Grèves des services d’urgences : une nouvelle crise du macronisme

©Lionel Allorge

Nous sommes « à un point de rupture jamais atteint », nous dit le syndicat médical majoritaire des services d’urgences, Samu-Urgences de France. C’est pourtant dans l’indifférence du pouvoir qu’un mouvement de grève sans précédent s’étend dans les services d’urgences, partout dans le pays. L’accumulation des témoignages de grévistes dessine un sombre portrait de ce qu’est devenu l’hôpital public : accueil dans l’indignité, qualité des soins en chute libre et, en conséquence, stress et violences subis par les soignants. Un drame silencieux aujourd’hui sorti du huis clos par un personnel médical en asphyxie.


C’est dans le service d’urgences de l’hôpital Saint-Antoine, à Paris, le 18 mars, que le mouvement a commencé. A cette date, le personnel comptait déjà cinq agressions commises par des patients depuis le début de l’année.

Aujourd’hui, ce sont pas moins de soixante-cinq services qui sont mobilisés, dont vingt-deux parmi les vingt-cinq services de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP). Le samedi 25 mai, deux cents infirmières et infirmiers, aides-soignants et aides-soignantes se sont rassemblés à Paris, devant la Bourse du travail. Un appel à manifester à l’échelle nationale a été lancé pour le jeudi 06 juin. La mobilisation était principalement symbolique — impossible d’abandonner son poste et d’ignorer les besoins de soin alors que les effectifs sont déjà très restreints. Jusqu’à début juin où, après plusieurs mois de grèves en vain, les urgentistes de l’hôpital de Lariboisière, à Paris, se sont mis en arrêt maladie. Signifiant ainsi l’ampleur inédite de la crise, dénonçant ainsi l’absence de prise de conscience du risque, réel, d’effondrement.

Le personnel soignant à bout de forces

Manque de personnel, manque de lits d’hospitalisation, manque de matériel, manque d’espace dans les locaux ; les mêmes maux, endémiques, sont sur toutes les lèvres : toutes et tous dénoncent l’impossibilité d’accueillir et de soigner de manière décente. Les témoignages, édifiants, parlent d’eux-mêmes : « Certaines soirées, on a cent quarante patients aux urgences, pour quatre médecins, cela me donne le vertige », témoigne Florian Vivrel, médecin aux urgences de Saint-Nazaire, à Mediapart[1].  Aglawen Vega, infirmière aux urgences de l’hôpital Cochin et membre de la CGT, décrit ainsi son quotidien au Figaro : « Quand on arrive le matin à 6 heures 45 pour prendre nos permanences, on devrait théoriquement se retrouver avec un service vide ou quasi vide, mais ce n’est plus le cas. Les patients qui n’ont pas de lit sont alignés dans une salle d’attente improvisée. Il faut accueillir les nouveaux et surveiller les autres. Dans ces conditions, on peut passer à côté d’un patient dont la situation se dégrade, on n’est pas non plus à l’abri d’une erreur d’inattention. Tout ça détruit le moral des équipes et provoque du stress. On ne devrait pas travailler de cette manière »[2]. Les conséquences peuvent être dramatiques, pour les patients comme pour les soignants.

Les premiers sont le plus souvent confrontés, lorsqu’ils arrivent aux services d’urgences, à une attente interminable : quatre, six, dix heures d’attente avant de voir un médecin. A l’hôpital de Lariboisière, le 18 décembre, la situation est arrivée à sa conclusion logique : une femme y était retrouvée décédée sur un brancard, douze heures après son admission aux urgences. « On peut parler d’une chronique d’une mort annoncée », commentait alors le docteur Philippe Prudhomme, médecin urgentiste en Seine-Saint-Denis et délégué CGT[3].

Manque de personnel, manque de lits d’hospitalisation, manque de matériel, manque d’espace dans les locaux… les mêmes maux, endémiques, sont sur toutes les lèvres : toutes et tous dénoncent l’impossibilité d’accueillir et de soigner de manière décente.

Les seconds sont placés dans une situation intenable, obligés de tenir une cadence absurde, soumis à un stress intense, poussés à la faute ou au syndrome l’épuisement professionnel. Plusieurs soignants témoignent par ailleurs d’une perte de sens dans leur métier, de l’impossibilité de prodiguer des soins de qualité ou même de prendre le temps de parler aux patients, de les rassurer. Plus critique encore, ils sont de plus en plus souvent victimes de la violence de patients poussés à bout par les délais et la faible qualité des soins : incivilités, crachats, insultes, attouchements dans le cas des femmes, agressions physiques. « Il y a quatre ans, on dénombrait quinze agressions par jour du personnel infirmier, aujourd’hui c’est le double, soit dix mille huit cent trente-cinq agressions l’année dernière, entraînant plus de deux mille arrêts de travail », selon Thierry Amouroux, porte-parole du syndicat national des professionnels infirmiers (CFE-CGC)[4]. Lorsque l’on ajoute le manque de moyens humains et matériels à la misère sociale inhérente aux services d’urgence (personnes à la rue, femmes battues, migrants sans repères…), le cocktail peut rapidement devenir explosif.

