Javier Milei, le dollar et les BRICS : le vrai tournant dans la politique argentine

Javier Milei - Le Vent Se Lève
Le président argentin Javier Milei représenté sur un dollar américain © Marielisa Vargas

Propos outranciers, style débraillé, slogans fantaisistes, propositions délirantes : la presse occidentale a dépeint le président argentin Javier Milei comme un OVNI. Pourtant, par bien des aspects, le « Trump argentin » s’inscrit dans la parfaite continuité de la « caste » qu’il a conspué durant sa campagne. Coupes dans les aides sociales et libéralisation du droit du travail, mais aussi allégeance au dollar et alignement sur les États-Unis contre les BRICS : autant d’orientations programmatiques que réclament une fraction des élites. Derrière sa rhétorique incendiaire et ses provocations multiples, Javier Milei est plus classique qu’il n’y paraît. Moins qu’une plongée dans l’inconnu, sa présidence semble préfigurer un retour aux années 1990…

Javier Milei est un « OVNI politique devenu président », pour France 24. Le président argentin, pouvait-on lire dans le New York Times, se démarque par « un style impétueux et des théories conspirationnistes qui rappellent celles de Donald J. Trump ». Les propos orduriers de Javier Milei ont retenu l’attention de la presse, tout comme sa chevelure : « lorsque la responsable de la communication [de Milei] a conçu sa coupe hétérodoxe, elle avait deux inspirations en tête : Elvis Presley et Wolverine », relatait The Guardian.

Wolverine au World Economic Forum ?

D’une coupe hétérodoxe à une politique hétérodoxe il semble n’y avoir qu’un pas, que de nombreux commentateurs n’ont pas manqué de franchir. Aussi Javier Milei a-t-il été dépeint, à la suite de Donald Trump et de Jair Bolsonaro, comme l’énième avatar d’un « populisme » issu des masses et venu perturber le consensus libéral et démocratique qui prévalait.

Dans le New Stateman, l’historien Quinn Slobodian offre un son de cloche différent : « En 2014, Javier Milei a pris la parole au World Economic Forum, invité par Ricardo Hausmann, professeur à la Kennedy School de Harvard. On l’a introduit en détaillant son CV impeccablement mainstream, étant l’auteur de plus de cinquante articles académiques. Il était présent en tant qu’économiste en chef de Corporación América, l’une des plus importantes multinationales de l’Argentine ».

Si Javier Milei était d’une certaine manière un outsider lors de la campagne présidentielle de 2023, force est de constater qu’il n’était aucunement étranger à la « caste » qu’il dénonçait. De quoi cet enfant maudit de l’establishment est-il le nom ?

Un système d’ancrage strict au dollar (currency board) a été expérimenté par l’Argentine dans les années 1990, sous le haut-patronage du FMI. L’option de dollarisation intégrale portée par Milei ne constitue qu’une étape supplémentaire sur cette voie

À y regarder de plus près, on peinerait à voir dans son programme une seule orientation qui n’ait pas d’abord émergé dans les think tanks libéraux, été promue dans la presse et brandie comme un remède miracle par les institutions financières internationales. Effectuer des coupes massives dans les dépenses budgétaires (symbolisées durant sa campagne par une tronçonneuse). Privatiser des entreprises publiques. Libéraliser le droit du travail et restreindre le rôle des syndicats. Ces éléments, continue Quinn Slobodian, sont des « caractéristiques tout à fait ordinaires du consensus de Washginton ».

Pour caricaturale que soit la manière dont Javier Milei défende ces orientations, elles font toutes partie du bréviaire des dirigeants du Fonds monétaire international (FMI) ou de la presse financière. Et elles ont connu un commencement de réalisation sous la présidence du néolibéral Mauricio Macri (2015-2019). Ce même Macri que Javier Milei assimilait un temps à « la caste », qualifiait de « maléfique » (evil) et de « populiste de pacotille »… avant d’accepter, sans sourciller, son soutien électoral au second tour. « Macri voit dans la présidence de Milei une deuxième chance à sa tentative ratée de guérir l’économie argentine », rapporte le directeur d’un groupe de consulting argentin cité par le Financial Times.

Dollariser l’économie : révolution ou business as usual ?

Sur la question du dollar, le programme de Javier Milei semble plus hétérodoxe. Ses propositions en la matière – suppression de la Banque centrale et dollarisation totale de l’économie – ont été soulignées par la presse occidentale comme la marque d’une démagogie destinée à plaire aux masses, en vertu du bon sens économique le plus élémentaires. Mais ici encore, force est de constater que Milei ne fait que s’inscrire dans une dynamique déjà existante – la dollarisation de facto d’une grande partie des économies latino-américaines – et radicaliser des orientations économiques déjà hégémoniques au sein des élites argentines.

L’Amérique latine est l’une des zones les plus dollarisées au monde. Non que le billet vert y ait cours légal – sauf dans trois pays : Équateur, Panama et Salvador -, mais il est présent en abondance sur les marchés noirs. Il constitue une valeur-refuge vers laquelle les habitants se tournent à la moindre crise monétaire, et qu’ils thésaurisent dans cette éventualité. Il est particulièrement prisé de la bourgeoisie latino-américaine, qui s’en sert dans ses activités d’import-export, ou pour le placer dans des titres financiers juteux aux États-Unis.

Face à cet état de fait, certains courants politiques choisissent d’aller à l’encontre des contraintes du dollar, et préconisent d’utiliser leur monnaie nationale à des fins prioritairement internes – au risque d’une dépréciation. D’autres, soutenus par les économistes néolibéraux, préfèrent accepter la domination de la devise américaine, et prônent un ancrage ferme de leur monnaie nationale sur celle-ci.

Cet ancrage monétaire (currency peg) a pour vertu non négligeable de garantir la stabilité de la monnaie, et donc des prix nationaux par rapport aux prix étrangers. En retour, il limite considérablement la souveraineté économique du pays : puisque la valeur de la monnaie nationale doit être indexée sur le dollar, il faut en limiter la circulation sitôt que le risque d’une dépréciation point. Aussi des taux d’intérêt structurellement élevés et l’impossibilité de dévaluer la monnaie sont-ils des caractéristiques fréquentes des économies qui ont fait ce choix.

Certains gouvernements ne se sont pas contentés de cet arrimage informel. Ils l’ont institutionnalisé, en obligeant légalement la Banque centrale à réprimer toute surémission monétaire par une hausse des taux. Ce système de « caisses d’émissions » (currency board) a été précisément expérimenté par l’Argentine dans les années 1990, sous la présidence de Carlos Menem et le haut-patronage du FMI. Les conséquences sociales désastreuses de cet épisode – explosion du chômage et de la pauvreté -, ainsi que la crise financière qu’il a contribué à générer – la stagnation du pays ayant entraîné une difficulté à rembourser la dette – marquent, encore aujourd’hui, l’imaginaire argentin.

L’ampleur de la rupture diplomatique reste à établir. Il est probable que l’Argentine s’aligne sur Washington dans sa guerre économique contre le Venezuela, mais douteux qu’elle bouleverse ses relations avec la Chine, choyée du puissant secteur agro-exportateur argentin

L’option de dollarisation intégrale de l’économie ne constitue que l’étape supplémentaire sur la voie du currency board. Par la radicalité de cette réforme, Javier Milei s’écarte bien de l’orthodoxie néolibérale, qui demeure dubitative face à cette option1. Mais qui pourrait dire qu’il ne prolonge pas des décennies d’activisme en faveur de l’abandon de la souveraineté monétaire, du contrôle gouvernemental sur les Banques centrales et de régulation des taux d’intérêt par le pouvoir politique ?

Rompre avec la Chine et le « communiste enragé » Lula

Le dollar n’est pas seulement un enjeu national. Son rôle dans la limitation de souveraineté qu’elle impose aux pays latino-américains avait conduit de nombreux gouvernements à rallier les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) dans leur agenda de dé-dollarisation. Si le Brésil est un membre fondateur de cette organisation, l’Argentine devait la rejoindre en 2024. Et c’est sans surprises que Javier Milei a brutalement mis fin à ce processus.

Le programme international de Javier Milei s’inscrit dans la doxa pro-américaine qui domine la presse et les cercles de réflexion occidentaux – mais d’une manière particulièrement caricaturale. Durant sa campagne, Milei avait ainsi promis, en des termes vagues, de rompre avec la Chine, dirigée par « des assassins », et de prendre ses distances vis-à-vis du « communiste enragé » Luiz Inácio « Lula » da Silva.

Ce dernier changement d’orientation est significatif. Avec le Brésil, ce pays était à la pointe des efforts affichés de dé-dollarisation du continent. Au début de l’année 2023, le président brésilien Lula et son homologue argentin Alberto Fernandez avaient officialisé leur volonté d’instituer une devise commune, le « sur ». Ensemble, ils réactivaient une vieille idée du nationalisme latino-américain, pour qui la prédominance du dollar dans les échanges internationaux est un levier impérialiste aux mains des États-Unis. Les nombreuses difficultés et contradiction de cette démarche rendaient déjà son issue incertaine. Désormais, ce projet est enterré.

L’ampleur réelle de cette rupture avec les membres des BRICS reste à établir. Il est probable que l’Argentine se retire de tous les projets d’intégration régionale portés par le Brésil et s’aligne désormais sur Washington dans sa guerre économique contre Cuba et le Venezuela. Il est en revanche douteux qu’elle bouleverse ses relations commerciales avec la Chine. Le puissant secteur agro-exportateur argentin compte en effet sur celle-ci pour absorber sa production. En 2023, la Chine avait importé pas moins de 93 % du soja argentin. Le président Mauricio Macri (2015-2019), pour soumis aux injonctions de Washington qu’il fut, avait dû se plier aux réquisits des multinationales du blé et du soja qui réclamaient le statu quo avec la Chine.

Et Mauricio Macri tiendra sans doute un rôle important dans la structuration du gouvernement de Milei, selon de nombreux propos rapportés. En l’absence d’une majorité parlementaire et d’une équipe prête à gouverner, celui-ci devra nécessairement se tourner vers les membres les plus conservateurs de la « caste ». Au prix de l’abandon de ses propositions les plus farfelues – suppression de la Banque centrale, rupture des liens diplomatiques avec la Chine -, Milei pourrait gouverner avec le soutien de la haute-administration, des grands médias et de Washington. Les pouvoirs économiques, quant à eux, ne seraient que trop heureux d’appuyer un défenseur si zélé de leurs intérêts.

Note :

1 L’Équateur est le seul pays latino-américain à avoir adopté conféré au dollar le statut d’unique monnaie nationale en 1999. Tandis que cette réforme était réclamée par les élites du pays, en quête d’une stabilité financière face à l’inflation qui rongeait leur épargne, elle était considérée avec peu d’enthousiasme par le gouvernement américain, la FED et le FMI, qui ont fini par l’accepter.

En Argentine, un vote défensif et sans illusions

Sergio Massa - Le Vent Se Lève
L’actuel ministre de l’économie et candidat à la présidence argentine Sergio Massa © Juanita Nicole

En Argentine, après quatre ans de présidence de centre-gauche, Sergio Massa, le candidat du parti au pouvoir, prône des mesures d’austérité et plaide pour un virage libéral. Si son programme ne suffisait pas, son parcours sinueux (Massa avait soutenu le président néolibéral Mauricio Macri à ses débuts) et sa proximité avec l’ambassadeur des États-Unis attestent du tournant qu’il souhaite prendre. Il fait face à Javier Milei, porteur d’un agenda libertarien. Que son programme soit fantaisiste et imprécis ne l’a pas empêché de recevoir le soutien de nombreuses personnalités de premier plan, dont celle de Mauricio Macri. Au second tour des élections, c’est sur un vote utile et défensif que la gauche se fédère. Par Claudio Katz, professeur d’économie à l’Université de Buenos Aires, traduction Victor Carmé [1].

Les résultats surprenants du premier tour des élections générales en Argentine (le 22 octobre) ont eu des répercussions non négligeables sur les stratégies des classes dirigeantes. La remontée du candidat pro-gouvernemental Sergio Massa, la stagnation du libertarien Javier Milei et l’effondrement de la candidate conservatrice Patricia Bullrich (à la tête de la coalition Juntos por el Cambio) ont entravé les plans des élites visant à l’affaiblissement des syndicats, la destruction des mouvements sociaux et la criminalisation des manifestations.

Face à ces menaces, le parti au pouvoir a adopté une position défensive, incarnant la résistance démocratique face à la réhabilitation de la dictature, la justification du terrorisme d’État et le dénigrement du mouvement féministe. Au travers de leurs votes, les électeurs ont exprimé leur détermination à sauvegarder les retraites et l’éducation publique et faire obstacle à toute réduction drastique des salaires.

Une vague de suffrages a ébranlé la confiance de la droite dans son accession imminente au pouvoir. La même résistance observée auparavant en Espagne, au Chili, au Brésil et en Colombie se matérialise aujourd’hui en Argentine. La mémoire collective s’est réveillée, la sonnette d’alarme a retenti, et les inquiétudes de la société face à la menace que représente Javier Milei a soudainement refait surface.

Une grande partie de la population a su percevoir ce danger – même si l’alternative repose sur un gouvernement plus timide encore que celui d’Alberto Fernández et de Cristina Fernández de Kirchner (dont Sergio Massa est le ministre de l’économie) sur le plan social. Une part significative de la population a gardé en tête qu’un candidat de droite accentuerait les problèmes économiques en y ajoutant le fléau de la répression. Suite à la débacle des élections primaires, le « péronisme » a su reconquérir ses électeurs au soir du permier tour, le 22 octobre dernier, notamment grâce à la victoire éclatante dont l’étoile montante de la gauche du péronisme, Axel Kicillof, a remportée dans la province de Buenos Aires.

[NDLR : le « péronisme » est la doctrine officielle du parti au pouvoir, supposément inspiré par l’action du président Juan Domingo Perón (1946-1955, 1973-1974), caractérisée par de nombreuses avancées en faveur des classes populaires et une diplomatie non alignée sur les États-Unis. À lintérieur de la mouvance « péroniste » cohabitent en réalité des factions que tout opposent, d’une gauche socialisante à une droite en faveur des réformes du FMI].

On observe en Argentine une réaction similaire à celle qui a conduit à la défaite de Jair Bolsonaro au Brésil, de Fernando Camacho en Bolivie, de Donald Trump aux États-Unis, d’Antonio Kast au Chili ou de Juan Guaidó au Venezuela

La montée en puissance de Javier Milei parmi les jeunes (en particulier les jeunes hommes) a été pour le moment contenue. Bien qu’il ait réalisé une performance élevée au sein des secteurs les moins politisés, l’impertinence et les interventions erratiques du candidat libertarien ont perdu de leur charme dans les secteurs influencés par le militantisme populaire.

Désarroi de la droite

Lors du vote du premier tour, Sergio Massa a joui d’un score étonnamment élevé et les électeurs ont finalement décidé de sanctionner la droite. Les analystes médiatiques n’ont pas manqué de faire part de leur surprise, et de leur mécontentement – interprétant ces résultats comme la confirmation définitive que l’Argentine est « un pays de merde », pour reprendre l’expression vulgaire formulée précédemment par l’un d’entre eux. De telles attaques ont en réalité pu renforcer le parti au pouvoir, et conduire les masses populaires à défendre une fierté nationale attaquée.

Selon les journalistes de La Nación, la défaite de la droite est imputable à la manipulation « populiste » organisée par le leader de gauche Axel Kicillof dans l’agglomération de Buenos Aires, qu’ils opposent à la « liberté civique » observée dans la capitale. En réalité, des loyautés de longue date perdurent dans les deux districts, déterminées par des intérêts sociaux – loin vertus civiques attribuées à la classe moyenne et à l’ignorance prêtée aux classes populaires.

Les plus libéraux ont également prétendu que le parti au pouvoir avait remporté ce premier tour grâce aux ressources de l’appareil d’État. Ils oublient cependant que lors des élections précédentes, ces mécanismes ont abouti à des résultats opposés. La même incohérence se manifeste dans l’analyse des résultats des candidats : ils attribuent le triomphe de Massa à son talent de manipulateur, oubliant que, malgré ces mêmes artifices, ce vétéran de la politique a essuyé d’innombrables échecs.

Les représentants de l’establishment sont perplexes face aux résultats du 22 octobre. Leurs analyses ne prennent pas en considération un élément fondamental : l’émergence d’une réaction démocratique face à la menace réactionnaire. Au lieu de cela, ils préfèrent plutôt constater lucidement que les électeurs ont rejeté les attaques contre leurs droits sociaux – et disqualifier une telle réaction, en raison de la nécessité d’une politique d’ajustement.

Une grande partie de l’électorat résiste à l’aggravation de sa condition sociale. La population argentine est habituée, depuis de nombreuses années, à devoir faire face à des taux d’inflation élevés, mais elle n’accepte pas de devoir se résigner à tolérer de nouvelles difficultés liées à une récession. Entre se confronter à l’adversité et risquer de perdre leur emploi, ils optent pour la première solution. Le choix de faire face à l’adversité s’est façonné à travers les enseignements tirés des gouvernements de droite, lesquels ont la tendance à cumuler tous les fléaux. Si Massa est synonyme d’inflation, Milei et Bullrich aggraveraient la situation. Ainsi, une grande partie de la population a opté pour un mal connu, face à la perspective de répéter les difficultés rencontrées sous les gouvernements de Carlos Menem, Fernando De la Rúa et bien sûr Mauricio Macri.

Sergio Massa entretient des relations étroites avec l’ambassade des États-Unis et fait l’éloge de l’opposition vénézuélienne. Lors du débat présidentiel, il s’est distingué en soutenant sans faille les crimes commis par Israël contre la population palestinienne

Une autre explication commune du résultat des élections réside dans le fait que le parti au pouvoir a profité de la division de l’opposition. Mais cette évidence nexplique pas pour autant les raisons de cette fracture. Elle ne tient pas compte du fait que l’aile droite a elle-même favorisé sa propre division en désignant Javier Milei comme le promoteur des politiques d’ajustement. Elle a créé un monstre qui a pris son essor et a fini par enterrer Patricia Bullrich, candidate libérale plus modérée. Les porte-parole du pouvoir oublient également que cette division n’est pas un choix délibéré, mais le résultat de la déception générée par Mauricio Macri. Cette déception a conduit l’électorat à chercher un sauveur en-dehors de la « caste » politique. La scission au sein de l’opposition est davantage causée par des tensions internes que par une volonté émanant du parti au pouvoir.

On observe en Argentine une réaction similaire à celle qui a conduit à la défaite de Jair Bolsonaro au Brésil, de Fernando Camacho en Bolivie, de Donald Trump aux États-Unis, d’Antonio Kast au Chili, de Juan Guaidó au Venezuela et de Rodolfo Hernández en Colombie. Le recul de l’extrême droite n’est pas une particularité nationale. Mais ce facteur est totalement négligé par les commentateurs médiatiques…

Le profil de Massa

Le vainqueur des élections est à la tête de l’aile conservatrice du parti au pouvoir, qui promeut des idées très différentes de celles du « kirchnerisme ». Après l’élection, il s’est notamment présenté seul lors de son allocation télévisée, soulignant ainsi son nouveau statut de leader. Il a annoncé la « fin de la division » et a réaffirmé son désir de gouverner avec le soutien de l’opposition de droite. Il met en avant les valeurs traditionnelles, rassure l’establishment et évite toute allusion à Cristina Kirchner, sujette à un procès – à l’inverse du gouverneur réélu de la province de Buenos Aires, Axel Kicillof.

Toute sa trajectoire confirme cette tendance. Il a tout d’abord rompu avec le « kirchnérisme » pour converger avec la droite, puis a soutenu Mauricio Macri ses débuts. Par la suite, il a donné son aval à la politique autoritaire du ministre de la sécurité de Buenos Aires, Sergio Berni, et à fermé les yeux sur les répressions de son collègue Gerardo Morales dans la province de Jujuy. Il entretient également des relations étroites avec l’ambassade des États-Unis et fait l’éloge de l’opposition vénézuélienne. Enfin, lors du débat présidentiel, il s’est distingué en soutenant sans faille les crimes commis par Israël contre la population palestinienne.

Mais le plus grand succès de Sergio Massa réside dans le fait d’avoir réussi à faire oublier qu’il est l’actuel ministre de l’économie, et qu’il a contribué à l’appauvrissement de la population argentine. Le taux de pauvreté dépasse à présent les 40%, tandis que les dévaluations convenues avec le FMI exacerbent les pressions inflationnistes. Le ministre a imposé à sa population cette lourde dégradation afin d’obtenir des crédits accordés par les créanciers. Et les compensations, annoncées hebdomadairement pour atténuer la baisse des revenus des classes populaires, ont été rapidement absorbées par l’inflation. Aucune prime ne vient contrecarrer les hausses de prix quasi quotidiennes pratiquées par les grandes entreprises, sur laquelle le ministère de l’Économie a pudiquement fermé les yeux. Personne ne respecte la légitimité d’un accord sur les prix, et le secrétariat au Commerce se dispense de tout contrôle.

Par des improvisations quotidiennes, Massa profite de la trêve qu’il a conclue avec le FMI jusqu’à la fin du cycle électoral pour contenir l’emballement du taux de change. Il profère des menaces contre les employés « fantoches » des bureaux de change, sans intervenir dans les vastes opérations bancaires. Il négocie avec la Chine une aide en yuans pour soutenir des réserves déjà dans le rouge et préfère différer toute décision cruciale jusqu’aux résultats des élections de novembre. Mais lui-même doute de sa capacité à contenir le désordre résultant de la course effrénée entre inflation et dévaluation…

Pour le moment, le ministre-candidat ne tient pas ses engagements, mais il affirme que tout changera une fois qu’il assumera la présidence. Et il se garde bien de clarifier les raisons pour lesquelles il ne se montre pas aussi affirmatif vis-à-vis de sa gestion actuelle de l’économie… Les millions d’électeurs qui ont choisi de voter pour lui n’ignorent pas la responsabilité de Massa dans le désastre économique du pays. Bien qu’ils subissent directement les conséquences des mesures d’ajustement orchestrées par le ministre, ils craignent malgré tout que l’aile droite puisse aggraver encore plus la situation actuelle, en imposant des mesures répressives supplémentaires.

Les enjeux du second tour

Étant donné que la somme des voix obtenues par Javier Milei, Patricia Bullrich et le quatrième candidat Juan Schiaretti dépasse de loin celles obtenues par Sergio Massa, plusieurs spécialistes considèrent que le libertarien a plus de chances d’atteindre la Casa Rosada. Dans ce cas, il réitérerait les événements qui se sont déroulés au second tour des élections équatoriennes, confirmant que le succès d’une élection n’anticipe aucunement la victoire dans la suivante et que la volatilité des votes est devenue la norme dans toutes les élections récentes. Mais il est tout aussi vrai que Sergio Massa était mieux placé que son rival lors du dernier scrutin. On peut observer cette différence dans l’état d’esprit des deux candidats.

La brusque conversion du lion Milei au « chaton câlin » érode sa crédibilité.

Massa a mobilisé tout le Parti justicialiste, négocie des postes avec les gouverneurs et l’Union Civique Radicale, et s’attaque au parti Juntos por el cambio, dont l’unité reste précaire dans un contexte polarisé, en proposant des nominations attrayantes.

En revanche, Javier Milei doit panser les plaies qu’il a infligées au parti Proposition républicaine en négociant avec des personnalités discréditées (Mauricio Macri) ou démoralisées (Patricia Bullrich). Il se trouve à présent en contradiction avec l’image d’outsider qu’il s’est forgée. En effet, après avoir obtenu des soutiens grâce à des prises de position provocantes, condamnant la « caste » des dirigeants et avançant des idées fantaisistes, il mendie aujourd’hui le soutien de la droite traditionnelle, en se soumettant aux alliances auxquelles il s’opposait auparavant avec véhémence.

Cette brusque conversion du lion au « chaton câlin » (pour reprendre l’expression de Myriam Bregman lors du débat présidentiel) érode sa crédibilité. L’establishment et les médias qui ont favorisé sa notoriété ont pris leurs distances avec ses élucubrations. Bien qu’il bénéficie du large bloc anti-péroniste, le libertarien a perdu le privilège de proférer des discours irresponsables. Ses propositions de dollarisation de l’économie, de vente d’organes, de port d’armes et de rupture avec la Chine ne séduisent plus grand monde. De plus, les dernières absurdités de son entourage (suspension des relations avec le Vatican, dénonciation de fraudes électorales non prouvées, suppression de l’aide alimentaire aux parents séparés) l’ont sérieusement affecté.

À ce stade, il est difficile de faire des prédictions fiables pour le second tour des élections. Les erreurs répétées des sondeurs rivalisent avec le comportement inattendu des électeurs. Personne n’avait imaginé l’issue des trois tours précédents. Cependant, peu importe la précision de nos calculs, l’essentiel est d’adopter une attitude forte face au scrutin.

Les luttes des travailleurs dans cette nouvelle donne

Un paysage politique façonné par l’émergence de plusieurs cygnes noirs a commencé à se dessiner, remettant en question les plans élaborés par les classes dirigeantes. La première surprise, pour l’establishment, a consisté dans la déroute du parti Juntos por el Cambio et de sa candidate Patricia Bullrich. Ses principales figures sont hors-course et le plan économique détaillé élaboré par la Fundación Mediterránea, sous la supervision de l’ex-président de la Banque centrale argentine Carlos Melconian, a fait long feu.

Les élites ont dû se résigner à un scénario qui aurait paru impensable quelques mois plus tôt : un nouveau gouvernement péroniste. Personne n’aurait pu anticiper qu’une administration aussi désastreuse que celle d’Alberto Fernández puisse être remplacée par un successeur du même acabit. Si cette continuité se confirme, les grands propriétaires argentins reconsidèreront leurs alliances avec le justicialisme. Ces décisions devront prendre en compte la nécessité de reconsidérer leur objectif ultime, qui consiste à assujettir les majorités populaires en altérant de force les rapports sociaux.

Le ministre Sergio Massa a concilié ajustements inflationnistes et démagogie électorale. Cette approche rend envisageable un dialogue avec les syndicats, totalement impensable avec Javier Milei.

