« La guerre économique prépare la guerre militaire » – Entretien avec Peter Mertens (PTB)

Peter Mertens, secrétaire général du Parti du Travail de Belgique © Salim Hellalet

Érosion de l’hégémonie du dollar, « mutinerie » des pays du Sud contre la politique étrangère occidentale, montée en puissance des BRICS, guerre économique des États-Unis envers la Chine… Le système international né de la fin de la Guerre Froide, dominé par l’hyperpuissance américaine, est en train de s’effondrer et de laisser place à un nouvel ordre mondial multipolaire. Plutôt que de prendre acte de cette nouvelle donne et de diversifier ses liens avec le reste du monde, l’Europe s’aligne toujours plus sur Washington. Mais est-il encore possible de mettre en place une politique altermondialiste, alors que les BRICS se comportent parfois eux-mêmes de manière impérialiste ? Peter Mertens, secrétaire général du Parti du Travail de Belgique, l’affirme, à condition de prendre un tournant radical dans notre politique étrangère. Entretien réalisé par William Bouchardon et Amaury Delvaux, avec l’aide de Laëtitia Riss.

Le Vent Se Lève – Vous êtes secrétaire général du Parti de Travail de Belgique (PTB), aux côtés de Raoul Hedebouw, et vous venez de publier Mutinerie. Comment notre monde bascule (à paraître en français aux éditions Agone début mars 2024, ndlr) afin d’analyser les recompositions du système international. Dans quelle mesure votre parcours au sein du PTB a-t-il nourri l’élaboration de ce livre ?

Peter Mertens J’ai été président du Parti du Travail de Belgique (PTB) entre 2008 et 2021, date à laquelle Raoul Hedebouw a pris ma succession. Avec d’autres membres, j’ai participé au nécessaire renouveau du parti (tout en conservant un socle idéologique marxiste, ndlr) à partir du milieu des années 2000, où nous étions alors un petit parti avec des tendances sectaires. Ce renouveau nous a pris plus de 10 ans. Notre analyse était la suivante : nous devions construire un rapport de force et un parti de la classe travailleuse, capable de peser en Belgique.

Avec la croissance du parti, il y a beaucoup plus de travail, c’est pourquoi nous avons dédoublé le leadership du parti : Raoul Hedebouw est le président et le porte-parole principal et j’en suis le secrétaire général. Comme nous étions concentrés sur la construction du rapport de force en Belgique, nous étions moins occupés avec ce qui se passait à l’étranger. Désormais, nous sommes en train de remettre nos tâches internationalistes à la hauteur des défis d’aujourd’hui. Et sur ce terrain, nous sommes en contact avec de nombreux mouvements et partis à la gauche de la social-démocratie, en Europe et ailleurs dans le monde. 

« Les pays du Sud Global savent très bien que les sanctions économiques sont des actes de guerre économique. »

C’est grâce à ce leadership collectif et à ces rencontres que j’ai pu écrire ce livre, qui n’est pas juste un projet individuel. Je m’appuie aussi sur le service d’étude de notre parti, dirigé par notre directeur politique David Pestieau. Lui et son équipe m’ont aidé à rechercher des documents exhumés dans mon livre, notamment les textes de l’OTAN et de l’Organisation Mondiale du Commerce.

LVSL – Ces organisations occidentales sont au cœur du système international qui a été hégémonique jusqu’à récemment. Le titre de votre livre fait cependant référence à une contestation grandissante du règne de l’hyperpuissance américaine. Comment expliquez-vous que les pays du Sud soient de plus en plus réticents à s’aligner sur la position américaine ?

P. M. – Le titre du livre vient d’une déclaration de Fiona Hill, une ex-membre du National Security Council américain (organe qui conseille directement le Président américain en matière de défense et d’affaires étrangères, ndlr). Selon elle, l’abstention de la plupart des pays du Sud Global sur les sanctions contre la Russie était une « mutinerie ». Soyons clairs : la majorité de ces États ont condamné l’invasion illégale de la Russie sur le territoire ukrainien, ce qui est logique vu que nombre d’entre eux ont été envahis de multiples fois et connaissent bien l’importance de la souveraineté. 

Toutefois, concernant les sanctions, ils n’ont pas suivi Washington. C’est là aussi logique : un pays sur dix sur la planète subit, sous une forme ou une autre, des sanctions de la part de Washington. Ces pays savent très bien que les sanctions économiques sont des actes de guerre économique. Or, dans la majorité des cas, les conséquences de ces sanctions sont supportées par les peuples des pays en question et ces mesures n’ont aucun effet sur le régime politique en place.

Ici, en Europe, nous ne nous en sommes pas rendus compte ; l’eurocentrisme nous aveugle. Le regard de la majorité des peuples du Sud Global sur les événements internationaux est pourtant très différent de la vision développée en Europe. J’ai récemment discuté avec beaucoup de personnes issues du Sud Global et j’ai constaté des moments de fractures profonds avec l’Occident. La première fracture est la guerre des États-Unis contre l’Irak en 2003, qui était illégale et basée sur un mensonge. Au Moyen-Orient, en Afrique, en Amérique Latine et en Asie, c’est un moment charnière majeur. La crise financière de 2008 constitue le deuxième moment charnière. En Europe, cette crise nous a contraint à sauver les banques avec l’argent public et a eu pour conséquence l’austérité. Pour les pays du Sud, cette crise a été plus profonde encore et a montré la fragilité de l’hégémonie du dollar américain, autour duquel est organisé tout le commerce international.

Peter Mertens lors de notre interview © L. R.

LVSL – Renaud Lambert et Dominique Plihon s’interrogent en effet sur la fin du dollar dans le dernier numéro du Monde Diplomatique. De nouveaux accords commerciaux sont, par ailleurs, conclus dans d’autres monnaies et les banques centrales commencent à diversifier le panier de devises qu’elles ont en réserve. Est-ce une des conséquences de la guerre en Ukraine ?

P. M. – Cette érosion du dollar débute avec la crise financière de 2008. C’est à ce moment-là que l’idée des BRICS est réellement née, bien qu’il existe également d’autres raisons historiques à son émergence. Le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud se sont rassemblés car ils veulent faire du commerce sur une autre base que celle du néo-colonialisme, en mettant en place un système financier proposant des alternatives de paiements au dollar. C’est pour cela qu’ils ont créé une banque d’investissement dirigée par Dilma Rousseff, l’ancienne présidente du Brésil. Certes, le dollar reste hégémonique, mais cela constitue malgré tout une nouvelle donne.

Parmi leurs sanctions contre la Russie, les autorités américaines ont débranché la Russie du système international de paiement SWIFT, dont le siège est en Belgique. L’usage de cette puissante arme de guerre économique a entraîné une panique dans beaucoup de pays du Sud, car ils ont réalisé qu’elle pouvait aussi être utilisée contre eux. Avec ce genre de sanction, les États-Unis peuvent prendre otage les pays avec leur propre argent ! Cela a sans doute incité certains pays à vouloir rejoindre les BRICS. Lors de leur dernier congrès à Johannesburg fin août, les BRICS ont accueilli 6 nouveaux membres (l’Argentine, l’Arabie Saoudite, l’Iran, l’Ethiopie, l’Egypte et les Emirats Arabes Unis, ndlr), sur un total de 40 pays candidats. C’est un vrai saut qualitatif.

« Entre 2003 et 2023, il y a eu plusieurs moments de fractures majeurs entre l’Occident et le reste du monde ! Pourtant, la grande majorité de l’establishment et des médias vivent encore dans la période d’avant 2003. »

De ce point de vue, la guerre en Ukraine est en effet un autre moment charnière, en raison des sanctions. J’en citerai encore deux autres. D’abord, la COP de Copenhague en 2009, où les pays occidentaux ont refusé de prendre des mesures fortes pour le climat et pour aider les pays pauvres face au changement climatique. Enfin, le refus des pays occidentaux de lever les brevets sur les vaccins contre le Covid-19, qui a marqué une fracture profonde face à un problème mondial.

Depuis le 7 octobre, la guerre contre la Palestine constitue un nouveau point de rupture, dont l’impact est potentiellement le plus important. L’axe guerrier États-Unis-Israël pratique une violence extrême, pensant être au-dessus de toutes les lois internationales et pouvoir se permettre n’importe quoi. Mais cet axe est plus isolé que jamais. Partout dans le monde, le deux poids deux mesures est devenu évident. Entre 2003 et 2023, il y a donc eu plusieurs moments de fractures majeurs entre l’Occident et le reste du monde ! Et pourtant, la grande majorité de l’establishment et des médias vivent encore dans la période d’avant 2003.

Peter Mertens dans une manifestation organisée par le PTB pour un cessez-le-feu en Palestine © PTB

LVSL – Outre le dollar et leur armée, les États-Unis disposent également d’une puissance technologique redoutable, qu’ils utilisent pour faire avancer leurs intérêts. Les GAFAM espionnent ainsi le monde entier, tandis que de nouvelles rivalités autour des microprocesseurs se mettent en place avec la Chine. Est-il possible d’échapper à l’emprise des États-Unis en matière technologique

P. M. – Je pense qu’il faut regarder en face la puissance économique des BRICS : en termes de PIB mondial, ils pèsent désormais plus que le G7 (qui regroupe ce qui était les 7 pays les plus industrialisés au monde, ndlr). Cette puissance économique constitue une différence avec le mouvement des non-alignés des années 60-70. A l’époque, les États-Unis ont pu tuer le mouvement des non-alignés grâce à la dette. Puis l’URSS s’est effondrée et ils se sont retrouvés sans rivaux sérieux. Mais désormais, la situation est différente, notamment en raison du poids économique de la Chine. La réaction des États-Unis est claire : ils lui ont déclaré la guerre économique. J’emploie le mot guerre de manière délibérée : la guerre commerciale prépare la guerre militaire. Les bateaux de l’OTAN qui encerclent la Chine et les sanctions prises par les États-Unis contre Pékin font partie de la même stratégie.

Dans mon nouveau livre, je cite longuement Alex W. Palmer, un spécialiste américain des microprocesseurs. En 2022, deux dates sont importantes selon ce chercheur : le 24 février 2022 avec l’invasion de la Russie en Ukraine et le 7 octobre 2022, date à laquelle les USA ont pris les mesures pour interdire presque tout développement des microprocesseurs en Chine. D’après lui, ces mesures sont un acte de guerre économique inédit, dont l’objectif est de détruire tout développement économique en Chine. Les États-Unis veulent désormais entraîner l’Europe dans leur guerre économique contre la Chine. Récemment, Joe Biden a convoqué le premier ministre néerlandais Mark Rutte à Washington pour lui ordonner de cesser l’exportation vers la Chine des machines fabriquées par la firme hollandaise ASML, qui sont essentielles pour la fabrication des semi-conducteurs de dernière génération. Le premier ministre hollandais a accepté sans contrepartie. 

« Les États-Unis veulent désormais entraîner l’Europe dans leur guerre économique contre la Chine. »

Les États-Unis sont inquiets de l’avance de la Chine dans les secteurs de technologies de pointe. Il y a de quoi : sur les 90 domaines les plus avancés au niveau des sciences et technologies, la Chine mène la danse dans 55 d’entre eux. Les États-Unis ne l’ont pas vu venir. C’est pour cela qu’ils réagissent désormais par le protectionnisme et la guerre économique. Jack Sullivan (influent conseiller à la sécurité nationale auprès de Joe Biden, ndlr) l’affirme de manière assez transparente : « C’est fini le globalisme d’avant ; il faut du protectionnisme ; c’est fini avec le néolibéralisme ; c’en est fini avec l’accès de la Chine au marché international. »

On constate la même dynamique sur les ressources énergétiques, qui ont toujours formé l’infrastructure du système capitaliste. Au XIXe siècle, c’était le charbon, puis au XXe le pétrole. De l’arrivée de British Petroleum en Irak en 1902 aux guerres du Golfe, d’innombrables guerres ont été menées pour le pétrole. Désormais, c’est la guerre des batteries qui est lancée : tout le monde se rue sur le lithium et les ressources essentielles pour l’électrification. Là aussi, les États-Unis se montrent très agressifs vis-à-vis de la Chine et des BRICS. Malgré tout, je pense que les États-Unis ne parviendront pas à restreindre la montée en puissance de la Chine.

LVSL – Hormis cette opposition à l’hégémonie américaine, il est tout de même difficile de voir ce qui rassemble les BRICS. Par ailleurs, il existe de réelles tensions entre des pays au sein de ce bloc, notamment entre la Chine et l’Inde. Peut-on vraiment attendre quelque chose d’un groupe aussi hétérogène ?

P. M. – Aucune valeur ne réunit les BRICS ! C’est une association de pays strictement pragmatique, car c’est comme ça que l’ordre mondial fonctionne. La gauche a souvent une lecture erronée car elle pense en termes de morale et de « valeurs ». Or, l’impérialisme et les forces anti-impérialistes ne pensent pas en ces termes mais plutôt en termes de pouvoir politique et économique. Les BRICS ne sont pas un projet de gauche, mais un projet pragmatique visant à servir les intérêts de ces pays, en créant une alternative au dollar et au Fonds Monétaire International et en cherchant à favoriser le commerce Sud-Sud.

Je ne suis évidemment pas dupe. L’Inde connaît de grandes tensions avec la Chine et Modi est un homme d’extrême-droite. Ses trois grands amis étaient Jair Bolsonaro, Donald Trump et Boris Johnson. Il est responsable de l’assassinat de plus de 750 paysans lors de la plus grand révolte de l’histoire indienne de la paysannerie et a laissé des razzias racistes contre les musulmans avoir lieu.

De même en Arabie Saoudite : c’est le despotisme total. Il n’y a aucune liberté pour la classe travailleuse et pour les femmes. Il n’empêche que l’entrée de l’Arabie Saoudite dans les BRICS marque un tournant. En 1971, avec les pétrodollars, les États-Unis ont promis à l’Arabie Saoudite d’avoir toujours des armes et une stabilité politique en échange de pétrole bon marché. Désormais, l’Arabie Saoudite vend son pétrole à la Chine non plus en dollars, mais en yuans ! Bien sûr que c’est un régime haïssable. Mais en matière de politique internationale, on ne peut pas juste réagir émotionnellement en fonction de « valeurs », il faut analyser l’échiquier mondial avec réalisme. Et la réalité est que les BRICS défient le système construit autour du dollar. Personnellement, bien que je ne soutienne pas les régimes de certains pays des BRICS, je considère leur émergence comme une bonne nouvelle parce qu’elle défie l’unilatéralisme et l’hégémonie américaine pour la première fois depuis 1991. 

« La dette des pays du Tiers Monde doit être payée en dollars. C’est un mécanisme néocolonial ! »

Mais en parallèle de la mutinerie menée par les BRICS, il y a également une mutinerie au sein de ces pays. En Inde, je suis avec attention les luttes des paysans, des femmes et de la classe travailleuse contre le régime de Modi. De même, l’Afrique du Sud connaît une corruption énorme, le fossé entre riches et pauvres y est considérable et le régime politique est fortement critiqué par la population. Lula est un progressiste, mais son gouvernement n’est pas pour autant socialiste. Et contre les concessions faites aux grands propriétaires fonciers au Brésil, je soutiens ceux qui luttent pour les droits des paysans, comme le Mouvement des Paysans sans Terre.

LVSL – Dans votre livre, vous rappelez l’histoire du mouvement tiers-mondiste, à partir notamment de la conférence de Bandung en 1955. Ce mouvement était porteur d’espoir pour un rééquilibrage des relations internationales et de l’économie mondiale. Croyez-vous à la résurgence de l’altermondialisme et sur quelles bases ? Les tentatives consistant à faire revivre cet esprit de « non-alignement », notamment de la part de Lula, vous semblent-elles prometteuses ?

P. M. – Je crois que la tentative opérée par les BRICS de permettre un commerce dans d’autres monnaies que le dollar relève surtout du pragmatisme. Mais cette démarche est déjà un acte progressiste en soi. Regardons en face la situation depuis les années 50-60 : la dette des pays du Tiers Monde doit être payée en dollars. Cela signifie que ces pays doivent privilégier des monocultures tournées vers l’exportation, plutôt que des productions au service de leurs propres populations, afin d’obtenir des dollars. Et quand ils ont des difficultés à refinancer leur dette, le Fonds Monétaire International (FMI) ne leur octroie des prêts qu’à condition de couper dans les services publics, les salaires et les pensions et de privatiser davantage. Tout cela ne fait que les rendre plus dépendants des États-Unis et de l’Europe. C’est un mécanisme néocolonial ! Désormais, pour la première fois, les pays du Tiers Monde peuvent refinancer leur dette, indépendamment du FMI, grâce à la banque des BRICS. Certes, ce n’est pas un emprunt socialiste mais au moins c’est un mécanisme honnête et sans conditions. Quand bien même ce n’est un progrès en direction du socialisme, cela reste un progrès pour les pays du Sud Global, qui doit être soutenu.

Certes, cela ne suffit pas pour construire un altermondialisme de gauche. C’est pourquoi nous devons aussi soutenir les mouvements de gauche dans ces pays, afin de peser sur l’agenda politique. On peut tout à fait soutenir le MST au Brésil pour mettre la pression sur Lula, tout en reconnaissant qu’il joue un rôle important pour nos idées au niveau international. De la même manière, je soutiens le NUMSA, le syndicat des métallos sud-africains, qui lutte contre la corruption considérable au sein du gouvernement de l’ANC, tout en étant en accord avec la politique extérieure de l’Afrique du Sud. Bien sûr que la gauche a des valeurs à défendre, mais je refuse d’interpréter toute la complexité du monde actuel uniquement en termes de valeurs. L’altermondialisme passe aussi par une forme de pragmatisme sur les enjeux internationaux.

« L’altermondialisme passe aussi par une forme de pragmatisme sur les enjeux internationaux. »

LVSL – L’Union européenne tend à s’aligner sur les États-Unis, contrairement à ce qu’affirment nos dirigeants. S’ils prétendent réguler l’action des GAFAM, ou encore bâtir une « autonomie stratégique » en matière internationale ou de réindustrialisation, la réalité est que nous sommes de plus en plus dépendants des Américains, y compris dans des domaines où cela était encore peu le cas, comme les énergies fossiles. Comment peut-on retrouver une véritable autonomie ? Cela implique-t-il une rupture avec l’Union européenne ? 

P. M. – Ce qui s’est passé en Europe suite à la guerre en Ukraine, surtout en Allemagne, est grave. Quelques semaines après le début du conflit, le Bundestag a renié sa politique de non-militarisation de l’économie vieille de 75 ans et a investi plus de 100 milliards d’euros dans le budget de la défense. Tout ce qui existait en termes de liens avec la Russie, notamment de la part de la social-démocratie allemande – dont les liens de Schröder avec Gazprom (l’ancien chancelier allemand a ensuite siégé au conseil d’administration de la compagnie russe, ndlr) sont le symbole le plus évident – a été détruit. Il s’agit d’un bouleversement considérable : la mémoire des comportements barbares des nazis, qui étaient presque arrivés à Moscou, a longtemps conduit à une politique de coopération entre l’Allemagne et la Russie, plutôt que d’agressivité. En quelques semaines à peine, les États-Unis ont réussi à briser cela.