Mediapart publiait, le 2 juin, un récit[5] empreint d’un caractère particulièrement surréaliste, sinon délirant, qu’il ne peut inspirer que consternation et effroi, plus encore que les autres. Aux urgences de Lons-le-Saunier, pas moins de 70% des personnels paramédicaux, pas moins de huit médecins sur quinze sont en arrêt maladie. Les services d’urgences et de réanimation ne peuvent opérer tous les jours, avec toutes les potentielles conséquences que l’on imagine aisément. L’agence régionale de santé, constatant « l’existence d’un risque grave pour la santé publique » et avec la direction de l’hôpital et la préfecture, mettent donc en place « la réquisition d’un nombre suffisant de personnels ». Concrètement ? Des gendarmes ou policiers se rendent aux domiciles de soignants ayant déclaré leur arrêt maladie pour leur signifier, avis de réquisition à l’appui, qu’ils iront tout de même travailler le lendemain. Parfois en pleine nuit, pour le matin.

Un objectif : sortir les hôpitaux de l’étau de l’austérité

Cette descente aux enfers des services d’urgences français est directement, mécaniquement imputable aux politiques d’austérité subies par l’hôpital public depuis de longues années. Une rapide observation de l’évolution de l’objectif national de dépenses d’assurance maladie (Ondam) en dit long : d’un taux de croissance de 5% en 2004, il est à 2.5% en 2019[6], et est même tombé en-dessous de la barre des 2% en 2016 (voir graphique ci-dessous). Et ce, alors que le taux de croissance naturel des dépenses de santé est d’environ 4%[7] chaque année, notamment par l’effet du vieillissement de la population. Le taux d’augmentation de dépenses actuellement demandé aux hôpitaux correspond donc en réalité à des économies drastiques, dont les conséquences sont très tangibles. L’AP-HP en est l’exemple le plus visible : plusieurs centaines de suppressions de postes rien qu’en 2018, plus encore prévues pour 2019[8].

https://www.fipeco.fr/fiche.php?url=L%E2%80%99objectif-national-de-d%C3%A9penses-d%E2%80%99assurance-maladie-(ONDAM)
Evolution de l’ONDAM de 1997 à 2017 © FIPECO

Quelles revendications des grévistes, pour sortir de cette impasse ? La première est de désengorger les urgences par la réouverture de lits d’hôpitaux, dont la baisse est l’une des causes de l’augmentation des flux dans les services d’urgence. Selon l’OCDE, dans une étude réalisée avec la Commission européenne et publiée en novembre 2017, on observe entre 2000 et 2015 une baisse de 15% du nombre de lits d’hospitalisation et, sur la même période, une augmentation de 10% de la population française[9]. Les patients se trouvant dans l’impossibilité de trouver des lits d’hôpitaux pour les accueillir sont contraints de stagner dans les services d’urgences.

La deuxième revendication est d’augmenter les salaires, à hauteur de trois cents euros supplémentaires par mois. En reconnaissance du service accompli et de la difficulté toujours croissante de la mission des soignants, mais aussi pour revaloriser l’attractivité du métier, qui peine à recruter et où le turn-over est très important.

Enfin, l’augmentation des effectifs. Le chiffrage de ce manque est stupéfiant : si, comme le collectif inter-urgences, l’on se réfère aux estimations du syndicat Samu-Urgences de France, il manque pas moins de sept cents postes rien que dans les vingt-cinq services d’urgences de Paris pour permettre un service à la hauteur[10].

L’indifférence du pouvoir

Comme réponse à ces suppliques et cris d’alarme, le pouvoir a, manifestement, fait le choix du silence et du mépris. Le 19 avril, plus d’un mois après le début de la mobilisation, la ministre de la Santé Agnès Buzyn que l’on a connue plus prompte à s’indigner d’incidents dans des hôpitaux lorsqu’ils étaient fictifs — déclarait au sujet de celle-ci : « Cela fait suite à des problèmes d’agressions et ce n’est pas lié aux conditions de travail, même si à l’APHP les négociations sont en cours avec le directeur pour améliorer les conditions de travail, notamment de sécurité ». En tentant maladroitement, comme souvent lorsque l’on nie une évidence — de séparer la conséquence (« problèmes d’agressions ») de la cause (« conditions de travail »), Buzyn s’inscrit pleinement dans la stratégie macronienne de fuite en avant et de déni de la réalité.

Plus tard, le 27 mai, elle affirmait « entendre la fatigue et l’agacement » des urgentistes, et disait savoir que « les urgences sont en tension dans notre pays » puis ajoutait immédiatement : « Il n’y a pas de solution miracle tant que nous n’avons pas plus d’urgentistes formés dans notre pays, c’est une problématique qui est aujourd’hui internationale ». Faisant écho au « Je n’ai pas d’argent magique » d’Emmanuel Macron, Agnès Buzyn fait donc mine d’ignorer que la crise actuelle est causée par les choix budgétaires des gouvernements successifs, le sien compris, et fait passer une absence de volonté politique pour une incapacité de l’État.

En tentant de séparer la conséquence (« problèmes d’agressions ») de la cause (« conditions de travail »), Buzyn s’inscrit pleinement dans la stratégie macronienne de fuite en avant et de déni de la réalité.

