. On a pillé le continent africain depuis mille ans avant Jésus-Christ, on continue de le faire et on voudrait nous faire croire qu’en rendant trois masques et quatre fétiches on va se dédouaner. Je pense que la restitution est un problème uniquement politique. […] C’est très clairement du néocolonialisme. »

Quelques mois après la sortie du rapport, l’avocat Emmanuel Pierrat publiait l’ouvrage polémique Faut-il rendre des œuvres d’art à l’Afrique ? Dans l’introduction, il se présentait comme l’un des seuls « vrais connaisseurs du sujet » à pouvoir apporter une « voix raisonnable » dans le débat. Avocat spécialisé dans le droit de la culture mais aussi « collectionneur boulimique d’art tribal », il pouvait effectivement se présenter en tant que « vrai connaisseur du sujet ». Épousant la position de Stéphane Martin, il regrettait que la seule question concernant l’Afrique soit aujourd’hui de savoir « si l’art doit payer pour la colonisation ».

« Trop souvent, c’est dans l’espoir de réparation de ce passé « humiliant » que les demandes de restitution, empreintes de revendications politiques, s’effectuent. Dès lors, les œuvres participent en général d’une tentative de reconstruction d’une certaine identité, souvent fantasmée d’ailleurs, d’un âge d’or précolonial. »

Prenant la défense des professionnels du marché de l’art qui auraient contribué selon le rapport Sarr-Savoy « à l’injection dans un flux commercial licite d’objets d’origine illicite », Emmanuel Pierrat commentait :

« Cela signifie que, même après les indépendances, un achat d’objet africain est en tout état de cause suspect. Le procédé idéologique est inadmissible et permet de mesurer l’absurdité des raisonnements qui sont supposés le sous-tendre. »

L’avocat collectionneur s’en prenait alors à l’édifice du rapport qui selon lui reposait sur une accusation absurde : les œuvres d’art africaines détenues en Europe auraient été toutes forcément pillées. Une proposition des rapporteurs était particulièrement insoutenable pour l’avocat : dans tous les cas où les recherches ne permettraient pas d’établir de certitudes sur les circonstances de leurs acquisitions, les pièces pourraient être restituées au pays demandeur. Emmanuel Pierrat les accusait alors d’inverser le principe de la charge de la preuve, qui repose en France sur le demandeur, et, en conséquence, de remettre en cause la présomption d’innocence du possesseur.

« Le rapport Sarr-Savoy fait litière de ce principe qui exigerait pourtant des demandeurs qu’ils apportent la preuve que le bien litigieux a été volé. »

La « voix raisonnable » d’Emmanuel Pierrat, se positionnant essentiellement en tant que défenseur des marchands et des conservateurs de musée hostiles au rapport, se bornait à réduire le marché à une vision caricaturale : le propriétaire d’un objet d’art africain est présumé innocent alors que le peuple qui en a été dépossédé est toujours présumé consentant.

En finir avec l’arrogance

Bénédicte Savoy regrettait que la plupart des conservateurs de musée français n’aient pas compris les enjeux.

« Dans le cadre de notre mission, tous les interlocuteurs que nous avons rencontrés en Afrique nous ont dit qu’il ne s’agissait pas de tout reprendre aux musées français car certaines pièces sont d’excellentes ambassadrices de la culture de leurs pays. Mais ils demandaient qu’une partie significative de ce patrimoine soit accessible aux jeunes générations africaines, qui ne peuvent pas venir en Europe, pour qu’elles puissent se ressourcer, s’inspirer et se référer à la créativité des générations précédentes. »

Ce que proposaient Bénédicte Savoy et Felwine Sarr, c’était une rupture avec l’attitude des autorités françaises vis-à-vis des demandes de restitution des pays africains.

« Si un État africain considère qu’une pièce sortie durant la période coloniale est importante pour son patrimoine pour des raisons historiques, symboliques, culturelles, ou ethnologiques et qu’il souhaite la récupérer, nous voulions que les autorités françaises étudient sa demande avec plutôt un « oui » en tête qu’un « non » systématique. Que l’attitude générale soit plus ouverte. Qu’on en finisse avec une sorte d’arrogance qui a eu cours durant les décennies passées qui consistait à ne pas répondre aux demandes et à les ignorer. Par exemple, la demande de restitution du Bénin date des années 1960. Il a fallu tout ce temps pour qu’elle soit entendue. Le Nigeria tente aussi de récupérer ses fameux bronzes depuis des dizaines d’années. Dans le premier manifeste panafricain publié en 1969, la question des restitutions était déjà évoquée. Ce combat est mené depuis longtemps et c’est par un effet de lassitude que les Africains ont cessé de réclamer. »

Ni réparation, ni acte de repentance

Début 2020, trois ans après le discours d’Emmanuel Macron à Ouagadougou, le Collectif des antiquaires de Saint-Germain-des-Prés profitait d’une situation très confuse : les conditions tardaient à être réunies pour assurer des restitutions officielles aux États africains. Pas d’inventaires de leurs objets conservés dans les musées français, pas de révision du code du patrimoine, toujours pas de restitution effective… Le 17 novembre 2019, le Premier ministre Édouard Philippe remettait bien au président sénégalais Macky Sall le sabre d’El Hadj Oumar Tall, un résistant à la colonisation. Il ne s’agissait pas d’une restitution mais d’un dépôt pour cinq ans au musée des Civilisations noires de Dakar. Le Premier ministre signait le lendemain un important contrat de vente d’armes avec le Sénégal.

Finalement, sur pression du président Macron, soucieux de ne pas perdre la face, une loi était présentée devant l’Assemblée nationale début octobre 2020 par Roselyne Bachelot, la nouvelle ministre de la Culture. Il s’agissait d’une loi permettant deux dérogations limitées au principe d’inaliénabilité qui protège les collections publiques françaises pour garantir le transfert de propriété des 26 œuvres d’Abomey à la République du Bénin et celui du sabre d’El Hadj Oumar Tall à la République du Sénégal. Durant l’examen de la loi devant la commission des Affaires culturelles de l’Assemblée nationale, le 30 septembre, la ministre de la Culture précisait les limites de cette loi :

« Ce n’est pas un acte de repentance ou de réparation, mais c’est un point de départ qui ouvre le champ à de nouvelles formes de coopération et de circulation des œuvres. […] La loi n’a pas de portée générale et n’est valable que pour les cas spécifiques des objets qu’elle énumère expressément. Cette loi n’aura pas pour effet de remettre en cause la légalité de la propriété de notre pays sur tout bien acquis dans le cadre d’un conflit armé. »

Durant cette même session, Yannick Kerlogot, rapporteur de la commission, rendait hommage à l’ouvrage de l’avocat et collectionneur Emmanuel Pierrat, citant l’un des passages de son livre :

« Ce qu’il faut encourager, dans une perspective universaliste, c’est la libre circulation des œuvres, contre l’enfermement de chaque culture dans sa spécificité – évidemment largement imaginaire : ça s’appelle du nationalisme culturel, voire du racisme. La partie sera gagnée le jour où, pour voir certains chefs d’œuvre de l’antiquité romaine ou du Moyen Âge gothique, il faudra aller dans un musée d’Afrique subsaharienne. »

Ce jour-là, les Africains auront toujours autant de mal à obtenir des visas pour se rendre en Europe, et éventuellement y contempler leur patrimoine. En tout cas, les propos de Roselyne Bachelot et de Yannick Kerlogot avaient rassuré le marché et sonnaient sans doute la fin de la partie.

Début novembre 2020, le Sénat adoptait la loi en remplaçant dans son texte le terme « restitution » par le terme « retour » pour ne pas avoir à reconnaître implicitement le vol des objets…

Notes :

[1] Les lignes suivantes sont extraites de son ouvrage Un nouvel or noir. Le pillage des objets d’art en Afrique, réédité par Agone et Survie en 2021 (chapitre XVIII : « Restitution : la polémique, le droit et la loi du marché »)

Afrique : aux origines de la régression démocratique – Entretien avec Vincent Hugeux

Robert Mugabe, alors opposant zimbabwéen, avec Ceausescu lors d’une visite officielle en Roumanie en 1976. (c) Wikimedia Commons

De nombreux pays d’Afrique francophone ont eu des élections présidentielles depuis un an. Si la démocratie se stabilise dans deux d’entre eux – le Burkina Faso et le Niger –, la situation se dégrade globalement. Certains ont conforté leur statut de démocratie de papier – le Tchad, le Togo et le Congo-Brazzaville – tandis que des manipulations constitutionnelles en Guinée et en Côte d’Ivoire ont permis aux présidents sortants d’être élus pour un troisième mandat. Même le Bénin, encensé pour son ouverture démocratique depuis les années 1990, a connu des élections troublées durant lesquelles des opposants ont été incarcérés ou contraints à l’exil. Vincent Hugeux, journaliste indépendant, ancien grand reporter à L’Express, est l’auteur de Tyrans d’Afrique. Les mystères du despotisme postcolonial (Perrin, 2021). Il dresse dans ce livre dix portraits d’autocrates ayant sévi des indépendances à aujourd’hui sur le continent. Il avait également publié en 2012 Afrique : le mirage démocratique (CNRS éditions). Nous l’avons questionné sur les ressorts de l’autoritarisme en Afrique. Entretien réalisé par Tangi Bihan, retranscrit par Dany Meyniel.

Ndlr : cet entretien a été réalisé quelques jours avant la mort d’Idriss Déby, président du Tchad, dont il est longuement question ici.

LVSL – Votre livre Tyrans d’Afrique dépeint dix autocrates aux histoires romanesques [1]. Mais l’Afrique regorge déjà de personnages charismatiques très connus, qu’ils soient des révolutionnaires admirés comme Thomas Sankara ou Patrice Lumumba, ou alors des dictateurs sanguinaires comme Joseph Mobutu, Mouammar Kadhafi ou Jean-Bedel Bokassa. Pourquoi avoir privilégié cette personnalisation de la politique en Afrique plutôt que l’exposition des problèmes démocratiques et sociaux que connaît le continent ?

Vincent Hugeux – Mon parti pris depuis que je publie des ouvrages sur l’Afrique, c’est de ne pas m’en tenir au cercle étroit d’une sorte de lectorat captif des africanistes amateurs ou professionnels. Mon propos est toujours d’essayer de toucher un deuxième cercle de lecteurs qui, sans être des experts des enjeux géopolitiques, sont intéressés par les réalités du continent africain. Pour cela, il me paraît indispensable de passer par une forme d’incarnation, d’autant que les personnages que j’ai retenus ont tous d’une manière ou d’une autre une dimension romanesque, fût-ce dans les outrances ou l’abjection.

J’avais un professeur de journalisme vieille école qui disait « au fond, l’enjeu, pour vous, futurs journalistes, c’est d’expliquer les idées par les faits et les faits par les hommes. » Le pari, s’il est réussi, consiste à en dire beaucoup à travers les aventures humaines. Cela a toujours été mon approche en tant que journaliste : l’incarnation d’une crise, si complexe soit-elle, peut la rendre accessible à un public qui serait hermétique à une théorisation d’un conflit, d’un pouvoir, d’un élan, d’une épopée, d’un fiasco.

C’est la raison pour laquelle j’ai cherché à élargir le spectre géographique et le spectre temporel. Cela signifie sortir du pré-carré francophone, essayer d’attirer l’attention d’un lectorat français sur les autres Afriques, celles qui ne relèvent pas de notre histoire coloniale ou de notre communauté linguistique. C’est pour cela qu’on trouve un personnage très méconnu comme le Gambien et anglophone Yahya Jammeh, le Zimbabwéen Robert Mugabe pour incarner l’Afrique australe, l’Erythréen Issayas Afeworki pour l’Afrique de l’Est et la Corne de l’Afrique, enfin Teodoro Obiang de la Guinée équatoriale, seul pays hispanophone du continent, qui connaît les effets pervers du miracle pétrolier.

Il y a toujours ce souci de diversité à côté des incontournables, comme Bokassa et Mobutu, et de mettre sous la lumière des personnages qui sont relativement étrangers à un public même informé. Et puis, il y avait une volonté de variété temporelle. Nous avons deux chefs d’État qui sont au pouvoir à l’instant où on parle, à savoir Obiang en Guinée équatoriale et Aferworki en Érythrée. Ce dernier a été ramené, à son corps défendant, dans la lumière par la crise aigüe de la rébellion tigréenne. On a retrouvé une alliance de revers assez singulière entre lui et son ex-ennemi préféré, à savoir le prix Nobel de la paix par anticipation – c’est de l’ironie bien sûr – l’Ethiopien Abiy Ahmed. Et puis on remonte jusqu’à Sékou Touré, l’homme qui accède instantanément au statut de héros de l’anti-impérialisme par le camouflet qu’il inflige à Charles de Gaulle en 1958 lors de la fameuse tournée qui était supposée vendre aux futures ex-colonies un projet d’association qui d’ailleurs sera très vite mort-né.

Le seul embarras que j’ai eu, c’est l’embarras du choix. Hélas, il y a au rayon des despotes, des satrapes et des potentats beaucoup d’appelés et peu d’élus, certains d’ailleurs n’ayant jamais été élus. Il y a la matière, pour le seul continent africain, pour un tome 2 voire un tome 3…

LVSL – Vous avez parlé d’anti-impérialisme. Vous montrez bien la complexité de certains personnages qui ont pu être tour à tour des leaders révolutionnaires puis des dictateurs. Vous prenez les exemples de Mugabe et de Sékou Touré, on pourrait ajouter Kwame Nkrumah ou Kadhafi. Vous êtes très critique de certains militants politiques et de certains discours politiques de gauche, qui se disent anti-impérialistes, et qui ont pu soutenir ces dirigeants à une certaine époque.

V.H. – Il y a des figures emblématiques qui suscitent une forme de vénération chez les jeunes Africains ; vénération amplement justifiée pour certains d’entre eux mais qui, en général, échappe à toute distanciation critique. Lumumba, par la posture qui était la sienne et évidemment par l’épilogue tragique et cruel de sa courte aventure sur cette terre, mérite évidemment de figurer dans ce panthéon.

Mais prenons Kwame Nkrumah, généralement dépeint comme le père du panafricanisme moderne. Quand on regarde sa trajectoire jusqu’au bout, nous sommes conduits à évoquer aussi une certaine forme de dérive autoritaire. On pourrait appliquer le même raisonnement à Sékou Touré, dont la trajectoire idéologique est assez déroutante puisqu’au soir de sa vie il sera converti, lui l’afro-marxiste de stricte obédience, à une sorte de prurit néolibéral assez insolite. Ce qui me frappe c’est qu’il y a eu tellement peu d’icônes depuis Nelson Mandela qu’on en vient parfois à héroïser jusqu’à l’excès des personnages dont on veut ignorer, ou dont on ignore, les zones d’ombre. Il s’agit de revisiter ces figures avec une exigence de rigueur historique et de les regarder en face.

Vincent Hugeux

J’ajoute que ça s’inscrit dans un contexte d’asséchement problématique du débat. Dès que je parle de l’Afrique, que ce soit en tant que journaliste de presse écrite, à la radio, à la télévision, sur un média digital, dans mes bouquins ou dans mes cours, on me dit : « mais au fond d’où parles-tu, toi le Blanc ? » Ce réflexe s’explique évidemment historiquement et culturellement. Mais voilà une quinzaine d’années, le type de critiques auquel je m’exposais était le suivant : « tu es trop sévère, tu es injuste, tu es inéquitable, tu es asymétrique dans ta description des réalités sociales, avec mon président, notre gouvernement, etc. » Aujourd’hui, ce qui affleure de manière explicite ou implicite, c’est une récusation de nature essentialiste : « toi le Blanc, je ne te reconnais pas le droit de porter un jugement sur mon président. Et non seulement tu es blanc – c’est le travers pigmentaire et chromatique – mais en plus tu es français, donc nécessairement un néocolonialiste plus ou moins honteux. » Je trouve ça désolant parce que je suis réfractaire par nature à tous les raccourcis essentialistes, dont le plus magistral est la fameuse formule chiraquienne « l’Afrique n’est pas mûre pour la démocratie. » Que Jacques Chirac l’ait dit, ça peut me désoler, mais que, hélas, des potentats africains adhérent à ce postulat, c’est beaucoup plus préoccupant pour le devenir politique du continent. Étant réfractaire à toutes ces assignations identitaires, je revendique le droit de porter des jugements. Mais je ne suis pas plus féroce, plus ironique, plus sarcastique avec tel chef d’État africain que je ne l’étais hier avec l’ayatollah Ali Khamenei en Iran ou avec Nicolas Sarkozy sur les bords de Seine. J’applique exactement la même grille critique d’analyse sans qu’il y ait pour moi de tropisme post-colonial honteux ou pas.

LVSL – Revenons-en aux personnages. La plupart de ces dictateurs ont prospéré pendant la guerre froide. Beaucoup ont été portés au pouvoir et protégés par un camp ou par un autre, le plus souvent par le camp occidental pour contrer l’influence soviétique ou chinoise. Comment ces potentats ont-ils été soutenus par les puissances étrangères et en quoi cela leur a permis de rester au pouvoir ?

V.H. – Dans le prologue, j’avance l’hypothèse qu’au fond, la plupart de ces dictateurs ne sont que les monstrueux rejetons de l’aberration coloniale. On peut parfaitement construire son discours politique fondateur ou sa légende sur un rejet radical du fait colonial, de ses injustices et de sa cruauté – que je serais bien entendu le dernier à nier – tout en perpétuant un rapport ambigu avec l’ex-puissance tutélaire. On peut avoir été le très loyal troufion de l’armée coloniale française, comme Bokassa et Eyadema père, et ensuite devenir l’incarnation de l’épopée de l’indépendance. Ceci avec une persistance de pratiques que l’on peut juger archaïques. Pour danser le tango, si funeste soit-il, il faut être deux. Le même tyran africain peut, à la faveur de la fête nationale ou d’une campagne électorale théâtralisée, accabler l’injustice coloniale et, quasiment dans un même souffle, décrocher son téléphone pour solliciter de Paris une rallonge budgétaire qui permettra de payer ses fonctionnaires. On est dans cette équivoque permanente.

Revenons à cette question centrale de la guerre froide et de son héritage. On parle beaucoup aujourd’hui, c’est un concept qui s’est popularisé, des proxy wars, les guerres par procuration, dont la Libye nous fournit un exemple post-moderne assez stimulant. C’est vrai que l’Afrique a été le théâtre de cette guerre d’influence entre l’Est et l’Ouest. On se souvient de la France, membre du Conseil de sécurité, qui voyait dans ses ex-colonies une sorte de masse de manœuvres mobilisable à l’envi lors d’un vote, fût-ce sur les Balkans, la Bosnie-Herzégovine ou que sais-je encore…

On peut parfaitement construire son discours politique fondateur ou sa légende sur un rejet radical du fait colonial, de ses injustices et de sa cruauté tout en perpétuant un rapport ambigu avec l’ex-puissance tutélaire

Ces réflexes-là existent et perdurent. Mais n’oublions pas que des lignes de faille passent à l’intérieur des deux blocs, nous ne sommes pas dans un manichéisme d’un bloc homogène communiste face à un bloc homogène capitaliste. Exemple : on évoque aujourd’hui l’irruption de la Chine en Afrique. C’est un non-sens historique. La Chine ne surgit pas en Afrique, la Chine était présente y compris à l’heure des luttes d’indépendance. On a vu des rivalités soviéto-chinoises dans un certain nombre de pays d’Afrique, on pourrait citer le Mali, la Guinée et le Congo-Brazzaville, évoquons aussi l’intrusion de volontaires castristes, Cubains ou pas, en Angola et au Mozambique. Donc ne soyons pas trop simplistes dans la description de ce phénomène. D’ailleurs des lignes de faille se retrouvent aujourd’hui avec le retour assez spectaculaire de l’ambition russe qu’incarne Vladimir Poutine et que l’on voit opérer par exemple en République Centrafricaine et en Libye, avec l’irruption des milices du groupe Wagner qui sont étroitement liées au Kremlin.