Cette coupure brutale avec la Russie a suscité des remous au sein des grandes entreprises allemandes : les grands patrons de BASF, de Bosch ou Siemens ont demandé au gouvernement allemand de ne pas rompre les liens avec Gazprom, car ils souhaitaient continuer de bénéficier du gaz russe bon marché. En se rendant dépendante du gaz américain, beaucoup plus cher, l’Allemagne est rentrée en récession. En prenant des sanctions contre la Russie, l’Europe a donc pris des sanctions contre elle-même et s’est tirée une balle dans le pied. De surcroît, avec l’Inflation Reduction Act (IRA), les États-Unis tentent d’attirer sur leur territoire des firmes européennes, notamment de technologie de pointe, grâce à d’importantes subventions et remises d’impôts. La réaction de l’Union Européenne à cette offensive américaine a été très faible. Aucune politique industrielle européenne autonome n’émerge.

Les États-Unis veulent maintenant répliquer cela avec la Chine. C’est une folie : non seulement ils auront beaucoup de mal à se couper de la Chine, mais l’Europe en aura encore plus : nous échangeons avec la Chine 850 milliards d’euros de marchandises chaque année ! J’ajoute que la neutralité carbone en Europe dépend pour l’instant de la technologie chinoise. Aussi surprenant que cela puisse paraître, je suis d’accord avec les patrons de Bosch, Siemens, Volkswagen et Mercedes quand ils demandent de ne pas reproduire avec la Chine ce que l’Europe a fait avec la Russie. Dans le conflit inter-impérialiste entre capitalistes, j’espère que la bourgeoisie européenne se comportera de manière sérieuse et dira non à la bourgeoisie américaine qui veut nous entraîner dans de nouveaux conflits.

Peter Mertens lors de notre interview © L. R.

Bien sûr, je n’ai aucune illusion : la bourgeoisie européenne ne veut pas une Europe progressiste, mais cherche au contraire à imposer aux peuples européens une nouvelle dose d’austérité. Elle entend également conserver des relations néo-coloniales avec une partie du monde, bien que le rejet de la France en Afrique ne cesse de grandir. Mais c’est la même dialectique que pour les BRICS : on ne peut pas raisonner uniquement en termes de « gentils » et de « méchants », il y a de nombreuses contradictions sur lesquelles il faut jouer. Donc je soutiens les capitalistes allemands dans leur opposition aux États-Unis, mais continue de défendre une Europe socialiste, contre les intérêts de ces grandes entreprises.

LVSL – Il est vrai que les sanctions prises à l’encontre de la Russie ont renforcé la dépendance de l’Europe vis-à-vis des États-Unis. Pensez-vous qu’il soit possible de réorienter l’Union européenne vers une politique socialiste ? Ou faut-il rompre avec les traités européens et construire de nouveaux cadres de coopération ?

P. M. – Ma position sur cette question est liée à l’histoire belge : nous sommes un petit pays qui a été créé pour jouer le rôle d’État-tampon entre l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni et les Pays-Bas. Un changement de société au niveau de la seule Belgique, ça n’existe pas! ! Je plaide donc pour une autre société, une autre industrialisation et une autre forme de commerce à l’échelle continentale. Cela passera, selon moi, par plus d’échanges entre ceux qui luttent et qui résistent dans toute l’Europe pour créer une rupture au sein de l’Union Européenne. 

Mais cela suppose que nous soyons à la hauteur. J’en ai assez de la dépression collective de la gauche européenne qui passe son temps à se lamenter de la percée de l’extrême-droite ! Quand je vais en Amérique latine ou en Inde, eux aussi s’inquiètent de la montée du fascisme, mais surtout ils le vivent et ils luttent. Bien sûr que l’extrême-droite progresse et nous menace. Mais pour reconquérir une partie de la classe travailleuse tentée par le vote fasciste, on ne peut pas se contenter de se plaindre. La droite et l’extrême-droite s’appuient sur une narratif dépressif, selon lequel la classe travailleuse n’existe pas et l’immigration va nous détruire.

« Face à l’extrême-droite, il faut recréer un narratif autour de la lutte des classes et rebâtir une conscience commune chez les travailleurs. »

Face à cela, il faut recréer un narratif autour de la lutte des classes et rebâtir une conscience commune chez les travailleurs. Les mobilisations sociales massives que nous avons connu récemment en Angleterre, en Allemagne et en France sont des points d’appui. Comme la grève des ouvriers de l’automobile aux États-Unis, avec une belle victoire à la clé ! Et puis nous devons être là où sont les gens, c’est-à-dire avant tout dans les quartiers populaires et sur les lieux de travail, pas seulement avec les intellectuels. Ce n’est que comme cela que nous pourrons arrêter la tentation fasciste au sein de la classe travailleuse. 

Par exemple, avec notre programme Médecine pour le peuple (initiative de médecine gratuite dans les quartiers populaires, ndlr), on touche des personnes qui votent pour le Vlaams Belang (extrême-droite indépendantiste flamande, ndlr). Plutôt que de les exclure, nous discutons avec eux et tentons de les convaincre. Les gens sentent si vous êtes honnêtes et convaincus du discours que vous portez. Donc il faut un langage clair et franc, comme celui de Raoul Hedebouw, qui permet d’attirer vers nous des gens en colère en raison de leur situation précaire et de politiser cette colère. Si l’on se contente des livres, on ne changera rien. Il faut aussi des gens sur le terrain.

En finir avec la tentation supranationale

© Louis HB

La pandémie a ouvert un débat consacré à la globalisation, aussitôt refermé par une série de mises en garde contre le supposé risque d’un « repli national ». Tandis que le business as usual reprenait ses droits et que l’Union européenne s’étendait dans de nouvelles contrées, on répétait au public les mêmes aphorismes bien connus : « à l’heure de la mondialisation, la nation ne constitue plus l’échelle pertinente », « des problèmes globaux appellent des solutions globales » ou encore « la restauration de la souveraineté est archaïque alors que toute l’humanité est interconnectée ». Une doxa propagée par les tenants de l’ordre dominant, mais aussi par d’offensifs contempteurs du néolibéralisme. À gauche, on continue de croire que la globalisation économique est le prélude à une mondialisation politique et que l’interdépendance des nations constitue un marchepied pour leur dépassement. Un mirage qui ne date pas d’hier.


En 1991, on comptait 158 États dans le monde ; aujourd’hui, l’ONU en reconnaît 197. En trente ans, les frontières nationales se sont multipliées alors que l’interdépendance économique, l’interconnexion numérique et les échanges internationaux de toute nature n’ont cessé de croître. Paradoxe ? Un certain refrain médiatique et intellectuel associe de manière organique fusion des économies et union des populations, estimant que les subjectivités politiques se recomposent à échelle des marchés et que la multiplication de chaînes de valeur transnationales devrait mécaniquement conduire à des réagencements politiques supranationaux. Une telle lecture téléologique de l’histoire contemporaine a beau s’inscrire à contre-courant des dynamiques réelles, elle imprègne profondément le discours dominant.

Le passé d’une illusion

« Chaque train qui passe tisse la trame de la fédération humaine »1, écrivait en 1901 le sociologue Jacques Novicow, pacifiste et fervent défenseur de la construction européenne. Chaque jour, les hommes « s’étendent au-delà de leurs limites » grâce au « chemin de fer », mais aussi « au télégraphe et au téléphone » – à l’aviation et aux réseaux sociaux, ajouterait-on de nos jours ; de plus, la « solidarité commerciale » et la « solidarité financière » sont telles que « la plupart des nations civilisées dépendent maintenant de l’étranger ». Corollaire de cet état des choses : « à l’heure actuelle, le territoire de la patrie ne suffit plus aux hommes civilisés ». Et l’auteur de défendre un « patriotisme européen », prélude à une « fédération de l’humanité » ; en effet, « il est impossible qu’à la longue les institutions ne se conforment pas aux faits » – c’est-à-dire à l’accroissement sans précédent des flux économiques et humains à échelle globale.

Marché global, démocratie continentale avec un horizon planétaire : on voit que ce schéma n’est pas récent.

Il trouve ses racines chez nombre de penseurs libéraux qui, observant un décalage entre les échelons nationaux et l’échelle du marché, estiment que les premiers sont par là-même frappés d’obsolescence. Reprenant pour partie leurs analyses, Karl Marx prophétise la dissolution des frontières nationales sous l’effet de la mondialisation des échanges : « déjà, les démarcations nationales (…) disparaissent de plus en plus avec le développement de la bourgeoisie, la liberté du commerce, le marché mondial »2, écrit-il dans le Manifeste du Parti communiste. Il ajoute : « le prolétariat au pouvoir les fera disparaître plus encore ». De ces quelques lignes, on trouve tout le substrat antinationaliste qui imprégnera durablement une partie importante de l’héritage marxiste et de la critique radicale du capitalisme.

L’État-nation, échelon à abattre pour réaliser une union politique à échelle du marché ? Aujourd’hui, ce schéma est bien sûr défendu en premier lieu par les tenants du libéralisme économique, mais il l’est également par des représentants du premier plan du marxisme et de l’altermondialisme – de Toni Negri à Jean Ziegler [lire son entretien avec LVSL ici]. Il imprègne, plus largement, les critiques progressistes du néolibéralisme : la majorité des partis de gauche européens ne prennent-ils pas prétexte de la dissolution des États-nations dans la construction européenne pour en appeler à l’édification d’une souveraineté continentale ?

Il ne serait que trop évident d’adhérer sans problème à une telle vision des choses si la dynamique actuelle de la mondialisation ne suggérait précisément l’inverse, à savoir la recomposition des communautés politiques non pas à l’échelle supranationale, mais à l’échelle infranationale – ou plutôt, à échelle infranationale en même temps que supranationale.

La mondialisation, une balkanisation permanente ?

En 1994, l’éclatement dramatique de la Yougoslavie en six entités souveraines, dans le même temps qu’elle s’ouvrait pour de bon au marché global, n’a pas refréné l’enthousiasme des tenants de la « mondialisation heureuse ». On prenait cette « balkanisation » pour l’exception à une règle générale d’unification et d’harmonisation prévalant partout ailleurs. La Yougoslavie est pourtant loin de constituer le seul cas où infranational et supranational, séparatisme régional et intégration au marché global, semblent marcher main dans la main.

Le processus de multiplication des États que l’on observe depuis l’effondrement du Mur de Berlin ne semble pas près de se clore. On dénombre actuellement plus d’une dizaine d’États fonctionnels qui revendiquent leur indépendance, mais qui ne sont pas reconnus par la communauté internationale comme membres à part entière, pour ne citer en exemple que la Palestine ou le Somaliland. Cette liste n’inclut pas les autorités régionales existant de facto de manière autonome, mais qui ne revendiquent pas leur indépendance, comme le Kurdistan irakien. Pas plus que les groupes armés sécessionnistes qui contrôlent de fait un territoire et qui revendiquent son autonomie – comme les rebelles ukrainiens de Donetsk. Ni les mouvements séparatistes bénéficiant d’un soutien populaire massif mais qui n’exercent pas de contrôle plein et entier de leur territoire, comme le mouvement catalan ou québécois.

Reconfiguration du monde en fonction des mouvements séparatistes actifs © johnct

Et, si l’on inventoriait la liste de tous les mouvements séparatistes actifs, des plus influents aux plus fantaisistes, elle s’élèverait à plusieurs centaines d’entités. Autant dire que la stabilité suggérée par la carte des 193 États-membres de l’ONU est trompeuse et que l’on peut s’attendre à de nombreux bouleversements quant à la configuration territoriale actuelle.

La balkanisation que l’on peut définir de manière générique comme une dynamique complémentaire de régionalisation des identités et de globalisation des chaînes de valeur -, ouverte ou larvée, brutale ou indolore, serait-elle le corollaire permanent de la mondialisation ? On comprend intuitivement que les modalités par lesquelles s’exerce la mondialisation actuelle – libéralisation des échanges et des économies, prédation des centres sur les périphéries – possèdent un pouvoir dissolvant qui favorise l’émiettement des États plutôt que les aspirations supranationales. En lieu et place du « patriotisme européen » et de la « fédération mondiale » que Jacques Novicow appelait de ses veux, ou assiste à un triple processus, nullement contradictoire, de « fragmentation-hiérarchisation-homogénéisation » des États3.

Si l’on entrait dans les détails, on observerait essentiellement deux dynamiques favorisant cette multiplication des frontières nationales.

Syndrome lombard et syndrome panaméen : de la Catalogne au Kivu

Stéphane Rosière nomme « syndrome lombard » les phénomènes séparatistes qui touchent les régions les plus riches, désireuses de mettre un terme aux transferts financiers vers les régions les plus pauvres – l’expression est issue de la Ligue lombarde, qui revendiquait l’indépendance du Nord de l’Italie dans les années 19904. Ce séparatisme « de riches » a par exemple motivé la scission entre la Tchéquie et la Slovaquie en 1993 – la première considérant la seconde comme un fardeau économique ; il n’est pas pour rien, aujourd’hui, dans les revendications d’autonomie du Pays Basque espagnol et d’indépendance de la Catalogne.

Ces tentatives d’acquérir une autonomie fiscale et budgétaire se doublent parfois d’une volonté d’accroître la compétitivité des régions dans l’arène internationale, qui serait bridée par leur intégration à un État-nation. Cette motivation est l’un des fondements du séparatisme flamand ; ses partisans considèrent que la Belgique impose à la Flandre des normes fiscales et sociales qui minent son attractivité. Volonté de « ne pas payer pour les autres », dynamique de dumping fiscal et social : ces phénomènes ne constituent-ils pas les conséquences prévisibles de l’ouverture des États-nations à la concurrence internationale ?

La perte de la capacité normative des États, de leur monopole budgétaire et fiscal – censé mettre fin à la compétition entre les régions sur un même territoire, assujetties au même effort de solidarité nationale –, pourrait-elle déboucher sur autre chose que sur une dynamique d’autonomisation des régions riches ? Sur une course sans fin vers celle qui tirerait le plus de bénéfices de la mondialisation en devenant un paradis pour investisseurs ? Il faut dire que sur ce dernier plan, le séparatisme régionaliste en œuvre s’inscrit en parfaite harmonie avec les règles de la construction européenne. Les traités européens, en institutionnalisant depuis l’Acte unique la libre circulation des biens, des marchandises et des capitaux, instaurent une dynamique de baisse des impôts et de libéralisation des systèmes économiques, chaque État tâchant de devenir plus compétitif que les autres pour attirer les investisseurs. Le séparatisme motivé par des raisons de compétitivité n’est, en dernière instance, que la déclinaison infranationale d’une dynamique qui structure les relations internationales au cœur de l’Union européenne.

Les euro-régions © eurominority.eu

Les euro-régions, associant fédéralisme européen et autonomie régionale accrue dans un cadre libre-échangiste étendu à tous les niveaux, ne sont finalement que le point d’aboutissement fictif d’une dynamique qu’il est d’ores et déjà possible d’observer.

À côté de ce « syndrome lombard », on pourrait observer la permanence d’un « syndrome panaméen », consistant dans le morcellement des pays périphériques de la mondialisation, provoqué ou encouragé par les grandes puissances. L’indépendance du Panama constitue un cas d’école. Région colombienne, le Panama était convoité par les États-Unis, qui souhaitaient s’approprier son canal. C’est ainsi qu’en 1903, un coup d’État militaire appuyé par le gouvernement américain entraîne l’indépendance de la région. Occupé militairement par les États-Unis, le Panama devient rapidement l’archétype de la République bananière d’Amérique latine.

La Colombie dans les années 1820, qui incluait la Colombie actuelle, l’Équateur (à l’Ouest), le Venezuela (à l’Est) et le Panama (au Nord). Elle éclate en 1830, partiellement du fait d’une guerre avec le Pérou, qui cherchait à annexer l’Équateur; les États-Unis achèvent de la disloquer en 1903 en appuyant l’indépendance du Panama. © Agustín Codazzi, Manuel Maria Paz, Felipe Pérez – Atlas geográfico e histórico de la República de Colombia, 1890.

Aujourd’hui encore, le spectre d’une partition à la colombienne pèse comme sur une épée de Damoclès sur les constructions nationales fragiles d’Amérique latine. En Bolivie, les riches départements de l’Est ont brandi la menace sécessionniste suite à l’élection du président Evo Morales pour mettre à mal son agenda de nationalisation des hydrocarbures et de rupture avec l’alignement sur Washington : ils ont été appuyés dans leur démarche par l’ambassadeur américain, qui officiait auparavant… au Kosovo. Les élites équatoriennes ont usé de procédés similaires pour contrer l’action du président Rafael Correa5.

« Les départements autonomes vont certainement se tourner vers des créanciers internationaux (USAID, les Européens, le Japon) pour demander de l’assistance afin de mener à bien l’autonomie » (P. Goldberg, ambassadeur américain en Bolivie. Extrait d’un câble diplomatique révélé par Wikileaks). L’éventuelle partition de la Bolivie était conçue dans la perspective d’un accroissement des échanges entre les régions autonomes et les États-Unis – où l’on voit « qu’autonomie » vis-à-vis d’un État ne signifie aucunement « autonomie » vis-à-vis du marché global.

La mondialisation semble avoir multiplié les phénomènes séparatistes de cette nature dans les pays périphériques, dont les centres convoitent les ressources – surtout lorsque ces derniers en comprennent l’utilité stratégique. On notera à cet égard que les néoconservateurs américains ont élevé la reconfiguration des frontières nationales – au gré des richesses qu’elles renferment, des ethnies qui les composent entre autres – au rang d’art. C’est ainsi que Ralph Peters, officier à la retraite membre du think-tank Project For The New American Century, propose rien de moins qu’un remodelage complet du Moyen-Orient sur la base de considérations ethniques et de logiques géostratégiques.

La reconfiguration du Moyen-Orient selon Ralph Peters, destinée à mettre fin aux « frontières de sang » héritées de la colonisation © http://armedforcesjournal.com/peters-blood-borders-map/

On trouve des stratégies similaires employées par la Fédération de Russie dans ses velléités expansionnistes ; c’est ainsi que le gouvernement russe appuie les demandes de reconnaissance de l’indépendance à l’international de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie depuis la deuxième guerre d’Ossétie du Sud d’août 2008, que l’ONU considère comme deux régions de Géorgie.