Enfin, le 04 juin, Mme Buzyn fit part de son mécontentement. « Ça n’est pas bien », dit-elle, pour condamner… les grévistes de l’hôpital de Lariboisière, qui se sont mis en arrêt maladie. « Ça accroît, ça entraîne une surcharge de travail pour les autres, pour les pompiers […] La règle dans le monde médical, c’est que quand on fait grève, on met un brassard mais on vient travailler, pour ne pas mettre en danger la vie d’autrui »a-t-elle ajouté. Oubliant manifestement que c’est précisément ce qui a été fait depuis le début de la mobilisation, et faisant soudainement preuve de la considération pour patients et soignants que ces derniers ont attendue en vain des mois durant, jusqu’à pousser certain d’entre eux dans de telles extrémités. 

Si le fameux « plan santé 2022 » professe des intentions louables, dans le sens d’un désengorgement des hôpitaux et des services d’urgence par une restructuration de la médecine de ville et des soins de proximité, il ne suffit pas à répondre aux enjeux actuels des soignants. La crise est telle qu’elle nécessite des mesures d’urgence, à effet immédiat, et donc de mettre des sommes conséquentes sur la table. Mais la logique budgétaire du gouvernement reste inflexible. « Notre système de santé ne souffre pas d’abord d’un problème de sous-financement, il pêche par un vrai handicap d’organisation », déclarait Emmanuel Macron le 18 septembre 2018. Le cap sera maintenu, pour reprendre l’expression désormais consacrée. Le temps nous dira si le renforcement de la médecine de ville et le maillage de soins de proximité qui seront progressivement mis en place parviendront, à moyen terme, à alléger la pression sur l’hôpital public. Rien n’est moins sûr, tant les fermetures de services sur les territoires, tendance que le gouvernement ne semble pas souhaiter enrayer, risquent de faire de ces centres de proximité des coquilles vides[11].

Reste que les urgences, par définition, ne sont pas à moyen terme.


[1] Caroline Coq-Chodorge, « Aux urgences, la grève s’étend «pour la décence et la dignité» », Mediapart, 26 mai 2019

[2] William Plummer, « Grève dans les hôpitaux parisiens: «On ne devrait pas travailler de cette manière» », Le Figaro, 18 avril 2019

[3] Edouard de Mareschal, « Paris : une femme retrouvée morte 12 heures après son admission aux urgences », Le Figaro, 19 décembre 2018

[4] Mireille Weinberg, « L’été s’annonce explosif aux urgences des hôpitaux », L’Opinion, 26 mai 2019

[5] Caroline Coq-Chodorge, « Aux urgences de Lons-le-Saunier, «l’équipe est anéantie» », Mediapart, 2 juin 2019

[6] Loi de financement de la sécurité sociale pour 2019

[7] Solveig Godeluck, « Assurance-maladie : 4,2 milliards d’économies en 2018 », Les Echos, 25 septembre 2017

[8] « L’AP-HP, « en situation financière dégradée », va supprimer près de 800 postes non médicaux », Le Monde, 23 novembre 2018

[9] « State of Health in the EU, France, Profils de santé par pays 2017 », Commission européenne, Observatoire européen des systèmes et des politiques de santé, OCDE

[10] Olivier Monod, « Combien y a-t-il de services d’urgence actuellement en grève en France ? », Libération, 21 mai 2019

[11] Sylvie Ducatteau, « Maternités : Agnès Buzyn met les sages-femmes en première ligne », L’Humanité, 22 mars 2019

Sabrina Ali Benali : “L’hôpital a été transformé en usine à malades !”

https://www.youtube.com/watch?v=hO2o37njhEo
Capture YouTube / MédiapartLive

La France a découvert Sabrina Ali Benali le 11 janvier 2017, dans une vidéo qui a fait le tour des réseaux sociaux. Elle y dénonçait la dégradation des conditions de travail dans les structures de soin et le manque de moyens dont elles souffrent. Le 30 janvier dernier, la mobilisation dans les EHPAD a révélé le malaise profond qui traverse le secteur de la santé. Il y a quelques jours, une nouvelle mobilisation a eu lieu pour forcer le gouvernement à agir. Nous l’avons interrogée pour mieux comprendre ce qui a conduit à la dégradation du système de santé.


LVSL – La France vous a découverte le 11 janvier 2017, lorsque vous avez mis en ligne une vidéo pour dénoncer la situation dans les structures de soin, une vidéo qui a rencontré un écho extrêmement puissant puisqu’elle a fait 12 millions de vues. Par la suite, Patrick Cohen a tenté de vous discréditer en indiquant que vous ne travailliez ni pour l’AP-HP [Assistance publique-Hôpital public, ndlr] ni dans un service d’urgences, informations inexactes qui ont fait l’objet d’une réponse de votre part. Quel regard portez-vous sur cet épisode ?

Sabrina Ali Benali – Bien avant cet épisode, je rejoignais les critiques de l’école bourdieusienne sur le traitement de l’information par les médias mainstream. Une majorité commentait le buzz plutôt que son fondement : le malaise dans les structures de soin.

