« L’État doit assumer sa responsabilité de réinvestir dans le capital naturel visant à assurer notre résilience » – Entretien avec Maxime de Rostolan

Maxime de Rostolan est un activiste au profil singulier : à la croisée du militantisme écologiste, du monde de l’entreprise et du travail d’influence politique, il est le fondateur de Fermes d’Avenir, Blue Bees, du lobby citoyen La Bascule, et plus récemment de Communitrees, un collectif de reforestation citoyenne. Il a publié récemment l’ouvrage En Avant ! (Michel Lafon, 2020), dans lequel il retrace et tire les bilans de ses multiples expériences militantes et propose quelques pistes pour rendre l’écologie désirable. Nicolas Hulot disait de lui qu’il en ferait son ministre de l’Agriculture. Nous revenons donc assez largement dans cet entretien sur la question de la transition agroécologique. Nous nous intéressons par ailleurs au bilan qu’il tire de ses relations avec le pouvoir.     

LVSL – Commençons par parler agriculture, vous êtes le fondateur de Fermes d’Avenir. Un de vos objectifs était de prouver que la permaculture pouvait être plus rentable que l’agriculture conventionnelle, et en cinq ans à peine. Est-ce le cas ?

Maxime de Rostolan – Première précision, la permaculture n’est pas une technique agricole, nous disons que c’est « une méthode de conception d’écosystème humain équilibré ». Tous les mots sont importants !

« Méthode » implique un aspect technique, et pour cela on dispose d’outils comme « OBREDIM » – on Observe, notamment les Bordures, les Ressources, on Evalue, on Désigne, on Implante puis on Maintient. C’est donc bien une méthode « de conception » puisque l’on va d’un point A à un point B, « d’écosystème » c’est-à-dire d’une organisation où plein d’êtres vivants sont en interaction, « humain » parce que dans l’idée autour de la permaculture, l’homme n’est pas toxique pour la nature mais trouve sa place dans l’environnement, et « équilibré » pour aller vers quelque chose de résilient.

Avec cette définition on comprend que la permaculture, c’est bien plus large qu’une technique agricole, c’est presque une philosophie. D’ailleurs, depuis des années, un de mes paris est de faire adopter la permaculture à des politiques, car quel plus beau challenge, pour un politique, que de faire du territoire qu’il administre un écosystème humain équilibré ?

Après, il est vrai que le contexte où l’on peut le mieux observer la permaculture et ce à quoi ça peut ressembler, c’est effectivement le contexte paysan de production, puisqu’il s’agir d’un écosystème paysagé, visible, tangible, mais en réalité, c’est d’agroécologie dont on parle : le fait de travailler en harmonie avec le vivant, de prendre soin de l’homme et de la nature. La question que vous posez devient donc : est-ce que l’agroécologie peut être plus rentable que l’agriculture industrielle et chimique ? C’est la fleur qu’on avait mise à notre fusil et qu’on voulait prouver, au départ de Fermes d’Avenir. Mais assez vite, dès la deuxième année, j’ai fait le constat qu’on n’y arriverait pas, et ce pour plusieurs raisons.

Premièrement parce que dans le cadre de l’expérience de Fermes d’Avenir, il y a plusieurs choses que nous n’avions pas vraiment anticipées. Par exemple, il nous fallait un bâtiment, or comme nous étions à côté d’un château, l’architecte des bâtiments de France nous a imposé des normes qui triplaient le coût des travaux… nous n’avons donc pas pu le construire. Par ailleurs, nous étions sur un terrain sablonneux qui séchait très vite, il fallait donc l’arroser énormément et lui apporter beaucoup de matière organique. Enfin et surtout, le pari le plus important dans cette aventure Fermes d’Avenir consistait à montrer l’aspect désirable de ce métier auquel pouvaient prétendre les gens.

Comme un métier « désirable » est un métier avec des horaires décents et un salaire convenable assuré, nous avions d’emblée proposé 1,2/1,3 SMIC, trente-cinq heures hebdomadaires et des heures supplémentaires payées. Mais dans les « vrais » projets de ferme agroécologique à taille humaine, ça n’existe pas : les porteurs de projet bossent soixante-dix heures par semaine et en moyenne un maraîcher touche sept cent cinquante euros par mois. On a donc assez vite reconnu qu’on avait affiché des ambitions enthousiasmantes mais pas réalistes. En quelque sorte, nous avons prouvé que c’est le modèle économique qui n’est pas adapté à ce type d’agriculture, lequel il ne s’agit toutefois pas de remettre en question puisqu’on ne négocie pas de travailler avec la nature, d’agrader nos écosystèmes plutôt que les détruire.

Pour ne pas non plus me mettre à dos tous ceux qui essayaient de vivre d’après ces principes, on a décidé de dépasser cette réalité économique et on a trouvé quelques fermes qui fonctionnent : c’est récent mais il y en a de plus en plus, et elles vont arriver à sortir ce que je viens de donner comme horizon souhaitable, c’est-à-dire des horaires de travail et un salaire décents.

Les gens qui y arrivent appliquent – en tout cas pour ceux que j’observe – des méthodes assez rigoureuses d’efficacité voire d’ingénierie s’inspirant beaucoup de celles de Jean-Martin Fortier au Québec, ce maraîcher incroyable qui a écrit « Le jardinier maraîcher », traduit en plusieurs langues. En 2018, je l’ai fait venir en France pour une tournée de formations et conférences ; on a rencontré pas mal de gens, dont certains qu’il accompagne aujourd’hui et qui sont en train de renverser les standards – en tout cas je l’espère sincèrement !

Mais pour moi, la question devrait être : est-ce que l’agriculture industrielle et chimique montre un modèle économique viable ? Pourquoi devrions-nous prouver la rentabilité économique de l’agroécologie alors que, sans la PAC, 60% des fermes de production industrielle ont un résultat d’exploitation négatif avant impôt  ? Et malgré les 10 milliards d’euros de la PAC, un tiers des agriculteurs touchent 350€/mois. De plus, à ces aides directes s’ajoutent des subventions indirectes : par exemple, la pollution de l’eau, les problèmes de santé, l’extinction de la biodiversité et ainsi de suite. Ce sont des coûts cachés qu’on devrait imputer à l’agriculture industrielle et qui devraient en théorie grever son modèle économique. Mais cette facture des dégâts est réglée par l’argent public, par nos impôts, et « grâce » aux lobbyistes qui font un super travail pour maintenir cela externalisé.

In fine, Fermes d’Avenir a acté le fait que se battre à armes inégales avec l’agroindustrie n’était pas forcément notre meilleure stratégie, et nous avons fait évoluer notre discours : on est passé de « on va prouver que c’est plus rentable », à « on va évaluer la viabilité technique, sociale, et économique » de ce type d’agriculture, « identifier les freins » pour mettre en lumière la distorsion de concurrence qui existe entre ce modèle agroécologique et l’agriculture industrielle et chimique, et « proposer des leviers politiques ». C’est ce que nous avons fait pendant plusieurs années en assumant un rôle de lobbyistes d’intérêt général, notamment dans le cadre des Etats Généraux de l’alimentation (dont nous avions soufflé l’idée dès janvier 2017 aux candidats à la Présidentielle).

LVSL Imaginons donc que nous réformions l’ensemble du système pour viabiliser l’agroécologie, quels seraient les gros points de blocage pour un agriculteur qui aujourd’hui est en conventionnel et veut se reconvertir à une agriculture écologique ? On parle beaucoup par exemple des dettes des agriculteurs, y-a-t-il d’autres blocages – moraux par exemple ?

M. de R. – L’agriculture industrielle, comme son nom l’indique, c’est un truc d’échelles et ça, c’est un gros point de blocage : vous avez de grosses machines, elles représentent des investissements importants et en effet, beaucoup d’agriculteurs sont étranglés par les dette. Il est toujours très compliqué pour quelqu’un qui est très endetté de prendre la décision de ne plus se servir de ses machines tout en continuant à payer les traites – ça, c’est une première chose. Deuxième chose, techniquement, si on veut parler de conversion « du conventionnel vers le bio », on constate que très peu de recherches ont été financées sur la façon dont on peut optimiser les itinéraires culturaux en bio, rien qui explique, par exemple, comment on peut assurer sa conversion avec, pourquoi pas, une adaptation du matériel. On devrait creuser ces sujets-là. On voit aujourd’hui combien la technique est cruciale pour réconcilier les différentes approches, l’agriculture de conservation des sols (ACS) propose de nouvelles voies avec l’arrêt du labour, le semis direct sous couvert végétal…mais ils ont encore besoin de glyphosate pour « nettoyer » leur champ. Avec quelques années de recherche, on pourrait vraisemblablement associer l’ACS et le bio – certains l’expérimentent et montrent des premiers résultats. Il faut investir ces champs de connaissance et de compréhension des écosystèmes, c’est un défi aussi nécessaire que stimulant.

Le troisième blocage se passe dans le cœur : les agriculteurs ont souvent l’impression – parfois à raison – de dédier leurs vies pour nourrir les autres et d’avoir très peu de reconnaissance. Beaucoup d’entre eux affirment qu’ils étaient écologistes avant que l’écologie existe. Ce n’est pas totalement vrai non plus, parce que si c’était vraiment le cas, nous n’aurions pas perdu 80% des insectes ou 30% de nos oiseaux de plaine, et les nappes ne seraient pas polluées comme elles le sont. Quoi qu’il en soit, je pense que l’examen de conscience est douloureux ; beaucoup d’agriculteurs privilégient le statu quo et se retranchent derrière leur savoir-faire, nous qualifiant de bobos hors-sol aux demandes contradictoires (comme vouloir payer pas cher et avoir des produits respectueux de la nature).

On vit dans une société qui se polarise, et je pense que le secteur agricole est l’un de ceux dans lesquels ça prend corps, où l’on observe une véritable opposition. Les agriculteurs qui se sentent visés par les écologistes parlent même d’agribashing, ce qui en dit long sur leur sentiment d’être malmenés.

Il est de fait urgent de réconcilier les citoyens avec les paysans, et chaque « camp » doit faire un pas ; les agriculteurs doivent faire amende honorable, prenant acte de certaines réalités et de la nécessité de changer radicalement certaines pratiques, tandis que les citoyens doivent se montrer humbles et admettre leur incapacité à faire ce métier de paysan, reconnaître qu’ils n’en ont ni les compétences ni l’énergie – c’est un métier harassant. Il faut, dans un respect mutuel, essayer de trouver des terrains d’entente. Je ne suis pas psy, mais je pense que pour amener un changement, c’est plus simple quand votre « adversaire », votre « ennemi », vous aide, quand il prend part à la thérapie.

LVSL – Vous présentez ici les agriculteurs comme un bloc unique, or cette polarisation, ne la retrouve-t-on pas au sein même du monde agricole ? Ne pourrait-on dire qu’une ligne de clivage existe, grosso modo, entre la vision FNSEA et la vision Confédération paysanne ?

M. de R. – C’est vrai, on entend parfois crier des noms d’oiseaux en bordures des champs. J’ai rencontré plein de paysans qui ne peuvent pas parler, qui se font insulter. La semaine dernière, je suis allé chez Eric Lenoir, un paysagiste qui a monté une pépinière incroyable, « les jardins du Flérial » ; autour de son jardin, il m’a montré que son voisin passe du glyphosate exprès le plus près proche possible de son champ. Je ne présente pas les agriculteurs comme un bloc, bien sûr, en revanche se pose la question de ce qu’il faut envisager pour que les agriculteurs changent. Surtout lorsque les défenseurs du modèle dominant répètent fièrement, même si c’est totalement arbitraire et pas prouvé du tout, que nous avons la meilleure agriculture du monde, que tout le monde nous l’envie, et ainsi de suite…

Ce que je constate, c’est que l’agriculture industrielle et chimique a au moins cinq impacts :

Elle a un impact sur la qualité de l’eau : si on voulait dépolluer les nappes phréatiques, ça coûterait pratiquement le PIB de l’agriculture (60 milliards €). Ainsi on devrait doubler le coût de l’alimentation pour provisionner cette dépense. Elle impacte aussi la biodiversité, puis le climat (l’agriculture émet 25% des gaz à effet de serre), puis la santé, avec tout ce qui entoure les perturbateurs endocriniens, les cocktails de produits chimiques ; la ministre de la Santé québécoise parle d’un tsunami de l’autisme, les statistiques sont vraiment inquiétantes. Mon fils de 10 ans est handicapé, on ne sait pas vraiment à cause de quoi, mais les médecins disent que c’est une maladie de la prospérité, c’est une maladie de toutes les pollutions diffuses.

Et si, malgré ces quatre impacts, l’agriculture industrielle et chimique créait de l’emploi on pourrait à la rigueur défendre son maintien, mais le pire du pire c’est qu’elle a détruit 80% des emplois du secteur en cinquante ans. Il n’y a vraiment plus aucune justification à maintenir ce modèle, donc ceux qui s’y accrochent s’attirent l’inimité d’une partie de la population, et de fait, ça bloque.

LVSL Nicolas Hulot disait de vous qu’il vous ferait volontiers ministre de l’Agriculture. Admettons qu’un candidat vous désigne ministre en 2022 et vous donne carte blanche pour effectuer toutes les réformes que vous voulez pour transiter vers l’agroécologie, quelles sont les quelques mesures prioritaires que vous prendriez ?

M. de R. – Personnellement, je serais bien embêté d’occuper ces fonctions-là parce que j’aime ma vie…et pour avoir connu des ministres, ils perdent une grande partie de la leur lorsqu’ils le deviennent ! Plus sérieusement, quand on a écrit le plaidoyer Fermes d’Avenir, on a fait cet exercice, qui objective les externalités des agricultures et qui démontre que l’agriculture industrielle est un très mauvais choix nous coûtant très cher, collectivement. De ce plaidoyer, on a extrait des propositions de mesures ; on les a consignées dans une pétition qu’on a remise fin 2016 aux candidats de l’élection présidentielle. Emmanuel Macron était d’ailleurs venu visiter notre ferme à l’époque, on lui avait expliqué et « vendu » ces propositions.

Concrètement, nous avons plusieurs idées, qui vont toutes dans le sens de travailler avec le vivant et non pas contre, c’est- à dire sans plus de produits en cide –  les fongicides, les pesticides –, qui tuent les insectes, les champignons, les mauvaises herbes. L’idée c’est de s’inspirer de la nature, comme l’y invite la permaculture. Pour encourager cette approche, nous disons qu’il faut rémunérer les services écosystémiques ; cela signifie par exemple qu’à partir du moment où un paysan va arrêter le glyphosate, il va économiser des dépenses de santé, donc on peut lui rétrocéder une partie de ces économies pour l’aider à compenser une éventuelle perte de sa production.

Il y a plein de manières de récupérer du budget ; la PAC par exemple, c’est dix milliards d’euros, ça fait déjà un petit peu de ressources à dédier au sujet, non ? Il y a plusieurs autres budgets dont nous pourrions nous servir, comme ceux qui servent à la lutte et à l’adaptation au dérèglement climatique : pour tenir ses engagements, la France (comme les autres pays d’ailleurs) va devoir investir dans son capital naturel, lancer des chantiers de restauration des écosystèmes.

Il y a un moment où il faut faire basculer l’argent public, qui sert à réparer en permanence les dégâts causés par les erreurs, vers des investissements visant à ne plus commettre les erreurs en question. Globalement, notre priorité devrait être, quoi qu’il en coûte, de nous affranchir des externalités délétères et coûteuses de l’agriculture chimique (et d’autres secteurs industriels d’ailleurs).

Je vous donne un exemple : à Munich, en 1994 l’eau devient impropre à la consommation car elle est saturée de nitrates. Le conseil municipal se réunit et se propose de construire une usine d’adduction d’eau potable ; ils sont prêts à dépenser les dix millions de deutsche marks nécessaires et à faire appel à Suez ou Veolia qui savent quoi mettre comme ingrédients chimiques dans cette eau polluée pour en faire de l’eau potable. Heureusement, au cours de la discussion, ils se demandent pourquoi l’eau est polluée, et ils déterminent la cause suivante : sur le bassin captant, il y a deux cent cinquante agriculteurs qui balancent de l’azote en excès. La question se pose alors : ne pourrait-on demander à ces agriculteurs de passer en bio ? En réponse, on craint un manque à gagner, des résultats de production moindre.

Mais il suffit qu’ils vendent un peu plus cher (puisqu’ils proposent des produits bio) tandis que ce type de production entraînera une diminution de leurs charges, jusqu’à ce que leur bilan se rééquilibre (on compte généralement trois ou quatre années un peu compliquées à passer). En définitive, est-ce que ces millions de deutsche marks, qu’on envisage de donner à Véolia et à Suez, ne seraient pas mieux utilisés s’ils sont donnés aux agriculteurs pour que ces derniers ne perdent pas d’argent lors de leur transition ?

Finalement, c’est l’option qu’a pris le conseil municipal, et en quelques années, l’eau est redevenue potable. Elle affiche aujourd’hui une qualité que les industriels ne sauraient reproduire, et les agriculteurs ont retrouvé leurs comptes de résultat, en étant désormais rémunérés, en plus de leur production, pour le service qu’ils rendent.

De fait, la rémunération pour les services écosystémiques, c’est d’après moi une porte d’entrée vers ce qu’on appelle la comptabilité en triple capital, qui consiste, dans les bilans, à intégrer le capital naturel et le capital humain en plus du capital financier. Ce serait la première mesure à prendre, et c’est celle pour laquelle je me bats le plus.

Une autre disposition consisterait à rendre aux paysans leur autonomie, car outre la sécurité qu’elle implique, elle représente une condition essentielle à la gestion vertueuse des écosystèmes. Il faut absolument arrêter de dépendre de livraisons d’intrants livrés par un train qui vient de l’autre bout de la France, de l’Europe, du Monde parfois. Pour se libérer de cette dépendance, il existe un modèle très simple qui s’appelle la polyculture-élevage : sur chaque ferme, on a des cultures – des arbres ou haies –, et des animaux (il est important de noter qu’on n’est pas obligé de tuer les animaux à la fin, mais il s’agit d’un autre débat). Nous avons essayé de promouvoir ce concept, nous l’avons approfondi dans le cadre des états généraux de l’alimentation. Bien entendu, elle a été retoquée par beaucoup d’industriels qui ont objecté que la « ferme-France » pratique déjà la polyculture-élevage en faisant de l’élevage en Bretagne, des céréales dans la Beauce, de la forêt dans les Landes… Ils parlent d’une ferme-France, nous parlons de multiples fermes en France ; les camions et les bateaux, dans leur schéma, sont toujours nécessaires pour boucler la boucle.