C’est vrai aussi de l’autre côté. Bien sûr qu’il y avait des communautés d’intérêts entre les États-Unis, le Royaume Uni, la Belgique et la France lorsqu’on a craint par exemple la montée en puissance d’un modèle afro-marxiste congolais incarné par Lumumba. Mais là aussi il y a des lignes de faille et de fracture. Il se trouve que j’ai couvert de manière intense le génocide au Rwanda pour L’Express. J’ai toujours plaidé en faveur de la thèse qui voudrait que l’égarement, l’aveuglement, la cécité française, soit un phénomène autant historique et culturel qu’un phénomène économique ou strictement géopolitique. C’est ce qu’on appelait le syndrome de Fachoda : l’idée qu’il y a des zones de tensions géopolitiques en Afrique entre une influence française et des influences anglo-saxonnes. Le rapport Duclert met cela parfaitement en lumière : il y a une sorte d’univers mental qui renvoie à ces rivalités. On a donc deux blocs qui sont l’un et l’autre fissurés.

Il y a aujourd’hui une sorte de nouvelle guerre froide, illustrée récemment par des échanges peu amènes entre Joe Biden et Vladimir Poutine et par les ambitions chinoises. On retrouve une Afrique qui, en d’autres circonstances et dans un contexte évidemment évolutif et différent, demeure ou redevient un théâtre de guérillas d’influence de puissances qui tiennent à s’y projeter soit pour des raisons économiques – captation de ressources et surtout conquête de marchés et de clientèles – soit pour des raisons plus politiques, idéologiques et sécuritaires, je fais allusion aux combats engagés contre le péril djihadiste.

LVSL – La période de la guerre froide a mis sous cloche les forces démocratiques dans beaucoup de pays d’Afrique. Après l’effondrement de l’URSS, le continent a connu une vague de démocratisation – certes pas dans tous les pays. Quelles leçons tirez-vous de cette période ?

V.H. – Je vais commencer par une anecdote. Il se trouve qu’à l’époque j’ai aussi couvert pour L’Express la révolution roumaine. J’étais à Bucarest le jour de la fuite, d’ailleurs vaine, de Nicolae Ceaușescu et de son épouse Elena. L’année précédente, lors de mon premier séjour en Roumanie, j’ai vu, debout côte à côte à bord d’une Volga noire, Ceausescu et Mobutu – une sorte de clin d’œil de l’histoire. J’ai appris ensuite que le procès pour le moins expéditif et la liquidation des époux Ceausescu, avec ses images que le monde entier a contemplé, avaient plongé dans le désarroi plus d’un despote africain, à commencer par Mobutu. Sur le thème : « Si ça lui arrive à lui pourquoi ça ne pourrait pas survenir ici, chez moi ? » Et Mobutu n’est pas le seul, des entourages de plusieurs chefs d’État m’ont dit que cela avait été un vrai traumatisme pour eux. Ils ont été projetés dans un après guerre froide assez inconfortable. La chute du mur de Berlin bouscule tous ces potentats.

La période pagailleuse des conférences nationales souveraines, une sorte de jamboree démocratique, a permis à la société civile de déverser rancœur, frustration, dépit et dégoût devant des officiels interloqués qui s’efforçaient de canaliser cette colère – y arrivaient parfois, échouaient d’autres fois. Là, le barrage se fissure et il y a une sorte de déversoir désordonné.

La première phase était l’épopée des indépendances, si formelles fussent-elles. Ensuite il y a eu une logique de parti unique, sapée par ces conférences nationales. N’oublions pas que la première conférence nationale se passe au Bénin. Quand on voit ce qu’est la configuration de la très récente élection présidentielle dans l’ex-Dahomey, il y a lieu de réfléchir à la fragilité de toute chose. On assiste ensuite à un phénomène exploré par l’africaniste Jean-François Bayart : les restaurations autoritaires. Mon impression est qu’aujourd’hui on vit un deuxième acte de ces restaurations autoritaires. Il reste un pluralisme en peau de lapin : les partis n’ont pas d’existence véritable et ne sont que des faire-valoir de l’ex-parti unique.

Le phénomène de régression démocratique est patent dans plusieurs pays

Il y a aujourd’hui, quoiqu’on en dise au fil de colloques dorés sur tranches, plus qu’un danger régression démocrate : le phénomène est déjà patent dans plusieurs pays. Le plus inquiétant pour moi c’est que le dévoiement des instruments de la démocratie vivante – bricolages constitutionnels pour faire sauter le verrou du troisième mandat, fraudes plus ou moins éhontées, achats de consciences – en vient à discréditer l’aventure démocratique, y compris au sein des jeunesses africaines. À quoi bon voter si mon vote est foulé aux pieds ? Lors de leur soulèvement en 2009, les jeunes iraniens portaient un tee-shirt « Where is my vote ? » : c’est quelque chose qu’on peut entendre en Afrique. La culture de ce qu’on appelle le « un coup K.O. » en Afrique francophone – ce qui signifie victoire claire et nette, indiscutable, dès le premier tour, quitte à bourrer les urnes – est une culture problématique. Elle veut dire qu’on ne souhaite pas courir le risque d’un ballotage où il pourrait y avoir un phénomène de « tout sauf le sortant ». Il y a un discrédit des instruments de la démocratie et à terme de la démocratie elle-même. L’autre phénomène c’est la montée en puissance d’un discours démagogue, populiste qui va emprunter les oripeaux de l’anti-impérialisme pour mieux assoir des régimes despotiques. L’asséchement du débat que j’ai pointé précédemment s’inscrit dans cette logique-là.

Logique qui n’est évidemment pas fatale. Je l’explique dans le prologue de mon ouvrage : je suis totalement hermétique au concept de malédiction historique. Le fossé entre ces pratiques autoritaires autocratiques totalement archaïsantes et les aspirations de jeunesses connectées, ouvertes sur le monde, animées par des aspirations de liberté, d’échange et d’ouverture, devient de plus en plus abyssal.

On peut encore, si on y met le prix, y compris le prix humain hélas, réussir un coup d’État vintage comme au Mali en août 2020. On peut encore perpétuer, au prix d’un quatrième, cinquième, sixième mandat, un président à bout de souffle. Mais le coût politique, le coût social, le coût en termes d’image, devient de plus en plus prohibitif. Le « un coup K.O. », j’ai l’habitude de l’écrire ironiquement « un coup chaos », parce que c’est le plus court chemin vers l’instabilité. J’ai aussi pour habitude de dire que le fameux mandat de plus qu’on s’octroie au prix d’un bricolage institutionnel, c’est très souvent le mandat de trop.

Le nouveau mandat d’Idriss Déby au Tchad ne sera évidemment pas le quinquennat du décollage, de la sortie de l’ornière de l’insécurité, de la pauvreté, etc. N’oublions pas que le Tchad est un pays qui est classé 187e sur 189 à l’indice de développement humain du PNUD. Je me souviens du Tchad à l’époque du miracle pétrolier, miracle ambigu. En 2003 on annonce, au son du clairon, la création d’un fonds pour les générations futures avec un pourcentage significatif des recettes de l’or noir qui, mécaniquement, doit être consacré à des investissements pour la jeunesse, les universités, la santé, etc. Très vite, ce fonds est renié puis disparaît et les sommes amassées servent à acheter de l’armement. Les estimations récentes tendent à montrer que de 30 à 40 % du budget total d’un pays comme le Tchad est dévolu à des achats de nature militaire. On peut invoquer le péril Boko Haram d’un côté, l’engagement du Tchad dans la lutte contre le djihadisme de l’autre – il faudrait avoir une âme de faussaire pour nier la réalité de ces phénomènes –, mais quand même ! C’est pour moi un facteur d’inquiétudes réel, cette distorsion entre les élans des jeunes sociétés africaines et la rétraction de pouvoirs à bout de souffle. On pourrait citer bien sûr le Cameroun comme exemple emblématique de pratiques de plus en plus anachroniques.

LVSL – Si ces potentats ont pu rester aussi longtemps au pouvoir, ou s’ils y sont encore, ce n’est pas simplement parce qu’ils sont des « marionnettes » d’autres puissances. Les facteurs liés à la politique intérieure sont d’une importance extrême et sont parfois négligés par les observateurs étrangers. On peut notamment dire que ces dictateurs savent jouer de l’armée, du clientélisme et de la manipulation des questions ethniques. Pouvez-vous revenir sur ces facteurs ?

V.H. – L’un des phénomènes les plus patents quand un journaliste ou un essayiste français et blanc se penche sur ces phénomènes, c’est que, très souvent, il est entravé par une forme d’inhibition post-coloniale. Par crainte d’encourir un procès en paternalisme néo-colonial, il va s’interdire de penser l’adversité politique. Ce n’est pas mon cas, je suis parfaitement réfractaire à cela.

Prenons le fait ethnique. Prétendre expliquer l’intégralité des phénomènes politiques par l’ethnie est une absurdité de collection. Nier la permanence du fait ethnique et sa manipulation par les élites politiques est tout aussi inepte. Là-encore il faut regarder l’Afrique en face, mais encore faut-il pour cela connaître cette dimension.

La précarisation de l’univers des médias fait que bien peu aujourd’hui ont les moyens d’avoir un véritable spécialiste des questions africaines. Cela appauvrit les analyses. J’entends par spécialiste quelqu’un qui fait du terrain et qui ne se contente pas de participer à des colloques sur les bords de Seine ou à lire les bons auteurs. Il y a une ignorance des formes d’organisation politique de l’Afrique des XIVe, XVIe ou XIXe siècles : la pauvreté de la connaissance en la matière est un obstacle, un écueil, à la compréhension des phénomènes d’aujourd’hui. On a donc un mélange d’ignorance et d’inhibition.

Au commencement quand même était la complaisance de beaucoup de puissances notamment occidentales envers des régimes autoritaires. Il y a toujours cette idée, qui traîne dans pas mal de chancelleries, selon laquelle même si le président connu n’est pas un parangon de vertu démocratique, ni de progrès social, on a les codes… Ses opposants, ses successeurs potentiels peuvent être des aventuriers, ne risque-t-ils pas d’ouvrir une période d’instabilité ? La prime à la stabilité est un non-sens. En réalité c’est le meilleur moyen d’aggraver les tensions internes et donc d’aller vers une forme de chaos.

La plupart de ces despotes sont passés maîtres dans l’art de tirer le meilleur parti de la rente de situation géopolitique que leur offre la priorité sécuritaire endossée par la France

Il y a un autre phénomène qui tient à l’enjeu sécuritaire, notamment dans la sphère sahélienne. La plupart de ces despotes, plus ou moins bien élus ou pas élus du tout, d’Idriss Déby le tchadien à Paul Biya le camerounais, en passant par le Gabon et le Congo-Brazzaville, sont passés maîtres dans l’art de tirer le meilleur parti de la rente de situation géopolitique que leur offre la priorité sécuritaire endossée par la France. Je ne porte pas de jugement de fond là-dessus. Il serait idiot de nier la force et la persistance dans la durée du péril djihadiste. Il se trouve que, quoi qu’on en dise en haut lieu, Paris a baissé sa mire démocratique vis-à-vis de ces pays. On peut me dire le contraire à l’Élysée ou au Quai d’Orsay, je regarde les faits, et les faits sont là. Le nombre de fois où j’ai eu face à moi un interlocuteur qui soupirait, levait les yeux au ciel quand j’évoquais les exactions commises par les soudards de tel ou tel de ces despotes… Mais il y a des priorités et ces despotes exploitent à fond cette priorité de l’impératif sécuritaire.

Il y a effectivement des phénomènes comme le clientélisme ou la rétraction sur l’ethnie et parfois sur le clan. Je reprends l’exemple tchadien parce qu’il est extrêmement éloquent. L’idée selon laquelle Déby serait le garant d’une stabilité à long terme est assez déroutante. Au sein même de son ethnie zaghawa, voire de son clan, il y a des règlements de compte, des rancœurs, des dépits qui marinent depuis des années. Tous mes interlocuteurs tchadiens ou occidentaux me disent que le jour où Déby disparaît de la scène, pour une raison ou pour une autre, le pays risque de plonger dans le chaos. Il y a un surinvestissement de la thématique de la stabilité, conduisant à nier la fragilité intrinsèque de ces régimes. Que sera le Cameroun après Paul Biya ? Que deviendra le Congo-Brazzaville après Denis Sassou-Nguesso ? Pour moi ce sont des questions vertigineuses.

LVSL – Comment doit se positionner la France face à des dirigeants comme Alpha Condé, Paul Biya, Faure Gnassingbé, Alassane Ouattara, Denis Sassou-Nguesso, Idriss Déby ou Ali Bongo (la liste est longue !) ?

V.H. – Voyez ce qu’incarnait Alpha Condé à l’époque où c’était un des leaders des étudiants africains en France. C’est quelqu’un qui a été condamné à mort par contumace, qui a noué de solides amitiés dans tous les milieux progressistes occidentaux et également de la sphère soviétique. Il incarne, à mon sens, un phénomène que j’avais rapidement exploré dans l’ouvrage Afrique : le mirage démocratique : la malédiction de l’opposant historique. Ayant été condamné à un exil douloureux et ayant été poursuivi par les sbires d’un régime despotique, il aurait, par essence, le droit d’incarner le peuple et la nation. Cette légitimité est en partie fondée mais ne doit pas aller jusqu’à la volonté de rattraper le temps perdu. Il y a aussi la méfiance envers les élites locales. Celle-ci n’est jamais assumée, elle n’est évidemment jamais revendiquée mais elle est présente. Il suffit de parler avec ceux qui sont dans l’entourage. Cette méfiance conduit à s’adosser à un milieu de courtisans assez étriqué. Et voilà qu’Alpha Condé, qui était une incarnation de la lutte pour la liberté – liberté de conscience, liberté d’expression, liberté de la presse, pluralisme etc. –, l’âge n’aidant pas, est en train de se fossiliser dans un schéma despotique très vintage…

J’en viens à la France. Lorsque j’échange avec des acteurs de la politique africaine de la France, pourvu qu’il y en ait une, je m’échine à leur dire qu’à force de soutenir à bout de bras, par défaut et par crainte de l’aventure, des régimes devenus illégitimes et discrédités auprès de leurs propres peuples, ils creusent la tombe dans laquelle reposera le fameux lien privilégié, historique, culturel et linguistique que la France partage avec ces pays.

À force de soutenir à bout de bras des régimes devenus illégitimes et discrédités auprès de leur propre peuple, la France creuse la tombe dans laquelle reposera le fameux lien privilégié qu’elle partage avec ces pays

Le sentiment anti-français est patent. Il est souvent instrumentalisé car c’est une très bonne thématique électorale, quelles que soient les ambiguïtés de la relation des pays du défunt pré carré avec l’ancienne puissance coloniale. Cette politique française est à courte vue parce qu’on s’aliène les élites de demain. Comment s’étonner qu’une jeune Africaine ou un jeune Africain de 22 ans, qui a entrepris un brillant parcours dans les universités de Dakar, Abidjan ou Conakry soit plus tenté d’aller poursuivre ses études à Londres, aux Etats-Unis, au Canada, en Australie ou en Chine, où on les invite par centaines, ou en Russie, où il y a des départements dédiés ? En France, quand un étudiant souhaite obtenir un visa longue durée pour poursuivre ses études, il passe trois heures sous le soleil devant un Consulat et on finit par lui expliquer qu’il doit revenir le lendemain parce qu’il manque un formulaire… Le même étudiant vous explique qu’il a été invité à un rendez-vous à un jour fixe et à une heure fixe à l’intérieur d’un bureau climatisé d’un Consulat ou d’une Ambassade du Canada, d’Australie ou des Etats-Unis, qu’on lui a offert un café ou un soda et qu’on a pris le temps de discuter de son avenir… On a ce qu’on mérite. Je caricature un peu, les choses s’améliorent et je n’ai pas besoin de convaincre les acteurs diplomatiques ou consulaires qui savent bien qu’il faut rompre avec ces pratiques. Mais ça laisse des traces dans la durée.

Vous me posez la question de la posture de la France. La réponse est de parler clair sur les libertés, la transparence, la bonne gouvernance. Tous ces potentats manient à merveille le lexique que l’on adore entendre en Occident, pour mieux en conjurer les effets. Il faut parler clair, parler franc, sans démagogie, y compris aux jeunesses africaines quand elles-mêmes s’égarent dans une sorte de simplisme idéologique, dans des raccourcis eux aussi essentialistes. Il n’y a pas d’autre voie. Parce que sur le poids économique de la France, même si ça alimente pas mal de fantasmes dogmatiques dans une forme d’ultra-gauche française, est engagé dans un irréversible déclin. Je ne nie pas qu’il y a encore des positions fortes dans l’énergie, dans la manutention portuaire, dans le ferroviaire, dans la téléphonie mobile, dans la banque. Mais par rapport à la puissance de feu en termes d’investissements d’un pays comme la Chine, pas la Russie qui est beaucoup moins outillée, ou par l’énergie que déploient des pays comme la Turquie ou la Malaisie, ce n’est pas sur cet échiquier-là que la France pourra restaurer son image et éventuellement son influence. Parler clair est la seule voie, je n’en vois pas d’autre.

Notes :
[1] Jean-Bedel Bokassa, Amin Dada, Gnassingbé Eyadéma, Joseph Mobutu, Robert Mugabe, Sékou Touré, Issayas Afeworki, Teodoro Obiang, Yahya Jammeh et Hissène Habré.

Flux financiers illicites : Afrique première créancière au monde

Dans son dernier rapport actualisant les données sur les flux financiers illicites (FFI) en Afrique, la CNUCED (Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement) nous informe que 88,6 milliards de dollars se volatilisent chaque année du continent. Outre les sommes en jeu, il convient de se demander comment cela est rendu possible.

Des pertes colossales

D’après le rapport, « Les flux financiers illicites (FFI) sont des mouvements transfrontaliers d’argent et d’actifs dont la source, le transfert ou l’utilisation sont illégaux »[1]. Y sont distinguées 4 grandes catégories. D’abord, « les pratiques fiscales et commerciales » consistant essentiellement à de fausses facturations pour les produits destinés à l’import ou à l’export, environ 40 milliards de dollars par an. Ensuite « les marchés illégaux », relevant notamment du trafic d’êtres humains ou encore de déchets toxiques. De même « les activités relevant du vol et le financement de la criminalité et du terrorisme ». Enfin, les FFI liés à la « corruption ».

Pour l’Afrique, les pertes enregistrées sont colossales. 89 milliards de dollars par an selon les estimations les plus basses, soit 3,7 % du PIB du continent, ou 25 % du PIB de l’Egypte, une des trois principales économies africaines aux côtés de l’Afrique du Sud et du Nigeria. C’est également « presque aussi important que le total des flux entrants de l’aide publique au développement, évalués à 48 milliards de dollars, combinés aux investissements directs étrangers, estimés à 54 milliards $US, reçus par les pays africains ».

Contrairement à la narration dominante, les 54 Etats africains financeraient les pays dit développés et non l’inverse ? Comme le CADTM, c’est ce qu’affirme le rapport. Avec des FFI estimés à 836 milliards $US entre 2010 et 2015, et une dette extérieure de 770 milliards $US en 2018, « l’Afrique est un créancier net du reste du monde ».

Graphique 1 : Comparaison entre le stock de la dette extérieure (publique et totale – échelle de gauche), le service de la dette extérieure (publique et totale) et les FFI (échelle de droite) – en milliards de $US[2]

Alors que 13 pays africains sont placés sur la liste du FMI des pays en situation de surendettement et qu’une dizaine sont en suspension de paiement[3], la comparaison détonne. Sur la période courant de 2011 à 2018, (voir graphique 1), les FFI sont toujours largement supérieurs au service de la dette extérieure publique ou totale. En somme, si les pays africains venaient à récupérer les FFI, ils pourraient se libérer totalement de l’endettement extérieur. Plus encore, sans FFI, les populations africaines n’auraient pas subi les différents mécanismes de domination inhérents au système-dette. Mais alors qui sont les responsables ?

