Inquiet pour sa réélection, Erdoğan met l’économie turque sens dessus dessous

Le Président turc Recep Tayyip Erdoğan. © OTAN

Taux d’intérêts en forme de montagnes russes, croissance élevée, appauvrissement des Turcs par une inflation autour de 80%, échec de la stratégie d’industrialisation… La politique monétaire et économique poursuivie par Erdoğan ces dernières années est particulièrement erratique. En cherchant à tout prix à maintenir une croissance forte, tout en multipliant les mesures d’urgence pour éviter une crise financière et sociale, le pouvoir turc joue avec le feu. Une situation qui s’explique par la crainte du Président de voir l’opposition remporter les élections de juin prochain. Mais les opposants d’Erdoğan promettent surtout le retour à un régime néolibéral classique et une surenchère identitaire. Article originellement publié par la New Left Review, traduit par Piera Simon Chaix et édité par William Bouchardon.

Depuis 2019, la politique économique de la Turquie se caractérise par les revirements répétés de son président, Recep Tayyip Erdoğan. Au départ, son régime avait adopté un programme fondé sur des taux d’intérêt faibles et sur l’expansion du crédit, à rebours de l’orthodoxie libérale, avec pour objectif la consolidation du soutien politique fourni par les petites et moyennes entreprises (PME). Résultats : dévaluation de la livre turque (c’est-à-dire une perte de valeur de la monnaie turque, ndlr), taux élevés d’inflation et hausse du déficit du compte courant et de la dette extérieure, due à la forte dépendance turque aux importations. Pour essayer de compenser ces effets, le gouvernement a alors basculé vers un programme néolibéral classique : des taux d’intérêt élevés destinés à attirer les capitaux étrangers et à stabiliser la valeur de la livre turque, et un resserrement du crédit afin de lutter contre l’inflation et l’endettement. Cependant, comme de telles politiques déstabilisent la base électorale de l’AKP, le parti au pouvoir n’a eu de cesse de revenir à une approche plus hétérodoxe. Une oscillation incessante qui dure depuis bientôt quatre ans.

Une politique monétaire erratique

Tant que l’économie turque était intégrée à l’ordre néolibéral transatlantique, il semblait n’exister aucune autre option face aux atermoiements d’Erdoğan. L’impératif stratégique consistant à maintenir les PME à flot à l’aide de politiques monétaires expansionnistes était irréconciliable avec la position du pays sur le marché mondial. Cependant, plus récemment, ce mouvement d’oscillation semble avoir été abandonné au profit d’un ferme engagement à l’hétérodoxie économique. Depuis le printemps 2021, les taux d’intérêt de la banque centrale turque (TCMB) ont été revus à la baisse et vont jusqu’à s’aventurer dangereusement du côté du négatif. Au plus bas, en raison d’une inflation très forte, les taux réels ont même atteint -80 %. Les placements traditionnels des épargnants en livre turque, détenus par une vaste majorité de la population, subissent donc des pertes massives. Dans un même temps, le crédit commercial et le crédit à la consommation ont été largement soutenus.

Comme on pouvait s’y attendre, ces mesures ont permis à la Turquie d’obtenir une croissance élevée en 2021 (plus de 11%), mais au prix d’une importante dévaluation de la livre turque et d’une inflation démesurée (jusqu’à 85% en octobre 2022). La croissance élevée a masqué un effondrement généralisé du niveau de vie de la majeure partie de la population, dont les revenus n’ont pas crû au même rythme que l’inflation. Les mesures compensatoires qui ont été prises, telles que les revalorisations du salaire minimum, le contrôle des prix ou les réductions d’impôts, n’ont pas suffi à endiguer ce déclin. La fin de l’année 2021 s’est ainsi soldée par une stagnation économique, lorsque les entreprises se sont trouvées incapables de calculer les prix avec justesse et ont été désavantagées sur les contrats commerciaux libellés en devises étrangères. Une catastrophe économique de grande ampleur a été évitée de justesse lorsqu’Erdoğan a annoncé, le 20 décembre 2021, un mécanisme étatique de garantie des dépôts en devises étrangères.

La croissance élevée a masqué un effondrement généralisé du niveau de vie de la majeure partie de la population, dont les revenus n’ont pas crû au même rythme que l’inflation.

Peu de temps après, la TCMB a mis en place une « stratégie de liraisation » (c’est-à-dire de conversion des avoirs et dettes en devises étrangères en monnaie nationale, ndlr) impliquant de fait des mécanismes de contrôle des devises étrangères : restriction de l’accès aux prêts de la TCMB pour les entreprises détenant beaucoup de devises étrangères, interdiction du recours aux devises étrangères pour les transactions domestiques et incitations pour amener les banques à opter pour des dépôts en livres turques. L’objectif était de soutenir la demande en livres turques du secteur privé et de contenir la dévaluation. Cependant, à défaut de changements structurels approfondis de l’économie turque, tous les défauts de cette approche hétérodoxe — dévaluation, inflation élevée, important déficit du compte courant — ont refait surface et ont perduré. Et depuis un an, ces défauts sont accompagnés d’une hausse des taux d’intérêt et du niveau de la dette.

Il en a découlé un paradoxe politique encore plus grave. Durant l’année 2022, pour contenir la crise, la Turquie a commencé à expérimenter une série de « mesures macroprudentielles », qui ont pris par exemple la forme d’un contrôle effectif des capitaux — via des pénalités économiques infligées aux banques octroyant des prêts à des taux d’intérêt supérieurs à 30 % — destiné à soutenir les prêts en livres turques à des coûts avantageux pour le secteur privé. Cependant, avec le ralentissement de la dévaluation due à la stratégie de « liraisation » et à cause du retard des effets de la dévaluation sur l’inflation (la monnaie turque perdant en valeur, les produits importés coûtent beaucoup plus chers, ndlr) et de la pression inflationniste mondiale, le taux d’inflation turc est demeuré supérieur au taux de dévaluation. Tout cela, par contrecoup, à entraîné une appréciation effective de la livre turque.

Le calcul politique d’Erdoğan

En d’autres termes, les politiques d’Erdoğan ont atteint exactement l’inverse de ce qu’elles visaient. Au lieu d’entraîner une baisse des prix des produits exportés, ces prix ont augmenté. De même, les taux d’intérêt plus faibles se sont accompagnés d’un ralentissement majeur de l’octroi de prêts par les banques privées, celles-ci ayant vu leurs marges de profit diminuer et se démenant pour compenser les effets de la politique gouvernementale. Cette compensation n’a été permise que par une autre augmentation des taux directeurs à l’automne 2022.

L’économie turque est donc coincée entre Charybde et Scylla. L’AKP est réticent à imposer des remèdes néolibéraux, sans toutefois se montrer capable de proposer une autre option viable. Avec les élections présidentielles et législatives prévues pour l’été 2023 au plus tard, la crise au sommet du gouvernement se fait de plus en plus apparente. Dans cette conjoncture, trois chemins différents s’ouvrent devant la Turquie : un mélange de politiques économiques improvisées et de consolidation autoritaire (l’option favorite du gouvernement) ; un retour à une doctrine néolibérale (soutenu par certains détenteurs du capital et une partie de l’opposition) ; et un programme de réforme populaire démocratique (position défendue par la gauche).

L’AKP est réticent à imposer des remèdes néolibéraux, sans toutefois se montrer capable de proposer une autre option viable.

Implicitement, la nouvelle approche politique d’Erdoğan contenait une stratégie « d’industrialisation de substitution aux importations » : grâce aux coûts élevés des importations, aux faibles coûts du financement des investissements et aux avantages financiers induits par la dévaluation et les faibles taux d’intérêt, l’investissement industriel se serait trouvé renforcé et aurait permis à la Turquie de s’affranchir de sa dépendance exorbitante au marché mondial. Néanmoins, une telle ambition n’a jamais eu aucune chance de se concrétiser, car son succès dépendait d’une stratégie de planification et d’investissement étatique qui a toujours cruellement fait défaut. Il serait donc plus approprié de caractériser le récent virage hétérodoxe de la Turquie comme une tentative supplémentaire de gérer la crise, plutôt que comme une transition vers un nouveau régime d’accumulation. L’objectif était de protéger de vastes portions de la population, en particulier les personnes travaillant dans des PME, des dégâts générés par une économie en chute libre. Il s’agissait aussi, pour l’AKP, de gagner du temps avant les prochaines élections générales.

Un retour à une politique économique néolibérale orthodoxe entraînerait des coûts politiques bien plus élevés qu’une approche attentiste visant à atténuer les effets de la crise sur les PME et la consommation domestique. La stratégie politique actuelle de l’AKP consiste donc à se positionner comme la dernière planche de salut pour les petites entreprises en difficulté, tout en intensifiant la répression contre d’éventuelles menaces à son hégémonie, Mais une telle méthode n’est pas infaillible. Par exemple, les PME très performantes qui se considèrent capables de supporter la pression compétitive d’une politique monétaire orthodoxe peuvent choisir de s’allier aux capitalistes qui appellent à l’expansion du rôle de la Turquie dans l’économie mondiale. En effet, les factions du capital les plus proches de l’AKP, pour la plupart tournées vers l’exportation et peu dépendantes des importations, ont déjà commencé à critiquer le gouvernement pour sa dévaluation monétaire bâclée.

Jusqu’à présent, aucune fracture décisive n’a eu lieu entre les factions dirigeantes du capital et le régime d’Erdoğan : la plupart des secteurs récupèrent encore des profits élevés (les bénéfices du secteur bancaire ont été multipliés par cinq), notamment grâce à la compression des salaires induite par l’inflation. Mais l’association d’entreprises la plus importante de Turquie, l’Association de l’industrie et des entreprises turque (TÜSIAD), réclame avec de plus en plus de véhémence que soient de nouveau imposées des politiques néolibérales, en vue de rapprocher la Turquie du centre des chaînes de production internationales. La TÜSIAD demande également un assouplissement de l’autoritarisme de l’AKP et davantage de libertés civiles et d’équilibres constitutionnels, afin de remédier aux effets déstabilisateurs que le régime actuel aurait sur la société.

Une opposition au programme très néolibéral

Cette divergence naissante entre les intérêts de l’AKP et ceux des capitalistes turques s’inscrit dans un contexte de lutte acharnée entre le régime et ses rivaux politiques. Les sondages montrent que l’opinion publique s’est retournée contre le parti gouvernemental, dont la victoire est loin d’être garantie lors des prochaines élections. Une telle situation a fait monter au créneau le bloc d’opposition, mené par le Parti républicain du peuple (CHP), dont la stratégie est d’essayer de surpasser Erdoğan et ses alliés sur les questions de nationalisme et de chauvinisme. L’opposition s’est engagée, si elle parvient au pouvoir, à persécuter et à rapatrier les réfugiés syriens, ainsi qu’à mener une guerre totale contre le PKK (parti kurde interdit en Turquie, ndlr). Le ministre de l’économie présumé, Ali Babacan, a pour sa part promis d’interdire les grèves. Le bloc demeure d’ailleurs fermement opposé à toute forme de mobilisation populaire. Comme l’a affirmé le dirigeant du CHP, Kemal Kılıçdaroğlu, « Une opposition active est une chose, descendre dans la rue en est une autre… Nous n’avons qu’un seul vœu, celui que notre peuple demeure aussi calme que possible, au moins jusqu’à la tenue des élections. »

L’opposition s’est engagée, si elle parvient au pouvoir, à persécuter et à rapatrier les réfugiés syriens, à mener une guerre totale contre le PKK et à interdire les grèves.

L’objectif de l’opposition est donc la réinstauration d’un régime néolibéral classique, en le purgeant de sa structure hyper-présidentielle actuelle, tout en y incorporant des éléments idéologiques autoritaires et nationalistes associés à l’AKP et à ses prédécesseurs, et en continuant de démobiliser et de dépolitiser la population. Ainsi, si l’opposition pourrait certes revenir sur l’hyper-concentration des pouvoirs entre les mains du Président, son programme est résolument néolibéral et autoritaire.

Une telle vision, aussi peu inspirée soit-elle, est-elle susceptible de galvaniser l’électorat au point de détrôner le président actuel ? Les sondages montrent que la cote de popularité du gouvernement est faible, mais que les électeurs sont également sceptiques vis-à-vis de l’opposition. Erdoğan, malgré plusieurs faux pas, a réussi à maintenir un lien identitaire entre son parti et sa base. Un tel soutien, agrémenté de son programme court-termiste et populiste de redistribution (notamment des aides pour payer les factures des ménages, de nouvelles augmentations de salaire, des programmes de logements sociaux et de crédits assurés par l’État à destination des PME), peut suffire à le maintenir en place. Les derniers sondages font état d’une remontée de l’AKP suite à l’annonce de ces mesures.