Le nouveau Congrès initiera ce changement de scénario. La perspective pour la droite de transformer radicalement la composition du Parlement pour instaurer des ajustements profonds est désormais plus incertaine. Alors que de nouveaux élus libertariens feront leur entrée à l’assemblée, Juntos por el Cambio a perdu les siens et le parti au pouvoir converse ses bataillons. Dans ce nouveau Congrès, aucun membre ne disposera de son propre quorum, et la création d’un contexte favorable à la discussion, en totale adéquation face aux critiques suscitées par les mesures d’austérité, demeure incertaine.

Les spéculations sur les tensions qui opposeront Massa au kirchnerisme sont pour le moment prématurées. Le vote massif en faveur d’Axel Kicillof ajoute un nouveau paramètre qui va influencer les dynamiques au sein du péronisme. Cristina Kirchner a réussi à établir son bastion dans la province de Buenos Aires, et Sergio Massa devra réévaluer sa position. Cette complexité se reflète également dans la lutte sociale contre les mesures d’ajustement. Il est indéniable que cette résistance constitue la seule manière de protéger les droits des plus démunis, indépendamment du prochain président. Dans le cas de Milei, l’affrontement serait direct, tandis que l’opposition sous Massa revêtirait de nombreuses formes.

Au cours de son dernier mandat, le ministre a concilié ajustements inflationnistes et démagogie électorale, mettant en place des mesures susceptibles de convenir au plus grand nombre. De fait, il a accordé de nouveaux privilèges pour les exportateurs d’hydrocarbures avec la mesure Dólar Vaca Muerta, très similaire à celle octroyée aux producteurs de soja. Il a également annoncé un blanchiment fiscal, encore plus favorable aux fraudeurs que celui précédemment offert par Mauricio Macri… Enfin, le ministre a également multiplié ses apparitions dans les médias, sans justification apparente, pour tenter de maintenir le niveau de consommation jusqu’à novembre, malgré les pénuries.

Malgré tout, plusieurs acquis en faveur des salariés, tels que la réduction de l’impôt sur le revenu par une loi du Congrès, ainsi la réduction du temps de travail, ont été intégrés à ces mesures. Cette initiative est fortement combattue par les lobbies du capital et promue par les syndicats. L’ouverture d’un débat autour de ces réformes est envisageable avec Massa, mais serait totalement impensable avec Milei. Le même contraste peut être observé avec la proposition de financer l’octroi d’une prime aux travailleurs informels par le biais d’une taxe extraordinaire sur les grands contribuables.

En définitive, de telles mesures mettent en lumière la complexité du contexte argentin actuel, où la lutte sociale s’entremêle de plus en plus avec les tensions politiques. S’adapter intelligemment à ce scénario représente aujourd’hui le défi majeur des militants de gauche.

Note :

[1] Article originellement publié par l’édition latino-américaine de notre partenaire Jacobin sous le titre « Los efectos imprevistos de un voto defensivo ».

Juan Grabois : « Il faut annuler la dette argentine »

Juan Grabois est l’une des figures de proue du mouvement social argentin. Intellectuel péroniste, il est le fondateur du Frente Patria Grande (Front pour la grande patrie). Défenseur d’un salaire minimum universel et engagé dans le christianisme social, nous avons souhaité l’interroger sur le contexte argentin à l’approche des élections générales. Par Pablo Rotelli, traduit par Malena Reali.

LVSL – Pouvez-vous nous définir ce qu’est pour vous le péronisme et comment il vous a influencé ?

Juan Grabois – Depuis la perspective européenne, le péronisme ne peut être compris qu’en lisant Gramsci. Il faut avoir à l’esprit une différence conceptuelle importante, que le pape François a développée dans ses écrits du temps où il était cardinal : celle entre les concepts de société et de peuple. Tandis que la société est une catégorie héritée des Lumières, c’est-à-dire est une catégorie sociologique qui possède une dimension logique, le peuple est une catégorie historique et mythique. Un peuple repose sur une histoire partagée et des mythes.

Le péronisme est une histoire de victoires matérielles tangibles pour la classe travailleuse argentine, mais aussi un renforcement du pouvoir politique du peuple ouvrier. C’est pour cela que toute assimilation simpliste du péronisme au fascisme est caractéristique d’une mentalité eurocentrée et coloniale. Celle-ci ne parvient pas à concevoir que parfois les catégories ordinaires de la politique puissent s’inverser en traversant l’Atlantique : c’est-à-dire qu’une force politique puisse exister en étant à la fois conservatrice sur le plan culturel et révolutionnaire sur le plan socio-économique.

Si l’on regarde le processus chaviste au Vénézuela, le gouvernement de Correa en Équateur, voire même le cas cubain, on s’aperçoit que l’axe principal de la lutte dans un pays en état de dépendance est nécessairement lié à la récupération de la souveraineté nationale face au colonialisme, ce qui comporte un puissant élément de réaffirmation culturelle. Le sujet des droits sociaux est également important : pour le péronisme, ceux-ci sont historiquement passés par-dessus certains droits « culturels » de quatrième génération. Il faut dire, néanmoins, que ce débat était plus fort il y a trente ou quarante ans. Aujourd’hui, le progressisme culturel peut coexister avec une volonté de transformation socio-économique révolutionnaire – comme il peut également coexister très facilement avec le néolibéralisme économique. 

Le péronisme se définit à la fois par ces transformations historiques et par une dimension mythique, supra-rationnelle, qui se développe à partir de l’interdiction du péronisme pendant près de trente ans et des massacres perpétrés durant la dictature militaire, entre 1976 et 1983. Depuis l’Europe, il y a parfois une surreprésentation de la répression qui a visé les intellectuels – et qui a bien existé – ou encore d’une violence qui aurait visé la « gauche » politique – catégorie simpliste et difficilement applicable au contexte latino-américain. Les assassinats, disparitions et exactions du régime ont statistiquement ciblé, en majorité, des militants ouvriers péronistes. 70 % des morts et disparus ont été des activistes syndicaux péronistes, qui n’ont par ailleurs pas participé à la lutte armée au sein des guérillas opposées à la dictature. Cette double histoire des transformations sociales et de la résistance péroniste a une influence très puissante, qui perdure encore aujourd’hui. La contradiction fondamentale entre l’impérialisme nord-américain et les trois valeurs principales du péronisme, qui sont la souveraineté politique, l’indépendance économique et la justice sociale, reste également très ancrée dans notre imaginaire collectif.

Enfin, il y a également un élément de flexibilité idéologique au sein du péronisme, qui a mené certains cadres politiques à adopter des comportements de transfuges. Mais ce n’est pas une caractéristique propre au péronisme. On peut observer une flexibilité similaire au sein des mouvements eurocommunistes et socialistes européens – lorsque l’on entend le discours de certains partis socialistes en Europe, on se demande s’ils ne sont pas de droite ! 

LVSL – Vous êtes proche du pape François, quelle est votre dette envers le monde catholique et quelle influence la spiritualité a-t-elle sur votre identité politique ?

Juan Grabois – La question spirituelle est liée à notre identité en tant que peuple. Ensuite, il y a des éléments personnels, de conscience et de subjectivité qui sont difficiles à traduire politiquement. Je dis souvent que si je n’étais pas catholique, je serais « Jésusiste » : le corpus idéologique et doctrinal de l’évangile me semble absolument applicable au moment dans lequel on vit. Lorsque l’évangile de Jésus-Christ selon saint Matthieu décrit, en son chapitre 25, la façon dont Dieu va juger les humains, il relie à l’enjeu de la solidarité entre les hommes et non aux enjeux de pratiques culturelles individuelles. Pour faire simple, Dieu ne jugera pas un homme en fonction de ses écarts à la morale de son époque. Dieu jugera s’il est allé visiter les prisonniers, s’il a pris soin des malades et s’il a nourri les affamés. Il va juger comment cet homme ou cette femme a travaillé à résoudre les problèmes de l’humanité et panser les plaies des différents systèmes d’exploitation et de hiérarchisation qui se sont succédés, à peu d’exceptions près, depuis deux-mille ans.

LVSL – On dit qu’il y a une montée de l’évangélisme parmi les classes populaires en Argentine, notamment en périphérie de la capitale. Au Brésil, ce même phénomène s’est accompagné d’une montée de l’extrême droite et du conservatisme. Ne craignez-vous pas que ce mouvement se répète en Argentine ?

Juan Grabois – Je n’ai pas cette crainte pour le moment. La différence fondamentale entre l’Argentine et le Brésil est le péronisme. L’identité péroniste, à la différence de celle du Parti des Travailleurs brésilien, est ancrée comme une appartenance culturelle. C’est-à-dire que, même lorsque les gens sont évangélistes sur le plan religieux, ils restent politiquement péronistes. L’idéologie de droite ne pénètre pas aussi facilement dans nos classes populaires, grâce à l’antidote qu’est le péronisme. Par ailleurs, malgré la percée de l’évangélisme, les secteurs populaires du catholicisme sont encore très présents, au travers des curas villeros, les prêtres des bidonvilles.

Ceux-ci gardent un prestige très important auprès de leurs communautés, en raison d’une différence éthique assez évidente avec de nombreux évangélistes. Il ne faut évidemment pas généraliser ce type d’observation à toutes les Églises évangéliques et il ne s’agit pas de tout mettre dans le même sac. Il existe une différence très grande entre les organisations évangélistes pentecôtistes, idéologiquement plus à droite, telles que l’Église universelle du Royaume de Dieu, importée du Brésil, qui est davantage une organisation criminelle que religieuse, et l’évangélisme traditionnel, luthérien et américain. Le méthodisme a notamment joué un grand rôle dans la défense des droits de l’Homme en Argentine. De la même façon, il y a une tradition de spiritualité chrétienne et juive très engagée pour les droits de l’Homme, qui n’est pas très connue mais qui est très puissante.

LVSL – Le péronisme est également lié à la revendication de la souveraineté de l’Argentine. Vous avez beaucoup critiqué l’accord conclu avec le Fonds Monétaire International. Qu’est-ce qui ne vous allait pas dans cet accord ? Que feriez-vous de la dette argentine ? 

Juan Grabois – Ce qui est intéressant, dans notre histoire, c’est que Perón a refusé d’entrer au Fonds Monétaire International. Ce n’est qu’avec le coup d’État militaire que l’Argentine y est entrée. Depuis, toutes nos grandes crises ont été liées à des crises de la dette. Le FMI était censé nous soutenir face au manque de devises, qui est notre éternel problème systémique : lorsque nous arrivons à une période de croissance, nous ne pouvons pas importer car nous n’avons pas de dollars. Alors le FMI intervient, supposément pour résoudre ce problème. Il ne résout pourtant rien, et nous finissons endettés. Pire encore, nous nous retrouvons avec un co-gouvernement colonial qui met en place des politiques néolibérales. Ce facteur est encore plus grave que le poids de la dette, qui est déjà colossal. L’emprunt contracté sous le gouvernement de Mauricio Macri est le plus grand emprunt de l’histoire de notre pays, mais aussi le plus grand prêt de l’histoire du FMI : 50 milliards de dollars, dont 45 ont été déboursés. Ces fonds ont entièrement été perdus en raison de la fuite de capitaux organisée par les banquiers et les grands patrons. 

Maintenant, si l’on suit la pensée de Perón, mais aussi celle des pères fondateurs de l’indépendance et de la lutte anticoloniale latino-américaine, il n’y aura pas de solution pour la souveraineté argentine sans une solution continentale. Perón identifiait trois phases pour le processus de développement du pays : la première était nationale, la deuxième continentale, et la troisième était universelle. 

Par rapport au Fonds, j’ai eu l’occasion d’échanger avec les dirigeants portugais, qui ont mené des négociations complexes avec la troïka, ainsi qu’avec les dirigeants grecs. Le Portugal a un peu mieux réussi, mais notre cas est différent. Nous devons annuler la dette. Pour être direct : nous devons faire défaut, c’est-à-dire que nous devons arrêter de la rembourser et mener une bataille internationale, juridique et politique, aux côtés de tous les pays endettés, pour l’annulation, a minima, de la part illégale de cette dette. Je fais référence au montant qui a été utilisé au mépris des propres statuts du FMI, qui dans son sixième article interdit l’utilisation des dollars pour la formation d’actifs à l’étranger.

C’est ce qui est arrivé en Argentine : les dollars entraient dans le pays et n’étaient pas utilisés pour construire des routes, des ponts, des écoles ou des hôpitaux. Ils entraient d’un côté et ressortaient de l’autre à travers le secteur financier. Notre position à ce sujet n’est pas une posture idéologique, mais une conclusion rationnelle, qui implique de prendre conscience des effets de cette dette sur le peuple argentin. Nous avons un taux de pauvreté de 40 % et nous allons monter jusqu’à 60 %. Nous allons finir dans une situation de vulnérabilité absolue. Nous serons dans l’incapacité de protéger nos ressources naturelles – le lithium, l’eau, les hydrocarbures, le nucléaire – et notre souveraineté alimentaire. 

LVSL – Que pensez-vous de la nouvelle vague de gauche en Amérique latine, qui se traduit notamment par l’entrée de l’Argentine dans l’UNASUR ? Quel doit être le projet continental ?

Juan Grabois – Aujourd’hui les institutions latino-américaines sont faibles, y compris politiquement et diplomatiquement. Lorsque Chávez était encore là, il y avait encore une certaine force de ces institutions. Elles constituaient un obstacle pour les projets de coup d’État dans la région. Il y a 5 ou 6 questions concrètes et matérielles à régler, notamment la monnaie commune, le passeport commun…, rien de révolutionnaire, ce sont des enjeux similaires à ceux de l’Union européenne. Une des grandes problématiques est le rapport de l’intégration aux grandes puissances financières et aux institutions telles que le FMI, l’OMC, la Banque mondiale… Nous souhaitons une intégration qui se traduise par des traités commerciaux multilatéraux que nous négocierons en tant que bloc géopolitique plurinational et respectueux des souverainetés nationales. C’est une différence importante avec l’UE.

LVSL – Le contexte actuel est marqué par la montée en puissance du libertarien d’extrême droite Javier Milei ? Malgré ses propositions toutes plus farfelues les unes que les autres – supprimer la Banque centrale, donner force de loi aux paiements par cryptomonnaie… – il possède une popularité certaine. Comment analysez-vous ce personnage ?

Juan Grabois – Cela me semble être la conséquence logique du manque de perspectives offertes par le camp populaire et progressiste latinoamericain. Ce dernier souffre en effet d’une forte endogamie de personnes qui se parlent entre convaincus dans un langage inaudible des catégories populaires. Le même problème a lieu en Italie avec Giorgia Meloni qui est une cadre politique extraordinaire. Elle vient des classes populaires de plus basse extraction. Elle a travaillé dans un club nocturne. Elle connaît les gens et dispose d’un feeling très fort. Son projet est évidemment catastrophique, à la fois sur le plan culturel au regard de sa xénophobie, sur le plan économique car elle est néolibérale, et du point de vue du substrat fasciste de sa politique. Mais elle maîtrise le langage du peuple. C’est ce que notre camp a perdu. Il n’offre donc plus de perspectives aux gens. C’est dans ce type de contexte que les projets anti-populaires paradoxalement commence à prendre sens : l’apologie de l’entrepreneuriat, l’individualisme… 

Par ailleurs, Javier Milei fait ce que nous devrions faire, c’est-à-dire une critique structurée contre le système. Car ce système ne fonctionne pas. Milei part de prémices valides pour aboutir à des solutions absolument terrifiantes. Mais la critique qu’il incarne et qu’il propage auprès de larges pans des secteurs jeunes et populaires est tout à fait valide.

Anatomie du procès politique contre Cristina Kirchner

© Elena Malari pour Le Vent Se Lève

Après Lula, après l’ex-chef d’État équatorien Rafael Correa (condamné à huit ans de prison), c’est la vice-présidente argentine Cristina Kirchner qui écope d’une sentence de six ans de prison – pour attribution illicite de marchés publics. Si sa fonction lui confère l’immunité, le retentissement est considérable dans la vie politique du pays. L’opposition menée par l’ex-président Mauricio Macri crie au scandale de corruption. Les partisans de Cristina Kirchner – soutenus par une grande partie de la gauche latino-américaine – dénoncent de multiples vices de procédure et la dimension politique de la justice argentine. Au-delà de la rupture de la présomption d’innocence et de la partialité des juges, ils cherchent à mettre en lumière des liens incestueux entre le pouvoir judiciaire, le monde médiatique, les élites économiques et l’entourage de l’ex-chef d’État Mauricio Macri.

C’est pour « administration frauduleuse » que la vice-présidente Cristina Kirchner a été condamnée à six ans de prison. Elle est accusée d’avoir organisé une vaste affaire de surfacturations et d’allocation illicite de fonds durant sa présidence (2007-2015) en faveur de l’homme d’affaires Lázaro Baez. C’est plus d’un milliard de dollars que celui-ci aurait perçu par l’entremise de marchés publics, à l’issue de 51 contrats conclus avec les autorités argentines. Protégée par sa fonction de vice-présidente, Cristina Kirchner échappe pour le moment à la prison. Elle peut également recourir en appel à des instances supérieures : la Chambre de cassation, puis la Cour suprême. Il n’en demeure pas moins que sa condamnation porte un coup significatif au gouvernement de coalition qu’elle dirige aux côtés du président Alberto Fernandez.

Pouvoir exécutif et pouvoir judiciaire

La temporalité du jugement interroge. Depuis son élection en 2007, Cristina Kirchner a fait l’objet de nombreuses demandes de mise en examen. La grande majorité d’entre elles n’ont pas été retenues, faute d’éléments probants. Les choses changent en 2015 lorsqu’elle termine son mandat et que le candidat qu’elle soutenait perd l’élection face à Mauricio Macri – partisan d’une libéralisation à marche forcée de l’économie et d’un rapprochement diplomatique avec les États-Unis. Les autorités judiciaires multiplient alors les procédures contre Cristina Kirchner.

Elle est notamment mise en cause dans le cas « Mémorandum contre Iran » et « Vialidad ». Le premier concerne un sordide attentat terroriste perpétré contre la communauté juive de Buenos Aires en 1994 supposément commandité par la République islamique d’Iran – ce que celle-ci a toujours nié et alors que d’autres pistes existent concernant cette attaque-, que la présidente Kirchner aurait protégée à dessein pour conserver ses bonnes relations diplomatiques avec le pays1. Le second concerne les surfacturations supposément effectuées en faveur de Lázaro Baez.

La nature des éléments avancés contre Cristina Kirchner pose question. Certains ont été obtenus grâce à des écoutes illégales de l’ancienne présidente – ses défenseurs avancent qu’elles proviennent des services argentins, dont l’opacité a été renforcée durant la présidence Macri

Ces procès coïncident avec des nominations de personnalités politiquement alignées sur le chef d’État Mauricio Macri à la tête de plusieurs organes judiciaires, au prix de nombreuses entorses à la légalité et de modifications législatives a posteriori. Cinq jours seulement après son élection, Mauricio Macri désigne par décret deux juges à la tête de la Cour suprême et court-circuite le Sénat – dont l’approbation aurait été requise s’il avait suivi une procédure ordinaire.

L’Unité d’information financière (UIF) et l’Officine anti-corruption (OA), deux organes qui possèdent des pouvoirs étendus en termes d’investigation et de saisine des autorités judiciaires, voient leur direction renouvelée. L’UIF est confiée à Mariano Federici, ancien conseiller au Fonds monétaire international (FMI), tandis que l’OA est remise à Laura Alonso, une députée membre du parti de Mauricio Macri. Elle était alors l’une des principales figures publiques réclamant la mise en accusation de l’ex-présidente dans l’affaire « Mémorandum contre Iran »2. Puisqu’elle n’était pas avocate, condition nécessaire pour prendre la tête de l’OA, Mauricio Macri a du modifier les statuts de l’organe par décret3.

La nomination de ces personnalités – notoirement et violemment hostiles à Cristina Kirchner – a fait craindre une « politisation » d’organes censés demeurer indépendants de l’orientation idéologique de l’exécutif. L’UIF et l’OA deviennent rapidement partie prenante dans les divers procès initiés contre l’ex-présidente. Il leur est reproché de rouvrir des dossiers déjà clos par les institutions judiciaires.

À l’inverse, plusieurs personnalités qui ont pris la défense de Cristina Kirchner sont limogées par le président Macri4. Le cas de la procureure générale Alejandra Gils Carbó est emblématique. Celle-ci fait l’objet d’une campagne d’intimidation médiatique, tandis que l’exécutif cherche à la démettre. Le média conservateur Clarín va jusqu’à publier le numéro de téléphone portable de sa fille de 26 ans

Loin de déplorer ce climat de tensions, le président Macri lui-même déclare publiquement que la procureure générale ne détient pas « l’autorité morale » nécessaire pour exercer cette fonction. Acculée, elle finit par démissionner en décembre 2017.

Eduardo Casal, qui partage les vues de Mauricio Macri, est alors nommé par ce dernier – au prix d’une entorse légale : le Sénat, dont deux tiers des membres doit approuver la nomination, n’est pas convoqué5. L’autonomie de cet organe est alors fortement réduite par rapport au pouvoir exécutif. Il possède des prérogatives étendues en termes d’investigation – et récoltera des informations à charge qui seront brandies contre les partisans de Cristina Kirchner durant les procès.

Une autre réforme significative renforce la capacité de l’exécutif à recueillir des informations confidentielles. En mai 2016, Mauricio Macri initie une refonte de l’Agence fédérale des renseignements intérieurs (Agencia federal de inteligencia, AFI)6, qui consacre le secret de l’allocation de certains fonds. En a-t-il profité pour mettre sur écoute l’ancienne présidente, à présent cheffe de file de l’opposition ? C’est ce dont ses partisans accuseront Mauricio Macri, des années plus tard, dans le cadre de l’affaire « Vialidad », lorsqu’il a été découvert que les accusateurs possédaient des enregistrements illégaux de celle-ci…

Collusion entre l’exécutif et les instances judiciaires ? Les défenseurs de Cristina Kirchner pointent également le rôle des organes de presse – pour la plupart propriété de grandes fortunes nationales. « Des juges et procureurs bien identifiés ont réenclenché des procédures à des moments politiques clefs, cherchant à trouver un écho auprès des principaux médias », dénonce la chercheuse Silvina Romano7. Ils dénoncent un « harcèlement judiciaire » : sur les 650 demandes de mise en examen de l’ex-présidente, six personnes en ont effectuées entre 20 et 70. « Cette dynamique destinée à générer un consensus médiatique à l’encontre de Cristina Kirchner s’est fortement radicalisée l’année qui a précédé les élections présidentielles [de novembre 2019 NDLR] ».

Une affaire a récemment fait les choux gras des partisans de Kirchner. Elle concerne un séjour dans une villa luxueuse financé par le groupe médiatique Clarín, d’obédience conservatrice. On y trouve des hauts-fonctionnaires proches de l’ancien président Macri, des hommes de média ou des figures juridiques clefs de l’opposition à Cristina Kirchner

Ils pointent du doigt une presse borgne, qui scrute par le menu chacune des rumeurs touchant Cristina Kirchner, mais ignorent les nombreux cas de corruption qui éclaboussent Mauricio Macri. Le nom de ce dernier apparaît au sein des Panamá papers, dans la comptabilité d’une société offshore siégeant aux Bahamas7. Il est à l’origine du scandale « correo argentino » : une fois élu président, Macri aurait tenté d’effacer une dette contractée par sa famille envers l’État argentin. Mais le procureur en charge de cette affaire, Juan Pedro Zoni, a été démis en 2018 par le procureur général Eduardo Casal lui-même nommé par Macri… Il est également compromis dans l’affaire Odebrecht, la fameuse multinationale brésilienne du BTP ayant arrosé de nombreux politiciens latino-américains. Si au Brésil ce scandale est à l’origine de l’emprisonnement de Lula, si en Équateur il a conduit à une peine de prison de huit ans pour Rafael Correa, en Argentine la presse est demeurée relativement silencieuse concernant Mauricio Macri, et les autorités judiciaires n’ont jamais inquiété le président…

Vices de procédure

Dans l’affaire « Vialidad », c’est d’abord sur l’aspect juridique que les défenseurs de Cristina Kirchner interpellent. « Il y a de multiples vices de procédure. En aucun cas il ne s’agit d’un procès ordinaire. Plusieurs garanties ont été violées », tranche Elizabeth Gomez Acorta, ex-ministre des femmes d’Argentine.

C’est d’abord le manque d’impartialité des juges qui est déplorée. La Constitution argentine précise qu’en aucun cas un juge ne peut prononcer une sentence s’il existe un « soupçon ou une crainte de partialité » à l’encontre de l’accusé. Or Rodrigo Giménez Uriburu, l’un des trois juges à avoir prononcé la sentence contre Cristina Kirchner, a été aperçu jouant au football dans l’une des résidences personnelles de l’ex-président Mauricio Macri

La nature des éléments avancés contre Cristina Kirchner pose également question. Certains ont été obtenus grâce à des écoutes illégales de l’ancienne présidente – ses défenseurs avancent qu’elles proviennent des services argentins, dont l’opacité a été renforcée durant la présidence Macri. D’autres l’ont été par l’entremise de témoignages non pas prononcés devant les juges, comme le veut la procédure, mais lus par des intermédiaires – ce qui contrevient au code pénal argentin8.

Enfin, la défense de Cristina Kirchner déplore la violation de sa présomption d’innocence, et l’inversion de la charge de la preuve. Les multiples contrats supposément surfacturés en faveur de Lázaro Baez lui ont été attribués dans le cadre des budgets nationaux, qui ont tous été approuvés par l’Assemblée et vérifiés par des organes de contrôle autonomes. L’accusation avance que les parlementaires et les membres de ces organes auraient reçu des pots-de-vin et cédé à des entreprises de manipulation. De ceux-ci, aucune trace matérielle n’a pu être trouvée ; simplement des témoignages, dont certains n’ont pas même été prononcés par leur auteur dans l’enceinte du tribunal…

Si l’accusation de « participation à une organisation criminelle » n’a pas été retenue par les juges, Cristina Kirchner a en revanche été reconnue comme « cheffe d’association illicite ». Ce n’est pas la première fois qu’un ex-chef d’État, en Amérique latine, est condamné à une peine significative sur la base de preuves aussi faibles. Lula, alors qu’il était membre de l’opposition, avait été emprisonné, alors même que le juge Sergio Moro, pièce maîtresse de son procès, avait admis dans un échange privé ne pas détenir de preuve de sa culpabilité. De la même manière, Rafael Correa avait été condamné à huit ans de prison pour « corruption » dans le cadre de l’affaire Odebrecht ; en l’absence de preuves matérielles concernant les liens supposés entre l’ancien président et des corrupteurs affiliés à la multinationale brésilienne, les accusateurs en avaient conclu à une « influence psychique » du premier sur les seconds…

Juges et médias

C’est ainsi que Cristina Kirchner, soutenue par l’ensemble de la gauche latino-américaine, se déclare victime d’une entreprise de lawfare – une guerre judiciaire que les élites argentines mèneraient contre elle. Juges, médias, pouvoirs économiques et organes proches de l’exécutif auraient-ils concouru pour persécuter ses partisans et renforcer le pouvoir néolibéral de Mauricio Macri ?