Des responsabilités partagées ?

Lorsqu’il est question de l’Afrique et des raisons pour lesquelles les pays rencontrent des difficultés de développement, très vite la corruption intérieure est pointée du doigt comme principale responsable. Elle est indéniable :  environ 148 milliards $US par an selon la Banque africaine de développement. Il faut néanmoins distinguer la « petite » de la « grande » corruption.

Dans un environnement où les classes capitalistes et dirigeantes sont perçues comme corrompues, la petite corruption se développe d’autant plus. Puisque dans les plus hautes sphères de l’Etat et des organisations (publiques et privées) les obligations fondamentales sont transgressées par ses plus hauts représentants, il deviendrait normal, rationnel voire nécessaire d’agir de la sorte à des niveaux subalternes, notamment chez les fonctionnaires sous-payés ou laissés sans salaire pendant des mois. La « petite » se présente alors comme une excroissance de la « grande » corruption. L’obtention forcée ou accélérée de documents administratifs, de ristournes fiscales, d’un terrain à bâtir, etc., se monnaye alors entre des individus et des agents appartenant tous deux à la classe moyenne. De fait, le « petit corrupteur » obtient par le paiement d’un dessous de table ce qu’il aurait dû obtenir tout à fait normalement si le service public et ses employés étaient suffisamment financés par l’État. Quant au « petit corrompu », il obtient un revenu de subsistance complémentaire souvent rendu nécessaire en raison de salaires faibles voire impayés, le tout dans une structure dysfonctionnant et qu’il sait parasitée en son sommet. En bout de chaîne, ces agissements, délictueux mais compréhensibles, se répercutent malheureusement doublement aux dépens des plus pauvres. Proportionnellement à leurs revenus, ils doivent payer davantage pour espérer bénéficier de services publics ou privés, tout en sachant qu’en l’état, ces mêmes services, censés accessibles à tou-te-s, continueront à se déliter. Pour autant, s’il faut incontestablement lutter contre la « petite corruption », il faut avant tout considérer qu’elle est le produit d’appareils d’État rendus défaillants par des décennies d’ingérences extérieures néocoloniales, et dans laquelle se complaisent des classes capitalistes autochtones et dirigeantes complices.

Ainsi, « dans de nombreux pays africains, 20 à 30 % de la fortune privée est placée dans des paradis fiscaux » et « 5 000 particuliers de 41 pays africains déten[aient] un total cumulé d’environ 6,5 milliards $US d’actifs » dans des comptes bancaires offshores en 2015. Dans les deux cas, cette forme de grande corruption est rendue possible par l’(in)action des dites grandes puissances. Si l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), dont le siège est à Paris, est censée lutter contre les paradis fiscaux, aucun des 38 pays membres n’est africain[4]. Concernant les comptes bancaires offshores, le réseau Tax Justice Network nous apprend que les 10 pays les plus opaques financièrement et luttant pour le maintien du secret bancaire, sont tous des grandes puissances. On y retrouve notamment les Îles Caïmans, les Etats-Unis, la Suisse, Hong-Kong ou encore le Luxembourg, le Japon et les Pays-Bas[5]. Comme l’attestent les nombreux scandales de ces dernières années, parmi lesquels les Offshore Leaks, Luxembourg Leaks, Swiss Leaks, Mauritius Leaks[6], ou les Luanda Leaks, (impliquant Isabel dos Santos, fille de l’ex-président d’Angola de 1979 à 2017)[7], les FFI et la « grande » corruption sont organisés « par le haut » et leurs quartiers généraux se trouvent dans les pays les plus riches à New-York, à Londres, à Paris, à Berlin, à Tokyo.

Institutions financières internationales (IFI) et puissances dominantes alimentent également à leurs fins la grande corruption. Malgré les révélations du rapport Blumenthal sur la destination réelle des fonds prêtés au dictateur Mobutu au Zaïre de l’époque, Banque mondiale et FMI ont perpétué leur financement à des fins géopolitiques. La récente affaire des #Papergate en février 2020[8] à la Banque mondiale ne fait que confirmer ces pratiques quasi-généralisées[9]. Du côté des ingérences bilatérales, pour ne citer que cet exemple impliquant la France, Loïk Le Floch-Prigent, ex-PDF d’Elf (entreprise parapublique avant d’être absorbée par Total), indiquait récemment « que l’argent du pétrole a permis de financer personnellement des présidents africains, notamment au Gabon et au Congo-Brazzaville. Et assuré que le système perdure aujourd’hui, sous d’autres formes »[10]. En guise de remerciement pour leur soutien infaillible, plusieurs partis politiques français, que ce soit le Parti socialiste ou des partis de droite, ont profité de financements occultes pour leurs campagnes présidentielles[11]. Ce type d’opérations au détriment des populations ne se limitent ni à la Françafrique, ni même à l’Afrique seule.

Les grandes entreprises et multinationales sont également un rouage essentiel des FFI et maintiennent volontairement le continent comme un fournisseur de matières premières afin d’en tirer un profit maximal. Comme l’indique le rapport, « jusqu’à 50 % des flux illicites en provenance d’Afrique ont pour source la fausse facturation dans le commerce international et plus de la moitié des FFI qui y sont liés ont pour source le secteur extractif ». Ainsi, 40 milliards des FFI proviennent de l’activité destructrice de l’industrie extractive (l’or 77 %, le diamant 12 %, et la platine 6 %). Avant de poursuivre, « Les entreprises multinationales actives dans l’exploitation minière centralisent toujours plus leurs activités de négoce, ce qui accentue le risque de fausse facturation […] Singapour et la Suisse figurent parmi les pays les plus attrayants pour la centralisation de ces activités de négoce grâce aux avantages fiscaux qu’ils accordent aux entreprises multinationales de négoce ». Or, quels en sont les principaux bénéficiaires ? Canadiennes, étasuniennes, françaises, suisses, etc., toutes les principales multinationales extractivistes actives en Afrique (Anglo American, De Beers, Glencore, BHP, Rio Tinto, Umicore [anciennement Union minière du Haut Katanga, Vieille-Montagne], etc.) sont principalement aux mains de grands actionnaires occidentaux.

Plus loin, le rapport précise que « les principaux mécanismes d’évasion fiscale et de fraude fiscale sont la fausse facturation dans le commerce international, la manipulation des prix de transfert, le transfert de bénéfices et l’arbitrage fiscal ». Pour compléter le tableau, il faut également tenir compte de l’action des « Big Four » (KPMG, Ernst & Young, Deloitte et PwC), ces cabinets d’audit – à qui l’on doit de nombreux plans de licenciement dits « plans sociaux » dans le jargon néolibéral – sont spécialisés dans le conseil aux entreprises pour leur faciliter « l’évitement » fiscal[12]. Dans cette architecture poreuse, on comprend mieux qu’ « au niveau mondial de 30 % à 50 % des investissements directs étrangers transitent par des sociétés-écrans offshore », avec pour conséquences directes une volatilité accrue des capitaux investis, une part croissante des bénéfices réalisés déclarée dans des paradis fiscaux et une instabilité chronique des Etats de se développer.

Une question de justice sociale

Avec ce rapport de la CNUCED, l’Organisation des Nations unies (ONU) aurait intérêt à reconsidérer la promotion systématique des financements privés pour la réalisation de ses objectifs de développement durable (ODD)[13] et, à s’attaquer par exemple aux « pratiques fiscales et commerciales » des FFI. Ceci permettrait à l’Afrique de récupérer la moitié des financements nécessaires à la réalisation des ODD, devant être atteints d’ici 2030.  Ce serait une bouffée d’oxygène considérable pour les finances publiques des pays africains. D’autant plus dans une période de crise de la dette conjuguée à des besoins de financement accrus avec les conséquences sanitaires et économiques de la Covid-19.

D’autres progrès doivent également être réalisés, parmi lesquels une meilleure captation de l’impôt. Si « les recettes fiscales » sont en progrès et « représentent [aujourd’hui] 16 % du PIB africain », elles restent nettement en-deçà de leur potentiel et souffrent de la comparaison avec les autres pays du Nord et Sud confondus. Il faut néanmoins souligner qu’ « elles n’ont toujours pas retrouvé leurs niveaux d’avant les années 1980 et 1990, pendant lesquelles les politiques d’ajustement structurel ont entrainé une chute des recettes issues du commerce international » Autrement dit, en mettant l’accent sur la libéralisation de l’économie, l’instauration de la TVA, la suppression des barrières douanières, du contrôle des changes et des mouvements de capitaux, la Banque mondiale et le FMI ont et participent encore au maintien d’une situation de grande précarité pour la majorité des populations, dont profitent allègrement les classes dirigeantes et capitalistes dans et hors du continent.

Pour juguler les FFI, la CNUCED présente à la fin de son rapport une série de conclusions et recommandations mitigées.

Nous pouvons certes partager l’affirmation selon laquelle « les pays développés et les pays en développement partagent la responsabilité des FFI », mais on peut regretter ensuite que l’affirmation ne soit pas suivie d’une nuance sur les degrés d’implication. Si les populations du Nord sont tout autant victimes que celles du Sud de l’austérité résultant en partie des FFI, on ne peut faire une comparaison analogue à une échelle étatique. Les intérêts financiers et industriels se situent très majoritairement dans les pays du Nord. Ce sont eux qui influent directement sur l’architecture internationale et sur les cadres réglementaires internationaux, multilatéraux ou nationaux qui s(er)ont adoptés. Les principales bourses, banques et multinationales se situent dans les pays qui dominent les grandes instances de décision (G7, G20, OCDE, Banque mondiale, FMI, IIF, Club de Paris , BEI, BID, OMC, etc.) et en Chine, laquelle commence à conquérir de nombreux marchés dans les pays émergents et en développement. Sans nier que les intérêts d’Aliko Dangote, africain et entrepreneur le plus riche du continent ne soient les mêmes que ceux de ces confrères extracontinentaux, le rapport de force est sans commune mesure. Avec des actifs estimés à 8,3 milliards $US, il ne se situe qu’au 162e rang d’un classement dont les 20 premières places sont trustées par 14 Etasuniens, 2 Chinois, 2 Français, 1 Espagnol et 1 Mexicain[14]. Au plan national, le Nigeria est le leader africain en termes de PIB et occupe « seulement » le 29ème rang mondial. Surtout, il se trouve au 133ème rang dès lors que le PIB est rapporté au nombre d’habitants[15]. Si l’on prend en compte le poids institutionnel, politique, économique ou même militaire des pays africains face aux grandes puissances, on constate qu’ils ne sont pas en mesure de s’opposer à leurs diktats (mise à part l’Afrique du Sud, pays qui dispose d’une certaine autonomie et domine économiquement ses voisins d’Afrique australe). Dans ce contexte, la CNUCED a beau appeler à « renforcer la participation de l’Afrique à la réforme de la fiscalité internationale », ou à « intensifier la lutte contre la corruption et le blanchiment d’argent », on doute qu’elle puisse en tirer un réel bénéfice, d’autant plus qu’une éventuelle collaboration multilatérale serait notamment « le fruit de la collaboration du FMI, de la Banque mondiale, de l’OCDE ». On en doute d’autant plus que la CNUCED accueille positivement la mise en place de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) pour y parvenir. Les accords de libre-échange conduisent davantage à un affaiblissement des Etats face aux intérêts des multinationales et participent largement à un nivellement vers le bas des réglementations nationales. On peut certes espérer une union forte des dirigeants africains pour bâtir un espace économique solidaire entre les peuples africains, mais comme indiqué précédemment, ces dirigeants ne semblent disposer ni de la force nécessaire, ni de la volonté.

Finalement, pour parvenir à lutter contre les FFI, seule une recommandation semble être en mesure de pouvoir transformer l’essai. Elle vise à « protéger et appuyer les organisations de la société civile, les dénonciateurs d’abus et les journalistes d’investigation ». Comme l’ont démontré des organisations à l’instar d’Open Ownership, Financial Transparency Coalition, Tax Justice Network ou encore Action Aid, seules des actions de terrain et des campagnes internationales menées par les populations locales avec le soutien et la solidarité internationale ont permis d’obtenir des avancées sur le plan de la transparence, de la fiscalité, etc. en exerçant une pression constante sur les dirigeants. S’il ne faut malheureusement guère attendre un « progrès naturel » du côté des institutions et des classes dirigeantes, les populations africaines continuent d’agir collectivement pour leurs droits et leurs libertés. De Balai Citoyen au Burkina Faso (renversement de Blaise Compaoré) à La Lucha en RDC (défense des droits humains et politisation des populations), en passant par le Front Anti-FCA (changement de nom du F-CFA) et tant d’autres, tous ces mouvements ont su par la mobilisation populaire parvenir à des avancées, bien que fragiles, dans l’espoir de construite une authentique lutte panafricaine.

L’auteur remercie Jean Nanga, Claude Quémar, Eric Toussaint pour leurs relectures et suggestions.

Notes :

[1] CNUCED, « L’Afrique pourrait gagner 89 milliards de dollars par an en réduisant les flux financiers illicites, selon l’ONU », Communiqué de presse, 28 septembre 2020. Disponible à : https://unctad.org/fr/Pages/PressRelease.aspx?OriginalVersionID=573

Sauf mention contraire, toutes les citations en italique sont tirées du rapport de la CNUCED.

[2] Sources : Pour la dette, base de données de la Banque mondiale. Pour les FFI, le présent rapport.

[3] Voir Éric Toussaint et Milan Rivié, « Les pays en développement pris dans l’étau de la dette », 6 octobre 2020. Disponible à : https://cadtm.org/Les-pays-en-developpement-pris-dans-l-etau-de-la-dette

[4] Liste des pays membres : Allemagne, Australie, Autriche, Belgique, Canada, Chili, Colombie, Corée du Sud, Danemark, Espagne, Estonie, États-Unis, Finlande, France, Grèce, Hongrie, Irlande, Islande, Israël, Italie, Japon, Lettonie, Lituanie, Luxembourg, Mexique, Norvège, Nouvelle-Zélande, Pays-Bas, Pologne, Portugal, Royaume-Uni, République slovaque, République tchèque, Slovénie, Suisse, Suède, Turquie.

[5] Voir le site internet de Tax Justice Network. Disponible à : https://fsi.taxjustice.net/fr/

[6] Fergus Shiel et Will Fitzgibbon, “About the Mauritius Leaks Investigation”, ICIJ, 23 juillet 2019. Disponible à : https://www.icij.org/investigations/mauritius-leaks/about-the-mauritius-leaks-investigation/

[7] Voir le dossier d’ICIJ consacré au sujet : https://www.icij.org/investigations/luanda-leaks/ ou Marlène Panara, « Luanda Leaks, ou l’effondrement de l’empire dos Santos », 21 janvier 2020, Le Point Afrique. Disponible à :

[8] Renaud Vivien, “#Papergate : vers un nouveau scandale de corruption classé sans suite ?”, Le Soir, 27 janvier 2020. Disponible à : https://plus.lesoir.be/283145/article/2020-02-27/papergate-vers-un-nouveau-scandale-de-corruption-classe-sans-suite

[9] Éric Toussaint, « Le soutien de la Banque mondiale et du FMI aux dictatures », 9 avril 2020. Disponible à : https://www.cadtm.org/Le-soutien-de-la-Banque-mondiale-et-du-FMI-aux-dictatures

[10] Voir Fabrice Arfi, « Corruption : le testament judiciaire d’un ancien patron d’Elf », 30 septembre 2020, Mediapart. Disponible à : https://www.mediapart.fr/journal/france/300920/corruption-le-testament-judiciaire-d-un-ancien-patron-d-elf.

[11] Voir notamment Antoine Dulin et Jean Merckaert, « Biens mal acquis, A qui profite le crime ? », CCFD, juin 2009. Disponible à : https://ccfd-terresolidaire.org/IMG/pdf/BMA_totalBD.pdf ou encore « Chirac, Villepin et Le Pen accusés de financements occultes », Le Monde, 12 septembre 2011. Disponible à : https://www.lemonde.fr/politique/article/2011/09/12/chirac-et-villepin-accuses-de-financements-occultes_1570938_823448.html

[12] Voir notamment, Corporate Europe Observatory, « Comment les “Big Four” inspirent les politiques de l’Union européenne sur l’évitement fiscal », juillet 2018. Disponible à : https://corporateeurope.org/sites/default/files/attachments/tax-avoidance-industry-lobby-summary-fr_final.pdf et le dossier de Kairos Europe WB “Les Big Four… ces fisco-trafiquants”, juillet 2018. Disponible à : http://www.cadtm.org/Les-Big-Four-ces-fisco-trafiquants-A-quoi-les-comparer

[13] Voir https://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/objectifs-de-developpement-durable/

[14] https://www.journaldunet.com/patrimoine/guide-des-finances-personnelles/1209268-classement-pib/

[15] Données de la Banque mondiale.

Guillaume Blanc : « Aux origines du colonialisme vert »

Guillaume Blanc. Crédits : Flammarion

Guillaume Blanc est historien, maître de conférence à l’Université Rennes 2, spécialiste de l’histoire de l’Afrique contemporaine, en particulier de l’Éthiopie ; ses travaux le situent dans le champ des humanités environnementales. Il publie en 2020 L’invention du colonialisme vert. Pour en finir avec le mythe de l’Éden africain, aux éditions Flammarion. Il avait déjà publié en 2015 Une histoire environnementale de la nation, qui comparait l’histoire de parcs nationaux au Canada, en Éthiopie et en France. Entretien réalisé par Nils Belliot et Tangi Bihan.

LVSL – Dans votre premier ouvrage daté de 2015, Une histoire environnementale de la nation : regards croisés sur les parcs nationaux du Canada, d’Éthiopie et de France, vous insistez sur l’aspect éminemment politique de la construction des parcs nationaux. Pouvez-vous nous parler rapidement des exemples français et canadiens ?

Guillaume Blanc – Il s’agissait pour moi d’une démarche d’histoire environnementale : je voulais étudier les rapports sociaux à la nature dans leurs dimensions institutionnelle, culturelle, mais aussi matérielle. La comparaison entre les trois cas, notamment les deux occidentaux, m’a permis de voir que la nature était toujours façonnée par le pouvoir et que chaque nation créait sa propre nature.

Le Canada, en pleine construction nationale des années 1950 aux années 1970, a choisi la nature comme ciment de l’identité nationale. Dans les années 1950 et 1960 ont été créés le drapeau avec la feuille d’érable et les pièces de monnaie avec le castor : l’objectif était de faire de la nature la première chose publique que les Canadiens avaient en commun, de la Colombie britannique jusqu’à l’île du prince Édouard. Dans les parcs, l’administration a donc naturalisé les lieux. J’ai étudié le parc de Forillon, dans l’est de la Gaspésie, au Québec. Au moment où le Front de libération du Québec, à Montréal, fait sauter des bâtiments, des banques, kidnappe un ministre, bref met en danger l’identité nationale, que fait le Premier ministre Pierre-Elliot Trudeau (le père de Justin Trudeau, actuel chef d’État) ? Dans le parc de Forillon, il fait expulser les populations, brûler leurs maisons et réenherber les lieux. Parcs Canada réinterprète également l’histoire de cette « nature » en affirmant que s’y trouverait un Canada vierge, atemporel et en fait apolitique. Tous les Canadiens partageraient cette nature (et cette identité) nationales.

La nature est façonnée par le pouvoir, chaque nation crée sa nature : on ne se dit pas que la France préserve son patrimoine rural, on est persuadé que la France est un pays rural.