Nous avons poussé une autre mesure assez concrète que je trouve assez marrante : quand on vend un appartement, on fait ce qu’on appelle un DPE (Diagnostic de Performance Énergétique) avec la grille A, B, C, D, E. En fonction de la lettre, l’appartement vaut plus ou moins cher. Pourquoi ne demanderait-on pas un tel diagnostique quand on vend une parcelle agricole ? On rendrait obligatoire la réalisation d’un diagnostic de sol avec pour indicateurs l’analyse de vie microbiologique et le taux de matière organique par exemple, et le prix de la terre varierait selon cet indice. De fait, si quelqu’un avait abîmé son sol et perdu de la matière organique en labourant sans retenue, ou bien s’il avait détruit la microfaune du sol, il passerait de A à D et vendrait sa parcelle moins chère. En somme, il aurait perdu de son capital.

Voilà le genre de mesures que nous pourrions imaginer, il y en a plein d’autres, on en a onze.

LVSL En deux mots, si vous pouviez réécrire entièrement la PAC, quelles grandes orientations prôneriez-vous ?

M. de R. – Je commencerais par arrêter les aides à l’hectare pour renforcer les aides à l’emploi en fonction des Unités de Travail Agricole. Je ne comprends pas pourquoi ce n’est pas encore le cas. J’inverserais les priorités : l’objectif, la mission qu’on confierait aux paysans d’Europe, serait de régénérer nos écosystèmes et que toute aide soit conditionnée à l’agradation de leur parcelle, en termes de biodiversité, en termes de sol, en termes d’autonomie. Après, la PAC pose des questions en soi : pourquoi a-t-on besoin de subventionner ? Ces subventions qui passent par la case Europe sont-elles justifiées ? Ne pourrait-on trouver un système plus souverain pour des sujets qui ont justement trait à la résilience de notre territoire ? Je pense que chaque pays devrait se poser cette question-là, parce que nous savons très bien qu’il y a des distorsions de concurrence entre les pays – les contrôles ne sont pas les mêmes partout, la suspicion règne entre les membres. De fait, cette échelle européenne me questionne.

LVSL En combien de temps pourrions-nous atteindre 100% d’agroécologie en France ?

M. de R. – Je ne sais pas combien de temps il faudrait. Olivier de Schutter, rapporteur pour la FAO auprès de l’ONU, et qui a beaucoup travaillé sur la question, conclut sa deuxième étude en disant : « l’agroécologie n’est pas une solution, c’est la seule ». Mais cette solution sera longue à mettre en place tant que nous continuerons à dire qu’il faut que toutes les agricultures puissent coexister. J’ai la même réaction quand j’entends qu’il faut de tout pour faire un monde – je ne suis pas certain qu’il faille des fachos. De la même manière je ne suis pas certain qu’il faille des gros tracteurs énormes et des champs sans arbre. Pourtant, c’est un discours assez bien-pensant, diplomate, qui consiste à ne pas accabler ceux qui croient bien faire. Et bien sûr je comprends que ça clive, ça braque, ça blesse de dire que ce n’est pas bien cette agriculture, mais à un moment il faut se le dire.

LVSL Vous êtes lancé dans un nouveau projet qui est Communitrees, pouvez-vous nous le présenter dans les grandes lignes ? De quel constat partez-vous et quel est votre objectif ?

M. de R. – Premier élément de constat : selon le rapport Afterres2050 publié par Solagro, on devrait planter en France vingt-cinq mille kilomètres de haies par an d’ici 2050 – vingt-cinq millions d’arbres chaque année. Une autre étude scientifique indique qu’il faudrait mille deux cents milliards d’arbres sur la Terre. Même s’il ne faut pas prendre ces chiffres de façon trop rigoureuse, ils n’en donnent pas moins une indication d’ordre de grandeur : mille deux cents milliards d’arbres nécessaires sur terre, alors qu’on en compte trois mille milliards. Au rythme auquel nous allons, il nous faudrait des siècles, nous ne sommes pas du tout dans les clous. En matière de haies par exemple, je vous disais qu’en France, il faudrait en planter 25.000 km par an, or non seulement nous en plantons 2.500 annuellement – donc dix fois moins –, mais surtout nous en arrachons 11.000 chaque année : en solde net, nous sommes donc à moins 8.500 km. Alors, comment fait-on pour s’attaquer à ce chantier ?

Il y a plein de goulots d’étranglement : il faut des bras, de l’argent, des parcelles où planter. Cela peut aussi bloquer au niveau des pépinières, parce qu’il faut des plants. Prenons par exemple le plan de relance ; ils ont débloqué 50 millions d’euros pour les haies en tombant dans le piège qu’on voulait éviter : celui de dire qu’il faut dépenser l’enveloppe dans son intégralité en deux ans. Il s’agit de 25 fois le budget actuel : en 6 ans, en France, nous avons planté pour 12 millions d’euros d’arbres et là, ils veulent en planter pour 50 millions en deux ans. Cette course au décaissement ne nous donne pas le temps de créer une filière, et donc les opérateurs du territoire qui planteront n’auront souvent pas d’autre choix que d’acheter les plants en Allemagne et aux Pays-Bas.

Il y a quelques semaines, je me suis incrusté au One Planet Summit à l’Elysée, et j’ai pu expliquer ce que je viens de vous dire à Emmanuel Macron ; il s’est montré assez sidéré par cet écueil. Il m’a tout de suite fait rappeler par le ministre de l’Agriculture, que j’ai donc rencontré et qui m’a confirmé qu’ils avaient sans doute avancé un peu trop vite sur ce sujet. Il était avec son conseiller que j’avais rencontré quelques mois auparavant et qui m’avait alors dit : « Je sais, tout le monde me dit que c’est impossible, mais on va y arriver ! » et à qui j’avais alors répondu que si tous les acteurs des territoires exposaient ces craintes, ce n’était sans doute pas une bonne idée de foncer tête baissée.

Donc voilà, c’est le premier constat : il faudrait planter beaucoup plus d’arbres et nous ne sommes pas équipés, nous n’avons pas les filières, et si ça se fait il va falloir acheter ailleurs, on ne sera pas dans la résilience.

Deuxième constat : nous ne pouvons presque rien proposer de concret à une partie – grandissante – de la population qui a envie de s’engager, de mettre les mains dedans, qui souhaite se sentir utile et contribuer. Beaucoup de gens veulent pouvoir dire à leurs enfants qu’ils ont pris conscience des dérapages, qu’ils ont agi, qu’ils ont fait ce qu’ils pouvaient. Je reçois de nombreux messages de personnes qui ont du temps et veulent se rendre utiles et qui me demandent ce qu’ils peuvent faire de plus pour la transition, pour changer le monde.

In fine, j’ai réuni ces deux constats dans un seul projet, celui de pépinières participatives. Pour répondre à une urgence écologique, on mobilise des volontaires et on leur offre un cadre convivial, empathique, bienveillant, et en intelligence collective. On sait que la vie en collectif autour de projets ayant du sens représente une expérience souvent irréversible pour ceux qui y goûtent, mais c’est peu dire que les modèles économiques de ces projets sont rares –  La Bascule est à ce titre une aventure intéressante à suivre.

Ainsi l’idée consiste à faire des pépinières participatives sur les territoires en partant du principe que c’est à l’État de les financer car elles ont pour objet la préservation de la maison commune et l’avenir de nos enfants. Depuis huit mois, je négocie avec les équipes de l’Élysée, du ministère de l’Agriculture, et du ministère de l’Écologie sur la manière d’enclencher ce projet. Évidemment, on pourrait associer des entreprises à ce chantier colossal et crucial pour notre survie – on devra forcément le faire un jour –, mais je voudrais qu’au départ, ce soit l’État qui assume sa responsabilité de réinvestir dans un capital naturel visant à assurer notre résilience.

Une fois qu’on aura convaincu les pouvoirs publics et obtenu une enveloppe, le projet devient assez simple : on trouve des lieux désaffectés ou non (gares, usines, châteaux, monastères, etc.), avec du terrain cultivable, et on les réhabilite en pépinières. Une équipe salariée assure le bon fonctionnement (production des plants, partenariats techniques avec les acteurs locaux compétents, vie des bénévoles sur place) et on accueille des volontaires qui restent 1 mois, 6 mois ou un an de leur temps. Chacune de leur mission sera encadrée, au moins les premières années, par des opérateurs du territoire rémunérés pour cette prestation (pépiniéristes, paysans, associations de planteurs, etc.) qui permettront de savoir quoi et comment planter, et d’assurer une production ainsi qu’un suivi de qualité.


Globalement, les volontaires auront 5 missions : récolter graines et semences dans les espaces naturels, produire les plants, identifier les parcelles où planter, organiser les chantiers de plantation, et entretenir les jeunes plants ainsi que les haies et arbres déjà présents. L’un des enjeux sera bien entendu de savoir où planter : nous nous concentrerons en premier lieu sur l’agroforesterie, qui consiste à intégrer des arbres dans et autour des parcelles agricoles. Il y a 2 millions d’hectares de la SAU (Surface Agricole Utilisée) immédiatement convertibles à l’agroforesterie, selon la Police – euh, selon le ministère de l’Agriculture (!), et probablement bien plus à terme. On parle de centaines de millions d’arbres et d’arbustes à planter la main dans la main avec les agriculteurs.

Il faudra évidemment trouver des arguments pour les convaincre, s’assurer que pour une fois, ils ne risquent rien dans cette affaire, et même leur démontrer qu’ils y gagneront au bout du compte en espèces sonnantes et trébuchantes. Nous travaillons sur plusieurs pistes avec différentes instances du monde agricole et allons trouver la bonne formule. Au bout du compte, bénévoles (ces bobos hors-sol) et paysans auront enfin un prétexte pour travailler ensemble, main dans la main, autour du totem de réconciliation qu’est l’arbre.

Le projet arrive à une étape décisive puisque nous avons quelques semaines pour répondre aux appels à projet du plan de relance, seule manière selon mes interlocuteurs institutionnels pour espérer des financements publics. On est donc au charbon, là !

LVSL – C’est intéressant parce que vous pointez une certaine distorsion technocratique de la part de ceux qui nous gouvernent, qui ne voient pas l’énorme obstacle que le terrain leur met sous le nez, et qui fabriquent quand même un plan de relance depuis le château. Par ailleurs, vous avez lancé La Bascule, une sorte de lobby citoyen mais qui se trouve aussi à l’intersection entre le monde de l’entreprise et de l’associatif. Vous avez un pied dans ces trois milieux – politique, associatif et entreprise –, quels sont les retardataires ? Quel mouvement voyez-vous dans la société civile ? Est-ce que c’est vraiment le politique qui est en retard et qui bloque ?

M. de R. – C’est moins une question de retard que de posture ; en gros ils ont chacun leurs contraintes, ils avancent avec, et ils ont du mal à accorder de l’importance aux contraintes des autres mondes. Clairement, le monde associatif, pétri de luttes intestines et s’enlisant dans des guerres de pureté, manque parfois de pragmatisme et baigne dans l’idéologie un peu facile. Je le raconte un peu dans mon bouquin : j’ai rencontré des patrons d’entreprise incroyables, magnifiquement humains et qui sont pour certains devenus des amis, tandis que par ailleurs, j’ai croisé des patrons d’association toxiques, sans aucune ouverture.

Chacun a son cadre de pensée ; le premier travail à effectuer, c’est une forme de diplomatie qui permettra d’acculturer les différents mondes aux autres, de façon à trouver des lignes de crête communes et à faire avancer ensemble en gardant les deux horizons ouverts. Après, si je veux moins être dans la réponse de normand et moins politiquement correct, je pense que dans quelques années, on verra que les associations avaient raison sur leurs idées ; donc, à ce titre-là, les associations sont quand même à l’avant-garde. On voit déjà quelques résultats, comme par exemple sur le sujet des trains de nuit : actuellement, le ministre des Transports, Jean-Baptiste Djebbari se montre partant. C’est bien, mais ça fait quand même vingt-cinq ans qu’on en parle !

Sans parler de retard, on trouve malgré tout une forme de malhonnêteté intellectuelle chez certains – je ne veux pas généraliser – chefs d’entreprise, dans quelques secteurs industriels, et chez les politiques qui sont en connivence avec eux. Clairement, on a chaque année des indicateurs objectifs qui attestent de l’état catastrophique de la situation, et les prédictions scientifiques se révèlent plus qu’alarmistes. N’oublions pas qu’historiquement, les pires prévisions des chercheurs ont toujours été surclassées par la réalité. On connait donc ces indicateurs, ces signaux, or il y a des entrepreneurs et des politiques qui s’opposent à ce que le bon sens devrait dicter, suite à ces annonces. Alors oui, il y a une forme de frein, avec des lobbyistes qui viennent voir les maires des grandes villes et mettent la pression sur un secteur, de vraies pressions comme Exxon ou Total qui ont été condamnés parce qu’ils ont financé la désinformation sur les questions climatiques. Là, ce n’est plus du retard, c’est de la malhonnêteté.

LVSL Peut-être une dernière question en lien avec La Bascule, qui évolue quand même au centre de nombreuses ramifications, en lien avec vous personnellement, aussi : on se rapproche de 2022, comment voyez-vous votre rôle dans le débat public, par rapport aux potentiels candidats, sans les nommer ? Allez-vous porter ce rôle de lobby au niveau d’un programme politique, que comptez-vous faire ?

M. de R. – Je suis à la disposition de plusieurs initiatives que je trouve intéressantes, il y en a une qui est née notamment dans la foulée de la Rencontre des Justices avec pas mal de jeunes – plus jeunes que moi – qui ont eu la gentillesse de me demander si je voulais être dans le groupe des grands frères et bien sûr, j’ai accepté. Je ne crois pas du tout au candidat providentiel. J’aurais aimé, c’est ce dont je parle dans le dernier chapitre de mon livre, que nous prenions le truc à l’envers et que nous nous disions qu’il faut que ça vienne des territoires, en partant des circonscriptions, donc des députés. La possibilité de faire émerger sur 300 circonscriptions des députés d’alliance, des candidats transpartisans qui pourraient faire pression pour une candidature unique que nous attendons au national ; nous ne pouvons pas demander au national de faire ça si les citoyens ne parviennent pas à le faire sur leur territoire. C’est une idée qui me travaille, et que j’ai soumise à pas mal de personnes (notamment à Gaël Giraud quand nous étions à Rome pour rencontrer le Pape), mais c’est une idée qui ne verra pas le jour parce qu’elle est trop compliquée, elle demande une organisation presque militaire sur le terrain, et c’est relativement antinomique avec les aspirations des militants en termes de gouvernance.

J’ai vu les sondages récemment, c’est un peu plombant parce qu’on voit que même s’il n’y a qu’une candidature unique, si on regarde ce qui se passe de l’extrême droite à la République en Marche, nous avons peu de chances d’avoir une issue heureuse. Sur 2022, sans donner de nom, il y a une ou deux personnes qui, si elles se présentent, peuvent compter sur moi pour les pousser mais c’est un peu en désespoir de cause et faute de mieux puisque ce format de la personne providentielle sera l’arbitre de la prochaine élection. Ensuite, je ne sais pas ce que je peux apporter, je suis grande gueule sur certaines choses, je ne suis pas un expert de quoi que ce soit, mais j’ai de l’énergie à revendre et j’ai envie que ça change. Voilà j’espère que cette équipe de jeunes va aboutir, j’adore l’équipe qui pilote ça, j’ai confiance en eux et ils m’impressionnent sur beaucoup de choses. Je leur donne tout mon soutien et s’ils ont besoin de moi, je serai présent.

« Près de 2 milliards de personnes souffrent d’insécurité alimentaire » — Entretien avec José Graziano da Silva (ex-directeur de la FAO)

José Graziano da Silva a été directeur général de la FAO (organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) de 2012 à 2019, dont le programme alimentaire mondial est lauréat du dernier prix Nobel de la paix. En 2001, il a coordonné l’élaboration du Programa fome zero (programme zéro faim), l’un des principaux axes de l’agenda proposé par Lula lors de sa campagne présidentielle. Entre 2003 et 2004, il a officié comme ministre extraordinaire de la Sécurité alimentaire. Le programme zéro faim, selon les données officielles, a permis de sortir 28 millions de Brésiliens de la pauvreté et de réduire la malnutrition de 25 %. Il est actuellement directeur de l’Institut zéro faim. Entretien réalisé par Pierre Lebret, traduit par Marine Lion, Lauréana Thévenet, Adria Sisternes et Marie M-B.


LVSL – Le nombre de personnes qui souffrent de la faim a augmenté ces dernières années, provoquant des déséquilibres au niveau mondial. Plus qu’un manque de ressources, c’est, nous le savons, une mauvaise redistribution de ces dernières. Ce retour en arrière démontre clairement qu’il faut agir plus fort et de manière urgente si l’on prétend atteindre l’Objectif de développement durable et la faim zéro pour 2030. Quelle est votre point de vue sur cette évolution ?

JGS – Nous sommes sans aucun doute revenus en arrière. Malheureusement, c’est depuis 2016 que nous avons pu voir un nombre croissant de personnes souffrant de la faim dans le monde. Ce sont, selon les dernières estimations de la FAO, 690 millions de personnes si l’on prend en considération l’indicateur de malnutrition, la mesure traditionnelle de la FAO, qui s’appelle POU (Prevalence Of Undernourishment). Mais il y a un autre indicateur plus sophistiqué qui est la mesure de l’insécurité alimentaire grave, qui concerne la situation des personnes qui ne mangent pas trois fois par jour, ou qui ne mangent pas assez pour rester en vie et de manière saine.

[Lire sur LVSL l’article de Jean Ziegler : « Vaincre la pandémie, abattre les oligarchies financières »]

À cette situation des 750 millions de personnes qui souffrent d’insécurité alimentaire grave, le monde a vu en 2019 — avant, donc, la pandémie — une autre augmentation encore plus forte de personnes qui souffrent d’insécurité alimentaire modérée et cela rajoute 1 250 millions de personnes ; et si on y rajoute les 750 millions de personnes souffrant de faim, nous avons presque 2 milliards de personnes qui souffrent d’insécurité alimentaire modérée ou grave, ce qui contrevient à un des axes fondamentaux de l’Objectif pour le développement durable (ODD) connu comme zéro faim.