Une affaire, révélée par les journalistes Raúl Kollman et Irina Hauser, a récemment fait les choux gras des partisans de Kirchner. Elle concerne un séjour dans une villa luxueuse propriété du milliardaire Joe Lewis, proche de Mauricio Macri, financé par le groupe médiatique Clarín, d’obédience conservatrice. On y trouve des hauts-fonctionnaires proches de l’ancien président Mauricio Macri, comme Leo Bergroth, ancien chef des affaires juridiques de l’Agence fédérale de renseignement (AFI) – celle-là même qui est soupçonnée d’avoir mis sur écoute Cristina Kirchner. Des hommes de média, comme le spécialiste de campagnes électorales en médias numériques Tomás Reinke. Ou des figures juridiques clefs de l’opposition à Cristina Kirchner, comme Julián Ercolini, juge chargé de procès contre celle-ci à trois reprises.

Le groupe Clarín lui-même, propriété de grandes fortunes argentines, possédait quelques griefs à l’égard de l’ex-présidente. Celle-ci avait fait voter une « loi sur le secteur audiovisuel » qui visait à limiter la collusion entre secteur privé et médias. Malgré son adoption, une décision de justice – rendue par le magistrat Pablo Gabriel Cayssials, lui aussi présent à cette réunion – avait permis au groupe Clarín d’y échapper.

Les journalistes révèlent que les protagonistes ont édité de fausses factures pour faire croire qu’ils avaient payé leur déplacement – et non le groupe Clarín. Voir son déplacement défrayé par un groupe médiatique qui ne cache pas son orientation idéologique aurait en effet contrevenu à l’impératif d’impartialité des juges.

Si donc la gauche latino-américaine exagère parfois l’importance des collusions entre élites judiciaires, médiatiques et économiques ; s’il lui arrive de crier au « lawfare » pour éviter d’avoir à traiter les affaires de corruption en son sein ; si enfin elle surestime souvent le degré de coordination des juges et des médias lors des procès dont elle est régulièrement l’objet, est-elle uniquement paranoïaque ou de mauvaise foi lorsqu’elle dénonce ceux-ci comme « politiques » ?

Notes :

1 Une partie de l’opposition accusait Cristina Kirchner de cacher à dessein des éléments compromettants pour la République islamique d’Iran. Le décès du procureur Alberto Nisman, qui souhaitait l’inculpation de l’ex-présidente, a conféré à l’affaire une portée médiatique sans précédent. Retrouvé sans vie dans sa salle de bains en 2015, il a été érigé en martyr par l’opposition.

2 Amie personnelle du procureur Nisman, Laura Alonso a témoigné devant tribunaux et médias pour accréditer la thèse d’un meurtre par des partisans de Cristina Kirchner. La thèse d’un suicide – Alberto Nisman n’était parvenu à recueillir aucun élément probant contre l’ex-présidente – est aujourd’hui privilégiée.

3 Décret 226/15.

4 Comme le magistrat Eduardo Freiler et le juge Daniel Rafecas. Ce dernier s’opposait notamment à Alberto Nisman, à qui il reprochait de porter des accusations infondées contre Cristina Kirchner dans le cadre de l’affaire « Mémorandum contre Iran ».

5 Loi 24.946, art. 5.

6 Décret 656/2016.

7 Il s’agit de Fleg Trading : https://offshoreleaks.icij.org/nodes/15002701

8 Art. 393.

Maradona, héraut du peuple et icône pop de la révolution

Diego Maradona auréole saint
Diego Maradona ceint d’une auréole. © Affiche du documentaire d’Asif Kapadia, consacré au joueur.

Légende qui a marqué l’histoire de la Coupe du monde, de l’Argentine et du football comme personne d’autre, le « Pibe de Oro », le « gamin en or » des bidonvilles de Buenos Aires, nous a quittés. Un 25 novembre, soit quatre ans jour pour jour après Fidel Castro, qui était devenu son ami, son confident. Celui que l’on croyait immortel nous laisse ainsi orphelins de la joie qu’il savait communiquer, balle au pied, mieux que quiconque, de cette passion enfantine du ballon qui transparaissait à chacune de ses touches de balle, de cette folie maîtrisée qui devenait de l’art. Nul doute qu’il restera éternel, et qu’il conservera à jamais une place dans le cœur de celles et ceux avec lesquels il a partagé cette belle passion qu’est l’amour du football.

La main de Dieu lui a certes été tendue trop tôt cette fois-ci, à notre grand regret, mais Diego nous laisse un héritage considérable : celui d’une icône pop, d’un personnage romantique et engagé, et d’un footballeur hors normes, dans cet ordre. Celui d’un football populaire et festif, humain et addictif, dans lequel le peuple pouvait s’identifier à l’un des siens et retrouver, avec lui, sa dignité. Celui d’un temps où le ballon rond n’était pas encore aseptisé par des impératifs de rentabilité et de retours sur investissement, mais encore un objet de rêves et de passions, un jeu d’enfants qui, devenus grands, savaient rester insouciants mais toujours en quête du « beau geste » qui est par essence gratuit et généreux.

Révolutionnaire autant par son style de jeu intuitif que par ses convictions en faveur du socialisme latino-américain, Maradona était devenu El Diego et même, pour les croyants de l’Église maradonienne, un demi-dieu. L’image de monsieur Tout-le-monde qu’il cultivait à travers une certaine simplicité se mêlait paradoxalement à son amour bien connu des voitures, des femmes et de la drogue. Retour sur la trajectoire de ce héraut du peuple, dont les failles ne le rendaient que plus humain encore, que plus attachant. Hommage de Léo Rosell et Pablo Rotelli.


L’enfant des bidonvilles devenu l’incarnation du « camp populaire »

Si Diego Maradona incarnait autant le peuple argentin, avec toutes ses contradictions, c’est qu’il en était lui-même issu. En effet, Maradona naît dans le quartier de Villa Fiorito, banlieue modeste située au sud du Grand Buenos Aires. Cinquième enfant, et premier garçon d’une famille de huit, il grandit dans un bidonville, et raconte à ce sujet, non sans humour, qu’il a « grandi dans une résidence privée… Privée d’eau, d’électricité et de téléphone. » Il touche également ses premiers ballons, à l’âge de six ans, dans les rues de Villa Fiorito, et dans le club de ce quartier, l’Estrella Roja.

Diego vouait alors un culte à Boca Juniors, le club des bidonvilles, éternel rival des millionnaires de River Plate. À huit ans, c’est toutefois Cebollitas, le centre de formation du club d’Argentinos Juniors, qui le repère, deux ans seulement avant d’apparaître dans son premier journal, Clarin. Le journaliste le qualifie alors de « pibe », annonçant que ce garçon a « la classe d’un futur crack ».

Maradona en 1970
Maradona en 1970.

Ses origines populaires jouent pour beaucoup dans la capacité d’identification des classes subalternes argentines, qui voient en Maradona certes un « enfant du pays », mais encore davantage l’un des leurs. Sa réussite est d’autant plus un modèle qu’elle ne l’a jamais empêché de rester fidèle à ses origines, et de continuer à défendre les intérêts des plus pauvres.

Cet ancrage social fort provoqua tout au long de sa vie des réactions contrastées, des passions articulées autour d’un schéma forgé en Argentine, la grieta, la fissure qui sépare les péronistes des antipéronistes, ceux qui s’identifient au « camp populaire » du reste de la « bonne société ». Celle-ci, éduquée, portègne, blanche, a le regard tourné vers l’Europe et les États-Unis, et rêve d’aller à Miami tandis que le gamin du bidonville a pour seul horizon el potrero, le terrain boueux où l’on joue chaque match comme une finale.

Une carrière à son image, généreuse et systématiquement au service du collectif

Maradona est le trait d’union d’un peuple comme il a été l’individu au service du collectif. S’il ne touche pas toujours le ballon, il organise, il prend des défenseurs avec lui, il dirige, il lie des stars mondiales et autour de lui, le collectif trouve tout son sens.

Alors qu’il joue son premier match professionnel quelques jours seulement avant son seizième anniversaire, et qu’il est sélectionné la même année pour la première fois avec l’équipe nationale, l’Albiceleste, Maradona attire les convoitises. River Plate lui propose alors un salaire astronomique, équivalent à celui d’Ubaldo Fillol, gardien légendaire et joueur le mieux payé du club à l’époque. Toutefois, les convictions et l’amour que Maradona portait au maillot le poussèrent à refuser l’argent de River Plate, et à signer plutôt dans son club de cœur, le rival Boca Juniors. D’ailleurs, lors du Superclásico qui a lieu deux mois plus tard seulement, Maradona livre une performance XXL et signe le deuxième but de cette large victoire 3 à 0, qui sonne comme une humiliation pour l’ennemi juré. La même année, il mène son équipe à la victoire du championnat argentin, en inscrivant un total de vingt-huit buts.

Peu après la Coupe du monde 1982, le FC Barcelone débourse la somme alors record de 1 200 millions de pesetas, équivalent aujourd’hui à sept millions d’euros, pour attirer en Catalogne le talent argentin. Il est à ce titre un artisan majeur de la victoire du club blaugrana lors de la Coupe du Roi en 1983, avant d’infliger une violente défaite au Real Madrid lors de la finale de la Coupe de la Ligue. À cette occasion, les supporters merengue se lèvent pour applaudir le joueur, vingt ans avant que le stade Bernabeu ne réitère ce geste face à un triplé de Ronaldinho.

Mais après avoir provoqué une bagarre générale face à l’Athletic Bilbao en 1984, et écopé de trois mois de suspension, il entame l’écriture des plus belles pages de sa carrière en signant à Naples, dont il deviendra une légende vivante. Lors de sa présentation, 80 000 supporters l’accueillent triomphalement au sein du stade San Paolo.

Maradona présentation Napoli
Diego Maradona lors de sa présentation à Naples, en 1984.

Alors que le club était la saison précédente à seulement un point de la relégation, cette arrivée est décisive pour le club qui renoue avec les premières places du classement, synonyme de qualification aux compétitions européennes. En 1986-1987, Maradona offre au Napoli le premier Scudetto de son histoire, avec en prime une Coupe d’Italie, doublé à nouveau réalisé en 1990. Le club populaire de Naples rivalise alors avec le puissant Milan AC mené par Baresi, Gullit ou encore Van Basten, à travers une opposition qui rappelle celle de David et Goliath.

Sa plus belle victoire : rendre sa dignité au peuple argentin

Toutefois, c’est avec l’équipe nationale argentine que Diego a acquis l’immortalité. Au début des années 1980, le pays a perdu la guerre des Malouines au profit du Royaume-Uni. En 1986, alors fraîchement sorti des années sanglantes de la dictature de Videla, le moral des Argentins était au plus bas. Cette année-là, la Coupe du monde est organisée en Amérique latine, au Mexique. Après avoir passé les phases de poules et les huitièmes de finale, l’Argentine retrouve l’Angleterre en quarts de finale, le 22 juin.

Le souvenir de la guerre des Malouines est alors omniprésent, y compris en tribunes. Le conflit s’est conclu quatre ans plus tôt par une victoire britannique. Sur le terrain, les Argentins remportent une revanche symbolique, menés par un numéro 10 auteur ce jour-là des deux buts les plus emblématiques de sa carrière, ayant marqué à jamais l’histoire du football. À la 51e minute, il devance de peu le gardien adverse et boxe du poing gauche le ballon aux fonds des filets.

L’arbitre valide ce but qui fera dire à son auteur, en conférence de presse, que le ballon a « été touché un peu avec sa tête et un peu avec la main de Dieu », baptisant ainsi ce but légendaire de façon aussi malicieuse que spirituelle. Un tel but, que certaines mauvaises langues ont assimilé à de la « triche », catalyse, à ce moment précis, cette logique de la revanche, ressentie plus qu’exprimée. C’est la dignité d’un peuple opprimé dans les relations internationales qui prend sa revanche contre l’impérialisme, et la dignité populaire devient alors éminemment politique.

Trois minutes seulement après, Maradona s’empare à nouveau du ballon et dribble la moitié de l’équipe anglaise pour enfin tromper le gardien en tirant pourtant dans un angle fermé. Ce deuxième but, à nouveau caractérisé par une combinaison de beauté, de magie et de débrouille, est commenté avec passion et larmes par le journaliste Victor Hugo Morales, et aussitôt qualifié par de « but du siècle ».

Il offre en même temps à l’Argentine son ticket pour la demi-finale contre la Belgique. Diego y marque à nouveau un doublé, avant de se qualifier pour la finale contre l’Allemagne. À son issue, le capitaine, artisan de ce triomphe, soulève la deuxième Coupe du monde de l’histoire du pays. Avec cinq buts et six passes décisives, il est logiquement élu meilleur joueur de cette compétition.

Héros du peuple et voyou désigné pour la bourgeoisie

Diego a mené son équipe nationale à la victoire, procurant à tout un pays plus de fierté nationale en un après-midi que la junte ne l’avait jamais fait. Il est également devenu l’incarnation vivante de la viveza criolla, la « ruse créole », cette intelligence populaire de la débrouille, forme d’empowerment qui consiste à passer entre les mailles du filet et à flirter en permanence avec l’illégalité.

Ce qui se joue, dans cette victoire sportive, est également du ressort du politique, à savoir la volonté de s’inscrire contre un ordre établi, contre une logique imposée par un groupe social au détriment des autres. C’est l’irruption de la plèbe dans la chose publique, à travers le sport et la ferveur populaire qu’il produit, ce qui induit nécessairement un enjeu démocratique de représentation du peuple.

Maradona CDM
Diego Maradona porté aux nues et brandissant la Coupe du monde, 1986.

Les réactions anti-maradoniennes sont alors situées sociologiquement du côté de la grande bourgeoisie argentine. La haine et le mépris moralisateur de cette dernière ne relèvent pas du hasard. De la même manière, l’amour et la passion que Maradona réveille sont profondément liés à la capacité d’identification des classes populaires à l’un des leurs, de telle sorte qu’ils débordent du terrain et du stade pour participer, avec lui, à un véritable raz-de-marée politique.

Si Maradona rapporte la Coupe du monde à un peuple meurtri par la misère et la dictature, ses aventures sexuelles et sa relation avec la cocaïne lui valent au contraire les critiques violentes et à charge de cette bourgeoisie qui voit en lui avant tout un villero, un habitant des bidonvilles. Lorsqu’elle s’empare de questions pourtant légitimes, comme celles de violences machistes ou d’usage de drogues, ce n’est ainsi que pour mieux salir le pauvre, l’empêcher de revendiquer son droit à la dignité, lui aussi.

Les courants associés au féminisme villero, populaire et pauvre, issu du lumpenprolétariat le plus exclu d’une société périphérique comme l’argentine, défendent ainsi Maradona de façon passionnée. Dans un article publié sur le site féministe Marcha, Nadia Fink, Lisbeth Montaña et Camila Parodi s’affirment comme « féministes, populaires et maradoniennes », en justifiant leur position par le fait que leur « féminisme est construit dans la boue et la contradiction, sur le collectif et la célébration, sur les larmes et la douleur quotidienne de l’injustice. »

De même, pour Monica Santino, ancienne joueuse de football et membre du club féministe La Nuestra, de la Villa 31, « il est inconcevable de penser un monde sans Maradona comme il est inconcevable de penser un monde sans féminisme. Ainsi, mettre en contradiction l’un avec l’autre, comme si l’on ne pouvait pas être féministe et aimer Maradona, […] ce n’est pas le féminisme que j’utilise comme outil pour transformer ma propre vie et celle de ceux et celles qui m’entourent. C’est-à-dire, la quête d’un monde plus juste où il n’y aurait plus d’opprimés. Et Maradona a beaucoup à voir avec cela. »

Plus largement, d’autres militantes féministes défendant publiquement Maradona invitent plutôt à regarder en face les contradictions qui imprègnent ce même engagement, rappelant « qu’on ne peut séparer l’homme, non pas du footballeur – comme on pourrait l’entendre – mais des structures historiques et sociales de domination au sein desquelles il s’enracine. Dominations contre lesquelles Maradona s’est bel et bien levé. » La féministe italienne Cinzia Arruzza, notamment co-autrice avec Tithi Bhattachrya et Nancy Fraser de l’essai Féminisme pour les 99%, conclut en ce sens que Maradona était « un homme à la fois génial et terrible, à la fois divin et bien trop humain, devenu un symbole, non seulement de l’anti-impérialisme, mais aussi de dignité pour les opprimés et les colonisés » à travers le monde.

Du Diego de Gloire à la dévotion de D10S, en passant par une longue Passion : l’itinéraire christique de Maradona

Néanmoins, les prestations sportives de Maradona se retrouvent trop rapidement éclipsées par ses frasques en dehors du terrain, notamment sa proximité avec certains membres de la Camorra, et surtout son addiction à la drogue et aux fêtes débridées. Car à la différence de Jésus, Maradona n’a pas su résister aux nombreuses tentations que la vie de superstar du football tend à ses rares élus. De nombreuses rumeurs et une pression médiatique croissantes furent le prélude à une longue descente en Enfer de cet ange déchu du football. Tombé en disgrâce à la suite d’un test positif à la cocaïne, il est transféré à Séville, puis rejoint rapidement son pays natal, où il finit sa carrière, dans son club de cœur, Boca Juniors.

Malgré cette fin de carrière frustrante, et sans doute injuste au regard de son talent, Maradona a laissé derrière lui une marque ineffaçable dans les clubs qu’il a fréquentés, et a reçu à ce titre les hommages d’un dieu vivant de la part de ses fidèles. À Naples, le numéro 10 a été retiré à la suite de son départ. Le stade d’Argentinos Juniors, où il a fait ses débuts en tant que professionnel, a été rebaptisé stade Diego Maradona, tandis que les statues, les graffitis et les fresques murales essaiment dans la ville des Azzuri, comme en Argentine. Maradona est ainsi devenu une icône, imprégnant la culture populaire argentine, napolitaine et plus largement mondiale, inspirant de nombreuses chansons, des films et autres œuvres d’art.

Ses nombreuses représentations christiques, la tête ceinte d’une auréole voire les bras en croix, sont une expression prégnante de cette adoration rituelle pour un personnage mêlant, à l’image du Christ, une dimension humaine, qui le rend mortel attachant, et une dimension divine, qui le rend immortel et fascinant, pouvant justifier dès lors qu’il soit l’objet d’un culte.

Cette dévotion a même mené à une forme d’institutionnalisation, certes en partie burlesque, avec la création à la fin des années 1990 de l’Église maradonienne, qui compte près de 100 000 adeptes à travers le monde. Selon son calendrier, nous sommes ainsi en l’an 60 après D.-M. Le Noël maradonien est célébré le 30 octobre, jour de l’anniversaire du divin joueur, et les Pâques maradoniennes ont quant à elles lieu à une date fixe, le 22 juin, jour de la mystique « main de Dieu », miracle dûment honoré. Après tout, Pier Paolo Pasolini ne disait-il pas que « le football est la dernière représentation sacrée de notre temps » ?

Ces références bibliques et religieuses peuvent bien sûr paraître étonnantes dans nos sociétés sécularisées. Toutefois, si cette idolâtrie est si forte en Amérique latine, et que le christianisme y constitue toujours un facteur d’identification populaire majeur, c’est notamment en raison de l’imprégnation de la théologie de la Libération qui y est née. Cette lecture de l’Évangile considère en effet que « le Christ est le premier et le plus grand des révolutionnaires », pour paraphraser Hugo Chávez, et que la religion est un facteur d’émancipation des peuples opprimés, à rebours de la conception athée et marxiste de la religion dénoncée comme étant « opium du peuple ».

Sa foi catholique n’a d’ailleurs pas empêché Maradona de critiquer le pape Jean-Paul II qui se trouvait incapable de concilier l’opulence du Vatican avec la pauvreté dont souffrent de nombreux catholiques dans le monde entier, rappelant ainsi des principes fondateurs de l’Évangile, en termes de lutte contre la pauvreté. Au contraire, ses liens avec le pape François, très apprécié par les milieux populaires argentins, furent extrêmement chaleureux : lors de sa visite au Vatican, après que le pape l’a pris dans ses bras, Maradona déclara même que la dernière personne qui l’avait pris dans les bras de cette manière était son père.

Un soutien zélé au socialisme latino-américain et à l’anti-impérialisme

Son engagement politique en faveur de la classe ouvrière et de ses intérêts l’a mené à affirmer son soutien à de nombreux leaders de la gauche latino-américaine, au risque de déplaire à certains. Il a ainsi dédié son autobiographie au peuple cubain, et s’est même fait tatouer Fidel et le Che sur son corps, dévoilant fréquemment et avec fierté ces tatouages. De fait, dès 1987, alors au sommet de sa gloire avec Naples et l’Albiceleste, il se rend à Cuba, où il noue une relation de confiance avec Castro, avec lequel il échange notamment sur le Che qu’il admire tant. Cette amitié se traduit par de nombreux séjours dans l’île, notamment pour soigner son addiction à la cocaïne, en 2004. Présent lors des funérailles du « líder máximo », en 2016, l’idole des terrains va jusqu’à déplorer à cette occasion la perte d’un « second père ».

Maradona Castro
Diego Maradona portant un t-shirt du Che en compagnie de Fidel Castro en 2006.

Très proche également d’Hugo Chávez, fondateur de la « révolution bolivarienne » vénézuélienne, il s’était rendu avec Evo Morales, futur président de la Bolivie, au « sommet des peuples » organisé en 2005, lors duquel il avait notamment déclaré : « Je suis fier, en tant qu’Argentin, de pouvoir monter dans ce train pour exprimer mon rejet à l’égard de cette poubelle humaine que représente Bush. Je veux que tous les Argentins comprennent que nous luttons pour la dignité », tandis que Chávez l’invita sur scène lors de son discours, au cri de « Vive Maradona, vive le peuple ! », repris par la foule.

Au cours de la campagne présidentielle de mai 2018, il était allé jusqu’à « mouiller le maillot » en participant au dernier meeting de Maduro à Caracas, déclarant à la tribune qu’il se considérait comme son « soldat ». À la suite du coup d’État mené par Juan Guaidó, et alors qu’il était entraîneur de l’équipe mexicaine des Dorados de Sinaloa, Maradona a même écopé d’une amende par la fédération de football du Mexique pour manquement à la « neutralité politique et religieuse ». En effet, le 31 mars 2019, il avait tenu à « dédier ce triomphe à Nicolás Maduro et à tous les Vénézuéliens qui souffrent », et en avait profité pour critiquer vertement Donald Trump, estimant que « les shérifs de la planète que sont ces Yankees croient qu’ils peuvent nous piétiner parce qu’ils ont la bombe la plus puissante du monde. Mais non, pas nous. Leur tyran de président ne peut pas nous acheter ».

De telles prises de position détonent forcément dans l’univers de plus en plus aseptisé du football. Alors que certains footballeurs brésiliens, comme Neymar, Ronaldinho, Rivaldo, ou Cafu, s’étaient toutefois risqués à apporter publiquement leur soutien au candidat d’extrême droite Jair Bolsonaro, notamment en raison de leur foi évangéliste partagée, Maradona soutenait au contraire l’ancien président socialiste Lula.

Diego s’inscrit ainsi dans la grande tradition des leaders populistes latino-américains. Sa politique s’appuyait en effet davantage sur l’émotion et les affects que sur la nuance. Le culte politique de Diego s’est d’ailleurs construit sur cette réputation, de telle sorte qu’il jouit d’un niveau de popularité qu’aucun politicien actuel ne pourrait espérer atteindre.

Bref, sa ligne est claire. Que l’on soit d’accord avec lui ou pas, Maradona défend ses positions envers et contre tous, et ce, jusqu’à son dernier souffle. Cela lui vaut, une nouvelle fois, l’amour inconditionnel des secteurs populaires qu’il incarne et le mépris de ses détracteurs qui sont, sans surprise, bien éloignés socialement des premiers.

De la ferveur populaire au deuil national et planétaire

Les scènes de dévotion spontanée dont les images témoignent depuis l’annonce de la mort du Pibe de Oro ainsi que l’annonce par le gouvernement argentin de trois jours de deuil national sont à la hauteur de l’émotion qu’il a su transmettre à ses adorateurs, balle au pied et en-dehors du terrain, par ses prises de positions en faveur des plus humbles.

Les orphelins de Diego sont les mêmes descamisados d’Eva Perón qui ont pleuré sa mort. En face d’eux, ceux qui ont trinqué au slogan de « vive le cancer » — Eva Perón est décédée d’un cancer du sein — sont les mêmes qui condamnent Maradona sur les réseaux sociaux, qui ne respectent pas la douleur populaire et qui attaquent un adversaire endeuillé. Incapables d’aimer ses propres icônes, de se fédérer autour d’un facteur positif, l’opposition ne peut que se rassembler autour de la haine de tout ce qui est populaire, représenté par la gauche latinoaméricaine, incarné dans le prolétariat et les classes populaires. Dans ce gamin qui jongle, cet autre qui vend des glaces au feu rouge, cette prostituée ou ce mendiant. En un mot, la plèbe. Diego Armando Maradona fut un formidable héraut de la plèbe et l’intelligentsia ne le supportait pas.

Cette même plèbe qui fut visée par les premières politiques néolibérales de la dictature de Videla, massacrée par le génocide caché que Rodolfo Walsh a dénoncé dans sa célèbre lettre ouverte à la Junte, et qui lui valut la mort. Issu du même milieu, Maradona ne peut qu’embrasser les Mères de la Place de Mai, dont les fils ont combattu avec courage et détermination cette dictature qui les a condamnés à une misère structurelle. Si l’on peut avoir a priori du mal à comprendre pourquoi une star mondiale du football s’émeut lorsqu’elle prend dans ses bras une femme au voile blanc, le concept de « camp populaire » rend cohérente et intelligible cette réalité. Les éléments qui le composent tissent un lien émotionnel, presque charnel, les uns avec les autres, pour faire peuple vis-à-vis d’ennemis communs, telles que la Junte et les puissances impérialistes qui la soutiennent.