Entre la restauration néolibérale promise par l’opposition et la consolidation autoritaire du pouvoir d’Erdoğan, il reste une dernière option pour la Turquie : celle ouverte par l’Alliance pour le travail et la liberté (Emek ve Özgürlük İttifakı), une coalition de partis pro-kurdes et de gauche, dont l’objectif est de réunir les forces dissidentes. Pour cette opposition, la seule manière de sortir de la crise nationale consiste à déployer une stratégie économique cohérente et démocratiquement responsable, qui modifie en profondeur le modèle turc en faveur des classes populaires et soutienne des réformes politiques d’envergure. L’organisation de la campagne s’annonce éprouvante, alors que le contexte politique se fait de plus en plus répressif. Mais en l’absence d’un tel combat, la perspective de démocratiser la Turquie s’effacera entièrement.

Diplomatie turque et passés mémoriels, un arrangement post-européen ?

Le président turc Recep Tayyip Erdoğan aux côtés du président algérien Abdelmadjid Tebboune lors d’une conférence de presse tenue en 2020 dans le palais présidentiel d’El Mouradia à Alger © T.C.Cumhurbaşkanlığı.

Une stratégie d’expansion néo-ottomane pour les uns, un complexe du sauveur ottoman pour les autres. Ankara fait des passés mémoriels en Algérie un procédé oblique au cœur de son savoir-faire discursif, exprimant ses intentions à exploiter ses propres techniques d’arrangements, en minimisant ses coûts en termes d’images. S’agit-il d’un investissement de court terme ou de long terme ? Le capital mémoriel permet à l’AKP de rivaliser avec ses concurrents-partenaires français et européens dans le marché algérien. Se déchargeant sur des acteurs parapublics et privés désormais transnationalisés, le pouvoir AKP nous rend plus attentifs à l’évolution macroscopique de son zèle idéologique post-négociations avec Bruxelles. Il mêle ainsi défiance de l’Europe et prêche de pratiques entrepreneuriales « plus vertes », fondées sur une éthique religieuse qui fidélise son partenaire algérien coreligionnaire.

D’un « néo-colonialisme » à une « inimitié française » sans fin envers les Algériens, cela fait plusieurs mois que la presse pro-gouvernementale turque passe en revue le dialogue agité entre Paris et Alger. Distinguant soigneusement « colonisation » française et « passé » ottoman, les tenants du pouvoir en place, dominé par le parti de la Justice et du Développement (Adalet ve Kalkınma Partisi, ci-après AKP), ont saisi l’occasion pour officiellement juger comme indécents la série de propos tenus par Emmanuel Macron envers le « système politico-militaire algérien », dont ce dernier dénonçait la réécriture d’une histoire officielle qui « ne s’appuie pas sur des vérités » mais sur « un discours qui repose sur une haine de la France ». Ainsi rapportés par le journal Le Monde le 2 octobre 2021, les propos du chef d’État français accusaient la Turquie quant à la performativité de ses discours, nourrissant l’hostilité des Algériens envers la France, tout en leur faisant oublier la domination ottomane exercée sur leurs ancêtres, avant la France.[1] La régence d’Alger (1516-1830) était-elle une « province » ou une « colonie » ottomane ? L’empire ottoman était-il un empire colonial ?  

Si les autorités françaises et turques paraissent claires sur leur prise de position sémantique, il n’en est pas de même pour la communauté académique. Comme l’expose la sociologue de l’université de Michigan, Fatma Müge Göçek, depuis la fin des années 1990, il existe des débats historiographiques actifs autour de la nature des pratiques de domination ottomane, notamment depuis que cette aire de recherche est expérimentée autour d’un cadre d’analyse post-colonial.[2] Des catégories de « crime d’État » au « génocide » pour qualifier les expéditions coloniales françaises en Algérie ou le traitement de la population arménienne d’Anatolie au temps de la Grande Guerre, les jeux de concurrence inter-mémorielles font ressortir une compréhension nouvelle des réorganisations diplomatiques post-négociations entre Bruxelles et Ankara, en plus d’envelopper l’action au concret des techniques d’arrangements entre Ankara et Alger.

Le souvenir d’une décennie de concurrence inter-mémorielle 

Tout commence dix ans plus tôt. En octobre 2011, une proposition de loi relative à la « Répression de la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi » est déposée à l’Assemblée nationale. Ce texte prévoit d’étendre la sanction relative à toute négation publique à l’encontre des génocides. Cela vise notamment le cas des Arméniens à partir de 1915, officiellement reconnu génocide par l’État français depuis la loi du 29 janvier 2001. Finalement jugé contraire à la Constitution par le Conseil constitutionnel en février 2012[3], cette proposition de loi n’a pas pour autant laissé le gouvernement turc indifférent. Dominé depuis 2002 par le parti AKP, celui-ci condamne cette manœuvre législative. Il la juge aussitôt comme une provocation et une emprise de biens mémoriels dont la classe politique française n’a pas à s’en rendre propriétaire. Accusant le gouvernement français, autrefois présidé par Nicolas Sarkozy, d’adopter une attitude électoraliste, Recep Tayyip Erdoğan, alors Premier ministre de Abdullah Gül, rétorque en déclarant officiellement qu’« à partir de 1945, approximativement 15 % de la population a été massacrée par les Français en Algérie. C’était un génocide ».[4] En résultat, un jeu de concurrence inter-mémorielle impose ses règles entre Paris et Ankara. Cela s’inscrit dans un contexte où les négociations se maintiennent péniblement avec Bruxelles, en vue de l’entrée de la Turquie au sein de l’Union européenne.

Un procédé oblique[5] qui exploite des négoces bilatéraux plus verts avec les autorités algériennes

Notre union, entamée avec Barberousse Hayreddin Pasha a été apportée en trois siècles dans la paix et la justice. Nos peuples se sont toujours sentis proches l’un de l’autre. Nous sommes fiers de l’histoire commune que nous avons avec l’Algérie. Après la période ottomane, les Turcs se trouvaient parmi ceux qui ont résisté avec l’Emir Abdelkader contre les forces d’occupation (françaises).

Recep Tayyip Erdoğan, extrait de son discours prononcé à l’Assemblée nationale populaire algérienne lors d’une tournée africaine menée en 2013. (traduit du turc)

Le savoir-faire discursif du Premier ministre turc depuis 2011 prend tout son sens lorsque les chiffres tirent le constat que, jusqu’en 2013, la Turquie était un partenaire parmi tant d’autres pour l’Algérie. Placée derrière ses principaux concurrents européens, la Turquie est, jusqu’en 2012, le huitième client de l’Algérie, avec 3,04 milliards de dollars, et son septième fournisseur, avec 1,78 milliard de dollars. La France, elle, reste première du classement des principaux fournisseurs en Algérie et son quatrième client.[6] Ce faisant, la visite de l’ancien ministre des Affaires étrangères Ahmet Davutoğlu à Alger en 2012, suivie de celles de Recep Tayyip Erdoğan en 2013 et en 2014, visaient, par la signature d’un accord de libre-échange, à redynamiser les transactions économiques et commerciales. Celles-ci étaient autrefois entravées par les barrières douanières algériennes. La Turquie cherche ainsi à accroître ses parts dans un marché algérien au sein duquel la demande en augmentation dans tous les secteurs d’activités n’est pas satisfaite par l’offre locale. Les plus grands réseaux industriels turcs comme Yapı Merkezi ou Kayı Holdings voient, comme leurs concurrents européens, un grand avantage à contribuer aux plans d’aménagements urbains portés par le gouvernement algérien. Ces plans visent notamment à développer les réseaux de transports publics et à construire les logements sociaux sur le territoire.[7] 

Le président Recep Tayyip Erdoğan lors d’un forum d’affaires turco-algérien tenu en 2014 en Algérie © T.C.Cumhurbaşkanlığı.

La MÜSİAD (Association des Industriels et Hommes d’Affaires Indépendants) est un réseau associatif patronal turc. À ce jour, ce réseau regroupe plus de 11 000 membres, dont les 500 plus grandes entreprises de Turquie. La MÜSİAD est devenue la plateforme de dialogue privilégiée par les autorités turques dans le déploiement de ses modalités d’actions en faveur du renforcement partenarial turco-algérien. L’étude consacrée par Dilek Yankaya à la MÜSİAD permet d’avoir une idée plus claire sur les socialisations politiques et partisanes convergentes entre le milieu des grandes affaires turc et les milieux AKP. Bien qu’ils n’aient pas exercé de fonctions officielles, les futurs hauts responsables du parti ayant accumulé les plus hautes positions politiques lors de l’accès de l’AKP au pouvoir en 2002 ont adhéré à la MÜSİAD dès sa fondation en 1990. Parmi eux, Recep Tayyip Erdoğan, Premier ministre de 2003 à 2014 puis président de la République depuis lors. Ou encore Abdullah Gül, ministre des Affaires étrangères de 2003 à 2007 puis président de la République de 2007 à 2014. Sous l’ère AKP, ce tissu patronal a consolidé son statut de bénéficiaire principal du pouvoir. En effet, dès le début des années 2000, il acquière des privilèges économiques et une influence politique, notamment au travers d’appels d’offres publics alloués par le pouvoir en place, encourageant les entrepreneurs à y adhérer.[8]

À ce même sujet, l’étude de Ayșe Buğra et Osman Savașkan sur la MÜSİAD montre que les entrepreneurs de ce réseau patronal ont arrangé leurs stratégies entrepreneuriales selon la conjoncture politique ou partisane des pouvoirs successifs en Turquie. Ce faisant, ce cercle de patrons de grandes et petites entreprises, figures de la nouvelle bourgeoisie pieuse issue des provinces d’Anatolie à l’origine critiques envers les politiques libérales et capitalistes adoptées par les pays membres de l’Union européenne, voyait des intérêts à adopter, au cours des années 2000, une attitude entrepreneuriale transposée aux ambitions idéologiques des premières années du gouvernement AKP. Ce dernier, sous l’âge d’or de ses négociations avec Bruxelles pour l’entrée de la Turquie au sein de l’Union européenne, s’est rendu favorable à l’européanisation et à bénéficier de la globalisation à égalité avec leurs homologues européens. 

Malgré ce dévouement, ces entrepreneurs religieux et conservateurs n’ont pas particulièrement renforcé leurs relations avec les pays de l’OCDE.  Mais, depuis ces dernières années, ils sont gagnés par un contenu idéologique post-négociations avec Bruxelles, conjoncturel au gouvernement AKP. Sur le même principe que le « capitalisme vert », le tissu patronal, désormais reconverti à l’esprit d’un capitalisme plus sain reposant sur des pratiques entrepreneuriales privées et libérales syncrétisées à un ordre moral fondé sur une éthique musulmane, a significativement renforcé ses relations avec les pays du Proche-Orient et de l’Afrique.[9]

Un modèle partenarial public-privé exporté à Alger

Les constats sont sans appel en Algérie. En effet depuis 2012, la MÜSİAD organise chaque année des foires internationales auxquelles participent régulièrement les pays du Maghreb ; une performance qui a mené à partir de 2018 à l’ouverture d’un bureau de représentation de la MÜSİAD auprès des autorités algériennes[10] ainsi qu’à l’élaboration de nouveaux partenariats avec des réseaux d’actions rattachés à des appareils de l’Etat turc déjà déployés dans plusieurs secteurs d’activités en Algérie. 

Visite rendue en 2019 à l’ex-ambassadeur algérien d’Ankara Lahcen Boufares (au milieu) par le président de la MÜSİAD-Ankara, Hasan Basri Acar (à gauche) et un représentant de la TOBB (Union des chambres et des bourses de Turquie) Tahir Tellioğlu (à droite) à l’ambassade d’Algérie à Ankara
© MÜSİADAnkara.

C’est le cas de la TİKA, l’« Agence Turque de Coopération et de Développement », avec laquelle la MÜSİAD a signé un protocole partenarial en 2013.[11] Rattachée au ministère turc de la Culture et du Tourisme, la TİKA a ouvert en 2015 un bureau à l’ambassade de Turquie à Alger. À partir de ce bureau se projette le lancement de plus de 80 projets de grande ampleur sur le territoire.[12] Parmi eux, des projets de restauration du patrimoine historique du pays datant de l’empire ottoman comme celui de la mosquée de Ketchaoua de la Casbah d’Alger, officiellement inaugurée en novembre 2018. À l’origine construite au XVIème siècle par le corsaire ottoman Barberousse au temps de la régence d’Alger, puis convertie en lieu de culte catholique au XIXème siècle sous l’Algérie Française, elle est finalement reconvertie en mosquée à l’indépendance de l’Algérie en 1962.[13] 

Le président Recep Tayyip Erdoğan entouré de responsables de la TİKA à la mosquée de Ketchaoua au lancement de ses travaux de restauration en 2014 © T.C.Cumhurbaşkanlığı.