J’ai décidé d’accepter toutes les invitations pour pouvoir défendre mon propos avec la plus large diffusion possible. Certains plateaux ont été des expériences intéressantes, d’autres beaucoup moins satisfaisantes. Certains journalistes, censés faire un portrait sur moi, n’avaient même pas vu mes vidéos. J’ai reçu des invitations pour parler d’une grève avant qu’ils ne se rendent compte qu’elle avait en fait lieu… au Portugal ! Ce présentisme absolu de l’information conduit à un vrai manque de sérieux dans la façon de faire du journalisme. Imaginez, si nous, les médecins, faisions notre travail de manière aussi approximative . Gloups…

Pour ce qui est de l’affaire France Inter, je ne m’attendais pas à une telle entreprise de décrédibilisation. La veille de l’émission au cours de laquelle Patrick Cohen fait son “mea culpa” en disant que j’avais menti, un membre de son équipe m’avait demandé une vérification de mon statut d’interne de l’AP-HP. Je lui ai envoyé mes fiches de paie et la convention de mon hôpital avec l’AP-HP. Donc le lendemain, Patrick Cohen ment sciemment en disant que je ne suis pas salariée de l’APHP qu’il n’y a pas de service d’urgence où je travaille.

Le soutien des soignants par milliers de selfies à été spontané. Ils se sont postés en photos avec des pancartes : “Soutien à Sabrina, son combat, c’est le nôtre, c’est le vôtre.” Le dessinateur des BD Vie de Carabin a fait une bande dessinée sur mon aventure pour m’apporter son soutien. Pratiquement tous les syndicats hospitaliers m’ont soutenue par communiqués et les urgentistes connus de la profession, Patrick Pelloux, Christophe Prudhomme et Gerald Kierzeck ont tourné une vidéo de soutien à mes côtés.

France Inter a reçu un grand nombre de messages d’auditeurs indignés sur la page du médiateur de Radio France. Au lieu de reconnaître leurs erreurs, ils ont poursuivi les mensonges avec de grossières manœuvres comme inventer que je travaille à la maternité attachée à l’hôpital dans lequel j’exerce, pour faire croire qu’il n’y avait pas de service d’urgence sur ce site, etc… On voit là le bas niveau d’une défense qui s’enfonce dans ses mensonges.

Le plus important dans cette histoire est que si j’ai refusé partout d’indiquer le nom de l’hôpital dans lequel je travaillais, c’est d’abord parce que ces problèmes sont systémiques et existent dans tous les hôpitaux. Ils ne sont pas liés à la structure dans laquelle je travaille mais aux politiques de santé nationales qui mettent tous les services de soins dans ces situations.

“J’ai trouvé effrayant qu’ils soient capables d’aller aussi loin. Ils peuvent être d’une violence inouïe quel que soit l’impact sur la vie des gens, juste pour démonter la parole de quelqu’un et défendre des intérêts.”

Ensuite, par respect pour ma hiérarchie, mes collègues et pour les patients et leurs familles, il paraît évident de ne pas révéler les dysfonctionnements au risque de les mettre en danger. La révélation par Patrick Cohen et par le médiateur de Radio France de l’arrondissement dans lequel se trouvait l’hôpital à eu d’importantes conséquences à l’intérieur de l’hôpital et pour les familles des patients concernés qui ont parfois pu reconnaître leur histoire.

J’ai trouvé effrayant qu’ils soient capables d’aller aussi loin. Ils ne pouvaient pas ignorer qu’en faisant un mauvais mensonge avec un nom de maternité, les gens retrouveraient le véritable hôpital associé à cette structure et donc, le lieu dans lequel se sont passés les désagréments dont je parle. Ils peuvent être d’une violence inouïe quel que soit l’impact sur la vie des gens, juste pour démonter la parole de quelqu’un et défendre des intérêts.

LVSL – Tarification à l’acte, durée moyenne de séjour, virage ambulatoire, le ton très jargonnant des commentateurs et des acteurs politiques rend parfois la compréhension de ce qui se passe dans les structures de soin un peu compliquée. Pouvez-vous revenir sur la volonté politique qu’il y a derrière ?

Sabrina Ali Benali – Il y a un livre qui explique cela beaucoup mieux que moi : L’hôpital en réanimation. Trois décennies de pente douce vers une idéologie libérale du secteur de la santé ont oeuvré à changé les mots, les structures, les financements du système et ses engagements. Ces mutations s’opèrent doucement. On commence par parler de modernité, de flexibilité et de polyvalence, puis de management, de rentabilité et de productivité. A la fin, on attache à l’hôpital le vocabulaire de n’importe quelle entreprise. Pour le considérer comme tel, il faut d’abord le nommer comme tel. Le sens d’une chose commence toujours par son appellation. Les indicateurs de qualité et de productivité ont prospéré : DMS, GHM, GHS etc. puis le mode de financement T2A (Tarification à l’activité), les partenariats public-privé , la volonté de doubler la chirurgie ambulatoire.

Des secteurs entiers de l’hôpital sont à présent sous-traités (restauration, hygiène, blanchisserie, etc.), on a recours massivement aux personnels intérimaires. Tous ces éléments tendent à modifier complètement l’organisation et la mission de l’hôpital public. D’une structure ayant une mission d’intérêt général, il devient une entreprise ayant pour objectif d’avoir un budget à l’équilibre.