Les partitions formelles, comme celle de la Colombie ou de la Yougoslavie, demeurent relativement rares, mais elles n’ont pas besoin d’être juridiquement reconnues pour être effectives. La région congolaise du Kivu offre l’exemple d’une balkanisation informelle, infligée à la République démocratique du Congo. Situé dans l’Est du pays, le Kivu a subi l’occupation de milices du Rwanda et de l’Ouganda depuis 1996, qui ont envahi leur voisin congolais en l’accusant de protéger les instigateurs du génocide rwandais. Commence alors une guerre de « partition et de pillage », pour reprendre l’expression de l’historien Georges Nzongola.6 Les affrontements entre ces groupes armés, les diverses milices locales et le gouvernement du Congo, sont à l’origine de plus de plusieurs millions de victimes congolaises et de centaines de milliers de viols de femmes congolaises.

Le Kivu congolais, frontalier du Rwanda et de l’Ouganda. © https://worldview.stratfor.com

Le Kivu n’a pas été choisi au hasard par les gouvernements du Rwanda et de l’Ouganda. D’une part, cette région qui abrite une importante minorité tutsi originaire du Rwanda est l’objet d’un irrédentisme qui remonte à la décolonisation. D’autre part, elle regorge de richesses énergétiques, diamantifères ou aurifères. Elle est un lieu privilégié d’extraction de métaux rares, comme le cobalt – indispensable aux batteries de téléphones portables -, dont elle fournit actuellement plus de 60 % de la production mondiale. Son quadrillage par des milices armées a permis, et permet encore, d’imposer à la population du Kivu leur extraction à marche forcée depuis deux décennies, dans des conditions souvent quasi-esclavagistes.

Ces richesses transitent ensuite vers le Rwanda et l’Ouganda voisins – en 2012 pas moins de 25 % du PIB rwandais en était issu7 –, puis vers les pays occidentaux, par la voie d’entreprises multinationales. Si le Rwanda et l’Ouganda se sont récemment retirés du Kivu, cette région reste en proie à une multitude de milices privées qui entretiennent ce schéma prévaricateur, et sur lesquelles le gouvernement congolais n’a que peu d’autorité. La perte de souveraineté de l’État congolais sur cette région a été telle que l’ex-président français Nicolas Sarkozy a évoqué la perspective d’un « partage » des ressources du Kivu entre le Rwanda et le Congo.

Exploité par des centaines de multinationales et occupé par plus de 140 groupes armés, le Kivu ne constitue-t-il pas la matérialisation dystopique du vieil adage libéral laisser faire, laisser passer ? Ravagé par des tensions ethniques impliquant des dizaines de tribus rivales, que la déliquescence permanente de l’État congolais n’a jamais su endiguer, il apparaît comme la manifestation d’une balkanisation poussée à l’extrême, en même temps que l’épicentre de la globalisation.

Des phénomènes de cette nature – le morcellement de territoires provoqués par des conflits autour des ressources – sont bien sûr monnaie courante depuis plusieurs millénaires et n’ont pas attendu la globalisation pour se produire. Ces quelques événements récents nous permettent simplement de constater que celle-ci ne les a nullement fait disparaître.

Est-il réellement surprenant que l’unification des populations par le marché ne parvienne à créer aucune communauté politique supranationale, et qu’elle morcelle au contraire les États dans une dynamique de scissiparité qui semble infinie ? Il faudrait à vrai dire une certaine dose d’irénisme pour s’en étonner. Sans verser dans un monodéterminisme économique stérile, ne peut-on pas considérer que le « syndrome lombard » et le « syndrome panaméen » sont les conséquences logiques du jeu à somme nulle instauré par la globalisation ? Les constructions nationales apparaissent comme des obstacles à la course sans fin vers l’accaparement des ressources ; des reliquats d’un autre temps qui compromettent la quête de la position optimale au sein de l’ordre économique. L’autonomisation – qu’elle soit le produit de mécanismes endogènes ou de facteurs exogènes – des régions les plus riches – en termes de ressources naturelles ou de revenus – s’inscrit dans la dynamique de la globalisation, tout comme la radicalisation des sentiments d’appartenance infranationaux.

Le mirage de la « dissolution des États »

À vrai dire, une partie des acteurs de la globalisation semble avoir abandonné le rêve naïf d’une recomposition supranationale de l’ordre démocratique, et s’accommode au contraire de la disparition des souverainetés populaires. Un éminent président de la Commission européenne n’a-t-il pas défini l’Union européenne comme une construction « technocratique, progressant sous l’égide d’un despotisme doux et éclairé » ? Les documents internes du FMI n’évoquent-ils pas la perspective d’une « gouvernance mondiale sans État » ?8

Les États, entités solubles dans la mer sans rivages de la mondialisation ? Cette vision des choses semble déjà plus opératoire que les lauriers élégiaques tressés à l’Union européenne, que ses thuriféraires s’obstinent, contre l’évidence, à considérer comme la recomposition à l’échelon continental des souverainetés populaires disparues. Il faut sur ce point saluer la froide honnêteté de la pensée néolibérale lorsqu’elle reconnaît avec cynisme le pouvoir de désagrégation du marché et son incapacité à recréer des communautés politiques à son échelle.9 Il en est de même quant à la pertinence de la pensée altermondialiste lorsqu’elle pointe du doigt la perte de souveraineté des États-nations, et en appelle pour cela à la construction de multiples mouvements paraétatiques pour combattre la toute-puissance du marché.10

Ces analyses négligent pourtant un point essentiel. Si la souveraineté de la plupart des États disparaît progressivement, ce n’est pas le cas pour tous les États. Dans le chaos de la mondialisation subsistent des centres et des périphéries. Ainsi, si certains pays périphériques sont réduits au rang de républiques bananières, d’autres renforcent au contraire leurs prérogatives souveraines ; États faillis d’un côté, superpuissances de l’autre. Mais il y a plus : il faut ajouter que certains États ne deviennent faillis qu’à cause du renforcement de superpuissances. La dissolution des États périphériques est le corollaire du renforcement des États du centre. La perte de souveraineté des États actuellement occupés par une base américaine – ou dorénavant chinoise – est le produit direct de l’expansion du complexe militaro-industriel des États-Unis, qui ne cesse de croître depuis plusieurs décennies – en période d’austérité généralisée. L’assujettissement de l’Europe du Sud à la loi d’airain du libre-échange a pour cause principale le déploiement de la puissance commerciale allemande – qui se sert des règles de l’Union européenne, dont elle s’émancipe comme elle le souhaite, pour parvenir à ses fins. Enfin, l’arraisonnement des économies qui gravitent dans l’orbite chinoise n’est que la conséquence immédiate de l’éveil impérialiste de la seconde puissance mondiale.

La mondialisation n’est donc ni le produit d’une « gouvernance mondiale sans État », ni la construction acéphale d’un « despotisme doux et éclairé » ; elle est pour partie la conséquence des décisions commerciales, juridiques, financières et militaires des grandes puissances contemporaines. Un conseiller spécial de Madeleine Albright, ambassadrice aux Nations unies sous Bill Clinton, est sur cette question d’une parfaite honnêteté : « Pour que la mondialisation fonctionne, l’Amérique ne doit pas craindre d’agir comme la superpuissance invisible qu’elle est en réalité » ; il ajoute : « la main invisible du marché ne fonctionnera jamais sans poing visible ».

C’est là l’une des tâches aveugle de la pensée altermondialiste et plus généralement d’une partie de la gauche : elle semble souvent présupposer que la mondialisation induisant une dissolution des États partout sur la planète, des formes alternatives de sociabilité politique (société civile, fédérations supranationales, ONG, etc.) n’auraient qu’à germer sur les ruines des nations pour instaurer une gouvernance démocratique. Mais on voit mal comment, dans ce nouvel ordre impérial multipolaire, dominé par des superpuissances étatiques militarisées, une coalition d’ONG ou les mouvements de la société civile pourraient, à eux seuls, mettre un frein à la mondialisation néolibérale. On voit mal comment la résistance à celle-ci pourrait ne pas passer par une reconstruction de la souveraineté des États-nations de la périphérie, face à ceux du centre, aussi ardue soit-elle. Un agenda de récupération des attributions commerciales, budgétaires, financières, monétaires ou juridiques des États, visant à reconstruire une souveraineté nationale érodée, est généralement considéré avec méfiance à gauche. Il apparaît pourtant comme la seule alternative à l’ordre mondial actuel.

Une telle perspective peut heurter la sensibilité cosmopolite, internationaliste et universaliste d’une certaine gauche qui a tendance à amalgamer, un peu hâtivement, le principe républicain de souveraineté nationale et populaire issu de 1792 avec le nationalisme d’un Maurice Barrès. Doit-elle renoncer au rêve d’une émancipation universelle ? Ou considérer que la nationalité peut être l’autre visage de l’universalité, et faire sienne la proclamation du mouvement Jeune Europe de 1834 ? : « Chaque peuple possède sa mission spécifique, et va coopérer à la réalisation de la mission générale de l’humanité. Sa mission constitue sa nationalité. La nationalité est sacrée ».11

 

1 Jacques Novicow, La fédération de l’Europe, Félix Alcan, 1901, chapitres 16 et 17, « l’outillage et l’organisation économiques » et « l’extension de l’horizon mental ».

2 Karl Marx, Le manifeste du parti communiste, 1848, chapitre 2 : « prolétaires et communistes ».

3 Stéphane Rosière, « la fragmentation de l’espace étatique mondial », L’espace politique, 11, 2010-2. Lire en ligne : http://journals.openedition.org/espacepolitique/1608.

4 Ibid.

5 Voir à ce sujet Eirik Vold, Ecuador en la mira, El Télégrafo, 2017.

6 On trouvera dans Thomas Turner, The Congo wars, Zed books, 2007, un compte-rendu de ces événements.

7 Le Rwanda est fréquemment érigé en exemple de pays développé pour l’Afrique en raison de son PIB par habitant, de son IDH élevé, et de sa stabilité institutionnelle ; ceux-ci sont pourtant rendus possibles par le pillage systématique des ressources du Congo entamé dans les années 1990.

8 Jean Ziegler, Les nouveaux maîtres du monde, Points, 2015, chapitre 9 : « les pyromanes du FMI ».

9 On pense ici à Walter Lippmann et à Friedrich Hayek ; tous deux voyaient dans le marché global un principe par nature anti-démocratique, du fait du désajustement cognitif entre les informations qu’il coordonne et celles que les individus sont en capacité de percevoir. Pour Lippmann cet état de fait impose la mise en place d’un gouvernement d’experts ; pour Hayek il signe la mort, bienvenue, de la souveraineté.

10 Jean Ziegler, dans un entretien au Vent Se Lève, déclare : « La capacité normative des État nationaux disparaît comme un bonhomme de neige au printemps (…) Il reste la société civile, une fraternité de la nuit mystérieuse et puissante ». Lire en ligne : https://lvsl.fr/nous-assistons-a-une-regression-des-normes-internationales-vers-la-sauvagerie-entretien-avec-jean-ziegler/

11 Cité dans Eric Hobsbawm, The age of Revolution (1789-1848), Abacus, 1988, chapitre 7 : « le nationalisme ».

« Le capitalisme colonial est en train de devenir la règle internationale » – Entretien avec Xavier Ricard Lanata

Xavier Ricard Lanata – Entretien LVSL, Paris, photo © Guillaume Cagnaert

Xavier Ricard Lanata est haut fonctionnaire, et surtout l’auteur d’un essai publié récemment aux Presses Universitaires de France intitulé La tropicalisation du monde. Il y décrit un phénomène de fond : le néolibéralisme reprend la forme, dans nos pays, de ce qu’il était dans les colonies il y a un siècle. Il met à son service la puissance publique au détriment de l’intérêt général. Nous revenons avec lui sur ce concept d’actualité, et les conclusions politiques qu’il en tire. Entretien réalisé par Sarah De Fgd et Pierre Gilbert. Retranscrit par Manon Milcent.


LVSL : Dans votre livre, vous défendez la thèse de la « tropicalisation » du monde. De quoi s’agit-il concrètement ?

Xavier Ricard Lanata : La tropicalisation du monde correspond au moment actuel du capitalisme mondial, caractérisé par le fait que les grandes entreprises transnationales, lesquelles autrefois s’étaient développées à l’abri des métropoles (celles-là mêmes qui leur fournissaient les conditions de leur développement et de leur essor à l’échelon international) traitent désormais ces mêmes métropoles comme de simples substrats destinés à leur fournir les facteurs de production nécessaires à l’accumulation du capital. Elles ne s’estiment plus redevables de quoi que soit à leur égard, et cherchent au contraire à s’affranchir des règles que ces dernières s’obstinent à leur imposer.

Les métropoles sont donc en train de vivre ce qui a été longtemps le propre des pays du Sud, la condition tropicale, où l’État ne joue plus aucun rôle parce qu’il n’est plus en mesure de contenir les acteurs économiques : il se contente de leur servir d’instrument, de relayer leurs ambitions. Le corps collectif disparaît, et avec lui la possibilité de l’action politique, puisque l’État n’entend plus incarner ni donner une traduction à l’action collective. L’État se réduit donc à un instrument de contrôle. Sa légitimité tient à sa capacité à exercer ce contrôle. Les dirigeants adoptent des modes de comportement caractéristiques des sociétés néocoloniales : préférence pour le court terme, tolérance aux inégalités, attractivité à tout prix… En France, cette obsession a dicté les termes d’une politique de réforme du droit du travail et de l’État providence pour que les détenteurs de capitaux puissent obtenir des marges plus importantes. Cet état d’esprit a caractérisé pendant des siècles les sociétés tropicales qui n’avaient pas d’autre élément à faire valoir pour intéresser les agents économiques que le niveau relativement faible de leurs coûts de production et qui s’interdisaient de penser à des politiques de développement « endogènes », reposant sur la demande intérieure, la substitution d’importation et la diversification de l’économie.

C’est ce que l’on observe actuellement : une extraversion des économies, et finalement une perte de confiance dans la possibilité de se construire un destin collectif qui serait déterminé socialement et non par les investisseurs. Cette condition tropicale a une influence déterminante dans la psychologie des élites et dans la possibilité même de faire de la politique. Elle est dangereuse parce qu’à partir du moment où vous vous installez dans l’idée que l’État n’existe que pour servir les intérêts des détenteurs des capitaux, et que toute personne qui pense autrement devient suspecte de sédition ou de désordre, alors vous minez la possibilité de construire des horizons politiques différents et faites disparaître la politique comme telle. C’est ce à quoi l’on assiste aujourd’hui : au Nord comme au Sud, les gouvernements sont de plus en plus sourds à la protestation sociale, de plus en plus incapables de concevoir un horizon de destin qui serait socialement et politiquement déterminé, de manière démocratique. Ces gouvernements méconnaissent complètement les structures intermédiaires qui ont vocation à représenter les intérêts particuliers et à les faire se rencontrer. Or l’État a pour vocation d’incarner l’universel et donc de composer avec les différents intérêts particuliers. Au contraire, les gouvernements ont de plus en plus tendance à réduire la société et les forces sociales à des facteurs de production : ils adoptent le point de vue des entreprises multinationales, et s’assignent pour objectif de servir leurs intérêts, convaincus que ces intérêts finiront par rejoindre ceux du corps social.

LVSL : Vous affirmez que la tropicalisation du monde est une régression vers un stade anté-capitalisme social des Trente glorieuses, époque durant laquelle le marché était encastré dans un compromis social, contrairement au capitalisme sauvage d’avant les années 1920. Pourquoi utiliser le mot tropicalisation plutôt que régression ?

XRL: Parce que cette tropicalisation a été testée à grande échelle dans les sociétés coloniales. Pendant longtemps, l’Occident a identifié le progrès social à l’augmentation de la production par unité de travail, donc de la productivité horaire du travail. Il a exporté dans les pays du Sud la violence contenue dans cette conception du progrès social : la soif, potentiellement illimitée, de ressources nécessaires à l’augmentation de la productivité horaire, qui ne dépend pas uniquement de l’innovation technologique : pour produire davantage, il faut se procurer de l’énergie « libre » et de la matière. Donc, pour que l’Occident parvienne à augmenter son taux de productivité horaire, il lui a fallu mettre la planète entière au pillage. Pour cela, il a fallu qu’il dispose de ressources (humaines et non-humaines) qui ont été saccagées dans tous les pays que je qualifie de « tropicaux ».

Aujourd’hui, à l’heure de la baisse tendancielle du taux de croissance de la productivité horaire, il faut trouver de nouvelles sources d’accumulation, hors des activités traditionnelles : par exemple les services publics, jusqu’à présent extérieurs au marché. Les détenteurs de capitaux y voient (comme dans le Royaume-Uni de Margaret Thatcher) un secteur susceptible de leur fournir des relais de croissance. Le démantèlement des services publics fait donc partie du programme, pour satisfaire les besoins des investisseurs. L’Occident industriel et post-industriel est devenu lui-même un lieu de prédation pour satisfaire les besoins des détenteurs des capitaux en matière de taux de croissance, ou de rentabilité nette du capital investi dans un monde où la taille de la production globale ne croit pratiquement plus. Comme le capitalisme est un jeu qui n’admet que des gagnants et des perdants, au sens où celui qui n’investit pas, ou retire de son investissement un rendement inférieur à celui de ses concurrents, voit la valeur de son épargne se réduire, autrement dit s’appauvrit relativement aux autres, et compte-tenu du niveau d’incertitude dans lequel baignent aujourd’hui les agents économiques, le détenteur de capitaux, où qu’il se trouve (Nord ou Sud) va  chercher à maximiser à court terme la rentabilité du capital. Il aura par conséquent tendance à adopter un comportement « prédateur », autrefois caractéristique des zones coloniales : la prédation s’appliquera tantôt au facteur travail, tantôt à la nature, tantôt aux services ou aux actifs publics. C’est ce capitalisme de prédation, un capitalisme colonial, qui est en train de devenir la règle internationale. On peut parler, avec Slavoj Zizek, d’une « auto-colonisation » des anciennes métropoles coloniales.

Nous sommes en train de faire l’expérience, nous habitants du « Nord », de ce qui va nous rapprocher de ce qu’ont vécu les pays du Sud. Cela peut être la préfiguration de ce qu’il peut nous arriver de pire, comme dans le cas de l’élection de Bolsonaro par exemple (en réalité, l’univers idéologique d’Emmanuel  Macron est d’ores et déjà très proche de celui de Jair Bolsonaro). Mais le Sud est aussi préfigurateur de ce qui pourrait nous arriver de meilleur, si nous sommes capables de reconnaître, dans les expériences de résistance et les multiples formes d’économies humaines non capitalistes dont les pays du Sud ont conservé la mémoire, des inspirations pour penser une mondialisation alternative qui ne reposerait plus seulement sur le libre-échange et l’extension ad infinitum de la sphère du marché, mais plutôt sur des partenariats politiques orientés vers un objectif de transformation écologique et sociale.