Fièrement désignée comme « symbole de l’indépendance algérienne »[14] par la TİKA, la mosquée de Ketchaoua ainsi restaurée, se traduit par l’aboutissement d’un projet arrangée et négociée entre la TİKA et le ministère algérien de l’Urbanisme et du Logement, au sein duquel l’investissement des passés mémoriels motivent les intentions de la part du pouvoir AKP à se décharger[15] sur des acteurs parapublics et privés. Désormais exportée par isomorphie en Algérie, la suprastructure partenariale public-privé du pouvoir AKP fait directement transiter entre Ankara et Alger les ressources partisanes et économiques circulant entre les prérogatives des autorités administratives et le milieu des affaires turcs.

Si nous étions colonialistes, vous n’auriez pas posé cette question en français, mais en turc.

La réponse de Recep Tayyip Erdoğan à un journaliste algérien l’interrogeant quant au passé colonialiste de l’empire ottoman en Algérie, lors de sa visite dans le pays en 2018. (traduit du turc)

Le capital mémoriel, un investissement de long terme ?

Le pouvoir AKP ne compte pas s’en arrêter là. Dans un contexte actuel post coup d’État avorté en Turquie où, depuis 2016, le dialogue entre Bruxelles et Ankara est à bout de souffle, le pouvoir AKP entend surenchérir sa logistique diplomatique implantée en Algérie. Le volume des échanges commerciaux ayant progressé de 2,5 à 3,5 milliards de dollars entre 2018 et 2020, les deux partenaires, en désir de relations fortes, éthiques et fondées sur le principe gagnant-gagnant, s’engagent à mener les efforts nécessaires pour atteindre un volume d’échanges commerciaux à 5 milliards de dollars[16]. Si l’Algérie est désormais le deuxième plus grand client de la Turquie sur le continent africain, la Turquie a d’années en années gagné des places dans le classement algérien qui selon le dernier rapport en date de l’année 2020, la positionne désormais quatrième de ses principaux clients, derrière l’Italie, la France et l’Espagne[17]. 

Le pouvoir AKP fait-il pour autant de l’Algérie sa nouvelle chasse gardée en Méditerranée ? Si l’Histoire nous montre qu’il fut le seul membre de l’Alliance Atlantique à avoir livré des armes au FLN, et unique « pays musulman » à avoir voté jusqu’en 1960 en faveur de la France aux nations unies lors de la guerre d’Algérie[18], le gouvernement d’Ankara cherche par son attitude diplomatique post-européenne[19] à contourner ses rapports de pouvoir avec ses hybrides partenaires-concurrents européens en se redéployant chez ses coreligionnaires du pourtour méditerranéen. Situées dans un processus de négociations avec Bruxelles désormais figées depuis ces dernières années, les mises en pli mémorielles permettent avant tout au pouvoir AKP d’exploiter et domestiquer ses dissemblables techniques d’arrangements partenariaux en minimisant ses coûts en termes d’images. Si les autorités turques et algériennes sont désormais fin prêtes à écrire avec « la main de leurs propres historiens »[20] leur passé turco-algérien, les rendements que génère le capital mémoriel devraient bien convaincre l’entreprise AKP à en faire un investissement de long terme.

Notes :

[1] KESSOUS, Mustapha. « Le dialogue inédit entre Emmanuel Macron et les « petits-enfants » de la guerre d’Algérie », Le Monde, 02 octobre 2021.

[2] GÖÇEK, Fatma Müge. (2012). « Postcoloniality, The Ottoman Past, and the Middle East Present », International Journal of Middle East Studies, vol. 44, n°3, pp. 549-563.

[3] Site officiel de la République Française. (France, Paris) « Proposition de loi visant à réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi », 29 février 2012.

[4] Recep Tayyip Erdoğan, 2011, lors de « la conférence du rôle de la femme et du changement dans les sociétés musulmanes ».

[5] VILLAR, Constanze. Le discours diplomatique, Paris, l’Harmattan, coll. Pouvoir Comparé, 2008, 301 p.

[6] « Statistiques du commerce extérieur de l’Algérie (Période : année 2012) », Ministère des Finances Direction Générale des Douanes.

[7] MOKHEFI, Mansouria. (2013). « Le Maghreb dans la politique arabe de la Turquie. Aperçus sur une stratégie en développement », Notes de l’Ifri, 100 p.

[8] YANKAYA-PEAN, Dilek. « Chapitre II. L’intégration de la bourgeoisie islamique à l’élite », dans La nouvelle bourgeoisie islamique : le modèle turc. sous la direction de Yankaya-Péan Dilek. Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Proche-Orient », 2013, p. 125-142.

[9] BUĞRA, Ayșe ; SAVAŞKAN, Osman. Türkiye’de Yeni Kapitalizm. Siyaset, Din ve İș Dünyası [Le nouveau capitalisme en Turquie. La relation entre les politiques, la religion et le monde des affaires.], İstanbul, İletișim, 2014, 296 p.

[10] « MÜSİAD’ın 214. noktası Cezayir » [Le 214ième point de la MÜSİAD est l’Algérie], HaberOrtak, 19 novembre 2018.

[11] Türk İşbirliği ve Koordinasyon Ajansı Başkanlığı. Site officiel de la TİKA, (Turquie, Ankara), « TİKA ve Müsiad Arasında Geniş Kapsamlı İşbirliği Protokolü İmzalandı » [Un protocole partenarial de grande envergure a été signé entre la Müsiad et la TİKA], 2013.

[12] « Türkiye-Cezayir İlişkilerinin Geleceği » [L’avenir des relations Turquie-Algérie], ORSAM, 28 mai 2020.

[13] Türk İşbirliği ve Koordinasyon Ajansı Başkanlığı. Site officiel de la TİKA, (Turquie, Ankara), « Dünya Kültür Mirası – Keçiova Camii Restorasyonu. » [Le patrimoine culturel mondial – la Restauration de la mosquée de Ketchaoua], 2017, 15 p.

[14] Türk İşbirliği ve Koordinasyon Ajansı Başkanlığı. Site officiel de la TİKA, (Turquie, Ankara), Op. Cit., p. 6.

[15] HIBOU, Béatrice. (1999) « « La « décharge », nouvel interventionnisme », Politique africaine, vol. 73, n°1, pp. 6-15

[16] « Türkiye-Cezayir İlişkilerinin Geleceği » [L’avenir des relations Turquie-Algérie], ORSAM, 28 mai 2020.

[17] « Statistiques du commerce extérieur de l’Algérie (Période : année 2020) », Ministère des Finances Direction Générale des Douanes.

[18] JOSSERAN, Tancrède. (2012). « La Turquie et la Guerre d’Algérie, un tiers-mondisme atlantique ? », Les Clés du Moyen-Orient.

[19] La « post-européanité » est un paradigme soulevé par Nilüfer Göle afin de caractériser le tournant pris par le gouvernement d’Ankara dans son attitude diplomatique à l’égard de l’Europe, dans le contexte du Printemps arabe, à partir de 2011. Voir : Göle, Nilüfer. « La Turquie, le Printemps arabe et la Post-Européanité », Confluences Méditerranée, vol. 79, no. 4, 2011, pp. 47-56.

[20] « Türkiye-Cezayir İlişkilerinin Geleceği » [L’avenir des relations Turquie-Algérie], ORSAM, 28 mai 2020.

« On a souvent affirmé avec excès qu’il n’y avait pas d’alternative au parti d’Erdogan » – Entretien avec Jean-François Pérouse

Meeting organisé par Erdogan © The Independent

Les élections municipales turques révèlent la fragilité de l’hégémonie d’Erdogan. C’est seulement deux semaines après les élections que Ekrem Imamoglu, le candidat du principal parti d’opposition, a été déclaré vainqueur à Istanbul, mettant fin à quinze ans de gestion AKP, le parti au pouvoir. LVSL a rencontré Jean-François Pérouse, géographe urbain et turcologue, qui arpente la Turquie depuis les années 90. Il est l’auteur d’Erdogan. Nouveau père de la Turquie ? (Ed. Nouvelles François Bourin, 2016) et d’Istanbul Planète : La ville-monde du XXIe siècle (Ed.La Découverte, 2017). Il revient sur les élections municipales, qui furent le dernier scrutin avant 2023. L’occasion de dresser un panorama de la vie politique turque. Entretien réalisé par Clément Plaisant et retranscrit par Adeline Gros.


LVSL – Que nous révèlent ces élections de l’opposition à Erdogan et de l’état du rapport de force ?

Jean-François Pérouse – On a bien souvent affirmé avec excès, en Europe occidentale, qu’il n’y avait pas d’alternative à l’AKP. Mais il existe un potentiel dans l’opposition. Lorsqu’on analyse les résultats de ces élections dans le détail, on s’aperçoit que partout où il y a eu des luttes sociales sur les lieux de travail, des luttes écologistes contre des projets de centrales hydroélectriques, il y a eu un empowerment in situ des populations. Il existe donc un réel espoir, que l’opposition peut canaliser si elle intègre les dynamiques – féministes, environnementalistes, urbaines… – d’opposition à Erdogan.

LVSL – Erdogan est mû par une mission civilisatrice de modernisation, preuve qu’il n’est pas aussi éloigné d’Atatürk, comme certains l’affirment. Ce discours porte-t-il toujours ? 

JFP – L’économie turque est devenue dépendante de l’extérieur, pour obtenir des liquidités comme pour ses exportations. La situation économique est donc liée à la crédibilité de la Turquie à l’échelle régionale et internationale. Si cette position se dégrade, cela influe aussitôt sur les grands équilibres de l’économie. L’AKP est un parti fondamentalement libéral, constitué d’entrepreneurs qui exaltent la réussite, les initiatives privées, et qui naturalisent ainsi les différences de positions socio-économiques, glorifiant le succès personnel et le profit individuel, sans grand souci de la redistribution entre le capital et le travail.

Cette dépendance accrue de la Turquie à l’égard des marchés internationaux s’est donc faite au détriment d’un acteur qu’on a peu vu dans le débat mais qui est pourtant fondamental : ce sont les forces laborieuses de Turquie. Leur situation connaît des difficultés, du fait de la dégradation de la situation économique : inflation, renchérissement de la vie quotidienne de produits de première nécessité, etc. Ces difficultés sont aussi le produit de salaires très peu élevés, qui sont eux-mêmes la conséquence de la place de la Turquie dans la division internationale du travail : ce qui fait l’attractivité de la Turquie, ce sont ses bas salaires, la docilité de se main-d’œuvre et son faible taux de syndicalisation. Pour sortir des difficultés économiques actuelles, on peut imaginer que le parti au pouvoir imposera un durcissement de ces règles ultra-libérales. 

LVSL – On a beaucoup attaqué Erdogan sur son bilan en matière d’économie. Celui-ci est donc globalement négatif ?

JFP – C’est ambivalent. On a attaqué Erdogan sur son bilan, mais celui-ci se défend en mettant en avant l’entrée de la Turquie dans le club des dix premières puissances économiques prévu à l’horizon 2023. C’est un objectif qui apparaît compromis. La détérioration de la situation économique a certainement joué dans la dés-adhésion d’une partie de l’électorat traditionnel de l’AKP. Paradoxalement, c’est dans les zones où ils pensaient exceller que le désamour s’est produit.

L’option qui a été privilégiée par le régime, celle d’une économie rentière et exportatrice, s’exerçant au détriment du marché intérieur et de sa production agricole, a échoué. Les produits agricoles de première nécessité sont pour la plupart à présent importés, ce qui contribue à enrichir une caste intermédiaire. Ce mode de développement rentier fonctionne sur le court terme, et fragilise le pays en hypothéquant ses perspectives sur le moyen et long terme. La Turquie, en raison de la dégradation du climat politique, a été négligée par les investissements directs internationaux. La livre s’est dégradée, et dès lors la capacité pour les acteurs économiques turcs, comme pour l’État, d’emprunter sur les marchés internationaux, a été enrayée. Ce qui contribue à compliquer l’équation et à fragiliser ce qui faisait l’une des forces de l’AKP, abondamment instrumentalisée dans la communication du parti. 

Affiche de l’AKP, dans les rues de Bahçelievle, à Istanbul. © Clément Plaisant

LVSL – Les élections municipales turques, qui viennent d’avoir lieu, peuvent surprendre l’observateur français, car elles concernent plusieurs échelles. Ainsi, on ne vote pas uniquement pour le maire métropolitain ?  