Si on pleure à Naples un étranger devenu familier, et dans le monde, une figure insoumise et un joueur magistral, on ressent en Argentine, et plus largement en Amérique latine, que l’un des piliers fondamentaux sur lesquels se sont construites les identités individuelles et collectives vient de s’effondrer. « Je sens qu’une partie de mon enfance vient de mourir » déclare l’un des portègnes venus lui rendre un dernier hommage à la Place de Mai. Un autre, pour se consoler, estime que « Dieu a plus besoin de lui que nous », justifiant ainsi son rappel à la droite du Père. Sa mort l’immortalise en même temps qu’il nous rend tous plus mortels. « Avec Maradona on meurt tous un peu », déclare un représentant de l’un des mouvements d’entreprises récupérées par ses travailleurs.

Les chants de fidèles venus lui rendre un dernier hommage témoignent également de cet amour du peuple pour Maradona. Que ce soit en entonnant à l’unisson « Diego, querido, le peuple est avec toi » ou « Diego est ma vie car c’est la joie de mon cœur », la foule offre ainsi des images émouvantes qui révèlent la puissance unificatrice et mobilisatrice de cet homme du peuple, dont le charisme et l’engagement sont pour beaucoup dans l’aura qu’il avait auprès d’eux. Un autre slogan, repris notamment sur les réseaux sociaux par l’entraîneur catalan Pep Guardiola, insiste davantage sur la générosité de Maradona dont le peuple se dit reconnaissant, en déclarant que « ce qui importe, ce n’est pas ce que tu as fait dans ta vie, mais ce que tu as fait dans la nôtre ».

Dans sa grandeur et dans sa chute, El Diego incarne cette notion de peuple si difficile à définir académiquement mais si présente dans l’esprit de chacun qui s’y identifie. Il est à la fois celui qui offre à tout un pays une Coupe du monde, celui qui remporte un championnat avec Boca Juniors et celui qui frôle la mort à la suite d’une overdose de cocaïne. L’icône plébéienne ne peut être qu’à l’image, pour le meilleur et pour le pire, de ceux qu’il reflète. Humains. Réels. Loin de l’esthétique bourgeoise dont raffolent certains secteurs socio-économiques en Argentine, Maradona transcende les catégories morales, nécessairement situées, qui ont façonné son époque, et qui manquent cruellement à la nôtre.

Défendre l’héritage de Diego, c’est défendre un football populaire et humaniste

C’est justement cette part d’humain, d’instinct, de folie et de magie, qui se perd dans le football mondialisé. Avec Maradona, un monde disparaît encore un peu plus, celui du football comme on l’a tant aimé, populaire et festif, capable d’exalter tout un peuple à travers des émotions partagées et une dignité retrouvée. Le besoin de rentabilité des joueurs, pensés comme des machines dans lesquelles investir — pour vendre des maillots, obtenir des parts de marché, des droits TV — et des marchandises à échanger sur le marché des transferts, a mené à une forme d’uniformisation des profils et du jeu, de plus en plus mécanique et de moins en moins instinctif. Avec la hausse tendancielle du niveau athlétique et les évolutions technologiques type VAR, l’assistance vidéo, les joueurs ressemblent de plus en plus à leurs avatars des jeux-vidéos FIFA ou PES, et non plus l’inverse.

Ce qui fait le plaisir du jeu, et l’intérêt de ce sport, c’est pourtant sa part d’incertain, ce facteur humain qui permet à la fois les coups de génie et les « boulettes ». Le football est d’autant plus moral qu’il est parfois injuste, et de cette injustice peut alors naître un sentiment d’injustice, des affects et de la colère mobilisables dans le champ politique. Albert Camus aimait à dire : « Tout ce que je sais de la morale, c’est sur les terrains de football et sur les planches de théâtre que je l’ai appris, et qui furent mes véritables universités. »

Ces propos entrent parfaitement en cohérence avec « l’homme révolté » que fut Maradona, humaniste et romantique, avec ses parts d’ombre et de lumière. Notons d’ailleurs que les deux personnages partageaient des origines populaires que le football a su transcender, en leur donnant, à travers la liberté poétique des dribbles, des jongles et des accélérations, une manière à eux de s’émanciper de l’ordre établi, et d’étouffer le silence déraisonnable du monde.

Richesse des terres et pauvreté des nations : l’éternelle malédiction des ressources en Amérique latine

Les présidents Hugo Chávez, Evo Morales, Lula da Silva et Rafael Correa © Marielisa Vargas

Les leaders populistes d’Amérique latine catalysent de nombreux espoirs et frustrations. Adulés pour leurs programmes sociaux, ils se voient cruellement reprocher, en temps de crise, leur échec à transformer la matrice de leur économie. Soutiens et opposants entretiennent alors le mythe selon lequel la santé économique dépendrait exclusivement de leur gestion. Ainsi, Perón aurait industrialisé l’Argentine tandis que Nicolás Maduro aurait plongé à lui seul le Venezuela dans le chaos. Si ce genre d’analyses font mouche sur un format médiatique et militant, où invectives et infox règnent sans partage, elles s’effectuent au détriment de raisonnements scientifiques rigoureux. Pour comprendre les crises récurrentes des pays latino-américains, il faut prendre en compte les contraintes structurelles à leur développement, propres à la malédiction des ressources naturelles.


La période faste des progressismes n’est plus qu’un lointain souvenir. Les années 1970 semblent beaucoup plus proches que les années 2000. Le sous-continent de Bolivar et de San Martin, forgé par ses révolutions et ses nombreux coups d’État, semble condamné à sombrer de manière perpétuelle dans des crises économiques et des troubles politiques.

Tout se passe finalement comme si la région était maudite. Cette malédiction porte en réalité un nom, celle des ressources naturelles. Loin d’être une simple lubie d’économistes en mal de publications, ce courant met en exergue les contraintes structurelles contre lesquelles se fracassent les trajectoires de développement des pays latino-américains. Les crises actuelles et les bouleversements passés y trouvent leur explication profonde, loin de l’hystérie récurrente des débats de surface.

À l’image de l’équipe du libéral Mauricio Macri, tout gouvernement qui ignore les contraintes structurelles est condamné à précipiter son pays dans une débâcle économique accélérée. Tout gouvernement qui tente de les contourner semble destiné à en subir les effets les plus indirects et les plus sournois.

La malédiction des ressources naturelles, plafond de verre et chape de plomb.

Plus un pays est doté en ressources naturelles, moins bonnes sont ses performances économiques. Ainsi se résume l’idée générale de la malédiction des ressources. Le tableau ci-dessous illustre parfaitement cette idée. On peut y voir la corrélation négative entre les exportations de ressources naturelles sur le PIB et le niveau de richesse par habitant pour chaque pays.

Source : Sachs, J.D. et Warner A.M (2001) European Economic Review, pp. 827-838.

Une relation statistique n’implique pas nécessairement un lien de causalité. Encore faut-il en expliquer les raisons. Pour cela, deux courants de pensée se rejoignent et se complètent. D’un côté, celui du structuralisme latino-américain, qui naît en 1949 à la CEPAL (Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes) avec les premiers travaux de l’argentin Raul Prebisch. De l’autre, celui qui découle de la découverte du « syndrome hollandais ».

Le premier courant met en avant une évolution jusqu’alors insoupçonnée : la dégradation des termes de l’échange pour les pays latino-américains. En d’autres termes, les exportations des pays périphériques achètent de moins en moins de biens manufacturés qui eux, sont importés. L’explication est simple : avec l’enrichissement mondial, la demande de biens manufacturés augmente plus vite que celle des biens primaires dans lesquels se spécialisent les États sud-américains. De fait, si l’on venait par exemple à doubler le salaire d’un travailleur au SMIC, il n’achèterait pas deux fois plus de pommes ou d’oranges, mais il voudrait probablement acquérir une voiture, un ordinateur ou un nouveau téléphone.

Cela provoque un déficit commercial structurel chez les pays périphériques, qui s’accompagne d’une rareté chronique de devises et qui s’aggrave lorsque l’on dérégule le commerce extérieur. En effet, si l’Argentine exporte, à titre d’exemple, du soja, les dollars qu’elle reçoit en échange viennent demander des pesos sur le marché des changes national. À l’inverse, lorsqu’elle importe un avion, elle doit le payer en dollars, que l’importateur doit se procurer sur le marché. On voit donc bien que si les importations surpassent en valeur les exportations, la demande de dollars – qui se font rares – est supérieure à celle de monnaie nationale – le peso. Le prix de la devise nord-américaine augmente dans les mêmes proportions que diminue celui du peso contre lequel elle s’échange. On dit que ce dernier se déprécie. Par conséquent, le prix de toutes les importations mesurées en pesos augmente, ce qui cause une première vague d’inflation. Pour s’en prémunir, les épargnants se ruent vers le dollar, dont le prix augmente à nouveau. Une fois en place, ce cercle vicieux est pratiquement incassable.

Tôt ou tard, les services de la dette viennent drainer l’économie de ses devises, qui se trouve cette fois asphyxiée sous le poids de ses créanciers

L’inflation, déterminée principalement par ce mécanisme et par sa propre inertie acquiert alors un caractère chronique puis, passé un certain seuil, présente des effets récessifs pour les pays concernés. Faute d’exportations suffisantes, l’hémorragie de devises que cause la blessure des déficits courants peut être momentanément compensée par l’endettement extérieur, réalisé en dollars le plus souvent. L’afflux de devises sur le marché des changes neutralise le premier terme du cercle vicieux dépréciation-inflation. Seulement, tôt ou tard, les services de la dette viennent drainer l’économie de ses devises, qui se trouve cette fois-ci asphyxiée sous le poids de ses créanciers.

On rétorquera que le déficit courant est compensé par l’excédent du compte capital. Cette égalité comptable ne se vérifie pas vraiment dans les faits. Les capitaux ont tendance à fuir l’inflation et les pays au bord des crises de la dette. S’ils affluent, ils le font lors des périodes où le taux de change est relativement stabilisé par le processus d’endettement et que leur rentabilité à court terme est garantie par des taux d’intérêt nominaux bien supérieurs à l’inflation. Lorsque l’endettement devient insoutenable et que les services de la dette vident la baignoire de devises plus vite que ce qu’elle ne se remplit, les capitaux étrangers prennent leur « envol vers la qualité », c’est-à-dire vers des titres plus sûrs dans des pays plus stables. La saignée qui en découle provoque une forte dépréciation de la monnaie nationale et une nouvelle vague d’inflation. Trop endetté, le pays se retrouve presque sans marge de manœuvre pour la contenir. Notons que ce facteur d’instabilité s’aggrave avec la dérégulation des marchés des capitaux dans les années 1980, fruit des politiques d’ajustement structurelles mises en place dans le cadre du Consensus de Washington.

Dans ce cas, pourquoi ne pas diversifier la production et développer une industrie locale ? La question revient souvent, notamment adressée sous forme de reproche de la gauche européenne aux gouvernements progressistes latino-américains.

Aussi, il est nécessaire d’explorer cette possibilité dans le cadre des paramètres actuels de la mondialisation. Il s’agit là de produire sur place ce qui cesse d’être importé afin de réduire les déficits commerciaux. Seulement, si l’Uruguay achète moins de biens manufacturés à la Chine, cette dernière reçoit moins de dollars en provenance du pays d’Artigas et de Suarez. La Chine dispose alors de moins de devises pour acheter la production uruguayenne et réduit ses importations à son tour, ce qui vient léser le secteur agro-exportateur de l’Uruguay, principale source de devises du pays.

D’autre part, pour s’industrialiser, l’Uruguay doit importer des machines-outils et de la technologie, alors que ses exportations et l’afflux de devises qui va avec ont diminué. Par conséquent, le déficit courant se creuse à nouveau et vient alimenter l’inflation. L’autre option est de ne pas acquérir ces productions lourdes et couper court au processus d’industrialisation, ce qui ramène le pays à la situation initiale.

Dans les deux cas, le piège de la spécialisation se referme sur les espoirs de développement des nations périphériques et dépendantes.

L’Amérique latine contracte le virus hollandais

À cette trappe structurelle vient s’y ajouter un autre, celle du syndrome hollandais. Ce phénomène s’observe pour la première fois dans les années 1960 aux Pays-Bas. La découverte de grands gisements de gaz booste les exportations hollandaises et les devises affluent vers le pays de la tulipe. Loin d’être une bonne nouvelle, cette manne exceptionnelle de devises constitue une demande soudaine pour les florins[1] qui s’apprécient rapidement : les exportateurs, nouvellement riches en devises, doivent se procurer de la monnaie nationale pour faire face à leurs dépenses et pour acquérir des titres libellés en florins, par exemple. Lorsque la monnaie hollandaise s’apprécie, sa production devient mécaniquement moins compétitive. Cela renchérit les exportations et fait baisser le prix relatif des importations. L’industrie nationale perd des parts de marchés et se contracte, à l’inverse du chômage et de la pauvreté, qui augmentent alors.

Le secteur industriel s’affaiblit aussi du côté de l’offre. Le secteur exportateur du gaz, plus rémunérateur, prive en partie l’industrie de capitaux et de travailleurs qualifiés, qui préfèrent quitter ce dernier pour se diriger vers le premier.

Le schéma ci-dessous résume ce mécanisme.

Source : NRGI, mars 2015.

Ce cadre d’analyse ne tarde pas à se transposer aux pays latino-américains, dont les particularités, loin de l’invalider, continuent de le compléter jusqu’à nos jours.

Par exemple, lorsque le cours du pétrole augmente, on pourrait s’attendre à ce que le bolivar, la monnaie vénézuélienne s’apprécie et que l’inflation diminue dans le pays. Pourtant, c’est l’inverse qui se produit. Dans l’économie bolivarienne, l’effet-demande compense ainsi l’effet appréciation-désinflation : l’afflux de devises se traduit par une importante demande de biens et de services adressée à une offre domestique très limitée. Si le marché ne peut s’ajuster par les quantités, il le fait par les prix, qui augmentent et viennent alimenter une inflation auto-entretenue.

Le syndrome hollandais se complexifie lorsque l’on introduit d’autres variables, comme la volatilité des cours. Celle-ci pose un problème majeur lorsque, comme en Argentine, la rente d’exportation sert en partie à financer le budget public. À partir du moment où le cours du soja commence à chuter en 2014, en plus du déficit commercial, c’est le déficit public qui se creuse, lui aussi source d’inflation.

La volatilité des cours empêche d’autre part de pérenniser une politique de soutien à l’industrie, qui pourrait minimiser les premières conséquences du syndrome hollandais. En effet, si les subventions sont financées par un impôt sur les exportations en période de hausse des cours, leur effondrement prive l’État de recettes budgétaires. L’industrie, privée de subventions, se retrouve alors à la merci de l’impitoyable concurrence internationale.

Le syndrome revêt aussi un volet politique. L’instabilité économique structurelle et les luttes – nationales ou transnationales – pour le contrôle des ressources naturelles entraînent dans leur sillage de nombreuses ruptures de l’ordre constitutionnel, comme l’illustre la longue liste de coups d’État et de guerres civiles qui jonchent tristement l’histoire du continent le plus inégalitaire du monde. Cette instabilité politique empêche de construire un cadre institutionnel favorable au développement des pays à long terme.

Une voie sans issue ?

Le panorama général dépeint jusqu’ici est très pessimiste. Il n’habilite pas pour autant une lecture fataliste et qui ne prendrait pas en compte le succès inégal des différents gouvernements dans la lutte contre cette malédiction. Certains gouvernements réussissent à adoucir les effets des contraintes structurelles sur la population. On pense typiquement à la réduction rapide des taux de pauvreté et de chômage observée durant les années 2000 sous les gouvernements progressistes en Argentine, au Brésil, en Équateur et en Bolivie.
Une réduction similaire s’observe toutefois dans des pays comme la Colombie ou le Chili, ce qui brouille les pistes quant au mérite des gouvernements progressistes en la matière. Mais d’une part les méthodologies de mesure diffèrent et compliquent la comparaison internationale. D’autre part ce qui est mesuré n’est la pauvreté monétaire relative : ce qui fait réellement la différence relève du domaine des biens et services non marchands mis à disposition de la population par la puissance publique. En ce sens, l’effet positif sur le bien-être dû au développement des services publics financés par les entrées de devises n’apparaît pas dans la mesure de la pauvreté ou du revenu par tête. Ainsi, à revenu égal, il vaut mieux vivre en Argentine, où l’éducation et la santé sont gratuites et que le gaz et l’électricité l’étaient pratiquement durant l’époque kirchnériste plutôt qu’au Chili, où seuls les plus aisés peuvent accéder à l’éducation supérieure et à la santé.

D’autre part, lorsque l’on applique des politiques néolibérales conçues pour fonctionner de la même manière en tout lieu et en tout temps, à l’image de l’Argentine de l’ancien président Macri, les résultats sont généralement catastrophiques. La dérégulation du commerce extérieur, du marché des changes et de celui des capitaux provoque à la fois un creusement des déficits commerciaux, une forte dépréciation et une hausse de l’inflation. L’explosion de la pauvreté, déjà structurelle, ne se fait pas attendre. En seulement quatre ans, près de 3,5 millions d’Argentins – sur une population de 46 millions – basculent sous le seuil de pauvreté, dont le taux a dépassé les 35%.

Puis, s’il est vrai que les limites structurelles au développement des pays périphériques soumis à la malédiction des ressources naturelles ne peuvent être conjurées au niveau national, ni à court ni à moyen terme, deux autres échelles restent envisageables pour tenter de dépasser ces contraintes ou d’en adoucir les effets.

Tout d’abord, l’échelle internationale permet de faire appel à la coopération des pays structurellement excédentaires. Certes, la probabilité qu’ils acceptent de réduire les excédents, pourtant financés par les déficits des autres, est très faible. Cette échelle permet surtout de comprendre comment les bouleversements violents de l’ordre économique mondial peuvent ouvrir des fenêtres de tir pour les pays périphériques. En effet, sans la crise de 1929, l’Argentine n’aurait pas pu enclencher son processus d’industrialisation par substitution d’importations qui, malgré toutes les contradictions liées à sa position de pays agro-exportateur, ne prend fin qu’à la suite d’un coup d’État conservateur en 1955.

L’échelle locale offre d’autres solutions partielles. Si elles ne sont pas en mesure de modifier les structures de production, les initiatives populaires apportent de nombreuses réponses aux effets les plus délétères de la spécialisation productive. Par exemple, la récupération des usines en faillite par les travailleurs qui en assurent la continuité productive en autogestion ne représente pas seulement une arme formidable contre le chômage, mais sont aussi un signal fort envoyé aux patrons tentés de définancer leurs entreprises au profit de la spéculation financière.

Les monnaies alternatives, quant à elles, permettent d’assurer un niveau d’activité minimum lorsque les liquidités en monnaie nationale se font rares dans l’économie réelle. L’expérience la plus réussie, le bocade, a permis à la petite province argentine de Tucuman d’alléger son budget en pesos, de réduire sa dette et d’activer la production locale pendant plus de vingt ans, jusqu’au moment où le gouvernement national en décrète la suppression en 2003. Ces monnaies permettent aussi de combattre les effets récessifs de l’inflation, du moment que les circuits dans lesquelles elles circulent sont suffisamment intégrés et diversifiés pour en tirer le potentiel maximal.

Loin d’alimenter des visions défaitistes, la prise en compte des contraintes structurelles permet de nous doter d’une vision éclairée des crises qui secouent actuellement l’Amérique latine et nous empêche de tomber dans des lectures partielles, partiales et manichéennes d’une réalité complexe. En ce sens, il est impossible d’imaginer les solutions futures sans appréhender correctement les soubassements des mécanismes économiques qui façonnent le présent.

[1] Le florin est la monnaie hollandaise avant l’euro.

L’Argentine face au FMI : les péronistes à la croisée des chemins

À la suite de quatre années de politique néolibérale brutale pendant la présidence de Mauricio Macri, l’Argentine est à nouveau plongée dans une crise majeure de la dette. Le nouveau président péroniste, Alberto Fernández, se retrouve confronté au même dilemme que ses prédécesseurs : risquer un bras de fer avec le FMI ou accepter toutes ses conditions. Par Éric Toussaint, porte-parole du CADTM International.


Rappelons que Mauricio Macri a commencé son mandat en décembre 2015 en acceptant toutes les demandes d’un juge new-yorkais qui avait donné raison aux fonds vautours contre l’Argentine. Cela a permis à ces fonds d’investissements spécialisés dans le rachat à bas prix des titres souverains d’empocher 4,6 milliards de dollars et de faire un bénéfice de 300 %. Pour indemniser ces fonds vautours, Mauricio Macri a emprunté sur les marchés financiers. Il annonçait que tout se passerait pour le mieux car l’application de recettes néolibérales allait renforcer l’attrait de l’Argentine auprès des investisseurs et des prêteurs étrangers. La presse dominante au niveau international lui a apporté son soutien. Les commentaires des experts en économie invités à donner leur avis présentaient l’Argentine de Macri comme une success story. L’émission en 2017 d’un titre venant à échéance 100 ans plus tard (2117) était présentée comme la preuve ultime de la réussite néolibérale pro-marché de Macri.

Or la réussite de ce titre s’expliquait d’une toute autre manière : le taux d’intérêt proposé pendant cent ans s’élevait à 7,25 % par an (avec un rendement réel sur le prix d’achat de départ de 7,917 % car le titre a été vendu avec une décote pour attirer les investisseurs). Alors que début juin 2017, les banquiers pouvaient emprunter à 0 % à la BCE, à la Banque du Japon et à la Banque de Suisse, à 0,25 % à la Banque d’Angleterre et à 1,00 % à la Fed aux États-Unis, alors que les fonds d’investissements disposaient d’énormément de liquidités et que le rendement des titres de la dette publique des pays du Nord était très bas, voire négatif, le bon argentin à 7,25 % pendant cent ans était une aubaine. D’où son succès. Cela ne représentait en rien la preuve de la bonne santé de l’économie argentine. Il y a un volume tellement élevé de capitaux orientés vers la spéculation (et pas vers l’investissement productif) que tout État émettant des titres souverains avec un rendement supérieur à la moyenne est susceptible de trouver acquéreur.

Un exemple de commentaire de la presse économique pour saluer le bon à 100 ans : « Un peu plus d’un an après la fin de l’incroyable saga de la dette argentine, Buenos Aires poursuit sa reconquête des marchés financiers. Le gouvernement Macri vient d’effectuer une émission obligataire en dollars à 100 ans, un événement qui aurait paru impossible il y a encore quelques années ». Dans un article apologétique, le quotidien français Les Échos n’hésitait donc pas à affirmer que l’Argentine de Macri poursuivait « sa reconquête des marchés ».

Un an avant, en 2016, le même quotidien écrivait : « En avril 2016, Buenos Aires avait effectué un retour triomphal sur les marchés : malgré huit faillites dans l’histoire de l’Argentine, les investisseurs avaient placé pour 68 milliards de dollars d’ordres. Un véritable plébiscite pour le nouveau chef d’État Mauricio Macri. Le pays avait choisi de lever 16,5 milliards à un taux de 7,5 % pour 10 ans. ».

Une personne un peu avisée aura compris à la lecture de ces commentaires dithyrambiques que les grandes sociétés capitalistes du monde entier étaient à la recherche des occasions d’obtenir un haut rendement en achetant des titres avec des risques élevés. Cela ne représentait pas du tout une preuve de bonne santé de l’économie argentine.

Les prêteurs potentiels (c’est-à-dire des fonds d’investissements, des grandes banques…) se disaient que les titres argentins bénéficiaient de la garantie de l’État argentin et qu’en cas de pépin ils pourraient demander à un juge de New York de leur donner raison contre l’Argentine. Ils avaient raison car les autorités de Buenos Aires ont délégué à la justice des États-Unis le pouvoir de trancher des conflits entre l’Argentine et les prêteurs. De toute façon, ils se disaient aussi qu’en cas de besoin, le FMI interviendrait pour prêter de l’argent au gouvernement argentin afin que celui-ci puisse continuer à rembourser la dette aux fonds privés comme il l’a toujours fait. Argument supplémentaire : les richesses du sous-sol argentin sont élevées et en cas de problème l’Argentine pourra mettre en vente encore plus de ressources afin de répondre aux exigences des prêteurs.

En résumé, alors que l’économie argentine réelle n’allait pas bien du tout, le gouvernement a réussi en 2016-2017 à trouver des prêteurs et son gouvernement de droite a bénéficié des louanges de la grande presse internationale, du FMI et des autres gouvernements directement aux mains du grand capital.

Mais cela a commencé à tourner franchement mal en 2018 sous l’effet de plusieurs facteurs négatifs en lien avec les politiques pratiquées par Macri : l’augmentation très forte du volume des intérêts à payer (qu’il fallait continuellement refinancer par de nouvelles dettes), la fuite massive des capitaux permise par une politique tout à fait laxiste de liberté totale de sortie des capitaux. Cette sortie montrait d’ailleurs que les capitalistes argentins n’avaient pas tellement confiance dans l’avenir de Macri et préféraient aller faire des affaires ailleurs y compris en achetant à Wall Street des titres de la dette extérieure argentine libellés en dollars. Les réserves de change ont fortement baissé. La production et l’emploi ont commencé à chuter, l’Argentine est entrée en récession. Le pouvoir d’achat de la majorité de la population a reculé suite aux attaques patronales et gouvernementales. En conséquence, la consommation interne qui représente 70 % du PIB argentin a baissé elle aussi. Le peso argentin s’est progressivement enfoncé. Alors qu’au 1er janvier 2018, il fallait 22 pesos pour acheter un euro, le 16 juin 2018, il en fallait 321.