Dans les années 80, on a obligé les hôpitaux à se financer auprès de banques privées. Certains hôpitaux ont donc contracté des prêts toxiques et ont ensuite dû faire face à des taux d’intérêt terribles. Dans le même temps, on a complètement verticalisé les instances décisionnaires du secteur de la santé. Le ministère nomme les directeurs d’ARS (agences régionales de santé), ceux ci nomment les directeurs d’hôpitaux , lesquels nomment les chefs de pôles de services. On a réduit à peau de chagrin le pouvoir décisionnaire des associations d’usagers, professionnels de santé et syndicats pour s’assurer que les rouages fonctionnent.

Chaque année, on s’applique à réguler l’ONDAM (l’Objectif National des Dépenses d’Assurance Maladie) de manière à obtenir le fameux “retour à l’équilibre” exigé par Bruxelles. Le problème c’est que les besoins en santé de la population croissent d’environ 4% par an (vieillissement de la population, modernisation scientifique, technologique) et on décide d’augmenter l’ONDAM de l’année de seulement 2%.On sait donc qu’on ne répondra pas aux besoins en santé du pays.

“C’est devenu le taylorisme hospitalier. Le film Burning out le montre bien : il y a un moment dans le film où l’anesthésiste confie : “le matin, je ne sais même pas qui j’endors”.”

Il semble quand même particulièrement stupide de ne jamais prendre le raisonnement de l’autre côté : les recettes de la sécurité sociale viennent des cotisations. Si plus de monde travaille donc cotise, les recettes augmentent et les dépenses (assurance chômage) diminuent. Pourtant, les gouvernements successifs passent leur temps à détruire des emplois. Quesaquo ?

De plus, le chômage augmente la mortalité. Un chômeur coûte plus cher à notre système de santé. On comprend dès lors qu’il ne s’agit pas d’un problème de logique car nos décideurs savent compter et ce que je dis n’est un secret pour personne. C’est donc une véritable volonté politique de destruction du service public qui se met à l’oeuvre de manière progressive. On crée le déficit. Pour tuer un chien, dites qu’il a la rage.

https://www.facebook.com/sabrina.alibenali/videos/10211200508466588/
Extrait d’une vidéo de Sabrina Ali Benali, sous le pseudonyme de Sabrina Aurora.

Malheureusement, ces analyses théoriques ont depuis longtemps des conséquences pratiques désastreuses : Il faut faire toujours plus vite, avec moins de monde et moins de moyens. Il faut vider les  lits, rendre la chirurgie rentable et faire un maximum d’actes en moins de temps possible. On ne soigne plus des gens, on soigne des organes. Ce que l’administration attend du soignant, ce n’est pas qu’il soit humain et professionnel, c’est qu’il soit rapide et polyvalent. Rassurer un patient ce n’est pas rapide, accompagner un enfant au bloc opératoire ce ‘est pas rentable et opérer des patients ne peut pas être un travail à la chaîne.

“Nous, on a fait un métier pour prendre soin des gens et on a l’impression de les maltraiter. Il y a une vraie dichotomie. Cela devient l’inverse de ce pour quoi on a fait nos métiers, et c’est ce qui crée la contestation.”

C’est devenu le taylorisme hospitalier. Le film Burning out le montre bien : il y a un moment dans le film où l’anesthésiste confie : “le matin, je ne sais même pas qui j’endors”. On passe d’une salle à l’autre. Avant, il y avait une équipe avec un chirurgien, un anesthésiste, une infirmière de bloc. Il y avait une ambiance. Maintenant, il y a un turnover permanent entre les intérimaires. L’aide soignante a six minutes entre chaque opération pour nettoyer le bloc avant la nouvelle intervention.

Les patients doivent être endormis avant le bloc pour gagner du temps. Dans le film, on voit l’anesthésiste et le chirurgien se disputer à ce propos : l’anesthésiste dit “cela fait 25 minutes qu’il dort alors qu’on a même pas commencé à l’ouvrir”. Le chirurgien a toujours les mains dans son opération précédente. En l’absence d’analyse politique du phénomène, on responsabilise les individus. Les tensions professionnelles deviennent énormes. Voilà comment nous en sommes arrivés à des usines à malades, des usines à vieux, des usines à patients en libéral. Tout le secteur de la santé a été transformé en usines avec des ouvriers du soin. Le temps est un luxe que nous n’avons plus.

LVSL – Le 30 janvier dernier, la grande journée de mobilisation dans les EHPAD, à l’appel de tous les syndicats, a été plutôt bien suivie. La pétition pour défendre la dignité des personnes âgées dans les EHPAD approche d’ailleurs les 500 000 signatures. A cette occasion, on a beaucoup entendu que les EHPAD étaient devenus des “usines à vieux”. Comment en est-on arrivé là ?

Sabrina Ali Benali – Les EHPAD subissent les mêmes règles que celles appliquées aux hôpitaux. Il doivent sans arrêt faire plus avec moins de monde et moins de moyens. La différence, c’est qu’à l’hôpital, la majorité des patients ont des séjours relativement courts tandis que les EHPAD sont des lieux de vie. Ils subissent donc la pression de la rapidité des soins et des actes sur eux de manière quotidienne. Dans un lieu où ils sont venus pour qu’on prenne soin d’eux, ils sont préssés, dépêchés, oubliés. Les soignants perdent le sens de leur fonction car ils ne soulagent plus, ils ont la sensation de devenir maltraitants.