JFP – Oui, il est très important de voir qu’il y avait quatre scrutins à la fois. Il y avait l’élection des maires métropolitains d’une part, l’élection des maires d’arrondissements puis d’autre part, celles des assemblées municipales des arrondissements, et l’élection des maires de quartiers. Avec ces quatre enjeux différents se rejoignent quatre logiques différentes dans les comportements des électeurs. On a noté des écarts assez sensibles entre, par exemple, le vote pour les assemblées municipales et le vote pour les maires, qui soient d’arrondissements ou métropolitains. De plus, le même système d’alliance n’était pas le même partout. Par exemple, le système d’alliance a fonctionné davantage pour les élections des maires. En revanche, il n’a pas fonctionné pour les élections des membres des assemblées municipales. 

LVSL – Il y avait donc différentes alliances ?

JFP – En effet, il y avait des alliances extrêmement complexes. Si on prend l’exemple d’Istanbul, on voit que si le parti pro-kurde (HDP) n’a pas présenté de candidat pour les élections du maire métropolitain, il en a présenté dans certains arrondissements. Là où il n’en a pas présenté, il faut remarquer un basculement en faveur du Parti républicain du peuple (CHP) qui a pu conquérir deux des arrondissements les plus peuplés d’Istanbul, à savoir Esenyurt et Küçükçekmece. 

LVSL – La plupart des élections en Turquie suscitent des critiques quant à leur régularité. Celle-ci ne semble pas échapper à cette logique, notamment au regard du déroulement de la campagne. Erdoğan avait ainsi deux casquettes : une de chef de parti et une de chef de l’État. D’autres aspects peuvent être soulignés : le temps de parole et les dépenses de campagnes. Comment voyez-vous cela ?

JFP – Cette campagne a été conduite d’une manière illégale. Tous les moyens de l’État, des collectivités locales, ont été investis pour la campagne de la coalition présidentielle. L’accès aux médias, notamment la radio et la télévision publique, ne s’est pas fait de manière très égalitaire. Par ailleurs, il faut souligner qu’un parti n’a pas vraiment pu faire campagne puisque nombre de ses députés et de ses cadres sont en prison. 

Il s’agit ainsi d’une campagne orchestrée par le parti-État mais qui, néanmoins, a pu se dérouler sans trop de dérapages. A la fin, toutefois, la dégradation du climat s’est ajoutée à une criminalisation de tous les partis d’opposition par la coalition présidentielle, à l’aide d’une rhétorique guerrière : Moi ou le chaos. En somme, on remarque une instrumentalisation de toutes les menaces possibles et imaginables pour bien influencer l’électorat. Malgré cela, une partie de l’électorat a fait preuve d’une relative maturité et n’a pas été abusée par ces arguments catastrophistes. Par ailleurs, pour finir, le dernier grand meeting du dimanche 25 mars a suscité des craintes, notamment à cause du ton employé par les chefs des deux partis de la coalition présidentielle.

LVSL – En 2014, les dernières élections municipales ont été envahies par les enjeux nationaux et internationaux. Est-ce encore le cas ? Comment les orientations géopolitiques d’Erdoğan contribue-t-il à solidifier son assise ?

JFP – Cette tendance s’est aggravée avec une campagne qui a tourné autour de la seule personne du chef du parti, qui a orchestré toutes les obsessions de ce leader politique soucieux de préserver sa position. Dans les premières déclarations, post-élections, Erdogan donnait un sens tout relatif au scrutin. D’une part, celui d’une ré-légitimisation en tant que président, d’une autre part, celle d’une  ré-légitimisation du Parti de la justice et du développement, comme le principal parti en Turquie. Surtout, en présentant des résultats globaux, qui ne tenaient pas vraiment compte des différences locales, les pourcentages qu’il a mis en avant n’avaient pas grand sens pour des élections locales.

LSVL – La coalition menée par l’AKP, le parti au pouvoir, a fait 52%. Ils sont majoritaires dans certaines villes et districts. Peut-on parler d’une d’une défaite cuisante ? 

JFP – Non, c’est exagéré. D’abord, l’alliance avec le parti d’extrême droite, MHP, s’est révélée indispensable. De ce point de vue, la stratégie de Erdoğan a payé pour sauver des positions importantes et maintenir sa situation de premier parti. Si on prend l’exemple d’Istanbul, sur 39 municipalités d’arrondissement, 23 sont aux mains de l’AKP, 1 aux mains du MHP, 14 seulement aux mains du CHP. Cela rejoint ce qu’on disait tout à l’heure sur la portée et la dynamique propre à chaque scrutin : on a pour la mairie métropolitaine, la coalition menée par le CHP qui est en tête alors que si on regarde les choses à l’échelle des arrondissements – Erdoğan a souvent tendance à regarder cette échelle – on peut comprendre que l’AKP maintient très largement ses positions puisqu’il perd des arrondissements mais il en gagne deux autres. Comme ce sont des arrondissements qui n’ont pas le même poids démographiques, cela joue. 

LVSL – Que dire du bilan de l’opposition ? Peut-on dire qu’il est positif compte tenu des circonstances de la campagne ?

JFP – Oui, même si ce n’est pas pour le CHP une percée spectaculaire. L’arme pour le CHP, ce sont finalement les alliances, celles qu’il a conclues et qui se sont révélées fructueuses. Cela lui permet de passer un certain nombre de seuils et de remporter un certain nombres de mairies importantes. Par ailleurs, il y a le facteur candidat. Pour Istanbul et pour Ankara, les choix des candidats furent bons, et les campagnes assez efficaces. Ils ont su parler à des groupes sociaux qu’auparavant le CHP lui même parvenait moins à toucher. Pour prendre l’exemple encore une fois d’Istanbul, Ekrem İmamoğlu, le candidat du CHP, qui provient d’un milieu modeste de la côte est de la Mer Noire s’est révélé être un choix très intelligent. Avec sa une personnalité pieuse, il a su toucher tout le monde. Il a eu cette capacité à sortir des milieux sociaux qui étaient les bases du CHP jusqu’alors. 

LVSL – Qu’en est-il du candidat de l’AKP pour Istanbul? 

JFP – Comme pour Ankara, je crois que les choix ont été très malheureux. Mais justement, cela révèle bien la logique de l’AKP, qui est centrale et partisane et non pas attachée aux candidats et à leurs capacités à convaincre un électorat local précis. Pour Istanbul, c’est un fidèle des fidèles qui était déjà dans l’équipe municipale de Erdoğan entre 1994 et 1998, en tant que responsable des transports maritimes, qui a ensuite été ministre des transports, puis Premier ministre et ensuite président de l’Assemblée nationale. Expérimenté certes mais dont la principale qualité était d’être un fidèle inconditionnel de Erdoğan et d’être erzincanlilar, du nom des habitants de ce département de l’est de la Turquie dont sont originaires un nombre très important de Stambouliotes. C’est une manière, par le biais de cette personnalité et de ses origines, d’actionner le levier des identités d’origines.

Le candidat de l’AKP à Istanbul, Binali Yıldırım. © Clément Plaisant

LVSL – Lors du référendum de 2017, l’AKP perd dans une partie assez précise, celle des grandes villes porteuses de richesses. N’a t-on pas finalement la même carte que lors de ce référendum ?

JFP – Cela se confirme effectivement. L’AKP perd le contrôle des principaux centres économiques de la Turquie – si Istanbul se confirme – Ankara, Antalya, Adana, Mersin. Un phénomène de ruralisation et de prolétarisation s’observe. Il perd ainsi le contrôle de ces centres de production, de décision, de gestion que sont Istanbul et Ankara. La carte des résultats les plus élevés fait apparaître une Turquie des petites villes ou des villes moyennes, qui ne sont pas très productives. Et en cela, il perd de ce qui faisait sa différence par rapport au MHP il y a encore 5 ans. Il se méhépéise d’une certaine façon.

LVSL – Pour le CHP, ce sera quelque peu compliqué à Istanbul. En termes de politiques urbaines, les deux partis se distinguent-ils vraiment? Y a-t-il finalement une différence entre l’AKP et le CHP en termes de politiques urbaines ou finalement tout est-il mis en place afin que tout change pour que rien ne change ?

JFP – Le CHP n’est pas un parti homogène, il est travaillé par des courants assez contradictoires. Il y a quand même au sein de ce parti des composantes qui sont plus sensibles aux questions environnementales, de justice spatiale et sociale en ville, et le choix du candidat à Izmir va dans ce sens-là. Le candidat du CHP était un ancien maire d’un arrondissement d’Izmir, Seferihisar, un maire qui s’est distingué justement par sa politique en matière de développement durable urbain, par une politique très novatrice. Il a, dans sa campagne pour le grand Izmir, prétendu généraliser à l’ensemble de l’agglomération ce qu’il avait expérimenté avec notamment sa sensibilité à la question de la sécurité alimentaire, des transports de nuit. Ce maire, Tunç Soyer, avait fait entrer Izmir dans le club assez fermé des Slow Cities européen. Ainsi, l’espoir est de mise pour Istanbul, surtout que le maire, qui est aussi un ancien maire d’arrondissement de Beylikdüzü, sans être aussi audacieux que l’ancien maire de Seferihisar à Izmir, paraît plus sensible à cette problématique. 

En outre, dans un certain nombre d’arrondissements qui ont été gagnés, le CHP a fait une campagne contre la transformation urbaine à tout crin, contre les politiques de grands projets pour davantage de prise en compte des attentes des citoyens pour la qualité de la vie. Il devra donc d’une manière ou d’une autre honorer ses promesses. Cela va être une tension qui va travailler le CHP, parti d’entrepreneurs, dans le style de l’ancien maire de Kadıköy qui a été un artisan de la transformation urbaine et très lié au milieu de la construction. Cette composante demeure mais elle peut être tempérée par une autre composante au sein de CHP.

LVSL – Concernant la gouvernance des villes, est-ce que cela ne va pas être compliqué pour le CHP avec l’AKP à Istanbul ? On sait que le président peut faire des décrets présidentiels pour ajuster à sa guise les budgets de la municipalité.

JFP – Il a même fait un certain nombre de déclarations plutôt inquiétantes dans ce sens, en disant qu’au-delà d’un certain montant d’investissements, la décision devra être soumise au président de la république donc on a déjà en définitif pour Istanbul cette désinstitutionnalisation des pouvoirs locaux. Elle est déjà entamée depuis les années 2010 sous des maires AKP. La logique centrale a déjà commencé à prévaloir au détriment des dynamiques locales. L’autonomie des pouvoirs locaux a été considérablement réduite déjà donc en définitif, ce ne serait que la poursuite de cette tendance déjà initiée. Avec ces deux piliers des politiques urbaines de l’AKP à l’heure actuelle qui sont d’une part les grands projets et d’autre part les transformations urbaines, et qui sont des politiques, par définition, définies au centre pour le centre et conduites par les administrations centrales. 

LVSL – Revenons un instant sur la situation du HDP. Leur situation n’est pas facile : ils ont eu des maires destitués, remplacés par des administrateurs locaux, ainsi que des membres emprisonnés. Comment s’en sortent-ils à cette élection?

JFP – Pour l’instant, 52 municipalités ont été gagnées, bien que des recomptes très musclés sont à noter, jouant souvent en défaveur pour ce parti. Néanmoins, un contre exemple est à souligner : Iğdır, à l’extrême est de la Turquie, qui s’enfonce en direction de l’Iran et de l’Azerbaïdjan. Cette enclave de l’Azerbaïdjan du nakhitchevan est un milieu de grands trafics internationaux. Il y a un enjeu qui est le contrôle de ces flux. Le HDP a ainsi récupéré, à deux ou trois voix près, ce point si stratégique.

Finalement, le HDP a deux fois moins de mairie qu’en 2014, avec des résultats extrêmement surprenants dans des villes qui ont été laminées en 2015-2016 comme Şırnak. Il y a ainsi lieu de s’inquiéter pour les pouvoirs locaux à l’est de l’Euphrate.  S’il y a une mobilisation autour d’Istanbul, on constate que c’est pour la défense des résultats, pour un recompte équitable. Mais à l’Est, c’est différent puisque c’est une région moins contrôlable par la société civile. Les citoyens ont une marge de manœuvre qui est beaucoup plus réduite par rapport aux institutions sécuritaires qui font encore le jeu politique.

LVSL – L’AKP est une machine électorale, ayant une stratégie bien définie avec notamment un contrôle de la distribution des ressources publiques avec la complicité d’un milieu. Ils s’appuient sur des acteurs sociaux parfois peu ragoutants comme Sandi Paker, qui est une figure de la pègre. Ces élections peuvent-elles ébranler ce système de l’AKP fondé sur l’encadrement de la population? 

JFP – Il y a des bastions sur lesquels peuvent se replier ces composantes troubles, en marge, qui constituent en quelque sorte l’AKP profond. Ils constituent l’articulation entre un État profond reconfiguré et l’AKP, dans une ville comme Sakarya, qui est un bastion. Ces forces occultes continuent à exister et sont dans une logique de revanche. Elles vont utiliser toutes les occasions pour tenter de conserver leur position et de faire en sorte que l’immunité, l’impunité qui pouvait prévaloir continue à prévaloir. Ce sont des acteurs qui se nourrissent de l’opacité. 