Il faut également prendre en compte les personnes qui ont une alimentation malsaine — beaucoup de graisse, de sel ou de sucre —, et cela est ma plus grande inquiétude concernant la pandémie. La pandémie accentue, pour les pays riches et pauvres, pour des secteurs sociaux avec des revenus faibles et des secteurs sociaux à hauts revenus, une tendance à l’obésité que l’on voyait déjà auparavant. Aujourd’hui, il y a dans le monde davantage d’obèses que de victimes de la faim, et l’obésité augmente encore plus rapidement dans toutes les couches sociales, c’est un aspect qui peut aggraver les résultats de cette pandémie, car comme nous le savons tous l’obésité est une forme de maladie non transmissible qui accentue les effets d’autres maladies non transmissibles comme le diabète, les maladies cardiaques etc…

[Pour une analyse de la méthodologie employée pour calculer le nombre de victimes de la faim, lire sur LVSL : « Faim dans le monde : quand les Nations unies s’arrangent avec les méthodes de calcul »]

LVSL – En octobre, le prix Nobel de la paix a été décerné au Programme alimentaire mondial (PAM). Vous avez été directeur de la FAO jusqu’en 2019 et créateur de l’un des plans d’action les plus emblématiques au monde pour éradiquer la faim avec le programme zéro faim au Brésil à partir de 2003. Comment avez-vous reçu cette nouvelle ? Que représente pour vous cette reconnaissance du PAM ?

José Graziano da Silva – C’était une reconnaissance de la relation entre la faim et la paix, c’est-à-dire entre l’insécurité alimentaire et les conflits. Cette question a été soulevée pour la première fois au Conseil de sécurité, par moi-même, en tant que directeur général de la FAO en mars 2016. À cette occasion, nous avons présenté une série de chiffres très convaincants indiquant qu’il y avait une relation directe entre l’intensification des conflits et l’augmentation de l’insécurité alimentaire, c’est-à-dire de la faim dans les pays touchés.

Mais nous avons aussi proposé une lecture du lien de cause à effet dans un sens inverse : la faim produit et suscite des situations de conflit. Il y avait des évidences, dans plusieurs pays africains — comme la Somalie par exemple — où la faim était l’une des causes sous-jacentes, pour le moins, du déclenchement de conflits armés. En plus du prix accordé au PAM, je serais davantage satisfait s’il avait également été décerné à la FAO, car le PAM circonscrit ses actions aux pays qui sont en conflit déclaré et sont surveillés par le Conseil de sécurité des Nations unies. Je crois que la résolution numéro 2417 du Conseil de sécurité, sur la relation entre la faim et les conflits, adoptée en mai 2018, a clairement mis en évidence cette double relation : la faim comme conséquence du conflit — à l’époque, deux personnes sur trois qui souffraient de la faim étaient dans des pays ou zones de conflit armé — et la faim en tant que cause potentielle de conflits internes et de l’exacerbation des conflits dans les pays.

LVSL – Le monde doit faire face à différentes crises, de la crise climatique à la crise sanitaire de la Covid-19, en passant par les crises économiques et démocratiques. Elles affectent toutes, d’une manière ou d’une autre, directement ou indirectement, à l’un des droits fondamentaux des êtres humains : le droit à l’alimentation. En tant qu’ex-ministre de la sécurité alimentaire du gouvernement de l’ex-président Lula da Silva, quelles sont selon vous mesures les gouvernements devraient prendre d’urgence pour éviter un recul conséquent dans la lutte contre la faim ?

JGS – Je pense que les mesures urgentes que doivent prendre les gouvernements sont, dans un premier temps, un transfert de revenus vers des programmes — comme la Bolsa familia [bourse mise en place sous la présidence de Lula, N.D.L.R] — ou d’autres mécanismes de transfert, pour les personnes qui ont perdu leurs emplois et qui n’ont par conséquent aucune source de revenus pendant cette période pandémique. Dans un deuxième temps, il faut prendre en compte les cantines scolaires. Elles sont vitales, surtout dans les pays en développement ou dans les pays les plus pauvres. Pour la plupart des enfants, c’est à l’école qu’ils peuvent manger leur unique repas de la journée.

Il est donc vital de maintenir ce réseau de sous-traitants alimentaires pour les enfants, non seulement parce que les enfants seront compromis dans leur avenir s’ils souffrent de la faim, mais aussi parce qu’ils représentent les générations futures, et nous ne voulons pas qu’elles soient affaiblies par le manque de nourriture adéquate. Enfin, il faut également faire preuve d’une attention particulière à l’augmentation de l’obésité. L’augmentation en raison de l’épidémie de la consommation de produits transformés, et surtout ultra-transformés, comme par exemple la charcuterie, est une porte ouverte à l’aggravation de la pandémie d’obésité dont souffre surtout le monde en développement, pire encore dans les pays développés. Du point de vue de la sécurité alimentaire, je pense que ces trois mesures sont les mesures les plus urgentes et nécessaires à prendre pendant cette pandémie de la Covid-19.

LVSL – La mondialisation est critiquée pour l’abandon des formes traditionnelles du travail de la terre, la rupture des liens familiaux et les formes culturelles de solidarité qu’elle a initiées. Qu’en pensez-vous ?

JGS – L’abandon des formes traditionnelles du travail de la terre, surtout les formes collectives ou les formes qui se basent sur les liens familiaux, et l’abandon des formes culturelles de solidarité, par exemple pendant les récoltes, ont sans aucun doute un effet négatif. Mais cette situation ne va pas rester telle quelle, puisque des moyens de reprendre ces activités traditionnelles et ces formes culturelles sont en train d’être mis en place, surtout chez les petits producteurs.

LVSL – Au Sud comme au Nord, nous constatons que les États rencontrent de grandes difficultés pour garantir les droits fondamentaux de la population, y compris le droit à l’alimentation. En complément de l’action de l’État, on trouve le tissu associatif. Que pensez-vous de la nécessité d’une participation plus active de la société civile pour pouvoir renforcer la protection des droits fondamentaux des individus ?

JGS – Sans aucun doute, le rôle de la société, surtout de la société civile organisée, est fondamental dans le combat contre la faim et l’insécurité alimentaire. Je répète toujours que ce n’est pas un gouvernement qui éradique la faim, c’est une société qui décide d’éradiquer la faim, et pour cela les acteurs de tous les secteurs sociaux doivent participer : le gouvernement, le secteur privé, les ONG, les syndicats, tous ceux qui ont quelque chose à faire et à dire sur la faim. C’est une activité très simple, par exemple, la mobilisation actuelle, surtout pendant les premiers mois de la pandémie pour aider les personnes qui étaient à la rue, qui n’avaient aucune source de revenus, les personnes qui avaient perdu leur emploi, cette forme de solidarité qui est plus que nécessaire, encore plus avec la pandémie actuelle, c’est fondamental pour une société afin de pouvoir combattre les maux comme la faim et l’extrême pauvreté.

LVSL – Dans ce contexte de crise mondiale et de remise en cause du multilatéralisme de certains leaderships, croyez-vous que les capacités de la coopération internationale pour le développement soient en péril pour lutter contre la faim ?

JGS – Face à la remise en cause croissante de l’efficacité de la coopération internationale, surtout de la part des pays numéros un dans le monde, ces dernières années, la coopération internationale pour le développement a beaucoup réduit ses activités. Le monopole des États-Unis sous le gouvernement de Trump fut un coup dur pour l’ensemble du système multilatéral. Je crois que le changement peut être important avec le nouveau président des États-Unis, notamment si le président Biden réussit à donner une orientation différente à son département de l’Agriculture, qu’il cesse d’être un représentant des grands producteurs de céréales du Midwest américain. Il y a un mouvement interne aux États-Unis pour faire que le département de l’Agriculture réoriente ses priorités concernant la défense des consommateurs, pour des programmes comme les labels sur les aliments et d’autres sujets et qu’il ne se préoccupe pas tant des exportations de produits primaires des grands propriétaires terriens étasuniens mais de la santé de la grande majorité des habitants des États-Unis.

Si cela se concrétise et que nous avons une personne plus sensible aux sujets de sécurité alimentaire nutritionnelle au département de l’Agriculture, je crois qu’il y aura une impulsion bien plus importante pour que la coopération internationale pour le développement puisse avoir à nouveau un rôle important dans la lutte contre la faim.

LVSL – En Amérique Latine, plus de 80% de la population est concentrée dans les zones urbaines. Comment réussir à renforcer le secteur et le tissu de la petite agriculture pour consolider la sécurité alimentaire et lutter contre le changement climatique ? Quels mécanismes innovateurs qui devraient être consolidés, mis en place, et parfois copiés vous semblent pertinents ?

JGS – C’est une situation très difficile en particulier en ce moment durant la pandémie et ce sera encore pire après. Les États latino-américains sont endettés, ils se sont endettés encore plus durant la pandémie avec certains programmes de transferts de revenus et d’autres programmes pour soutenir un minimum la sécurité alimentaire de la population. Étant donné qu’une deuxième vague de coronavirus approche, je pense que la récupération sera lente. De nombreuses personnes ont parlé d’une récupération rapide, moi, je ne la vois pas. Par conséquent, il faut penser à deux, trois années de plus à vivre avec cette pandémie, avec la possibilité d’une deuxième voire d’une troisième vague. Avoir prochainement les vaccins est une chose, mais faire que les vaccins soient distribués et administrés à toute la population, et notamment aux groupes à haut risque en est une autre.

[Lire sur LVSL : « Contre la pandémie et l’austérité, l’agroécologie ? »]

De fait, il n’y a pas de remèdes miracles, mais il faut insister sur le soutien de la petite production, de l’agriculture familiale de manière durable et des initiatives existantes. Ici, au Brésil, par exemple, le développement de l’agroécologie est une réalité. Il existe des entités et des associations qui promeuvent ces nouveaux moyens technologiques et de substitution des technologies traditionnelles de la Révolution verte qui, a entrainé une destruction environnementale sans précédent dans le pays. Le but est d’avoir notamment la possibilité de préserver les forêts, le sol et les eaux qui sont des variables fondamentales si nous souhaitons que la récupération post-pandémie soit durable.

Brésil : contre l’austérité et la pandémie, l’agroécologie ?

https://www.youtube.com/watch?v=a0zNBJHeE9c
© Réseau d’agroforesterie de la région de Ribeirão Preto

Alors que les plus précaires sont abandonnés à leur « isolement social » par l’État brésilien, à Ribeirão Preto, dans la province de São Paulo, des réseaux d’entraide se structurent et promeuvent la distribution des productions de paysans agroécologiques locaux vers la ville et ses favelas. Ils s’inscrivent à contre-courant des réformes du gouvernement actuel, qui remet en cause les politiques publiques mises en place sous la présidence de Lula Da Silva, visant à concrétiser le droit à l’alimentation des plus pauvres.


Aidant à décharger les aliments des véhicules venus livrer une tonne d’aliments agroécologique à la favela de Vila Nova União, Wallace Bill résume : « Nous cherchons à trouver des réponses, là où les pouvoirs publics abandonnent ». Le jeune leader du Mouvement social pour le Logement ajoute que ce projet du Réseau d’agroforesterie « est très important en cette période de confinement, il apporte un grand soulagement aux familles de la favela qui vivent ce moment difficile dans la précarité ».

En effet, si le président Bolsonaro continue de considérer le Covid–19 comme une « gripette », le virus a déjà contaminé plus de 4,4 millions de personnes et fait plus de 135 000 victimes au Brésil. Le pays est ainsi le deuxième État le plus touché au monde par la pandémie derrière les États-Unis. Face à l’inaction présidentielle, la plupart des provinces brésiliennes ont décrété leurs mesures de confinement.

L’État de São Paulo – le plus peuplé et le plus touché du pays – entre ainsi dans son sixième mois de confinement. Mais sans stratégie nationale et face à la cacophonie d’un gouvernement ayant changé deux fois de ministre de la Santé en pleine pandémie, ces mesures d’exception ont un effet limité sur la propagation du virus.

À l’inverse, leurs conséquences sur les populations les plus vulnérables sont, elles, catastrophiques. Ainsi, à São Paulo, les vingt quartiers les plus touchés par le virus se trouvent dans les périphéries.

Quand « l’isolement social » s’additionne aux inégalités structurelles

Le Brésil est connu pour être l’un des États les plus inégalitaires au monde1. Il suffit de marcher dans les rues de Porto Alegre, Rio, São Paulo, Salvador ou Manaus pour se rendre compte de la violence de cette réalité. Celle des favelas, bien sûr. Mais aussi celle de ceux qui n’ont pas même accès à ces habitats précaires et survivent au jour le jour sur des cartons ou de vieux matelas, entassés sur les trottoirs de ses grandes villes.

Autant d’existences d’une vulnérabilité inimaginable. Autant de vies pour lesquelles le coronavirus vient s’ajouter à une liste interminable d’épreuves. Dans les favelas ou comunidades (communautés), comme les appellent plus respectueusement les Brésiliens, la promiscuité et le caractère aléatoire des réseaux d’eau, d’électricité et des commerces d’alimentation viennent s’ajouter aux inconvénients propres au confinement. Difficultés à se maintenir dans des conditions « d’isolement social » saines, difficultés à réaliser les mesures sanitaires de base, difficultés, enfin, pour se ravitailler en biens de première nécessité.

Cette dernière question n’est pas la plus problématique pour les petits paysans brésiliens. Comme l’explique Hemes Lopes, petit producteur agroforestier de la région de Ribeirão Preto, dans l’État de São Paulo, « Les gens ont réussi à survivre durant cette époque, parce que nous avons une certaine quantité d’aliments ici ». Toutefois, « nous avons aussi besoin de vendre notre production, ajoute-t-il, parce que nous avons d’autres nécessités d’achats. Et nous devons aller acheter ces choses en ville ».

Mais ayant lui-même vécu dans les favelas de Rio avant d’intégrer le Mouvement des travailleurs Sans Terre (MST), Hemes se rappelle « n’avoir pas tous les jours mangé trois repas par jour » dans sa vie passée. En 2005, le MST gagne au terme d’une lutte de plusieurs années, l’espace où il vit et cultive aujourd’hui, diverses espèces d’arbres, buissons et plantes basses, autour de Ribeirão Preto. Et c’est aujourd’hui avec le sourire du soulagement de celui qui se sait à l’abri de la faim, que le paysan se remémore cette époque. Mais c’est aussi avec la préoccupation du militant qui connaît la violence de cette réalité à laquelle sont encore confrontés trop de Brésiliens.

Des programmes sociaux ayant fait la renommée du Brésil

Pour répondre à ces difficultés structurelles, le Parti des travailleurs (PT) de Lula Da Silva avait mis en place le PAA (Programa de Aquisição de Alimentos, Programme d’acquisition d’aliments) dans le cadre du plan Fome Zero (Faim Zéro). Avant la pandémie, Hemes vendait ainsi sa production à travers des marchés et foires agroécologiques, mais la majorité était acquise par ce PAA et le PNAE (Programa Nacional de Alimentação Escolar, Programme national d’alimentation scolaire), créé lui en 1955. Deux « filets sociaux » qui avaient valu au pays la qualification de « champion mondial dans la lutte contre la faim » de la part du Programme alimentaire mondial de l’ONU.

Selon le site du gouvernement, le PAA a pour objectif de « promouvoir l’accès à l’alimentation et encourager l’agriculture familiale », en achetant « des aliments produits par l’agriculture familiale, pour les destiner aux personnes en situation d’insécurité alimentaire et nutritionnelle ». Il repose pour cela sur un « modèle d’achats simplifiés favorables aux petits producteurs », comme l’explique un document de la FAO, l’organisation des Nations unies pour l’Agriculture et l’alimentation.

Le PNAE, lui, vise à « satisfaire les nécessités nutritionnelles des étudiants pendant le temps qu’ils passent à l’école. C’est le programme alimentaire le plus ancien du Brésil et l’un des systèmes d’alimentation scolaire les plus importants au monde » selon Chmielewska et Souza, cités dans ce même document de la FAO. Comme le PAA, le PNAE a été pensé pour bénéficier autant aux consommateurs qu’aux producteurs. Les produits achetés étant ceux issus de l’agriculture familiale.

Ces deux programmes avaient pu bénéficier d’importants moyens dans les années 2000, suite à l’explosion mondiale du cours des matières premières, sous l’effet de la demande chinoise. Cette conjoncture économique internationale avait en effet été très favorable au Brésil, en dopant sa croissance, et permettant  ainsi de financer les politiques sociales de Lula Da Silva, telles que la « Bolsa Familial » et le plan « Fome Zero ». Elle avait également permis d’acheter la paix sociale en conciliant les intérêts des paysans pauvres, regroupés au sein du MST, et des grands propriétaires terriens dont les bénéfices ont continué de croître. Ces derniers ont cependant activement milité pour le démantèlement de ces politiques publiques, sitôt que le prix des matières premières a commencé à stagner, lors des dernières années de la présidence de Dilma Rousseff.

« L’abandon des plus pauvres »

« Le gouvernement Bolsonaro est arrivé avec cette intention d’en finir avec toutes ces conquêtes. Mais aussi d’en finir avec le MST. Il en avait clairement parlé dans sa campagne », explique Hemes. « Et ça s’est concrétisé par la création de toujours plus de bureaucratie, pour que les paysans n’arrivent plus à accéder à ces ressources », poursuit-il. Jair Bolsonaro n’a ainsi pas purement et simplement supprimé des programmes sociaux d’aide alimentaire salués à l’échelle internationale. La communication officielle continue même de vanter l’utilité de ces aides pour les plus nécessiteux. Mais il les a rendu beaucoup plus difficiles d’accès pour les paysans et en a considérablement baissé le budget.

La première modification s’est d’abord faite à travers une réforme à première vue anodine, décrétée par Dilma Rousseff : la possibilité « d’achats institutionnels » au sein du PAA. Cette révision a réduit la participation de la Conab (Companhia Nacional de Abstecimento, Campagne nationale d’approvisionnement), l’agence nationale qui réalisait les achats aux petits producteurs, en laissant plus de places aux diverses institutions publiques fédérales, provinciales ou municipales. Silvio Porto (directeur de la Conab de 2003 à 2014) considère que ce nouveau type d’achats a favorisé les moyennes et grandes coopératives, capables de produire de grands volumes de peu de produits différents, là où la Conab achetait tout type de produit, même en très petite quantité. Se sont ajoutées à cela, dans les années qui ont suivi, diverses procédures, licences, registres, ayant encore éloigné les plus petits producteurs de ces programmes nationaux, au bénéfice des structures plus organisées.