En revanche, en France, l’idée de nation est différente. Au Canada, la nation manque de passé, ou celui-ci est trop conflictuel. En France, on est en présence d’une « nation-mémoire » où l’État s’appuie, dans le récit national, sur la « mémoire des lieux ». Dans les parcs nationaux est privilégiée une France paysanne, terrienne, agraire, c’est-à-dire une France des paysans sur le point de disparaître dans les années 1960. L’État se met à sauver les bergers, les paysans, va payer pour qu’ils effectuent la transhumance à pied et non en camion, pour que leurs bergeries ne soient pas en brique et en tuile mais en lauze et en schiste. L’État va sauver (et inventer) la « tradition » française, faire de la campagne un lieu de mémoire. L’objectif ? Montrer que si la France change, si l’on ne peut connaître le futur de la nation, celle-ci peut s’appuyer sur son passé traditionnel et paysan. Ainsi l’administration fait des parcs des lieux de mémoire vivants, avec l’agriculture et le pastoralisme qui sont soi-disant l’image de la France originelle, authentique, paysanne, nostalgique.

Parc des Cévennes. © Guillaume Blanc

On peut dire qu’en Occident, les parcs participent au roman national, comme les musées ou les grands romans de bataille. Nous considérons le patrimoine rural, l’espace-parc, comme naturels alors que ce sont des espaces façonnés par le pouvoir. L’opération est d’autant plus efficace que l’espace a l’air d’être tout à fait naturel. De ce fait, on ne se dit pas que la France préserve son patrimoine rural, on est persuadé que la France est un pays rural : et l’identité nationale devient ainsi naturelle, le roman national est ancré dans le sol.

LVSL – Dans ce même livre vous parliez déjà du parc national du Simien en Éthiopie, comment en êtes-vous venu à vous intéresser à ce pays et ce parc en particulier ?

G. B. – J’ai réalisé ma maîtrise sur les parcs nationaux français. En master 2, j’ai décidé d’étudier l’Érythrée où les nouveaux dirigeants du pays créaient un parc national dans les îles Dahlak ; en réalité, il s’agissait pour eux de contrôler une zone indépendantiste et sécessionniste. Après, je me suis penché sur l’Éthiopie, pas uniquement pour étudier ce pays, mais pour sortir de « l’exceptionnalisme africain » (plus précisément « l’exceptionnalisme éthiopien »), une théorie dans l’historiographie selon laquelle on ne peut comparer l’Afrique ou l’Éthiopie à des nations nord-américaines et européennes. 

Ce qui m’a intéressé, c’était de prendre un État qui n’avait pas connu la colonisation afin de relire l’histoire postcoloniale de l’Afrique. L’Éthiopie, qui n’a jamais été colonisée, est pourtant soumise aux mêmes logiques globales de pouvoir que les autres États.

LVSL – Parlons maintenant de votre dernier livre, et plus particulièrement de son titre : qu’entendez-vous par « mythe de l’Éden africain » ?

G. B. – D’un point de vue purement intellectuel, ce sont des formations discursives régionales. C’est-à-dire qu’à chaque grande région ou aire culturelle correspond un certain nombre de clichés. L’omniprésence actuelle du mythe de l’Éden africain nous invite à nous demander d’où vient cette image d’une Afrique idéalement vierge, sauvage et naturelle – comme l’Éden – mais malheureusement dégradée et menacée – encore comme l’Éden.

L’histoire de ce mythe débute à la fin du 19e siècle lorsque les colons laissent derrière eux une Europe en pleine transformation, où les paysages changent radicalement sous les coups de la révolution industrielle et de l’urbanisation. Quand ils arrivent en Afrique, ils sont persuadés d’y retrouver cette nature qu’ils ont perdue chez eux. Ils vont alors y créer des réserves de chasse, qui sont à la fois un moyen de s’approprier le territoire et d’exproprier les populations colonisées.

L’omniprésence actuelle du mythe de l’Éden africain nous invite à nous demander d’où vient cette image d’une Afrique idéalement vierge, sauvage et naturelle.

Mais le mythe se développe surtout avec les produits culturels qui se construisent autour des récits de voyage. À ce moment-là, en Europe, la presse à grand tirage s’empare des récits de voyage de Stanley et Livingstone, les récits de chasses de Winston Churchill et de Theodore Roosevelt. Puis au début des années 1930 c’est Out of Africa de Karen Blixen, Les neiges du Kilimandjaro d’Ernest Hemingway, et juste au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et à la veille des indépendances, c’est Romain Gary et ses Racines du ciel. Tous ces romans et ces produits culturels décrivent l’Afrique comme une planète verte, vierge et sauvage. Le problème est que cette Afrique n’a jamais existé. Sur le terrain, les réserves de chasse qui sont devenues des parcs nationaux dans les années 1930 reproduisent ce mythe, et les récits le renforcent. Mais les parcs qu’ils décrivent ne sont pas vides, ils sont vidés de leurs habitants.

Ce mythe va prendre toute sa force au lendemain des indépendances avec encore davantage de produits culturels, comme le magazine National Geographic ou le Roi Lion en 1994. L’objectif de mon livre est de montrer les conséquences sociales de ce mythe. Qu’il soit colonial, à la limite peu importe, l’important est de comprendre qu’il conduit, encore aujourd’hui, à des ravages sociaux.

LVSL – Pour faire écho au cas québécois présenté dans votre premier ouvrage, peut-on parler d’une adaptation africaine du mythe de la wilderness ? Peut-on dire que les mêmes causes produisent les mêmes conséquences dans les deux cas ?

G. B. – Oui et non.

Oui, on peut comparer ces deux cas car ils nous renvoient à des histoires de colonisation. On a affaire au même mythe d’un territoire vierge, mythe qui sert en fait à l’appropriation dudit territoire. Dans les premiers parcs nationaux, par exemple Yellowstone créé aux États-Unis en 1872, il y avait des habitants : ceux qui ont été appelés les Amérindiens. Le phénomène est similaire au Canada. Le mythe de cette wilderness, la « nature sauvage », permet à ceux qui l’énoncent d’exproprier les populations. Ces territoires ne sont pas « sauvages », ils ont été ensauvagés – pour reprendre un mot qui mériterait aujourd’hui d’être analysé…

La différence est que les violences associées à ce mythe ont cessé au milieu du 20e siècle en Amérique du Nord. En revanche, en Afrique, le mythe n’a jamais été aussi puissant que depuis les années 1960 car paradoxalement, les experts internationaux et les institutions internationales de la conservation sont allés plus loin que ce que les administrateurs coloniaux rêvaient de faire.

LVSL – Dans son livre L’Orientalisme, Edward Saïd explique que les écrivains occidentaux ont inventé une certaine image de « l’Oriental », qui serait foncièrement différent de « l’Occidental ». Cette image a servi de justification idéologique à la colonisation et aux ingérences étrangères. Selon vous, nous assistons au même phénomène avec la nature en Afrique…

G. B. – La thèse d’Edward Saïd doit en effet nous servir. Même s’il ne parlait pas de l’Afrique, sa théorie est tout aussi valable pour ce continent : Saïd analyse l’invention de l’altérité asiatique (ou orientale) que nous pouvons élargir à l’altérité africaine. On est exactement dans le même schéma : les Européens se sont construits en miroir avec l’Asie, et l’Afrique. Face à l’Asie, l’Occident était raconté comme la forme évoluée de la civilisation soi-disant orientale. Et face à l’Afrique, cela va plus loin : l’Europe s’est aussi construite en tant que version moderne d’une Afrique non civilisée.

Et la nature sert ce processus car lorsque les colonisateurs mettent sur pied les réserves de chasse, ils inventent aussi le mythe du bon et du mauvais chasseur : le bon chasseur est l’homme blanc, qui chasse le trophée au fusil et avec bravoure, exact opposé du braconnier noir qui chasse non pas le trophée mais la nourriture, non pas au fusil mais à la lance et à l’arc, non pas avec courage mais avec cruauté. L’Europe est un territoire où la nature est façonnée par les hommes qui sont de « bons » chasseurs, tandis que l’Afrique est un continent où la nature est vierge et les natifs, des braconniers. Voilà comment se construit l’altérité africaine, participant au mythe d’une Afrique et d’Africains qui seraient fondamentalement différents de nous, et qui par conséquent nous seraient totalement étrangers.

Populations locales dans le parc du Simien © Julien Horon

À cet égard, Saïd montre bien le poids des mots. Là où l’Europe a des « peuples », l’Afrique aurait des « ethnies », là où les Européens « défrichent », les Africains « déforesteraient », là où l’Europe « exploite » les ressources, l’Afrique les « dégrade ». Là encore, la justification de cette différence, c’est l’altérité africaine, l’étrangeté africaine.

LVSL – D’autant que vous rappelez que c’est d’abord le colonisateur européen qui est responsable de la dégradation de l’environnement, et non le colonisé africain.

G. B. – C’est cela qui est fascinant pour les historiens : l’écologie et le capitalisme vont main dans la main. Un historien en particulier, spécialiste de géographie historique, l’a montré dans les années 1900 : Richard Grove, avec le livre Green Imperialism. Grove montre que contrairement à l’idée selon laquelle les premières politiques écologiques seraient nées aux États-Unis à la fin du 19e siècle avec la création des parcs, en réalité elles ont été élaborées aux 17e et 18e siècles, au moment de la colonisation européenne de Sainte-Hélène, de Maurice et d’autres îles tropicales.

Les Européens vont y provoquer une déforestation inédite car les navires ont besoin de ravitaillement durant les escales, les métropoles ont besoin de bois pour l’armée, et les colons vont aussi mettre la terre en culture. Alors, dès le 18e siècle plusieurs scientifiques alertent les autorités : toutes ces ressources sont en train de disparaître, d’où la naissance des premières mesures de protection. Mais les Européens ne sont pas capables de voir que les destructions qu’ils dénoncent sont le fait de leur propre présence. Puis, fin 19e siècle, le processus se répète en Afrique.

Le capitalisme détruit et les colons blâment les Africains. L’idée selon laquelle les agriculteurs et les bergers seraient les premiers responsables des destructions écologiques se renforcera ensuite dans les années 1960, dans un contexte de peur mondiale de la croissance démographique – la fameuse « bombe P » de Paul Ehrlich. A l’exploitation des ressources qui croît toujours davantage, se substitue l’idée de la culpabilisation et de la criminalisation des Africains.

LVSL – Dans votre livre vous dites qu’« œuvrer pour la nature, c’est exercer le pouvoir ». Qui a intérêt à protéger cette nature ?

G. B. – Si on observe ce qui se passe des années 1960 jusqu’à aujourd’hui, on constate au moins deux choses. D’un côté se trouvent les experts, de l’autre les dirigeants.

Les experts, dans les années 1960, ce sont des administrateurs coloniaux mis au chômage par les indépendances et qui se reconvertissent alors comme experts internationaux, au service de l’Unesco, de l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature) et du WWF (World Wildlife Fund). Ils veulent avant tout recréer (en fait créer) « l’Éden africain ». Voilà comment l’on passe du « fardeau civilisationnel de l’Homme blanc », légitimé par les théories racistes, au « fardeau écologique de l’expert occidental », légitimé par des théories déclinistes. Pour chaque expert, œuvrer pour la nature, c’est un moyen d’affirmer son pouvoir : ils pensent être les détenteurs d’une vérité universelle qui leur permet d’outrepasser les limites de la souveraineté d’une nation. Mais l’expert n’a de pouvoir que si le dirigeant lui en donne.

Les parcs sont un moyen de planter le drapeau national dans des territoires que l’État n’arrive pas à contrôler.

Parmi les dirigeants africains, l’exemple de Julius Nyerere est révélateur. Dans les années 1960, le Premier ministre tanzanien met en avant l’idée d’une conservation à poursuivre avec les experts internationaux. Pour Nyerere, mettre la nature en parc sert à stimuler l’industrie économique : il trouve absurde que des Occidentaux viennent observer des crocodiles, mais cela lui permet de stimuler l’industrie touristique.

Et les parcs sont aussi un moyen de planter le drapeau national dans des maquis, des territoires peuplés par des nomades autonomes ou des territoires sécessionnistes, que l’État n’arrive pas à contrôler. Les financements internationaux et la reconnaissance internationale donnent alors les moyens et la légitimité nécessaire au contrôle de ces territoires. Des années 1960 jusqu’à aujourd’hui, le colonialisme vert fonctionne grâce à cette alliance entre l’expert et le dirigeant.

LVSL – On aurait en effet pu penser que la décolonisation serait une rupture dans l’approche coloniale de la nature africaine, mais ce n’est pas le cas. Vous montrez que des dirigeants africains se sont réappropriés cette idéologie coloniale. Comment l’expliquer ? Et comment expliquer la présence d’anciens administrateurs coloniaux à la tête de ces parcs ?

G. B. – Quand arrivent les indépendances africaines, beaucoup d’administrateurs coloniaux – que l’on a appelé les « bouchers repentis » du fait de leur passé de chasseur – se réunissent à Varsovie pour la 7e Assemblée générale de l’UICN. Ils mettent en place, en 1960, avec le soutien de l’Unesco et de la FAO, le « Projet spécial pour l’Afrique ». Ce projet doit se dérouler en trois étapes : rencontrer les nouveaux dirigeants nationaux pour discuter des principes de conservation ; organiser une grande conférence sur la conservation de la nature africaine ; et envoyer des experts « aider les gouvernements africains à s’aider eux-mêmes », pour citer les archives. Lors de cette conférence qui se tient en septembre 1961 à Arusha en Tanzanie, ces anciens administrateurs coloniaux le disent, l’objectif est de « poursuivre le travail accompli dans les parcs. » Ils imaginent alors la création d’une banque, dont la première mission serait de financer l’UICN et ses experts : ainsi naît le World Wildlife Fund – le Fonds mondial pour la nature.

Et tout au long des années 1960, on assiste au déploiement massif de ces administrateurs coloniaux reconvertis en experts internationaux. Ils imposent en Afrique des normes et des pratiques, et produisent des chiffres totalement erronés, par exemple sur la déforestation. Ces experts disparaissent à la fin des années 1970 mais sont remplacés par des « consultants » qui s’appuient sur les mêmes chiffres et recommandent les mêmes pratiques. Ils ouvrent la voie d’une troisième ère, la nôtre : celle de la consultance et de la gouvernance globale, qui débute dans les années 1980.

LVSL – Vous écrivez qu’« aux premières heures de la décolonisation, les politiques africaines de la nature ne sont pas néocoloniales mais postcoloniales ». Qu’entendez-vous par là ?

G. B. – On se trouve là dans le champ des postcolonial studies et des études africaines. Si l’on voyait cela comme du néocolonialisme, cela impliquerait une vision verticale du pouvoir : les sociétés et les États africains seraient de simples victimes passives. Or, et c’est toute la théorie de Michel Foucault, le pouvoir ne se divise pas de manière manichéenne entre ceux qui l’ont et l’exercent et ceux qui ne l’ont pas et le subissent : le pouvoir circule, il fonctionne.

Que constate-t-on lorsqu’on regarde les politiques de la nature ? L’expert veut créer l’Éden, le dirigeant veut gagner en prestige international et mieux contrôler son territoire, le fonctionnaire régional cherche la reconnaissance de son supérieur et va donc concrétiser le mythe de l’Afrique sauvage, le garde-chasse cherche lui aussi à s’imposer et à gagner du prestige et du pouvoir sur sa communauté, le guide touristique veut obtenir une rémunération intéressante et améliorer son statut social, et le paysan cherche à contourner les lois pour continuer à exploiter la terre.

Tous ces individus ne fonctionnent pas en vase clos, ils échangent et négocient au fil d’un rapport de force dont le cadre, lui, est cependant fixé : la représentation occidentale d’une « Afrique vierge, sauvage et naturelle ». C’est pour cela que le colonialisme vert marche, on y trouve des formes quotidiennes de consentement, d’instrumentalisation et d’appropriation, et ce de la part de tous les acteurs.

LVSL – Malgré cette appropriation et circulation du pouvoir, on ne peut occulter l’importance de la mondialisation liée notamment à l’idée phare de « développement durable ». Corollaire des arènes de la conservation de la nature, la mondialisation développe en effet le concept de « Patrimoine mondial de l’humanité », qui induit l’idée selon laquelle l’environnement serait un bien public mondial qu’il faudrait gérer de façon multilatérale, et ce malgré la prégnance des enjeux locaux.

G. B. – L’Unesco crée la catégorie de Patrimoine mondial en 1972 avec la Convention sur le patrimoine culturel et naturel, divisant ainsi le monde entre le « naturel » d’un côté, le « culturel » de l’autre. Aujourd’hui, on le voit encore, la « vieille Europe » détient 50 % du patrimoine culturel dans le monde avec environ 450 sites, tandis que l’Afrique n’en a que 50. L’Afrique n’aurait ainsi que 50 sites culturels, alors qu’en parallèle elle détient 25 % du Patrimoine naturel de l’humanité.

Edgar Morin, dans le cinquième tome de la Méthode (L’Identité), parle d’un « Léviathan planétaire ». Il montre comment depuis les années 1980 a émergé une classe d’experts, de managers, d’économistes, de spécialistes en développement, de consultants, qui sont des professionnels persuadés de parler au nom de l’universel. Ils représentent « une mégamachine qui circule dans tous les pays et qui impose des normes et des pratiques ». Dans mon livre, j’ai suivi le parcours et les trajectoires de ces consultants ; des gens qui accumulent les voyages et les séjours, et qui tirent leur légitimité de cette capacité à traverser le plus de pays possibles. Une légitimité qui repose précisément sur cette mondialisation des normes et des pratiques : localement, les experts et les consultants monopolisent l’octroi de la solution, car en amont ils monopolisent la définition du problème global.

C’est la « mégamachine » qui se reproduit. Le processus est révélateur de la mondialisation : on a la circulation de textes-réseaux qui sont diffusés partout sur la planète, mais avec des chiffres qui sont faux. Or plus ces chiffres circulent, plus ils vont être repris dans des réunions où ils seront reproduits par tous les experts qui se les partagent entre eux. Et cela, sous couvert de « rationalité », va légitimer l’action des experts internationaux.

LVSL – Si l’on revient à la gestion politique de l’environnement et du patrimoine ; selon vous, la protection de l’environnement naturel ou culturel doit-il plutôt être la prérogative des États, des institutions internationales, locales ? Comment devrait-elle s’organiser ?

G. B. – Il est difficile de répondre à cette question, mais je crois qu’il faut tout simplement privilégier le consentement. On le constate aujourd’hui, c’est une chose que l’on a négligée dans toutes les sphères de la société.

En Éthiopie, lorsque l’on demande aux populations vivant dans et autour des parcs ce que veut dire pour eux le mot « nature », ils répondent « ce qui se crée autour de nous » (en amharique, täfätro). Si l’on comprend l’idée qu’à leurs yeux, la nature est dynamique, cela nous montre alors une autre manière de la gérer.

Parc du Simien ©Julien Horon

Mon approche serait de redonner toute leur place à la complexité et à la diversité des situations. C’est plus complexe que de parler d’un problème global doté d’une solution également globale, c’est sûr, mais c’est ce qu’il faut urgemment faire si l’on veut résoudre la crise écologique et mettre fin aux ravages sociaux de ces politiques mondialisées de la nature.

LVSL – L’idée de « consentement » n’implique-t-elle pas aussi de repenser le concept même de parcs nationaux ? Par exemple en République Démocratique du Congo, le parc national des Virunga est entouré par quatre millions de personnes qui vivent à un jour de marche de celui-ci. On ne peut pas obtenir le consentement d’autant de personnes. Ces parcs ont été construits durant la période coloniale dans une optique de contrôle des frontières et du territoire, ne faut-il pas alors remettre en cause leur existence ?

G. B. – Ce qu’il faut bien voir c’est que les parcs nationaux sont la concrétisation de cette division culturelle très occidentale entre la nature et la culture. C’est la matérialisation concrète d’une nature sous cloche, séparée de la culture.

Or, croire que la nature est protégée là où il n’y a pas d’homme, c’est s’exonérer de tous les dégâts que l’on cause ailleurs, là où il y a des hommes. Il faut oser reconnaître l’évidence. Lorsque l’on recommande l’expulsion des populations dans ou autour de ces parcs, de qui parle-t-on exactement ? De cultivateurs et de bergers qui produisent leur propre nourriture, d’hommes et de femmes qui se déplacent la plupart du temps à pied, qui vivent sans électricité, consomment très rarement de la viande, ne s’achètent que rarement de nouveaux vêtements et qui, contrairement à 2 milliards de personnes, n’ont pas de smartphone ou d’ordinateurs. Ces populations qui vivent d’une agriculture de subsistance ne dégradent pas la nature.