Turquie : le coût de l’oignon et de la souveraineté

Affiche post-électorale d’Erdogan “Merci Istanbul”. Ces grandes affiches étaient présentes dans toutes les grandes villes du pays. © Lavignon Blandine, juillet 2018

La Turquie traverse actuellement une “crise de l’oignon”. Si le mot prête à rire, il illustre la situation économique catastrophique de la Turquie actuellement. Le prix des aliments de base a flambé depuis un an, faisant de l’oignon un légume qui se vend à prix d’or. En août 2018, la livre turque a plongé à son plus bas niveau historique. Cet effondrement spectaculaire interroge sur la structuration de l’économie turque qui semble souffrir d’une crise depuis plusieurs années et ce malgré un taux de croissance relativement élevé. Au-delà de ces considérations, la situation turque questionne la souveraineté économique des pays face aux marchés.

Le 9 juillet 2018, le régime parlementaire turc est devenu présidentiel suite à la réforme constitutionnelle engagée par le président Recep Tayyip Erdogan. Ce dernier avait été réélu en juin sous les couleurs de l’AKP avec plus de 52% des voix. Le parti de la Justice et du développement (AKP), fondé en 2001, était à l’origine porteur d’un projet qui prétendait moderniser et démocratiser la Turquie. Néanmoins, le régime n’a fait que se durcir depuis son arrivée au pouvoir en 2002.

Si la situation turque est ordinairement analysée au prisme de son autoritarisme, il est pertinent d’analyser ses enjeux économiques sous-jacents. Pour moderniser la Turquie, l’AKP accélère l’entrée de la Turquie dans la mondialisation dès 2002. L’arrivée de capitaux étrangers permet dès lors une forte croissance économique (environ 8% par an entre 2002 et 2007) mais génère un déficit commercial récurrent, notamment du fait de sa dépendance énergétique. Ce choix économique implique un endettement extérieur de plus en plus important, ce qui rend le pays dépendant des entrées de devises étrangères. Une situation qui nécessite d’être attrayant pour les investisseurs avec des taux d’intérêts élevés. La hausse de taux d’intérêts entre en contradiction avec les ambitions souverainistes d’Erdogan, qui a besoin d’une croissance forte pour assouvir son rêve de grandeur.

La préoccupation de cette problématique est au centre de la réforme constitutionnelle, qui marque un changement important dans la structuration de l’administration économique. Le gendre d’Erdogan, Berat Albayrak, s’est vu nommer ministre des Finances et du Trésor. Le 10 juillet 2018, il a introduit des modifications dans le cadre législatif de la Banque Centrale, cherchant à limiter son indépendance. Désormais, le gouverneur et ses adjoints seront directement nommés par le chef de l’Etat. Ceci est interprété comme une remise en cause de l’indépendance de la Banque centrale par les investisseurs. La réaction des marchés ne s’est pas fait attendre et la livre turque a perdu 3,5% par rapport au dollar dans la journée. Alors que le résultat de l’élection était tristement considéré comme gage de stabilité économique, la restructuration du cabinet a semblé inquiéter les investisseurs puisque la chute de la livre turque s’est accélérée. L’agence de notation financière internationale Fitch Ratings a abaissé en juillet la note de la dette turque à BB. Cet abaissement de la note souveraine est symptomatique de l’inquiétude des marchés financiers concernant l’orientation des futures réformes.

Erdogan s’est en effet fait le chantre des taux d’intérêts bas, arguant du fait que les investisseurs ne devaient pas avoir la mainmise sur les orientations économiques turques. Le bras de fer avec les marchés financiers, et la chute de la lire, imputables à la crise diplomatique avec Washington cet été, ont modifié les visées présidentielles. Le président turc s’est vu finalement contraint par les marchés d’accepter une augmentation par la Banque centrale des taux directeurs afin de stabiliser provisoirement la livre turque sur les marchés des changes. Les investisseurs ont intérêt à ce que la Banque centrale ait des taux d’intérêts hauts puisque cela signifie une meilleure rémunération de leur capital. De l’autre côté, le gouvernement a besoin de la situation inverse pour encourager l’investissement turc et la consommation, et maintenir un haut niveau de croissance.

Les intérêts des investisseurs sont donc gagnants dans cette confrontation, notamment du fait de la dépendance turque aux entrées de devises en dollars, nécessaires pour financer la dette extérieure (cette dernière est passé de 118 milliards de dollars en 2002 à 430 milliards en 2018). La Turquie a pu néanmoins compter dans sa tourmente économique sur l’investissement de 15 milliards de liquidités d’aide à la stabilisation financière de la part du Qatar, son allié de longue date. La situation économique turque demeure cependant critique, et amène à s’interroger sur l’orientation de la politique macroéconomique turque. Le taux de croissance prévisionnel est de -0,7% pour le quatrième trimestre 2018. 

Aux origines de la dépendance aux marchés

À la fin des années 1970, la Turquie est influencée par le FMI et s’engage dans une libéralisation accélérée. Avant cela, les sources de financement extérieures étaient exclusivement publiques. La globalisation financière les rend alors privées. Cette orientation économique est poursuivie au gré des régimes, malgré une instabilité politique chronique. Le pays n’a jamais connu d’alternance politique sans coup d’État.

La volonté d’être une économie attractive est renforcée dès 2002 par la figure du conseiller diplomatique Ahmet Davutoglu, qui marque un tournant dans la place de la Turquie sur la scène internationale. Le pays entend alors s’imposer comme un acteur phare de son aire régionale, afin de devenir par la suite l’interlocuteur privilégié des grandes puissances. Si cette stratégie passe par une reconnexion diplomatique au Moyen-Orient et dans les Balkans, elle passe aussi par l’anticipation des attentes du FMI. Dès lors, l’orientation économique libérale turque doit lui permettre de devenir une puissance commerciale et diplomatique. Souvent citée parmi les économies émergentes, elle devient un pôle d’attractivité au Moyen-Orient où les investisseurs affluent.

Justifié par la nécessité d’intégration dans la mondialisation, la stratégie de faire reposer une part importante de son économie sur les débouchés extérieurs et sur l’apport de capitaux étrangers a conduit la Turquie à s’embourber dans une dépendance vis-à-vis des marchés extérieurs. En effet, les réformes économiques adoptées après 2001, ainsi que les réformes politiques liées au projet d’adhésion à l’Union européenne ont d’abord généré un afflux de capitaux étrangers, impactant de ce fait positivement la croissance turque, mais générant par là même une forte dépendance à leur égard. A contrario d’une adhésion classique à l’Union européenne, Nicolas Sarkozy et Angela Merkel envisageaient un « partenariat privilégié » avec la Turquie, qui aurait été profitable économiquement à l’Union européenne sans permettre à la Turquie de s’exprimer dans les instances européennes. Le commerce avec l’Union européenne est en expansion depuis 2001, et ce malgré les dérives autoritaires du régime. L’accord de libre-échange entre la Turquie et l’Union Européenne (AELE) s’est vu ainsi renforcé le 25 juin dernier avec de nouvelles dispositions qui visent à assouplir les obstacles tarifaires.  

Affiche post-électorale d’Erdogan “Merci Istanbul”. Ces grandes affiches étaient présentes dans toutes les grandes villes cet été.
© Lavignon Blandine// LVSL, juillet 2018

Les aspirations hégémoniques de la Turquie

Le tournant économique libéral de la Turquie s’est aussi vu structurer par la reconfiguration de l’espace patronal. Dès les années 80, l’action publique en Turquie a été menée en lien avec le milieu des affaires, particulièrement avec l’organisation patronale Tusiad. Cette dernière s’est imposée comme partenaire privilégié de la nouvelle logique exportatrice des réformes économiques. Le Tusiad représentait environ 50% des exportations turques. À ce titre, les entreprises du Tusiad ont bénéficiés de privatisations juteuses, par exemple dans le domaine de l’énergie pour l’entreprise Koç.

La stratégie hégémonique de l’AKP a conduit le parti à s’éloigner du Tusiad, progressivement mis au ban de la maîtrise du pouvoir économique. Le pouvoir a alors resserré ses liens avec le Mussiad, une organisation patronale islamique principalement composée de PME. Cette organisation est très présente à l’internationale. Contrairement au Tusiad qui s’était imposé comme interlocuteur au niveau européen, le Musiad tisse des liens dès ses débuts avec les pays du Moyen-Orient et d’Afrique subsaharienne. Le Musiad est aligné sur les valeurs gouvernementales et les promeut, en contrepartie de quoi l’organisation se voit octroyer un accès privilégié aux contrats publics. En témoigne la nomination de Bulent Aksu, directeur financier de Turkcell, dans le nouveau cabinet économique. L’attribution de marchés publics selon la préférence gouvernementale permet au pouvoir de s’assurer une mainmise sur des secteurs clefs, comme la presse. Ainsi, en 2017, 90% des tirages de journaux sont pro-gouvernementaux.

Le gouvernement d’Erdogan cherche aussi à moderniser la Turquie en développant une politique de grands travaux pour améliorer les infrastructures. En réalité, celle-ci consiste à multiplier les projets d’urbanisation pharaoniques. Ces projets ont pour but d’attester de la puissance de la Turquie en battant des records d’urbanisme. Le scénario est bien huilé : le gouvernement injecte des sommes impressionnantes dans le financement de vastes projets, vantés comme étant sans équivalents dans le monde. Les projets sont articulés autour de partenariats public-privé. Les groupes de BTP proches du régime sont avantagés lors des appels d’offres publics. Le Bosphore illustre cette stratégie, avec la construction de son troisième pont et d’un tunnel routier, projets respectivement d’environ 900 million et 1 milliards de dollars, et inaugurés en grande pompe en 2016.

Justifiés comme nécessaire à la croissance turque, certains projets ont des conséquences écologiques désastreuses qui suscitent des réactions d’une frange de la population. Ainsi, en mai 2013, le mouvement de Gezi naît de la lutte contre l’aménagement urbain du parc de Gezi d’Istanbul. La contestation se transforme par la suite en un vaste mouvement d’opposition au régime en place, et se voit réprimer violemment par celui-ci. La réaction répressive face à l’expression citoyenne souligne que cette politique urbaine n’est pas vouée à améliorer la vie de la population, mais bien à promouvoir la puissance du régime.

Par ailleurs, cette politique d’urbanisation à grande vitesse se fait parfois au détriment des conditions de travail des ouvriers qui paient le prix de cette course à la grandeur. Ainsi le 29 octobre, Erdogan inaugure le nouvel aéroport d’Istanbul, le plus grand du monde. Le régime vante l’impressionnant édifice construit pour 10,5 milliards d’euros, alors même que la Turquie traverse une crise du BTP. L’apparente réussite du projet masque une réalité plus sordide : au moins 30 ouvriers, selon les syndicats, sont morts du fait de l’enfer des conditions de travail sur le chantier. Ceux-ci furent contraints de travailler jusqu’à 90 heures par semaine pour respecter le rythme de construction imposé. L’agenda des grands chantiers du régime turc est ambitieux, et le respect de la cadence apparaît nécessaire à Erdogan quant à sa crédibilité à l’international.

L’ambition néo-ottomane freinée

La structure de l’économie turque explique son incapacité à équilibrer ses comptes extérieurs, ce qui rend son rythme de croissance tributaire des apports de capitaux étrangers, comme le souligne le dernier rapport de l’OCDE. Or, l’Union européenne n’apparaît plus comme le partenaire privilégié par excellence, du fait du tournant quasi anti-européen du régime. Souhaitant accomplir ses visées néo-ottomane, la Turquie développe donc ses échanges économiques avec les pays voisins. Cependant, cette volonté peut se retrouver facilement entravée, comme par exemple avec les sanctions étasuniennes envers l’Iran. L’Iran est un partenaire essentiel de la Turquie en ce qui concerne l’approvisionnement en énergie. La Turquie contourne régulièrement les sanctions internationales grâce notamment à des accords de Swap, mais le pays s’est déjà vu condamner par Washington.

La dimension idéologique des aspirations de la Turquie impacte ses orientations économiques. Autrefois puissance médiatrice au Moyen-Orient, la Turquie se mue en puissance interventionniste. Outre la catastrophe militaire et humanitaire qu’elle a généré, l’ingérence de la Turquie dans le conflit syrien, et les attentats subis en représailles ont eu d’importants coûts économiques pour le pays ; entre 2014 et 2016, les recettes touristiques sont passées de 29,5 milliards à 18,7 milliards de dollars. La Turquie, en voulant jouer sur tous les fronts, se retrouve confrontée aux limites de son interventionnisme et n’apparaît aujourd’hui plus comme un modèle pour le Moyen Orient.