Michel Temer puis Jair Boslonaro ont finalement dissipé le rôle de la Conab, en la transformant en une agence d’information des acteurs du marché agricoles. Parallèlement, les stocks que permettait de réaliser le PAA, pour maîtriser les prix, ont commencé à être vendus. Au premier semestre 2019, ce sont ainsi 27, des 92 structures de stockage qui ont été cédées, avec pour objectif de « réduire leur présence dans les domaines d’activités de l’agro-industrie », comme le souligne le journal Brasil de Fato.

Ainsi, « quand il était possible d’accéder à ces ressources [PAA et PNAE], c’était pour des quantités très faibles ». Les financements du PAA qui avaient continuellement augmentés entre 2003 et 2012, jusqu’à atteindre le montant maximal de 1,2 milliard de réais (soit 450 millions d’euros), ne représentent aujourd’hui, plus que 101 millions de réais (soit 15 millions d’euros). Initiée sous Dilma Rousseff, la diminution des ressources fédérales s’est accentuée sous Michel Temer, puis Jaïr Bolsonaro. Le second n’ayant pas caché sa volonté de « mettre un terme à ces politiques qui bénéficiaient aux populations les plus pauvres », comme le raconte Hemes.

La désorganisation née de la pandémie n’a bien entendue pas aidé. Au contraire, « aujourd’hui, ajoute le paysan, les petits paysans vivent avec beaucoup plus de difficultés pour écouler leur production ». À l’autre bout de la chaîne, Wallace Bill insiste lui aussi sur l’abandon des Brésiliens des favelas par « les pouvoirs publics ». Déjà avant la crise sanitaire, ceux-ci étaient livrés à eux-mêmes, ils s’auto-organisaient « en créant divers projets internes à la communauté tels que des jardins communautaires, la création d’une cuisine communautaire et des projets futurs, comme la construction du premier Centre social, à l’intérieur d’une favela de Ribeirão Preto », poursuit l’habitant de Vila Nova União.

« Nourriture agroécologique pour tous »

C’est ainsi que via leurs divers réseaux militants et humains, ces différents acteurs (Réseau d’Agroforesterie de la région de Ribeirão Preto, MST, Groupement de consommateurs, militants associatifs, universitaires, étudiants, etc.) sont entrés en contacts et ont mis en commun leurs besoins et savoir–faire. Avec comme objectif de répondre au triple problème « d’isolement social nécessaire », de délaissement des populations les plus précaires et de pertes de débouchés des petites productions agroforestières de la région.

Suite à une première récolte de fonds, six premières livraisons ont eu lieu courant juillet, dans diverses favelas de Ribeirão Preto. Face à ce succès, les acteurs se sont engagés dans une seconde étape, à plus grande échelle. Ils ont ainsi lancé une campagne de crowfunding sur internet, pour réunir 30 000 réais (soit environ 5 000 €), afin d’acheter neuf tonnes d’aliments aux petits producteurs agroforestiers ayant perdu leurs moyens de commercialisation avec la pandémie, et les distribuer, durant les neuf dernières semaines de l’année (à raison d’une tonne par semaine) dans les différentes favelas de Ribeirão Preto.

Ces denrées sont réparties entre les cuisines communautaires existantes et les familles des favelas. Ces dernières reçoivent des paniers de 5 kg de nourriture agroécologique. Ce sont ainsi 200 familles qui seront aidées chaque semaine, soit près de 1 800 sur l’ensemble de la durée du projet. « Je pense que ça représente tout ce que le Mouvement attendait, une aide de ce genre devrait arriver toute l’année, pas seulement en cette période d’isolement » ajoute Wallace. C’est en effet là une question qui mérite d’être posée. Si intéressante que soit cette action, comment une initiative si localisée et périphérique pourrait remplacer des programmes nationaux ?

De l’auto-organisation à la politique publique ?

Des pistes sont en discussions en ce sens. Lors d’une réunion en visioconférence réalisée fin août, Wallace a tout d’abord invité les membres du Réseau d’agroforesterie à venir partager leurs savoirs agricoles, avec les habitants de la favela Vila Nova União, autour du jardin communautaire créé il y a quelques années. Une proposition qui a reçu un très bon accueil. « Puisque les pouvoirs publics ne s’occupent pas de nous, nous allons leur montrer que nous sommes meilleurs qu’eux ! » ajoute Wallace.

Parallèlement, les producteurs s’organisent aussi avec des Groupes de consommateurs de produits agroécologiques (GCA), des « groupes de personnes se réunissant pour acheter directement aux producteurs des aliments à un « prix juste ». L’absence d’intermédiaire permettant un prix qui soit aussi intéressant pour les consommateurs que pour les producteurs », explique Hemes. Un nouveau GCA s’est ainsi créé pendant la pandémie. L’auto-organisation des consommateurs remplaçant des réseaux de commercialisation abandonnés.

Et de nouveaux réseaux sont en formation à destination de São Paulo et Campinas (autre ville de la province de São Paulo). Le but, explique Hemes, est aussi « d’amplifier les réseaux existants, en y intégrant des produits naturels, mais aussi des produits transformés artisanalement, en les échangeant en dehors du marchés et de la bureaucratie qui l’accompagne ».

Des initiatives citoyennes qui demandent à être encouragées, mais qui risquent d’être insuffisantes, en absence de politiques publiques d’envergures nationales, pour contrecarrer la violence des réformes économiques et sociales de l’État brésilien. Ces actions peuvent en effet être rapprochées de celles mises en œuvre par des ONG et mouvements citoyens, en Amérique latine, dans les années 80. En pleine vague néolibérale, ces dernières avaient permis d’atténuer localement la douleur des réformes gouvernementales. Mais elles s’étaient avérées insuffisantes pour endiguer la pauvreté et la misère à une échelle plus globale. Quoi qu’il en soit, l’issue aux problèmes alimentaires et écologiques ne pourra qu’être politique. Et ces actions esquissent d’autres relations possibles entre les villes et leurs campagnes.

1Avec un coefficient Gini de 0,539, selon les données de la Banque mondiale, le Brésil est le 9ème État le plus inégalitaire au monde.

Coronavirus : la démondialisation écologique est notre meilleur antidote

Photos : Wikimedia commons

L’épidémie de coronavirus se répand désormais de manière anarchique et provoque une véritable psychose. Les causes d’un tel chaos sont multiples, mais il est essentiel de les disséquer si l’on veut se donner les moyens de prévenir de prochaines crises. Destruction de l’environnement, grand déménagement du monde, mercantilisme immoral des laboratoires pharmaceutiques, destruction du service public de la santé… Face à ce grand désordre, seule une écologie politique volontariste peut proposer une feuille de route réaliste. Explications.


La destruction environnementale augmente le risque de pandémie

L’épisode que nous connaissons depuis maintenant bientôt trois mois a une source : le coronavirus rencontre très probablement son patient zéro par l’entremise d’une espèce de chauve-souris, consommée près d’un marché aux animaux de Wuhan, en Chine continentale. D’autres chercheurs évoquent la piste du pangolin, petit mammifère cuirassé menacé de disparition, car chassé et revendu à prix d’or pour sa peau et sa viande. Quoi qu’il en soit, pour le coronavirus comme pour Ebola il y a quelques années, le pathogène nous provient directement de la faune sauvage.

Depuis la Deuxième Guerre mondiale, des centaines de bactéries et de virus sont apparus ou réapparus dans des régions où ils n’avaient jamais été observés. SRAS, grippe aviaire, Ebola, Zika, VIH, coronavirus, etc., 60% de ces pathogènes sont d’origine animale, et deux tiers de ces derniers proviennent d’animaux sauvages. Si les interactions entre les hommes et les microbes issus du milieu sauvage ont toujours existé, comment expliquer cette augmentation récente de la fréquence d’apparition des épidémies ?

Comme l’explique Sonia Shah dans son article pour Le Monde diplomatique, la destruction méthodique de l’environnement par l’extractivisme forcené a provoqué un phénomène d’atomisation, d’archipélisation du monde sauvage. Les animaux n’ont d’autre choix que de déborder sur les milieux humains, car les humains s’installent partout. Conséquence logique : les chances pour qu’un virus, qui n’est pas dangereux pour son animal porteur, entre en contact avec un organisme humain augmentent.

Une étude sur Ebola menée en 2017 a montré que les apparitions du virus, porté initialement par des chauves-souris, sont plus fréquentes dans les zones d’Afrique équatoriale ayant subi des déforestations récentes. En rasant leurs forêts, les chauves-souris sont poussées à aller se percher sur les arbres des jardins. Il suffit qu’un humain croque dans un fruit déjà mordu par une chauve-souris, et donc couvert de salive, ou se fasse mordre en tentant de la chasser, pour qu’un virus pénètre son organisme.

Globalement, c’est un fait, la destruction des habitats, qui représente la première cause de la 6e extinction de masse, dérégule la biodiversité. Selon l’UICN, sur les 82 954 espèces étudiées aujourd’hui, 23 928 sont menacées. Parmi elles, on compte : 13 % des oiseaux, 26 % des mammifères et 42 % des amphibiens. La disparition de la biomasse d’insectes est encore plus phénoménale puisqu’elle est 8 fois plus rapide que celle des autres espèces animales. En Europe occidentale, nous en aurions perdu 75% en 30 ans. Or cette biodiversité de proies et de prédateurs empêche les parasites, dont les porteurs de virus comme les moustiques ou les tiques, de se multiplier outre mesure. Selon une étude conduite dans 12 pays, les moustiques sont ainsi deux fois moins nombreux dans les zones boisées intactes que dans les zones déboisées[1].

En somme, si l’on veut limiter le risque de propagation des pathogènes, il faut permettre à la nature d’ériger de nouveau ses barrières biologiques. En termes de politiques publiques, cela passe avant tout par une transition agroécologique d’ampleur, faisant la part belle aux arbres, aux haies… et la guerre aux pesticides, principale cause de la disparition du vivant. Cette note très complète de l’Institut Rousseau explique comment sortir complètement des pesticides en moins de 10 ans. Dans un même élan, la lutte contre la déforestation, nationale ou importée, doit être implacable. Plus de 80% de la déforestation est à visée d’exportations agricoles, de viande notamment. La puissance publique doit donc s’atteler, pour limiter le risque de pandémie, à combattre l’élevage industriel au profit d’un élevage local, intégré dans les cycles agroécologiques.

Seules les forces politiques qui proposent une telle orientation sont en cohérence avec l’objectif de diminution des risques de pandémie, mais il faut voir plus loin. Dans les pays du Sud, la déforestation est également largement motivée par la nécessité de prélever du bois de chauffe et de cuisson. Ce phénomène ne peut être combattu sans une politique de codéveloppement écologique, visant par exemple à électrifier les usages du bois : four solaire, chauffage électrique… Parmi les acteurs politiques, n’envisager qu’un repli sur soi, lorsqu’on est un pays comme la France, n’est donc pas à la hauteur des enjeux sanitaires.

Le changement climatique augmente également les risques sanitaires

Le changement climatique impacte de nombreuses façons notre vulnérabilité aux pathogènes.

En premier lieu, avec l’augmentation de la température, le cycle de l’eau est bouleversé : avec +1,1°C par rapport à l’ère préindustrielle, l’évaporation de l’eau est 7% plus élevée que la normale. Il en résulte à la fois davantage de sécheresses et des pluies diluviennes. La combinaison des deux entraîne généralement un durcissement des sols et une stagnation plus longue des eaux, qui n’arrivent plus à pénétrer la terre. Des conditions idéales pour le développement du choléra par exemple, dont les bactéries remontent les cours d’eau depuis la mer. Les moustiques, qui se reproduisent dans l’eau stagnante, s’en trouvent également avantagés.

Les anophèles, une espèce de moustique originaire d’Égypte et principaux porteurs du paludisme, sont en pleine expansion vers nos latitudes, à cause du réchauffement climatique. Résultat, l’Organisation mondiale de la santé estime que le changement climatique entraînera 60 000 décès supplémentaires liés au paludisme chaque année entre 2030 et 2050, soit une augmentation de près de 15 % par rapport à aujourd’hui. Le moustique tigre, vecteur de plus de 20 virus dangereux, dont le Zika, le chikungunya, la dengue et fièvre jaune, n’est pas en reste. En 2050, 2,4 milliards d’individus seront à sa portée, dans son aire de répartition.

La fonte du permafrost, dans le cercle arctique, pourrait également libérer des glaces de dangereux pathogènes oubliés, comme l’anthrax ou la grippe espagnole – qui avait fait plus de morts que la Première Guerre mondiale en 1918-1920, avec plus de 50 millions de victimes. La multiplication des événements extrêmes, comme les ouragans ou les inondations, affaiblit également les communautés humaines en détruisant les infrastructures et en désorganisant les chaînes d’approvisionnement. Les migrations climatiques, si elles sont si massives qu’annoncées par l’ONU – entre 250 millions et 1 milliard de réfugiés climatiques en 2050 – peuvent faciliter la propagation de pathogènes.

Pour ces raisons, la lutte contre le changement climatique et la prévention des risques sanitaires ne peuvent qu’aller de pair. Mais si le néolibéralisme s’avère incapable de réguler seul sa consommation d’énergies fossiles – responsables à 71% du réchauffement climatique – et d’alléger sa prédation sur les milieux, il faut comprendre que cette logique destructrice expose également davantage nos organismes. L’effondrement de la biodiversité animale a son corolaire méconnu : l’effondrement de la biodiversité dans le corps humain.

Un affaiblissement tendanciel des défenses immunitaires humaines

Nous ne pourrions pas survivre sans les quelques deux kilos de microbes que nous hébergeons. Ces milliards de microorganismes sont présents sur notre peau, dans nos muqueuses et dans nos intestins. Ils sont spécialisés pour traiter telle ou telle substance présente dans un aliment par exemple. Ils les prédigèrent, synthétisent des molécules essentielles à l’organisme : notre corps veille à cette symbiose en maintenant un environnement optimal. Pour l’intestin, ce sont quelques 200 millions de neurones qui y veillent, soit autant que dans le cerveau d’un chien. Notre santé dépend donc intimement de note diversité microbienne.

Or, durant les quarante dernières années, nous assistons à une diminution drastique de cette biodiversité intestinale. L’effondrement du microbiote ressemble d’ailleurs, dans son ordre de grandeur, à l’effondrement du reste de la biodiversité. Ce sont là les conclusions des travaux de Joël Doré et ses équipes de l’INRA, un des plus grands spécialistes français du microbiote intestinal. La faute à l’appauvrissement des aliments d’une part, qui ne nourrissent plus nos microbes, car n’apportent plus autant d’éléments qu’avant. En cause : les engrais qui boostent la croissance des plantes sans leur laisser le temps d’accumuler les nutriments. De l’autre, nos aliments sont gorgés d’antibiotiques qui massacrent indifféremment nos bactéries auxiliaires.

Les antibiotiques ont permis de sauver des millions de vies. Ils sont apparus avec la pénicilline, découverte en 1928 par l’Écossais Alexander Fleming. Ce dernier pointait cependant, dès 1943, le développement de résistances découlant de l’utilisation excessive de ce médicament. Lorsqu’on emploie un antibiotique, seules survivent – et se reproduisent – les bactéries dotées de systèmes de défense contre cette molécule. La mise en garde ne fut pas entendue. Aujourd’hui, la communauté scientifique observe avec angoisse la multiplication de bactéries résistantes et même multirésistantes.

Plus de la moitié des antibiotiques produits dans le monde sont destinés aux animaux. Sans antibiotique, pas d’élevage industriel, car les infections se propageraient trop facilement. Les lobbies pharmaceutiques ont toujours été très puissants. Aux États-Unis, qui utilisent bien davantage d’antibiotiques que l’Union européenne, le gouvernement de Jimmy Carter proposait dès 1976 de réguler l’usage des antibiotiques dans l’agriculture. Sans succès, les membres du Congrès, financés par les lobbies de l’agroalimentaire, se sont opposés fermement à toute mesure de ce genre. Aujourd’hui, aux États-Unis, 80 % de la production d’antibiotiques – les mêmes que ceux administrés aux humains – est destinée à l’élevage. Avec les différents accords de libre-échange passés par l’Union européenne, nous importons massivement de la viande américaine, au détriment de notre résilience bactérienne.

Selon les estimations de l’OMS, environ 700 000 personnes meurent chaque année dans le monde à cause d’infections résistantes aux antibiotiques, dont 25 000 en Europe et sans doute le triple rien qu’en Inde. De fait, plus de 90 % de nos antibiotiques sortent des usines chinoises ou indiennes, dont une partie des effluents finissent dans l’environnement, créant des foyers d’antibiorésistance capables de se diffuser mondialement. Un phénomène d’ailleurs globalement accentué par le changement climatique : des études ont démontré qu’il y a un lien entre l’émergence de bactéries résistantes aux antibiotiques et un climat plus chaud.

S’il ne faut pas confondre bactérie et virus (sur lesquels les antibiotiques sont inefficaces), il ne faut pas minimiser le lien entre les deux : un organisme affaibli par sa vulnérabilité à certaines bactéries est beaucoup plus vulnérable aux attaques de virus. Au même titre, la multiplication des perturbateurs endocriniens, qui dérèglent le système immunitaire, augmente la sévérité potentielle des épidémies.

Santé, climat… pris au piège d’une même irrationalité

Il n’y a pas d’écologie politique sans vision holistique des systèmes et de leurs interactions. L’essor du productivisme capitaliste fut permis par l’énergie phénoménale libérée par les fossiles. La puissance brute de cette énergie – 1 litre de pétrole contient autant d’énergie que 10 ouvriers travaillant une journée entière – a permis à l’industrie de s’immiscer partout pour remplacer, avec de la chimie, des symbioses autrefois naturelles et gratuites. On a ainsi remplacé les apports de nutriments entre les plantes et les animaux par des engrais de synthèse et des pesticides. De la même manière, on a remplacé les interactions entre la diversité de microbes naturels et nos systèmes immunitaires par des médicaments, pour la plupart issus de l’industrie chimique. En somme, on a fait éclater les cycles naturels pour y immiscer de la marchandise.

À mesure que les équilibres naturels sont remplacés par des dérivés de pétrole et les médicaments chimiques, ils s’effondrent. Pour compenser, il faut toujours plus d’intrants pétrolier et médicamenteux. C’est le cercle vicieux de la dépendance, dont le seul bénéficiaire est le marché. Si l’on retire le pétrole, les rendements agricoles s’écroulent d’un coup, avant de remonter quelques années plus tard au fur et à mesure de la reconstruction des cycles naturels. C’est identique avec les médicaments : si l’on retire d’un coup les antibiotiques, les organismes deviennent hyper vulnérables, avant que la biodiversité microbienne, microbiotique, se renforce et nous protège de nouveau de la plupart des pathogènes.