Xavier Ricard Lanata – Entretien LVSL, Paris, photo © Guillaume Cagnaert

LVSL : À la fin de votre livre, vous parlez de « démondialisation », comme solution à l’impasse néolibérale tropicalisante. Qu’est-ce qu’est, et n’est pas, cette démondialisation ?

XRL: Je préfère parler de « déglobalisation ». Le terme « démondialisation » est la traduction française du titre du livre de Walden Bello, Deglobalization, publié en 2002. Mais la déglobalisation est tout sauf une démondialisation, dans le sens d’un retour à des formes d’économie totalement relocalisées et repliées sur elles-mêmes, sans aucune coordination ou articulation mondiale entre les marchés et les agents économiques. La déglobalisation, c’est la fin de la « globalisation », qui fut le grand projet des entreprises multinationales à la fin des années 1970 : la dérégulation totale des flux de capitaux, de biens et de services. C’est ce que l’on a appelé la globalisation : à l’époque on parlait volontiers du « village global » comme d’une société mondiale unifiée dans laquelle les facteurs de production ainsi que les productions pourraient se déplacer librement. C’était finalement le visage riant, agréable, de la tropicalisation, une manière de vendre aux gouvernements et aux opinions publiques un projet qui dissimulait le véritable objet du désir : celui de jouer de la concurrence internationale pour réduire les coûts de production, augmenter le taux de profit dans un monde où la productivité horaire du travail avait cessé d’augmenter. La prime revenait donc à l’accapareur en chef, dont le visage est toujours et partout le même : celui du colon. « Déglobaliser », c’est en finir avec le capitalisme tropical, et organiser une alter-mondialisation, qui modifie l’objet du désir : non plus d’accumulation infinie du capital, mais la transformation écologique et sociale de nos modes de production et de vie. Ceci exigerait, entre autres, de relocaliser les productions qui peuvent l’être, grâce une politique à la fois protectionniste et coopérative : chaque région établirait des barrières protectionnistes la mettant à l’abri d’une concurrence déloyale, ce qui permettrait aussi de réduire les consommations générales d’énergie et de matière et d’accroître la productivité globale des territoires, qui dépend de la manière dont les écosystèmes interagissent avec les activités humaines.  Elle le ferait de façon coordonnée, à la faveur de « partenariats » bi ou pluri-latéraux, avec des pays partageant ses objectifs et/ou ses contraintes.

LVSL : La déglobalisation peut-elle être universaliste ?

XRL : La déglobalisation est un monde dans lequel peuvent tenir des mondes, comme le disent les héros de la rébellion zapatiste au Chiapas. Il nous faut donc bien un monde, avec un régime de l’un qui est celui de l’universel, mais un universel qui n’est pas abstrait ni donné d’emblée : il trouve à s’incarner dans des géographies et des cultures, il est tendu et orienté vers l’un (c’est d’ailleurs le sens même d’uni-versus, dont dérive le mot universel). Il s’agit, en somme, de concevoir un régime général dans lequel les différentes particularités pourraient s’exprimer. Dans ce sens, la déglobalisation est bien universaliste.

LVSL : Vous parlez de l’homme andin comme d’un modèle spirituel anti-consumériste. Ce genre de courant est à la mode dans les milieux écologistes, notamment parce qu’il s’agit de construire des récits alternatifs à la globalisation et au capitalisme. Mais comment ne pas retomber dans le mythe du « bon sauvage » ?

XRL: Il faut s’inspirer des principes, mais pas nécessairement des pratiques. Ce que nous pouvons retenir des sociétés andines, ce sont les principes, et notamment celui qui veut que l’économie ne soit qu’une sphère de la vie sociale parmi d’autres ; n’ayant aucunement vocation à subordonner à ses fins les autres sphères.

Or l’économie doit se prêter à des finalités sociales supérieures comme les droits énoncés dans la Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948, ou la viabilité écologique et la conservation des systèmes vivants. Ce sont des impératifs qui doivent primer sur l’économie entendue comme système ayant pour but l’accroissement du capital en circulation. Dans les Andes, il y a des logiques différentes, à la fois de redistribution et de réciprocité hors marché, qui inscrivent les rapports économiques à l’intérieur des rapports sociaux : c’est ce que David Graeber appelle les « économies humaines ». Il est donc possible de s’inspirer de ces pratiques, d’autant plus qu’elles trouvent aujourd’hui des traductions institutionnelles au Nord (et notamment en Europe), via l’Économie Sociale et Solidaire, dont les principes sont les mêmes que ceux qui régissent les économies de réciprocité.

L’alternative au capitalisme, c’est l’Économie Sociale et Solidaire de transformation écologique, riche de multiples courants. La question de la socialisation des moyens de production est une condition nécessaire mais pas suffisante : il ne s’agit pas de substituer à un capitalisme de propriété privée un capitalisme d’État. Le point essentiel, dont dépend tout le reste, est de cesser de considérer que l’accumulation de capital prime sur toutes autres finalités sociales, en réinscrivant l’économie dans le social, et en élargissant la notion de « société » aux êtres autres qu’humains. Nous devons faire « société » avec la nature, et inscrire les activités humaines dans un réseau de collaborations inter-spécifiques, c’est-à-dire associant humains et non-humains, qui sont également nécessaires à la conservation des cycles naturels et à la reproduction de la vie.

LVSL : Comment articuler cette déglobalisation, qui passe nécessairement par un recentrement sur des échelles plus locales, avec les migrations climatiques ?

XRL : Les scénarios du GIEC laissent entendre qu’à plus ou moins brève échéance des zones vont devenir inhabitables. Cela concerne des centaines de millions de personnes qui vont être amenées à se déplacer. Nous avons les ressources spirituelles et matérielles pour les accueillir. Il nous appartient de nous organiser pour vivre en fraternité avec des peuples qui viennent chercher refuge chez nous. Ici, je rejoins les conclusions de Monique Chemillier-Gendreau ou d’Alain Policar, et plus généralement des rationalistes qui se réclament de la morale kantienne. Je pense qu’il nous faut être résolument kantiens dès lors qu’il s’agit des droits (la notion même n’a aucun sens à moins de la considérer comme un absolu moral). L’autre est un autre soi-même, et on ne peut pas vivre en dérogeant à ce principe impératif et catégorique, qui veut que l’autre doive être traité comme une fin en soi. Tout autre position nous réduit à l’état de choses, de produits consommables, et méconnaît notre humanité, par essence relationnelle. L’étranger qui se tient devant moi est lui aussi porteurs de droits imprescriptibles. Ce sont les mêmes qui m’ont valu d’être reconnu comme une personne. Les méconnaître chez lui, c’est aussi les méconnaître chez moi.

Il va falloir l’admettre et se battre pour que, le plus rapidement possible, on mette en place une stratégie de réduction des émissions pour retrouver progressivement des températures compatibles avec une distribution de la population sur la planète plus équilibrée. Il est évident que les pays au climat tempéré sont les plus susceptibles d’accueillir des populations chassées de la zone intertropicale en raison de températures trop élevées ou d’épisodes climatiques violents, devenus récurrents et trop fréquents.

Xavier Ricard Lanata – Entretien LVSL, Paris, photo © Guillaume Cagnaert

LVSL : Dans votre dernier chapitre, « un monde d’exilés », on pourrait vous reprocher de faire de la « pensée magique ». À propos de la collapsologie, vous dites qu’il faudrait « proposer une autre eschatologie » basée sur la fraternité, le partage. De votre point de vue, qu’est-ce qui devrait être fait concrètement, sur le plan politique, pour préparer l’avenir ?

XRL: Je pense que la France devrait commencer par encourager les révolutions démocratiques présentes à travers le monde, car elles sont susceptibles de porter au pouvoir une jeunesse et un mouvement social totalement conscients du caractère imbriqué, articulé, des enjeux, dont les inégalités sociales ou climatiques fournissent le trait le plus saillant. Ce lien entre le capitalisme et toutes ces problématiques apparaît clairement aux yeux des opinions, autant dans les pays du Sud (que l’on songe aux révoltes au Chili, en Bolivie, en Haïti ou au Liban par exemple) que dans les pays du Nord (en France comme à Hong-Kong). Ces mouvements sociaux, d’un genre nouveau, apparaissent en réponse à des entraves ou « péages », excluant une partie de la population de la vie économique, mais ils sont en même temps conscients de la responsabilité du capitalisme dans l’ultra-extraction qui mène à la faillite mondiale. Il faut donc soutenir ces mouvements et encourager la formation de gouvernements susceptibles de passer avec la France des accords de partenariat de long terme. Ils devraient être hors marché et permettraient de garantir, de part et d’autre, l’approvisionnement des ressources nécessaires à la vie, autrement dit les ressources et les productions, vitales (dans le double sens de nécessaires à la vie et de bénéfiques aux écosystèmes) que chaque partenaire ne peut obtenir ou fabriquer par lui-même. Ils reposeraient aussi sur une ambition commune, celle de constituer des systèmes institutionnels permettant d’associer le peuple, seul souverain, à la gestion des biens communs et plus généralement à la transformation écologique de nos sociétés, que la crise actuelle (qui pourrait bien devenir terminale) enjoint de devenir plus solidaires.

Pour cela, il faut sortir d’une mondialisation régulée par le libre-échange et aller vers une mondialisation régulée par des politiques de résilience, des politiques du vivant et des systèmes de relocalisation reposant sur des moyens de protection coordonnés. Cela, nous ne pourrons le faire qu’avec des pays qui partagent nos objectifs : ceux-là seront de plus en plus nombreux à l’avenir, notamment en Afrique où l’on a pris conscience du caractère fallacieux des politiques de développement, reposant sur l’illusion d’une croissance continue, alors que la consommation de ressources va nécessairement décroître. Tout cela relève d’une politique de partenariat de transformation écologique et sociale à laquelle la France pourrait contribuer en réformant son outil d’aide au développement (AFD), qui pourrait faire migrer tout son portefeuille de projets vers l’Économie Sociale et Solidaire de transformation écologique, afin de participer à l’effort collectif, mondial, visant à transformer la matrice économique afin de la rendre écologiquement et socialement viable.

Les ravages du nouveau libre-échange

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Le libre-échangisme va-t-il couler?

Le recours aux tribunaux d’arbitrage par les multinationales tend à se massifier depuis une décennie. Ils permettent à ces entreprises d’attaquer les États en justice sur la base du non-respect d’un traité d’investissements. Ces mécanismes mettent en péril la souveraineté des États du Sud, et permettent souvent au gouvernements du Nord de négocier avec eux dans une situation d’asymétrie. Néanmoins, les pays du Nord eux-mêmes ne sont pas à l’abri de procès intentés par les multinationales. Par Simon-Pierre Savard-Tremblay, auteur de Despotisme sans frontières. Les ravages du nouveau libre-échange (Montréal, VLB Éditeur, 2018) et docteur de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS).


Le libre-échange est une idéologie qui prétend ne pas en être une, une politique qui se camoufle dans l’apolitisme. On a dit qu’au-delà de l’hégémonie des grandes entreprises, le libre-échange est le règne de l’expert. L’espace de décision politique se retrouve confiné, les gouvernants étant tenus de gérer et d’administrer les choses économiques dans un cadre prédéfini et orienté.

Le recours à l’expertise, à l’argument d’autorité, justifie son congé de participation au débat démocratique. Nous assistons là au divorce consommé entre le savant et le politique. Nos sociétés devraient donc être régies par le calcul rationnel, comme si la gouvernance pouvait être une science exacte, comme si l’avenir des collectivités pouvait être légitimement déterminé par des algorithmes. La culture du secret dans laquelle se déroulent les négociations des traités de libre-échange est un signe éloquent de cette « expertocratie ». On l’a vu : les discussions sur le libre-échange ne traitent plus du « pourquoi », mais du « comment ». La classe politique est si unanime – ses déclarations contre ceux qui affichent leur scepticisme nous l’indiquent – qu’elle est toute prête à remettre, clés en mains, une partie de ses responsabilités à des techniciens sans mandat démocratique.

 

L’expert mobilisé n’est pas que l’économiste qui a érigé le libre-échange en absolu. Le juriste détient une position prépondérante dans le régime. On utilise fréquemment l’expression « gouvernement des juges » pour désigner la judiciarisation du politique, c’est-à-dire la confiscation de certaines décisions normalement réservées aux élus, au profit des tribunaux. Le libre-échange est aussi, à l’échelle supranationale, un gouvernement des juges.

 

En essayant de lire ces volumineux traités, on constate immédiatement qu’ils sont rédigés dans un langage inaccessible au non-initié, truffés de termes techniques opaques et de références nombreuses à d’autres accords et à des notions juridiques absconses. Les conflits sont d’autant plus difficiles à trancher pour le profane que des efforts de traduction sont exigés. En revanche, certains chapitres, comme ceux qui concernent l’environnement, sont fréquemment des condensés de bons sentiments, sans exigences concrètes. Nul risque d’astreinte pour un signataire pollueur : les mécanismes de contrôle prévus sont presque toujours consultatifs ou non contraignants, contrairement à ceux s’appliquant aux investissements.

“Le concept d’arbitrage investisseur/État prend ici un rôle important. L’idée est encore de neutraliser l’État, qu’il est aujourd’hui plus facile que jamais de poursuivre en justice.”

Le concept d’arbitrage investisseur/État prend ici un rôle important. L’idée est encore de neutraliser l’État, qu’il est aujourd’hui plus facile que jamais de poursuivre en justice. En 1998, l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI) a échoué. L’AMI aurait favorisé la remise en question la souveraineté nationale en permettant aux investisseurs de renverser bon nombre de lois touchant notamment aux régions les moins développées, à l’emploi et à l’environnement.

 

L’AMI permettait aussi à l’«investisseur» de poursuivre les gouvernements lorsque ceux-ci pratiquaient le « protectionnisme ». Un État pouvait aussi être tenu pour responsable pour toute pratique nuisant à l’activité d’une entreprise. Le moins qu’on puisse dire, c’est que le caractère flou de cette prescription ouvrait la porte aux abus en tout genre. On a dès lors pu pousser un grand soupir de soulagement à l’enterrement de l’AMI, qui n’était pas avare en dispositions dangereuses. Il ne faut pas se réjouir trop vite. La prééminence des intérêts des transnationales au détriment des lois des États est présente dans presque tous les accords de libre-échange. L’AMI n’était qu’un projet de généralisation à l’ensemble des pays de l’OCDE d’un pan de l’ALENA, lequel a par la suite été imité dans presque tous les traités.

 

Le chapitre XI de l’Accord de libre-échange nord-américain, signé par les États-Unis, le Canada et le Mexique en 1994, visait à protéger les investisseurs étrangers de l’intervention de l’État. L’article 1110 stipule qu’« Aucune des Parties ne pourra, directement ou indirectement, nationaliser ou exproprier un investissement effectué sur son territoire par un investisseur d’une autre Partie, ni prendre une mesure équivalant à la nationalisation ou à l’expropriation d’un tel investissement. » Qu’entend-on par « équivalant à l’expropriation » ? Cet article, comme la plupart des dispositions visant à protéger les investisseurs étrangers, comporte le risque d’être applicable à tout règlement de nature économique portant préjudice aux profits privés. Est-ce la voie ouverte au démantèlement des politiques nationales ? Chose certaine, il devient de plus en plus ardu pour un État de légiférer sur des questions liées, par exemple, à la justice sociale, à l’environnement, aux conditions de travail ou à la santé publique ; si telle ou telle société transnationale se croit lésée, elle a un recours.

 

L’« investissement » dans ce type d’accords dénote une vision hautement financiarisée de l’économie où « investir » peut n’être qu’une transaction de fin d’après-midi sur internet. L’OCDE définit ainsi l’investissement international direct : “un type d’investissement transnational effectué par le résident d’une économie […] afin d’établir un intérêt durable dans une entreprise […] qui est résidente d’une autre économie que celle de l’investisseur direct. L’investisseur est motivé par la volonté d’établir, avec l’entreprise, une relation stratégique durable afin d’exercer une influence significative sur sa gestion. L’existence d’un «intérêt durable» est établie dès lors que l’investisseur direct détient au moins 10% des droits de vote de l’entreprise d’investissement direct. L’investissement direct peut également permettre à l’investisseur d’accéder à l’économie de résidence de l’entreprise d’investissement direct, ce qui pourrait lui être impossible en d’autres circonstances“.

 

Un litige commercial est généralement long, et par conséquent très lucratif pour les cabinets d’avocats. Un document de deux organisations non gouvernementales a montré tout l’intérêt des grands cabinets spécialisés dans le droit commercial à se lancer dans des litiges complexes. Le ralentissement des ententes multilatérales n’a rien changé au fait que plus de 3000 traités bilatéraux sur la protection des investissements existent actuellement dans le monde.

 

J’ai dressé une courte liste de poursuites commerciales subies par des États. Toutes ne sont pas causées par l’ALENA, plusieurs pays ici n’en étant pas membres. Maissi l’ALENA est le premier accord à avoir inclus un tel mécanisme dit « règlement des différends investisseur-État » (RDIE), il a été copié dans presque tous les traités de libre-échange. La liste est loin d’être exhaustive (il y a des centaines de poursuites en cours), mais ces exemples me semblent parlants :

En 1997, le Canada a décidé de restreindre l’importation et le transfert de l’additif de carburant MTM, soupçonné d’être toxique. Ethyl Corporation a poursuivi le gouvernement canadien en vertu de l’ALENA pour lui arracher des excuses… et 201 millions de dollars.

En 1998, S.D. Myers Inc. a déposé une plainte contre le Canada pour son interdiction, entre 1995 et 1997, de l’exportation de déchets contenant des BPC, des produits chimiques synthétiques employés dans l’équipement électrique extrêmement toxiques. Le Canada a perdu devant le tribunal constitué sous l’ALENA, qui a accordé 6,9millions de dollars canadiens à S.D Myers en dommages et frais.

En 2004, en vertu de l’ALENA, Cargill a obtenu 90,7 millions de dollars américains du Mexique, reconnu coupable d’avoir créé une taxe sur certaines boissons gazeuses – lesquelles sont à l’origine d’une grave épidémie d’obésité au pays.

En 2008, Dow AgroSciences dépose une plainte suite à des mesures adoptées par le Québec pour interdire la vente et l’utilisation de certains pesticides sur les surfaces gazonnées. Le cas a été l’objet d’un règlement à l’amiable, impliquant la « reconnaissance » par le Québec que les produits en question ne sont pas risqués pour la santé et l’environnement si les instructions sur l’étiquette sont suivies à la lettre.

En 2009, l’entreprise Pacific Rim Mining poursuit, pour perte de profit escompté, le Salvador, qui ne lui a pas octroyé de permis pour exploiter une mine d’or parce qu’elle n’était pas conforme aux exigences nationales. En 2013, OceanaGold a racheté Pacific Rim et a continué la poursuite. En 2016, le Salvador a finalement eu gain de cause, mais la poursuivante ne lui paye que les deux tiers de ses dépenses de défense. Les 4millions de dollars américains perdus, dans un pays qui en arrache, auraient bien pu servir à des programmes sociaux.