L’écart entre le discours du régime sur la puissance turque et la situation économique du pays est de plus en plus flagrant. Le récit national se recompose depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP, qui promeut un modèle turc tout puissant, à même d’imposer ses intérêts économiques sur la scène internationale. La Turquie se voit cependant prise en étau entre les préoccupations des acteurs financiers et des grandes puissances, et sa volonté d’affirmer sa souveraineté dans un tournant qui peut être qualifié d’illibéral. L’analyse de la situation turque amène plus largement à s’interroger sur le conditionnement des économies nationales par le pouvoir des marchés. L’impossibilité actuelle de contrebalancer ce pouvoir par un substitut national semble isoler la Turquie dans un durcissement autoritaire du pouvoir de plus en plus inquiétant.

La Turquie à l’heure du renouveau politique et de la contestation électorale

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Muharrem entouré par ses soutiens du CHP pendant la campagne présidentielle

Le 24 juin 2018 restera sans doute un jour historique pour la Turquie. Les citoyens turcs sont convoqués à un double scrutin, pour des élections à la fois présidentielles et législatives. Alors que ces élections se déroulent un an et demi avant leur date officielle, anticipées par le président en exercice, Recep Tahip Erdoğan, elles promettent bien des surprises. Retour sur un climat politique en pleine effervescence, marqué à la fois par l’espoir d’un renouveau électoral, ainsi que par les contradictions d’un Etat autoritaire qui n’a pas dit son dernier mot.


Des élections anticipées aménagées au gré de manipulations constitutionnelles et de stratégies politiques

Le 18 avril, Erdoğan avait annoncé l’anticipation de ces élections, entérinée le 20 avril par la Grande Assemblée nationale, au sein de laquelle son parti détient la majorité des sièges. Les motivations sont avant tout d’ordre constitutionnel : il s’agit d’appliquer au plus vite la réforme de la Constitution votée à une courte majorité lors du référendum entaché de soupçons de fraudes d’avril 2017. Cette réforme de la constitution vise justement à faire disparaître le rôle de Premier ministre, au profit d’un poste de chef de l’État aux prérogatives très élargies : possibilité de promulguer des décrets présidentiels, de nommer et révoquer des hauts fonctionnaires, de choisir des membres du Conseil supérieur de la magistrature… Ces élections doivent donc marquer le passage de la Turquie à un régime purement présidentiel, allant dans le sens de la concentration des pouvoirs dans les mains d’une figure autoritaire, niant jusqu’à la possibilité même d’existence d’une opposition et d’un contre-pouvoir parlementaire.

http://en.kremlin.ru/events/president/news/49702
Recep Tayyip Erdogan : un dictateur présidentiel concentrant tous les pouvoirs

D’autre part, dans l’avancée de ce scrutin, il y a aussi des motivations de stratégie électorale. En choisissant d’avancer sa date, Erdoğan voulait empêcher que Le Bon Parti (Iyi Parti) tout récemment crée par l’ancienne ministre de l’Intérieur Meral Akşener de participer à l’élection. En effet, cette ancienne figure du MHP (parti d’extrême droite nationaliste), promet dans cette nouvelle formation de droite conservatrice laïque de voler des voix à l’AKP d’Erdogan, parti islamiste, nationaliste et conservateur, qui comporte aussi un électorat centriste qui peut être séduit par Meral Aksener. Afin de tout de même permettre au Bon parti de participer à cette élection décisive, 15 députés du CHP (Parti républicain du peuple, démocrate et laïc) ont décidé de rejoindre le parti, qui a tout de même pu former un groupe parlementaire. Avec ces élections prématurées, le pouvoir central cherchait donc à prendre par surprise ses opposants, et à accentuer leur position de faiblesse. Le parti Kurde (HDP), est en effet mis en difficulté pour l’organisation de la campagne, étant donné que la majeure partie de ses leaders et bon nombre de ses sympathisants sont incarcérés, et que leur assise parlementaire est plus réduite que jamais.

Cette course électorale est rendue d’autant plus inéquitable par la mainmise sur les médias, dans la mesure où 90 % des canaux d’informations, aussi bien publics que privés, sont sous contrôle gouvernemental. En période électorale, la propagande se trouve donc redoublée sous toutes ses formes, et il suffit de regarder n’importe quelle chaîne de télévision pour que le visage d’ Erdoğan envahisse l’écran après quelques minutes.

L’autre grande motivation pour l’avancée du scrutin est liée à des questions économiques. Comme le rappelle Didier Billion, Docteur en Sciences Politiques, le contexte économique turque joue un rôle fondamental : « Il ne faut pas oublier que l’AKP a toujours bâti ses succès électoraux sur les succès économiques et préfère donc que les élections se tiennent avant que la situation économique ne se dégrade ». En effet, malgré sa croissante florissante de 7,4 % en 2017, la Turquie doit faire face au désamour des investisseurs étrangers, à une inflation qui reste bien enracinée, tandis que la livre turque a perdu plus de 10 % de sa valeur par rapport à l’euro depuis le début de l’année. Ainsi, comme le résume l’économiste indépendant Mustafa Sönmez :  «Le gouvernement ne pouvait pas prendre le risque d’attendre encore. Pour les investisseurs locaux et internationaux, il y avait beaucoup de points d’interrogation sur la situation. Maintenant, ils ont une date. Ils vont attendre le scrutin et voir ce qu’il en ressort».

Sondage du 6 juin sur le premier tour des élections présidentielles

Pourtant, derrière tous ces motifs à l’avantage du parti autoritaire qu’est l’AKP, cette précipitation laisse aussi entrevoir le sentiment d’une baisse de popularité, confirmée par les récents sondages, et la peur inavouée de perdre les élections dans une échéance plus lointaine. Comme le rappelle Didier Billion, « recourir à des élections anticipées n’est jamais un signe de force, c’est plutôt un signe de faiblesse ». Cette hâte du gouvernement d’Erdoğan est ainsi interprétée par l’opposition comme l’élection en panique d’un pouvoir démuni, qui offre à ses électeurs l’aveu de faiblesse le plus évident. Néanmoins, cet affaiblissement électoral ne manquera pas d’être compensé par des mesures policières répressives, sous couvert de l’État d’urgence, encore prolongé de 3 mois dans le cadre du scrutin.

Cet état « d’exception » offre la possibilité de comptabiliser les bulletins sans tampon officiel, donne le droit aux forces de l’ordre de pénétrer dans les bureaux de vote et offre au Conseil électoral l’autorité de redessiner la carte électorale ou de déplacer les urnes pour des raisons de sécurité. Autant de mesures qui favorisent sans vergogne la manipulation des voix et le trucage des élections. Pourtant, malgré l’hégémonie de l’AKP sur tous les plans, il semblerait que le processus démocratique ne soit pas éteint. Ces élections sont bien loin d’être le simulacre d’une structure électorale moribonde, et mobilisent au contraire une opposition très organisée, beaucoup plus vivace que ce qui était attendue par le gouvernement. Au total, six candidats se présentent pour les présidentielles, et cette pluralité d’opposants entre en écho avec les revendications des citoyens turcs, qui n’avaient plus pris la parole dans l’espace public depuis la répression des manifestations de Gezi Park en 2013. Les élections ouvrent un nouvel espace de contestation et de revendication, et offrent d’autres visages à l’avenir de la Turquie que celui d’Erdoğan.

Un échiquier politique inédit pour des élections précipitées

Malgré des débuts chaotiques, les campagnes pour ces élections décisives sont donc bien lancées en Turquie. Sur ce nouvel échiquier on rencontre donc six candidats. D’abord, le trop connu Recep Tayyip Erdogan, à la tête d’une coalition entre l’AKP et le MHP, qui brigue une nouvelle fois les présidentielles afin de s’assigner ce mandat à vie ; son principal adversaire, Muharrem Ince, le candidat du parti kémaliste CHP ; puis Meral Akşener pour le Iyi Parti ; Selahattin Demirtaş pour le parti Kurde du HDP, qui fait campagne depuis sa cellule de prison ; et enfin Temel Karamollaoğlu et Doğu Perinçek, qui représentent respectivement l’extrême droite islamiste et l’extrême gauche des travailleurs. Ainsi, dans les rues d’Istanbul, comme dans celles d’Izmir et d’Ankara, les stands des partisans se côtoient sur les places publiques, rivalisant de tracts et de chansons en faveur de leur candidats. Les plus petites villes sont aussi concernées par cette frénésie, tous les murs sont couverts d’affiches de campagne, et même les particuliers choisissent parfois d’arborer sur la façade de leur immeuble une banderole de plusieurs mètres à l’effigie du candidat qu’ils soutiennent. Les boulevards sont quant à eux parcourus tout le jour par des camionnettes équipées de puissants mégaphones qui diffusent aussi fort que possible des chansons de propagande. Les conversations dans les cafés, sur les places évoquent sans relâche la grande passion politique.

“C’est aussi un tribun de gauche, qui sait s’adresser à la foule, et a une profonde conscience des inégalités sociales qui traversent son pays. En un mot, Muharrem Ince suit la voix populiste, il va au devant du conflit avec Erdoğan, l’attaque sur tous les fronts.”

Les choses bougent donc, en Turquie. Et si les citoyens se prennent autant d’affection pour ces élections, c’est bien car l’espoir du renouveau, concret, se dessine. Celui-ci est incarné par la personne de Muharrem Ince, adversaire imprévu qui emporte toutefois un succès fulgurant. Professeur de physique aux origines modestes, il séduit par sa laïcité à toute épreuve, sans dénigrer la dimension religieuse dans la sphère personnelle. Fervent partisan de la justice, de l’État de droit, de la démocratie et de la liberté individuelle, ses premières mesures comme président seraient d’abolir l’État d’urgence et de rétablir une constitution parlementaire. Par-delà ces valeurs républicaines, il est aussi connu et apprécié pour sa répartie, son humour et la finesse de ses discours, toujours ponctués par des jeux de mots ou un vers de poésie. Car Muharrem Ince est un poète, et un homme de lettres, qui fait preuve de talents oratoires considérables. C’est aussi un tribun de gauche, qui sait s’adresser à la foule, et a une profonde conscience des inégalités sociales qui traversent son pays. En un mot, Muharrem Ince suit la voix populiste, il va au devant du conflit avec Erdoğan, l’attaque sur tous les fronts.

Que ce soit sur l’inflation en hausse, le chômage, la presse et la justice muselées, ses liens passés avec la confrérie Gülen qui est désormais l’ennemi national tenu pour responsable de la tentative de coup d’État de 2016, Muharrem Ince frappe fort, et souligne les contradictions et les échecs collectionnés pendant seize ans par le leader de l’AKP. Il tire parti de l’électorat traditionnel du CHP, mais il a aussi su rallier certaines franges de la population qui avaient cessé depuis bien longtemps de voter, désabusées par les dérives autoritaires du parti islamiste au pouvoir depuis 16 ans. Il séduit donc en dehors des frontières de son parti, et réunit, dans un pari assez étonnant, bon nombre de générations. Umur, étudiant de 24 ans témoigne : « Ce que j’apprécie chez Muharrem Ince, c’est qu’il n’est pas seulement le candidat du CHP, il a une approche beaucoup plus large : il se veut le président de tous. La Turquie est aujourd’hui un pays très divisé, socialement et politiquement. C’est un candidat qui désire la paix, sans aucune oppression envers les minorités – kurdes notamment – mais sans rejeter non plus les musulmans. Il est capable de représenter tous les segments de cette société éclectique. Ce n’est vraiment pas un candidat typique du CHP, contrairement à Kemal Kılıçdaroğlu, l’ancien leader du parti, qui a perdu six élections et a laissé la dictature s’installer, alors que le CHP aurait dû être la plus grande force d’opposition à l’AKP, et le renfort contre l’islam politique. C’est pour cette raison que je voterai pour le Parti Kurde aux législatives ; ils doivent siéger au Parlement, et représentent un contre-pouvoir plus fort symboliquement contre Erdoğan. Par contre, pour les présidentielles, ce sera Muharrem Ince. »

La voix populiste empruntée par Muharrem Ince est donc tout à fait inédite : il ne s’agit pas d’un populisme traditionnel de gauche, mais plutôt d’un populisme d’urgence, de celui qui se doit de rétablir la démocratie, en s’appuyant sur tous les appuis électoraux possibles, des plus religieux déchantant devant l’autoritarisme croissant d’Erdoğan, à ceux qui avaient depuis longtemps fait défection à la vieille structure du CHP. Son programme est d’ailleurs plutôt celui d’un démocrate centriste : il promet de rétablir une justice indépendante, de redonner sa liberté à la presse et aux intellectuels, de mener une politique internationale de paix et de coopération, de relancer le processus d’intégration dans l’Union européenne, de développer l’éducation, la santé, et de relancer l’économie et le commerce… Le tout sans utiliser le palace présidentiel titanesque construit par Erdoğan, qui deviendra un centre pour la recherche scientifique. Ses rassemblements ne désemplissent pas, depuis la très symbolique rencontre de Bursa le 1er juin, qui a réuni des milliers de personnes dans cette ville connue pour être un fief de l’AKP, il enchaîne les meetings aux quatre coins du pays. Il est attendu ce soir à Izmir, où il promet encore de rassembler les foules.