L’enjeu d’une politique fondamentalement écologique, c’est de renforcer rapidement les cycles naturels, de manière à éviter les chocs majeurs que constitueraient une disparition du pétrole, ou des médicaments conventionnels. Pour cela, dans le domaine de la santé, il faut une politique d’ampleur visant à réconcilier prévention et soins, en organisant une décroissance progressive de certaines molécules chimiques. Autant dire que ça ne va pas forcément dans le sens des laboratoires privés, dont le but est de vendre un maximum de médicaments.

Un secteur pharmaceutique complètement dérégulé et incapable d’anticiper les risques

Le milieu pharmaceutique est certainement l’un des plus caricaturaux en matière de course au profit. Alors que 800 antihypertenseurs et anticancéreux – des médicaments à forte valeur ajoutée – font actuellement l’objet de recherches cliniques, seulement 28 antibiotiques sont à l’étude, dont tout au plus deux seront commercialisés[2]. La mise au point d’une nouvelle molécule antibiotique demande 10 à 15 ans de recherche et coûte 1 milliard de dollars. Et il n’y a pas de retour sur investissement, car au bout de 5 ans, 20 % des bactéries seront résistantes à ce nouvel antibiotique. C’est pour cette raison que la plupart des laboratoires pharmaceutiques ont tout simplement délaissé la R&D en la matière. La dernière nouvelle classe d’antibiotiques lancée sur le marché date de… 1984.

Nos laboratoires pharmaceutiques ont choisi l’appât du gain plutôt que de remplir leur mission de sécurité collective. En 2019, le laboratoire Sanofi est par exemple le deuxième distributeur de dividendes en France, derrière Total et devant la BNP Paribas. La recherche et développement, qui devrait constituer l’essentiel des investissements de ces entreprises pour trouver de nouveaux remèdes, est réduite à peau de chagrin. Souvent, elle s’attache à trouver de nouveaux « débouchés » pour des molécules déjà existantes, de manière à maximiser les retours sur investissement. Il en résulte parfois des drames, comme celui du fameux Médiator du laboratoire Servier, une molécule initialement élaborée pour les personnes en surcharge pondérale atteintes de diabète de type 2, mais prescrite largement comme coupe-faim avec la complicité de la direction. Il fallait vendre. Le médicament aurait entraîné le décès de 1 000 à 2 000 personnes en France en raison de son risque augmenté de valvulopathies cardiaques.

Plus fondamentalement, à force de faire la course aux dividendes plutôt que de déployer une R&D efficace, les laboratoires se sont coupés des moyens de réagir rapidement en cas de risque nouveau, comme le coronavirus. De son côté, la recherche publique, rattachée aux différentes universités et CHU, souffre de baisses de budget constantes et se réduit malheureusement à peu de choses.

Sans doute encore plus inquiétant à court terme, l’approvisionnement en médicaments et protections élémentaires nous guette. De fait, nos laboratoires pharmaceutiques français ont délocalisé la plupart de leur production de médicaments génériques, pour ne conserver sur notre territoire que la production de molécules à forte valeur ajoutée. 80% de l’ensemble des substances actives sont fabriqués en dehors du territoire européen, principalement en Inde et en Asie, contre 20 % il y a trente ans[3].

L’Agence européenne du médicament (AEM) admet que « l’épidémie de coronavirus pourrait affecter la capacité de fabrication et la stabilité de l’approvisionnement des principes actifs des médicaments en raison de fermetures d’usines et de réseaux de transport qui pourraient entraîner une pénurie de médicaments dans le monde », même si à ce stade l’AEM estime que ce n’est pas encore le cas. De leur côté, les autorités américaines ont indiqué avoir identifié un premier cas d’une pénurie de médicaments liée directement à la crise du coronavirus, le fabricant concerné ne pouvant plus produire en raison du manque d’un ingrédient pharmaceutique actif.

Pour l’ensemble de ces raisons, il ne peut y avoir de réponse politique cohérente à cette crise sans évoquer la nécessaire création d’un pôle public du médicament. Ce dernier devra articuler remontée en puissance de la R&D publique et réencastrement de l’activité des laboratoires privés dans une stratégie de sécurité nationale. Pour ça, plus que de l’argent, il faut du courage politique et la volonté d’affronter lobbies et commissaire européen à la concurrence. Un tel pôle public serait en effet une excellente opération financière pour l’État, dont la sécurité sociale n’aurait plus à rembourser des médicaments au prix infiniment plus élevé que leur coût de fabrication. Le secteur pharmaceutique est un secteur hautement stratégique qui ne peut être pris en otage par des intérêts privés. Il faut reconstruire des filières médicamenteuses nationales de toute urgence, avant que le savoir-faire n’ait complètement disparu.

L’hôpital public doit être renforcé, et non détruit comme c’est le cas avec les gouvernements libéraux

Le coronavirus arrive en pleine crise de l’hôpital public, fortement mobilisé contre sa destruction programmée par le bloc néolibéral. Depuis vingt ans, 100 000 lits ont été supprimés, un sur cinq, alors que la fréquentation augmente constamment, notamment aux urgences où le nombre de passages a été multiplié par deux en 20 ans. Le virage ambulatoire, la tarification à l’acte, etc. sont autant d’accélérateurs dans la logique de marchandisation des soins et la montée de l’hôpital privé, sur le modèle américain.

Or, cette logique d’augmentation du flux de patient et de la réduction du temps passé sur place est contradictoire avec une stratégie de lutte contre le coronavirus. En effet, pour le coronavirus, il faut pouvoir isoler les patients pendant un certain temps tout en les soignant, et être prêt à massifier l’opération. Les dernières données montrent d’ailleurs que le virus peut se réveiller après guérison, ce qui plaide pour une surveillance plus longue. Or, pour cela, il faudrait avoir de nombreux lits à disposition, ainsi que du personnel. Ce dernier est déjà à bout, pressuré par des diminutions drastiques d’effectifs et un management robotisant.

Un pouvoir régalien à la hauteur du contrat social élémentaire – garantir la sécurité des citoyens – doit donc impérativement renforcer l’hôpital public. Il apparaît toujours plus difficile de reconstruire que de détruire, mais il faut en tirer les conséquences politiques : face à l’ampleur des dépenses publiques à réaliser, il va falloir sortir les investissements écologiques et les investissements hospitaliers de la règle du calcul des déficits publics imposé par Bruxelles. Ce qui n’est d’ailleurs pas contradictoire avec les traités, mais nécessite de taper du poing sur la table vis-à-vis de pays historiquement obnubilés par le déficit de ses voisins pour des raisons doctrinales comme les Pays-Bas.

Le risque pandémique zéro n’existe pas, néanmoins une politique de protectionnisme écologique peut réduire drastiquement les risques

Pour l’ensemble des raisons exposées, seul le camp de l’écologie politique peut opposer une réponse cohérente lors de situation de pandémies dopées par le néolibéralisme. Un simple repli sur soi n’est non seulement pas une solution, car les virus passeront toujours les frontières tant que les marchandises, les hommes et les animaux les passeront, mais c’est d’une inconsistance dramatique pour un pays comme la France. En effet, la reconstruction écologique mondiale a besoin de locomotives, et la France l’a souvent été dans son histoire. Son poids diplomatique et symbolique doit être mis tout entier au service de cette transition, et du renforcement du multilatéralisme. Le multilatéralisme, via l’OMS notamment, est notre meilleure arme contre le risque pandémique. Une France verte et universaliste devrait peser pour réarmer ces outils. Voilà pourquoi ni les néolibéraux, ni l’extrême droite ne peuvent être à la hauteur de ce genre d’enjeux. Le camp de l’écologie sociale peut l’être, mais en assumant de vouloir s’en donner les moyens, c’est-à-dire recouvrir une puissance publique digne de ce nom, un État fort capable de maîtriser ses frontières et de se libérer des carcans.

En somme, la crise du coronavirus, comme toute crise, doit marquer un avant et un après. L’après, c’est se rendre compte qu’il faut planifier une véritable résilience sanitaire, donc écologique, au sein d’un projet universaliste et antilibéral. Il faut lutter contre le grand déménagement du monde, remettre de l’ordre là où le néolibéralisme a tailladé les membranes protectrices, laissant pénétrer les virus au plus profond de nos sociétés.

 

[1] Katarina Zimmer, « Deforestation tied to changes in disease dynamics », The Scientist, New York, 29 janvier 2019.

[2] « Antibiotique, la fin du miracle », Documentaire Arte le 12 mars 2019

[3] Académie Nationale De Pharmacie : «Médicaments: ruptures de stock, ruptures d’approvisionnement» https://www.acadpharm.org/dos_public/Recommandations_ruptures_de_stocks_et_appro_VF_2013.04.24.pdf

11. L’agronome : Marc Dufumier | Les Armes de la Transition

Marc Dufumier est agronome, professeur émérite à l’AgroParisTech. Il a écrit de nombreux ouvrages sur le thème de l’agroécologie et préside par ailleurs l’ONG Commerce Équitable France. Il nous éclaire sur le rôle de l’agriculture, et plus précisément de l’agronomie dans la transition écologique.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier, différents. Un tel projet est inédit et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des armes de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

LVSL : À quoi ça sert un agronome dans le cadre de la transition écologique et pourquoi est-ce que vous avez choisi cette voie-là plutôt qu’une autre pour apporter votre pierre à ce combat ?

Marc Dufumier : J’avais fait des études d’agronomie avec comme idée de mettre fin à la faim. J’étais un peu ambitieux quand j’étais jeune. J’ai eu comme professeur René Dumont, un agronome tiers-mondiste et écologique. J’avais cette idée de travailler dans les pays du Sud, à l’époque appelés les pays du tiers-monde, de pouvoir défendre l’agriculture pour permettre aux personnes de se nourrir correctement. On a rajouté ultérieurement : durablement. C’est-à-dire sans préjudice pour les générations futures : sans érosion des sols, sans un déséquilibre écologique majeur. Cependant l’agronomie a un petit défaut : c’est la norme. J’ai vite découvert que les scientifiques qui s’intitulent agronomes étaient devenus normatifs : à dicter des leçons comme la variété améliorée et la mauvaise herbe. Ils mettaient des jugements de valeur dans leur propos. Quand on pense aujourd’hui transition écologique, il faut surtout oublier l’idée qu’avoir des connaissances scientifiques on deviendrait scientocrate : prendre le pouvoir en disant le bien et le mal en dictant aux agriculteurs ce qu’ils doivent faire.

LVSL : En quoi consiste concrètement votre activité ? Est-ce que vous pourriez nous définir la journée type pour un agronome de votre calibre ? Et quelle est votre méthodologie de travail ?

MD. : Il n’y a pas vraiment de journée type. Le travail d’un agronome c’est d’abord reconnaître que l’objet de travail des agriculteurs ce n’est pas le sol, la plante, le troupeau, mais c’est un agroécosystème d’une incroyable complexité. Le travail d’un agroécologue vient en appui aux paysanneries, en particulier à de la paysannerie pauvre. Essayer de comprendre, de faire un diagnostic sur pourquoi les personnes opèrent-elles ainsi ? Pour quelles raisons, d’un point de vue écologique, socio-économique ? C’est donc un diagnostic qui est comme celui du scientifique extérieur, seulement les paysans ont leur propre diagnostic. Le métier c’est d’arriver à un dialogue entre ces deux types de diagnostics. L’un qui vit au quotidien cette situation, souvent d’une extrême précarité. Et l’autre, celui qui vient de l’extérieur, un peu le martien, qui parce qu’il a quelques concepts scientifiques, dit comment lui comprend et croit avoir compris les choses. On essaie après cela, d’élaborer des solutions. Cette élaboration est un vrai dialogue. Ce n’est pas le scientifique qui dicte.

J’ai longtemps été avec la FAO, parfois l’Agence française de développement, de plus en plus avec des ONG. Tout récemment, j’étais au Pérou à la demande d’une ONG Belge : Iles de Paix. Je travaillais à Wanoko, 2 200 mètres d’altitude, une paysannerie très pauvre avec des personnes qui s’interrogent : comment survivre ? Comment mieux vivre ? Comment bien vivre ? Le bien-être et le pouvoir de mettre en place une agriculture qui soit à la fois productive de ce dont ils ont besoin, productif de bien-être et durable : sans préjudice pour les générations futures donc sans détériorer l’écosystème et l’agroécosystème.

Une fois arrivé sur le terrain, il y a plusieurs étapes. D’abord un apprentissage à la lecture de paysage. C’est bien l’écosystème qui est aménagé par les agriculteurs et ce n’est pas un seul agriculteur, mais une communauté qui gèrent un bassin versant, un finage villageois, un terroir. Donc de la lecture de paysage, des entretiens sur l’histoire, sur comment nous en sommes arrivés là ? Comment cette société en est-elle arrivée là ? Pourquoi certains sont appauvris et d’autres enrichis ? Pourquoi certains pratiquent-ils des agricultures diversifiées et d’autres très spécialisées ? C’est l’histoire de toutes ces relations de cause à effet qui permettent d’expliquer en quoi la situation sociale de ces paysanneries et l’éventuelle détérioration des écosystèmes en sont là actuellement pour ensuite essayer de trouver des solutions. On appelle ça l’agriculture comparée : c’est une discipline à l’AgroParisTech. Elle nous est inspirée par d’autres agricultures dans le monde. L’arbre fourrager au Burundi par exemple, pourquoi ne serait-il pas utile en Haïti ? Au Burundi, plus c’est densément peuplé, plus c’est boisé. À Haïti, plus c’est densément peuplé plus c’est déboisé. Ce sont deux histoires différentes. Mais peut-être que dans l’histoire burundaise on peut trouver des éléments qui peuvent être utiles à des Haïtiens. Mais à la condition de comprendre pourquoi ça s’est imposé au Burundi et à quelles conditions, ça pourrait s’imposer et être utile en Haïti ? Et même savoir au Burundi au profit de qui et aux dépens de qui cette technique a fini par s’imposer ? Et également en Haïti, si possible pas au dépens des pauvres. L’agriculture comparée, c’est aussi s’inspirer de situation ayant existé dans l’Histoire ou existant aujourd’hui. Non pas pour dire : on transfert des technologies, c’est absurde, mais dire « On peut s’inspirer de là et vu vos conditions, voilà comment ça pourrait être utile pour les plus grands nombres ».

LVSL : Est-ce que vous pourriez nous livrer trois certitudes que vous vous êtes forgées tout au long de votre carrière ?

MD. : La première certitude, c’est qu’à l’échelle mondiale on ne parviendra pas à promouvoir des formes d’agricultures qui permettent au plus grand nombre de vivre correctement et durablement si les peuples du Sud ne peuvent pas se protéger via des droits de douane, se protéger de l’exportation de nos excédents. Il faut savoir que nos excédents de poulets bas de gamme, de nos céréales, de poudre de lait, etc. ruinent les agricultures dans les pays du Sud, notamment pour les personnes qui travaillent à la main. Il faut savoir que quand deux sacs de riz s’échangent au même prix sur le marché mondial : il y a deux cents fois plus de travail agricole dans le sac de riz qu’une femme a repiqué à la main que dans le riz concurrent qui vient d’Arkansas ou d’ailleurs. Quand elle doit acheter des produits de première nécessité, elle vend son riz au même prix que le sac d’à côté et accepte une rémunération deux cents fois inférieure. Si on veut éviter la pauvreté, la faim, la malnutrition, l’exode rural prématuré dans les bidonvilles, l’insécurité en ville, les mouvements migratoires, la première chose c’est effectivement que les peuples du Sud aient le droit de se protéger de l’excédent. Nous on produira peut-être moins, mais on produira mieux.

Deuxième certitude : en France ce n’est pas tant des rendements à l’hectare qu’il faudrait accroître, mais de la valeur ajoutée en terme monétaire et si possible sans les externalités négatives, sans ces coûts cachés. Quand on produit du lait en Bretagne, les animaux urinent, ça fait du lisier, ça fertilise les algues vertes sur le littoral breton. Peut-être que notre lait n‘est pas cher, les personnes sous-rémunérés, mais ça nous coûte cher parce qu’on paye des impôts pour retirer les algues vertes. On veut un pain pas cher, mais on veut qu’il n’y ait pas d’atrazine, ni du désherbant dans l’eau du robinet… Oui, ma deuxième certitude c’est qu’en France on pourrait s’autoriser à produire moins, mais mieux. On ferait moins de dégâts dans d’autres pays du Sud.

Une troisième certitude, en France on aurait le droit d’importer moins de soja transgénique et ce n’est pas faire du tort aux Brésilienx. Quand je dis aux Brésiliens qu’on devrait se protéger, ils me disent qu’ils ne sont pas fiers de nourrir nos cochons, nos volailles, nos ruminants avec du soja. Eux ils préféreraient que leurs légumineuses nourrissent des Brésiliens.

La quatrième certitude, parce qu’on a oublié peut-être qu’au Brésil, les gens qui désherbaient à la main ont été remplacés par du glyphosate. Ces gens ont été au chômage et vivent dans des bidonvilles et ceux-là n’ont même pas le pouvoir d’achat pour acheter du maïs, du soja, de la viande qui est produite au Brésil, mais qui sont exportés vers l’Europe parce que nos cochons, nos usines des bétails eux sont solvables. Donc le libre-échange, il faut y mettre fin. C’est plutôt un échange dans des conditions d’extrême inégalité dans des rapports inégaux d’ailleurs.

LVSL : Comment est-ce que vous pourriez traduire ces certitudes en politiques publiques concrètes ?

MD. : Si j’avais effectivement à définir un programme agricole pour la France et l’Europe : qu’est-ce que je proposerais en douze propositions ? C’est ce que j’ai essayé d’exposer dans un petit ouvrage qui s’appelle Alter gouvernement. Il y a quand même l’idée de mettre des quotas et de ne pas exporter nos produits bas de gamme, il y a l’idée de se protéger à l’égard des productions transgéniques en provenance de l’étranger. Il faut peut-être accroitre les rendements, mais en faisant un usage intensif de l’énergie solaire puisque l’énergie alimentaire nous vient du soleil. Il n’y a pas de pénurie annoncée avant 1,5 milliards d’années.