C’est dans ce contexte qu’en juin 2018, Macri en panique a fait appel au FMI comme l’avaient prévu les prêteurs étrangers et les capitalistes argentins. Le crédit total que le FMI a promis d’accorder à l’Argentine s’est élevé à 57 milliards de dollars (dont l’équivalent de 44,1 milliards ont été effectivement déboursés jusqu’à présent). Dans un premier temps, en juin 2018, le montant de 50 milliards de dollars a été annoncé et quelques mois plus tard, comme la situation ne s’arrangeait pas, 7 milliards de dollars supplémentaires ont été ajoutés aux promesses de déboursements. C’est jusqu’ici le prêt le plus élevé jamais accordé à un pays par le FMI (en 2010, le prêt accordé à la Grèce par le FMI s’est élevé à 30 milliards d’euros). Le FMI comme d’habitude a exigé en contrepartie l’application de mesures encore plus impopulaires que celles appliquées par Macri jusque-là.

En octobre 2019, lors des élections présidentielles, le peuple argentin a sanctionné Macri et le mouvement politique péroniste a regagné par les urnes, après un intermède de quatre ans, la présidence du pays en la personne d’Alberto Fernández. Cristina Fernández, qui a présidé le pays de 2007 à 2015, est devenue vice-présidente.

C’est en préparation de la passation de pouvoir entre Mauricio Macri et Alberto Fernández (10 décembre 2019), que le réseau latinoaméricain et caribéen du CADTM, le CADTM AYNA (AYNA correspond au sigle Abya Yala Nuestra América – dans la région du Panama actuel, les peuples natifs de l’Amérique latine appelaient leur territoire l’Abya Yala) tenait sa huitième assemblée annuelle. J’ai participé à cette rencontre ainsi qu’à plusieurs conférences publiques dont une au parlement argentin.

Le taux de pauvreté a fortement augmenté pendant les quatre ans du mandat de Macri, il est passé d’environ 27 % à 40 % de la population. Dans les jours qui ont précédé le passage de Macri aux Fernández (Alberto et Cristina Fernández ne sont pas de la même famille même s’ils portent le même patronyme), le paiement de la dette était au centre de la plupart des débats politiques.

Par ailleurs, il faut souligner que les mouvements politiques et sociaux argentins sont massifs et bien organisés : les syndicats restent puissants, le mouvement féministe est capable de grandes mobilisations, les sans-emplois sont organisés, le mouvement coopératif est fort, … Les différentes expériences néolibérales qui ont commencé avec la dictature (1976-1983) et dont la dernière en date est la période Macri n’ont pas réussi à atomiser la société argentine et, à la différence du Chili voisin, l’éducation y compris universitaire est gratuite et il en va de même avec le secteur de la santé.

En novembre-décembre 2019, voici les questions qui reviennent le plus souvent dans les médias :

-Alors que le gouvernement sortant a suspendu le paiement d’une partie de la dette interne, le nouveau gouvernement va-t-il rembourser la dette accumulée pour réaliser une politique qui a été rejetée par la majorité de la population ?

-Que faut-il faire des accords passés avec le FMI ?

-Puisque le FMI est censé verser encore 11 à 13 milliards de dollars à l’Argentine, le nouveau gouvernement doit-il demander ces versements ou doit-il dire au FMI de les stopper ?

-Ne faudrait-il pas que l’Argentine suspende pendant deux ans le remboursement de la dette afin de pouvoir relancer en priorité la consommation et l’activité économique et ainsi rendre soutenable la reprise des paiements plus tard ? C’est ce que propose Martin Guzman, économiste argentin qui enseigne à New York et qui collabore étroitement avec Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie. Martin Guzman vient d’être nommé ministre de l’Économie et des Finances du nouveau gouvernement d’Alberto Fernández.

Une majorité de la population rejette clairement le FMI dont l’action néfaste en Argentine est connue de tout un chacun. Il faut savoir qu’après la seconde Guerre mondiale, le président Juan Domingo Perón avait refusé que son pays adhère au FMI en le dénonçant comme un instrument de l’impérialisme2. L’Argentine n’a adhéré au FMI qu’en 1956 pendant la dictature militaire du général Pedro Eugenio Aramburu Silveti qui a renversé Perón en 1955. Vingt ans plus tard, le FMI a soutenu activement la dictature sanglante du général Jorge Rafael Videla, responsable de l’assassinat de plus de 30 000 opposants de gauche. Dans les années 1990, le FMI a mis la pression maximum pour faire de l’Argentine un des pays à la pointe des privatisations et de l’ajustement structurel. Cela avait fini par conduire à la rébellion massive de décembre 2001 qui a provoqué la chute du président Fernando de la Rúa.

Lors des conférences publiques réalisées à Buenos Aires entre le 27 et le 29 novembre 2019 par ATTAC-CADTM en collaboration avec une dizaine d’organisations, j’ai eu l’occasion, en tant que porte-parole international du CADTM, de faire une série de propositions pour affronter la crise de la dette argentine. Ces propositions sont le fruit de discussions au sein du réseau CADTM. Cela a notamment été le cas lors d’une audience qui a eu lieu au parlement argentin le 27 novembre à l’initiative de l’économiste Fernanda Vallejos, une députée qui fait partie de la nouvelle majorité présidentielle [voir l’intervention en espagnol d’Éric Toussaint].

Voici un résumé des arguments que j’ai avancés et des propositions que j’ai faites.

Il ne faut pas hésiter à utiliser la doctrine de la dette odieuse car elle s’applique à l’Argentine.

Selon la doctrine de la dette odieuse, une dette est réputée odieuse et donc nulle à deux conditions :

1. Elle a été contractée contre l’intérêt de la nation ou contre l’intérêt du peuple ou contre l’intérêt de l’État concerné.

2. Les créanciers ne sont pas en mesure de démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette était contractée contre l’intérêt de la nation. Il faut préciser que selon la doctrine de la dette odieuse la nature du régime ou du gouvernement qui a contracté la dette n’a aucune espèce d’importance, ce qui compte c’est l’usage qui est fait de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être réputée odieuse si la deuxième condition est réunie. Donc, contrairement à une version erronée de cette doctrine, la dette odieuse ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux [voir à ce sujet sur le site du CADTM : https://www.cadtm.org/La-dette-odieuse-selon-Alexandre-Sack-et-selon-le-CADTM)3.

Il est fondamental pour un pays d’adopter de manière souveraine et unilatérale des mesures complémentaires qui permettent d’améliorer la situation en matière de dette.

Cinq exemples :

1. L’adoption d’une loi contre les fonds vautours

Comme la Belgique l’a montré en 2008 puis en 2015, il est possible d’adopter une loi pour combattre les fonds vautours (voir Renaud Vivien, « Analyse de la loi belge du 12 juillet 2015 contre les fonds vautours et de sa conformité au droit de l’UE »). La loi est très simple, elle consiste à dire qu’un fonds d’investissement ne peut pas prétendre à une somme supérieure à la somme qu’il a effectivement déboursée pour acquérir un titre de la dette publique. Rappelons que l’action des fonds vautours consiste à acheter à un prix très bas des titres de la dette quand le pays est en détresse afin d’obtenir par voie de justice une indemnisation qui peut représenter un bénéfice de plusieurs centaines de pourcents. Si l’Argentine adoptait une telle loi, cela pourrait l’aider à se protéger contre l’action des fonds vautours. Si de nombreux pays faisaient de même, ceux-ci seraient largement neutralisés. Il faudrait également refuser lors de l’émission de titres de dettes publiques de déléguer à une juridiction étrangère (par exemple la justice de New York) le pouvoir de régler un litige entre le pays emprunteur et les détenteurs de titres.

2. La suspension du paiement de la dette

La suspension du paiement de la dette fait partie des moyens qu’un pays peut utiliser pour affronter une situation de crise financière et/ou humanitaire. Le pays peut décréter une suspension de manière unilatérale et souveraine. De nombreux pays y ont eu recours, c’est le cas de l’Argentine à partir de la fin 2001 jusque 2005 pour un montant d’environ 80 milliards de dollars et cela lui a été bénéfique.

Dans un livre collectif publié en 2010 par l’université d’Oxford4, Joseph Stiglitz affirme que la Russie en 1998 et l’Argentine au cours des années 2000 ont fait la preuve qu’une suspension unilatérale du remboursement de la dette peut être bénéfique pour les pays qui prennent cette décision : « Tant la théorie que la pratique suggèrent que la menace de fermeture du robinet du crédit a été probablement exagérée » (p. 48).

Quand un pays réussit à imposer une réduction de dette à ses créanciers et recycle les fonds antérieurement destinés au remboursement pour financer une politique fiscale expansionniste, cela donne des résultats positifs : « Dans ce scénario, le nombre d’entreprises locales qui tombent en faillite diminue à la fois parce que les taux d’intérêt locaux sont plus bas que si le pays avait continué à rembourser sa dette et parce que la situation économique générale du pays s’améliore. Puisque l’économie se renforce, les recettes d’impôts augmentent, ce qui améliore encore la marge budgétaire du gouvernement. […] Tout cela signifie que la position financière du gouvernement se renforce, rendant plus probable (et pas moins) le fait que les prêteurs voudront à nouveau octroyer des prêts. » (p. 48). Par ailleurs, dans un article publié par le Journal of Development Economics sous le titre « The elusive costs of sovereign defaults », Eduardo Levy Yeyati et Ugo Panizza, deux économistes qui ont travaillé pour la Banque interaméricaine de développement, présentent les résultats de leurs recherches minutieuses sur les défauts de paiement concernant une quarantaine de pays. Une de leurs conclusions principales est la suivante : « Les périodes de défaut de paiement marquent le début de la récupération économique » (« Default episodes mark the beginning of the economic recovery »).

L’Argentine, comme en 2001, ne devrait pas hésiter à déclarer une suspension de paiement d’une durée à déterminer, deux ans peut constituer un laps de temps minimum avec une possibilité de prolongation si cela est nécessaire. Elle pourrait mettre à profit cette suspension pour utiliser les sommes épargnées afin de relancer la consommation et l’activité économique au profit de la population.

Il est recommandé de réaliser une suspension sélective : les petits épargnants et les petits détenteurs de titres, de même que les fonds de pensions publics et les autres institutions publiques doivent être exemptés de la suspension de paiement, c’est-à-dire que ces catégories continueront à recevoir le remboursement de la dette. Il est tout à fait normal d’instaurer une discrimination positive afin de protéger les « faibles » et les entités publiques nationales par rapport aux grands créanciers privés et au FMI.

3. L’obligation pour les détenteurs de titres de la dette argentine de s’identifier auprès des autorités de Buenos Aires

Les autorités argentines devraient renouer avec une pratique datant de la première moitié du 20e siècle : l’établissement d’une liste des détenteurs de titres et autres créanciers. Dans le règlement du litige entre le Mexique et ses créanciers dans les années 1940, les créanciers ont eu l’obligation de se faire connaître et certains ont été exclus de l’accord qui a permis l’annulation de 90 % de la dette mexicaine. Les détenteurs de titres ont été obligés de présenter leurs titres et de les faire enregistrer et estampiller auprès des autorités mexicaines avant de pouvoir prétendre à une compensation ! [Lire à ce sujet cet article sur le site du CADTM]. L’obligation pour les détenteurs de titres de s’identifier permet notamment de poursuivre le paiement à l’égard des « petits porteurs » de titres ou de leur proposer une indemnisation favorable.

4. La réalisation d’un audit de la dette à participation citoyenne

Il est fondamental de réaliser un audit avec la participation des citoyens et des citoyennes afin d’identifier la partie illégitime et odieuse de la dette (la partie illégitime et odieuse pourrait représenter l’écrasante majorité de la dette). Cet audit peut déboucher sur une répudiation de la dette et/ou sur une restructuration unilatérale avec une annulation plus ou moins importante.

5. La non-reconnaissance des accords signés avec le FMI en 2018 par Macri

Comme l’ont démontré plusieurs juristes argentins et de nombreux autres protagonistes, l’accord signé par le FMI et Mauricio Macri est contraire à l’intérêt de la nation argentine et/ou du peuple argentin. Le FMI, en octroyant un prêt de 57 milliards de dollars au gouvernement de Macri, a violé ses propres règles qui consistent à dire qu’il ne peut octroyer des fonds que si, en conséquence, la dette devient soutenable. Or en prêtant une somme aussi énorme à l’Argentine en 2018, il n’était pas possible de prétendre que cela rendrait la dette soutenable. La preuve en a été faite moins d’un an plus tard. De son côté Macri a violé les lois et la constitution argentine qui prévoient que la signature d’un tel accord avec le FMI, qui a valeur de traité international, doit être soumis à débat au parlement argentin qui doit ensuite l’approuver. De plus, le crédit a été accordé parce que Donald Trump, président des États-Unis, a mis la pression sur la direction du FMI afin de venir en aide au gouvernement de Macri pour que celui-ci puisse rester au pouvoir malgré la crise et remporter les élections de 2019. Trump voulait venir en aide à Macri parce que celui-ci menait une politique conforme aux intérêts économiques, politiques et militaires des États-Unis. C’est la véritable raison pour laquelle ce méga-crédit a été accordé. Sachant que le peuple argentin a désavoué dans les urnes les choix de Macri et que celui-ci n’a pas respecté la constitution argentine, le nouveau gouvernement est en droit de refuser de reconnaître la validité des accords signés par son prédécesseur avec le FMI. On est dans un cas de figure prévu par la doctrine de la dette odieuse : lors d’un changement de régime, le nouveau gouvernement n’est pas tenu de respecter les obligations contractées par ses prédécesseurs en matière d’endettement si ceux-ci ont contracté une dette contre l’intérêt de la nation ou du peuple (et dans ce cas en leur propre faveur, afin de rester au pouvoir).

Il est important pour l’Argentine de tirer des leçons des erreurs du passé et de ne pas reproduire le type de négociation qui a eu lieu avec les créanciers pendant la période 2002-2010 [voir une analyse de cette renégociation dans Maud Bailly et Éric Toussaint, « Argentine : La restructuration frustrée de la dette en 2005 et en 2010 »].

Les mesures énoncées plus haut devraient s’inscrire dans un programme d’ensemble qui inclut d’autres actions : contrôle des mouvements de capitaux, socialisation du secteur bancaire, réforme fiscale, mesures pour rompre avec le modèle extractiviste exportateur et pour lutter contre la crise écologique…

Notes :

1 Fin septembre 2018, il fallait 48 pesos pour 1 euro. Début décembre 2019, il en fallait 66.

2 Noemí Brenta y Pablo Anino, « Una de terror : la historia de Argentina y el FMI », https://www.laizquierdadiario.com/Una-de-terror-la-historia-de-Argentina-y-el-FMI

3 Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Sack dit très clairement que des dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Il écrit « pour qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier puisse être considérée comme incontestablement odieuse, il conviendrait que… ». Sack définit un gouvernement régulier de la manière suivante : « On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. » (p. 6). Je souligne (ÉT). Source : Les effets des transformations des États sur leurs dettes publiques et autres obligations financières : traité juridique et financier, Recueil Sirey, Paris, 1927. Voir le document presque complet en téléchargement libre sur le site du CADTM.

4 Barry Herman, José Antonio Ocampo, Shari Spiegel, Overcoming Developing Country Debt Crises, OUP Oxford, 2010.

 

Article originellement publié sur le site du CADTM sous le titre «L’Argentine en pleine crise de la dette » le 9 décembre 2019, reproduit avec l’autorisation de son auteur : https://www.cadtm.org/L-Argentine-en-pleine-crise-de-la-dette

Perón, Evita et le péronisme : histoire d’un mouvement singulier

Juan Perón et Evita le 22 août 1951

Alors que l’élection au premier tour d’Alberto Fernández, dimanche 27 octobre, est venue balayer la sordide séquence néolibérale de Mauricio Macri1, l’alliance du nouveau président argentin avec la péroniste Cristina Fernández de Kirchner, présidente de 2007 à 2015 et désormais vice-présidente, incite à se pencher sur l’histoire singulière du péronisme, ce mouvement « ni de droite, ni de gauche » à nul autre pareil.


Qualifié de « démocratie hégémonique » par Alain Rouquié3, telle une forme « d’archétype d’un régime politique à dimension universelle »4, le péronisme fut et serait peut-être encore ce « mouvement à la fois populaire et nationaliste, redistributeur et anticommuniste, favorable au protectionnisme et à l’industrialisation, qui misa sur la santé et l’éducation tout en tâchant de concilier capital et travail »5. Tel le décrit le numéro spécial du Monde diplomatique dédié au populisme – ce qualificatif controversé qui, par-delà les débats qu’il anime, colle on ne peut mieux au péronisme – en en-tête de la publication du discours d’Eva Duarte, la future et incontournable Eva Perón (1919 – 1952). Car qu’aurait été le gouvernement d’un militaire, Juan Domingo Perón (1895 – 1974), sans sa comédienne d’épouse dont il dira d’ailleurs, lors de sa tournée européenne (à elle) en 1947, qu’elle était plus célèbre que lui ?

Dans la comédie musicale Evita d’Alan Parker, sortie en 19966 – et sans parler de l’ample cinématographie que son personnage a inspiré7 – tout est dit ou presque de la passion et de l’aversion que le peuple argentin a éprouvé pour sa madone, et qui teintera pour longtemps sa perception du péronisme historique et des projets ultérieurs qui s’en réclament. Eva Perón est, d’abord par son apparence, cette blonde, charismatique et souriante figure angélique, si conforme aux modèles européens et états-uniens dans une Amérique latine qui regarde vers le Nord depuis sa blanche Argentine8 tout en ayant la ferme intention de s’en affranchir. Douée d’un infatigable esprit d’initiative et d’une ambition entêtée, Evita sera cette femme volontaire, détestée par les militaires et la bourgeoisie argentine, qui a œuvré pour les pauvres, les infirmières et le droit de vote des femmes qu’elle obtient en 1947 avant de décéder quelques mois plus tard d’un cancer à l’âge de 33 ans.

Juan Domingo et Eva Duarte vont, à eux deux, structurer politiquement et émotionnellement le péronisme. Au-delà du phénomène médiatique, il est en effet difficile de saisir ce mouvement, tant dans sa première phase que dans ses incessantes réminiscences, sans prendre en compte cette dualité singulière qui lui a donné forme : la fermeté du militaire, à la fois anti-marxiste et anti-bourgeois, et la candeur empathique et emphatique de son épouse. Elle lui a conféré pour longtemps l’efficacité de sa stratégie visant à répondre – et à être le seul à répondre – aux besoins du peuple ; le « peuple », c’est-à-dire les travailleurs mais aussi leurs patrons, en veillant bien à ce que le socialisme ou le communisme ne se chargent pas d’inspirer la lutte des premiers.

Juan Domingo et Eva Duarte vont, à eux deux, structurer politiquement et émotionnellement le péronisme […] la fermeté du militaire, à la fois anti-marxiste et anti-bourgeois, et la candeur empathique et emphatique de son épouse.

Par là même, le péronisme historique est un mouvement qui haïra les intellectuels, tant les « rouges » que ceux qui, historiquement libéraux dans la lignée politique de l’unioniste Bartolomé Mitre (1821 – 1906), ont défendue l’Argentine bourgeoise et dépendante du Nord : Perón lui préférera comme modèle le fédéraliste et autoritaire Juan Manuel de Rosas (1793 – 1877), opposé aux élans impérialistes des européens de son époque. Cet anti-intellectualisme est un trait caractéristique du premier péronisme, évidemment révisé dans ses formes contemporaines. Pour cause, dans la zone ouest de Buenos Aires, le partido de la Matanza, beaucoup plus étendu et presque aussi peuplé que la capitale9, commence à concentrer dès les années 1930 les secteurs ouvriers émigrés des régions rurales et devient le bastion par excellence du péronisme. Inutile d’y chercher un théâtre ou une bibliothèque (alors que ces derniers sont nombreux dans les villes au sud de Buenos Aires, où la gauche est présente). Pour Perón, le peuple n’a besoin ni de livres, ni d’art : l’instruction basique, un travail sûr accompagné de droits et un accès et aux soins suffira. Ce qui pour l’époque, diront certains, n’est déjà pas si mal, d’autant plus que ces besoins seront bel et bien satisfaits sous la présidence péroniste, quand la gauche n’a jamais réussi à conquérir de pareils droits en Argentine – un argument phare du péronisme.

Le mouvement s’évertue ainsi à ne pas se préoccuper de l’émancipation des travailleurs, ce qui conduira ses détracteurs à le considérer comme une tendance politique abrutissante et fort peu encline au projet révolutionnaire : son objectif est avant tout une répartition 50/50 entre les travailleurs et leurs employeurs, considérés ensemble comme l’avenir de l’industrie nationale, à la fois levier pour conquérir son indépendance économique vis-à-vis de l’Europe et des États-Unis et pour faire face à la bourgeoisie locale des propriétaires terriens que Perón abhorre et qui le lui rendront bien. Cette dichotomie entre le monde industriel urbain, ouvriers et patrons, et le monde rural se retrouve jusqu’à une époque récente où la péroniste Cristina Kirchner dû faire face en 2009 à un lock-out historique de la part des secteurs agraires réticents à ce que l’on taxe leurs exportations de bovins et de soja transgénique à des fins de répartition des richesses engrangées.

Brève histoire du péronisme10

Le 17 octobre 1945, devenu jour historique du péronisme, le général Perón, alors emprisonné par le gouvernement de l’époque, est libéré par un grand mouvement de masse conduit par la CGT (Confederación general de los Trabajadores) qui organise une marche historique depuis le quartier ouvrier de Berisso, près de La Plata, jusqu’à Buenos Aires, à 64 kilomètres de là, réunissant sur le chemin les ouvriers des quartiers de La Boca, Barracas et Parque Patricios et de la périphérie ouvrière de la capitale pour totaliser une mobilisation d’environ 300 000 personnes11. Perón est élu président l’année suivante. Après avoir établi une nouvelle Constitution, il met en place un plan de nationalisation des secteurs de base de l’économie, approfondit la politique de substitution des importations et met en place une multitude de réformes dans les domaines de la santé, de l’éducation et du droit du travail, assurant à son gouvernement un soutien inflexible des classes populaires.

Juan Perón et Evita le 17 octobre 1951

Son mouvement comptera d’abord deux, puis trois, et enfin quatre branches : la branche syndicale (avec la CGT, seul syndicat autorisé) et la branche politique, puis la branche féminine (uniquement composée de femmes) sous l’initiative d’Eva Perón à partir des années 1950, et plus tard la branche des Jeunesses Péronistes (JP), à partir de 1957, qui prônera la résistance à la dictature du général Aramburu.

Le parti péroniste féminin tout comme le Parti Justicialiste (PJ), organe officiel du mouvement tenant son nom de l’idée de défendre la justice sociale, seront tous deux interdits à partir du coup d’État de 1955 qui renverse Perón et instaure la dictature autoproclamée « Révolution libératrice » (1955 – 1958). Jusqu’en 1972, et malgré quelques allègements circonstanciels sous les présidences de Frondizi puis d’Illia, il est alors prohibé ne serait-ce que de mentionner le nom du général ou de son épouse, accusés d’avoir perverti le pays en accordant des droits aux ouvriers.

Pendant ces années-là, une ligne dure du péronisme subsiste malgré tout et tente de renverser le régime en vue du retour de Perón, exilé en Espagne. Une autre ligne plus souple, syndicale, cherchera plutôt à défendre du mieux qu’elle le pourra les droits des travailleurs dans une conjoncture très défavorable à ces enjeux. Au cours des années 1970, divers groupes se déclarent du péronisme, allant de l’extrême droite (la Triple A, l’Alianza Anticomunista Argentina) à l’extrême gauche (les Montoneros)12 dont le grand idéologue et théoricien fut John William Cooke, mort en 1968. « Cooke a élaboré les bases théoriques d’un péronisme révolutionnaire qu’il considérait comme l’application du marxisme à une réalité nationale spécifique »13, écrivit Marcelo Diaz ; un héritage qui imprégnera et divisera pour longtemps le mouvement.

Très affaiblie par la contestation sociale, notamment symbolisée par le Cordobazo de 1969 (le mai 68 argentin), la dictature dite de la « Révolution Argentine » (1966 – 1973) est contrainte d’accepter la tenue d’élections en mars 1973. Le candidat péroniste de gauche Héctor José Cámpora (qui donnera plus tard son nom à la corporation militante des jeunes kirchnéristes) est élu, le péronisme remportant par ailleurs la majorité des sièges dans une période marquée par une abondante communication14.

Mais les tensions internes au mouvement s’intensifient et le retour du général, enfin autorisé, se transforme en tragédie lors du massacre d’Ezeiza de juin 1973 où les péronistes de droite ouvrent le feu sur les péronistes de gauche venus accueillir leur idole à l’aéroport avec plus de 3 millions de personnes. La répression fait au moins 13 morts et 365 blessés et marque la plus cinglante rupture entre les deux branches du péronisme. Après la démission de Cámpora, le général Perón est à nouveau élu président en septembre 1973 avec sa femme Isabel comme vice-présidente. Il avalise alors lui-même la rupture, le 1er mai 1974, en stigmatisant l’aile gauche de son mouvement (qu’il n’a pas réussi à empêcher de manifester), et ce malgré les efforts de celle-ci pour se démarquer de l’extrême gauche argentine : « les piliers du projet capitaliste élaboré par Perón sont [alors et désormais] le patronat organisé, la bureaucratie syndicale, le péronisme de droite et les appareils policiers et para-policiers de répression »15, écrit encore Marcelo Diaz. Le divorce est consommé, les diverses forces d’extrême gauche16 marginalisées et les Montoneros réprimés et insultés tournent le dos à leur leader qui décède deux mois plus tard, le 1er juillet 1974. S’ouvre alors deux années où son épouse « Isabelita », aux commandes de l’État, est manipulée plus qu’elle ne gouverne par les franges les plus réactionnaires du clan péroniste jusqu’à ce que le général Videla instaure par un nouveau coup d’État en 1976, et jusqu’en 1983, la plus sanglante dictature militaire de l’histoire du pays, ledit « Processus de Réorganisation Nationale », dont la répression fera 30 000 disparus.

Lors du massacre d’Ezeiza de juin 1973, les péronistes de droite ouvrent le feu sur les péronistes de gauche venus accueillir leur idole à l’aéroport avec plus de 3 millions de personnes. La répression fait au moins 13 morts et 365 blessés et marque la plus cinglante rupture entre les deux branches du péronisme.