Un espoir de renouveau malgré les menaces du gouvernement

Les résultats du 24 juin sont donc attendus avec hâte par les citoyens turcs. Néanmoins, le spectre du trucage des élections fait peser un poids conséquent sur les bureaux de vote. L’AKP avait été capable, pendant le référendum d’avril 2017 de comptabiliser des bulletins non scellés, et d’envoyer dans les localités kurdes des forces spéciales menaçant de brûler les villages. Ici encore, la volonté d’impressionner devant les urnes demeure, comme l’a prouvée la fuite d’une réunion privée des cadres de l’AKP le 14 juin, où Erdoğan est vu exhortant les représentants du parti à se rendre à l’avance et en nombre aux bureaux de vote afin d’y assurer une pression pendant le déroulé du scrutin, pour prendre la mainmise sur les urnes. Il ciblait en particulier Istanbul, afin d’y « finir le travail avant qu’il ait commencé ». La vigilance démocratique est donc de mise.

Cependant, pour bon nombre d’observateurs politiques, Erdoğan ne passera pas la barre des 50 % de voix au premier tour, ce qui laisserait place lors d’un potentiel second tour à une opposition regroupée autour du candidat vainqueur au sein de l’Union de la Nation. Cette coalition réunit les sociaux-démocrates, et toute la droite. Le Parti Kurde n’a pas rejoint cette union, néanmoins, si Muharrem Ince est le candidat du second tour, il y a fort à penser que les électeurs du HDP pourront reporter leurs voix sur le candidat du CHP. L’opposition coalisée s’organise maintenant, pour empêcher les fraudes dans les urnes. La semaine qui s’annonce sera donc brûlante en Turquie, et les tensions ne risquent pas de s’apaiser d’ici le 8 juillet 2018, date du second tour tant espéré.

Quand Erdogan et l’AKP étendent leurs réseaux d’influence en Europe

La Turquie du président Erdogan épouse un discours néo-ottomaniste, nourri par un roman national et par une volonté de prendre un certain leadership sur le monde musulman. En Europe, cela passe par une stratégie d’influence politique, qui cherche à s’appuyer – pas toujours avec succès – sur les diasporas turques et les populations musulmanes afin de peser sur les débats européens qui concernent Ankara. Décryptage.


 

La Turquie d’Erdogan est engagée dans une dérive islamiste et nationaliste. Celle-ci est apparue de plus en plus claire après les manifestations du parc Gezi, en réponse à la rupture par l’AKP (le parti au pouvoir) de l’alliance que Recep Tayyip Erdogan avait conclu avec les libéraux contre les généraux autoritaires et laïcs. Fin 2013, c’est avec le mouvement islamiste Gulen que Erdogan rompt les liens, avant d’épurer les réseaux gülenistes. Enfin, en 2015, la Turquie met fin aux négociations de paix avec le PKK, avant de reprendre la guerre avec les Kurdes, marquée notamment par les massacres de Cizre et par la quasi-interdiction du parti de gauche alternative pro-kurde HDP, qui subit une répression féroce. Depuis, Erdogan a coopté l’aile ultranationaliste voire néofasciste des kémalistes laïques (le MHP et les loups gris) et renforce un pouvoir de plus en plus total sur la Turquie. De plus, il intervient en Syrie contre les YPG kurdes qui ont combattu l’Etat islamique au nom d’un projet de transformation sociale, écologique et féministe. Dans ce contexte, la Turquie connait une dérive islamo-nationaliste croissante, allant jusqu’à encourager des enfants à « mourir en martyr pour la Turquie ».

L’évolution de la Turquie se traduit aussi dans ses relations avec ses alliés occidentaux, et surtout avec les pays de l’Union européenne. Pour soutenir sa vision géopolitique, Ankara tente de produire un discours idéologique à destination des populations d’origine turque et/ou musulmanes dans des pays européens. Un discours islamiste, nationaliste mais aussi néo-ottomaniste. Il insiste sur le fait que la Turquie est le « pays phare » de l’islam, le défenseur des musulmans dans le monde, en position de leadership. Ankara a ainsi réagi fortement à l’épuration ethnique des Rohingyas en Birmanie, à travers l’intervention des organisations humanitaires gouvernementales turques. De quoi permettre à la Turquie de marquer des points auprès d’une opinion publique musulmane concernée par le sort des Rohingyas. Erdogan a aussi accueilli le sommet de l’Organisation de la coopération islamique, et a condamné la décision de Trump de reconnaître Jérusalem comme capitale d’Israël. Enfin, la Turquie met en avant son accueil des réfugiés syriens, en contraste supposé avec les pays de l’UE (en passant opportunément sous silence le fait que la Turquie accueille les réfugiés sunnites mais persécute celles et ceux qui sont chrétiens, yézidis et alaouites ; ou encore le fait que les réfugiés sunnites permettent à la Turquie d’implanter des populations présumées plus fidèles à Erdogan dans les zones kurdes).

Quête de leadership

Un tel discours se traduit aussi par un néo-ottomanisme virulent, le « nouveau sultan » Erdogan multipliant les accrochages frontaliers avec la Bulgarie et la Grèce, expliquant que le traité de Lausanne doit être révisé et prétendant que Bakou ou Sarajevo (Azerbaïdjan et Bosnie) sont des « capitales sœurs » de la Turquie. Erdogan se bâtit un récit national d’une Turquie puissante et phare de l’islam, qui aurait été colonisée par les Occidentaux, et présente l’ancienne élite politique turque comme « colonisée par l’Occident ». Dans ce contexte, le retour à un prétendu nouvel Empire ottoman est présenté comme une lutte décoloniale permettant l’affirmation de l’islam face à un Occident vu à la fois comme « libertaire-décadent » et en croisade contre l’islam (Erdogan ayant qualifié les YPG de « croisés »).

Enfin, l’ultranationalisme passe par un négationnisme du génocide arménien. Celui-ci est non seulement systématiquement nié, mais présenté comme une tactique des Occidentaux pour attiser la haine des Turcs et des musulmans tout en leur permettant de justifier leur colonialisme. Ainsi, Erdogan parle volontiers de « génocide » en Algérie par la France, mais prétend que le vote par l’Assemblée nationale de la reconnaissance du génocide arménien sert à attiser la haine des musulmans et des Turcs. Des accusations semblables ont été formulées quand les parlements néerlandais ou allemands ont reconnu le génocide arménien.

Cette matrice idéologique a été utilisée par la Turquie pour promouvoir son influence politique auprès des pays de l’UE. D’abord par l’entrisme de personnes formées dans des associations liées au gouvernement turc, dans des partis politiques classiques européens. Le Cojep, ONG liée à l’AKP, a par exemple placé des militants sur les listes socialistes, écologistes et UMP en 2008 aux municipales de Strasbourg. Or, après la reconnaissance du génocide arménien, ces militants turcs ont quitté leurs partis pour lancer des partis communautaristes turcs. Comme en Bulgarie. Traditionnellement, le parti de l’importante minorité turque y était le mouvement des droits et des libertés (MDL), qui pèsait environ 15% des voix. En 2013, Lyutfi Mestan, son président, a pris position en faveur de la Turquie quand celle-ci a abattu un avion russe. Il a alors été exclu du parti, qui a subi une crise interne. Mestan a en réaction fondé le Parti des démocrates pour la responsabilité, la liberté et la tolérance sur une ligne pro-Erdogan et avec un soutien ouvert de la presse turque gouvernementale. Le parti de Mestan n’a certes fait que 3% des voix, mais a fait passer le MDL de 15 à 8 %.

Les Pays-Bas, laboratoire des réseaux turcs de l’AKP

Tunahan Kuzu, président du DENK © WikiCommons

Le même phénomène d’exclusion après entrisme s’est vu dans deux autres pays. En France, après les événements du parc Gezi, les élus liés au Cojep ont fondé le parti Egalité et Justice. Marginal, il a tout de même réussi à présenter des candidats dans cinquante circonscriptions et à avoir des résultats non négligeables dans des zones avec une forte population originaire de Turquie. Mais ce sont les Pays-Bas qui sont l’exemple le plus frappant d’une telle influence de partis liés à la Turquie. En effet, deux élus du parti travailliste d’origine turque le quittent en 2014, critiquant la politique d’intégration de leur parti vue comme trop à droite. Ils fondent le parti DENK sur une ligne islamiste qui refuse de reconnaître le génocide arménien. Aux élections de 2017, le DENK obtient 2,1% des voix et trois députés. Un tel score, bien que marginal, montre que DENK a non seulement obtenu des voix de Néerlandais originaires de Turquie mais aussi de musulmans non-turcs néerlandais. Depuis, DENK a renforcé son positionnement islamiste en votant contre la reconnaissance du génocide arménien ou contre l’appel à libérer le président d’Amnesty International Turquie. Il a davantage percé lors des élections municipales en obtenant des sièges dans treize villes dont trois à Amsterdam et quatre à Rotterdam.

La Turquie tente ainsi de créer un réseau européen de partis liés à l’AKP et pouvant défendre ses orientations, tout en essayant d’attirer plus largement sur une ligne communautariste et réactionnaire sur les questions sociales. Une stratégie qui peut inquiéter. La gauche de transformation sociale propose une politique de rupture avec Erdogan et de soutien à la lutte du peuple kurde. Ceci pourrait pousser la Turquie à intensifier sa stratégie d’influence en réaction, si une telle gauche arrive au pouvoir et mène une politique anti-AKP. Un bon exemple d’une telle stratégie ? Les déclarations virulentes des dirigeants turcs à la proposition française d’une médiation entre la Turquie et le Rojava kurde. Le vice-premier ministre Bekir Bozdag a ainsi écrit sur son compte Twitter : « Ceux qui s’engagent dans la coopération et la solidarité avec les groupes terroristes contre la Turquie (…) risquent de devenir, tout comme les terroristes, une cible de la Turquie ». La menace a le mérite d’être claire.

Augustin Herbet.

Purge universitaire en Turquie : les professeurs dans le viseur judiciaire

Ce 5 décembre 2017 cinq professeurs rattachés à l’université de Galatasaray, en Turquie (Hakan Yücel, Tuba Akincilar, Basak Demir, Asli Didem Danis Senyuz et Omer Aygün) seront jugés pour avoir signé une pétition pour la paix. C’est en tout dix-neuf professeurs qui passeront au tribunal lors de ce mois de décembre. Ce procès témoigne de la situation difficile des universitaires, jugulés dans leur tentative de dénonciation du pouvoir.


« Nous ne serons pas complices de ce crime ». Telle est la pétition qui engagea la répression des universitaires turcs depuis janvier 2016. Le groupe nommé « Barış İçin Akademisyenler » (BAK, Universitaires pour la paix) s’est formé en 2012 sous l’impulsion de plusieurs chercheurs et chercheuses de toute la Turquie. Il a pour but de défendre les droits humains et milite pour les droits des prisonniers et des Kurdes. La pétition, regroupant 1128 signataires, dénonçait les horreurs des massacres sur les Kurdes de Diyarbakir. Mais le lendemain de la virulente pétition à l’encontre du président Erdoğan une attaque terroriste a fait treize morts à Istanbul. Lors de son discours le président s’en prend directement aux signataires de pétition : « La trahison de ces pseudo-intellectuels, qui portent la carte d’identité fournie par cet Etat, et de plus perçoivent majoritairement leurs salaires de l’Etat, et qui vivent dans un niveau de prospérité bien au-dessus des moyens du pays. »

Ce sera au tour des proches du parti du pouvoir AKP (Adalet Ve Kalkinma Partisi, parti de la justice et développement) et de la droite radicale de les accuser. Cette attaque médiatique vise à la stigmatisation de ces chercheurs, qui pour un certain nombre, ont témoigné leur soutien au parti adverse de gauche HDP (Halkarin Demokratik Partisi, Parti démocrate des peuples) lors des élections législatives. Outre l’engagement du parti en faveur d’un processus de paix dans les zones kurdes, l’attaque envers les universitaires est le moyen d’assurer la réforme économique visant à en finir avec le statut de fonctionnaire à vie pour un statut contractuel à durée limitée. Quelques jours après le discours du président ce sont vingt et un signataires qui sont arrêtés pour « propagande terroriste ». Par la suite, la tentative de putsch du 15 juillet 2016 va encore permettre au pouvoir de raffermir sa politique.