Je vous propose donc la couverture végétale la plus totale possible, tous les rayons du soleil tombent sur des feuilles qui vont nous transformer l’énergie solaire en énergie alimentaire. Les protéines c’est riche en azote, mais dans l’air il y a 79% d’azote et il y a des légumineuses qui savent intercepter ça grâce à des microbes qui les aident y compris pour la betterave et pour le blé qui suivra après la légumineuse. Couverture permanente la plus totale possible et la plus permanente possible donc. Ces plantes de couverture vont de plus séquestrer le carbone dans l’humus des sols, ce qui est très utile à la fois pour l’agriculteur – le sol sera moins facilement érodable – et on contribue à atténuer le réchauffement climatique.

Il y a des méthodes biologiques à travers les champignons mycorhiziens qui parviennent à aider les arbres qui vont chercher avec leurs racines profondes les éléments minéraux qui sont libérés par la roche mère. Ensuite, ça va dans la feuille, qui elles retombent à terre, ce qui fertilise à nouveau. Peut-être qu’en France on va remettre des pommiers dans la prairie. Je connais des endroits où on pratique des cultures de blés sous des cultures de noyers. Il y a une agriculture savante inspirée de l’agroécologie scientifique qui peut nous être très utile. Et ça, ça fait partie des propositions.

LVSL : Et par rapport à ce que vous disiez sur les pays du Sud, comment est-ce qu’on pourrait concrètement limiter l’impact de nos excédents productif sur leur agriculture à eux ?

MD. : La première chose : ne pas les produire. Et donc je pense que l’idée qu’il y avait des quotas laitiers sur le sucre était une excellente idée. Je pense qu’il nous faut réguler, même si on reste sur une économie de marché : les agricultures planifiées, centralisées n’ont pas montré une efficacité redoutable. Mais il faut savoir qu’en économie de marcher on peut très bien réguler les productions. Avec d’abord des rapports de prix : on rémunère mieux les légumineuses, on rémunère moins nos produits bas de gamme. On peut aussi, si vous taxez, les engrais de synthèses, vous verrez que beaucoup d’agriculteurs vont remettre des légumineuses pour ne pas avoir à acheter ces engrais de synthèses coûteux en énergie fossile et très émettrice de protoxyde d’azote donc très contributeur au réchauffement climatique. Avec une politique des prix conforme à l’intérêt général, on pourrait très vite permettre à nos agriculteurs, tout en étant correctement rémunéré, de pratiquer une agriculture conforme à l’intérêt général.

LVSL : Et quel devrait être le rôle de votre discipline, l’agronomie, dans la planification de la transition écologique ? À quel niveau est-ce que votre discipline devrait intervenir par rapport à la décision politique ? Et est-ce que vous avez déjà imaginé une structure qui pourrait faciliter cela ?

MD. : En tant que scientifique, l’agroécologie se doit d’expliquer la complexité et le fonctionnement de ces agroécosystèmes. Désormais on n’étudie pas la plante, le sol, le troupeau, mais l’ensemble de l’agroécosystème à différente échelle : la parcelle, la ferme, le terroir, le bassin versant, la région, le pays. Il faut rendre intelligible pour le plus grand nombre, cette complexité-là, éveiller le grand public. Il va falloir que l’on prenne des décisions. Elles peuvent être individuelles, chaque consommateur, chaque citoyen par son propre comportement peut avoir un impact macro-économique et macro-écologique. On voit bien la demande de produit bio, elle est à deux chiffres.

Donc il y a bien une prise de conscience de certains consommateurs. Mais ce n’est pas suffisant. Démontrer par l’action que l’on peut promouvoir des formes d’agricultures correctes ça permet y compris dans le discours politique de ne pas être seulement dénonciateurs, mais de démontrer qu’il y a déjà des personnes qui mettent en pratique, donc une diffusion plus large des succès des agricultures qui s’inspirent de l’agroécologie scientifique.

LVSL : Si un candidat à la présidentielle vous donneriez carte blanche pour contribuer à son programme en matière d’écologie, qu’est-ce que vous pourriez lui soumettre concrètement comme idée ?

MD. : Réformer la politique agricole commune, parce qu’au fond c’est quand même à l’échelle européenne que ça se décide. Dans les propositions phare que je proposerais volontiers aujourd’hui, en dehors de mettre des quotas, serait que nos agriculteurs soient rémunérés pour des services environnementaux quand ils rendent un service d’intérêt général. C’est-à-dire que les agriculteurs ne seraient plus que des personnes que l’on subventionne parce qu’ils auraient besoin des aides. On négocierait avec eux : « Vous séquestrez du carbone à tel endroit par des pratiques de zéro labour, sans glyphosate et ceci… à quel prix êtes-vous prêt à mettre en place cette technique ? On vous rémunère. », « Vous mettez des légumineuses dans votre rotation, vous évitez des importations de gaz naturel russe pour fabriquer des engrais azotés de synthèse qui eux-mêmes sont très émetteur de protoxyde d’azote, et la présence des légumineuses sauves des abeilles : c’est un service d’intérêt général. À quel prix êtes-vous prêt à les mettre ? Je vous paie. », « Vous mettez des infrastructures écologiques, ça va héberger des abeilles pour la fécondation des pommiers, des tournesols et du colza, les coccinelles vont neutraliser les pucerons, les carabes de la bande enherbée vont neutraliser les limaces, les mésanges bleues vont s’attaquer aux larves du carpocapse, c’est infrastructure écologique nous évitent tous ces produits chimiques, c’est préserver pour la prochaine génération d’avoir une espérance de vie de 10 ans inférieurs aux gens de ma génération qui ont les cheveux blancs qui n’y étaient pas exposés quand nous étions jeunes. Bah écoutez c’est un service d’intérêt général : je rémunère. ». Que mes impôts servent effectivement à rémunérer des agriculteurs droits dans leurs bottes, fiers de faire un bon produit, accessibles aussi aux couches modestes parce que vendus pas trop cher et sans préjudice pour le revenu des agriculteurs.

LVSL : Quel est votre but ?

MD. : Je ne renonce pas à l’idée qu’il faut mettre fin à la faim au plus vite et durablement, ça, c’est un but. Et il peut être partagé par le plus grand nombre.

LVSL : Êtes-vous en lien avec des spécialistes d’autres disciplines ? Si oui, concrètement comment vous travaillez ensemble ?

MD. : La réponse est très clairement oui. Y compris quand je disais qu’il faut faire des entretiens historiques avec les paysanneries sur comment leurs ancêtres procédaient, comment aujourd’hui on procède, etc. La démarche même de ces entretiens s’inspire beaucoup de l’anthropologie, de l’ethnologie, la sociologie. Je ne dis pas qu’on n’emploie jamais des outils statistiques, mais je dirais que ces outils viennent assez tardivement dans nos procédures. Avant, nous cherchons les relations de cause à effet, puis ensuite nous les vérifions statistiquement. Généralement, on est à l’opposé de ces rapports d’expertises : on envoie l’agronome, le sociologue, le zootechnicien, etc, chacun fait sa discipline et après on essaie de faire une synthèse. Et tout de suite le statisticien cherche à savoir combien il y a de pauvres, de riches, de surface, etc. Alors là, si on n’a pas avant ça une compréhension de comment évolue conjointement la société et son écosystème, son agroécosystème dans les régions rurales : on est dans l’erreur. On ne peut pas s’en sortir sans fréquenter les autres disciplines. L’idée c’est d’avoir une vision systémique et essayer de voir les liens qu’il y a entre les résultats des recherches scientifiques faites dans les différentes disciplines. Le côté systématique est indispensable.

LVSL : Est-ce que vous êtes plutôt pessimiste ou optimiste quant à la faculté de l’Humanité à relever le défi climatique ?

MD. : Je n’aime pas beaucoup que l’on réponde à cette question. Je ne parviens pas à y répondre. Ce que je peux vous dire seulement, c’est que je n’attends pas de le savoir pour rester mobilisé.

 

Retranscription : Claire Soleille

Retrouvez l’ensemble des épisodes de Les Armes de la Transition dans le dossier suivant (écrit) :

Et sur YouTube (vidéo) :

Quelles nouvelles de la Grande muraille verte ? Entretien avec Chérif Ndianor

Chérif Ndianor préside le Conseil de surveillance de l’Agence nationale de la Grande muraille verte au Sénégal. Nous l’avions premièrement rencontré pendant la COP24 puis ressollicité lors de son passage à Paris, car nous souhaitions qu’il nous en dise plus sur ce plan de reboisement pharaonique censé arrêter l’avancée du désert, et donc stabiliser les populations sahéliennes. Ce projet écologique d’une ambition sans précédent avait fait couler beaucoup d’encre lors de la COP21, suscitant beaucoup d’espoir pour un continent touché de plein fouet par le changement climatique. Le Sénégal est le pays qui, sur les 11 concernés par le projet, a le plus avancé dans les plantations. Comment cela se passe-t-il concrètement sur le terrain et où en sont ces travaux ?


 

LVSL : On a beaucoup entendu parler de l’immense projet de la Grande muraille verte ici en France, surtout à l’occasion de la COP21. Depuis, nous n’avons pas eu beaucoup de nouvelles. Pouvez-vous premièrement nous expliquer ce qu’est la Grande muraille verte, et dans quel contexte le projet est apparu ?

Chérif Ndianor : La Grande muraille verte est un projet qui est né d’un constat : l’avancée du désert est liée à la déforestation et au changement climatique. Au 7ème sommet de conférence des chefs d’États de la zone saharo-saharienne, en 2005, l’idée de créer une barrière d’arbres pour lutter contre l’avancée du désert a été émise pour la première fois. Le projet concerne 11 pays et vise à créer une ceinture verte, de Dakar à Djibouti (7 000 km de long). Le Burkina Faso, l’Erythrée, l’Éthiopie, le Mali, la Mauritanie, le Niger, le Nigeria, le Sénégal, le Soudan et Djibouti sont concernés par le tracé. Pour le Sénégal, le projet s’étend sur 545 km de long, 15 km de large et concerne trois régions : Louga, Matam et Tambacounda.

5 ans plus tard, le 17 juin 2010, l’agence panafricaine pour la Grande muraille verte a été créée à Ndjamena au Tchad. Elle est désormais basée en Mauritanie, mais dès 2008 déjà le Sénégal a créé sa propre agence nationale (décret 2008-1521 du 31 décembre 2008) et a commencé ses activités.

LVSL : On sait que l’Algérie de Boumédiène, dans les années 70, a été la première à évoquer un projet d’un barrage vert pour éviter la désertification saharienne qui menaçait les fertiles portes de l’Atlas. Était-ce une inspiration ?

Chérif Ndianor : Oui, on peut parler de cette idée algérienne, mais beaucoup d’autres théoriciens ont évoqué des projets de barrière verte pour endiguer le désert. La Chine qui lutte contre l’avancée du désert de Gobi est une vraie source d’inspiration. Mais l’idée est venue aussi d’un sentiment de nécessité des États concernés, qui finalement les a poussés à créer cette agence panafricaine pour vraiment lutter contre l’avancée du désert et la pauvreté dans cette zone.

LVSL : Qu’est-ce que la Grande muraille verte permettrait sur le plan environnemental, sur le plan climatique et sur le plan social ? Dans un contexte de changement climatique où la désertification avance vite au Sahel, est-il vraiment possible de gagner cette bataille et d’inverser la tendance à la désertification ? Est-ce que la muraille suffira ?

Oui, je pense que la Grande muraille verte peut suffire à inverser cette tendance-là. Ce qu’elle permettrait au niveau environnemental, c’est surtout d’encourager la conservation, la restauration et la valorisation de la biodiversité, mais aussi la durabilité de l’exploitation de la terre.

Au niveau climatique, nous participons à la séquestration de carbone dans les végétaux et dans les sols. Grâce au partenariat avec l’Observatoire Hommes-Milieux (O.H.M) et le CNRS, l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (UCAD) a été mise à contribution pour travailler sur des méthodes de calculs pour comprendre le potentiel de séquestration par hectare planté.

L’impact social est déterminant. L’acacia que nous plantons fournit aussi de la gomme arabique qui peut également être valorisée donc génère des revenus pour la population locale. L’acacia Sénégal produit un fruit qu’on appelle chez nous le « soump », qui est commercialisé et dont les vertus médicinales sont connues.

Nous mettons en place des « jardins polyvalents villageois » (JPV) gérés par des femmes, qui permettent de produire des fruits et des légumes dans une zone pourtant très aride. Outre une amélioration de l’alimentation, de la nutrition et donc de la santé, ces femmes à travers leur organisation en groupements en tirent des revenus non négligeables.

Nous pensons vraiment que l’on peut gagner cette bataille avec un appui financier plus conséquent, et je pense qu’on va y arriver aussi. Ce projet la demande aussi beaucoup de ressources et c’est pour cette raison que nous sollicitons davantage le soutien et l’appui de nouveaux partenaires techniques et financiers.

LVSL : En Chine, la Grande muraille verte pour lutter contre l’avancée du désert de Gobi a provoqué des assèchements ponctuels des nappes phréatiques, car les arbres étaient en fait mal adaptés. Comment allez-vous réussir au Sénégal et en Afrique à prévenir de potentielles externalités négatives en termes environnementaux ?

Chérif Ndianor : Oui nous le savons c’est pourquoi notre approche a été assez différente de celle de la Chine. La Chine avait privilégié la quantité par rapport à la qualité. Les aspects biodiversité, diversité des espèces et espacements entre les espèces plantées n’y étaient pas trop pris en compte. Or il y a des écartements à respecter entre les arbres. Si on privilégie la quantité, alors trop d’arbres pompent dans la nappe phréatique en même temps quand il fait chaud actionner l’évapotranspiration.

Chez nous, on a d’abord fait le choix de confier tout ce travail sur les aspects biodiversité, choix des espèces et écartements à respecter aux experts : forestiers et universitaires. Ainsi, ils ont travaillé sur des espèces adaptées au type de sol et au type de climat local.

L’appui des universités et du CNRS français nous a aussi permis d’avoir une idée claire sur les espèces à planter et sur les écartements à respecter entre les différents arbres. Le choix a été fait de maintenir un écartement de 6 ou 8 mètres entre chaque arbre. Cela nous permet aujourd’hui d’avoir vraiment un très bon taux de réussite (taux de survie de chaque arbre planté) qui avoisine les 80%. Et pour l’instant ça marche très bien.

LVSL : Quand on dit Grande muraille verte on a en tête une ligne de forêt continue qui irait du Sénégal jusqu’à Djibouti. En réalité il s’agit plus d’un enchevêtrement de petites fermes, alors comment est-ce que vous allez mettre cela en œuvre, qui va construire tout ça ?

Chérif Ndianor : L’idée de grande muraille est symbolique. On sait très bien que techniquement ce n’est pas possible d’avoir un mur continu d’arbres de Dakar à Djibouti parce que cela traverse des espaces de vie où des populations vivent, des espaces d’agriculture, des espaces de pâturages. Et je pense même que ce n’est pas mieux, on a vu l’exemple de la Chine. Ce qu’on a fait au Sénégal et qui sera reproduit un peu partout, c’est de définir un tracé et d’y réaliser des activités de reboisement, de mise en défens, de valorisation du potentiel local (maraîchage, écotourisme, etc.). C’est donc, selon les endroits du reboisement – nous clôturons par exemple 5000 hectares pour empêcher le bétail de manger les jeunes pousses, mais aussi des jardins polyvalents ou simplement des réserves naturelles communautaires. Les activités y sont vraiment multiformes.

Avec le reboisement la faune revient aussi. Nous réintroduisons des espèces animales qui avaient disparu, on peut citer notamment des tortues dans la réserve naturelle communautaire de Koyli Alpha. Nous avons pour projet de réintroduire des gazelles et nous avons pu observer le retour des loups, des oiseaux, des insectes…

Nous développons aussi d’autres activités par exemple dans le Ferlo qui est une zone d’éleveurs peuls nomades. En saison des pluies ils se stabilisent, mais quand il n’y a plus d’herbes ils se déplacent, quitte à empiéter sur les cultures des agriculteurs sédentaires et de créer des conflits. Avec le projet de la Grande muraille, nous clôturons les pâturages ce qui permet de sédentariser ces éleveurs en leur offrant du travail. Mais cela permet aussi d’améliorer le niveau de fréquentation de l’école, parce qu’avec des rythmes nomades leurs enfants avaient généralement du mal à suivre.

LVSL : Il y avait des tensions entre les Peuls et d’autres communautés sédentaires pour la concurrence aux terres et qui maintenant diminuent avec la Grande muraille verte ?

Chérif Ndianor : C’est vrai qu’il y avait plus de tensions entre les éleveurs et les agriculteurs au niveau des terres. Mais aujourd’hui avec le projet, ce sont ces populations-là qui sont sur le terrain et qui le gèrent. Nous sommes là pour l’appui technique, l’appui logistique… mais le travail, c’est eux. Par exemple la période de collecte ou de récolte des fourrages pour les animaux, c’est eux qui la gèrent. Les jardins polyvalents permettent aussi une meilleure amélioration du voisinage entre les agriculteurs et les éleveurs.

LVSL : Concrètement, pouvez-vous nous parler de ces résultats ?

Chérif Ndianor : Nous produisons 1,5 million de plants par an. En 10 ans d’expérience de la Grande muraille sénégalaise, c’est donc 15 millions d’arbres qui ont été plantés. Nous mettons en place 1 000 km de pare-feu par an, que nous entretenons ou bien que nous ouvrons. Les pare-feux servent à lutter contre les feux de brousse qui détruiraient les jeunes plantations. On débroussaille pour que le feu soit circonscrit à un endroit bien précis en somme. Nous plantons 6 000 hectares de forêt par an et en protégeons autant pour qu’elles se régénèrent naturellement.

8 jardins polyvalents sont aménagés chaque année pour un chiffre d’affaire estimé à 2 millions de francs CFA que les femmes arrivent à récupérer. Nous formons également les populations à l’utilisation de la gomme arabique.

LVSL : Concrètement, qui construit tout cela et comment se passent les travaux ?

Chérif Ndianor : Il faudrait préciser premièrement que le reboisement ne se fait pas uniquement dans le cadre de l’agence nationale la Grande muraille verte. Le ministère de l’Environnement par le biais de la Direction des eaux et forêts fait aussi un gros travail en matière de reboisement.

De février à mars, on commence par identifier les zones à reboiser et nous effectuons un travail de préparation du sol appelé phase de sous-solage. Des tracteurs viennent tourner la terre pour faire des tranchées sur 30 mètres, ce qui permet à la terre d’absorber mieux l’eau. Ensuite, nous reboisons à la saison des pluies (juillet-septembre), autrement nous n’aurions pas assez d’eau facilement disponible.