J’ai rencontré Anne-Sophie Pelletier Garcia qui a participé à la lutte de l’EHPAD des Opalines : 117 jours de grève pour obtenir 2 postes supplémentaires. On a fait un métier pour prendre soin des gens et on les maltraite. Il y a une vraie dichotomie, c’est de ce point de rupture que naît  la contestation.

LVSL – Pouvez-vous revenir sur la politique menée par Agnès Buzyn, et notamment sur la réforme de la tarification qui a mis le feu aux poudres ?

Sabrina Ali Benali – Madame Buzyn continue l’ouvrage de ses prédécesseurs. Elle arrive à un moment où la question qui se pose c’est comment continuer quelque chose dont les gens ne veulent plus ? Pour le faire, elle utilise des artifices par lesquels elle promet de ne plus appliquer bêtement la tarification à l’acte. Elle déguise ce mensonge en promettant une ”réforme globale” avec ”une réflexion globale”.

Elle se justifie en indiquant que les gens ne sont pas plus mal soigné à l’étranger ou les dépenses de santé sont moins grandes. En Espagne, la crise du soin est gigantesque, les gens sont sur liste d’attente pendant plus de 6 mois pour avoir leur rendez-vous opératoire. En Grèce, la mortalité infantile a augmenté de 50%, en Angleterre, la prise en charge de chimiothérapie pour les cancers du sein n’est plus remboursée après un certain âge… Affirmer qu’on n’est pas plus mal soigné dans les autres pays d’Europe, comme le fait Agnès Buzyn, est un mensonge.

Regardons maintenant ce qui se cache derrière sa réforme globale. Elle propose des objectifs de 70% de chirurgie ambulatoire. ”C’est un objectif de pertinence de soins”. La vérité c’est que 70% des dépenses des hôpitaux sont liés à la masse salariale donc réduire les personnels de nuit ça fait des économies . Pour cela, quoi de mieux que la chirurgie ambulatoire ! Plus de service ouvert la nuit. L’hôpital devient un ”hôtel” de jour, opération comprise dans le menu !

“L’objectif d’Agnès Buzyn n’est pas que les gens aillent bien. Son objectif, elle l’a dit au début de son mandat, c’est le retour à l’équilibre pour 2020. Et le modèle du retour à l’équilibre budgétaire, c’est le McDrive de la médecine.”

Attention, je ne m’oppose pas à la chirurgie ambulatoire en général. Cette méthode est très bien pour des patients autonomes, ayant subi des opérations aux procédures simples, aux risques post-opératoire faibles et pouvant s’assurer un accès aux soins à domicile ensuite.  

Je suis contre la généralisation de cette méthode de manière déraisonnée pouvant mettre en danger la vie des patients avec des retours à domicile trop précoces. Aux urgences, nous recevons énormément de patients à 24, 48 ou 72 heures d’une chirurgie ambulatoire. On les appelle les “patients boomerang”. La sortie trop précoce est donc dangereuse pour eux et une surcharge de travail supplémentaire pour les urgentistes.

L’objectif d’Agnès Buzyn  n’est pas que les gens aillent bien. Son objectif, elle l’a dit au début de son mandat, c’est le retour à l’équilibre pour 2020. Et le modèle du retour à l’équilibre budgétaire, c’est le McDrive de la médecine.

LVSL – Les arguments avancés dans cette lutte nous paraissent intéressants. On parle assez peu de la condition sociale des travailleurs dans les structures de soin. Ceux-ci avancent plutôt leur sentiment de culpabilité eu égard à la façon dont les patients sont traités. Le mot “dignité des patients” est régulièrement prononcé. Pourtant, le milieu hospitalier est un cadre de travail où les burn-outs sont quotidiens et où les suicides ne sont pas rares…

Sabrina Ali Benali – L’état de santé des soignants est la conséquence de la perte de sens de leur métier.  L’argent n’est pas l’élément central de nos métiers. On a juste envie de s’occuper des gens. Pour les soignants, la notion de dignité a une grande place car la relation est particulière face à nos patients. Ils sont  malades, seuls, apeurés, nus.

Aujourd’hui, non seulement, on ne peut plus répondre correctement à notre rôle humain, mais on aggrave parfois la situation de peur du patient en devenant un élément anxiogène supplémentaire en le pressant, en le faisant attendre, en ne l’écoutant pas faute de temps etc…

Ne plus pouvoir respecter la dignité de nos patients , ce n’est plus possible.

LVSL – Pensez-vous pouvoir obtenir quelque chose de la part du gouvernement ?

Sabrina Ali Benali – Avec la lutte, on peut toujours obtenir des choses mais en tant que militante politique, je ne me fais pas d’illusions sur les capacités d’obtenir des choses du gouvernement. Même si Agnès Buzyn voulait modifier quelque chose, elle ne pourrait pas car ce gouvernement répond au dogme des 3% de déficit demandés par la Commission européenne (accessoirement élue par personne). Les intérêts que sert cette volonté ne sont pas ceux du peuple mais ceux des banquiers et du grand capital. Si on veut vraiment changer les choses, il faut changer de politique globale. C’est pour cela que je milite.