Les parcs nationaux sont la concrétisation de cette division culturelle très occidentale entre la nature et la culture. C’est la matérialisation concrète d’une nature sous cloche, séparée de la culture.

Pourquoi s’en prend-on alors à eux ? Tout simplement pour éviter de s’en prendre à nous-mêmes, pour s’exonérer des dégâts que l’on cause partout ailleurs. Si on faisait l’effort d’accepter le constat selon lequel les politiques internationales ne marchent pas, ne préservent pas l’environnement, on en arriverait alors à un autre constat encore plus difficile à accepter : en fait, ces politiques internationales de la nature sont des trompe-l’œil qui masquent le vrai problème, la dégradation massive des ressources de la planète.

LVSL – La seconde idée à la mode : le « développement durable », apparaît en 1987 dans le rapport Brundtland. Celui-ci désigne un modèle de développement économique qui serait viable économiquement, respectueux d’un point de vue environnemental et équitable d’un point de vue social. De cette idée découle celle d’une « conservation communautaire » qui intégrerait les préoccupations des populations locales aux politiques de conservation. Qu’est-ce que tout cela vous inspire ?

G. B. – Dans le rapport Brundtland, Notre avenir à tous, il est indiqué qu’il serait à la fois futile et insultant de demander à des pauvres de rester pauvres pour protéger leur environnement. Cela aboutit en 1992, à Rio, à la signature de la Convention sur la diversité biologique, et à la mise en œuvre de la conservation communautaire. Le problème depuis, c’est l’échec sur le terrain : la conservation communautaire n’atteint jamais les objectifs sociaux qu’elle s’est fixée.

En Ouganda par exemple, les populations vont bénéficier des revenus du tourisme, certes, mais elles n’ont aucun droit de regard sur la gestion politique de leur territoire mis en parc : alors elles en veulent aux conservationnistes (aux experts comme à l’État). Et puis nous avons les innombrables cas de déplacements volontaires qui se déroulent maintenant dans le cadre de la conservation communautaire : non seulement les soi-disant « savoirs autochtones » ne sont pas pris en compte, mais la conservation communautaire induit aussi des déplacements forcés de populations. Qui organise ces déplacements ? En Éthiopie c’est notamment l’agence internationale Interconsulting. Cette agence travaille pour les projets de conservation communautaire et de déplacements de Rio Tinto, Exxon, Total. En fait, on constate que ce sont les mêmes entreprises qui détruisent la nature qui vont favoriser la mise en œuvre de la conservation communautaire. Détruire partout, protéger dans les parcs.

Touristes dans le parc du Simien © Julien Horon

Al Gore est l’exemple même de ce paradoxe. L’ancien Vice-président des États-Unis a reçu avec le GIEC le prix Nobel de la paix en 2007 pour sa contribution à la lutte contre le changement climatique. Gore est un vrai écologiste. Il décrit avec une finesse assez exceptionnelle les effets sociaux du changement climatique. En revanche lorsqu’il s’agit des causes, l’homme est beaucoup plus discret : rien sur Google, rien sur Apple. Pourtant il finance la première et siège au conseil de direction de la seconde. Car il est important de le répéter : ceux qui détruisent sont aussi ceux qui protègent. On peut donc constater que, comme l’écrit Gilbert Rist, le développement durable – et la conservation communautaire qui l’accompagne – est un piège rhétorique qui permet de faire perdurer le système. C’est un échec social et écologique permanent, mais les mots nous rassurent et nous permettent de faire perdurer le système.

LVSL – Il y a une dichotomie profonde entre cette idée d’avancer des clés de développement qui seraient globales, à l’échelle de la planète, et de les inclure dans des considérations qui sont purement locales, à l’échelle des parcs. Je pense notamment à la « glocalisation » : la façon dont un produit global est décliné localement. Y a-t-il une opposition entre ces deux échelles ?

G. B. – On en revient au mythe de l’Éden africain. L’opposition réside dans la croyance selon laquelle l’Afrique est un tout homogène et qu’à ce titre, on peut trouver des solutions similaires partout. Il y aurait un constat unique pour toute l’Afrique, un continent qui serait partout miné par un cercle vicieux de type déforestation-désertification-érosion. Bien sûr que cette destruction de la nature existe, seulement elle varie selon les territoires, selon les écologies, selon les sociétés. Mais comme ce cercle vicieux est appliqué à toute l’Afrique, la communauté internationale cherche à atteindre un triptyque idéal, un cercle vertueux de type faune-flore-panorama. Non seulement cet état d’équilibre n’a aucune fonctionnalité empirique (ça ne peut pas marcher puisque c’est une approche hors-sol), mais les populations vont aussi réagir contre, car cela ne correspond pas à leurs systèmes socio-écologiques.

LVSL – Revenons sur les organisations internationales. Elles auraient fait ce que les administrateurs coloniaux avaient rêvé. Vraiment ?

G. B. – C’est vrai que je suis historien mais dans ce livre, j’ai presque choisi l’histoire par défaut, pour véritablement expliquer ce qu’est le colonialisme vert. Car la presse en parle de plus en plus mais sans jamais l’expliquer.

Que nous raconte l’histoire ? Les archives révèlent que dès la fin des années 1950, à l’époque coloniale, les administrateurs coloniaux reconvertis en experts vont marteler et diffuser un discours décliniste, selon lequel les Africains dégradent, sont des êtres destructeurs et qu’à ce titre, pour sauver la nature, il faut les expulser.

Ce discours n’a plus lieu d’être aujourd’hui, pourtant, l’histoire nous permet de voir sereinement que depuis les années 1980, les experts estiment qu’il faut non pas expulser, mais promouvoir un départ volontaire. Il faudrait donc encourager une conservation communautaire, mais toujours en suivant l’idée selon laquelle les communautés locales dégradent et doivent cesser de travailler la terre. En fait, seuls les mots du pouvoir ont changé. Tous ces experts internationaux qui soutiennent en Europe et en Amérique du Nord l’adaptation de l’homme à la nature continuent à dire qu’en Afrique, l’homme dégrade la nature et qu’il faut l’empêcher de l’habiter.

Les mots ont changé mais l’esprit reste le même : le monde moderne devrait sauver l’Afrique des Africains.

LVSL – D’un point de vue strictement écologique, n’est-il pas malgré tout justifié de mettre en place des politiques globales de protection de l’environnement ?

G. B. – Il faut reconnaître que toutes les sociétés africaines font face à la sixième extinction. Comme n’importe quelle autre société dans le monde, elles vont devoir y répondre. En revanche, la destruction qui est décrite en Afrique n’est pas celle qui est en cours. Le triptyque désertification-déforestation-érosion nie totalement la manière dont les sociétés africaines s’adaptent et façonnent leur environnement. Nous sommes encore dans le mythe néo-malthusien de la dégradation.

La destruction de la nature existe en Afrique comme ailleurs, mais c’est l’exploitation capitaliste et à grande échelle qui en est responsable. La vraie solution, c’est de s’en prendre à cette exploitation, pas à des agriculteurs ou des bergers qui vivent d’une économie de subsistance. La vraie destruction de la nature n’est pas celle mise en avant par les organisations internationales. Mon livre n’est pas anti-écologiste, au contraire. Je veux seulement dire que les parcs représentent plus une partie du problème, qu’ils ne sont pas une solution mais un trompe-l’œil. Le sous-directeur de l’Unesco a répondu à mon livre dans une tribune dans Le Monde, le 1er novembre. Et malheureusement, on voit combien l’institution refuse de reconnaître ses erreurs. La conservation est « communautaire », nous soutenons « les populations locales », être une institution internationale et non occidentale est « dans l’ADN de l’Unesco »… Le discours de la bonne gouvernance perdure donc, même contre l’histoire qui montre que les mythes et les pratiques nées de la fin de l’époque coloniale continuent de peser (bien trop lourdement) sur le présent…

Crédits pour la photo de couverture : Flammarion.

« Macron n’est pas le fossoyeur de la Françafrique mais son continuateur » – Entretien avec Thomas Dietrich

Emmanuel Macron lors d’une conférence de presse avec le chef d’État ivoirien Alassane Ouattara © Capture d’écran RTI

L’actualité est particulièrement tumultueuse en Afrique. Au Mali, un coup d’État a fait tomber un régime rejeté par la population le 18 août dernier. En Guinée, la réélection d’Alpha Condé en octobre, pour un troisième mandat, a été contestée. En Côte d’Ivoire, Alassane Ouattara a également été réélu pour un troisième mandat, alors que les élections étaient boycottées par l’opposition. Au Tchad, un « Forum Inclusif National » proposé par le président Maréchal Déby voulait parer aux nombreuses contestations contre le régime. Thomas Dietrich, ancien haut fonctionnaire et journaliste au Média, nous livre ses analyses quant à la reconfiguration de la Françafrique dans ces pays. Entretien réalisé par Tangi Bihan et Etienne Raiga-Clemenceau, retranscrit par Dany Meyniel et Cindy Mouci. 

LVSL – Au Mali, la présence militaire de la France était contestée par le Mouvement du 5 juin. Pourtant après le coup d’Etat le nouveau gouvernement n’a pas remis en cause cette présence et l’a même confortée, comment peut-on l’expliquer ?

Thomas Dietrich – Le Mouvement du 5 juin (M5) était le mouvement de contestation contre Ibrahim Boubacar Keïta (IBK). La France voulait sauver IBK et le M5 a été discrédité : on a pu lire dans la presse française qu’il était composé de djihadistes, alors qu’il était représentatif de toute la société malienne, des communistes jusqu’aux conservateurs religieux. Mais la France n’a pas pu empêcher le coup d’Etat : on voit donc que la Françafrique est en train de péricliter et qu’il y a une prise en main de leur destin par les peuples.

Le M5 a été doublé par l’armée qui a fait un coup d’Etat le 18 août, avant que la rue ne renverse IBK et ne s’empare du pouvoir. L’armée n’était pas forcément en lien avec le M5, il y a certes des membres du Mouvement dans le nouveau gouvernement, mais peu par rapport à ce qu’il a pesé contre IBK ; le coup d’Etat n’aurait pas eu lieu sans ces manifestations et cette contestation du pouvoir en place. La junte a confirmé l’opération Barkhane et les accords d’Alger – accords avec des rebellions composées pour beaucoup d’ex-djihadistes du Nord – donc il n’y a pas de véritable changement.

Cependant on s’interroge sur la pérennité de l’opération Barkhane : 5 100 hommes, 45 morts depuis le début de l’opération, 600 millions d’euros de budget annuel. C’est une guerre asymétrique, et depuis la fin de la seconde guerre mondiale, aucune grande puissance n’a gagné de guerre de ce genre-là : contre quelques centaines d’hommes vivant parmi les populations, s’enrichissant grâce au trafic de drogue, d’armes, d’or et de migrants. Les puissances ne peuvent pas gagner de guerre en étant contestées par la population. Or au Mali il y a une incompréhension de la politique française et notamment de ce que fait l’armée dans le nord du pays. Les djihadistes avaient conquis le nord du pays en 2012, l’armée française l’a libéré, mais, par exemple, a rendu la ville de Kidal à des rebelles touaregs, plutôt proches des djihadistes, au lieu de permettre à l’armée malienne de reprendre la ville. Cela a été une vraie blessure pour les Maliens et explique en partie la défiance vis-à-vis de la politique française. Mais les Maliens font très bien la différence entre les Français et la politique de l’Etat français. Il n’y a pas de sentiment anti-français comme on peut le lire dans les médias, mais une défiance vis-à-vis de l’opération Barkhane. Ce sentiment est renforcé par les bavures des drones : depuis la fin de l’année dernière, il y a des drones offensifs qui ciblent les djihadistes et, comme on a pu le voir en Afghanistan avec l’armée américaine, des bavures contre la population civile.

Manifestation au Mali contre IBK

L’origine de la crise au Mali est très complexe. En 2011, Sarkozy a proposé à certains chefs touaregs alliés à Mouammar Kadhafi de le lâcher en échange de l’autonomie voire l’indépendance du nord-Mali. Mais la France n’avait pas vu que derrière il y avait des djihadistes qui sont venus du Pakistan, du Nigeria et d’ailleurs, qui ont doublé ces rebelles touaregs. Aujourd’hui encore ces groupes rebelles touaregs continuent de gérer le nord du Mali alors qu’ils sont en minorité. D’autres tribus touaregs se sentent exclues. Même chose pour les communautés peule et songhaï. L’armée française a utilisé comme supplétif certaines milices touaregs qui n’ont pas lutté contre les djihadistes mais qui en ont profité pour régler des vieux comptes : querelles pour le contrôle des pâturages, des points d’eau pour les troupeaux, etc. Certaines de ces milices ont massacré des Peuls, ce qui en a poussé certains dans les bras des islamistes…

La présence française contribue-t-elle à résoudre le problème du djihadisme, ou bien à l’aggraver ? On voit qu’entre 2014 – le début de l’opération Barkhane – et aujourd’hui, la zone rouge définie par le ministère des Affaires étrangères français s’est beaucoup étendue. Aujourd’hui 80 % du Mali et tout le Niger (sauf Niamey) sont en rouge et interdits aux Occidentaux. C’est un échec patent. Ce Mali est en train de devenir notre Afghanistan. Ne faut-il pas en tirer les conclusions avant que la France ne soit détestée au Sahel ?

LVSL – En Guinée, Alpha Condé semblait être un des symboles de la Françafrique. On sait qu’il était très proche de Bernard Kouchner (ancien ministre des Affaires étrangères) et de Nicolas Sarkozy. Il y a l’exploitation du port de Conakry par Vincent Bolloré, des accords pour exploiter les mines avec d’autres entreprises françaises, etc. Pourtant, sa réélection, survenue après une réforme constitutionnelle très contestée, a été mise en cause par la France qui « partage les interrogations exprimées par l’Union Européenne sur la crédibilité des résultats ». Peut-on dire que cette position de la France signale un basculement dans la Françafrique ?

T.D. – Non, parce que la Guinée a toujours été à part. C’est un pays qui a rejeté, par un référendum, la Communauté voulue par le Général de Gaulle. Ce pays est sorti de la Françafrique en 1958 et n’utilise pas le Franc CFA. Son président Sékou Touré – au pouvoir de 1958 à 1984 – était un dictateur sanguinaire, mais s’était opposé aux réseaux de Jacques Foccart – l’homme de la Françafrique – et celui-ci a essayé de le tuer à plusieurs reprises. Alpha Condé, au pouvoir depuis 2010 après plus de 30 ans en exil, était le symbole des opposants africains démocrates, condamnés à mort, qui avaient tout sacrifié pour leur pays. Arrivé au pouvoir avec l’appui du ministre Kouchner et des réseaux socialistes, il a vite déçu. Il se prenait pour Mandela alors qu’il était Bokassa. Très tôt il y eu des répressions terribles, qui ne cessent de s’aggraver.

En 2020, il modifie la Constitution pour effectuer un troisième mandat et organise des élections qu’il truque. La France a condamné ce putsch constitutionnel, mais c’est très timide à mon sens. Pourtant, Alpha Condé est finalement peu entouré de Français. Il fait des affaires avec les Russes ou les Chinois, notamment dans la bauxite et le fer. Les Français ne sont pas les plus importants dans cette clique d’affairistes.

Le président, à 82 ans, est prêt à noyer son pays dans le sang, et créer des clivages ethniques pour se maintenir au pouvoir avec l’appui d’un clan qui se remplit les poches avec la bauxite, l’or, le diamant, etc. Ce pays est un scandale géologique, la plus grosse mine de fer d’Afrique est à Simandou et des capitaux immenses en jeu. Suite au trucage des élections et de la répression sanglante de l’opposition, deux plaintes ont été déposées contre lui à la Cour pénale internationale. La Procureure générale Fatou Bensouda, en fin de mandat, s’est dite très préoccupée par ce qui se passe actuellement.

La Françafrique ne ressemble plus à celle de Jacques Foccart. À l’époque, une certaine stratégie gouvernait, même si elle était profondément détestable et machiavélique. De Gaulle avait cet homme et des vassaux partout en Afrique : ces potentats africains permettaient aux entreprises françaises de continuer leurs affaires malgré la fin formelle de la colonisation. Tout ça a tenu un certain temps, avec une césure à la fin du mandat de Jacques Chirac et au début de celui de Nicolas Sarkozy, même si Jacques Foccart meurt bien avant, en 1997.

LVSL – Dans ce cas, comment se reconfigure la Françafrique ?

T.D. – Aujourd’hui cette Françafrique-là n’existe plus. Il n’y a plus une Françafrique, mais des Françafriques. Il y a d’abord les réseaux militaires de Jean-Yves le Drian, soutien de nombreux dictateurs dont Idriss Déby au Tchad. Le centre de gravité de la politique française en Afrique est clairement passé des diplomates aux militaires sous Hollande. Evelyne Decorps, ancienne ambassadrice au Tchad et au Mali, avait critiqué la toute-puissance des militaires, le fait qu’on se concentre sur le tout-sécuritaire, qu’on ne réfléchisse absolument pas, dans la lutte contre les terroristes, aux raisons qui poussent certaines populations à rejoindre les terroristes, l’absence de développement, d’écoles, de routes, d’hôpitaux. Car c’est la misère et la mauvaise-gouvernance qui précipite les gens dans les bras des djihadistes, eux qui ont des revenus grâce aux trafics. À la suite de sa remise en cause du lobby militaire, Evelyne Decorps a été démise de ses fonctions d’ambassadrice au Mali et envoyée aux Terres Australes.

En plus des réseaux militaires, il y a les réseaux affairistes. Plusieurs réseaux s’affrontent, ceux de Nicolas Sarkozy, les réseaux socialistes, etc. On peut prendre l’exemple de la Côte d’Ivoire, où une mine d’or était détenue par Alexandre Djouhri et Pascale Perez, celle qui aurait aidé Alexandre Benalla à se cacher avec le fameux coffre que la police n’a pas réussi à retrouver. Ces réseaux s’affrontent avec parfois des intérêts divergents. Par exemple, en 2016, pendant les élections présidentielles au Gabon, les réseaux sarkozystes soutenaient plutôt Ali Bongo alors que d’autres réseaux plus à gauche soutenaient plutôt son opposant Jean Ping.

Mais il n’y a plus de logique. La France a perdu son monopole sur ses anciennes colonies, d’autres acteurs arrivent et notre pays a perdu de son influence. Jacques Foccart était prêt aux pires horreurs, pour préserver du pré-carré français en Afrique, et de puissants intérêts économiques. Aujourd’hui, je ne suis pas certain que la Françafrique soit dans l’intérêt de la France. Les réseaux se servent eux-mêmes avant de servir la France. Ils s’affrontent, ce qui rend incompréhensible la politique française en Afrique.

La France a perdu son monopole sur ses anciennes colonies, d’autres acteurs arrivent et notre pays a perdu de son influence.

Pourtant, ceci n’est pas vrai au Sahel. On parle souvent d’intérêts économiques français au Sahel et au Mali, mais ils ne sont pas importants. Il reste le Niger, avec Orano (l’ancien Areva) qui exploite la mine d’uranium d’Arlit, mais quitte progressivement ce pays pour ouvrir des mines en Asie Centrale et en Mongolie. Ce qui reste pour les militaires français, c’est la notion d’Empire, le souvenir colonial, le fameux pré carré. Comme nous sommes une puissance moyenne, nous nous accrochons à ces quelques pays d’Afrique francophones, quand bien même nous n’y avons plus d’intérêts économiques. Au Mali nous n’avons pas de ressources, ce sont les Canadiens et les Sud-Africains qui exploitent l’or ; les gisements d’uranium au Mali n’ont jamais été exploités car son cours s’est effondré après Fukushima.