En 2010, AbitibiBowater avait fermé certaines de ses installations terre-neuviennes et mis à pied des centaines d’employés, ce à quoi le gouvernement de la province avait répondu en reprenant l’actif hydroélectrique. N’acceptant pas cette intervention, AbitibiBowater a alors intenté une poursuite de 500 millions de dollars. Pour éviter un long conflit juridique, Ottawa a offert 130 millions à l’entreprise. Rien que ça.

“Les transnationales n’ont pas toujours gagné ces poursuites, mais celles-ci se multiplient. Les États doivent fournir les ressources financières et techniques pour assurer leur défense. Ce mécanisme dit « investisseur-État » est à sens unique : l’État est toujours défendeur, la multinationale, toujours demanderesse.”

La même année, Mobil Investments Canada Inc. et la Murphy Oil Corporation ont poursuivi le Canada à cause de nouvelles lignes directrices exigeant que les exploitants de projets pétroliers extra-côtiers versent un certain pourcentage de leurs revenus à la recherche et au développement, et à l’éducation et à la formation, à la province de Terre‑Neuve-et-Labrador. Les deux compagnies ont estimé que leurs investissements subiraient d’importantes pertes. En 2012, le tribunal constitué sous l’ALENA leur a donné raison, accordant de surcroît 13,9millions de dollars canadiens à Mobil et 3,4millions à Murphy en dommages.

Toujours en 2010, Tampa Electric a obtenu 25 millions de dollars du Guatemala, qui avait adopté une loi établissant un plafond pour les tarifs électriques. La plainte, qui remontait à l’année précédente, était faite en vertu de L’accord de libre-échange Amérique centrale-États-Unis.

En 2012, le groupe Veolia a poursuivi l’Égypte devant le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI), affilié au Groupe de la Banque mondiale, à cause de la décision du pays d’augmenter le salaire minimum. En 2016, Veolia s’en prenait devant le CIRDI à la Lituanie pour ne pas avoir reconduit un contrat avec elle. De graves soupçons de corruption et de pots-de-vin planaient sur la concession.

La même année, la compagnie énergétique Vattenfall a poursuivi l’Allemagne devant le CIRDI, suite à la décision du pays de renoncer au nucléaire d’ici 2022.

Toujours en 2012, la compagnie WindstreamEnergya contesté le moratoire ontarien sur l’exploitation de l’énergie éolienne en mer. L’Ontario estimait que les recherches scientifiques nécessaires n’avaient pas encore été réalisées, et que Windstream n’avait pas mis en place de stratégie digne de ce nom. En 2016, le tribunal constitué sous l’ALENA a donné raison à Windstream. L’Ontario lui a versé les 25,2millions de dollars canadiens en dommages.

Et c’est aussi dans cette année 2012 décidément chargée en litiges que le Sri Lanka a été condamné par le CIRDI à verser 60 millions de dollars à la Deutsche Bank à cause de changements apportés à un contrat pétrolier.

En 2013, la compagnie Lone Pine Resources a annoncé sa volonté de poursuivre Ottawa à cause du moratoire québécois sur les forages dans les eaux du fleuve Saint-Laurent.

En janvier 2016, le Parlement italien a voté en faveur d’une interdiction des forages à une certaine distance de sa côte. Rockhopper Exploration, entreprise pétrolière et gazière britannique, souhaitait développer un projet d’extraction dans les Abruzzes. La compagnie avait obtenu en 2015 une première autorisation pour exploiter le gisement. Cependant, le vote de janvier 2016 a changé la donne et Rockhopper Exploration a finalement essuyé un refus des autorités italiennes. L’entreprise poursuit donc désormais l’État italien pour obtenir une importante compensation financière.

Il est à noter que plusieurs des compagnies poursuivantes étaient, dans les faits, des entreprises issues du pays qu’ils attaquaient. Comment ont-elles pu se présenter comme des investisseurs étrangers ? Plusieurs tours de passe-passe sont possibles. Dans le cas, par exemple, d’Ethyl Corporation, elle est une entreprise américaine constituée conformément aux lois de l’État de la Virginie, mais est l’actionnaire unique d’Ethyl Canada Inc., constituée en vertu des lois ontariennes. Quant à AbitibiBowater, dont le siège social est à Montréal, elle s’est incorporée dans l’État du Delaware, un paradis fiscal.

Les transnationales n’ont pas toujours gagné ces poursuites, fort heureusement, mais celles-ci se multiplient. Les États doivent fournir les ressources financières et techniques pour assurer leur défense. Ce mécanisme dit « investisseur-État » est à sens unique : l’État est toujours défendeur, la multinationale, toujours demanderesse. Selon un rapport de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement datant de 2013, les États ont gagné ces poursuites dans 42 % des cas, contre 31 % pour les entreprises. Les autres différends ont fait l’objet d’un règlement à l’amiable entre les parties. Les poursuivants ont ainsi pu faire contrer la volonté politique des États, en totalité ou partiellement, dans 58 % des cas.

Ces chiffres négligent cependant un facteur important, celui de la pression que les clauses de protection des investisseurs font peser sur les États, qui renoncent d’emblée à certaines politiques par crainte de se retrouver devant les tribunaux.

Dans une conférence donnée en 2017, Martine Ouellet, qui a été la ministre des Ressources naturelles du Québec de 2012 à 2014, confiait que « dans les ministères, ils s’empêchent de faire des choses par peur d’être poursuivis, […] ils s’autocensurent à cause des accords »”

Dans une conférence donnée en 2017, Martine Ouellet, qui a été la ministre des Ressources naturelles du Québec de 2012 à 2014, confiait que « dans les ministères, ils s’empêchent de faire des choses par peur d’être poursuivis, […] ils s’autocensurent à cause des accords ». Un rapport pour la Direction générale des politiques externes de l’Union européenne questionnait par ailleurs en 2014 l’effet de dissuasion des mécanismes investisseurs-États sur le choix des politiques publiques.

Prenons un exemple. En 2012, l’Australie a imposé le paquet de cigarettes neutre, interdisant donc à ce qu’on y appose un logo. La compagnie de produits du tabac Philip Morris International, qui avait aussi poursuivi l’Uruguay en 2010 pour ses politiques en matière de tabac, a alors intenté une poursuite contre l’État australien en s’appuyant sur un traité entre Hong Kong et l’Australie. Craignant d’être elle aussi victime de tels recours judiciaires, la Nouvelle-Zélande a suspendu l’entrée en vigueur de la politique du paquet neutre. Au Royaume-Uni, le premier ministre David Cameron a, quant à lui, reporté le débat sur la question, attendant que le verdict de la poursuite contre l’Australie soit rendu. Les cigarettières ont aussi menacé la France, en 2014, de lui réclamer 20 milliards de dollars advenant une politique similaire à celle de l’Australie. Il a fallu attendre trois ans pour que le paquet neutre entre en vigueur dans l’hexagone.

Les transnationales sont parfois plus puissantes que les gouvernements ; si les volontés et la sécurité des peuples nuisent à leurs profits, on les écarte ! C’est conforme à la doctrine néolibérale : pour que le capital soit intégralement mobile, il faut que les investisseurs jouissent d’une forte protection légale. Par conséquent, on assigne aux souverainetés nationales un périmètre d’action précis et limité, et des mesures disciplinaires sont prévues si elles sortent de ces ornières.

« Nous assistons à une régression des normes internationales vers la sauvagerie » – Entretien avec Jean Ziegler

Jean Ziegler à Paris, mai 2018 © Vincent Plagniol pour LVSL

Jean Ziegler, sociologue et vice-président du Comité consultatif du Conseil des droits de l’homme aux Nations unies, est l’une des grandes figures de l’altermondialisme. Il dénonce inlassablement depuis les années 60 les conséquences du néo-colonialisme, puis du néolibéralisme sur les pays de l’hémisphère sud. Ex-conseiller de nombreux chefs d’État (Thomas Sankara, Hugo Chavez…), il est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages traduits dans le monde entier. Son dernier livre, Le capitalisme expliqué à ma petite-fille (en espérant qu’elle en verra la fin), sort en librairie le 3 mai. Il s’agit d’un dialogue imaginaire avec sa petite-fille, destiné à vulgariser ses analyses du système capitaliste et les voies qu’il propose pour le dépasser. Pour Jean Ziegler, il est minuit moins cinq : ou bien le capitalisme détruit l’humanité et la planète, ou bien c’est nous qui le détruisons. Le parcours de Jean Ziegler a fait l’objet d’un film réalisé par Nicolas Wadimoff (Jean Ziegler, l’optimisme de la volonté) sorti en salles le 18 avril.


LVSL – Le film de Nicolas Wadimoff (Jean Ziegler, l’optimisme de la volonté) retrace votre parcours politique. Il remonte aux années 60, époque où vous travailliez pour l’ONU au Congo, en proie à la guerre civile déclenchée par Mobutu. Vous avez consacré le reste de votre vie à dénoncer la politique prédatrice pratiquée par les ex-puissances coloniales et les grands groupes économiques et financiers dans les pays du Sud. Quel bilan tirez-vous de cette expérience ? Comment jugez-vous l’évolution de l’état du monde depuis cette époque ?

Jean Ziegler – Juger un demi-siècle d’évolution des rapports inter-étatiques et internationaux n’est pas simple. Les penseurs de l’école de Francfort – Adorno, Horkheimer, Benjamin – parlent d’une double histoire pour analyser le cours des événements et de la conscience humaine : d’une part, il y a la justice (et l’injustice) effectivement vécue ; ensuite, il y a ce que la conscience perçoit comme étant juste, ce qu’ils nomment l’eschatologie.

Jean Ziegler © Vincent Plagniol pour LVSL

Du point de vue de la justice effectivement vécue, quelque chose s’est radicalement détérioré : la normativité internationale. Le droit international s’effiloche d’une façon incroyable. Je prends un exemple : je discutais récemment avec Peter Maurer, le président du comité international de la Croix Rouge. Il m’a rapporté que des ambulances et des hôpitaux avec le signe de la croix rouge ont été pris pour cibles et détruits. Ces hôpitaux et ces ambulances étaient des enclaves de paix, sous la protection du droit, censées être à l’abri des tirs de toutes les parties lors du conflit. C’est terminé : le droit international ne protège plus les hôpitaux, qui deviennent des cibles privilégiées. Les Américains ont bombardé récemment un hôpital clairement marqué “Médecins Sans Frontières », mais ce ne sont pas les seuls ; les Russes, les Iraniens et les Syriens privilégient les hôpitaux comme cibles, parce que cela crée des problèmes incroyables pour la partie adverse. La norme qui protégeait les acteurs humanitaires transnationaux a sombré.

C’est la même chose pour les attaques au gaz ; les armes au gaz ont été internationalement bannies par une convention, qui a été respectée de manière plus ou moins continue et permanente depuis cinquante ans : c’est terminé. Le gaz mortel – gaz sarin, gaz constitués à partir de chlore – est désormais toléré par les grandes puissances. Des tabous sont tombés. Le droit international public, les droits de l’homme, le droit international humanitaire s’effilochent. Il y a, de ce point de vue, une régression effrayante de la conscience collective. Toutes les conquêtes civilisationnelles que l’on a faites dans le droit lors des conflits refluent. C’est empiriquement vérifiable : on assiste à une régression vers la sauvagerie, à une éclipse de la raison pour reprendre l’expression du marxiste allemand Horkheimer, qui s’accélère et préoccupe beaucoup le nouveau secrétaire général des Nations unies, Antonio Guttierez.

Nous vivons dans un monde où, toutes les cinq secondes, un enfant meurt de faim ou de ses suites immédiates, selon le World Food Report de la FAO ; toutes les cinq secondes ! Le même World Food Report de la FAO, qui n’est contesté par personne, démontre que l’agriculture mondiale telle qu’elle est aujourd’hui pourrait nourrir sans problèmes (2,200 calories individuelles par jour) 12 milliards d’êtres humains, alors que nous ne sommes que 7,3 milliards pour l’instant : on pourrait presque nourrir normalement le double de la population mondiale actuelle si l’ordre du monde n’était pas cannibale et inégalitaire.

« Entre Donald Trump et Barack Obama, il y a surtout une rupture symbolique »

Par contre sur le plan de l’eschatologie, sur le plan de ce que la conscience conçoit comme juste, de ce qu’elle voit ou veut comme utopies – Adorno parle de conscience adjugée – il y a des progrès formidables. Il y a encore cinquante ans, un ambassadeur américain au Conseil des droits de l’homme pouvait prétendre que la faim dans le monde est un phénomène naturel, qu’il est indépendant d’un ordre social quelconque ou d’une stratégie quelconque des oligarchies du capital financier mondialisé : elle est simplement là parce que le marché n’est pas assez ouvert. Aujourd’hui, tout le monde sait que la faim, ce massacre quotidien, ce scandale absolu, est faite de main d’homme, et peut être éliminée demain matin si on brise ses causes. Il suffirait par exemple d’interdire la spéculation boursière sur les aliments de base – le maïs, le blé et le riz, qui couvrent en temps normal 75% de la consommation mondiale – pour sauver des millions d’êtres humains en quelques mois.

Jean Ziegler © Vincent Plagniol pour LVSL

Je vais prendre un autre exemple, celui du dumping agricole exercé par l’Union Européenne. L’Union Européenne possède une paysannerie très réduite par rapport au reste de la population – 3% –, mais qui est extraordinairement productive, à tel point qu’elle est en surproduction permanente. Cette surproduction est déversée sur les marchés africains. Sandaga, à Dakar, est le plus grand marché de l’Afrique occidentale ; vous pouvez y acheter des fruits espagnols, des légumes allemands ou grecs à la moitié ou au tiers du prix du produit africain équivalent. Quelques kilomètres plus loin, inondés par la surproduction européenne à bas prix, des milliers de paysans africains travaillent avec leurs femmes et leurs enfants, douze heures par jour sous un soleil brûlant, et n’ont pas la moindre chance d’obtenir un minimum vital. Il suffirait de mettre fin à ce dumping agricole pour sauver un nombre incalculable de vies.

Je prends un troisième exemple, celui de la dette extérieure. La dette cumulée des 120 pays dits du tiers-monde – moins les 5 des BRICS : Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud – était de 3 100 milliards de dollars au 31 décembre dernier selon la Banque Mondiale. Des 54 pays africains, 37 sont des pays agricoles. Comme ils sont totalement endettés, ils n’ont pas un sou pour investir dans l’agriculture. Quand le Mali exporte du coton ou quand le Sénégal exporte des arachides, ce qu’ils gagnent en devises est directement consacré au paiement de la dette. En conséquence, la productivité agricole africaine est ridiculement basse. Dans les sept pays du Sahel, un hectare céréalier en temps normal donne 600 à 700 kilos de céréales. En Bretagne, c’est 10 000 kilos. Pas parce que le paysan breton est quinze fois plus savant, compétent ou travailleur que le paysan wolof ou bambara ; mais parce que ceux-ci n’ont ni irrigation, ni engrais minéraux, ni tractions, ni semences sélectionnées, ni crédits agricoles, etc… à cause de la dette.

Il n’y a pas d’impuissance en démocratie. En septembre prochain, le ministre français des finances se rendra à l’Assemblée Générale du Fonds Monétaire International à Washington. Nous pouvons le forcer à agir en faveur des enfants mourants du Sahel plutôt que des banques créancières. C’est là toute l’absurdité : la Constitution de la République donne toutes les armes au peuple. La France est une grande et vivante démocratie, où les libertés publiques et les moyens d’actions sont des armes considérables dont nous disposons, et qu’il faut utiliser pour imposer ces réformes : désendettement du tiers-monde, abolition du dumping européen dans le domaine agricole, interdiction de la spéculation boursière sur les aliments de base… Il n’y a aucune impuissance en démocratie, c’est ce que je répète à chaque conférence ! C’est ce que je démontre aussi dans mon livre qui vient de paraître, Le capitalisme expliqué à ma petite fille  (en espérant qu’elle en verra la fin) (Seuil 2018).

LVSL – Vous évoquez une régression dans la normativité internationale. Donald Trump a été élu président des États-Unis il y a plus d’un an ; il remobilise une rhétorique qui semble inspirée de George W. Bush ou de Ronald Reagan et s’assoit régulièrement sur le droit international. Que vous inspire sa politique étrangère ?

Jean Ziegler – Donald Trump est très dangereux. Mais entre Donald Trump et Barack Obama, la rupture est surtout symbolique. Pour répondre à votre question je fais une parenthèse, qui me semble nécessaire. Ce qui est radicalement nouveau par rapport aux décennies précédentes, c’est cette dictature des oligarchies du capital financier mondialisé, dont je pense que Donald Trump est un simple exécutant. Je vous donne un seul exemple : selon la Banque Mondiale, les 500 plus puissantes sociétés transcontinentales privées, tous secteurs confondus, contrôlaient l’année dernière 52,8% du Produit Mondial Brut, c’est-à-dire toutes les richesses produites en une année sur la planète. Ces oligarchies ont un pouvoir comme jamais un pape, un empereur ou un roi n’en a eu par le passé. Elles échappent totalement à tout contrôle étatique, inter-étatique, syndical, parlementaire, et fonctionnent selon un seul critère : celui de la maximalisation du taux de profit dans le temps le plus court, à n’importe quel prix humain. La notion d’intérêt général leur est totalement étrangère. Ces oligarchies du capital financier mondialisé ont érigé une dictature qui surdétermine la politique des gouvernements des pays les plus puissants. La première chose que font Angela Merkel, Emmanuel Macron, Shinzo Abe, Donald Trump lorsqu’ils se lèvent – vers midi pour Trump, paraît-il ! –, c’est consulter l’état de la bourse, pour savoir quel est l’espace millimétré que leur laisse le capital financier pour agir. Entre Donald Trump et Barack Obama, il y a donc surtout une rupture symbolique. Les pires criminels de guerre que comptent les États-Unis étaient absents de l’entourage immédiat de Barack Obama, on les retrouve autour de Donald Trump. Mais la politique de ces deux présidents est surdéterminée par les mêmes causes. L’impunité des tortionnaires était restée totale sous Barack Obama, Guantanamo a continué à fonctionner pendant huit ans. Bagram, la plus grande prison militaire du monde, située dans le Nord de l’Afghanistan, continuait de fonctionner sous Barack Obama, et fonctionne encore. Face à ces crimes il reste la société civile, qui a fait des progrès incroyables depuis des décennies.

« La capacité normative de l’État national français disparaît comme un bonhomme de neige au printemps. Chaque année, une partie de sa souveraineté est déléguée à l’Union Européenne – qui est surtout une instance de clearing au service du capital financier multinational »

LVSL – Vous évoquez justement, dans vos ouvrages, un nouveau sujet historique : la société civile internationale. Vous critiquez la mondialisation capitaliste, mais vous vous réjouissez de cette globalisation des consciences. Quelle place doit selon vous occuper l’État-nation dans la résistance à cette mondialisation néolibérale que vous dénoncez ?