Ceci étant dit, je crois qu’on peut les faire bouger et leur faire cracher des miettes. Les mouvements peuvent la faire plier en lui mettant la pression sur la taxe sur les salaires hospitaliers par exemple. Nos taxes de 12% sur les salaires pourraient être reversées à l’hôpital. Ça représente 4 milliards d’euros. On pourrait créer 100 000 emplois. C’est d’ailleurs la même somme qui a été redonnée aux plus riches par la suppression de l’ISF. Avec cette mesure, ils ont accepté de lâcher 4 milliards sans aucune création de richesse pour l’état pour venir ensuite nous chanter que les caisses sont vides. 

Sur le court terme, on pourrait obtenir une petite respiration mais il est évident qu’on n’arrivera pas à obtenir de modèle vertueux de long terme dans ce modèle économique. C’est comme quand un patient fait une hémorragie. On pose le garrot, ça peut tenir deux heures mais après il faudra quand même aller au bloc.

LVSL – Vous croyez que le système peut craquer ?

Sabrina Ali Benali – On ne peut pas décider du moment où ça craque ni même si ce moment va avoir lieu. Et que veut dire “ça craque?” 30 suicides en deux ans, 30% d’internes sous anti-dépresseurs, 40% des étudiants en troisième année d’infirmier qui se déclarent en souffrance psychologique. Ça craque déjà. On est déjà dans une situation extrêmement critique mais malheureusement, il n’y pas pas de limite infranchissable. Ça peut toujours être pire sans que l’on arrive à avoir une révolte de masse.

En  2015 en Grèce, les députés de la commission santé m’ont fait visité les dispensaires de santé mis en place pour faire face à l’incurie du système de santé. A l’époque, le pays avait un taux de 100% d’augmentation du nombre de suicides, 55 % d’augmentation de la mortalité infantile, les médecins partaient, les jeunes internes quittaient le pays, ceux qui restaient n’avaient plus de vacances. C’est la lente descente aux enfers et cela peut toujours être pire. Finalement, la révolte est arrivée mais avec le résultat qu’on connaît. Le peuple Grec à voté contre la Troïka. Pour autant, Tsipras n’a pas réussi à gagner le rapport de force. La Commission européenne a voulu donner un signal pour faire comprendre au peuple qu’il n’y avait pas d’alternative et que la démocratie s’arrêtait là ou commencent leurs profits.

Malheureusement, le chef d’état Grec n’avait pas prévu de plan de sortie des traités comme l’ont fait les Anglais ou les Islandais lorsqu’ils ont refusé de payer la dette illégitime des banques privées. De plus, la Grèce étant une faible puissance en Europe, le rapport de force n’était pas en leur faveur. A l’inverse, notre position de 5ème puissance du monde et 2ème d’Europe crée d’office un rapport de force bien plus favorable. A condition de vouloir le mener, pour le peuple, pour l’intérêt général. Malheureusement, ceci n’est pas le projet du gouvernement.

“Il n’y a pas de moment où ça craque. Cela craque déjà. 30 suicides en deux ans, 30% d’internes sous anti-dépresseurs, 40% des étudiants en troisième année d’infirmier qui déclarent être en souffrance psychologique, on attend quoi pour dire que ça craque ?”

La misère n’est pas synonyme de prise de conscience et de révolution. Le pouvoir exécutif va continuer sa politique. Cela ne veut pas dire que l’on doit les laisser faire. L’histoire de ce pays a montré qu’on attend pas gentiment que quelqu’un dise “je m’en vais”, “la révolution” consiste en l’affirmation d’un autre projet de société par le peuple. Il peut se produire de plusieurs façons : par les urnes, par une grève générale mettant le gouvernement en difficulté, par des prises de rue massives etc. J’espère vivement qu’un de ces moments arrivera et que l’on ne puisse plus sacrifier des vies humaines sur l’autel des chiffres.

Quand on me dit que je suis d’extrême-gauche, cela m’abasourdit. Il y a quelques jours, mon patient s’est effondré en larmes dans mon bureau me suppliant de faire un certificat disant qu’il avait besoin d’un hébergement. Le 115 n’avait plus de place. Ce monsieur avait une fracture, il était sous anti-coagulant. Personne ne pouvait l’héberger. Il pouvait sortir, dehors, sous la neige, tomber et mourir. En janvier 2018, un bébé de 6 semaines est mort dans la rue. Mourir dans les rues de France en 2018 est devenu un quotidien et c’est nous qui sommes extrémistes de penser que ce n’est plus possible ?

Il y a 9 millions de pauvres, près de 120 000 personnes qui vivent à la rue, et quand les députés France Insoumise demandent l’ouverture du Val de Grâce (hôpital vide) on nous traite de démagogues. Nous sommes sur terre pour un peu plus d’un demi-siècle. J’aspire juste à ce que tout le monde ait droit à un peu de bonheur et de quiétude pendant cette existence. Je ne parle pas d’aller au spa du Hilton. Avoir 5 semaines de congés par an, aller à la plage, offrir un cadeau de Noël à ses gosses, manger et dormir au chaud dans la cinquième puissance du monde, ça doit être possible non ?