Quant aux réseaux : en Libye, Jean-Yves Le Drian sert-il l’État français ou Jean-Yves Le Drian ? Il soutient le maréchal Khalifa Haftar, alors que même les Américains et les Russes se rendent compte qu’il est le mauvais cheval, et par ailleurs il n’est pas reconnu par l’ONU. Khalifa Haftar reste l’homme des Emirats Arabes Unis et de l’Egypte. Certes, Emmanuel Macron a pris ses distances avec lui, mais Jean-Yves Le Drian continue de le soutenir. On se demande si cela va dans l’intérêt de l’influence de la France en Libye et au Sahel.

LVSL – Concernant les mines en Guinée, vous aviez fait une enquête pour Le Média, pourriez-vous revenir dessus ?

T.D. – C’est une histoire assez rocambolesque. En 2013, Alpha Condé a remis à plat les permis miniers dont certains avaient été acquis dans des conditions douteuses. Il disait vouloir arrêter la corruption. Pour ce faire il a eu l’aide de Tony Blair et Georges Soros. À ce moment-là, deux jeunes hommes sortant d’HEC – dont le père de l’un d’eux était employé à l’ambassade de Guinée – arrivent dans ce pays et obtiennent, avec une petite entreprise de 1 000 euros de capital, qui va devenir Alliance Minière Responsable, un contrat d’exploration minier face au grand major Rio Tinto. Ils vont payer les droits miniers et les revendre à un consortium sino-singapourien pour plusieurs dizaines de millions d’euros. Sans jamais avoir exploité un seul gramme de bauxite, ils ont fait une plus-value totalement disproportionnée. Comment ces deux jeunes hommes, sans expérience dans le domaine des mines, ont-ils pu avoir ce permis ? On interroge la corruption dans le clan Condé. On sait aussi que l’argent a été placé dans des paradis fiscaux : on retrouve des actions de cette entreprise à l’Île Maurice, à Hong-Kong, au Luxembourg, et au Belize.

Thomas Dietrich

Derrière ces jeunes, il y a des gens comme Anne Lauvergeon (ancienne PDG d’Areva), Xavier Niel, plutôt proches des réseaux macronistes. Cette plus-value a été faite en 2017, et on se demande si elle n’a pas financé des mouvements politiques en France. Cette affaire rappelle étrangement celle d’Uramin, lorsqu’Areva avait acheté trois mines en Centrafrique, en Afrique du Sud et en Namibie à des prix complètement extravagants – 1,8 milliard d’euros – par rapport à leur valeur. On savait que ces mines ne recelaient pas beaucoup d’uranium et étaient inexploitables. Il demeure de fortes suspicions de financement de la vie politique française autour de ces valorisations fictives de mines africaines, sans jamais exploiter un seul gramme de minerai et sans rien reverser aux véritables propriétaires de ces mines que sont les populations. Est-ce que ça a été le cas dans l’Alliance Minière Responsable ? Une plainte a été déposée devant le Parquet national financier par deux collectifs. On attend les résultats de l’enquête, mais à nouveau on retrouve Anne Lauvergeon, déjà impliquée dans le scandale d’Uramin. Libération a continué mon enquête en dévoilant que, pour éviter de payer 15 % d’impôts sur les revenus miniers, ces deux jeunes hommes ont créé des sociétés fictives à Hong-Kong qui permettent de minorer les bénéfices, et donc de ne pas payer d’impôts à l’Etat guinéen.

LVSL – En Côte d’Ivoire, Alassane Ouattara avait annoncé en mars sa décision de renoncer à briguer un troisième mandat. Emmanuel Macron l’avait « salué » pour sa décision. Son premier ministre Amadou Gon Coulibaly devait être le candidat de son parti, mais entretemps il est mort de maladie, ce qui a finalement poussé Alassane Ouattara à se représenter. Emmanuel Macron l’a reçu à l’Elysée début septembre pour lui faire part de sa préoccupation, mais n’a pas fait de déclaration publique quant à sa candidature. On voit qu’il y a un certain malaise dans la diplomatie française, la France ne peut plus tenir à bout de bras ses « pions » en Afrique comme à l’époque de Jacques Foccart.

T.D. – Outre l’irruption des autres puissances sur le continent, on constate l’irruption des peuples. Une vision parfois un peu biaisée considère que l’Afrique a été totalement taillée artificiellement, suite à la Conférence de Berlin de 1885. Cela est vrai dans une certaine mesure, notamment au Sahel, mais il y a aujourd’hui des consciences nationales. Les jeunes Guinéens qui meurent sous les balles de Condé sont enterrés avec le drapeau guinéen. Au Mali, le Mouvement du 5 juin s’appelle Rassemblement des Forces Patriotiques, il y a une véritable fierté malienne. Au Burkina Faso, en 2014, la population avait décidé de tourner la page de Blaise Compaoré, alors que la France le soutenait bec et ongles.

En Côte d’Ivoire, Emmanuel Macron a été tenté de soutenir Guillaume Soro – très apprécié par la presse française – alors qu’il est l’ancien leader des rebelles du nord en 2002 et qu’il a du sang sur les mains. Il a contrôlé des trafics et des caches d’armes, et était soutenu par Blaise Compaoré. Mais il avait été invité à la première Convention d’En Marche… Comme il n’avait pas pu se présenter à la présidentielle, sa candidature ayant été retoquée, il a appelé l’armée à prendre le pouvoir…

Les lobbys économiques français sont très présents en Côte d’Ivoire, notamment les « Bouygues » et « Bolloré ». Cela a trait au contexte ivoirien : il y a 18 000 expatriés français en Côte d’Ivoire, c’est le pays d’Afrique où il y a le plus de contrats de désendettement et de développement (C2D). Ce système est pervers, puisqu’il maintient la Côte d’Ivoire sous influence française : la Côte d’Ivoire endettée auprès de la France, échange cette dette contre des dons, mais ces dons restent dans les mains de Paris, puisque l’Agence française de développement décide ce qu’on finance et quelle entreprise va porter quel projet. Il y a 2,9 milliards d’euros donnés à la Côte d’Ivoire en C2D, qui servent à financer des projets hors-sol comme le métro d’Abidjan. Cela profite non seulement à Bouygues mais aussi à Alstom. Sans compter le groupe Bolloré qui a toujours le port d’Abidjan et qui fait les trois-quarts de ses profits en Afrique. Vincent Bolloré a d’ailleurs été mis en examen lors de l’acquisition contestée du port de Conakry et du port de Lomé, pour des soupçons de corruption. Ces intérêts industriels sont intervenus afin qu’Emmanuel Macron ne désavoue pas publiquement Alassane Ouattara, comme cela a été fait avec d’autres dictateurs. La Côte d’Ivoire est aujourd’hui au bord du chaos, avec des milices qui se baladent dans la rue, des tueries. Alassane Ouattara a gagné avec 94 % des voix, c’est un score soviétique. Cela montre que les pantins sont devenus Frankenstein et sont hors de contrôle… L’Afrique de l’Ouest est très clairement en régression démocratique. Outre la Côte d’Ivoire et la Guinée, le Bénin a basculé dans l’autoritarisme. Personne ne parle de l’Afrique Centrale, mais c’est un volcan aussi dangereux que le Sahel. De vieux autocrates sont maintenus sur leur trône par la France, et le jour où ils vont mourir, la région risque d’imploser. Quelques prémices émergent au Cameroun, avec des troubles dans la région anglophone et dans le nord du pays, où Boko Haram sévit. Le président camerounais Paul Biya, 87 ans, semble totalement dépassé mais garde le soutien de la France.

LSVL – Vous connaissez bien le Tchad pour y avoir vécu et aussi pour y avoir été arrêté en 2016 lors de la dernière élection présidentielle. Le mois dernier, le Président et Maréchal Idriss Déby, qui dirige d’une main de fer le pays depuis 1990, organisait le second Forum national inclusif. Quelles sont les perspectives politiques ?

T.D. – Le Tchad est la pire dictature du continent, selon un index du journal The Economist. C’est un État militaire, avec une répression très dure de l’opposition, telle que l’enlèvement et l’assassinat du professeur à l’université d’Orléans Ibni Mahamat Saleh en 2008, sur lequel j’ai publié une enquête au Média (en vidéo ici).

C’est l’un des trois pays les plus pauvres au monde, malgré la rente pétrolière. Celle-ci a fortement baissé, avec 20 000 barils par jour, ce qui est bien peu en comparaison aux 2 millions du Nigeria. Cet État tient par la guerre depuis l’indépendance en 1960, avec un soutien très fort de Paris. Idriss Déby est admiré par les militaires français, qu’il connaît bien suite à un passage à l’Ecole de Guerre dans les années 80. Il règne par la terreur dans son pays, dans une dérive autocratique digne de Jean-Bédel Bokassa ou d’Idi Amin Dada, et s’est fait couronner Maréchal du Tchad. Ce Forum est donc de la poudre aux yeux. Idriss Déby organisera sans doute les présidentielles en même temps que les législatives, mais on connaît déjà les résultats : les urnes seront bourrées. Etant donné la misère qui règne, la population pourrait se révolter…

La France justifie sa présence au Sahel par la lutte contre le terrorisme. La plupart des opérations aériennes décollent de Ndjamena, mais au Tchad on ne combat absolument pas le terrorisme… En mars 2019, la France a bombardé une colonne de rebelles, mais qui n’étaient pas des djihadistes. L’opération Barkhane n’aide d’ailleurs pas à combattre Boko Haram, la secte islamiste qui se développe autour du Lac Tchad et au nord du Cameroun. Que fait-on là-bas, sinon, comme depuis les années 60, soutenir le régime en place ? Idriss Déby est là depuis 30 ans. Les perspectives sont sombres et la France porte une lourde responsabilité.

La plupart des opérations aériennes décollent de Ndjamena, mais au Tchad on ne combat absolument pas le terrorisme… En mars 2019, la France a bombardé une colonne de rebelles, mais qui n’étaient pas des djihadistes.

Le régime est terrible et la population vit dans le dénuement le plus profond. Il suffit d’aller à Ndjamena : pas d’électricité, des inondations récurrentes, alors que c’est la deuxième ville la plus chère d’Afrique. Tandis qu’à Farcha, le quartier des dignitaires du régime, il y a des maisons de 4 ou 5 étages. La caste du pouvoir accapare toutes les ressources du pays et en met beaucoup dans les paradis fiscaux. C’est comme si c’était une razzia. Au Tchad, tout est personnalisé à l’extrême, sans aucune perspective démocratique, et pourtant Jean-Yves Le Drian dit qu’Idriss Déby est un ami !

Gardons aussi en tête le financement de la vie politique française par des dictateurs africains. Ça ne s’est pas arrêté avec la mort d’Omar Bongo (président du Gabon de 1967 à 2009). Marc Endeweld, dans son livre sur Emmanuel Macron, Le grand manipulateur, montre qu’Alexandre Benalla fait deux voyages au Tchad pendant la campagne présidentielle. Marine Le Pen aussi s’est rendue au Tchad en mars 2017. Ses comptes étaient dans le rouge, trois mois plus tard, en juin 2017, un mystérieux prêt de 8 millions d’euros parti de Centrafrique, a transité par les Emirats Arabes Unis et a permis de sauver le Rassemblement national.

Qu’est ce qui se passera à la mort d’Idriss Déby ? Le pire est malheureusement à craindre. Idriss Déby a divisé pour mieux régner. C’est la Françafrique militaire qui soutient Idriss Déby. La France a gelé les fonds d’opposants qui n’étaient absolument pas islamistes. François Hollande a donné la nationalité française à la femme d’Idriss Déby. Il a ainsi reçu un certain nombre de passe-droits qui sont totalement en décalage avec ce qu’il est réellement, un dictateur sanguinaire.

Carte de la sécurité au Sahel, selon le ministère des Affaires étrangères français. (Carte au 17 novembre 2020)

LVSL - Cette connexion africaine du prêt pour la campagne présidentielle de Marine Le Pen est peu connue. Serait-ce pour le régime tchadien un moyen de peser sur la politique française ? Ou une manière pour ses amis en France de tenir ou maintenir Marine Le Pen et le Rassemblement national ?

T.D. - C’est un homme d’affaires sulfureux, du nom Laurent Foucher qui fait le prêt en 2017, alors que le Rassemblement national a besoin de toute urgence d’argent. Ce Français proche de Claude Guéant dirige la société de télécom Télécel, équivalent de Free ou Orange en Centrafrique. C’est aussi un proche de la fameuse Seleka – horde de mercenaires, armée et soutenue par le Tchad –, qui renverse le président centrafricain François Bozizé en 2013. Laurent Foucher prête 8 millions d’euros, somme importante à son échelle. Il aurait eu « un partenaire » pour ce prêt. Qui ? On sait que la société de téléphonie de Laurent Foucher appartient à Xavier Niel.

A côté de cela, Marine Le Pen s’est rendue au Tchad pendant la campagne présidentielle pour rendre visite aux soldats français, mais elle se rend aussi à Amdjarass, petite ville à plus de 1 000 kilomètres de Ndjamena, village natal d’Idriss Déby où il loge une partie de l’année dans un palais. Idriss Déby pèse-t-il sur la politique française, comme faisait Omar Bongo à l’époque, quand il recevait à l’hôtel Meurice tous les politiques, gauche et droite confondues, et distribuait beaucoup d’argent, même à Jean-Marie Le Pen ? On peut se poser des questions. Quoi qu’il en soit, Marine Le Pen a beau jeu de dénoncer les financements qui viennent de l’étranger, mais entre les banques russes et ce prêt africain, cela fait beaucoup. Et cela devrait intéresser les juges…

L’Afrique est le dernier endroit – avec l’Asie Centrale – où on peut avoir de l’argent liquide facilement. Auprès des dictatures, on peut se faire beaucoup d’argent, via des valorisations complètement fictives comme cela s’est passé en Guinée. Cela attire énormément de convoitises. Combien de diplomates, militaires ou politiques français en profitent ? On voit que Dominique Strauss Kahn fait du conseil auprès du président togolais Faure Gnassingbé ou du dictateur congolais Denis Sassou-Nguesso, par exemple. Il a gagné 21 millions d’euros en cinq ans avec sa société de conseil. Ces sommes sont extravagantes par rapport à ce que gagne la majorité de la population africaine. Gauche et droite confondues n’ont jamais réussi à rompre avec la Françafrique. Trop d’argent est en jeu.

LVSL – Dans son interview à Jeune Afrique le président Emmanuel Macron indique qu’entre la France et l’Afrique « ce devrait être une histoire d’amour », en quoi sa vision des relations avec le continent apporte-t-elle quelque chose de nouveau ?

T.D. – Emmanuel Macron n’est pas le fossoyeur de la Françafrique. Il en est le continuateur. Il s’inscrit dans un héritage très paternaliste et très jupitérien, à ceci près que sa politique africaine est devenue complètement illisible. Il n’y a plus de vision, il est dans le brouillard. Sa cellule Afrique, dirigée par son camarade de promotion à l’ENA, Franck Paris, n’est pas à la hauteur. Le quai d’Orsay a été complètement mis sur la touche depuis la période Hollande, au profit des militaires. Emmanuel Macron a monté le Conseil présidentiel pour l’Afrique (CPA), qui a été un échec cuisant. Les membres de ce CPA ont passé plus de temps à faire des affaires qu’à refonder les relations entre la France et l’Afrique. Avec le CPA, l’affairisme a eu table ouverte à l’Élysée. Sans compter les petits voyages d’Alexandre Benalla, dont on n’est pas totalement sûr qu’il ait tout de suite coupé les ponts avec Emmanuel Macron.

Outre les militaires, la deuxième mamelle de la politique africaine de la France est l’Agence française de développement (AFD), dirigée par un proche d’Emmanuel Macron, Rémy Rioux, et forte d’un budget annuel de près de 15 milliards d’euros. L’AFD finance les dictatures africaines sans condition, avec le risque de voir l’argent détourné.

Emmanuel Macron dit dans sa dernière interview que « ce doit être une histoire d’amour entre la France et l’Afrique » mais pour le moment, cela ressemble plus à un mariage forcé. Il a annoncé la fin du franc CFA fin 2019, mais honnêtement, la monnaie ECO qui est appelée à la remplacer en Afrique de l’Ouest ne sera pas beaucoup plus indépendante de Paris. C’est de la poudre aux yeux. L’ECO, dont l’entrée en vigueur semble être bien hypothétique, continuera à être une monnaie coloniale, aux mains de la France.

Emmanuel Macron a avalisé l’élection truquée d’Alassane Ouattara en Côte d’Ivoire, celle de Faure Gnassingbe au Togo… Il s’aveugle en pensant que la détestation qu’éprouve une grande partie de la jeunesse africaine envers la politique française est le fruit d’une manipulation des Russes ou des Turcs. La jeunesse africaine n’est manipulée par personne, et si d’autres puissances étrangères ont effectivement des visées prédatrices sur le continent, il nous faudrait d’abord balayer devant notre porte.

Il faut reconstruire une relation entre l’Afrique et la France qui ne soit plus empreinte de néo-colonialisme. Une relation basée sur une fraternité entre les peuples et sur la lutte commune contre le néolibéralisme, qui fait autant de ravages de part et d’autre que la Méditerranée. En France, nous avons des choses à apprendre des mouvements citoyens au Mali ou en Guinée, de la révolution soudanaise. Emmanuel Macron, lui, n’a jamais cessé de voir l’Afrique comme un pré-carré, qui serait encore sous la tutelle de la « métropole ». C’est une profonde erreur, et notre pays risque de la payer très cher. Avec lui, la France n’est même plus une puissance moyenne, mais une puissance médiocre.

LVSL – Est-ce qu’aujourd’hui en France un gouvernement pourrait proposer un changement radical de politique étrangère en Afrique qui serait dans l’intérêt des peuples, et non des dictateurs ?

T.D. - Il faudrait partir du Sahel, retirer les militaires, avant que la France ne soit totalement discréditée et qu’il y ait beaucoup de morts, parmi nos militaires et les populations civiles. Nous devons aussi revoir totalement notre politique vis-à-vis des régimes africains. Il ne s’agit pas tant de chasser les potentats qu’on a installés par la force, mais de cesser de les soutenir. Il faut laisser les peuples décider de leur avenir. Et la France peut se tenir au côté des peuples opprimés, il y a toujours une internationale des luttes.

L’aide au développement n’aide pas toujours les populations : il serait utile de reconsidérer cette aide. Laurent Bigot, ancien directeur du Quai d’Orsay, indiquait comment cela fait vivre des milliers de consultants et d’ONG, mais que cet argent n’arrive pas là où il devrait aller. Un exemple : entre 2010 et 2017, au Gabon, 800 millions d’euros de l’AFD ont été versés, soi-disant pour construire des écoles, mais on n’a vu aucun résultat. Au Tchad, 60 % de l’aide française réapparaît dans les bases de données de l’État tchadien : où partent les 40 % restants ? Dans la poche des potentats alliés de Paris ? On estime qu’environ 8,5 % de l’aide au développement termine dans les paradis fiscaux.

Cette aide est souvent mal calibrée et sert davantage les grandes entreprises que les populations africaines. La grande figure africaine et burkinabée, Thomas Sankara disait : « il vaut mieux faire un pas avec le peuple, que dix pas sans le peuple ». Je pense qu’il avait raison.

Dans les années 90, le Fonds Monétaire Internationale (FMI) a imposé les Programmes d’ajustement structurels, des politiques néolibérales d’austérité. Les administrations ont viré la moitié des fonctionnaires, on a fermé des écoles, on a fait des coupes dans les budgets de santé, on a tout privatisé… Cela a été une des causes de nombreux conflits de cette décennie, en Côte d’Ivoire et au Rwanda notamment. Cela a affaibli les États africains. Aujourd’hui des pays comme le Mali, le Niger ou le Burkina Faso n’arrivent pas à lutter contre les terroristes, faute de pouvoir financer une armée viable. Cela a préfiguré, via les plans d’austérité, ce qui s’est passé en Grèce, qui a dû vendre le port du Pirée. Hannah Arendt disait : « l’Occident a l’habitude d’expérimenter sur les populations périphériques les maux qu’il s’apprête à s’imposer à lui-même ».