Jean Ziegler – Jean-Pierre Chevènement pense que la solution réside dans la restauration de l’État national et de sa capacité normative, afin qu’il brise le pouvoir des sociétés multinationales et les puissances financières. C’est bien trop tard à mon avis. Je pense que c’est un vœu pieux. La capacité normative de l’État national français, sa souveraineté, disparaissent comme un bonhomme de neige au printemps. Chaque année, une partie de la souveraineté étatique est déléguée à l’Union Européenne – qui est surtout une instance de clearing au service du capital financier multinational. Je ne pense donc pas que la restauration de la force normative de l’État national soit possible.

Il reste la société civile, une fraternité de la nuit mystérieuse et puissante. Avez-vous déjà assisté à un forum social mondial ? C’est quelque chose de très impressionnant. La société civile internationale en train de naître est constituée d’Attac, qui lutte contre le capital financier spéculatif, de Greenpeace, qui défend les causes environnementales et protège ce qui nous reste de nature, de Via Campesia, syndicat de 121 millions de paysans, métayers et journaliers agricoles, du Honduras aux Philippines, d’Amnesty International contre l’arbitraire judiciaire et policier, de l’extraordinaire mouvement féministe qui se développe à échelle mondiale, etc. Cette multitude grandissante de mouvements sociaux n’ont pas beaucoup de points communs, ils n’obéissent pas à un État ni à une ligne de parti, leur seul moteur est l’impératif catégorique que chacun porte en nous (que Kant résume ainsi : “l’inhumanité infligée à l’autre détruit l’humanité qui réside en moi »). C’est ce qui caractérise constitutivement, originairement la conscience humaine, quelle que soit son expression culturelle, religieuse, etc. Celle-ci est une conscience de l’identité. Nous sommes le seul être vivant sur terre qui a une conscience de l’identité. Quand un chien voit un autre chien qui est battu, rien ne se passe, mais si un homme, quelle que soit son identité religieuse, culturelle, ethnique, ou son âge, voit un enfant martyrisé, quelque chose s’effondre en lui. Il se reconnaît immédiatement dans l’autre.

La conscience de l’identité est aujourd’hui bétonnée, recouverte par la folie néolibérale, qui veut nous faire croire que l’homme n’est plus sujet de son histoire, que les classes sociales ne sont plus les sujets de l’histoire, mais que c’est une main invisible du marché qui obéit à des lois naturelles et décide de la distribution des biens, etc. Pierre Bourdieu avait cette phrase : “le néolibéralisme est un obscurantisme nouveau, particulièrement dangereux, parce qu’il utilise la raison. Il est comme le SIDA : il détruit d’abord les forces immunitaires de la victime, puis il la tue ».

C’est totalement vrai. Regardez l’aliénation totale de la social-démocratie. J’ai été longtemps membre du conseil exécutif de l’Internationale socialiste. Je cite souvent cet exemple de Gerhard Schröder, élu chancelier à la tête de la troisième puissance économique mondiale en 1998. En l’an 2000, des grèves massives ont éclaté dans la Ruhr contre les délocalisations de l’industrie lourde allemande, qui étaient rentable, mais pas suffisamment pour les entreprises. Mais Schröder, qui est un homme chaleureux et intelligent, tout le contraire d’un bureaucrate, qui avait une majorité absolue (avec les Verts) au Bundestag, avait la conviction absolue qu’il ne pouvait rien faire à cause de la toute-puissance des forces du marché, alors qu’il avait à sa disposition tous les moyens législatifs ! L’aliénation de l’opinion publique est terrible. En Suisse par exemple, le peuple vote très souvent, et toujours contre ses intérêts : contre le salaire minimum, contre une nouvelle semaine de vacances, contre une augmentation de la retraite, etc. Quand Bourdieu compare le néolibéralisme au SIDA, il a raison : le SIDA détruit la victime en la persuadant qu’elle est impuissante.

LVSL – On pourrait vous objecter qu’en Amérique latine, ce processus est allé encore plus loin : le néolibéralisme a complètement détruit la capacité normative des États-nations. Pourtant, on a assisté à des processus parfois impressionnants de reconstruction de cette capacité normative des États nationaux, en Equateur ou en Bolivie (avec l’élection de Rafael Correa et d’Evo Morales)…

Jean Ziegler en compagnie du président bolivien Evo Morales © Postée sur le compte twitter d’Evo Morales

Jean Ziegler – C’est une bonne objection. Rafael Correa a été un grand président, mais les conquêtes sociales de l’État équatorien sont aujourd’hui détruites par l’actuel président, Lenin Moreno. Evo Morales a transformé son pays de manière très impressionnante, depuis sa victoire en 2006 jusqu’aujourd’hui ; il y a eu un réveil miraculeux de la conscience collective des Quechuas et des Aymaras, le MAS [Mouvement vers le Socialisme, le parti au pouvoir en Bolivie ndlr] n’est rien d’autre que l’assemblage de leurs pouvoirs traditionnels. Le Venezuela, sous Hugo Chavez, a progressé de manière remarquable. La résistance de Cuba, depuis plus d’un demi-siècle, est incroyable ; elle s’est déroulée dans les pires conditions. Quand on se promène sur le Malecon [grande avenue qui donne sur la mer à la Havane ndlr] par nuit claire, on aperçoit les lumières de Key West, archipel de la Floride – leur adversaire n’est qu’à une centaine de kilomètres ! Tout cela est donc impressionnant. Il y a des exceptions à la destruction de la capacité normative des États-nations. Mais je ne pense pas qu’il faille extrapoler à partir de ces exemples pour faire de l’État national l’acteur déterminant, et faire de sa conquête la priorité absolue. L’acteur déterminant, le nouveau sujet de l’histoire, c’est la société civile et sa mystérieuse fraternité de la nuit.

Le Malecon à la Havane, capitale cubaine. Les Etats-Unis se trouvent à moins de 200 kilomètres. © Vincent Ortiz pour LVSL.

“Il ne faut pas, comme intellectuel, être orgueilleux quant aux solutions à apporter. Il y a une grande part d’ignorance, de non-savoir. Le poète Antonio Machado écrit : “caminante, no hay camino, se hace camino al andar” (“homme qui marche, il n’y a pas de chemin : c’est en marchant que se trace le chemin)”

LVSL – En Europe, on observe plutôt une nationalisation des consciences qu’une mondialisation de celles-ci…

Jean Ziegler – Ce n’est pas par idéalisme que je dis tout cela – je déteste que l’on me prenne pour un idéaliste ! C’est l’observation empirique de l’histoire du monde. Jaurès écrit : “la route est bordée de cadavres, mais elle mène à la justice ». Au niveau de la conscience revendicatrice de la justice, il y a des progrès considérables. Mais tout peut rater. Ce réveil eschatologique que j’ai évoqué est contrecarré par l’apparition d’une nouvelle extrême-droite. Rien n’est gagné. L’AfD, constituée d’anciens nazis et de racistes qui attaquent les centres d’accueil des réfugiés, fait des scores inquiétants en Allemagne – 13% au Bundestag pour la première élection nationale à laquelle elle se présente ! Trump est librement élu président des États-Unis. Viktor Orban construit des murs pour empêcher des réfugiés d’entrer en Hongrie, et la Commission européenne laisse faire…

LVSL – Cette nationalisation des consciences ne produit pas seulement des mouvements d’extrême-droite, loin de là. Elle est extrêmement polymorphe. Elle produit tout et son contraire. On compte en Europe des mouvements politiques qui se revendiquent de la nation au sens de Charles Maurras, mais aussi, à l’inverse, de Robespierre… Que pensez-vous de ce réinvestissement de l’idée nationale par les forces progressistes, qui s’en servent pour combattre cette mondialisation néolibérale que vous dénoncez ?

Jean Ziegler – La nation double, la nation universelle, au sens de Robespierre ! Je l’approuve. Il ne faut pas, comme intellectuel, être orgueilleux quant aux solutions à apporter, bien que beaucoup le soient. Il y a une grande part d’ignorance, de non-savoir. J’aimerais vous citer une phrase d’Antonio Machado. Elle date de septembre 1939, au moment où la dernière ville contrôlée par les opposants à Franco tombe. Barcelone est en flammes. Les derniers républicains survivants, blessés, boitant, sont désespérés. Le poète Antonio Machado marche, et sifflote. Ses camarades ne le comprennent pas, et lui demandent ce qui lui prend. Il répond : caminante, no hay camino, se hace camino al andar, son tus huellas, etc… (“homme qui marche, il n’y a pas de chemin : c’est en marchant que se trace le chemin, ce sont tes pas, etc… »). Ce fameux poème naît à ce moment-là. C’est tout le mystère qui accompagne l’action politique. Qu’est-ce qu’il faut faire ? Il faut lutter là où vous êtes, en fonction de l’utopie qui vous habite.

Jean Ziegler © Vincent Plagniol pour LVSL

Le 14 juillet 1789, des ouvriers et des artisans du faubourg Saint-Antoine et du Faubourg Saint-Martin marchent sur la Bastille. Le gouverneur de Launay remonte le pont-levis, La Fayette envoie ses bataillons. La Bastille semble imprenable. Et pourtant le peuple de Paris parvient à entrer dans la Bastille, massacre un peu le gouverneur et libère les détenus. Imaginez qu’à ce moment-là, un journaliste posté aux alentours ait demandé à un insurgé : “expliquez-moi quel est le texte de la Constitution de la Ière République [proclamée le 24 juin 1793 ndlr] ?”. Vous voyez bien que c’est absurde ! La Constitution de la Ière République, proclamée quatre ans plus tard, est le produit de la liberté libérée dans l’homme, et de ses initiatives totalement imprévisibles. La Révolution française a libéré des centaines de millions de personnes à travers le monde, et continue à le faire : il n’y a pas une constitution occidentale qui ne soit pas la copie presque conforme de celle de 1793. Des conséquences énormes ont découlé d’événements totalement imprévisibles, se déroulant de façon imprévisible, et libérant des forces que nous ne connaissons pas maintenant. C’est comme cela que ça va se passer ! C’est tout ce que l’on peut savoir.

Regardez les grèves qui ont lieu en ce moment ! Il y a dans le peuple français des gènes rebelles, qui sont assez uniques en Europe. Les grévistes sont, à leur manière, les héritiers des sans-culottes de 1789. Il y a quelque chose d’extraordinaire avec ce qu’a tenté de faire Macron. Il se croyait très habile en déclarant qu’on ne toucherait pas au statut des cheminots en place, seulement à celui de leurs successeurs. C’est ce que je trouve formidable dans cette grève, payée par la précarité pécuniaire dans les familles des cheminots : elle est menée non pas en faveur de ceux qui la font, mais de ceux qui viennent après. Alors qu’ils ne les connaissent même pas ! On aurait pu s’attendre à ce qu’ils n’en aient rien à faire, si on suivait une logique marchande. Mais pour des raisons de solidarité irréductible, ils mettent en jeu leur existence sociale.

« La résurrection de l’ONU est au prix de la disparition du droit de veto »

LVSL – Parmi les mesures destinées à refonder les Nations unies, vous souhaitez mettre en place un « droit d’ingérence humanitaire ». Sa fonction serait de permettre aux Nations unies d’intervenir militairement dans une région ravagée par une crise humanitaire pour y mettre fin ; ce droit d’ingérence humanitaire s’oppose donc à l’inviolabilité de la souveraineté nationale. Pouvez-vous rappeler brièvement le principe de ce droit d’ingérence humanitaire multilatéral ? Ne contient-il pas en germes le risque d’une dérive impérialiste ?

Jean Ziegler – Ce risque existe. Un mot d’abord sur la réforme de la Charte des Nations unies. L’auto-mutilation de l’ONU est terrible. Regardez les sept années de carnage en Syrie, ou les seize années Darfour. Pas un casque bleu, pas un corridor humanitaire, pas une no-fly zone en Syrie à cause du veto russe ! Le ghetto de Gaza est encerclé par Israël et l’Egypte depuis 2006 : 1,8 millions de personnes sur 340 kilomètres carrés sont prisonnières. Pas une intervention de l’ONU à cause du veto américain, qui protège Israël. Au Darfour, depuis seize ans, le dictateur islamiste Omar el-Béchir mène une guerre effroyable contre trois peuples africains qui ont dans leur sous-sol du pétrole, les massalit, les four et les zaghawa. Pas une seule intervention de l’ONU, parce que 11% du pétrole importé par la Chine passe par des voies soudanaises : par conséquent, la Chine protège Omar el-Béchir. Le vrai problème, c’est donc le droit de veto.

Kofi Annan, quand il a quitté le secrétariat général de l’ONU en 2006, a laissé un testament avec notamment une réforme du conseil de sécurité de l’ONU, incluant la disparition du droit de veto en cas de crime contre l’humanité. Les crimes contre l’humanité sont définis de manière très claire dans le statut de Rome de 1998 [l’un des textes à l’origine de la fondation de la Cour Pénale Internationale]. Aujourd’hui, des commissions aux ministères des affaires étrangères de France, d’Angleterre et d’Allemagne se sont mises en place pour examiner la mise en œuvre de cette réforme. Pas pour des raisons morales, mais parce que la guerre en Syrie a eu des conséquences terribles pour les nations qui détiennent le droit de veto : les djihadistes, qui se nourrissent de ce conflit, massacrent au Bataclan, dans le métro de Londres, à Boston, à Moscou ; les six millions de réfugiés qui arrivent aux portes de l’Europe mettent en question le droit d’asile, qui est nié par nombre d’États européens qui mettent des barbelés à la place. Les dirigeants commencent donc à comprendre que seule la diplomatie multilatérale peut mettre fin au carnage en Syrie. En d’autres termes, la résurrection de l’ONU est à ce prix. On se dirige vers cette réforme. Mais tout dépend de la pression de l’opinion publique internationale.

LVSL – Ne craignez-vous pas une potentielle dérive à caractère impérialiste de ce “droit d’ingérence humanitaire” ? On imagine très bien des États occidentaux s’en saisir pour envahir des pays africains, au nom des droits de l’homme, mais pas l’inverse… C’est le contre-argument que vous oppose Régis Debray.

Jean Ziegler – Régis Debray m’a dit, à propos de la Cour Pénale Internationale : “au fond, tu n’es qu’un prédicateur calviniste… Ta Cour Pénale Internationale, c’est de la rigolade, pire, de l’hypocrisie… J’y croirai le jour où le premier général américain sera transféré à La Haye ! ». L’inquiétude est fondée. L’article 4 de la Charte de l’ONU garantit la souveraineté des 193 États-membres. La première intervention humanitaire a eu lieu en 1991 en Irak, quand Saddam Hussein gazait les Kurdes : une no-fly zone a été établie par les Occidentaux. Eh bien je suis absolument persuadé que c’est un progrès. Le préambule de la Charte des Nations-Unies [We, the peoples of the United Nations ndlr] est clair : elle tire sa légitimité des “peuples des Nations unies ». Si un peuple est massacré par son gouvernement, l’article 4 ne joue plus : les Nations unies ont le devoir de protéger ce peuple contre son propre dictateur.

LVSL – L’intervention militaire en Libye de 2011, qui a vu une coalition d’États occidentaux (menée par Nicolas Sarkozy, Barack Obama et David Cameron) renverser le gouvernement libyen en instrumentalisant la résolution 1973 du Conseil de Sécurité de l’ONU, ne montre-t-elle pas les limites de ce genre d’actions ?

Jean Ziegler – Oui, et ce qui s’est passé en Libye est terrible. Tout cela est vrai. Mais notionnellement, conceptuellement, il y a un progrès. À nous, maintenant, de le solidifier et de le concrétiser !

Pour aller plus loin :

  • Les nouveaux maîtres du monde – et ceux qui leur résistent (2002)
  • L’Empire de la honte (2005)
  • La Haine de l’Occident (2008)
  • Chemins d’espérance (2016)

“Il y a davantage de raisons d’être anticapitaliste qu’hier” – Entretien avec Jaime Pastor

http://www.anticapitalistes.net/spip.php?article4465
Jaime Pastor © http://www.anticapitalistes.net/spip.php?article4465

Cet entretien est le troisième de notre série d’été tirée de notre voyage en Espagne. Après Iñigo Errejón et Rita Maestre, nous avons pu interroger Jaime Pastor, professeur de sciences politiques [rapporteur dans le jury de thèse de Pablo Iglesias] et intellectuel historique du mouvement trotskiste en Espagne. Il est membre d’Izquierda Anticapitalista, courant trotskiste qui fait partie de Podemos. Au programme : l’histoire du mouvement trotskiste espagnol ; la crise de régime que vit l’Espagne ; l’idée de plurinationalité et la Catalogne ; les rapports avec le NPA , et la stratégie de Podemos vis à vis de la contrainte européenne.

LVSL :  Vous avez été l’une des principales figures de la Ligue Communiste Révolutionnaire espagnole : comment et dans quel contexte s’est formée la Ligue en Espagne ? En France, Mai 68 a eu une importance cruciale dans la construction de la LCR : est-ce également le cas en Espagne ?

Je fais partie de la génération de la deuxième moitié des années 60, et malgré le contexte de dictature, Mai 68 a eu un impact important sur une certaine tranche de cette génération. C’est après 68 qu’ont commencé à surgir divers courants hétérodoxes parmi les gauches espagnoles. Dans notre cas, nous étions déjà influencés intellectuellement par des auteurs comme Ernest Mandel ou même André Gorz, bien qu’il ne soit pas trotskiste. Nous venions du Front de libération populaire (FLP), une organisation qui avait des liens avec le Parti socialiste unifé (PSU) de Michel Rocard ; mais après 68, nous nous sommes tournés vers une gauche plus intellectuelle, et les pratiques de la JCR française nous ont semblé plus intéressantes, bien que nous lisions également Althusser – c’est dire s’il y avait un appétit pour la lecture. Nous faisions partie d’une organisation qui ne se rattachait pas aux autres groupes trotskistes dogmatiques, mais nous n’étions pas non plus maoïstes. La dimension internationaliste nous paraissait très importante. Elle l’est encore aujourd’hui, mais elle tenait à l’époque une place considérable. En ce qui me concerne, je me suis exilé en France en janvier 1969, j’ai vécu à Paris et je me suis engagé vers fin avril de la même année.

LVSL : Il semble qu’il y a toujours eu une évolution parallèle des gauches trostkistes française et espagnole. La LCR s’est formée en France peu de temps avant la création de son homologue espagnole. En 2008, vous avez créé Izquierda Anticapitalista peu avant la formation du NPA en France.