Beaucoup d’acteurs interviennent sur le projet, dont l’Agence nationale de la Grande muraille par le biais de ses bases opérationnelles sur le terrain. Nous recrutons durant cette période-là au sein de la population locale. Nous recrutons de la main d’œuvre qui vient nous aider au jour le jour, mais aussi pour la préparation des pépinières qui se fait bien en amont.

Nous avons la chance aussi d’avoir des partenaires comme l’ONG internationale Sukyo Mahikari qui envoie en moyenne 300 personnes pour aider sur le terrain et des fonds. Ils sont basés un peu partout en Europe, aux États-Unis, en Asie. Nous avons aussi des associations locales de jeunesse. Le ministère de la Jeunesse organise des vacances citoyennes en envoyant des jeunes nous aider au reboisement, avec bien entendu la coordination de nos techniciens qui sont sur le terrain pour les orienter.

LVSL : Maintenant j’aimerais qu’on s’intéresse un peu aux mécanismes de financement pour ce projet : combien cela coûte-t-il au Sénégal ? Est-ce que l’argent va entièrement sur le terrain ?

Chérif Ndianor : Nous avons eu la chance d’avoir une volonté politique très forte dès le départ. Le Sénégal n’a pas attendu la création en 2010 de l’Agence panafricaine de la Grande muraille verte pour démarrer ses activités. Dès 2008 déjà, le Sénégal a créé son agence nationale et a commencé à mener des activités.

Cette volonté politique très forte se matérialise aujourd’hui par la signature d’un contrat de performances 2016-2018 entre l’État du Sénégal et l’Agence nationale de la Grande muraille verte du Sénégal dans lequel l’État s’est engagé à assurer les dotations financières nécessaires à la mise en œuvre de ce projet soit une subvention d’au moins 4.702.168.090 Francs CFA (soit 7 179 000 €) sur la période des trois ans.

La Banque mondiale qui intervient dans le programme PDIDAS (Programme de développement inclusif et durable de l’agro-business au Sénégal) a fourni une enveloppe de 3 millions de dollars pour cette période 2016-2018.

Le projet FLEUVE (Front local environnemental pour une union verte) est aussi financé par l’Union européenne à hauteur de 7,8 millions euros et concerne 5 pays du Sahel, dont 916 000 € pour le Sénégal sur la période 2016-2018. La FAO, via l’ACD (Action contre la désertification) a débloqué 41 millions d’euros sur 4 ans pour 6 pays africains, dont 1 553 00 € pour le Sénégal.

C’est dire donc qu’un budget conséquent a été octroyé. Ce qui traduit une volonté politique de donner plus d’impulsion, d’autorité et d’autonomie à un ensemble d’activités nouvelles ou insuffisamment prises en charge. Ce n’est évidemment jamais assez, mais c’est énorme quand même. Il faut reconnaître que l’État a fait un effort important et son engagement va en augmentant.

Ces fonds vont uniquement aux projets auxquels ils sont destinés et nous sommes là sur le terrain pour le vérifier. Aujourd’hui, il y a un changement de paradigme. Avec l’arrivée au pouvoir du président Macky Sall et à travers “l’Axe 3 Bonne Gouvernance” du PSE (Plan Sénégal émergent), l’accent est surtout mis sur la gestion axée sur les résultats et les performances avec un impératif de rendre compte. Donc on peut dire qu’il y a tout de même une rigueur dans la gestion de ces fonds et dans l’accomplissement de ces différentes activités.

LVSL : Pourquoi le Sénégal est le seul pays qui avançait sur le dossier jusqu’à présent ? Vous avez cité les 11 pays du tracé, mais on se rend compte avec les photos satellites qu’en fait il n’y a qu’au Sénégal que les arbres apparaissent.

Chérif Ndianor : Je ne peux pas vous laisser dire que le Sénégal est le seul pays qui a avancé sur ce projet-là. Peut-être que le Sénégal est en avance par rapport aux autres, car nous avons commencé 2 ans avant la création de l’Agence panafricaine, en 2008. Beaucoup de pays ont depuis commencé comme la Mauritanie, le Niger, le Burkina Faso entre autres. La Mauritanie, qui abrite l’Agence panafricaine, a d’ailleurs très bien démarré avec plus de 1 000 km de tracé défini. Chaque pays a sa spécificité, ses contraintes, ou bien ses priorités, mais aujourd’hui on peut quand même dire que tout le monde est sensibilisé par rapport à ce projet.

Depuis la COP21, les chefs d’État se sont rencontrés et il y a même d’autres pays qui ne faisaient pas partie du tracé qui demandent à y être intégrés, comme l’Algérie ou les pays du bassin du Congo. Toute l’Afrique aujourd’hui est intéressée et beaucoup d’envoyés viennent au Sénégal pour s’inspirer et peut-être transposer dans leurs pays des pratiques similaires.

LVSL : La dimension sécuritaire entre aussi en compte ? Puisque le Sénégal est relativement épargné par le péril djihadiste. Boko Haram par exemple frappe plutôt d’autres pays sahéliens et ça n’aide évidemment pas ces pays à accélérer les travaux.

Chérif Ndianor : Oui effectivement, chaque pays a ses priorités. Nous avons la chance d’être épargnés de ces risques et d’être un pays stable démocratiquement, avec des alternances qui se passent sans problème. Nous avons aussi des experts reconnus dans le monde entier. Je le constate aussi quand je vais dans les sommets internationaux ; les experts sénégalais sont à la tête de plusieurs structures. C’est un atout indéniable.

Mais aujourd’hui beaucoup de pays sont sensibles à cette question-là. Le cas du Nigeria est intéressant puisqu’il a pour projet de replanter 1 500 km avec le but affiché de lutter ainsi contre Boko Haram via l’amélioration des conditions de vie des populations. On sait qu’une bonne partie des gens qui vont se radicaliser le font à cause de leurs conditions de vie précaires. Donc je pense que c’est un projet panafricain intégrateur, qui peut permettre en plus de lutter contre la pauvreté, de lutter peut-être aussi contre le terrorisme, mais aussi contre les migrations clandestines en fixant les populations autour d’une activité, des revenus…

LVSL : Est-ce que vous pensez que ce projet-là peut suffire à fixer les populations sahéliennes et ainsi tarir les flux des migrations interafricaines et intercontinentales ?

Chérif Ndianor : Bien sûr. La première vague d’immigration sénégalaise vers la France a eu lieu dans les années 70, années de sécheresse. La sécheresse a poussé les populations à migrer des zones rurales vers les zones urbaines, puis vers l’immigration clandestine. La Grande muraille permet de régler le problème à la racine. Mais il n’y a pas seulement ce projet-là. Le Sénégal est en train de mettre en place d’autres projets comme les aménagements hydroagricoles visant à l’autosuffisance alimentaire. Toute la zone de la vallée du fleuve Sénégal a vu l’aménagement de terres pour faire de l’agriculture, de la riziculture, etc.

LVSL : La Grande muraille verte est un projet pharaonique, est-ce qu’il y a d’autres grands projets écologiques en Afrique qui suivent cet exemple-là ?

Chérif Ndianor : Oui, j’en citerais deux particulièrement ambitieux comme le projet d’appui à la transition agro-écologique en Afrique de l’Ouest (PATAE) qui a été lancé en avril 2018 à Abuja (Nigéria) avec 8 millions d’euros et qui s’étend sur 4 ans (2018-2021). Il rassemble la Côte d’Ivoire, le Burkina Faso, le Mali, le Sénégal et le Togo. Il est cofinancé par l’Agence française de développement et la CEDEAO.

Il y a aussi le Fonds bleu, projet du bassin du Congo avec 12 pays africains donc l’objectif est de subventionner des projets qui permettent de préserver ce territoire de la déforestation et des dégradations environnementales. Le bassin du Congo est le deuxième poumon mondial après l’Amazonie, il faut donc protéger ses 220 millions d’hectares de forêts. 101 millions d’euros par an vont être mobilisés autour de ces projets que je trouve vraiment intégrateurs et qui peuvent permettre à l’Afrique de lutter efficacement contre la désertification et les changements climatiques.

 

Image à la une : © Clément Tissot pour Le Vent se Lève

Ce qu’une agriculture sans pesticides veut dire

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Robert_Vonnoh_-_Coquelicots.jpg
Coquelicots du peintre Robert Vonnoh, photographe ©Exhibition Catalogue Americans in Paris, Metropolitan Museum

De la démission de Nicolas Hulot aux marches pour le climat organisées dans de nombreuses villes de France, les voix portant l’urgence d’une transition écologique de grande ampleur semblent ces jours-ci plus nombreuses et plus audibles. Dernières en date, celles des signataires de la pétition “Nous Voulons des Coquelicots”. Rallié par des personnalités de tous horizons et présenté dans plusieurs médias par le journaliste Fabrice Nicolino, l’Appel des Coquelicots se donne un objectif simple et ambitieux : débarrasser les sols et les assiettes françaises des pesticides de synthèse. Un combat qui a vocation à s’inscrire dans le temps, puisqu’un changement de modèle agricole ne saurait se faire en quelques jours, mais pour lequel on peut déjà identifier de sérieux défis à relever.


Depuis dix ans l’échec des petits pas

Interdire tous les pesticides : pourquoi un tel impératif catégorique ? Sans doute l’urgence de la situation le commande. Mais plus encore, c’est à notre impuissance collective et plus précisément à l’échec des politiques publiques environnementales que s’adresse l’appel. Comment en effet ne pas faire le constat d’un problème récurent de méthode dans la manière qu’ont les gouvernements d’envisager la question environnementale ?

Chiffres désormais répétés partout, les conclusions des dernières études sur la biodiversité sont radicales [1]. En quinze ans, un tiers des espèces d’oiseaux ont disparus en France. Sur les trente dernières années, ce sont près de trois quarts des espèces d’insectes volants qui se sont éteintes en Europe. Les sols français n’ont jamais été aussi dégradés et la surface de terre arable en France ne cesse de diminuer.

Et la transition vers une agriculture durable se fait toujours attendre. Malgré une vraie progression, l’agriculture biologique reste marginale [2] et ne parvient pas à répondre à la totalité de la demande des consommateurs, pourtant enclins à acheter local. Dix ans après le Grenelle Environnement du quinquennat Sarkozy, nous en sommes peu ou prou au même point. L’inefficacité et l’inadéquation de la méthode dite des « petits pas » est aujourd’hui criante. Bien souvent inatteignables aux vues des moyens qu’on leur consacre, les propositions ponctuelles et sporadiques, sans vision d’ensemble et sans réflexion structurelle ont perdu toute crédibilité. Les capacités d’adaptation des filières – éventuellement aidées par un peu de réglementation – et les mécanismes commerciaux usuels ne sont guère plus convaincants. Si les marchés étaient réellement capables d’intégrer la contrainte climatique dans leurs fonctionnements, qu’ont-ils attendu et qu’attendent-ils encore ? L’agriculture productiviste et mondialisée, pourtant en première ligne sur la question puisqu’elle voit ses rendements menacés par l’augmentation des températures [3], ne semble pas particulièrement pressée d’engager une transition.

“Dix ans après le Grenelle Environnement du quinquennat Sarkozy, nous en sommes peu ou prou au même point, l’inefficacité et l’inadéquation de la méthode dite des « petits pas » est aujourd’hui criante”

L’inertie et le ridicule dont est frappée la dernière décennie d’action climatique dans les sociétés occidentales achève ainsi de nous convaincre d’une chose : si ce n’est le marché, ce sera donc l’État qui fera la transition. Seule une intervention conséquente, coordonnée et intelligente de la puissance publique est susceptible d’inverser la tendance, en matière climatique comme en matière de biodiversité. L’invention d’un modèle d’agriculture durable est avant toute chose une question de volonté politique. Plutôt qu’une énième compilation d’articles scientifiques, l’Appel des Coquelicots adopte un ton résolument lyrique, taillé pour l’action et le rêve d’un « soulèvement pacifique de la société française » contre l’extraordinaire puissance de blocage que représentent aujourd’hui les lobbies pro-pesticides – en témoignent les récentes péripéties parlementaires du glyphosate, pour ne donner qu’un exemple. Le cadre explicitement national de la mobilisation annoncée contre les pesticides participe également à ce souci d’efficacité politique : ne pas disperser ses forces dans des batailles trop vastes et identifier clairement un responsable politique principal à travers le gouvernement français actuel.

Que l’on parte à la conquête du pouvoir ou que l’on ambitionne de contraindre l’actuel à agir selon les exigences d’un puissant mouvement social, gageons que la lutte sera âpre, longue et que ses éventuelles victoires ne se feront pas sentir avant plusieurs années. Il parait alors d’autant plus utile de prendre la mesure des changements que supposent une agriculture débarrassée des intrants dérivés du pétrole. L’ampleur de la tâche est immense et les points de résistance nombreux. La colossale quantité d’énergie politique qu’il faudrait y déployer incite de fait à identifier au préalable les principaux freins à la transformation qu’il s’agit de faire sauter. Et sans grande surprise, ceux-ci ne sont pas tant techniques que socio-économiques.

Le défi commercial

Parler d’agriculture en France, c’est parler de commerce et d’échanges internationaux. D’abord pensé comme un remède à la dépendance européenne aux importations alimentaires, la lente conversion de l’agriculture française au productivisme d’après guerre débouche dans les années 1970 sur un excédent de production qui – associé aux débuts de mondialisation des échanges et appuyé par la Politique agricole commune (PAC) – amorce la réorientation de la production vers le commerce international. Ainsi, pour l’année 2017, la France exporte pour 58 milliards d’euros de produits agro-alimentaires, pour une production avoisinant les 78 milliards d’euros, soit près des trois quart de la production tournés vers l’exportation ! [4] Réciproquement le marché français importe pour près de 52 milliards de produits agro-alimentaires, soit plus des deux tiers de la valeur de la production nationale. Cas emblématique, la production céréalière – qui occupe en France 52% des terres arables – exporte la moitié de ses récoltes [5] notamment vers le Maghreb et l’Afrique. C’est donc une agriculture taillée pour la concurrence internationale qu’organise le modèle français. Or, si les promesses des marchés internationaux peuvent séduire à court terme (la consommation de viande baisse en Europe mais elle augmente en Chine), elles s’appuient sur une organisation de la production à l’opposée de ce que pourrait être une agriculture raisonnable. Favorisant les grandes exploitations en monoculture intensives en pétrolifères, l’hyper-industrialisation d’élevage et la multiplication des trajets d’acheminement et de distribution, l’agriculture d’exportation constitue bien plus un accélérateur qu’une solution à l’effondrement de la biodiversité. D’autre part, une telle organisation commerciale complique la perspective d’un contrôle stricte de la diffusion des pesticides puisqu’elle découple la question de la consommation de celle de la production. Le consommateur français achetant en effet un grand nombre de produits alimentaires étrangers, il faudrait pouvoir en contrôler les conditions de productions pour chaque pays producteur ! Tandis qu’une amélioration sensible des pratiques productives des agriculteurs français serait sans impact sur le consommateur si les récoltes partent à l’autre bout du monde.

“Favorisant les grandes exploitations en monoculture intensive en pétrolifères, l’hyper-industrialisation d’élevage et la multiplication des trajets d’acheminement et de distribution, l’agriculture d’exportation constitue bien plus un accélérateur qu’une solution à l’effondrement de la biodiversité”

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Silos à grain

La réduction drastique des pesticides dans les sols et les assiettes appelle donc un régime commercial différent où la puissance publique – qu’elle soit ici française ou, rêvons un peu, européenne – puisse encadrer à la fois les pratiques de production et de consommation sur un même territoire. Il s’agirait alors de réorganiser en profondeur la production pour la réorienter vers le marché intérieur. Pour cela, il sera difficile d’échapper à une certaine dose de protectionnisme visant, soit par taxe prohibitive soit par interdiction pure et simple, les produits externes issus d’agricultures intensives en produits de synthèses.

La nécessité d’une réorientation de la production vers un marché intérieur n’aurait pas lieu d’être dans un monde idéal où tous les acteurs se lanceraient au même moment et d’un commun accord dans une transition agricole. Toutefois l’organisation de notre monde actuel fait peser une partie importante du coût du changement sur le premier qui en a l’initiative. Le coût d’une transition aussi complexe ne pouvant être déterminé avec certitude, celle-ci représente, pour l’économie du pays qui s’y engage, un risque important d’y laisser quelques plumes. Aussi existe-il une chance non négligeable, pour le pays candidat à la transition, de se retrouver un moment seul dans la compétition mondiale à appliquer ses nouveaux standards de production, ne pouvant compter dans un premier temps que sur lui-même. C’est la raison pour laquelle il n’aurait que sa production intérieure pour y appliquer une interdiction des pesticides et assurer à ses citoyens une nourriture plus saine. Un minimum de protectionnisme serait ainsi indispensable pour réduire les importations de denrées traitées chimiquement mais surtout pour soutenir nos agriculteurs contre la concurrence désormais déloyale – car obéissant à des critères de production moins strictes – de l’agriculture conventionnelle.

Le défi géopolitique

Se pose également la question de l’échelle du territoire que l’on se proposerait de mettre en transition par la mobilisation politique. Si l’échelle de la planète, ou même du monde occidental, est à exclure pour l’instant, le niveau européen serait évidement le levier idéal pour amorcer un mouvement capable de produire un réel impact sur le monde. D’autant qu’à travers la PAC, l’ancienne CEE avait dans un premier temps joué la carte de l’autosuffisance alimentaire à travers la préférence communautaire. Toutefois, les récents déboires historiques de l’Union Européenne ne peuvent qu’inciter à la prudence, voire au scepticisme sur le sujet. D’abord en raison du profond attachement des institutions européennes au libre-échange qui laisse présager une résistance à tout type de taxations, même minimes, des produits des agricultures conventionnelles étrangères [6]. Ensuite, par la lenteur et la complexité du processus de décision européen qui, à l’évidence, se marie très mal avec l’urgence écologique. Le combat le plus logique à mener dans le cadre européen serait alors la demande vive et insistante de redirection massive des subventions de la PAC vers les exploitations développants des techniques de culture écologique.