Nous devons aussi revoir totalement notre politique vis-à-vis des régimes africains. Il ne s’agit pas tant de chasser les potentats qu’on a installés par la force, mais de cesser de les soutenir. Il faut laisser les peuples décider de leur avenir. Et la France peut se tenir au côté des peuples opprimés.

Aujourd’hui, les Guinéens sont les deuxièmes demandeurs d’asile en France, premiers pour les mineurs isolés. Les Ivoiriens sont aujourd’hui les troisièmes, à cause de la guerre civile qui menace chez eux. On le voit à la Porte de la Chapelle, à Paris. Ils ne traversent pas le Sahara et la Méditerranée par plaisir, mais parce qu’ils n’ont pas d’espoir, qu’ils tombent sous les balles, qu’ils meurent de faim. Si on arrête de soutenir les potentats, et qu’on laisse les peuples choisir leur destin, cela peut prendre du temps, comme cela a été le cas chez nous, avec plusieurs révolutions pour installer un régime viable, par ailleurs toujours remis en cause.

Il y aura toujours des migrations, mais pas autant de désespérés qui meurent par milliers dans le Sahara. Depuis qu’on a externalisé la politique de l’asile à des pays comme le Niger, qui sont devenus des frontières de l’Europe, ces pays reçoivent des aides de l’Union européenne ; on ne sait pas où part l’argent et la situation reste dramatique.

Si on arrive à construire une vraie politique africaine – qui est d’autant plus importante qu’il y a deux millions de français d’origine d’Afrique subsaharienne, qui ont des liens avec ces pays et qui y envoient de l’argent – ce sera bénéfique pour la France et pour l’Afrique. Et la France y trouvera son compte. Il y a vraiment un sentiment très dur contre la France quand on se balade en Afrique ; elle est considérée comme étant responsable de beaucoup de maux. Il faut que cela change.

Il y a des prises de position, par exemple de Jean-Luc Mélenchon, qui appelle à une solidarité entre les peuples et au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Peut-être que si demain il arrive au pouvoir, il y aura une rupture, espérons. Mais depuis trois ans Emmanuel Macron n’a apporté aucune rupture, c’est une vraie continuité. Le souvenir colonial est assez fort en France, très prégnant chez les militaires mais aussi chez les politiques… On voit comment Emmanuel Macron s’est comporté en 2017 à l’université de Ouagadougou en se moquant du président Roch Marc Kaboré, par ailleurs un des rares démocrates de la sous-région.

LVSL - Aujourd’hui, d’autres puissances s’activent en Afrique : la Chine, la Turquie, les pays du Golfe, les Etats-Unis, la Russie…

T. D. – Un exemple très frappant : la Centrafrique était vraiment le pré-carré français depuis l’époque de Jean-Bédel Bokassa. Ce pays a sombré dans un conflit en 2012-2013, notamment motivé par les immenses ressources du sous-sol – uranium où Areva avait des intérêts, or, diamant, bois précieux… Avec l’aide de la France, le Tchad a envoyé une horde de mercenaires, qui a renversé le pouvoir en place et provoqué des conflits interreligieux. Puis, alors que la situation est totalement hors de contrôle, on a envoyé une mission militaire là-bas, l’opération Sangaris, qui s’est montrée incapable de ramener l’ordre après le chaos qui avait été créé en partie à cause de la politique française et du soutien que l’on a apporté aux visées expansionnistes d’Idriss Déby.

Le nouveau président, Faustin-Archange Touadéra a fini par appeler les Russes, qui sont venus en échange de l’exploitation des mines d’or et de diamant. Et ce n’est pas directement l’armée russe qui vient mais les mercenaires de la société Wagner, proche de l’oligarque Evgueni Prigogine, lui-même proche de Poutine. Ces soldats n’ont aucune considération pour les droits de l’homme. Trois journalistes russes ont enquêté sur leurs activités en Centrafrique. Ils ont été assassinés.

Tout cela est malheureux pour la Centrafrique qui est sortie d’une tutelle française absolument pas idéale pour passer à une tutelle russe qui n’est pas meilleure. La Chine aussi, distribue des prêts assez généreusement aux États africains, mais si ces États ne peuvent pas rembourser, ils prennent l’aéroport. C’est ce qui s’est passé en Zambie, où ils prennent le port. C’est ce qui risque de se passer au Kenya avec le port de Mombassa. La France peut jouer une partition en aidant les peuples africains à s’en sortir par eux-mêmes, sans passer d’une tutelle à une autre. Nous avons une responsabilité en raison de la colonisation et de la Françafrique, qui sont des causes des problèmes qu’a traversés l’Afrique ce dernier siècle.

LVSL - Que penser de la couverture médiatique, en France, de tous les faits qu’on a évoqués ?  

T. D. – On a un gros problème dans la couverture médiatique de l’Afrique. Les milliardaires qui font des affaires en Afrique sont les mêmes que ceux qui détiennent les grands titres de la presse française. On voit très rarement sur les plateaux télé des personnes qui remettent en cause la présence militaire française, alors qu’on voit bien qu’elle n’a pas contribué à stabiliser la région, bien au contraire : les zones touchées par les attaques terroristes n’ont cessé de s’étendre depuis l’opération Serval en 2013. Très peu de gens remettent en cause le soutien de la France à de vieux autocrates qui dirigent leurs pays depuis des décennies. Ces mêmes autocrates sont pourtant une des causes du terrorisme, qu’ils engendrent à cause de leur mal-gouvernance.

Les médias ont des difficultés financières et n’ont plus les moyens d’envoyer autant de gens sur place, surtout sur de longues périodes ; donc de plus en plus d’articles sont rédigés par des personnes travaillant loin du terrain, ce qui pose un gros problème dans la compréhension des événements et des enjeux. La France, notamment ses militaires, continue de croire qu’elle est une puissance qui a un rôle à jouer en Afrique, comme à l’époque coloniale. J’ai honte quand je vois ce que fait mon pays en Afrique. Je pense que le rôle de la France devrait être aujourd’hui de soutenir les mouvements citoyens qui réclament une démocratie véritable. Sans s’ingérer, sans remettre en cause la souveraineté des États africains mais en étant, comme l’écrivait André Malraux, « une figure secourable pour tous les Hommes ».

Mozambique : le Cabo Delgado, du pétrole au djihadisme ?

Illustration le Cabo Delgdao
Cette province de l’extrême-nord du Mozambique se distingue nettement du reste du pays. ®F Mira

Depuis octobre 2017, au nord du Mozambique, la région du Cabo Delgado est marquée par des attaques de groupes djihadistes faisant de très nombreuses victimes. Ces attaques résultent d’une série de problèmes économiques et sociaux, qui foisonnent dans une région longtemps délaissée par le gouvernement – et ravagée par des réformes ultralibérales, que viennent appuyer un gouvernement autoritaire et des organisations militaires.


Alors que le monde entier est touché par l’épidémie de Covid-19, des attaques menées par des groupes djihadistes, certains affiliés à l’État islamique, se perpétuent depuis 2017 dans la province du Cabo Delgado, au nord du Mozambique. Ces attaques sont nombreuses : le 4 et le 7 juin 2018, les villages de Naunde et Namaluco ont été incendiés et cinq personnes sont décédées ; le 2 mai 2018, 10 personnes meurent, certaines décapitées, à Olumbi. Plus récemment, le 7 avril 2020, plus de 50 jeunes se sont faits tués pour refus d’obtempérer dans le village de Xitaxi, près de la frontière tanzanienne. Depuis octobre 2017, les violences au Cabo Delgado ont fait au moins 900 morts selon un décompte de l’ONG Acled.

Le Haut-Commissariat aux réfugiés estime que 150 000 Mozambicains ont été affectés ou déplacés par le conflit, qui se superpose à des incidents climatiques comme le cyclone du 9 avril qui a ravagé le littoral. Le Cabo Delgado est peuplé de 2 233 728 millions d’habitants (chiffres de 2017[1]), le Mozambique en comprenant 31 076 969 millions [2]. C’est une région agricole, vivant majoritairement de la pêche et d’une agriculture de subsistance, qui est directement touchée par les attaques qui empêchent toute activité économique. L’identité de ces attaquants est largement méconnue et fait l’objet de nombreuses spéculations et « théories du complot » : certains dénoncent une orchestration gouvernementale, alors que d’autres ciblent une ethnie en particulier.

Le Cabo Delgado à l’écart du Mozambique

La majorité de la population du Cabo Delgado est musulmane, au sein d’un pays majoritairement chrétien. Elle est plus proche culturellement des Swahilis de Tanzanie que des populations du sud du Mozambique, où se regroupent les services, les richesses et les activités économiques. Le Cabo Delgado est également un lieu de tensions entre les Macondes, ethnie dont l’actuel président Filipe Nyusi est un représentant, chrétiens et très impliqués durant la guerre d’indépendance contre les Portugais, et les Makhuwas, musulmans et plus à distance du pouvoir central du FRELIMO (Front de libération nationale) ; ils sont quant à eux proches de la RENAMO (Résistance nationale mozambicaine), qualifié de parti « ennemi » durant la guerre civile, et constituent 66% de la population du Cabo Delgado[3].

Des tensions existaient déjà avant et pendant l’époque coloniale, du fait de la mise en esclavage des populations de la région et du recrutement des Macondes comme cipaios[4]. Celles-ci se sont aggravées à l’indépendance avec la guerre civile. Durant toute la durée de la guerre – et même après – les populations réfractaires à l’autorité du FRELIMO du Cabo-Delgado ont été désignées comme étant des ennemis, sinon des traîtres à la « nation » mozambicaine ; celle-ci s’est construite en niant l’hétérogénéité culturelle du pays et de son modèle rural, avec l’homem novo, laïc et résolument « moderne », comme horizon. Les Makhuwas du Cabo Delgado, qui ont adhéré massivement à la RENAMO, étaient réfractaires à ce modèle national.

Le rejet du modèle « national » du Mozambique

Ce rejet du modèle national par une partie importante de la population du Cabo Delgado s’est perpétué à la fin de la guerre lorsque le FRELIMO change d’orientation politique, passant du marxisme-léninisme à l’ultralibéralisme. Ce changement radical d’orientation politique du pouvoir a pu favoriser l’essor et la présence de cellules djihadistes, formées par des groupes somaliens et surtout tanzaniens, et sous l’influence des écoles saoudiennes. Celles-ci recrutent parmi les plus pauvres, délaissés, ou « oubliés » de la nation mozambicaine. À l’échelle du pays entier, il s’agit de ceux qui ne se reconnaissent pas dans le modèle national du FRELIMO, composé de cadres originaires du Sud du pays, chrétiens ou laïcs, et qui maîtrisent le portugais, langue des élites. À l’échelle du Cabo Delgado, cela peut concerner une frange importante de la population.

Pour les populations touchées, ce sont les Shabab, comme en Somalie ou dans le Nord du Kenya, qui sont les auteurs des différents massacres. Eric Morier-Genoud, spécialiste du Mozambique et de ses religions, considère que les origines du groupe Shabab remontent aux années 2000[5], lorsque des jeunes hommes du Conseil islamique souhaitent imposer une nouvelle lecture du Coran et de l’Islam. Cela se traduit par l’établissement d’une sous-organisation légale au sein du Conseil islamique, Ansaru Sunna, en 1998 [le Conseil  islamique est une institution gouvernementale créée par le FRELIMO en 1982 afin de rallier les différentes populations musulmanes dans le camp du gouvernement durant la guerre civile N.D.L.R.].

Très vite, celle-ci construit de nouvelles mosquées et favorise une application plus rigoriste de l’Islam dans la province. Elle donne vite naissance à une secte encore plus radicale et militante, que la population locale nomme « al-Shabab ». Très vite, celle-ci s’oppose au gouvernement, se fait réprimer et s’organise militairement, comme en Somalie. Par ailleurs, Shabab veut dire en swahili et en arabe : « jeune » ou « jeunesse ».  Ceci n’est pas anodin, puisque ce sont des jeunes qui sont désignés comme les auteurs des attaques. Il faut en effet prendre en compte un facteur important : la grande majorité de la population du Cabo Delgado a moins de 30 ans, et n’a connu ni la violence coloniale, ni plus directement la guerre civile. L’âge médian au Mozambique est de 17,5 ans, et il est de 18 ans au Cabo Delgado[6].

Le profil de la plupart de ces djihadistes se distingue alors des formateurs et des « soldats » venus de l’étranger, en particulier du Sud frontalier de la Tanzanie. Il s’agit de jeunes personnes qui n’ont pas de travail et ne sentent pas Mozambicains. Ils ne parlent pas la même langue et ne se sentent pas proches sur les plans culturel et religieux des autres Mozambicains, notamment ceux issus du modèle « sudocentriste »[8].La manière dont ce modèle s’impose, à l’école notamment, avec l’obligation de ne parler que le portugais, est vécu comme une forme de déracinement culturel. 66 % des moins de 15 ans sont analphabètes et, outre le travail agricole, le travail se trouve essentiellement dans les grandes villes du pays, à Nampula, Beira ou Maputo, où l’expérience du racisme n’est pas rare. Ils rejettent ainsi la notion de « mozambicanité » et sont désintéressées de la vie politique du pays. Ils se sentent ignorés par les politiciens, qu’ils soient du FRELIMO ou même de la RENAMO, parce qu’ils sont Makhuwas, Macondes ou simplement « nordistes ».

La politique ultralibérale du FRELIMO dans le Cabo Delgado

Néanmoins, le rejet du modèle national imposé avec autorité n’est pas le seul facteur explicatif de l’essor d’attaques djihadistes. En lien avec ce rejet, la présence de cellules djihadistes s’explique aussi par la présence toujours plus importante de multinationales étrangères, à l’instar de Technip ou de Total, intéressées par la présence de ressources gazières et pétrolières et perçues comme des facteurs de prédation et d’exploitation. Le tournant ultralibéral de la politique du FRELIMO et la découverte de matières premières dans les eaux du canal du Mozambique a profondément changé la région et ses activités économiques.

Alors que les dynamiques sociales, religieuses et politiques afférentes au Cabo Delgado font l’objet d’un manque d’intérêt du gouvernement, la région subitement un enjeu majeur pour le FRELIMO ; cette attitude n’a pu que renforcer la rancœur de ses habitants. Les activités des multinationales s’effectuent en effet aux dépens des activités côtières de la population. Elles ont ainsi aggravé davantage la paupérisation d’une population qui est déjà l’une des plus pauvres du monde. Les investissements du groupe sud-africain de services sous-marins aux pétroliers OSC Marine, à Pemba, sous l’égide de l’homme d’affaires Dusan Misic, ont fait l’objet de critiques particulièrement acérées. Les entreprises multinationales qui le constituent se sont en effet concertés avec le gouvernement pour recruter des mercenaires russes et sud-africains afin d’assurer le maintien de l’ordre et la sécurité de leurs activités économiques. Le gouvernement russe, qui cherche à préserver ses intérêts dans la région, a aussi envoyé 2 hélicoptères M-17 à Nacala. Après les négligences d’un pouvoir autoritaire, le Cabo Delgado est confronté à un ultralibéralisme mondialisé dont il ne tire aucun bénéfice et qui renforce déjà une tension identitaire déjà palpable.

L’action djihadiste et le soutien d’une frange de la population dont elle bénéficie peut s’interpréter comme le produit d’une colère qui remonte à plusieurs décennies. La présence de ressources pétrolières et gazières a aggravé ce sentiment de délaissement, et les attaques djihadistes ont pour horizon l’imposition d’un nouveau modèle régional, qui dépasserait les frontières mozambicaines et s’étendrait jusqu’en Tanzanie.

 

Notes :

[1]  https://www.citypopulation.de/en/mozambique/admin/02__cabo_delgado/

[2] https://www.worldometers.info/world-population/mozambique-population/

[3] ANEME, Estudo de Moçambique : provincia de Cabo Delgado, Avril 2018

[4] Ce sont des soldats recrutés au service du colonisateur. Ce terme, d’origine indienne, désigne à l’origine les soldats indiens recrutés par l’Empire britannique.

[5]  Voir Eric MORIER-GENOUD, « Au Mozambique, une insurrection mystérieuse et meurtrière », revue The Conversation, 22 février 2019, traduit de l’anglais par Karine Degliame-O’Keeffe pour Fast for Word

[6]  Source : ANEME, Estudo de Moçambique : provincia de Cabo Delgado, Avril 2018, p.37

[7]  Nous reprenons ici le terme de Michel Cahen pour désigner le FRELIMO et le modèle national mis en place à l’indépendance.

 

Bibliographie :

– Margarida VAQUEIRO LOPES et Luis BARRA, ‘’ Moçambique: ataques em Cabo Delgado deslocam milhares e aumentam pobreza ‘’, journal Visao , 28 novembre 2019

– Michel CAHEN, Mozambique : histoire géopolitique d’un pays sans nation, Lusotopie, Année 1994, pp. 213-266

– Michel CAHEN, Les Bandits, un historien au Mozambique, Edition Calouse Gulbenkian, Paris, 1994

-Michel CAHEN « “Resistência Nacional Moçambicana”, de la victoire à la déroute », Politique africaine, vol. 117, no. 1, 2010, pp. 23-43.

– Eric MORIER-GENOUD, ‘’ Au Mozambique, une insurrection mystérieuse et meurtrière ‘’, revue The Conversation, 22 février 2019, traduit de l’anglais par Karine Degliame-O’Keeffe pour Fast for Word

– Eric MORIER-GENOUD. « Renouveau religieux et politique au Mozambique : entre permanence, rupture et historicité », Politique africaine, vol. 134, no. 2, 2014, pp. 155-177.

–  Christian GEFFRAY, La cause des armes au Mozambique. Anthropologie d’une guerre civile, Paris, Karthala-Credu, 1990

– Maria Paula MENESES , « Xiconhoca, o inimigo: Narrativas de violência sobre a construção da nação em Moçambique », Revista Crítica de Ciências Sociais, 106 | 2015, 09-52.

Voir aussi :

https://www.citypopulation.de/en/mozambique/admin/02__cabo_delgado/

https://www.worldometers.info/world-population/mozambique-population/

ANEME : Estudo de Moçambique : provincia de Cabo Delgado, Avril 2018

Le dilemme de l’Afrique subsaharienne face au Covid-19

© Louis HB

Le premier cas de maladie à coronavirus 2019 en Afrique subsaharienne, un ressortissant italien travaillant au Nigeria et de retour de Milan, a été confirmé le 27 février au Nigeria. Ces dernières semaines, les cas de transmission communautaire se sont multipliés en Afrique subsaharienne, appelant à des politiques sanitaires plus exigeantes qui, bien souvent, se heurtent aux nécessités économiques. De telles politiques sont pourtant indispensables à la survie des personnes les plus exposées que la faiblesse des systèmes de santé du continent ne permettra pas de garantir. Neutralisés par les programmes d’ajustement structurel des décennies précédentes, et ne disposant de ce fait pas d’un espace budgétaire suffisant, les États d’Afrique subsaharienne se voient confrontés à un dilemme entre la santé de leur population et la survie de leur économie.


Par une cruelle ironie, une semaine après que la dernière patiente de la dixième épidémie de maladie à virus Ebola de la République démocratique du Congo a quitté le centre de traitement, le ministre de la Santé publique du pays, le Dr Eteni Longondo, a annoncé le premier cas de Covid-19 dans le pays. Cela fait désormais six ans que l’Afrique subsaharienne est confrontée à des épidémies de maladie à virus Ebola. Elle se voit aujourd’hui confrontée, et depuis quelques semaines maintenant, à la même menace que les autres pays du monde ont eu à affronter ou affrontent encore. Le 30 janvier 2020, l’OMS a ainsi déclaré la maladie à coronavirus 2019 « urgence de santé publique de portée internationale ».