Oui, à cette époque, dans les années 1960-1970, nous parlions même de « marxisme-mimétisme ». Mais en Espagne, nous avions une base sociale moins solide qu’en France, et la lutte contre la dictature était une priorité. Néanmoins, et à la différence des organisations maoïstes, nous avons commencé à introduire des thèmes contre-culturels : le féminisme principalement, et l’écologie qui émergeait déjà à cette époque là, même si elle avait moins d’importance. Cela nous a permis de faire partie, au début des années 1970, des premières organisations féministes qui se sont formées en Espagne. Il est nécessaire de rappeler que le contexte était celui de la Transition à la démocratie, dans lequel nous revendiquions pour notre part une véritable transition au socialisme. Nous étions bien évidemment investis dans les débats qui agitaient alors les gauches espagnoles autour de l’eurocommunisme. Nous saluions la critique de l’Union Soviétique effectuée par Santiago Carrillo [ancien secrétaire général du PCE] mais nous désapprouvions en revanche son idée de compromis historique, de réconciliation nationale. Du moins y avait-il un débat stratégique important. Nous nous sentions aussi représentés par le courant de la New Left Review, car Perry Anderson, bien qu’il ne soit pas trotskiste, tenait des positions plus proches du trotskisme mandelien que de n’importe quel autre courant.

LVSL :  Dans les années 1990, vous avez créé avec plusieurs anciens de la LCR le collectif Espacio Alternativo, qui s’est intégré à Izquierda Unida tout en maintenant une ligne critique envers son organisation et sa stratégie. Qu’avez-vous appris de cette période ? Quel bilan faites-vous de votre expérience au sein de IU et comment en êtes-vous venus à la décision d’en sortir ?

Nous étions dans un premier temps une centaine d’anciens de la LCR à intégrer IU, puis ils nous ont généreusement offert d’entrer dans les organes de direction, ce qui nous a permis d’avoir une certaine visibilité. Nous pensions que c’était la meilleure marche à suivre parce que nous considérions qu’il n’y avait pas d’espace politique à gauche de IU à ce moment-là. La coalition nous garantissait une présence politico-éléctorale et manifestait à l’époque la volonté de créer des liens avec les mouvements sociaux, lorsqu’il a fallu par exemple défendre les 35 heures aux côtés de la CGT et d’autres  collectifs. C’est sur la base de ce lien avec les mouvements sociaux que nous avons mis sur pied un courant appelé Espacio Alternativo, avec des militants qui provenaient de l’éco-socialisme : notre identité était donc rouge, verte, violette pour le féminisme et plurinationale. Car nous défendions alors un fédéralisme plurinational et un modèle d’organisation confédéral pour l’Espagne. 

A partir de 2000, et même auparavant, on a observé une régression au sein de IU : Le PCE a davantage opté pour un discours patriotique puis a instauré un véritable verrou bureaucratique. Avant de finalement dériver vers un alignement sur le PSOE et la politique de José Luis Zapatero. En parallèle avait émergé le mouvement altermondialiste entre la fin des années 1990 et 2004, ce qui nous a permis, à nous qui étions d’un certain âge, de créer une connexion avec la nouvelle génération. Ceux qui aujourd’hui sont à la tête de Anticapitalistas proviennent de cette nouvelle génération marquée par l’altermondialisme : Miguel Urbán, Raúl Camargo, Teresa Rodríguez et Jesús Rodriguez en Andalousie, ou encore Josep Maroa Antentas en Catalogne.

Nous avons décidé de quitter Izquierda Unida en 2008. A l’époque, j’avais des doutes car notre travail au sein d’IU s’épuisait, mais il n’y avait de mon point de vue toujours pas d’espace politique à occuper à la gauche d’IU. Cependant, la crise économique a éclaté, votre président Sarkozy appelait dans un fameux discours à “refonder le capitalisme”, tandis qu’émergeait en France l’idée de créer un nouveau parti anticapitaliste. Ces éléments nous ont conduit – avec une certaine dose de mimétisme vis à vis du NPA –  à créer Izquierda Anticapitalista à la fin de l’année 2008 puis à nous présenter aux élections européennes de 2009. Les choses ne se sont évidemment pas passées comme pour Podemos, mais un certain nombre de personnes ont voté pour notre candidature. Nous suscitions la sympathie des milieux de l’activisme social et nous pouvions compter sur quelques figures connues, à l’instar d’Ester Vivas. Toutefois, du point de vue électoral, nous n’avons pas pu bénéficier du tremplin médiatique : nous étions une organisation méconnue de 99% de la société.

LVSL : Comment Izquierda Anticapitalista a pris la décision de participer à la création de l’hypothèse Podemos ?

L’expérience du 15-M [le mouvement des Indignés] a permis aux gens de s’unir à nouveau et représente par ailleurs une toute nouvelle vague d’activisme social menée par des militants en plein processus de socialisation. Le cycle de manifestations s’est épuisé progressivement à partir des premiers mois de 2013, dans le sens où l’élan a diminué, mais non pas l’esprit du 15-M lui-même ni la motivation de ses héritiers. Par exemple, Arcadi Oliveras et la célèbre nonne Teresa Forcades ont créé Procés Constituent en avril 2013, un mouvement social qui s’est ensuite intégré à la coalition qui a remporté la mairie de Barcelone en 2015. C’est significatif puisque cela montre les liens entretenus avec tout un secteur d’origine catholique qui a toujours eu du poids dans ce pays. Par la suite, des militants anticapitalistes ont mis en place la plateforme Alternativas desde Abajo courant 2013.

Puis est intervenue l’Université d’été d’Izquierda Anticapitalista, toujours en 2013, qui a constitué une étape décisive dans la construction de l’hypothèse Podemos. Cette Université d’été a donné lieu à un débat ouvert sur la marche à suivre pour construire l’alternative, auquel participaient notamment Pablo Iglesias, Juan Carlos Monedero et Alberto Garzón. Au cours de ces débats, Pablo Iglesias disait, je m’en souviens encore : “pourquoi ne pas convaincre Ada Colau [l’actuelle maire de Barcelone] d’être candidate ?”. Mais finalement, c’est lui qui s’est retrouvé sur le devant de la scène. Les initiateurs de Podemos considéraient les élections européennes de 2014 comme une grande opportunité, puisque c’étaient les élections avec le moins de vote utile et parce que parallèlement, Alternativas desde abajo se tournait davantage vers les élections municipales : il fallait donc en profiter.

Il nous fallait choisir entre une réponse de type politico-électorale, dans la ligne d’Ernesto Laclau, et une réponse davantage horizontale-communautaire, comme le préconisent des auteurs comme Raquel Gutiérrez en Bolivie.”

Pablo Iglesias, Miguel Urbán et plusieurs autres activistes ont passé un accord pour lancer l’inititative Podemos. Nous nous sommes rapîdement occupés d’écrire le manifeste, et c’est là qu’ont surgi les premières tensions : sur les points à évoquer et ceux qu’il fallait plutôt éviter d’aborder, puis sur la question du programme. Nos débats étaient particulièrement alimentés par les expériences latinoaméricaines. Il nous fallait d’une certaine manière choisir entre une réponse de type politico-électorale, dans la ligne d’Ernesto Laclau, et ou une réponse davantage “horizontale-communautaire”, comme le préconisent des auteurs comme Raquel Gutiérrez en Bolivie ou Raul Zibechi en Uruguay.

Nous avions face à nous ces deux alternatives, mais nous penchions davantage vers une formule intermédiaire, vers la nécessité d’une hypothèse populiste dans un sens plus proche d’Antonio Gramsci que d’Ernesto Laclau : c’est-à-dire vers l’idée de construire un bloc national-populaire. C’était d’autant plus le cas au vu des points faibles de la théorie de Laclau, uniquement tournée vers l’objectif électoral, sur la base d’un modèle très centré sur un leardership charismatique, plutôt que sur la construction d’un parti articulé aux mouvements sociaux.

Ces termes étant posés, Pablo Iglesias nous a paru bien placé pour assumer ce rôle. Il nous a donné à tous une leçon de communication politique, par sa capacité à articuler entre elles une pluralité de demandes à travers des signifiants flottants. En ce sens, nous avons accueilli positivement le choix de parler des gens face à la caste, même si du côté des anticapitalistes nous préférons parler de démocratie face à l’oligarchie – les deux formules ne sont pas incompatibles.  

LVSL : Le courant anticapitaliste de Podemos se montre régulièrement critique à l’égard de l’actuelle équipe dirigeante emmenée par Pablo Iglesias. A quel moment sont apparues les premières divergences ? 

Lorsque nous avons commencé à discuter des axes principaux, déjà, personne ne voulait admettre la centralité de la question catalane. D’après nous, il était clair que la fracture peuple contre oligarchie était prioritaire, mais il ne fallait pas pour autant oublier d’inscrire à l’agenda politique d’autres lignes de fracture. Car nous nous trouvons en Espagne face à une crise socio-politique dont certaines composantes ne sont pas observables en Amérique latine ou en France. C’est le cas de la question nationale, et nous avons là une grande différence d’approche avec Pablo Iglesias à propos de l’utilisation du signifiant “Patrie”.

Car il est évident que ce terme fait sens depuis Madrid mais c’est loin d’être le cas en Catalogne ou encore au Pays Basque. Il faut nous parler en termes de différentes nations et d’égalité entre ces nations. En ce qui nous concerne, nous parlons bien sûr de nation espagnole, mais il existe aussi une nation catalane, une nation basque, et il convient en ce sens d’avancer l’idée de plurinationalité. Dans les premières étapes de Podemos, c’était un élément qui manquait au discours.

Dans un premier temps, nous avons reconnu la réussite de Podemos aux élections européennes, mais progressivement nous nous sommes éloignés de l’équipe dirigeante à partir du moment où ils ont fait du succès des européennes une manière de légitimer leur projet, notamment lors du premier congrès du parti à l’automne 2014. Leur modèle était celui d’un parti clairement centré sur le leadership médiatique, au détriment des cercles de base qui avaient été fondamentaux dans la campagne des européennes, et dont nous avions pourtant besoin dans la guerre éclair qu’il nous fallait mener. Leur volonté était, je cite, de construire une “machine de guerre électorale”.

Evidemment, les élections générales de décembre 2015 se profilaient à l’horizon, le terrain politico-électoral était donc prioritaire. Mais la médiation ne pouvait pas se faire uniquement à travers la télévision ou les réseaux sociaux : elle devait passer par un travail dans les quartiers, par la construction d’un ancrage local. Certains cercles, à qui on n’a pas accordé de véritable rôle, si ce n’était quelques actions isolées comme coller des affiches, se sont rapidement affaiblis et vidés de leur substance. Aujourd’hui la moyenne d’âge dans ces cercles est assez élevée, ce qui n’est pas représentatif de l’électorat de Podemos, et c’est un véritable problème. D’un autre côté, cela montre tout de même que Podemos a remotivé des militants de plus de 50 ans, bien que le pourcentage des voix obtenues dans cette catégorie de la population soit très faible. Cela signifie bien qu’une partie de cette génération a, d’une manière ou d’une autre, repris espoir avec Podemos.

LVSL : Effectivement, Podemos a su redonner espoir à une fraction de la génération de la Transition à la démocratie, dont les aspirations ont été frustrées par ce que vous qualifiez de “transition asymétrique”.  A Podemos, vous évoquez régulièrement la “crise du régime de 1978” un prisme conceptuel intéressant et méconnu en France. Qu’entendez-vous par là ?

En ce qui nous concerne, disons qu’à partir de 2008, et notamment à partir du tournant de la rigueur de Zapatero puis de la censure du statut d’autonomie de la Catalogne par le tribunal constitutionnel, nous observons une rupture du pacte social implicite qui s’était noué lors de la Transition. Il s’était déjà fragilisé auparavant, notamment sous Felipe González,  pionnier du néolibéralisme en Espagne. Mais les aspirations ont été fondamentalement contrariées sous Zapatero, lorsque les espoirs d’ascension sociale des enfants des classes moyennes se sont fracassées sur la crise et les politiques d’austérité. Cette fracture sociale se conjugue à la crise de représentatitivté des grands partis que sont le PSOE et le PP. Nombreux sont aussi ceux qui commencent à remettre en cause le récit de la Transition modèle à la démocratie – bien que Pablo [Iglesias] soit aujourd’hui beaucoup moins critique à l’égard de la Transition qu’il ne l’était au début – et particulièrement de son côté idéalisant : une monarchie intouchable, l’unité indispensable de l’Espagne, l’interdiction de parler des disparus de la dictature, de rechercher la justice, la vérité et la réparation pour les victimes du franquisme. Enfin, la question catalane a pris une acuité nouvelle avec la censure du nouveau statut d’autonomie de la Catalogne par le tribunal constitutionnel en 2010, qui a provoqué une véritable fracture : le catalanisme d’antan était principalement fédéraliste, mais celui d’aujourd’hui constate finalement que la voie fédérale n’est plus une option au sein de l’Etat espagnol du fait des blocages institutionnels. Cela a provoqué un important revirement de la population vers l’indépendantisme. Evidemment, la monarchie est touchée en son coeur, puisqu’elle symbolise l’esprit de la transition et l’unité de l’Espagne.

“Nous courons aujourd’hui le risque que le PSOE devienne un instrument au service de l’autoréforme du régime, d’une simple régénération de celui-ci, tout en exerçant une pression pour que Podemos devienne une force subalterne.”

Nous ne sommes donc pas face à une crise de l’Etat – à l’exception potentiellement de la question catalane –, mais il ne s’agit pas non plus d’une simple crise de la représentation. Il y a en effet une crise de régime qui est loin d’être résolue, malgré l’épuisement du cycle de mobilisation provoqué par le 15-M et le fait que Podemos ait atteint un plafond électoral. Aujourd’hui, la corruption continue d’être un facteur d’affaiblissement de la légitimité du régime, y compris dans des secteurs de la population qui ne sont pas de gauche – ce qui explique en partie l’importance acquise par Ciudadanos. C’est la raison pour laquelle on peut dire que nous vivons une période d’interrègne, un moment intermédiaire dans lequel persiste l’instabilité politique.

Néanmoins, il s’agit bien d’une crise de régime et pas uniquement d’une crise de gouvernabilité, et il me semble qu’un horizon de rupture reste ouvert. Même si à court terme, évidemment, si l’on ne voit pas naître une nouvelle vague de mobilisation, s’il n’y a pas un regain d’espoir dans les rangs de Podemos, nous pourrions nous retrouver devant un blocage.  Toujours est-il que les primaires du PSOE ont démontré l’impact de Podemos et révélé à quel point la crise de régime est bien réelle. En ce sens, nous accueillons la victoire de Pedro Sánchez comme une victoire des militants socialistes qui ont cherché à freiner le tournant à droite du parti. Objectivement parlant, nous avons assisté à un affaiblissement d’un des deux partis-clés du régime, bien que ce dernier pose à présent des problèmes à Podemos en termes de compétition électorale. Nous courons aujourd’hui le risque que le PSOE devienne un instrument au service de l’autoréforme du régime, d’une simple régénération de celui-ci, tout en exerçant une pression pour que Podemos devienne une force subalterne.  

LVSL : Pedro Sánchez s’est récemment réapproprié le concept de plurinationalité, mais il semble davantage enclin à reconnaître la pluralité des identités culturelles plutôt qu’à évoquer la question épineuse de la souveraineté. A la manière du Canada avec les Québécois en somme. Qu’en pensez-vous ?

Pedro Sánchez a repris le concept de plurinationalté, que Pablo Iglesias avait inscrit à l’agenda politique de manière assez confuse. Mais il le reprend en effet dans une approche exclusivement culturelle : c’est-à-dire que la seule nation politique, la seule nation souveraine est la nation espagnole, et la Catalogne est une nation culturelle. Une conception dont une grande partie de la société catalane ne se satisfait pas. Aujourd’hui, beaucoup de Catalans souhaiteraient voir s’appliquer le statut d’autonomie rejeté par le tribunal constitutionnel, mais ils se heurtent à l’inflexibilité du Parti Populaire. Le problème, c’est que l’idée d’une Espagne comme seule et unique nation est profondément ancrée dans la société et dans l’imaginaire du régime de 1978. Nous devons aujourd’hui défendre le droit à l’autodétermination, même si ce droit à l’autodétermination inclut inévitablement le droit à la séparation, sans quoi il n’aurait aucun sens. Nous défendons un fédéralisme que l’on retrouve aussi dans la culture politique d’Izquierda Unida, c’est aussi ce que prône Alberto Garzón.

LVSL : Javier Franzé a bien mis en évidence l’existence de deux lignes au sein de Podemos quant à la manière de résoudre la crise du régime de 1978, deux lignes qui se matérialisent dans une tension entre régénération et rupture : faut-il se contenter de “virer” le Parti Populaire des institutions pour les remettre au service des citoyens, ou rompre franchement avec le régime de 1978 et ses institutions en enclenchant un processus constituant ?  

Après les élections générales de juin 2016, on a commencé à reconnaître que le moment populiste et l’opportunité d’être perçus comme alternative au gouvernement étaient passés. En réalité, Podemos savait pertinemment que même si nous avions dépassé le PSOE, les pouvoirs économiques, l’IBEX35, qui est l’équivalent de votre CAC40 en France, auraient fait tout leur possible pour les empêcher de gouverner. Mais le “sorpasso” aurait au moins permis à Podemos d’apparaître comme la première force alternative.

Dans le cas espagnol, le projet populiste se voulait beaucoup plus transversal que la conception de Laclau et Mouffe. Chantal Mouffe parle de populisme de gauche, tandis qu’Iñigo Errejón parle de populisme en général. Mais la transversalité a été limitée par l’irruption de Ciudadanos. Puisque Podemos n’est pas parvenu à mettre le PSOE en minorité, le populisme doit désormais se présenter comme alternative de gouvernement.

Dans un contexte d’épuisement de la vague de mobilisation sociale, se présenter comme une alternative de gouvernement implique de se restreindre à un projet de type régénérationniste. Ce qui induit le risque de rechercher un accord avec le PSOE limité à une réforme constitutionnelle, à une austérité modérée. En ce sens, on se calquerait sur le modèle portugais. Mais étant donné que le PSOE n’est pas disposé à rompre avec le pacte budgétaire européen, il y a un risque réel d’appréhender le problème sous le seul angle de la crise de gouvernabilité et de proposer une réforme a minima qui ne résoudrait aucun des aspects fondamentaux de la crise de régime, ni sur le plan social, ni sur le plan de la question nationale.

Face à cela, parmi les anticapitalistes, nous considérons que Podemos doit prioriser le travail d’opposition au gouvernement en continuant à faire pression sur le PSOE afin de déboucher sur une motion de censure alternative. Il n’y a aucune raison de sous-estimer l’action parlementaire, et il faut continuer à harceler le PP et à montrer qu’il existe une autre option. Cependant, d’un autre côté, nous pensons qu’il faut relever le défi catalan.

LVSL : Qu’en est-il de votre position sur le referendum catalan ?