Nos adversaires, eux, nous expliquent qu’il faut respecter les 3% pour des notations, quitte à ce que les travailleurs crèvent pour cela. Qui est extrémiste ? Qui est démagogue ? Ce dogme des 3% relève de la croyance. N’oublions pas que dans le même temps, on a un record du nombre de millionnaires en France.

Dès qu’il arrive, Macron fait la loi travail, Agnès Buzyn continue de détruire l’hôpital et Macron offre 4 milliards aux plus riches en supprimant une partie de l’ISF. Il supprime la taxe majorée sur les salaires et dividendes des banques et assurances au delà de 15 000 euros/mois . Avec tout cet argent gaspillé au profit des plus riches, il arrive quand même à expliquer qu’il ne peut pas augmenter les moyens de l’hôpital public.

LVSL – On a l’impression que ce mouvement de contestation est le premier qui prend depuis le début du quinquennat Macron. Quel regard portez-vous sur le mouvement social en France ? Croyez-vous que ce mouvement puisse être le déclenchement de quelque chose de plus massif ?

Sabrina Ali Benali – Macron a dit qu’il allait “nous botter le train”, cela prouve tout le mépris qu’il a pour nous. Je pense que ça peut converger. Quelle va être l’étincelle ? Personne ne le sait. Il faut bien comprendre qu’il a mis les gens dans une situation de précarité telle qu’ils nous disent “une journée de grève oui mais je ne peux pas perdre 5 journées de salaire”. C’est énorme pour plein de gens. On nous a tellement pressurisés, qu’avec les temps de transport, le travail, les enfants, les courses, etc… c’est difficile d’avoir l’esprit disposé à la contestation. L’autre jour, j’ai rencontré un patient qui travaillait la journée et était chauffeur Uber le soir pour pouvoir payer les études de ses enfants.  Quand pourrait-t-il se mobiliser ? C’est de l’esclavage moderne. Il travaille tout le temps. Il n’y a plus de sens à sa vie. Il ne fait que travailler pour vivre. Il n’y a même plus d’espace de bonheur, de rire alors qu’au fond, les gens ne veulent que cela.

De plus, les sources d’information sont relativement biaisées et n’aident pas à la prise de conscience.  On a tous vu passer ce sondage où on demande aux gens, “les cheminots ont la retraite à 52 ans, et le train gratuit pour toute la famille, trouvez-vous cela normal ?”. Dans ces conditions, on comprend pourquoi 60% des gens sont contre et prennent les cheminots pour des privilégiés.

“Nous devons avoir de la patience envers l’histoire. Non pas une patience inactive, trop commode, fataliste, mais celle qui engage toutes les énergies et ne se laisse pas abattre lorsqu’elle paraît mordre sur du granit, et qui n’oublie jamais que la brave taupe de l’histoire creuse sans cesse, jour et nuit, jusqu’à ce qu’elle perce à la lumière”.

A l’hôpital, il y a eu ce moment où les gens ont compris que ce n’était pas de notre faute mais de celle des institutions. Avant, les gens étaient véhéments. J’étais de garde, les gens disaient : “Pourquoi on attend aussi longtemps ? Qu’est-ce que vous faites ? Ce n’est pas normal”. Maintenant, on entend de plus en plus des messages d’encouragement. La parole s’est tellement libérée que les gens ont fini par savoir que nous étions des victimes, non des coupables. Il faut que, par d’autres canaux d’informations, les gens sachent que les cheminots ne sont pas des privilégiés. Les profs sont aussi caricaturés en fainéants qui ont trois mois de vacances l’été, qui ne foutent rien et bossent 15 heures par semaine.

J’ai l’impression qu’un puissant a lancé à terre un tout petit bout de pain de sa baguette. Deux pigeons ont faim et se le disputent. Est-arrivé le moment où les pigeons arrêtent de se battre et regarde en l’air vers celui qui s’est gardé tout le reste de la baguette. Emmanuel Macron et son gouvernement attaquent tout le front, c’est la stratégie du choc : soit ça pète, soit il se disent  “ils sont mal en peine et ne vont pas pouvoir se relever”. Une fois qu’on aura toutes les plaies dans le corps, va-t-on arriver à se relever ? C’est la question. Parfois, le décès de trop à l’hôpital, le travailleur suspendu, le suicide, déclenchent l’étincelle.  On ne sait pas quand arrivera l’élément qui conduira les gens à dire : “trop, c’est trop !”.

Quoiqu’il en soit, mon travail sera toujours de militer pour mettre en exergue une alternative. A chaque fois, au plus il avance, au plus c’est difficile de reconstruire. Mais n’oublions pas qu’il n’y a pas de fatalisme. Ce que l’homme a fait, il peut le défaire. Il ne faut jamais céder et toujours reprendre la lutte.

Nous devons avoir de la patience  envers l’histoire. Non pas une patience inactive, trop commode, fataliste, mais celle qui engage toutes les énergies et ne se laisse pas abattre lorsqu’elle paraît mordre sur du granit, et qui n’oublie jamais que la brave taupe de l’histoire creuse sans cesse, jour et nuit, jusqu’à ce qu’elle perce à la lumière.

 

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