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Agriculture in Volgograd – CC-BY-SA 3.0 Unported and GNU Free Documentation License 1.3

“Il y a sans doute une diplomatie agricole à inventer, un jeu subtil d’inclusion et de contournement des institutions européennes, un équilibre à trouver entre relations bilatérales et vision continentale”

Reste le cadre national choisi par les partisans du coquelicot. Plus naturel et politiquement plus réceptif, celui-ci ne saurait cependant se passer d’une réflexion géopolitique. En particulier sur la question européenne puisqu’une transformation de grande ampleur se heurterait aux dispositions des traités européens. L’importance des investissements publics à engager risque en effet de porter bien au-delà des fameux 3% les déficits budgétaires. De plus un protectionnisme écologique remettrait en cause le principe du marché unique et les accords de libre échange signés avec des pays tiers. En même temps, le poids de la France dans la production agricole européenne lui laisse peut-être une chance de susciter un effet d’entrainement sur les autres pays d’Europe, ce qui lui éviterait la solitude des pionniers. Il y a sans doute une diplomatie agricole à inventer, un jeu subtil d’inclusion et de contournement des institutions européennes, un équilibre à trouver entre relations bilatérales et vision continentale. Si le libre-échangisme pur jus n’a pas d’avenir, sans doute les relations commerciales intenses sont elles possibles avec des partenaires privilégiés – des voisins géographiques, par exemple, dont la proximité rend bien plus crédible une garantie mutuelle sur la qualité des produits échangés.

Le retour à une agriculture « localiste » peut enfin avoir des conséquences vis à vis des pays les plus dépendants des exportations françaises – comme l’Algérie dont c’est le cas pour le blé bien qu’elle ne manque pas d’offre de substitution. Conséquences dont les effets géopolitiques et humanitaires ne manqueraient pas de se faire sentir s’ils étaient mal anticipés.

Le défi économique

Le productivisme d’après guerre puis la mondialisation des échanges agricoles ont ainsi fait émerger un modèle économique spécifique, dont le fonctionnement est aujourd’hui l’une des causes du désastre écologique. Pourtant régulièrement pointés du doigt dans les opinions européennes, beaucoup d’agriculteurs semblent encore attachés à leur modèle économique productiviste et n’y voient pas forcément d’alternative. C’est qu’il existe comme partout ailleurs une certaine inertie des structures et des hommes qui les rendent partiellement réfractaires aux ruptures historiques. Même protégé par un régime commercial adéquat, l’appareil de production agricole français n’en serait pas forcément adapté aux nouvelles contraintes écologiques. Privées de pesticides, les exploitations organisées pour la monoculture intensive pourraient perdre leur viabilité économique. Le modèle dominant étant imposé par la concurrence mondiale et reposant sur l’écrasement maximum des coûts de productions fait que tout changement de pratique risque de les augmenter. En d’autre termes : l’agriculture conventionnelle étant pensée pour produire pour le moins cher possible, une agriculture sans pesticides couterait sans doute plus cher à la production. Ainsi les mérites de l’agroécologie en matière de créations d’emplois [7] sont aussi synonymes de charge financière supplémentaire : remplacer les désherbants de synthèse par des ouvriers agricoles payés au smic – ou plus – à organisation de production constante coûte plus cher. A cet égard, le récent débat sur l’utilisation du glyphosate – désherbant plébiscité par les agriculteurs français [8] – est caractéristique. Substance très efficace pour la destruction des « mauvaises herbes » (et le reste de l’écosystème qui va avec), c’est surtout son prix bon marché, au regard du service rendu, qui a été mis en avant par ses utilisateurs. Car les différentes alternatives existantes à ce jour supposent toutes un renchérissement du service de désherbage et/ou une réorganisation importante de l’exploitation agricole.

“Un grand nombre d’exploitations biologiques survivent en France dans un marché pourtant concurrentiel, [ce qui] se traduit cependant par des prix à la consommation sensiblement plus élevés que la moyenne qui empêchent pour l’instant sa généralisation”

La transition vers une agriculture massivement biologique suppose donc l’invention d’un nouveau modèle économique de production et de distribution agricole où l’essentiel des paramètres de production actuels sont à revoir (taille et diversité d’exploitation, niveau de mécanisation, intensité en emplois, prix à la production, prix à la consommation etc. ). On tiendrait ainsi compte tant des coûts structurels de production que du coût de transformation des exploitations conventionnelles en cultures écologiques. Un tel modèle existe certes déjà partiellement : un grand nombre d’exploitations biologiques survivent en France dans un marché pourtant concurrentiel. Ce modèle se traduit cependant par des prix à la consommation sensiblement plus élevés que la moyenne qui empêchent pour l’instant sa généralisation. On voit mal comment un tel processus pourrait se faire rapidement et efficacement sans un solide système de subventions soutenant le coût d’une transition que ni les agriculteurs ni les consommateurs semblent vouloir assumer. Le redéploiement massif des aides existantes vers les secteurs bio ou agroécologique et l’invention d’une fiscalité taillée à leur mesure – comme le demandait récemment le professeur Claude Henry [9] dans une tribune dans « Le Monde » – représentent à cet égard un impératif.

Le défi social

De même que la révolution agricole productiviste, fortement subventionnée en Europe lors de ses débuts, la nouvelle révolution agroécologique ne se fera pas sans intervention publique sur le niveau des prix. Car dans les conditions actuelles, la situation sociale des agriculteurs français laisse imaginer une marge de manœuvre quasi nulle, sans capacité aucune d’intégration de quelconques nouveaux coûts. De moins en moins nombreuses et de plus en plus endettées, les exploitations agricoles françaises font face ces dernières années à une multiplication des faillites. Les menaces que font peser le réchauffement climatique et la surexploitation des sols sur les rendements achèvent de fragiliser un contexte déjà très tendu. En dehors de quelques champions de l’export – peu portés à l’abandon du régime pétrolifère – les agriculteurs français vivent de moins en moins bien et s’enfoncent toujours plus dans une crise sociale durable, tant économique que métaphysique, en attestent le niveaux des suicides enregistrés pour la profession [10].

“La nouvelle révolution agroécologique ne se fera pas sans intervention publique sur le niveau des prix”

Côté consommateurs, les débats récurrents sur le pouvoir d’achat et la place fondamentale qu’ils prennent à chaque échéance électorale montrent assez l’incapacité de la majorité des citoyens à encaisser une augmentation significative des prix alimentaires. Sans doute existe-t-il des solutions du côté de la distribution, notamment par un meilleur encadrement des marges des grandes enseignes. Mais on doute que cela suffise pour atteindre le niveau des premiers prix de supermarchés, déjà très tirés vers le bas et dont un nombre croissant de Français sont aujourd’hui dépendants.

Une transition agricole ne serait donc socialement viable que par la mise en place d’un système social à double objectif. Un soutien aux agriculteurs, en leur garantissant des prix planchers de ventes, des solutions de financement de transition (prêts à taux zéro, rachat de dettes etc.) et une priorité d’accès aux marchés publics pour la production biologique. Cette dernière idée est souvent évoquée pour les cantines scolaire, mais pour l’instant que très marginalement mise en œuvre. Et un soutien aux consommateurs les plus pauvres, par la distribution d’allocations alimentaires ciblées via des chèques alimentaires réservés à l’achat de produits biologiques, entre autres.

Un tel programme social nécessiterait sans doute d’importantes sommes d’argent public, qui ne manquerait pas de nous mettre en porte-à-faux à l’égard des règles européennes et qui plus largement ne peut que nous inciter à repenser nos outils de financement publics. Sujet tout aussi kafkaïen.

Le défi technique

Confrontés depuis des décennies aux nécessités de l’expérimentation, les agriculteurs non conventionnels du monde entier ont inventé une grande diversité de solutions dont un certain nombre sont sans doute applicables dès aujourd’hui sur le sol français. Au centre des débats, la question de la productivité de ces nouvelles agricultures qui accuseraient, selon certaines études, des rendements moindres que ceux de l’agriculture intensive et qui, à production égale, demanderait ainsi plus de surface cultivable [11]. Or, si la question productive ne peut être complètement écartée, elle est cependant beaucoup moins centrale qu’elle a pu l’être au début des années 1950. Compte tenu de la forte évolution de nos pratiques de consommation, celles-ci nous offrent – pour peu qu’on en pense la transformation – de sérieuses marges de manœuvres. Les modes d’alimentation pratiqués dans les pays dits « développés » n’ont ainsi plus grand chose avec nos besoins caloriques réels. Le développement de maladies liées à la « malbouffe », obésité, diabète pour ne citer qu’elles étant en forte hausse.

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Maraîchages biologiques

Au-delà du cas de l’industrie agro-alimentaire et de son impact sur la santé publique, deux leviers de réduction de la consommation alimentaire française sont à notre portée : la lutte contre le gaspillage alimentaire et la raréfaction de la consommation de viande. Création du quinquennat Hollande, la loi relative à la lutte contre le gaspillage alimentaire du 11 février 2016 semble apporter un début de résultat. Dans un pays où le gaspillage est évalué à près du quart des produits alimentaires vendus, les conditions de sa diminution restent toutefois encore largement à inventer. De même, une éventuelle limitation de la production de viande libérait mécaniquement une partie des surfaces cultivées pour la nourriture des animaux d’élevage.

“Le principal défi technique de la nouvelle agriculture ne consiste donc à pas rechercher la productivité à tout prix, mais plutôt à trouver les configurations d’exploitation qui permettront d’assurer des rendements relativement stables et avec eux une sécurité alimentaire”

Par ailleurs, la Food and Agriculture Organisation qui est l’organisme en charge de la question agricole au sein des Nations Unies estime que l’agriculture mondiale pourrait nourrir à ce jour 12 milliards d’individus, soit presque le double de la population planétaire actuelle [12]. Les sociétés humaines contemporaines sont ainsi capables de supporter une certaines baisse des rendements agricoles – baisse que l’on finira par subir d’une manière ou d’une autre dans le siècle à cause du changement climatique et dont il faudra bien s’accommoder.

Le principal défi technique de la nouvelle agriculture ne consiste donc pas  à rechercher la productivité à tout prix, mais plutôt à trouver les configurations d’exploitation qui permettront d’assurer des rendements relativement stables et avec eux une sécurité alimentaire. Il s’agit en effet de faire face à la multiplication des événements météorologiques extrêmes et aux grandes variations de températures que nous promettent les scientifiques du GIEC tout en maintenant la longévité biologique de sols. L’équation de la production agricole est donc aujourd’hui différente. A l’opposé du colosse aux pieds d’argile qu’est l’agriculture productiviste, les nouveaux modèles agricoles devront se tourner davantage vers la solidité et la résilience. Les ressorts d’une telle invention résident sans doute pour partie dans les savoirs de plus en plus précis des agronomes et des biologistes sur les propriétés agricoles des écosystèmes : complémentarités des cultures, utilisation de la biodiversité comme moyen de luttes contre les prédateurs etc., mais sont peut-être également dans la combinaison des différents modèles de productions eux-mêmes.

À ce titre, une réflexion systémique sur l’organisation du territoire agricole à grande échelle devient nécessaire. Compte tenu de la vitesse et de l’ampleur de la transition à mener, un minimum de coordination publique s’impose. Recenser et diffuser les nouveaux savoirs agricoles, penser leurs articulations avec les savoirs existants, identifier les territoires capables d’amorcer la transition, choisir ceux qui serviront au contraire de « pivots », évaluer régulièrement la trajectoire de transition, trouver les moyens de la corriger si besoin etc. Autant de tâches nécessitant la réunion et la coopération de tous les acteurs du secteur (agriculteurs, filières de distributions, ingénieurs-agronomes, biologistes, météorologues, consommateurs), ce qui à coup sûr posera d’inévitables questions politiques : sincérité de l’institution, mise à l’écart des lobbies, fidélité de la représentation des acteurs… soit une profonde transformation du Ministère de l’agriculture actuel.

Le défi politique

L’impérieuse et incontestable nécessité de stopper l’utilisation des pesticides dans nos champs se révèle ainsi être une boite de Pandore d’où s’échappent tous les autres problèmes auxquels font face aujourd’hui les agriculteurs. La complexité de la situation agricole exige, lorsque l’on projette d’en modifier un paramètre, que l’on repense également tous les autres. Ceux-ci tiennent bien plus à l’organisation du commerce mondial qu’aux questions de productivité à proprement parler. A cet égard, tous les projets de transition qui se proposent de « raisonner » l’agriculture « et en même temps » d’améliorer la compétitivité de l’agriculture biologique font fausse route [13]. La compétition internationale n’est plus un moyen de stimulation du développement agricole. Elle est devenue au contraire un facteur d’immobilisme et le plus sérieux frein à une transition dont le besoin fait aujourd’hui consensus. Celle-ci passera donc par la réinvention d’un modèle commercial qui sache redonner aux agriculteurs souplesse et indépendance, tant sur le plan international (protectionnisme écologique) que national ou européen (garanties de financement, prix planchers etc.).

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Bannière du mouvement des Coquelicots

 

D’autre part, si elle doit se faire rapidement à l’échelle de l’histoire humaine, la nouvelle révolution agricole ne se fera pas en quelques mois. À titre d’exemple de transition crédible, Fabrice Nicolino évoquait ainsi « un plan de sortie en quinze ans », soit une temporalité dont ni le marché, ni la « société civile » ne sont objectivement capables [14]. Malgré des défauts régulièrement décriés (bureaucratie, potentiel autoritarisme, hermétisme structurel aux « réalités de terrain »), l’État parait être la seule force collective pouvant assurer le coût et la durée d’une transition via un type de planification publique. La nature et le volume des investissements à engager impose également une clarification collective de nos priorités politiques. Désobéir frontalement aux engagements européens de maîtrise budgétaire et amorcer un contrôle strict des importations des denrées « à pesticides », c’est prendre le risque d’un conflit avec l’Union Européenne déjà bien fragile. C’est aussi mettre une sacré quantité d’eau dans le gaz du couple franco-allemand, un risque pas forcément compensé par l’éventuel effet d’entrainement sur les autres États membres que pourrait produire une telle rupture. De même, si une certaine « neutralité partisane » peut se justifier par la recherche d’une transversalité la plus grande possible, un mouvement citoyen d’une telle nature – a fortiori s’il imagine infléchir la politique d’un gouvernement de manière aussi frontale – ne peut faire l’économie d’une forme dialogue ou de coordination avec tous ceux qui partagent ses ambitions : partis politiques, syndicats, associations, ONG, médias etc. Autant dire un vrai panier à crabes de récupérations politiciennes et autres rivalités institutionnelles, dans lequel on devra bien, pourtant, se résoudre à mettre quelque fois la main. Après tout, si l’on rêve d’un début d’union nationale sur le sujet, il faut d’abord que ses éventuels membres se parlent (et s’écoutent).

“Le succès d’une transition se fera autant sur le contenu que sur la manière (rythme, relations entre les acteurs, valeurs sociales mobilisées…)”

Évidemment la simple analyse des conditions actuelles d’une transition agricole ne saurait suffire à déterminer un futur (celles-ci pouvant évoluer de bien des manières), ni surtout remplacer un discours politique et l’énergie humaine qu’il se propose de rassembler. Le succès d’une transition se fera autant sur le contenu que sur la manière (rythme, relations entre les acteurs, valeurs sociales mobilisées…). On peut penser que l’interdiction effective des pesticides constituera un moteur de créativité agricole bien plus puissant que toutes les compilations et soporifiques recensements d’alternatives potentielles. Et l’on aura bien raison. Mis au pied du mur, les sociétés humaines se montrent sensiblement plus dynamiques qu’à l’écoute de dissertations pleines de conditionnel. De surcroit, les grandes ruptures historiques demandent parfois un « saut dans le vide » qu’aucune intellectualisation ne saurait définitivement éclairer.

Mais l’enjeu essentiel d’un mouvement politique n’est-il pas justement d’articuler connaissance et transformation du monde, de manière à ce que chacune se nourrisse l’une de l’autre ? En fixant un objectif simple, concret et poétique (le retour des fleurs sauvages dans nos campagnes), en s’inscrivant dans le temps long – deux ans c’est très long en politique – , le mouvement des Coquelicots s’est donné les moyens d’une mobilisation du corps social que l’on espère la plus large possible. Reste à en faire le catalyseur d’une volonté de transition bien plus large dont nous pourrions, au fil des mois et des semaines, nous faire une idée de plus en plus précise.


[1] Sur la disparition des oiseaux, l’étude du Muséum d’Histoire Naturelle : https://www.mnhn.fr/fr/recherche-expertise/actualites/printemps-2018-s-annonce-silencieux-campagnes-francaises

Sur la disparition des insectes, une sur les zones protégées européennes : https://journals.plos.org/plosone/article?id=10.1371/journal.pone.0185809

[2] Autour de 6,5% de la surface agricole utile française : http://www.agencebio.org/le-marche-de-la-bio-en-france

[3] Désertifications, multiplications des événements extrêmes   …  Sur la baisse des rendements due au réchauffement : http://www.pnas.org/content/114/35/9326

[4] Sur le niveau des exportations agricoles françaises : http://agreste.agriculture.gouv.fr/IMG/pdf/Gaf2017p110-116.pdf

[5] Quelques chiffres sur la filière filière céréalière française : https://www.passioncereales.fr/la-filiere/la-filiere-en-chiffres

[6] l’UE a d’ailleurs fait tout l’inverse en signant le CETA : https://www.france24.com/fr/20170921-ceta-traite-conteste-ong-application-provisoire-canada-europe-ue

[7] Que l’on décrit souvent comme plus intensive en main d’œuvre : https://www.cairn.info/revue-projet-2013-4-page-76.htm

[8] Sur un certain attachement des agriculteurs au glyphosate https://www.francebleu.fr/infos/agriculture-peche/glyphosate-les-agriculteurs-du-puy-de-dome-ne-comprennent-pas-1527596758 ; et sur les éventuelles alternatives : https://reporterre.net/Se-passer-du-glyphosate-C-est-possible

[9] La tribune en question : https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/09/05/claude-henry-trois-mesures-pour-sortir-du-desastre-ecologique_5350348_3232.html

[10] Sur la situation sociale des agriculteurs : https://www.lemonde.fr/economie/article/2016/10/14/baisse-des-revenus-suicides-la-crise-des-agriculteurs-fait-beaucoup-moins-de-bruit-que-l-affaire-alstom_5013945_3234.html

[11] Sur l’état du débat sur la productivité du bio : https://www.sciencesetavenir.fr/nature-environnement/le-bio-peut-il-nourrir-le-monde_17672

[12] Sur les capacités productives agricoles de la planète, l’émission d’Arte Le Dessous des Cartes :  https://www.youtube.com/watch?v=jt0jWmJopE0

[13] Notamment le rapport de l’INRA : http://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/archives/rapport-INRA-pour-CGSP-VOLUME-1-web07102013.pdf

[14] Voir l’entretien de Fabrice Nicolino lors d’une matinale de France Culture : https://www.franceculture.fr/emissions/linvite-des-matins/environnement-lheure-de-la-mobilisation-generale