Au retour de la démocratie en 1983, et alors que les défis de la reconstruction sont immenses17, Raúl Alfonsín, de l’Union Civique Radicale (UCR), est élu président. Le péronisme ne remportera à nouveau les élections qu’en 1989 avec le néolibéral Carlos Menem, représentant d’un péronisme de droite qui conduira le pays à la crise économique et politique de 2001 (sous la présidence de Fernando De la Rúa). Il faudra donc attendre 2003 et l’élection du président de centre gauche Néstor Kirchner, puis des deux mandats successifs de son épouse Cristina Fernández de Kirchner18, pour que le péronisme retrouve une dimension politique un peu plus proche de celle des origines, tentant de concilier capital et travail dans une perspective de justice sociale.

Être péroniste aujourd’hui…

Lorsque l’on se rend à Laferrere, zone très populaire de la Matanza, on comprend combien ce territoire désindustrialisé par la dictature militaire de 1976-1983, puis par l’époque néolibérale ménémiste (1989 – 1999), représente toujours un enjeu politique et un inépuisable bastion du péronisme. Jorge Carrasco, 33 ans, militant péroniste, vient nous chercher en voiture à la gare de Ramos Mejía (la partie nord de la Matanza, plutôt de classe moyenne) et, au cours de la demi-heure de voiture qui nous sépare de son quartier, il nous raconte avec beaucoup d’enthousiasme l’action artistique qu’il cherche à mettre en place auprès des jeunes de la localité. Une fois sur place, la qualité théâtrale du projet – qui n’est pas entre les mains de Jorge, mais qu’il soutient pleinement – laisse songeur : on y « éduque » une poignée d’habitants du quartier en leur faisant jouer, sans la moindre application, une caricature grossière des « buitres » (les fameux « vautours », prédateurs financiers détenteurs de la dette argentine) et des Madres de Plaza de Mayo (s’épanchant sur les bébés kidnappés pendant la dictature). Ici, dans l’agrupación Renacer Justicialista, il n’y a paraît-il pas de « chef », mais un « conducteur », qui serait « comme un leader de l’organisation qui détient la responsabilité politique de notre collectif », nous explique Jorge. Ce collectif fait partie du Conseil local de Laferrere, lui-même appartenant au plus ample Consejo de Partido Justicialista, décrit et assumé par Jorge comme « hiérarchique, verticaliste, composé d’organismes et de secrétariats collégiaux ».

Le conducteur du groupe, la soixantaine, arrive bientôt et, nous serrant fermement la main, nous demande si l’on a été bien traité. À notre réponse affirmative, il nous annonce alors sans détour : « C’est que tu es péroniste, mais tu ne le sais pas encore ». Alors que des pizzas et un succédané de Coca-Cola sont servis sur la table (il est dit officiellement que c’est pour ne pas consommer une marque étas-unienne, mais l’on nous murmure dans l’autre oreille que c’est surtout parce que c’est la marque la moins chère), le conducteur nous désigne l’immense carte au mur, précisant le secteur d’action du collectif dont les militants ratissent régulièrement le quartier. Il se gausse alors de l’insuccès cuisant des « sbires de Cambiemos », le mouvement du président néolibéral Mauricio Macri, qui la semaine précédente se sont fait jetés à grand fracas par des voisins lors d’une entreprise de campagne : « Ici, c’est péroniste ! Les autres ne sont pas les bienvenus ». Lorsqu’on suggère que la gauche française, si tant est que la justice sociale l’aie réellement préoccupée jusqu’à une époque récente, ressemble un peu au péronisme, les militants tiquent. Ici, on aime à préciser que l’on n’est pas de droite, mais surtout pas de gauche. Lorsqu’on leur demande ce qu’ils reprochent à la gauche, on nous répond que la gauche est soit incontestablement violente – ils l’identifient à cette minorité encagoulée qui parfois, quoique sans commune mesure avec les black blocks français, anime les fins de manifestations bien rangées en cassant du mobilier urbain près de l’obélisque de Buenos Aires – soit désespéramment « féminine » : « Son evitistas ! Más que peronistas ! », c’est-à-dire, qu’ils prêtent allégeance à Evita plus qu’au général, autrement dit qu’ils veulent la « justice sociale » sans la « fermeté » (« mano dura »).

Lorsqu’on suggère que la gauche française, si tant est que la justice sociale l’aie réellement préoccupée jusqu’à une époque récente, ressemble un peu au péronisme, les militants tiquent. Ici, on aime à préciser que l’on n’est pas de droite, mais surtout pas de gauche.

Sur le chemin du retour, et alors que la nuit est tombée, Jorge Carrasco nous désigne un gigantesque bâtiment sans lumière sur le bord de la route sur la façade duquel on peut lire « Hospital público Presidente Néstor Kirchner » : « Il est terminé », nous dit-il, « prêt à être inauguré, mais Macri n’en a pas voulu, c’est désastreux » ; apparaît un peu plus loin la ligne du Metrobus, cette voix rapide curieusement interrompue : « Ce fut le geste politique de Macri pour acheter les votes locaux, il a dit qu’il rallierait Buenos Aires à la Matanza, c’est même écrit sur l’abris-bus : “destination : Buenos Aires”, mais regarde : ils n’ont même pas construit la moitié ! ». Il tente alors de résumer le sens du combat péroniste contre la droite néolibérale : « Justice sociale, et répartition 50/50 entre le travailleur et le patron, voilà le péronisme », et l’on sous-entend : ni plus, ni moins.

Ainsi se structure la sensibilité de la ligne politique “vieille école” du péronisme faisant sourire ou grincer des dents les plus jeunes militants, en général kirchnéristes, traitant amicalement leurs aînés de « peronchos », c’est-à-dire de vaguement fermés d’esprit, figés dans leurs principes, voire carrément ringards (au même titre que les trotskistes, de l’autre côté du spectre, qu’ils ne portent en général pas dans leur cœur).

Certains jeunes militants de la Cámpora, structure militante du Frente por la Victoria (le parti historique de Néstor et Cristina Kirchner), cherchent justement à renouveler, par une forme théâtrale à la fois populaire et exigeante sous la forme de pièces courtes, l’approche pédagogique de la militance péroniste. En 2017, puis à nouveau en 2018, nous rencontrions Federico Tombetti, trente ans, fondateur du groupe MERDA en acción. Ce collectif anime une radio, produit des conférences et des performances ainsi que du matériel audiovisuel diffusé sur les réseaux sociaux. Ses thèmes de prédilection : la détention illégale de Milagro Salas19, et les fameux fonds vautours – cette fois présentés de façon plus élaborée. Chaque représentation s’accompagne de l’intervention d’un économiste suivie d’un débat. Federico raconte qu’il tolère, parce qu’il la croit utile, la conception verticaliste et paternaliste du péronisme, mais se lasse de sa rigidité d’esprit ce pour quoi, comédien avant d’être militant, il cherche à œuvrer par l’art. Dans le cadre de son activité artistique, il préfère ne pas se dire partisan pour ne pas attiser les clivages, tout en ayant conscience que tous sont kirchnéristes dans son groupe qui se réunit une fois par semaine à l’Instituto Patria, haut lieu du couple Kirchner à deux pas du Congrès de la Nation : « On cherche à atteindre des publics susceptibles de ne pas être d’accord avec nous, on ne prétend pas faire de prosélytisme, on ne va pas appuyer un candidat. On parle du FMI, de l’endettement. L’unique condition pour être dans MERDA c’est d’avoir envie de dénoncer les atrocités de ce gouvernement ». Ce gouvernement, c’est-à-dire celui de Mauricio Macri, défait dans les urnes le 27 octobre dernier.

Cortège de La Cámpora le 24 mars 2017 7

Nicolás Segal, trente ans également, est économiste et militant péroniste depuis plusieurs années. Il travaille au sein de l’Institut du Travail et de l’Économie (Instituto de Trabajo y Economia) de la fondation Germán Abdala, du nom du militant péroniste qui s’opposa au tournant néolibéral du péronisme durant le gouvernement de Carlos Menem. Son travail consiste à « analyser l’économie argentine et à produire des rapports et des statistiques qui aident les organisations politiques, sociales et syndicales à formuler leurs propres idées sur l’économie ». Cet environnement de travail est pour lui un véritable « espace de dialogue où d’autres acteurs peuvent se rendre compte de comment s’appliquent les concepts de l’économie keynésienne ». Avoir travaillé au Ministère de l’Économie pendant le gouvernement de Cristina Kirchner (mais également sous le gouvernement de Mauricio Macri) fut pour lui un moment idéal pour « proposer de nouvelles idées et les mettre en œuvre », et ce même si « les heures supplémentaires, mal payées, ne se comptaient pas, car dominait la conviction que c’était dans ces moments que se ressentait un engagement et une cohérence avec les idées, avec les camarades, et avec la société toute entière ».

Lorsqu’on lui demande ce qu’est pour lui le péronisme, il ironise en disant que « bien souvent, ce sont les antipéronistes qui définissent le contenu du péronisme plus que les péronistes eux-mêmes » et, par là, contribuent paradoxalement à générer de nouvelles adhésions dans ses rangs : « Pendant le gouvernement Macri, de nouvelles générations de péronistes se sont formées et, au sein même de celles qui existaient, une nouvelle articulation politique est née, basée sur la lutte contre le modèle d’endettement et d’enrichissement des secteurs les plus fortunés afin de remettre en marche l’économie et d’améliorer la situation de la majorité ».

Le péronisme, qui se caractérise pour lui par une « redéfinition permanente », fait « qu’aucun péroniste ne peut s’identifier pleinement avec toutes les variantes et expériences du péronisme ». Cette « amplitude », que d’aucuns pourront trouver matière à critiquer, contribue selon lui à « faire du péronisme une force transformatrice de l’histoire argentine ». Aujourd’hui, assure-t-il, « le péronisme lève la bannière du national, du populaire, de la démocratie et du féminisme ».

Pour le militant et économiste nicolás segal, Cette « amplitude » du péronisme, que d’aucuns pourront trouver matière à critiquer, contribue  à « faire de ce mouvement une force transformatrice de l’histoire argentine ». Aujourd’hui, assure-t-il, « le péronisme lève la bannière du national, du populaire, de la démocratie et du féminisme ».

Le jeune militant, s’il ne cache pas sa joie depuis la victoire d’Alberto Fernández, n’en demeure pas moins sceptique : « Macri nous laisse un pays plongé dans une crise économique et sociale profonde. Un mineur sur deux vit aujourd’hui sous le seuil de pauvreté. L’économie est à nouveau extrêmement endettée en dollars, l’inflation est de 55% et il va être très difficile de stabiliser la monnaie étrangère. C’est une combinaison explosive qui va réclamer beaucoup d’audace politique et d’engagement pour parvenir à un accord social qui permette de sortir de la crise et de relancer la croissance ». Au-delà de l’économie nationale, abaissée à un niveau critique, il va s’agir également de renouveler les discours. Cela va impliquer de « sortir de cette logique de confrontation sociale [dénommée « grieta » ; littéralement, « la brèche, la faille »] que Macri a installé, avec l’appui des médias, et qui nourrit un courant d’opinion très agressif à l’encontre des plus vulnérables : les pauvres, les migrants, les minorités ». C’est qu’une supposée « délinquance », rendue responsable du « désordre social », a été pendant quatre ans stigmatisée face à « la supposée authentique Argentine qui travaille » : « un discours factice, sans fondement, et très dangereux pour la violence qu’il engendre », commente Nicolás Segal. Le défi des prochaines années sera donc d’affronter cette représentation du péronisme au pouvoir comme une politique qui bénéficie à ce supposé « désordre social », tentant d’ouvrir les discussions qui pourront sortir les Argentins de cette logique discursive de la « grieta ».

Un avenir à force de révisions

On l’aura compris, le péronisme n’en finit pas, de part sa position hybride sur l’échiquier politique, de faire et défaire des luttes entre adeptes qui s’en revendiquent. Alors que le péronisme a toujours marginalisé les forces de la gauche de la gauche – ce que, précisément, lui reproche viscéralement la gauche argentine – le fait qu’il ait rendu effectives les plus notables avancées sociales de l’histoire du pays en fait une source d’inspiration pour de nombreux militants et intellectuels qui se préoccupent aujourd’hui, le treillis militaire en moins et l’écologie en plus, de réinventer la gauche du XXIème siècle sur de nouveaux modes opératoires de masse, assumant positivement le terme de « populisme », au premier rang desquels Ernestau Laclau et Chantal Mouffe20, références, entre autres, de la France Insoumise et de Podemos en Europe. L’idée complexe, séduisante et opératoire pour les uns, vendue car niant la lutte des classes pour les autres, de vouloir englober la majeure partie du « peuple » (concept qui reste à réinventer à chaque époque) contre la seule pointe extrême des oligarchies nationales et mondiales, fait donc date et se renouvelle. On peut par exemple y trouver un écho dans la remise en cause de l’axe gauche-droite (désalignement par ailleurs aisé à reprendre et falsifier ; Emmanuel Macron en fut le cas d’école lors de sa campagne présidentielle) dans les scissions récentes au sein de Podemos entre Pablo Iglesias, partisan de la frange socialiste de son mouvement, et Íñito Errejón, soucieux de brasser large dans une perspective populiste21.

Reste que la logique développementiste du péronisme, du fait de son imbrication parfois excessive avec la logique entrepreneuriale et de son obsession de la croissance dans l’optique d’une redistribution des richesses court toujours le risque d’écarter les préoccupations environnementales et l’exigence écologique, désormais incontournables, risquant de s’assécher idéologiquement à l’endroit où l’esprit de la gauche (plus que les partis de gauche) a plus que jamais besoin de renouveler son imaginaire et son horizon afin de s’ancrer à nouveau comme une alternative viable aux yeux de la majorité. Quoi qu’il en soit, le péronisme n’en finit pas de fasciner et, s’il convient d’en revoir à peu près tous les aspects – de son autoritarisme à son nationalisme exacerbés, produits d’un pays et d’une époque – il reste une source de réflexion puissante, une fois actualisé aux enjeux et aux outils contemporains et après démystification de son culte de la personnalité, pour penser les formes de mobilisation massive et les alliances politiques larges du monde actuel à la fois contre l’ordre néolibéral et la montée des fondamentalismes religieux comme des nouveaux nationalismes fascisants.

1 NANTANSON José, « L’Argentine montre que la gauche n’est pas morte », Le Monde Diplomatique, octobre 2019. https://www.monde-diplomatique.fr/2019/10/NATANSON/60457

2 RUBIO Marthe, « Le péronisme traverse une crise historique en Argentine », Médiapart, 29 novembre 2017. https://www.mediapart.fr/journal/international/291117/le-peronisme-traverse-une-crise-historique-en-argentine

3 ROUQUIÉ Alain, Le siècle de Perón. Essai sur les démocraties hégémoniques, Seuil, Paris, 2016.

5 « Le souffle d’Evita », in Tous populistes !, Manières de voir n°164, Le Monde Diplomatique, avril-mai 2019. Voir : https://www.monde-diplomatique.fr/mav/164/DE_PERON/59681

6 Qui nous a légué sa bande-son inoubliable, dont le succès de « Don’t cry for me Argentina ». Voir : https://www.youtube.com/watch?v=IVyU_gdCnek&list=PLC2977BCE5BC6244B

7 Notamment le film Eva Perón de Juan Carlos Desanzo, avec Cristina Banegas dans le rôle d’Evita, sorti en 1996 : https://www.youtube.com/watch?v=UYOdyClmuis&t=1258s ou encore le documentaire-comédie musicale Las enfermeras de Evita, de Marcelo Goyeneche : https://www.youtube.com/watch?v=LM7onsaR7-g

8 Ladite « Conquête du désert », menée entre 1878 et 1885 et rétrospectivement qualifiée de génocide, aurait contribué à massacrer plus de 20 000 indigènes et fait prisonniers des milliers d’autres, coupant court à la prospérité des peuples autochtones sur le territoire argentin. Voir : https://es.wikipedia.org/wiki/Conquista_del_Desierto

9 On comptait 1 772 130 habitants à la Matanza pour 325 km2 en 2010, pour un taux record de croissance démographique de 41% en 9 ans. Il est donc légitime d’imaginer que sa population a encore considérablement augmenté. La population de la ville autonome de Buenos Aires, pour sa part, est estimée en 2015 à 3 090 900 habitants pour 203 km2. Voir : https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Matanza_(partido) et https://fr.wikipedia.org/wiki/Buenos_Aires

10 Pour un récapitulatif des principales dates, voir : https://www.monde-diplomatique.fr/2017/03/A/57283

11 Ces chiffres, discutés, ont souvent varié selon les sources : https://es.wikipedia.org/wiki/D%C3%ADa_de_la_Lealtad

12 Voir notamment : NADRA Giselle Nadra et NADRA Yamilé, Montoneros : ideologia y politica en el descamisado, Corregidor, Buenos Aires, 2011. Pour une présentation du livre, voir : https://www.monde-diplomatique.fr/2012/01/TOULHOAT/47222

13 DIAS Marcelo, « Vaste offensive de répression contre la gauche du mouvement », Le Monde diplomatique, juin 1974. Voir : https://www.monde-diplomatique.fr/1974/06/DIAS/32412

14 CRISTIÁ Moira, Imaginaire péroniste. Esthétique d’un discours politique, 1966-1976, Presses universitaires de Rennes, 2016. Pour une présentation du livre, voir : https://www.monde-diplomatique.fr/2016/11/COLLIAUX/56778

15 DIAS Marcelo, « Vaste offensive de répression contre la gauche du mouvement », Le Monde diplomatique, juin 1974, op. cit. Voir : https://www.monde-diplomatique.fr/1974/06/DIAS/32412

16 Les FAR (Forces Armées Révolutionnaires), la FAL (Forces Argentines de Libération), les FAP (Forces Armées Péronistes) et l’ERP (L’Armée Révolutionnaire du Peuple).

17 Voir : RAMONET Ignacio, « De la dictature à la démocratie. L’Argentine de la transition », Le Monde diplomatique, octobre 1983. Voir : https://www.monde-diplomatique.fr/1983/10/RAMONET/37585

18 Voir notre article dans Le Vent se Lève : « Argentine, l’ère des Kirchner : retour critique sur une décennie gagnée », mars 2018 : https://lvsl.fr/argentine-lere-des-kirchner-retour-critique-sur-une-decennie-gagnee/

19 Voir : DUVOJNE ORTIZ Alicia, Milagro Sala, l’étincelle d’un peuple, Des femmes — Antoinette Fouque, Paris, 2017. Pour une présentation du livre, voir : https://www.monde-diplomatique.fr/2018/04/LOWY/58592

20 LACLAU Ernesto et MOUFFE Chantal, Hegemonía y estrategia socialista. Hacia una radicalización de la democracia (troisième édition en espagnol), Buenos Aires, Fonde de Cultura Económica, 2015 ; LACLAU Ernesto, La Raison populiste, Paris, Seuil, L’Ordre philosophique, 2008 ; MOUFFE Chantal, Pour un Populisme de gauche, Paris, Albin Michel, 2018.

21 « Íñigo Errejón : “L’axe gauche-droite est l’axe de l’establishment” », Le Vent se Lève, 21 août 2019. https://lvsl.fr/inigo-errejon-laxe-gauche-droite-est-laxe-de-lestablishment/

« La relance de la sociologie est une partie essentielle d’une nouvelle stratégie socialiste » – Entretien avec Francesco Callegaro

Jaures

Francesco Callegaro est philosophe. Originaire d’Italie, il s’est formé en France où il a soutenu une thèse sur l’autonomie sous la direction de Vincent Descombes. Il a ensuite rejoint le LIER-FYT, laboratoire de l’EHESS qui cherche à relancer l’ambition de la sociologie, par un croisement fécond avec la philosophie et l’histoire, la linguistique et le droit. Il a participé à ce travail collectif en publiant La science politique des modernes. Durkheim, la sociologie et le projet d’autonomie, puis en dirigeant le numéro de la revue Incidence Le sens du socialisme. Depuis 2016, il a quitté la France pour l’Argentine. Il enseigne philosophie, sociologie et histoire conceptuelle à l’Universidad Nacional de San Martin (UNSAM), Buenos Aires. Milo Lévy-Bruhl est doctorant en philosophie politique à l’EHESS. Sa recherche porte sur le socialisme français et la question juive. En croisant philosophie, sociologie et psychanalyse, ils confrontent dans cet échange en deux parties le populisme de Chantal Mouffe et Laclau au socialisme qu’ils repensent à nouveaux frais et à la situation politique actuelle en Argentine et en Europe. Deuxième partie. Entretien en collaboration avec Hémisphère gauche.


Milo Lévy-Bruhl – Si je résume votre critique de Chantal Mouffe, elle consiste à dire que son populisme de gauche ne sort pas du cadre du libéralisme. Il n’en serait qu’une variante égalitaire. C’est du même coup vers le socialisme qu’il faudrait se diriger. Le socialisme ne part pas de l’individu, comme le libéralisme, et pas non plus de la nation ou de l’Etat, comme le conservatisme, plus ou moins réactionnaire. Il part de la société, ce qui veut dire aussi des acteurs et des groupes qui la composent. C’est ce que dit son nom. Mais qu’en est-il alors du peuple ? 

Francesco Callegaro – La rencontre entre la société et le peuple s’est faite à la suite d’une « heureuse équivoque ». C’est l’expression qu’utilise Comte dans son Discours sur l’ensemble du positivisme, écrit en 48. Surtout en français, nous dit-il, « le mot peuple rappelle sans cesse que les prolétaires ne forment point une véritable classe mais constituent la masse sociale d’où émanent les diverses classes spéciales[1]». Ici, dans la sociologie naissante, le terme « peuple », comme l’a souligné à juste titre Bruno Karsenti, a pris une signification irréductible au sens hérité de la politique du droit naturel.[2]Si le peuple en tant que masse sociale n’a rien en commun avec le sujet politico-juridique du libéralisme, c’est qu’il n’en partage pas les traits constitutifs.Loin d’être le produit d’une abstraction qui rend tous les sujets homogènes, il se caractérise au contraire par son hétérogénéité interne. Surtout, ce peuple n’est pas universel, je veux dire qu’il n’inclut pas tous les individus : l’immense majorité, pour reprendre une expression que l’on retrouve souvent sous la plume de Saint-Simon et de Marx, comme de Durkheim et Mauss, pour être immense, n’est pas moins une partie. Ce n’est pas tous. C’est ce qui déplace la question du pouvoir : la démocratie n’est plus la souveraineté du peuple-tous, sur le plan de la représentation, c’est le gouvernement du peuple-partie, en dessous, à travers et au-delà de la représentation, l’autogouvernement de la masse sociale d’où émanent diverses classes spéciales. De ce point de vue, la véritable réactivation de la démocratie a été une répercussion du socialisme. C’est un fait historique attesté, même si l’on tend à l’oublier.

MLB – Cette définition de Comte, est-ce la définition sociologique du peuple ?

F.C. – Non, je n’irai pas jusque-là. Je dis seulement qu’au niveau historique, au niveau philologique, au sens de Gramsci, il y a une tradition alternative à la tradition libérale prédominante dans laquelle le peuple n’est qu’une construction politico-juridique, incluant tous les individus, donc aussi l’oligarchie à laquelle devrait s’opposer le peuple de gauche. Dans cette tradition alternative, le peuple a préservé son référent réel, sans être pour autant réductible à cette autre figure de l’homogène qui hante la pensée de Schmitt, la nation ethnique. C’est un peuple lié au travail, qu’on ne peut comprendre que si on y introduit la division qui rend possible la coopération : il y a ici un sens distinctif du lien social qui tient à la répartition et à la coordination des tâches en vue d’une œuvre commune. On en a fait une affaire de plans bureaucratiques, alors qu’il s’agit d’un mode de la solidarité, comme l’a d’ailleurs montré Durkheim. Cela dit, il faudrait suivre plus loin le destin de ce peuple, inséparable du destin d’une démocratie se situant en deçà et au-delà de la scène représentative. Le fait que cette tradition ait persisté dans le langage commun ne suffit pas à en démontrer la consistance.

MLB – Comment reprendre alors cette tradition ? Il en va de la possibilité de défier le dispositif libéral avec un populisme qui serait cette fois-ci solidaire d’un peuple réel.  

F.C. – On a besoin sur ce point d’une reprise sociologique. Car si le socialisme a réinventé la politique moderne, en logeant le savoir au cœur de la politique, il reste, malgré tout, une idéologie. C’est inexact de le réduire à un cri de douleur, à une série de plaintes et de demandes. Mais l’exigence d’un retour à l’action lui est aussi inhérente, ce qui veut dire qu’il s’expose aux risques d’une pensée pressée. La sociologie suppose un effort supérieur de distanciation, d’où sa proximité avec la philosophie. C’est la marque de sa distinction par rapport au socialisme. Pourtant, depuis cette distance, elle préserve un lien avec la source de son regard sur la réalité. De ce fait, la sociologie opère une rupture singulière vis-à-vis du sens commun. J’y faisais allusion la dernière fois, en parlant de retour au réel des rapports. C’est ce qu’a très bien décrit Bruno Karsenti dans l’introduction de son livre, D’une philosophie à l’autre[3]. Contrairement aux sciences naturelles qui se débarrassent des concepts ordinaires, la sociologie ne rompt avec le langage commun que pour en retrouver le noyau de vérité. Elle doit parler comme nous, en quelque sorte. C’est donc de son travail que l’on peut attendre une récupération du peuple. C’est elle qui devrait nous dire ce qui s’y cache, encore aujourd’hui, si l’on sort des fictions juridico-rhétoriques.

MLB – Si je reprends la tâche conceptuelle que Durkheim a placée au fondement de toute enquête sociologique, le premier problème à résoudre concernerait la définition du critère d’appartenance. Si ce n’est pas tous et chacun, comme dans la théorie libérale, il y a bien un principe qui doit faire le partage entre nous et eux.   

F.C. – C’est le problème qu’ont essayé de résoudre Laclau et Mouffe. Le terme de critère fait penser à des propriétés objectives qu’on pourrait établir abstraction faite de la relation que les sujets établissent avec la classification qui en résulte. Ce que Mouffe appelle anti-essentialisme revient à refuser la possibilité de classifications objectives de ce genre. Laclau et Mouffe ont pourtant oublié un trait singulier de ces sujets qu’ils cherchent à ne pas enfermer dans des classifications : c’est que les sujets se classifient eux-mêmes et parfois avec une satisfaction étonnante. On peut être tout à fait fier de faire partie du peuple, je veux dire de cette masse hétérogène qui soutient la société, le revendiquer et même y ordonner sa vie. C’est tout à fait sensible en Argentine. Cette appartenance y est d’abord liée au travail et à la lutte pour la participation et la justice.