Le contrôle du Covid-19 repose essentiellement sur les capacités de santé publique d’un pays, c’est-à-dire sur son aptitude à détecter, prévenir, contrôler et traiter les cas. L’action publique et les volontés individuelles sont de ce fait des déterminants essentiels de la gestion de crises sanitaires. Avant le début de l’épidémie, l’on pouvait ainsi considérer, suivant le classement Global Health Security Index 2019, que les États-Unis seraient le pays le mieux à même de contrôler une éventuelle épidémie ainsi que Donald Trump a cherché à l’avancer fin février et, qu’à l’inverse, les pays d’Afrique subsaharienne seraient a priori les moins bien préparés. Le rapport précisait toutefois : « Aucun pays n’est pleinement préparé aux épidémies et aux pandémies, et chaque État a d’importantes lacunes à combler ». Les États-Unis, sans compter leur faible performance dans l’accès aux soins, se classent ainsi dix-neuvième dans la catégorie Risk Environment qui mesure notamment la résilience socioéconomique et l’adéquation des infrastructures à la gestion d’une épidémie. Et le rapport de conclure que : « La sécurité sanitaire est fondamentalement faible à travers le monde »[1].

Dans le cas de l’Afrique subsaharienne, si les États ont parfois adopté des stratégies proactives de lutte contre la propagation du Covid-19[2], il reste que leurs systèmes de santé sont particulièrement vulnérables. Le directeur général de l’OMS, Tedros Adhanom Ghebreyesus, a ainsi déclaré, fin février : « Notre plus grande préoccupation reste le potentiel de propagation de Covid-19 dans les pays où les systèmes de santé sont plus faibles » et que le « meilleur conseil pour l’Afrique est de se préparer au pire et de se préparer dès aujourd’hui ».

L’Afrique doit-elle se préparer au pire ?

Évaluer la vulnérabilité de l’Afrique subsaharienne au SARS-CoV-2 suppose d’abord de déterminer si sa population est davantage exposée au Covid-19. Car, si l’affirmation qu’on a pu, un temps, lire dans certains médias nationaux du continent selon laquelle les Noirs seraient immunisés contre le Covid-19, que celui-ci ne serait qu’une « maladie de Blancs », est assurément pour le moins douteuse, il reste que la politique et la démographie suggèrent un impact discriminant en Afrique. L’on a ainsi pu affirmer que l’apparente préservation contre le Covid-19 de l’Afrique subsaharienne était due à la faiblesse de l’infrastructure statistique ou à l’absence de dépistage systématique des nouveaux cas. Si le second point n’est pas propre à l’Afrique subsaharienne, on peut parfois être amené à reconnaître qu’il peut y avoir une forme de vérité dans le premier. D’aucuns ont alors proposé qu’il suffirait de comparer les taux de létalité liés au Covid-19 entre les pays pour tenir compte d’un enregistrement éventuellement partiel. Le premier problème est qu’au début de l’épidémie, une stratégie de surveillance qui ne serait pas fondée sur un dépistage automatique ne permettrait de détecter que les cas les plus sévères et, par conséquent, le taux de létalité peut dépendre de la stratégie de surveillance d’un pays. Surtout, estimer que tous les États africains souffrent de faibles dispositifs de repérage serait méconnaître que beaucoup de pays d’Afrique de l’Ouest et centrale ont développé, lors de l’épidémie d’Ebola, des dispositifs de surveillance de grande efficacité, notamment des contrôles de température dans les aéroports[3].

Se focaliser sur la gestion technique du repérage oublie de rendre compte des différences de structures par âge : l’âge médian en Afrique est en effet d’un peu moins de vingt ans, soit moins que la moitié de l’âge médian en Europe. En conséquence, la sévérité des symptômes engendrés par le Covid-19 est moins à craindre en considérant l’âge relativement faible de la majeure partie de la population. En effet, une estimation corrigée pour la Chine suggère un taux de létalité de 1,38 % pour la population générale, un taux de 0,32 % pour les cas âgés de moins de 60 ans et 6,4 % pour ceux âgés de plus 60 ans[4]. Or, les enfants âgés de 0 à 14 ans représentent 41 % de la population africaine en 2015, contre 3,5 % pour les personnes âgées de plus de 65 ans. La démographie africaine suggère donc une plus faible exposition au développement de formes graves de Covid-19. Ce serait toutefois sans compter sur les comorbidités dont souffrent un nombre significatif d’Africains, qu’elles soient communicables ou non : le VIH[5], la tuberculose, la malaria et d’autres agents infectieux émergents ou ré-émergents comme le virus Ebola ou le virus Lassa, pourraient aggraver la sévérité du Covid-19[6]. D’autant que les symptômes provoqués par le coronavirus peuvent être très facilement indistincts de ceux d’autres infections des voies respiratoires.

Un rapport du Chinese Centre for Disease Control and Prevention expose ainsi que le taux de létalité augmente avec certaines comorbidités, notamment les maladies cardiovasculaires (10,5 %), le diabète (7,3 %), les maladies respiratoires chroniques (6,3 %), l’hypertension (6,0 %), le cancer (5,6 %)[7]. Or, si les maladies infectieuses restent importantes en Afrique subsaharienne, la prévalence des maladies non-communicables et notamment des maladies cardiovasculaires, des cancers mais aussi des troubles mentaux a fortement augmenté depuis les années 1990[8]. L’on pourrait donc observer des taux de létalité plus importants à des âges moins avancés en Afrique subsaharienne, a fortiori si rien n’est fait pour prévenir l’accélération de l’épidémie que les systèmes de santé ne pourraient maîtriser. Les taux de létalité peuvent en effet varier selon les pays, certes en fonction de la prévention, de la surveillance, du contrôle de la maladie, mais aussi de la préparation des systèmes de santé à l’épidémie. Sur le premier point, l’absence de surveillance et de dépistage systématique est particulièrement handicapante dans la mesure où il manque, mais laisse également se développer des formes graves de Covid-19, ce qui engendre de fait un taux de létalité plus fort. Mais le second point déterminera également la gravité que prendra l’épidémie.

Prévenir une défaite collective

La faiblesse des infrastructures de santé dans nombre de pays d’Afrique subsaharienne pourrait ainsi entraver la gestion des cas les plus sévères qui implique le recours à une hospitalisation en unité de soins intensifs. De manière générale, un district sanitaire, qui devrait couvrir entre 100 000 et 200 000 habitants, ne dispose en moyenne que d’un lit pour 1 000 habitants et, par ailleurs, une partie non négligeable des habitants d’un district ne bénéficient que d’un accès au dispensaire ou centre de santé local qui ne dispose a fortiori pas d’unité de soins intensifs. Dans une étude parue en 2015 dans le East African Medical Journal, le nombre de lits en soins intensifs au Kenya était ainsi estimé à 130[9] et le nombre de lits n’est, en Côte d’Ivoire, que de 50, secteurs public et privé confondus. Mais, bien que les données manquent pour estimer le nombre de lits dans chaque pays d’Afrique subsaharienne, elles suggèrent que la grande majorité des hôpitaux régionaux n’en disposent que de peu, sinon d’aucun, et que même dans les zones urbaines, les unités de soins intensifs ne bénéficient pas d’un nombre suffisant de lits pour traiter les éventuels cas critiques. Par ailleurs, si les équipes d’intervention rapide des ministères de la Santé formées par l’OMS à ce genre de situation ont souvent mené un travail exemplaire, notamment au Kenya et en Éthiopie, pour identifier, rechercher, isoler et traiter les contacts éventuels des cas de Covid-19 identifiés, de telles mesures pourraient probablement être insuffisantes : dans la mesure où elles reposent sur un contrôle de cas parfois indétectables, parce que n’ayant pas développé de symptômes, parce que les symptômes du Covid-19 peuvent aussi correspondre à un large spectre clinique ou parce qu’ignorant qu’ils ont été exposés.

L’état des systèmes de santé d’Afrique subsaharienne, qui bénéficie certes de l’expérience des épidémies précédentes, mais aussi largement éprouvés par la gestion d’autres pathologies encore endémiques, a justifié l’insistance avec laquelle le directeur général de l’OMS, Tedros Adhanom Ghebreyesus, a soutenu que « l’Afrique devrait se réveiller, mon continent devrait se réveiller ». L’étude de Marius Gilbert et al. publiée le 19 février dans The Lancet permet d’estimer la capacité des pays d’Afrique subsaharienne à détecter et gérer les cas de Covid-19 sur la base de deux indicateurs : l’état de préparation du pays, à partir du WHO International health regulations monitoring and evaluation framework ; la vulnérabilité, à partir de l’Infectious disease vulnerability index[10]. Ils estiment ainsi que si l’Afrique du Sud dispose d’une capacité raisonnable pour faire face à l’épidémie de Covid-19, ce n’est pas le cas des autres pays d’Afrique subsaharienne : le Nigeria, l’Éthiopie, le Soudan, l’Angola, la Tanzanie, le Ghana et le Kenya sont ainsi extrêmement vulnérables à l’épidémie et ne bénéficient que de capacités de gestion très variables. John N. Nkengasong, directeur des Africa centres for disease control and prevention (Africa CDC) a ainsi défendu une stratégie unifiée et collective de gestion du Covid-19 sur tout le continent. Le 22 février, lors d’une réunion d’urgence organisée par l’African Union Commission, les Africa CDC et l’OMS, les ministres de la Santé des pays d’Afrique subsaharienne ont convenu d’une stratégie de coordination dans la réponse contre le Covid-19 et ont acté la mise en place de l’Africa Taskforce for Coronavirus Preparedness and Response (AFTCOR) ; celle-ci visant un diagnostic rapide de la maladie, sa surveillance, la prévention des infections, l’encadrement des cas sévères de Covid-19 et la gestion des réserves de dispositifs médicaux[11].

Prévenir une catastrophe sanitaire et sociale suppose en l’occurrence un investissement financier immédiat, en particulier dans les équipements de protection (gants, masques, combinaisons, etc.). La Dr Adaora Okoli, médecin nigériane qui a survécu au virus Ebola, rappelle ainsi que si le Nigeria a pu être relativement épargné par l’épidémie de 2014, ce ne fut pas le cas de la Guinée, du Liberia et de la Sierra Leone[12]. La différence entre ces pays ? Les derniers ne pouvaient se reposer que sur des systèmes de santé faibles, et avaient alors désespérément besoin de l’aide internationale pour maîtriser l’épidémie qui, bien qu’existante, est restée par trop insuffisante[13]. Les conséquences de l’inaction, dont la responsabilité est à trouver du côté de l’inaptitude des pays donateurs à apporter les fonds auxquels ils s’étaient engagés, ont été de renforcer la gravité de l’épidémie, rendant par là le coût de son contrôle encore plus élevé. Cela est d’autant plus inquiétant que la gestion des cas de Covid-19 risque de faire peser un lourd fardeau sur des systèmes de santé qui commençaient pourtant à se développer de manière certaine. Au moins 60 millions d’Africains ont en effet accès, aujourd’hui, à une forme de couverture santé avec, bien entendu, des disparités entre les pays et au sein des pays, tant du point de vue des soins assurés que de la population couverte. Pour préserver la population et prévenir une défaite collective, il ne semble pas y avoir d’autres remèdes que ceux déjà appliqués en Chine et en Europe.

Nécessités et ambiguïtés de la protection

En Afrique du Sud, pays le plus touché du continent, il a ainsi été décidé un confinement national avec mobilisation de l’armée pour le faire respecter. Le président de la République d’Afrique du Sud, Cyril Ramaphosa, considère ainsi que l’objectif doit être de prévenir une « catastrophe humaine aux proportions énormes ». De même, en République démocratique du Congo, le président Félix Tshisekedi a décrété l’état d’urgence, l’isolement de la capitale Kinshasa du reste du pays et le confinement à Lubumbashi. En Côte d’Ivoire, le président Alassane Ouattara a décrété l’état d’urgence et a instauré un couvre-feu, les déplacements entre Abidjan et l’intérieur du pays étant soumis à autorisation. Il a ainsi déclaré : « Dans cette lutte contre la propagation du Covid-19, notre principal ennemi sera l’indiscipline et le non-respect des consignes de prévention ». Mais dans tous ces cas, et dans bien d’autres, la fermeture des commerces non-essentiels, des restaurants, des maquis, des marchés, etc. risque d’engendrer une pauvreté plus grande encore, d’autant plus dans des économies où l’emploi non-agricole dans l’économie informelle représente plus de 60 % de l’emploi total, soit la moyenne des pays d’Afrique subsaharienne. Nulle surprise alors à ce que de telles résistances soient localement opposées aux mesures sanitaires imposées : dans les rues du Burkina Faso, le Pochvid-20 paraît ainsi bien plus mortel que le Covid-19 comme le relève un éditorialiste du Wakat Séra. À cette économie de coronacoma, pour reprendre le mot de l’économiste Paul Krugman, se conjugue en outre une diminution des exportations de matières premières engendrée par la récession en Europe, aux États-Unis et en Chine, ainsi qu’un écroulement, également, des cours des hydrocarbures qui, pour certains pays aussi nombreux que le Nigeria, l’Afrique du Sud, le Cameroun, l’Angola, la RDC, la Guinée équatoriale, le Tchad, le Congo et la Tanzanie, constituent une ressource financière centrale.

Les pays d’Afrique subsaharienne devraient ainsi être durement touchés par le ralentissement de la Chine, considérant que sa part dans la demande mondiale de matières premières a largement augmenté depuis 2002-2003, date de l’épidémie causée par le SARS-CoV. Dans une interview donnée au Monde le 17 mars, Vera Songwe, secrétaire exécutive de la Commission économique des Nations Unies pour l’Afrique (UNCEA) a ainsi estimé que : « La croissance économique du continent devrait tomber à 1,8 % au lieu de 3,2 % en 2020, essentiellement à cause des interruptions dans les relations commerciales »[14], c’est-à-dire une croissance économique ne permettant pas de compenser la croissance démographique. La Banque centrale des États d’Afrique de l’Ouest a ainsi décidé, le 21 mars, d’injecter des liquidités dans le système bancaire par une baisse de son taux d’adjudication à 2,5 %, attendant de ce fait que les banques répercutent ces taux sur les crédits accordés. De même, dès le 18 mars, la Banque nationale du Rwanda s’était engagée à soutenir les liquidités et à autoriser la restructuration de prêts d’emprunteurs affectés par l’épidémie de Covid-19. Mais la politique monétaire risque d’être insuffisante face aux nécessités qu’implique l’épidémie, c’est-à-dire, sommairement, un investissement dans l’infrastructure de santé et un soutien aux secteurs non-essentiels de l’économie. Autrement dit, il faudrait que les économies africaines développent des politiques publiques comparables aux pays développés en quelques mois. En définitive, cela est impossible, et les pays d’Afrique subsaharienne se voient alors confrontés à un dilemme moral entre l’économie et la santé.

Prioriser la santé sur l’économie peut parfois avoir l’effet d’affecter la santé au prix de sa préservation. Qu’elle implique des morts directes, une baisse de l’espérance de vie ou une dégradation de l’état de santé de la population, et notamment des plus pauvres, l’économie de pandémie peut avoir des conséquences graves sur l’économie des pays en développement. Devrait-on en conclure qu’il faudrait laisser une immunité collective se développer pour sauver l’économie au prix de la santé de beaucoup et, bien souvent, non des plus vieux mais ici des plus pauvres ? Le raisonnement, si jugé irrecevable en Europe, n’a aucune raison morale d’être plus acceptable dans les pays d’Afrique subsaharienne qui ne bénéficient de l’espace budgétaire dont disposent les autres, ni pour contrôler les conséquences sanitaires de l’épidémie, ni pour gérer les effets sociaux des mesures d’endiguement[15]. Dans l’immédiat, il est donc nécessaire de limiter les effets sanitaires de l’épidémie par une aide internationale d’urgence. Le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed a ainsi appelé le G20 à soutenir les économies africaines, notamment par une aide financière d’urgence de 150 milliards de dollars mais, en outre, par une restructuration et un effacement partiel de la dette pour financer les dépenses engendrées par le Covid-19. Pour les temps prochains, l’exigence morale devrait obliger à régler les politiques publiques autour de la garantie de survie — par la mise en place d’un revenu ultra-basique dans les pays pauvres par exemple, ainsi que l’ont proposé Abhijit Banerjee et Esther Duflo[16] —, de l’assurance de la santé et de la promesse de l’éducation. Une telle exigence est également valable pour les pays développés qui, fondant bien souvent leurs politiques sur une référence aussi mal comprise qu’inappropriée au libéralisme, ont pour beaucoup cru qu’ils pourraient se dispenser d’un système de santé fort. L’engagement pour un nouveau système de santé, performant car soutenu politiquement et financièrement, moins inégalitaire car universel, pourrait peut-être trouver sa place à l’origine d’une reformulation du développement économique.

[1] Open Philanthropy Project. (2019). Global Health Security Index 2019. New York: Johns Hopkins Center for Health Security, Retrieved from https://www.ghsindex.org/wp-content/uploads/2019/10/2019-Global-Health-Security-Index.pdf

[2] Des stratégies de triage simplifiées en Ouganda, des points de lavage de main dans les hubs de transport au Rwanda, des volontaires dans les centres d’appel au Nigeria, etc. in Dalglish, S. L. (2020). COVID-19 gives the lie to global health expertise. The Lancet.

[3] Ebenso, B., & Otu, A. (2020). Can Nigeria contain the COVID-19 outbreak using lessons from recent epidemics?. The Lancet. Global health.

[4] Verity, R., Okell, L. C., Dorigatti, I., Winskill, P., Whittaker, C., Imai, N., … & Dighe, A. (2020). Estimates of the severity of coronavirus disease 2019: a model-based analysis. The Lancet Infectious Diseases.

[5] Bien que les preuves empiriques manquent encore, les recommandations de l’OMS suggèrent que les individus avec le VIH cliniquement et immunologiquement stables sous antirétroviraux ne présentent pas de risques d’infection ou de complications supplémentaires.

[6] Nkengasong, J. N., & Mankoula, W. (2020). Looming threat of COVID-19 infection in Africa: act collectively, and fast. The Lancet, 395(10227), 841-842.

[7] The Novel Coronavirus Pneumonia Emergency Response Epidemiology Team. The Epidemiological Characteristics of an Outbreak of 2019 novel Coronavirus Diseases (COVID-19) — China, 2020. China CDC Weekly 2020; 2: 113-22.

[8] Gouda, H. N., Charlson, F., Sorsdahl, K., Ahmadzada, S., Ferrari, A. J., Erskine, H., … & Mayosi, B. M. (2019). Burden of non-communicable diseases in sub-Saharan Africa, 1990–2017: results from the Global Burden of Disease Study 2017. The Lancet Global Health7(10), e1375-e1387.

[9] Okech, U. K., Chokwe, T., & Mung’ayi, V. (2015). The operational setup of intensive care units in a low income country in East Africa. East African Medical Journal, 92(2), 72-80.

[10] Gilbert, M., Pullano, G., Pinotti, F., Valdano, E., Poletto, C., Boëlle, P. Y., … & Gutierrez, B. (2020). Preparedness and vulnerability of African countries against importations of COVID-19: a modelling study. The Lancet, 395(10227), 871-877.

[11] Nkengasong, J. N., & Mankoula, W. (2020). Looming threat of COVID-19 infection in Africa: act collectively, and fast. The Lancet, 395(10227), 841-842.

[12] Okoli, A. (2020, March). Preparing Africa for Covid-19. Project Syndicate.

[13] Notamment grâce au Central Emergency Response Fund (CERF), puis la Mission for Ebola Emergency Response (UNMEER).

[14] Tissot, N. (2020, Mars). En Afrique, face au coronavirus, « on constate des augmentations de prix et quelques pénuries ». Le Monde.

[15] Monga, C. (2020, March). Economic Policies to Combat COVID-19 in Africa. Project Syndicate.

[16] Banerjee, A. V., & Duflo, E. (2019). Good Economics for Hard Times: Better Answers to Our Biggest Problems. Penguin UK.