Dans un entretien à la revue Mouvements, Ayşen Uysal, chercheuse en science politique à l’Université Dokuz Eylül d’Izmir, explique que l’enceinte universitaire n’est plus un lieu sûr. Les étudiants de droite radicale ont posté les photos des professeurs concernés sur des sites internet et dans des journaux. Cette ambiance délétère pousse des étudiants bienveillants à l’accompagner lors de ses déplacements dans l’université par crainte d’attaques. Un véritable traumatisme ressort de cet entretien. L’impression d’un étau politique et judiciaire se resserrant sur soi à mesure que tous les collègues engagés lors des législatives sont perquisitionnés, arrêtés, incarcérés. Pour beaucoup de ces universitaires les nuits sont devenues des longs moments d’attente où l’on reste éveillé jusqu’à cinq heures du matin pour prévenir de l’arrivée de la police.

Malgré les premières attaques, une partie des signataires se sont réunis deux mois après pour réaffirmer leur conviction et leur adhésion à la pétition. Le lendemain, les quatre chercheurs ayant lu la lettre en public sont emprisonnés. Le pouvoir fait preuve de réactivité face à toute velléité de contestation. Cependant, le 12 janvier 2016, quand Erdoğan attaque la pétition pour la paix, le nombre de signataires passe de 1128 à 2212.

L’aide internationale

Face à la force étatique le réseau international devient un relais de la contestation. Chaque universitaire joue de ses relations à l’étranger pour rendre compte de la situation. L’essor que prend la pétition devient crédible à l’international. La première conférence internationale du groupe a eu lieu le 18 janvier en France à l’EHESS (Ecole des hautes études en sciences sociales) dont certains professeurs sont membres comme Hakan Yücel. Cela a permis de mettre en relation divers chercheurs du monde entier qui ont témoigné leur soutien. Une autre conférence est organisée en mars et cette fois-ci avec des visioconférences de professeurs de Turquie, des Etats-Unis, d’Allemagne et d’Angleterre. Le CISUP (Comité International de Solidarité des Universitaires pour la Paix) est formé à l’occasion et tente de soutenir les accusés lors des procès. La BAK a vu naître des noyaux d’organisation dans d’autres pays : BAK Fransa, BAK Almanya, Bak Ingiltere.

Ces filiales, ainsi que ces diverses universités de Turquie, tentent d’alimenter une caisse de solidarité pour financer les déplacements et les conférences des chercheurs mais également pour venir en aide aux chercheurs limogés qui n’ont plus de revenus. Néanmoins cette aide reste minime et précaire. Le licenciement des professeurs a pris de l’ampleur avec la tentative de coup d’Etat. On s’aperçoit alors qu’il y a deux manières de renvoyer les professeurs. Soit de manière directe par un décret qui les prive par la suite de droits sociaux fondamentaux et même du passeport, soit de manière indirecte avec une pression forte qui les pousse à prendre leur retraite pour garder leurs droits sociaux.

Au mois de février 2017 on totalise 330 universitaires limogés de leur fonction, la moitié ayant signé la pétition en question. Nul doute que le silence de l’Europe s’explique par les tractations avec le gouvernement concernant les réfugiés et leur maintien en dehors de la zone européenne.

Vincent BENEDETTO

 

Sources :
« Continuer la lutte en exil ou rester en Turquie ? Entretien avec Aysen Uysal et
Selim Eskiizmirliler », Mouvements 2017/2 (n° 90), p. 82-91.
DOI 10.3917/mouv.090.0082
https://barisicinakademisyenler.net/node/427
https://www.youcaring.com/academicsforpeaceinturkey-763983
http://www.telerama.fr/idees/gardes-a-vue-d-universitaires-turcs-Erdoğan-s-emballe-l-europe-se-tait,136925.php

Turquie : la stratégie du chaos

Discours d’introduction du co-président du HDP lors du nouvel an kurde “Newroz” à Diyarbakir en Mars 2015. ©Delal Azadî

La situation en Turquie est devenue intenable. Le gouvernement turc réprime ses opposants parlementaires, médiatiques et militants. Ce mouvement s’est accéléré depuis le coup d’État avorté de juillet 2016. Petit tour d’horizon de la situation au Kurdistan turc.


Ce titre aurait pu paraphraser la citation latine “Si vis pacem, para bellum” (qui veut la paix prépare la guerre), à la différence qu’ici la paix se fait réprimer sous les chenilles des chars ou les balles des Loups Gris. Difficile pour un démocrate de Turquie de croire encore au schéma classique de la démocratie ; “vote – élection – parlement”, remplacé par “vote – revote – torture/prison”.

En juin 2015, le parti d’opposition “Parti Démocratique des Peuples” (HDP), mené par ses co-présidents Selahattin Demirtaş et Figen Yuksekdag, dépasse historiquement le seuil des 10% aux élections législatives.

Discours des Co-Maires de la ville/capitale Diyarbakir, en Turquie lors du nouvel an kurde, Mars 2015. Ils ont depuis été emprisonnés. ©Delal Azadî.

Il obtient près de 13% des voix au niveau national et près de 89 députés à la Grande assemblée Nationale Turc. Mécontent de ne pouvoir asseoir son pouvoir constitutionnel, le président R.T. Erdogan convoque à nouveau des élections anticipées quelques mois plus tard.

Le HDP renouvelle alors l’exploit en maintenant son score au dessus de 10%, malgré un nombre galopant d’attentats. Ainsi le 10 octobre 2015 deux explosions retentissent à Ankara lors d’un meeting du HDP. Le bilan s’élève à 97 morts ce qui en fait l’attentat le plus meurtrier de Turquie. L’attaque n’a pas été revendiquée. Dans le même temps, plus de 400 locaux du HDP/DBP ont été brûlés, et des sympathisants et des militants ont été harcelés. Le HDP par la voix de ses co-présidents a annoncé l’arrêt de sa campagne électoral craignant pour la vie des citoyens et de ses sympathisants, contrairement à l’AKP (Adalet ve Kalkınma Partisi – parti de la justice et du développement), au MHP (Milliyetçi Hareket Partisi – parti d’action nationaliste) et au CHP (Cumhuriyet Halk Partisi – parti républicain du peuple) qui ont maintenu leurs activités.

Nul besoin d’être médium pour comprendre que l’Europe ne fera rien en ce qui concerne la réduction des libertés individuelles et collectives à cause des accords diplomatiques, militaires et économiques entre l’Union Européenne et la Turquie (par ailleurs deuxième puissance militaire de l’OTAN). Les médias mainstream pèsent le pour et le contre, car le Président Turc menace d’ouvrir “les vannes de l’immigration aux portes de l’Europe” alors même qu’il s’agit de réfugiés liés au conflit syrien.

Dans un cadre démocratique classique, l’opposition est censée mener dans l’hémicycle son combat politique. Ce n’est pas le cas en Turquie, où le HDP est à l’heure actuelle privé de ses représentants : pas moins de 13 députés sont actuellement en prison, ainsi que plusieurs maires, responsables de districts et responsables locaux du DBP et du HDP. Les démocrates et les républicains turcs sont, dans leur ensemble, la cible du régime.

C’est un état des lieux accablant et les possibilités d’entrevoir une paix immédiate sont inexistantes. Pour qu’une paix immédiate et durable soit possible, il faudrait que l’ensemble des acteurs acceptent de discuter et de mettre en place des accords. Or, l’AKP ne veut pas la paix, pas plus que le MHP. Le CHP, le parti social-libéral, a depuis longtemps capitulé face au pouvoir d’Erdogan, acceptant par exemple de voter la levée des immunités parlementaires des députés du HDP.

Les élus du HDP n’ont pas ménagé leur peine. Ils ont du gérer des centaines de procédures judiciaires à leur encontre et la possibilité de se voir infliger des centaines d’années cumulées de prison. Les dirigeants du parti (répartis de façon paritaire entre hommes et femmes) se sont mobilisés pour alerter l’opinion sur la réalité des opérations militaires à l’Est de la Turquie en montrant des photos des chars rasant la ville de Cizre dans la province de Sirnak en 2015. Cela n’a pas suffi pour provoquer une réaction internationale… puisque les journaux qui avaient relayé ces informations ont été démantelés, au sens propre comme au figuré.

Qui reste-t-il alors pour s’opposer à un régime dictatorial ?

Le conflit armé entre le gouvernement Turc et les combattants du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) perdure. Le gouvernement turc reproche au HDP d’être la vitrine légale du PKK qu’il veut éradiquer. Faysal Sariyildiz député HDP a un curriculum militant impressionnant et a été élu démocratiquement depuis sa prison en juin 2015. Puis il a du prendre la fuite en Europe pour une question de survie. Il parcourt actuellement et inlassablement l’Europe pour relater ce qui s’est passé à l’Est de la Turquie et notamment dans son district de Sirnak, afin de faire comprendre que Cizre, c’est l’équivalent d’Oradour sur Glane. 250 personnes ont été carbonisées, d’autres ont été assassinées par des balles de sniper ou ont été ensevelies vivantes dans la ville. Malgré les appels au secours, les ambulances n’ont pas pu intervenir du fait des risques qu’une intervention aurait entraînés. Mehmet Tuncel, responsable DBP de Cizre (et ami de Faysal) a délivré un dernier message d’alerte avant d’être assassiné-enseveli, avec les femmes, les adolescents, les bébés et les vieillards. Ces individus sont qualifiés de “terroristes” plus dangereux que Daesh par l’État Turc.

Agence de presse féminine, Dihâ    (fermée depuis…)

Lorsqu’on veut mettre fin à la démocratie, on réduit l’ensemble des contre-pouvoirs en supprimant méthodiquement tous les types d’oppositions possibles, y compris parmi des membres fondateurs de l’AKP  tel que Fethulla Gullen qui réside en Pennsylvanie.

Un dernier nom que vous ne connaissiez peut être pas, Tahir Elçi  ; grand et prestigieux bâtonnier de la ville de Diyarbakir, a été assassiné en pleine rue en 2015. C’était un militant de la cause kurde, et un militant pour la Paix.

On ne peut dès lors qu’en arriver à ce constat : la paix n’est ni possible, ni désirée du fait de la politique islamo-nationaliste du président turc R.T.Erdogan qui cherche à éradiquer ses opposants.

Notes sur les partis politiques de Turquie :
– HDP/DBP : Le Parti démocratique des peuples et le Parti démocratique des Régions sont des partis politiques de Turquie. Le DBP est une branche du HDP. Ils sont situés politiquement à gauche et sont issus du mouvement politique kurde. Ils se veulent représenter la société turque dans sa diversité et dans la prolongation du mouvement protestataire de 2013 en lien avec les manifestations du parc de Gezi. Ils sont attachés à l’écologie, l’égalité radicale Femme/Homme, aux droits des LGBT, aux droits des minorités.
– CHP : Le Parti républicain du peuple est un parti politique turc, de type républicain, social-démocrate et laïc. il est membre de l’Internationale Socialiste et membre associé du Parti Socialiste Européen. Il constitue depuis 2002 le principal parti d’opposition face à l’AKP. Il représente le courant historique du Kémalisme.
– AKP : Le Parti de la justice et du développement ou AKP (en turc : Adalet ve Kalkınma Partisi) est un parti de centre droit, au pouvoir en Turquie depuis 2002. Le Premier ministre Binali Yıldırım en est le président depuis le 22 mai 2016, désigné lors d’un congrès extraordinaire à Ankara. Il succède à Ahmet Davutoğlu.
– MHP : Le Parti d’action nationaliste (Milliyetçi Hareket Partisi ou MHP ) est un parti politique turc d’extrême droite fondé en 1969 par Alparslan Türkeş. Il participe au gouvernement Ecevit II de 1999 à 2002 en coalition avec le Parti démocratique de la gauche (DSP) de Bülent Ecevit et le Parti de la mère patrie (ANAP) de Mesut Yılmaz, et disparaît de la Grande Assemblée nationale de Turquie avant de la réintégrer lors des élections de 2007.

Sources :
GABB , Güneydoğu Anadolu Bölgesi belediyeler birliği, union des villes d’Anatolie–  recherches et rapport sur les femmes et les enfants qui ont subi des traumatismes durant les couvres-feux à Cizre et Silopi en Mai 2016 – http://www.gabb.gov.tr/doc/2016/07/gabbhasartespit/cizre%20and%20silopi%20-women%20and%20children%20obs.report.pdf
Laura Mai Gaveriaux , journaliste indépendante , OrientXXI ;
http://orientxxi.info/lu-vu-entendu/la-silencieuse-destruction-des-villes-kurdes-en-turquie,1277,1277

©Delal Azadî