« Le socialisme doit partir des mouvements sociaux et de leurs créations »

MLB – On pourrait alors chercher le peuple là où se donnent à voir des réponses aux logiques sociales qui produisent de l’injustice. Celles et ceux dont les conditions de vie sont prises dans les dynamiques sociales qui créent des injustices reconnaissables comme telles par la société, voilà le peuple.

F.C. – C’est une bonne hypothèse, à condition de préciser un point : l’analyse réflexive de la société, dont la sociologie est le corrélat, est précédée par le travail que font déjà les groupes présents dans la société pour dénoncer les injustices subies et surtout pour y remédier. On met trop l’accent sur les plaintes, on oublie qu’il y a un au-delà de la demande. Le désir de justice ne s’épuise pas dans la demande de réparation. Si vous reprenez le chapitre de Mauss sur le socialisme, ce qu’il souligne, en contrepartie de la perception du social, c’est l’extraordinaire créativité des masses. Mauss y met un accent à lui, mais les faits qu’il avance sont parlants : syndicats, mutuelles, coopératives, etc. Autrement dit, le socialisme doit partir des mouvements sociaux et de leurs créations, pour autant qu’ils sont le fruit de masses plus ou moins organisées. C’est dans cette activité que se produisent les réponses qu’il faudrait ensuite savoir synthétiser. On est très loin de la « chaîne d’équivalence » de Laclau et Mouffe.

MLB – Le peuple de gauche serait ainsi le lieu où l’on cherche à remédier activement aux injustices. Peut-on dire qu’il s’agit de l’endroit où l’on produit de la solidarité ?   

F.C. – Durkheim avait très exactement cette position. A ses yeux, les classes populaires jouissaient, du point de vue sociologique, d’un privilège certain, en ce qu’elles représentaient la voie d’accès à l’endroit de la société où s’élabore une idée plus élevée de justice, en réponse à des situations d’injustice. C’est bien de production de solidarité qu’il s’agit, en effet. Car quoi qu’on en dise, le concept de solidarité est indissociable d’une référence à la justice. Il ne s’agit pas d’un concept purement fonctionnel : l’interdépendance ne produit une forme spécifique de solidarité que parce que la coopération subvertit les relations d’exploitation inhérentes au capitalisme. Durkheim était sur ce point sur la même ligne de Marx. Il voyait la classe ouvrière comme le point le plus exposé d’une logique économique affectant la société dans son ensemble et du même coup le foyer d’une politique ayant à embrasser l’ensemble des sphères, du fait même que le capital, ce fait social totalisant, tendait à pénétrer partout. Pour rejoindre notre présent, il faudrait alors reprendre et même développer les analyses d’auteurs qui, comme Karl Polanyi, ont déployé une perspective sociologique analogue, pour écrire l’histoire du capitalisme au XXème siècle. C’est ce que fait mon collègue d’ici, le sociologue Alexandre Roig, en croisant Mauss et Polanyi avec l’Ecole régulationniste.

« Ce qui manque au socialisme c’est une organisation, des intellectuels, pas les aspirations socialistes »

MLB – Qu’en est-il dès lors de la politique, dans ce cadre aussi social que total? 

F.C. – L’adoption d’un regard à la fois socialiste et sociologique suppose un élargissement de la politique, Mauss y a insisté à plusieurs reprises. Dans cette perspective, le peuple se configure en effet comme la partie du tout où le tout commence à se penser en tant que tel, dans la solidarité qui l’innerve et doit l’innerver, à travers toutes les sphères d’interaction, bien avant que l’État n’intervienne. Il s’agit de la partie de la société dans laquelle surgit la politique, au sens non pas de cet affairement autour du pouvoir auquel se réfèrent les politistes qui ont lu Max Weber, mais bien en ce sens ancien, situé sur le bord de la modernité libérale, qu’évoque Mauss dans la dernière phrase de son Essai sur le don: l’« art suprême » en quoi consiste la « direction consciente » de la « vie en commun »[4]. C’est « la politique au sens socratique ». Cet art est démocratique lorsqu’il est pris en charge par la pluralité de groupes hétérogènes qui composent la masse sociale, se faisant peuple du fait même d’assumer une telle charge à un degré significatif. Telle est la définition du peuple et de la démocratie qu’on a perdu de vue suite à la glaciation politique des trente dernières années. Personne n’en parle, ni au Parti Socialiste, ni même à la France Insoumise.

MLB – Comment expliquez-vous cette glaciation ?

F.C. – Il faudrait l’expliquer sociologiquement. Cyril Lemieux a amorcé une recherche sur le socialisme en tant que tendance historique et sur les classes populaires comme le lieu, dans la société, où la conscience de la société commence à émerger. Il faudrait lui demander ce qu’une approche en termes pragmatiques, sensible aux classifications spontanées des acteurs auxquelles je faisais allusion tout à l’heure, permet de mettre en évidence quant à la persistance du peuple. L’hypothèse qu’on partage, c’est qu’il ne faut pas chercher le socialisme là où l’on croit le trouver, c’est-à-dire dans les discours et programmes des partis. Pour autant, le fait qu’ils ne rendent pas visible le peuple et même qu’ils tendent à l’occulter ne veut pas dire que le socialisme soit absent. Dans les pratiques et les discours, il y a des revendications de justice sociale, de démocratie réelle, des agencements surtout, où l’on peut identifier des traces significatives – mais il faudrait faire des enquêtes sérieuses pour le démontrer – du socialisme tel qu’on vient de le définir.

MLB – Le socialisme et son peuple sont donc absents sur le plan de l’expression explicite, politique et théorique, pas dans la réalité.  

F.C. – Ce qui manque, c’est une organisation, des intellectuels, pas les aspirations socialistes. Aspirations, pas au sens de rêveries, mais d’engagements et d’actions, de pratiques concrètes, voire d’institutions. C’est la symbolisation théorique qui manque, ce qui laisse la place libre à une capture par des discours et des programmes non socialistes. La sociologie est très en deçà de la tâche que lui avaient fixée ses fondateurs, du moins en France. Il y a des sociologues militants qui en sont venus à envisager leur fonction comme consistant à donner une voix aux sans-voix. C’est tout de même extraordinaire. On dirait qu’ils vivent dans un bocal à poissons. Alors que si l’on prend la peine d’écouter les discours des acteurs, on est fort susceptible d’y entendre quelque chose de ces traces dont on parlait.

MLB – Vous ne considérez pas que le populisme de gauche répond à cette attente de symbolisation ?

F.C. – Non, je crois même qu’il s’agit d’un symptôme assez frappant de la rencontre ratée entre les intellectuels et le peuple. Chantal Mouffe indique toute une série de phénomènes qui démontrent l’existence d’une réaction à la Réaction, qu’on voit bien dans la montée de l’extrême-droite. Ce sont ces éléments dispersés qu’elle a cherché à réunir sous l’étiquette de « populisme de gauche ». Elle aurait mieux fait, je crois, de revenir aux sources. Le populisme de gauche, c’est le socialisme. Mais il faut en tirer les conséquences : au peuple, il faut lui redonner sa consistance, c’est la condition de sa puissance, y compris en matière d’égalité de droits. Alors même qu’elle vient de passer quatre ans d’une rare brutalité, l’Argentine le démontre : la résistance singulière à la destruction néo-libérale y remonte à la présence de masses organisées qui se savent peuple et agissent en conséquence. Et je vous fait remarquer que le mouvement féministe n’y est pas exclu. C’est dire à quel point l’opposition à l’oligarchie, lorsqu’on la prend au sérieux comme procédant d’un sujet collectif en action, peut être inclusive.

MLB – La référence au peuple n’écrase pas les différences.

F.C. – Si je me réfère à l’expérience argentine, on voit bien qu’il y a des tensions, mais elles dynamisent le travail de la politique. Il faut dégager des entrecroisements, mettre à jour les joints, resserrer les nœuds de la volonté générale, ce qui suppose un retour sur soi des uns et des autres. L’un de ces joints est bien le travail, c’est-à-dire aussi bien le fait de l’exploitation que celui de la coopération. C’est ce qui a été condensé, pour revenir au féminisme, dans la grève internationale des femmes du mouvement 8M. La connexion peut aller si loin que Veronica Gago, sociologue et militante du collectif Ni Una Menos, a pu soutenir que le mouvement féministe, tel du moins qu’il se pratique en Argentine, recèle la possibilité de penser l’émergence d’un peuple effectif au-delà du peuple abstrait du populisme, par quoi elle entend faire référence à Laclau et Mouffe[5].

MLB – Etes-vous en train de dire que la réalité politique de l’Argentine ne correspond pas au populisme qu’envisage Mouffe ? C’est pourtant pour la rendre pensable que Laclau a élaboré sa théorie. 

F.C. – C’est tout le paradoxe. Laclau a fait un énorme effort intellectuel pour arracher la réalité politique de l’Argentine à la marginalité anomique à laquelle la destinait la science politique officielle, figée dans l’opposition entre démocratie et autoritarisme.Il a souvent rappelé cette inscription politique de sa pensée, ce qui est tout à son honneur. On l’oublie trop souvent lorsqu’on transpose les catégories qu’il a forgées à d’autres contextes. Il n’en reste pas moins qu’à partir de La raison populiste, Laclau a accusé une dérive qui, en l’éloignant du terrain social-historique, l’a conduit à la théorie politique. Pour sauver le populisme, il a essayé de lui donner une sorte de dignité ontologique, ce qui est une autre manière de le perdre. On ne saurait saisir le nœud vital du populisme effectif en s’orientant avec le schéma qu’il a mis en place dans son dernier ouvrage. Ce qu’on appelle ici « mouvement national-populaire » s’en écarte d’abord par ce seul trait, que le peuple n’y est pas perçu comme l’objet d’une construction discursive, suspendue à l’identification au signifiant du leader. C’est un sujet collectif de premier plan. Il a la consistance palpable de la masse sociale hétérogène dont parlait Comte.

« Le populisme latino-américain est organisé autour de trois pôles : le parti, les mouvements sociaux et les intellectuels »

MLB – C’est un populisme avec le peuple réel.

F.C. – C’est tout l’intérêt de ce mouvement. Loin d’être le résultat d’une construction discursive, il est toujours supposé dans tous les discours. Même l’analyse de la place nodale du leader serait donc à reprendre, car il n’apparaît pas comme cet objet d’identification qui condense en lui-même le peuple, ne serait-ce que parce qu’il en est plutôt l’interlocuteur. Le leader s’adresse au peuple, à la masse sociale en action, il ne le fait pas exister comme sujet politique. Cette relation repose sur une organisation qui la rend possible. Avant les revendications, c’est l’organisation qui marque l’originalité de ce qu’on nomme « populisme latino-américain », du moins pour ce que j’en vois en Argentine. Le peuple y figure, dans l’hétérogénéité qui le compose, comme le pôle d’une configuration complexe qui a comme contrepoint l’État en sa fonction de gouvernement, d’où la centralité du leader, mais aussi tous ceux qui portent la parole d’une multiplicité d’organisations sociales et politiques. Cette configuration inclut aussi l’Université, et plus généralement tous les lieux de production du savoir où travaillent les intellectuels qui ne cessent d’intervenir dans le processus de formation de la volonté générale. Bien loin de représenter une anomalie politique, fruit d’un débordement, c’est en matière d’organisation que ce mouvement a plus d’une leçon à nous donner.

MLB – Vous savez que ça m’intéresse. Concrètement, ça se passe comment ?

F.C. – L’image à laquelle on reste figé, ce sont les rassemblements océaniques où le leader s’adresse à une immense masse en fête. C’est très impressionnant, tout à fait décisif pour une compréhension adéquate du phénomène, mais aussi trompeur. Car l’essentiel se déroule dans les coulisses du quotidien. Il suffit d’ailleurs d’observer de plus près cette masse sociale pour s’apercevoir qu’elle n’a rien d’une multitude. On y distingue toute sorte d’organisations qui travaillent au jour le jour, de façon disséminée, pour faire vivre la politique. Il faudrait donc remettre en mouvement l’image arrêtée et suivre plutôt le processus, celui dont Laclau et Mouffe ont cherché à rendre compte par leur schéma logique, mais qui le dépasse très largement. Pour ne donner qu’un seul exemple, j’ai assisté l’autre jour à une réunion des équipes techniques du « Frente de todos », la nouvelle alliance du champ national-populaire. J’ai été frappé d’y rencontrer des centaines de personnes, travailleurs, représentants des mouvements sociaux, chercheurs, étudiants, figures politiques, etc., réunis dans les amphithéâtres de la Faculté de médecine pour débattre de l’ensemble des sujets de l’actualité : État, démocratie, éducation, sécurité, justice sociale, économie populaire, etc. Chaque intervention faisait valoir une expérience, une lutte, un savoir, un projet… Je ne sais pas quel sera le destin des synthèses qui ont été rédigées à la fin, mais le processus collectif me paraît en lui-même significatif. Comme ils partagent un même engagement et qu’il y a une organisation solide à l’arrière-plan, aucun des trois pôles – le Parti, les mouvements sociaux et les intellectuels – ne m’a semblé prendre le pas sur l’autre.

MLB – Pourquoi selon vous ce processus n’a pas lieu en Europe ?

F.C. – C’est une bonne question. L’un des obstacles de fond, il me semble, c’est la contradiction apparemment insurmontable entre parti et mouvement. On le voit bien à la profusion de mouvements qui ne veulent pas être des partis, alors qu’ils manient les rouages du pouvoir, comme le M5S en Italie. Prenons l’exemple de la déclaration de Mélenchon aux gilets jaunes : je ne veux pas les récupérer, je veux être récupéré. A quoi ils ont répondu : surtout pas. Ça fait penser à la lettre d’amur de Lacan : je te demande de me refuser ce que je t’offre, parce que ce n’est pas ça. C’est ce mur qu’il faudrait abattre. Car on est bien dans l’embarras : le parti ne veut pas récupérer un mouvement qui ne veut pas se greffer à un parti. Le résultat, c’est une sorte de perte entropique de puissance. Le parti sans le mouvement se vide d’expérience, en se décrochant du social, alors que le mouvement sans le parti, s’il n’est pas aveugle, il ne voit pas non plus très loin. En dernière instance, la responsabilité de cette impuissance incombe aux partis, parce qu’ils sont incapables de mettre en place une organisation vivante qui préserve la tension avec les mouvements sociaux, tout en s’en nourrissant. Cette incapacité, c’est la catastrophe des partis socialistes européens depuis plus de trente ans. Mais c’est la forme-parti même qui est à repenser, ce qui veut dire aussi le sens et la fonction de la représentation.

MLB – Alors que la spécificité d’un parti socialiste ce serait précisément ce branchement sur la société.

F.C. – Oui, il faudrait avoir un enracinement dans la société – vous sentez bien quelle dérive peut s’ouvrir si on entend par là la « société civile », le « marché » – et en particulier là où les nouvelles formes de solidarité sont en train d’émerger. Mais afin que les désirs puissent porter à conséquence, je parle des désirs qui s’expriment, au-delà de la demande, sur le plan des actes, la médiation des sciences sociales me paraît tout aussi indispensable. Et c’est là qu’on rencontre un second obstacle. En Europe, à gauche en particulier, c’est devenu un lieu commun de penser que le savoir, s’il fait une différence, c’est surtout en négatif. On a une sorte de terreur de l’autorité du savoir. Toute médiation savante est perçue d’emblée comme une médiation experte qui nous dessaisie de la vérité de l’expérience. C’est surtout à ce niveau qu’une rupture s’est consommée, par rapport à ce sens inédit de la politique dont le socialisme a été le porteur, selon l’analyse de Mauss. On soupçonne, parfois à juste titre, que la sociologie n’exprime pas le sens du social et même qu’elle l’étouffe.

MLB – Est-ce qu’il y a de la place pour une figure qui ne soit pas celle de l’expert ?

F.C. – Je poserais la question autrement. Est-ce qu’on peut se passer de médiations ? On ne peut pas, tout d’abord parce que l’idée d’expérience immédiate est un leurre : le langage est déjà médiation. Dans notre modernité, il a même atteint un degré de sophistication scientifique sans précédent. C’est dire que lorsqu’on croit en rester à l’auto-compréhension immédiate, on ne fait que reproduire les médiations hégémoniques. Ensuite et surtout parce que ce qui se présente sur l’autre front, le front néo-libéral, n’est pas une construction discursive, c’est un agencement très verrouillé. L’idéologie a sans doute un noyau fantasmatique, autrement elle n’attraperait pas le sujet, mais elle repose aussi sur des élaborations théoriques qui se matérialisent dans des dispositifs tout à fait opératoires. Bref, on manipule du savoir sans le savoir. Et c’est bien souvent un savoir expert : psychologie, économie, droit, etc.

MLB – Est-ce que la sociologie s’en écarte ?

F.C. – Le style de pensée sociologique se distingue, bien sûr, de l’intervention experte délivrant des informations quantifiées prêtes à l’emploi. En raison de son inscription sociale, elle se caractérise par un effort de problématisation qui vise à ouvrir l’horizon du pensable, à chaque fois que l’idéologie libérale tend à le fermer en occultant le réel des rapports. Comme l’avait déjà fait remarquer Mauss, le sociologue doit être à l’affut des « mouvements nouveaux des sociétés », car c’est là que se produisent les perturbations du sens commun libéral, du fait que la politique s’y réactive au plus près des problèmes qu’on doit affronter.

MLB – Doit-on s’en tenir dès lors à une articulation de ce qui émerge dans les mouvements sociaux ?

F.C. – Non, au contraire, il faut les accompagner avec un savoir qui les excède. On ne peut pas faire l’économie de l’économie, si je puis dire. Dégager les tendances du capitalisme, d’un point de vue décentré par rapport au discours de l’économie orthodoxe, reste une tâche incontournable. Il en va de même pour les métamorphoses de l’État et du droit. Pense-t-on pouvoir réaliser une réforme constitutionnelle sans aucune forme de médiation savante ? Bref, il nous faut retrouver la voie de la critique radicale, ce qui suppose pas mal de savoir, si on ne veut pas tomber dans les pièges du dispositif libéral. D’où le besoin, il me semble, de mettre en place quelque chose d’analogue à la circulation entre les trois pôles qui innerve la vitalité politique du dit populisme argentin.

MLB – Cette modalité d’organisation collective du travail politique et intellectuel, c’est donc ça le populisme argentin ?  

F.C. – Je crois bien, oui. Mais pour en en tirer les enseignements, encore faudrait-il vouloir changer la société, surtout ces « institutions secondes », comme les appelait Castoriadis, qui sont l’État et le marché. Est-ce que c’est vraiment le cas en Europe ? On a plutôt l’impression qu’on attend. Qu’est-ce qu’on attend ? Je ne sais pas, mais on attend. L’extrême droite a pris les devants parce qu’elle n’attend pas. On revient au problème de toute à l’heure : ce qui manque, ce sont moins les aspirations socialistes que leur élaboration tout à fait explicite, un travail situé à la frontière de la politique et de l’intellectualité. C’est le grand problème de notre situation : la réaction à la Réaction – le socialisme – est intellectuellement et politiquement désarmée…

« Tous les nœuds du discours doivent être refaits, depuis la société jusqu’au peuple et au leader, en passant par les groupes, le conflit, la représentation, la démocratie, etc. »

MLB – N’êtes-vous pas en train de dire que ce qu’il nous manque est bien une stratégie hégémonique socialiste ?

F.C. – À condition de garder à l’esprit les critiques formulées jusqu’ici, je serais d’accord, en effet. Dans leur ouvrage de 1985[6], Laclau et Mouffe ont eu le mérite de nommer le problème et d’indiquer une issue possible. A une époque où l’on commençait déjà à le laisser tomber, ils n’ont pas cédé sur le mot, « socialisme », et sur le besoin de mettre en place une nouvelle hégémonie, susceptible d’articuler les demandes de la pluralité de groupes au centre des nouveaux mouvements sociaux. Celle-ci reste la tâche actuelle de la gauche. Mais vous voyez bien ce qu’il faut repenser pour freiner la dérive libérale qui l’affecte depuis trente ans. Tous les nœuds du discours doivent être refaits, depuis la société jusqu’au peuple et au leader, en passant par les groupes, le conflit, la représentation, la démocratie, etc. C’est sur ce point que la médiation sociologique m’apparaît décisive. La relance de la sociologie et des sciences sociales est une partie essentielle d’une nouvelle « stratégie socialiste ».    

MLB – Je ne voudrais pas qu’on achève cet entretien sans avoir parlé du clivage gauche-droite. Vous avez préféré utiliser les trois idéologies modernes – libéralisme, conservatisme, socialisme – et vous avez développé ce qu’est la modalité spécifiquement socialiste d’organisation de la politique, qui repose sur une compréhension sociologique du réel. Les socialistes partent des mouvements sociaux et les éclairent grâce aux sciences sociales, au nom d’idéaux. Partir du réel pour faire triompher des idéaux, c’est bien ça la gauche socialiste.

F.C. – Je suis d’accord avec vous, mais il faudrait préciser alors le niveau de réalité auquel on situe le clivage gauche-droite. Gauche et droite de quoi ? De quel corps ? Il faut, ici encore, déborder le politique, selon l’expression que Dumont a repris de Mauss. On ne peut pas comprendre le socialisme si l’on cherche la gauche dans le Parlement, on risque même de le confondre avec le libéralisme. Le corps qu’il faut prendre en considération, c’est le corps social. La métaphore organique est très utile à ce propos : elle nous rappelle que la main gauche, comme l’a montré Robert Hertz, c’est la main soumise, donc la main des insoumis. Hors métaphore, c’est à l’intérieur de la société qu’on doit trouver la droite et la gauche comme deux manières incompatibles d’envisager la politique et pas seulement comme deux partis ou deux courants politiques.

« c’est surtout l’État social qu’il nous faut repenser, avec le degré requis de radicalité»

MLB- Quels sont alors les idéaux sociaux de la gauche ?

F.C. – Il faudrait arriver à répondre en saisissant quelque chose qui précède et dépasse le langage abstrait du droit, autrement on retombe dans les apories de la « souveraineté du peuple » et de l’« égalité ». L’idée de « solidarité » est un bon exemple de ce débordement du politique, d’autant plus significatif qu’elle préserve un lien étroit avec le droit, via la référence centrale à la justice. A cet égard, il me semble que c’est surtout l’État social qu’il nous faut repenser, avec le degré requis de radicalité. Vous connaissez tout le travail qui a été fait par la sociologie française sur cette question, mais aussi en Allemagne avec des figures comme Hermann Heller. Le livre de Mauss sur la nation était en fait une tentative de repenser la « République sociale ». C’est resté en chemin, contrairement à ce que laissent entendre les analyses qui réduisent cette anticipation sociologique à une préfiguration de ce qu’a été le Welfare State. Raison de plus pour s’y pencher de nouveau, alors que cette construction juridique est en crise.

MLB – Mais qu’est-ce donc qu’un idéal, s’il doit excéder les formules juridiques ?

F.C. –Pour répondre, nous avons besoin d’une approche croisant sociologie et psychanalyse. Les idéaux sont en effet des objets sociaux de désir. Il faudrait donner à « désir » son sens psychanalytique. Lacan l’a défini très exactement comme le reste de la demande. Est-il dès lors destiné, ce désir en excès, a être attrapé par les fantasmes de l’idéologie ? N’y a-t-il pas aussi une autre satisfaction, sur le plan de l’action et d’une action sociale ? Il faudrait revenir à Freud. La plateforme épistémologique qu’on esquisse depuis tout à l’heure, la plateforme de la critique radicale, n’est pas complète sans la psychanalyse.

MLB – Sur ce point vous rejoignez Laclau.

F.C. – Oui, mais seulement dans la mesure où il est passé à côté de Psychologie des masses. Présent dans l’ouverture de La raison populiste, Freud y est réduit à un penseur oscillant entre la foule et le peuple. Aux prises avec les limitations inhérentes à la théorie politique, Laclau n’a pas vu que Freud a cherché à penser aussi et peut-être surtout la structure libidinale de la société. Même Lacan est resté assez silencieux sur ce point pourtant si décisif. C’est l’objet de mon travail actuel que d’amener à jour cette structure, où se cache une politique de la psychanalyse qui se ne réduirait pas aux querelles d’École. On compte sur les doigts d’une main les analystes qui ont entrevu cette dimension de la pensée de Freud. Colette Soler[7]a écrit à ce sujet, mais c’est peu par rapport à la tâche qui nous incombe. Il en va de la possibilité de saisir l’inconscient du peuple. Sans ce socle, on ne peut pas comprendre la source des dynamiques sociales dont résulte l’existence même d’une gauche socialiste. On ne comprend pas non plus les impasses subjectives du libéralisme, car on ne mesure pas son incidence sur les affects.

MLB – On revient au sujet évoqué lors de notre premier entretien, le grand sommeil, l’apathie.

F.C. – En effet. Qu’est-ce qu’est l’apathie et comment on en sort ? Avec un discours sur l’égalité de droit ? Non. L’apathie, c’est un état du sujet, un sujet sans pathos. Il faut bien plus que la doxa libérale pour lui redonner quelque passion. Il faudrait d’ailleurs associer à chaque pôle du trièdre idéologique un affect spécifique. Quel est l’affect sous-jacent au libéralisme ? Si l’on s’en tient aux classiques, à Hobbes, il faudrait répondre la peur, voire la terreur. L’expérience sociale récente prouve qu’il s’agit aussi d’autre chose. Si l’on reprend ces pathologies qu’ont étudié les psychanalystes, les « pathologies du vide », au premier chef la dépression, on voit bien que la peur s’accompagne aussi d’autre chose, lorsqu’on ne se réfère plus au rapport à l’État, mais à la société civile qu’il engendre : l’envers de l’inquiétude de Locke, l’envers du seul désir envisagé par l’économie politique, l’envers de la poussée pour la conservation de la vie et l’accumulation des biens, c’est un dégout pour la vie même. C’est la mélancolie, comme on disait avant la médicalisation des affects. La biopolitique libérale fait circuler quand même quelque chose qui est de l’ordre de la pulsion de mort. Sur ce point, je crois que Freud a touché au plus profond : pour fixer un au-delà du principe mortifère du plaisir, il faut un objet au désir inconscient qui maintienne le sujet sous tension.