Evidemment, nos camarades en Catalogne et moi-même considérons que le référendum tel qu’il se présente n’est pas la meilleure voie, car il est le fruit des compromis passés entre la CUP et Junts Pel Sí, avec un puissant parti indépendantiste de droite, le PdeCat, marqué par un lourd passif dans le domaine de la corruption. Dans tous les cas, si le référendum avait lieu, ce serait un véritable coup porté au régime, et ce même si le « Non » l’emportait, parce que des millions de personnes pourraient s’exprimer dans le cadre d’un processus de participation populaire. Si le référendum n’est pas autorisé et constamment freiné par le PP, seuls les partisans du “Oui” se rendront aux urnes.

Sur ce cas précis, il me semble que les dirigeants de Podemos restent assez ambigus. Le problème, c’est qu’ils se sont socialisés politiquement dans la culture du Parti Communiste – ce n’est pas le cas d’Inigo Errejón, mais ça l’est pour Pablo Iglesias et Juan Carlos Monedero qui ont conseillé Izquierda Unida lorsque Gaspar Llamazares en était le coordinateur général. Cette culture politique les pousse à envisager la Catalogne en des termes culturels plus que politiques, et c’est là le coeur du problème. Au sein du courant anticapitaliste, notre position à propos des nationalités ibériques ne fait pas l’objet de contestation interne car nous familiarisons les nôtres à ces questions depuis bien longtemps.

La remontada de Podemos lors des élections générales de décembre 2015 est en grande partie due à l’accord passé par Pablo Iglesias avec En Comú Podem et au tournant emprunté par Pablo Iglesias et Iñigo Errejón suite à l’échec des élections régionales de septembre 2015 en Catalogne : ils commencent alors à parler de plurinationalité. Auparavant, ce mot n’apparaissait qu’en petites lettres dans les documents de Vistalegre, mais il ne collait pas avec le discours de la patrie. Désormais, ils parlent de “patrie plurinationale”, malgré toutes les contradictions que cela implique.

LVSL : vous revendiquez donc la mise en oeuvre d’un processus constituant, c’est à dire d’une rupture avec le régime de 1978 plutôt qu’une régénération de celui-ci ?

Evidemment, dans la conjoncture politique actuelle, nous ne sommes pas en conditions de dire qu’il faut engager une rupture constituante. En revanche, nous pouvons très bien dénoncer le processus destituant mené en ce moment même par le pouvoir en place.  Dans ces conditions, nous pouvons faire en sorte que les mairies du changement soient des laboratoires alternatifs – nous sommes d’accord sur ce point avec Iñigo Errejón. Ces pratiques préfigureraient le processus constituant en majuscules que nous souhaitons engager.

Le problème, c’est qu’Iñigo Errejón en vient à tenir un discours selon lequel les institutions sont intrinsèquement bonnes mais parasitées par des intrus. Malheureusement, les institutions sont loins d’être bonnes en elles-mêmes, et les dirigeants de Podemos le savent bien. Par ailleurs, il faut bien avoir conscience des risques induits par les conditions matérielles de l’Union européenne et de l’Espagne, par toute cette architecture constitutionnelle qui entrave toute possibilité de créer davantage d’emplois publics et de remunicipaliser les services publics. La législation et les caractéristiques des administrations publiques et de leurs fonctionnaires constituent souvent des obstacles à la politique menée par les mairies du changement. Ces dernières ont besoin de contrepouvoirs, ce dont Gerardo Pisarello et Ada Colau à Barcelone ont parfaitement conscience : ils savent qu’ils devraient en faire plus et demandent davantage de pression sociale sur eux-mêmes pour pouvoir dépasser leurs limites.

“La guerre de mouvement est terminée et nous entamons une guerre de position qui doit permettre de faire avancer l’idée d’un processus constituant à grande échelle”

Les mairies du changement sont fondamentales, mais elles doivent être perçues comme un champ de dispute politique loin d’être neutre. Un champ dans lequel les acteurs du changement savent qu’ils font partie d’un appareil d’Etat dont l’architecture institutionnelle n’est pas la leur, au sein duquel ils ont la tâche de générer de nouveaux rapports de force. Ces rapports de force devront se concrétiser sur le plan régional lors des élections régionales de 2019. Pour le moment, Podemos ne gouverne aucune Communauté autonome, et il s’agirait là d’une avancée cruciale.

Aujourd’hui, il est permis de penser que la guerre de mouvement est terminée et que nous entamons une guerre de position qui doit permettre de faire avancer l’idée d’un processus constituant à grande échelle. En commençant à l’échelle locale, par la remunicipalisation des services publics, par de nouveaux droits sociaux, par la fédération des municipalités. Sur le thème de la dette, il est essentiel que les municipalités travaillent ensemble à l’échelle espagnole et européenne. Nous pensons qu’il ne faut pas abandonner l’horizon de la rupture, qui doit rester notre horizon stratégique : à cette stratégie, il faut alors subordonner la tactique.

LVSL : Les militants de Podemos sont divisés quant à la question républicaine. Certains estiment que la République doit être au coeur du processus constituant, tandis que d’autres, dans une ligne plus transversale, considèrent qu’il faut privilégier l’amplifiction de la démocratie et laisser de côté cet enjeu clivant. Certains militants anticapitalistes jugent quant à eux que la République n’est pas la panacée et qu’elle ne doit pas se substituer à l’horizon d’un véritable pouvoir populaire, parfois inspiré de l’expérience du Chili de Salvador Allende et des cordons industriels. Qu’en pensez-vous ?

Evidemment, nous savons que la monarchie est un pilier central du régime de 1978, mais nous distinguons ce qui relève de la critique et ce qui relève de la stratégie politique. Sur le plan stratégique, il est vrai que dans la majorité de la société espagnole, la question monarchie/république n’apparaît toujours pas comme une question centrale de l’agenda politique. En revanche, les thèmes de la santé, de l’éducation, du travail, du revenu universel, et la question catalane, sont jugés fondamentaux.

Tout comme Pablo [Iglesias], nous mettons aujourd’hui en avant des valeurs républicaines, l’idée d’un républicanisme civique défendant la participation politique et ouvrant la possibilité d’un référendum portant sur la question monarchie/république. Ce n’est pas incompatible avec l’idée d’un pouvoir populaire. Mais nous ne pouvons pas reproduire le modèle chilien sans la centralité qu’avait à l’époque le prolétariat industriel au Chili. Lorsque nous parlons du pouvoir populaire, nous faisons appel à l’auto-organisation, aux mouvements sociaux, à la reconstruction d’un nouveau syndicalisme social. Dans le dernier numéro de la revue Viento Sur, nous traitons des “luttes, mouvements et contre-pouvoirs”. Il s’agit de déterminer comment on peut développer stratégiquement un contre-pouvoir social à partir des mouvements et des mobilisations collectives. Nous citons régulièrement en exemple le Syndicat andalou des travailleurs (SAT) ou la Plateforme des victimes de l’hypothèque (PAH) qui a joué un rôle crucial dans la vague de mobilisation ces dernières années. Nous scrutons avec attention toutes les nouvelles organisations qui prennent forme parmi des milieux de travailleurs très précarisés, qui jusque-là étaient restés ultrafragmentés.

LVSL : En France, la stratégie du NPA diffère de la vôtre. Vous avez choisi d’intégrer la plateforme Podemos malgré tous les désaccords que vous maintenez avec les dirigeants actuels du parti, tandis que les militants anticapitalistes français font d’une certaine manière chemin à part. Comment expliquez-vous ces différences entre les familles anticapitalistes espagnole et française ?

Je crois qu’il faut remonter au référendum sur la Constitution européenne de 2005 pour appréhender la situation française : en guise de bilan, on pourrait dire que la gestion de l’après-référendum, suite à la victoire du “non”, a été une occasion manquée. Les forces de gauches auraient pu capitaliser sur ce “non” et engendrer une force politique alternative, plurielle, qui ne soit pas une simple coalition de partis mais un véritable parti-mouvement. Par la suite, l’alliance Front de Gauche/NPA ne s’est pas produite, ce qui a entraîné l’affaiblissement du NPA dans un premier temps, puis du Front de gauche. En réalité, je crois qu’il a manqué un 15-M en France. Il a manqué un moment marquant comme le mouvement des Indignés qui aurait pu constituer une entrée dans la lutte et une expérience d’intense politisation pour la nouvelle génération. Un mouvement qui aurait obligé les partis de gauche à s’autoréformer, à converger et à céder la place à cette nouvelle génération.

Nous avons certes assisté à un cycle de luttes sociales, avec la mobilisation contre la réforme des retraites, contre la Loi travail, Nuit Debout, mais il semblerait que cela n’ait pas suffi. On peut dire que la France Insoumise a quelque peu capté le mal être et la colère ressentie par de nombreux Français, mais sans véritable bagage social. Rien ne garantit que la France Insoumise deviendra demain le catalyseur d’un nouveau cycle de mobilisation.

Olivier Besancenot et le NPA ont des divergences avec Jean-Luc Mélenchon – et je dois dire que je serais aussi critique qu’eux à leur place – mais ils doivent bien reconnaître qu’il a réussi à canaliser ce mécontentement et qu’il est en partie parvenu à faire contrepoids à Marine Le Pen dans toute une partie des classes populaires. Je pense que les principaux reproches du NPA sont liés à des enjeux symboliques, à la question du national-populisme, et surtout au mode d’organisation.

LVSL : Vous êtes vous même très critique à l’égard de Podemos sur ce dernier aspect…

Quant à nous, il est vrai que nous n’avons pas fait scission et malgré les conflits que nous avons eus, nous avons assumé d’être en minorité au sein de Podemos. Mais nous sommes une minorité critique et irréductible. Nous ne faisons pas de l’entrisme ni n’agissons comme des parasites : à l’inverse, nous sommes présents depuis les origines de l’organisation, nous en sommes les cofondateurs. Et malgré les différends qui ont rapidement surgi, nous pensons toujours qu’il est pertinent de rester à Podemos, bien que nous ne soyons pas optimistes sur son futur en tant que parti, car nous percevons effectivement de grands risques d’institutionnalisation et de bureaucratisation. Aujourd’hui, nous pensons qu’il faut donner plus d’importance au travail de reconstruction du mouvement social, c’est-à-dire que nos militants et sympathisants doivent s’intégrer davantage aux mouvements et aux réseaux. Podemos ne doit pas se contenter d’observer les actions des collectifs et plateformes sociales, il nous faut contribuer à la reconstruction de ces organisations.

LVSL : C’est précisément le point sur lequel insiste l’activiste et sociologue latinoaméricaine Raquel Gutiérrez, qui met en garde contre les risques pour les militants d’intégrer les institutions dans un contexte de reflux des mobilisations sociales. Une fracture entre le parti et les mouvements sociaux dans une telle situation n’est-elle pas inévitable ?

C’est bien le risque que nous courons. Nous sommes davantage gramsciens que léninistes. Notre projet doit être celui d’un bloc historique plurinational et populaire, et ce bloc doit avoir un bras institutionnel fondamental. Car le grand problème de la gauche radicale est que nous ne réussissons jamais à dépasser les 10%, ni même les 5%. La fenêtre d’opportunité ouverte par la crise est immense. Mais ce bras institutionnel ne peut fonctionner sans ce que Raquel [Gutiérrez] appelle un horizon national populaire et communautaire. Nous devons construire des ponts entre les deux, les combiner et les articuler avec le dispositif culturel, discursif et communicationnel qui est fondamental pour Podemos. Nous reconnaissons certes la capacité performative des discours, mais sans base matérielle, la communication a ses limites. On l’a bien vu avec Pablo Iglesias, qui bénéficiait d’un très large espace dans les médias pendant un temps, avant qu’ils ne commencent à lui mener la vie dure et à se montrer hostiles. On remarque également un certain épuisement sur les réseaux sociaux : les programmes comme la Tuerka et Fort Apache n’ont plus la même audience qu’auparavant.

LVSL : Dans sa thèse sur la Ligue Communiste Révolutionnaire devenue le NPA, Florence Joshua s’intéresse à la manière dont les militants s’autodéfinissent politiquement. Elle met notamment en évidence parmi les jeunes générations de militants une grande hétérogénéité des filiations politiques revendiquées. Il semblerait qu’à la différence des militants du moment 68, les jeunes activistes du moment altermondialiste ne fassent plus de la “révolution” un marqueur identitaire central. Selon vous, qu’est-ce qu’être révolutionnaire à Podemos au XXIe siècle ?

Personnellement, j’utilise assez peu le terme « révolutionnaire ». A partir de l’essor du mouvement altermondialiste, nous avons davantage axé nos discours sur l’anticapitalisme, ce qui coincidait avec l’orientation adoptée en France. Depuis le début des années 80, la révolution ne fait plus partie des plans, c’est la raison pour laquelle notre ami Daniel Bensaid a reconnu que nous entrions dans une époque d’ “éclipse stratégique”. Dans les années 90, avec la chute du mur de Berlin, nous nous concevions essentiellement comme des militants en résistance.  D’une certaine manière, nous sommes passés du résistantialisme à l’anticapitalisme à travers le mouvement altermondialiste et plus encore lorsqu’a éclaté la crise de 2008. En ce sens, je ne ressens pas le besoin de me définir comme révolutionnaire, même si je pense qu’aujourd’hui, du fait de la crise, le débat stratégique est revenu sur la table, bien que la révolution ne soit plus à l’ordre du jour.

“Il y a aujourd’hui davantage de raisons d’être anticapitaliste qu’hier, du fait du changement climatique, et car il est désormais démontré que l’Etat-Providence a constitué une parenthèse dans l’histoire du capitalisme.”

Aujourd’hui, notre questionnement est le suivant : quelle stratégie adopter pour remettre la nécessité de la révolution à l’agenda ? Le numéro 150 de la revue Viento Sur porte sur le centenaire de la révolution russe de 1917, et nous nous interrogeons sur les manières de repenser la révolution. La repenser pour ne pas l’oublier, mais sans pour autant tomber dans la nostalgie. Que ce centenaire serve à se souvenir de la révolution, tout en sachant qu’elle n’est plus d’actualité aujourd’hui. Le débat stratégique, lui, est d’actualité, c’est la raison pour laquelle il est essentiel de relire Gramsci et d’en débattre, car nous sommes aujourd’hui à une étape de la guerre de position. La guerre de mouvement est terminée : elle a pris la forme d’une guerre éclair dans le cycle électoral de ces deux dernières années, mais elle a touché à sa fin.  

Le plus important pour moi, c’est qu’il y a aujourd’hui davantage de raisons d’être anticapitaliste qu’hier, du fait du changement climatique, et car il est désormais démontré que l’Etat-Providence a constitué une parenthèse dans l’histoire du capitalisme bien plus qu’un trait culturel de celui-ci. Le pacte social n’est pas un trait culturel du capitalisme, c’est une exception liée à la configuration particulière des rapports de force dans l’après guerre. Aujourd’hui, le capitalisme met en danger le futur de l’humanité, et c’est pour cela que nous citons de manière récurrente Fredric Jameson : « Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme » – même si je parlerais plutôt de la fin de l’humanité, parce que la planète peut très bien survivre sans nous les êtres humains.

Quoi qu’il en soit, il est intéressant de remarquer qu’avec la renaissance de ce débat stratégique émerge une certaine curiosité intellectuelle envers les auteurs des années 1970 qui ont réinterprété la pensée de Trotski, à l’image de Daniel Bensaid ou de Perry Anderson. Ma génération s’est consacrée à lire Lénine et Trotski dans le texte, aujourd’hui, la jeune génération peut redécouvrir ces auteurs classiques à travers les lunettes des penseurs des années 1970, tout en analysant le moment historique actuel à l’aune de leur propre grille de lecture.   

LVSL : La douloureuse expérience de Syriza en Grèce n’a-t-elle pas découragé les militants et les intellectuels au sein de Podemos ?

Cette question est fondamentale, car sur le plan stratégique, il nous faut déterminer que faire dans le cadre de l’Union Européenne actuelle. Nous avons eu nos différences à ce sujet avec Pablo Iglesias et Iñigo Errejón, car eux ont dans un premier temps défendu ce que Tsipras a fini par accepter en Grèce. C’était pour nous une erreur. Il n’est pas question d’employer des termes cinglants comme « capitulation » ou « trahison », mais dans tous les cas, il s’agissait bien d’une défaite. Car un référendum qui aboutit au rejet du mémorandum, mais suite auquel ledit mémorandum est finalement signé, c’est tout de même une belle preuve d’échec. Cette déroute a eu d’importantes répercussions. La situation n’est pas comparable à celle du Chili de 1973, mais il est vrai que cette défaite a servi d’alibi à des secteurs de la social-démocratie européenne, à de nouveaux partis, et même à Pablo Iglesias d’une certaine façon, pour affirmer qu’il n’est pas possible de s’opposer à la Troïka et qu’il est nécessaire de revoir le programme à la baisse.

On peut certes l’envisager dans l’instant, mais lorsqu’on nous impose de privatiser Bankia en Espagne, il faut dire non. Avec Miguel Urbán, nous nous sommes intéressés aux propositions de Yanis Varoufakis, bien que nous ne nous soyons pas focalisés là-dessus. Nous avons du moins admis la nécessité d’un plan B pour l’Europe. Personnellement, je n’étais pas d’accord avec l’idée de Varoufakis d’une assemblée constituante européenne, car cela avait peu de sens, mais il est vrai qu’il a eu le mérite de mettre sur le devant de la scène la question de la dette. Avec Eric Toussaint et le Comité pour l’annulation des dettes illégitimes, nous avons tenté de proposer des initiatives à l’échelle européenne et particulièrement au niveau des pays du Sud : une stratégie pourrait être envisagée entre le Portugal, l’Espagne, l’Italie et la Grèce, non pas dans le but de sortir de l’euro, mais pour désobéir au pacte budgétaire européen et aux limites imposées par l’Union Européenne. Il est bien possible que cette stratégie de désobéissance heurte l’eurogroupe à un moment donné. Par conséquent, il faut assumer les risques d’une sortie de l’euro, mais toujours subordonnée à une stratégie qui vise à garantir les droits sociaux dans la constitution, à nationaliser de nouveau ce qui a été privatisé, et à rechercher le consensus citoyen nécessaire pour démystifier l’Union Européenne.

Evidemment, il faut chercher des alliés, car il est difficile de tenir un rapport de force uniquement depuis l’Etat espagnol. Une alliance a minima entre le Portugal et l’Espagne pourrait être une première étape. Nous ne pouvons pas nous en remettre à une stratégie de résignation et à une vision statique, ni céder au repli national étatique, mais nous devons imaginer une stratégie d’extension. Penser un protectionnisme social qui pourrait être appliqué à l’échelle étatique mais dans l’objectif de l’étendre au-delà de celle-ci.

Propos recueillis par Lenny Benbara, Léo Rosell et Vincent Dain.

Traduction réalisée par Sarah Mallah avec l’aide de Vincent Dain.

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