MLB – Vous décrivez une dynamique des affects qui échappe à la logique du discours.

F.C. – Le discours est décisif, mais en tant qu’il se greffe sur des corps. Il faut avoir du même coup des instruments – psychanalytiques – pour capter ces déplacements d’affects qui ne sont pas de l’ordre de la construction discursive. Le discours ne produit rien à lui seul, il ne permet que de faire émerger, comme il arrive en analyse. C’est un premier élément pour repenser ce que suppose la mise en place d’une nouvelle hégémonie socialiste, si elle doit être autre chose qu’un artifice rhétorique. Une fois de plus, elle suppose une plongée au milieu de la société. Car n’oublions pas que la société, comme le disait Mauss, c’est avant tout une affaire de corps et de réactions des corps, du fait même d’être constituée par des idées.

« C’est la tâche du grand législateur que de rendre possible le passage à l’acte du peuple »

MLB – Le leader de gauche doit alors être à la société ce que le psychanalyste est au sujet ?

F.C. – Ce dialogue entre politique et psychanalyse, on avait essayé de le nouer au milieu des années 60. Je pense au grand livre de Habermas, Connaissance et intérêt. Si l’on excepte les travaux de Castoriadis, c’est un programme qui est resté en gros sans suite. Il faut du même coup tout reprendre. En ayant en tête les failles de la théorie populiste de Laclau, j’ai récemment fait un premier essai, dans un article sur Rousseau et Durkheim consacré à la figure du législateur, l’être d’exception qui rend possible l’émergence du sujet collectif de la politique, le peuple[8]. Freud y est présent entre les lignes, mais il manque une prise en compte sérieuse de Psychologie des masses. A part un article saisissant de Karsenti[9], je n’ai pas trouvé à ce propos beaucoup de soutien.

MLB – C’est étrange d’associer la figure du législateur au nom de Durkheim. On croit souvent que sa sociologie repose sur l’exclusion du grand homme de la scène de l’histoire.

F.C. – On imagine mal qu’un sociologue qui a réussi à socialiser le suicide, acte individuel s’il en est, ait rencontré des difficultés à rendre compte de la signification sociale d’un chef politique. Durkheim l’a si peu occulté que dans les Formes élémentaires il en a esquissé le profil, jusqu’à en faire presque la théorie. En un mot, un individu qui rêve d’occuper la place du grand législateur ne peut y arriver que dans la mesure où il se fait la métonymie du groupe. Il doit savoir amener à l’expression les désirs qui s’y travaillent, notamment dans ces phases de crises que marquait, aux yeux de Durkheim, un degré élevé d’effervescence. Nous y sommes, presque. En ce sens, il ne peut être un leader démocrate que s’il porte la voix du peuple, tel que nous l’avons défini plus haut, ce qui suppose qu’il sache se brancher sur la société et ses groupes, en apportant des lumières autant qu’il en reçoit, là où il est question de solidarité. Mauss a repris cette conception. Dans son livre sur la nation, il dit du grand législateur qu’il exprime la « notion absurde » aussi bien que l’« illusion fondée » que l’« homme peut changer arbitrairement les sociétés ». Il y a toute la tension entre science et politique, sociologie et socialisme, dans cette phrase.

MLB – Est-ce aussi votre idée du législateur ?

F.C. – En profitant de la rigueur logique qui caractérise la réflexion juridico-politique moderne sur les conditions du contrat social, aussi bien que des brèches ouvertes par Rousseau, l’inquiet, dans la dogmatique libérale, j’ai essayé de faire du législateur le point logique et réel sans lequel l’idée d’une démocratie effective ne saurait se soutenir. La volonté générale d’un peuple agissant comme le sujet collectif de la politique ne se conçoit comme pouvant être consacrée par des lois que si elle émerge du fond de l’histoire d’une société déjà faite. C’est la tâche du grand législateur que de rendre possible le passage à l’acte du peuple. On n’a pas du tout besoin de penser qu’il s’agit d’un individu, et encore moins d’un homme, je veux dire d’un sujet marqué par ce que les analystes décryptent au titre de la jouissance phallique. Comme l’a montré Stefania Ferrando, en prolongeant les recherches de Luisa Muraro, c’est même sur le sens et la portée de l’autorité symbolique que le féminisme a laissé une trace singulière dans la pratique et la pensée politiques. C’est donc la fonction symbolique qui compte.

MLB – Cette figure exceptionnelle, hors normes, fait craindre le despotisme, l’autoritarisme. Le régime représentatif s’est érigé contre ce danger, d’où le primat de la « rule of law ». C’est le reproche qu’on adresse d’ailleurs aux populismes latino-américains que de mettre en danger la République, l’État de droit.      

F.C. – Le spectre de la soumission de tous à la volonté d’un seul procède d’une inversion exacte du législateur : c’est son ombre, plus que sa figure. Si l’on suit le raisonnement de Rousseau, tel qu’il a été repris par Durkheim et Mauss, il faut dire, au contraire, que ce personnage d’exception ne s’élève à une sorte de souveraineté singulière, extra legem, que parce qu’il est subordonné aux idéaux de la société. Ce n’est pas lui qui détient les clés de la volonté générale, il ne fait qu’en rendre possible l’émergence sur le plan du discours qui prépare l’adoption d’une loi. Il ne peut pas ne pas être subordonné à la société, s’il entend remplir ce rôle. C’est une relation où le primat est détenu, en fait et en droit, par la société. Si l’on se reporte à l’Argentine, on voit bien que le leader répond à une attente collective. C’est ce que la théorie du populisme de Laclau et Chantal Mouffe ne laisse même pas soupçonner.

MLB – Qu’est-ce que vous voulez dire ?

F.C. – Je veux dire que le schéma logique composé à partir de la pluralité de demandes, de la chaîne d’équivalence et du point d’identification ne permet pas de comprendre ce qui se passe dans cette rencontre étonnante entre le leader et le peuple à laquelle je faisais allusion plus haut. Ce qu’on attend, lors de ces rassemblements océaniques, c’est en effet un discours, mais au sens de la rhétorique classique : la place à part du leader se marque par une capacité sans égal d’articuler la parole et l’action, dans une synthèse permettant d’avoir tout à la fois une vision claire de la situation et de ce qu’elle exige, compte tenu de l’histoire de la société. Mauss en a fait un portrait très juste, au moment de souligner l’originalité de l’art politique. Le politique se signale, comme il le dit, par « son habileté à manier les formules, à trouver les rythmes et les harmonies nécessaires, les unanimités et à sentir les avis contraires »[10]. C’est ça un leader, pas un signifiant, mais un sujet qui parle et qui s’en sort d’ailleurs assez bien avec la parole pour dévoiler et recomposer, dans un seul discours, l’hétérogénéité du peuple, afin que la volonté soit en effet générale, ce qui est bien la condition pour qu’on passe à l’acte. Mais il faudrait préciser, bien sûr, car je m’imagine que cette description ne suffit pas à éloigner le spectre d’un plébiscite écrasant les droits de la minorité. Il faudrait développer, à ce propos, une autre conception du conflit, irréductible aux négociations pragmatiques dont parle Mouffe. La démocratie véritable est inséparable du vote à la majorité, comme l’a souvent souligné Castoriadis, ce qui veut dire aussi qu’elle suppose le conflit permanent avec la minorité. Il ne s’agit pas de nier les garanties constitutionnelles.

« En politique, on ne commande pas, d’ailleurs, on persuade. Et pour être capable de persuader, il faut d’abord savoir écouter et entendre. »

MLB – Le point clef de cette conception sociologique du chef, c’est donc son auto-compréhension comme dépendant de la société.  

F.C. – Exactement. C’est la différence que fait le gouvernement, comme l’a si bien expliqué, encore une fois, Giuseppe Duso. Ce renversement est capital, si l’on veut comprendre les conditions de constitution d’un leader qui ne serait pas un despote.  Le chef est un être de gouvernement, ce qui veut dire qu’il oriente et coordonne l’activité d’une pluralité de groupes hétérogènes dont la composition échappe à sa décision, car elle en est la condition. Ce n’est pas le point d’accumulation du pouvoir, déplacé depuis le parlement jusqu’à l’exécutif. La logique du gouvernement exige autre chose que l’accumulation du pouvoir de commander. En politique, on ne commande pas, d’ailleurs, on persuade. Et pour être capable de persuader, il faut d’abord savoir écouter et entendre. C’est tout l’art de la rhétorique. Il faut savoir saisir là où pointent les tendances, là où émergent les aspirations, afin que la puissance sociale s’exprime sur le plan politique.

MLB – Il me semble qu’il faudrait pénétrer davantage dans cette « ombre qui accompagne le législateur » dont vous avez parlé, pour comprendre ce qui arrive aujourd’hui. N’est-ce pas ce type de leader autoritaire qui caractérise le populisme de droite ?

F.C. – Oui, vous avez raison, il ne faut pas oublier « l’ombre du législateur ». Quant au populisme de droite, cette expression me paraît occulter ce dont il s’agit : on fait comme si le problème était sa conception du peuple, alors qu’il s’agit de sa conception de la nation. Le fait manifeste est une recrudescence du nationalisme. Karsenti et Lemieux ont eu raison de lever ce voile, car il nous empêche de prendre les mesures de ce qui nous arrive. Ne sachant pas penser la nation pour son propre compte, la gauche se trouve dans l’impasse : elle ne sait pas comment contrer l’attaque, au moment même où le renvoi à l’Europe paraît avaliser la pire compromission avec le néo-libéralisme.

MLB – Karsenti et Lemieux font référence à Mauss précisément sur ce point. Ils essayent de sauver la nation du nationalisme.

F.C. – Ils ont bien raison, car l’approche sociologique nous ouvre une perspective inédite sur la nation. En prenant ses distances du fétichisme nationaliste, Mauss a investi la nation de ce sens du social qui fait le propre du socialisme. Alors même que ses attentes ont été déçues par la montée du fascisme, l’essentiel de son message n’a pas perdu sa pertinence : il ne peut y avoir de nation insoumise, je veux dire de gauche, que si l’on travaille activement à la constitution de cette réalité de niveau supérieur, à cette fédération que Mauss appelait « Internation ». On peut y reconnaître un autre nom de l’Europe sociale qui peine aujourd’hui à émerger. L’alternative à cet internationalisme socialiste n’est pas la démocratie libérale, c’est la rechute dans le nationalisme souverainiste qu’on pense mal en l’appelant « populisme de droite ».

MLB – Vous parlez de « fascisme ». On entend quotidiennement crier à son retour…

F.C. – C’est une insulte libératrice, plus qu’une description satisfaisante. C’est souvent excessif, surtout lorsqu’on finit par embrasser, en raison de l’effet de miroir induit par la représentation, l’ensemble d’une société. On se croit entourés par une populace xénophobe, prête au pire. Cela dit, le rapprochement permet de cerner ce qui est à l’œuvre aujourd’hui.

MLB – À quoi pensez-vous ?

F.C. – À ce qu’a mis en évidence Georges Bataille, à l’époque où il a essayé de penser la communauté, ou plus exactement le « mouvement communionel », en croisant la sociologie de Durkheim et Mauss avec la psychanalyse de Freud. Lors d’une séance du Collège de sociologie, il a esquissé une définition du « pouvoir » qui, en excédant le langage du droit, me semble aller au cœur du phénomène sur lequel il nous faut de nouveau réfléchir. Le pouvoir prend forme, selon Bataille, lorsqu’un individu cherche à capter la puissance sociale dégagée par un mouvement d’ensemble, pour la freiner en la mettant au service de la conservation.

MLB – Cela ne suffit pas à cerner le fascisme.

F.C. – Vous avez raison, Bataille a ajouté d’ailleurs un autre trait, décisif : la « réunion institutionnelle de la force sacrée et de la puissance militaire en une seule personne »[11]. Or, à cet égard, il me semble que si l’on est bien en présence, à l’extrême droite nationaliste, de la formation d’un pouvoir qui cherche à capter la puissance au bénéfice de la conservation, de soi et des institutions, nous n’en sommes pourtant pas au pro patria mori. Il y a des signes inquiétants, c’est vrai, je pense notamment à la manipulation politique de la religion chrétienne, allant tout à fait à l’encontre de la lutte pour la libération qui marque, ici en Argentine, la signification politique de la théologie. L’accumulation du sacré ne me semble pourtant pas aller dans le sens de la guerre, à moins qu’on ne veuille penser sous ce chef la violence exercée sur les migrants. Car c’est surtout cette violence qui, en Europe, fait parler d’un fascisme renaissant. Tout ce qui compte, c’est de savoir intercepter ces signes, pour organiser la réponse.

MLB – C’est donc encore une fois une question d’organisation.

F.C. – Tout à fait. Il ne s’agit pas d’attendre l’homme providentiel. Dans la perspective que nous avons esquissée, la place centrale de la fonction de gouvernement que nous avons nommé « grand législateur » ne se rend intelligible que sur le fond de l’organisation préalable du mouvement d’ensemble, de cette puissance sociale que le pouvoir pas encore tout à fait fasciste à la fois capte et freine, alors qu’il s’agit, pour nous, d’en rendre possible la pleine expression, pour qu’elle puisse transformer la réalité instituée. On peut conclure sur ce point, car le terme d’« organisation » résume à lui seul la relation à distance entre socialisme et populisme. Il n’y en a pas d’autres en effet qui condense mieux ce qu’a été et voulu être le socialisme : au-delà de la phase critique, il devait y avoir une phase organisée. Organisation toujours déjà en cours d’ailleurs, à quelque degré, s’il est vrai qu’il s’agissait et qu’il s’agit de mesurer et régler les rapports entre idéaux et pratiques, futur et présent. La créativité des masses dont parle Mauss en a été le témoignage : toutes les inventions de la classe ouvrière n’avaient qu’une visée, produire en acte une nouvelle organisation. Mais c’est vrai aussi du féminisme comme de l’écologie. Et c’est bien ce que j’observe en Argentine, lorsque je suis ce processus politique qu’on résume en parlant de populisme. Des masses sociales hétérogènes aussi créatives qu’organisées. Nous avons esquissé tout à l’heure en quoi consiste cette organisation. C’est ce mode d’organisation qui me semble révolutionnaire, si vous voulez, et qu’il faudrait chercher à reprendre. S’il est vrai qu’historiquement le populisme de gauche, c’est le socialisme, le socialisme d’aujourd’hui ne peut à son tour retrouver son esprit qu’en étant bien plus populiste que ce qu’il n’est.

[1]A. Comte, Discours sur l’ensemble du positivisme, Paris, Librairie scientifique-industrielle, 1848.

[2]B. Karsenti, Politique de l’esprit. Auguste Comte et la naissance de la science sociale, Paris, Hermann, 2006.

[3]B. Karsenti, D’une philosophie à l’autre, Paris, Gallimard, 2013.

[4]M. Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, Paris,1925.

[5]V. Gago, La potencia feminista, Buenos Aires, Tinta Limon, 2019.

[6]E. Laclau, C. Mouffe, Hegemony and Socialist Strategy, Towards a radical democratic politics, London, Verso, 1985.

[7]C. Soler, Qu’est-ce qui fait lien ?, Paris, Éditions du Champ lacanien, 2012.

[8]F. Callegaro « Le législateur et l’inconscient du peuple. Rousseau avec Durkheim », Etica & Politica/Ethics & Politics, XX(2), “‘Civil’ Religion : an uneasiness of the Moderns ?”, 2018, p. 211-2443

[9]B. Karsenti, « Identification et reconnaissance. Remarques freudiennes. » L’injustice sociale. Quelles voies pour la critique(2013): 149-166.

[10]M. Mauss, « Division concrète de la sociologie », in Essais de sociologie, Paris, Minuit, 1968.

[11]D. Hollier, Le Collège de sociologie(1937-1939), Paris, Folio Essais, 1995.

Argentine : le retour de la faim dans la sixième puissance agricole mondiale

Argentins comparant les prix dans un supermarché de Rosario, 13 septembre 2019 © Arnaud Brunetière pour Le Vent Se Lève

Plus de cinq millions d’Argentins souffrent d’une insécurité alimentaire « grave » selon les critères de la FAO, alors qu’un changement de pouvoir vient de survenir dans la sixième puissance agricole mondiale. Tandis que les récoltes du pays n’ont jamais été aussi importantes, ce chiffre témoigne du désastre provoqué par les politiques libérales du gouvernement Macri et du FMI.


De nouveau, le Parlement vote « l’urgence alimentaire »

Il y a encore 5 ans, « l’urgence alimentaire » n’évoquait en Argentine que de très mauvais souvenirs de la crise de 2001. Cette mesure avait en effet été prise pour tenter de répondre à l’explosion de la pauvreté et des pillages de magasins, au lendemain de la plus importante crise économique qu’ait alors connue le pays et qui avait mené le président Fernando de la Rúa à fuir le palais présidentiel en hélicoptère.

Bien que l’Argentine soit enfoncée dans la crise depuis plusieurs années, les PASO du 11 août dernier – Primaires Ouvertes Simultanées et Obligatoires de la présidentielle du 27 octobre prochain – ont joué le rôle de détonateur. En effet, dès le lendemain de l’élection, la monnaie connaissait une dévaluation de 20%, passant de 50 pesos l’euro, le vendredi 9 août, à 61 le lundi 12, puis 67 le mercredi.

Trop loin des deux principaux candidats – le président sortant, Mauricio Macri, et son rival Alberto Fernández –, Roberto Lavagna, arrivé troisième aux primaires1, avait suspendu sa campagne dès le 15 août pour demander au gouvernement l’adoption de mesures « d’urgence alimentaire ». Deux semaines plus tard, l’Église catholique argentine lui emboîtait le pas, alors que Standard & Poor’s classait le pays en situation de « défaut sélectif ».

Mi-septembre, sous pression de la mobilisation sociale, les parlementaires argentins ont finalement adopté à l’unanimité le projet de loi présenté par l’opposition2. En pratique, le texte prévoit une augmentation de 50% des dépenses publiques consacrées à l’aide alimentaire et aux cantines scolaires.

En effet, bien que l’Argentine soit le 6ème exportateur mondial de produits agricoles, « beaucoup d’enfants dépendent exclusivement des programmes scolaires d’alimentation pour recevoir leurs rations quotidiennes », selon Hilal Elver, Rapporteuse Spéciale des Nations Unies (RSNU) sur le droit à l’alimentation.

La Bérézina libérale

Un mois après la déroute de Mauricio Macri aux PASO et à un mois et demi de l’élection présidentielle, ce vote officialise ainsi la Bérézina des politiques libérales menées depuis 4 ans par le gouvernement. Celles-ci ont en effet, pour la seconde fois en moins de 20 ans, conduit la deuxième économie d’Amérique du Sud au désastre.

Quatre Argentins sur dix sont aujourd’hui en-dessous du seuil de pauvreté, selon la chaîne nationale C5N. L’inflation cumulée dépasse les 54% sur les 12 derniers mois et les 237% depuis le début du mandat de Mauricio Macri.

Selon la FAO, 5 millions d’Argentins souffraient d’une « insécurité alimentaire » grave, sur la période 2016-2018. Ce qui représentait une multiplication par deux par rapport à la période 2014-2016, et dépassait, déjà, le nombre de personnes « sous-alimentées »3 lors de la crise de 2001. Et tout porte à croire que ces sinistres chiffres se sont encore accrus depuis.

Mais ces statistiques, comme le dénonce Martin Caparrós – écrivain argentin, journaliste pour El País et le New York Times – évitent de « penser aux personnes ». Ils rendent la faim « abstraite pour lui enlever son potentiel de violence ». Pour l’auteur de La faim4, cette réalité, que le capitalisme n’a toujours pas su résoudre, « n’est pas un problème technique, mais un problème politique ».

Plus que l’erreur d’un gouvernement, en effet, ce que certains qualifient désormais de « Macrise » est aussi celle du FMI. Comme l’explique Jean Feyder, ex-ambassadeur du Luxembourg auprès des Nations Unies à Genève et auteur de La faim tue5 : « Comme ses prédécesseurs avant 2001, le président Macri a appliqué des politiques néo-libérales inadaptées avant de se confier au FMI quand la crise fut venue, qui a lié l’octroi de ses crédits massifs à des conditions similaires à celles du passé ».

L’éternelle répétition des mantras libéraux du FMI

Les conditions imposées par le FMI de Christine Lagarde rappellent ainsi fortement les Programmes d’ajustement structurel (PAS) appliqués par l’institution dans les années 80. Selon Jean Feyder, ceux-ci « ont largement déséquilibré les économies et les sociétés de ces pays qui ne s’en sont jamais vraiment remis. Les PAS ont impliqué une réduction drastique des dépenses publiques, une sévère privatisation des entreprises publiques au profit du secteur privé et une libéralisation sans frein du commerce ».

Jean Feyder, ambassadeur du Luxembourg auprès des Nations Unies à Genève, de 2005 à 2012, auteur de La faim tue © Jean Feyder

Ils ont ainsi conduit à « une suppression de toute aide aux paysans et à une forte incitation des agricultures à s’orienter vers les marchés d’exportation ». Pour l’ambassadeur, « ceci a entraîné une réduction de la production alimentaire vivrière et locale. Du coup, ces pays ont été ouverts aux importations (…). Cette inondation des marchés des pays en développement a détruit de nombreux emplois ruinant les conditions d’existence d’un très grand nombre de petits paysans et de leurs familles. Tant la Banque mondiale (BM) que le FMI se sont montrés insensibles aux impacts économiques et sociaux très négatifs de leurs politiques ».

Si dans son rapport sur la mission menée fin 2018 en Argentine, Hilal Elver attire « l’attention sur une clause de l’accord signé par l’Argentine et le FMI qui appelle à protéger le niveau des dépenses sociales, compte tenu des expériences passées avec les mesures d’austérité », selon Jean Feyder « ni la Banque [mondiale] ni le FMI n’ont vraiment changé de politique ».

L’ambassadeur reconnaît que « formellement, les deux organisations veulent prendre leurs distances vis-à-vis des PAS. Certes, l’élimination de l’extrême pauvreté et la promotion du bien-être commun figurent parmi les objectifs formels de la BM. Mais dans les faits, l’octroi de crédits aux pays en développement reste toujours lié à des engagements en faveur de réformes structurelles proches de celles des PAS ».

Ainsi, « une large place est toujours réservée au secteur privé, aux investissements privés et à la libre circulation des capitaux. Leur politique ne favorise pas le respect des droits humains ni surtout des droits économiques, sociaux et culturels. L’accent qu’elles mettent sur la croissance n’est guère compatible avec un développement durable et les défis de la crise climatique. »

L’une des meilleures années agricoles qu’ait connu l’Argentine

Cette situation alimentaire dramatique n’a, paradoxalement, rien à voir avec la productivité agricole du pays. Sixième exportateur de produits agricoles au monde, en 2018, derrière l’Union européenne, les États-Unis, le Brésil, la Chine et le Canada, l’Argentine connaîtra cette année des récoltes record.

Ces statistiques font dire à Miguel Pichetto – candidat à la vice-présidence, au côté du président sortant Mauricio Macri – que l’Argentine (pays de 45 millions de personnes), qui « produit des aliments pour plus de 800 millions d’habitants (…) n’est pas un endroit où les gens meurent d’inanition ».

En effet, comme en témoigne la photo illustrant cet article, les supermarchés sont loin d’être vides. Mais l’explosion de l’inflation rend le panier de base de plus en plus inaccessible au commun des Argentins, qui comparent désormais les prix de tous les produits. Comme le note Hilal Elver, le problème n’est pas un problème de production, mais « d’accessibilité économique ».

Le traditionnel asado argentin (énorme barbecue où sont cuites différentes viandes), encore très courant il y a 3 ans, devient de plus en plus un signe distinctif de richesse dans l’Argentine de Mauricio Macri.

Parallèlement, « durant les entretiens avec des responsables du ministère de l’Agro-industrie, la Rapporteuse Spéciale [Hilal Elver] a observé une plus grande tendance de ces derniers à appuyer le modèle agro-industriel, au détriment de l’agriculture familiale et à petite échelle ».

La production alimentaire du pays apparaît ainsi totalement déconnectée de la consommation de ses habitants. Selon l’experte de l’ONU, si « 60% des terres cultivées sont dédiées à la production de soja (…) seulement 2% de ce soja est consommé dans le pays et le reste est broyé et exporté vers la Chine ».

Selon elle, « ces politiques économiques ont permis à l’Argentine de devenir l’un des principaux exportateurs de produits agricoles et ont également perpétué un modèle agricole industriel qui compromet la sécurité alimentaire et la nutrition de la population ». Risque qui a été révélé l’an passé, lorsque, suite à une importante sécheresse, la production de soja a subit une chute exceptionnelle, grevant tant les conditions de vie des petits producteurs que l’économie du pays.

Urbanisme et pauvreté : faim ou obésité

La RSNU mentionne deux facteurs importants de la crise alimentaire que connaît le pays. Tout d’abord, même si l’Argentine est l’un des principaux producteurs agricoles du monde, « plus de 90% des Argentins vivent en zone urbaine ». Ceci a pour conséquence « évidente » de rendre les personnes pauvres vivant dans ces zones plus sujettes à l’insécurité alimentaire que celles des zones rurales. Elles sont, en effet, plus « vulnérables à l’augmentation des prix des aliments », du fait de leur incapacité à produire leur nourriture.

Cet éloignement des campagnes est doublé d’un autre phénomène, rare en Amérique Latine : les principales villes argentines ne disposent pas – ou de manière marginale – de marché central où les petits producteurs viennent vendre leurs productions. En plus de la déconnexion entre la production et la consommation argentine, il y a donc aussi une déconnexion entre l’alimentation et la matière première brute.

Hilal Elver note ainsi que « l’Argentine est le pays de la région qui consomme le plus de produits ultra-transformés par an, par habitant et c’est le leader de la consommation de sodas ». Ce qui contribue, en plus de son régime carné – en diminution – à en faire « le pays de la région avec les indices les plus élevés d’obésité, chez les enfants comme chez les adultes » (60% des adultes et 40% des enfants). L’experte rappelle alors que « les études ont démontré qu’il existe une corrélation entre la condition socioéconomique et les indices d’obésité ».

Le fondamentalisme libéral du président mis en cause

Ainsi, alors que les PASO devaient identifier les candidats des différents partis postulant à la présidentielle d’octobre et sélectionner ceux réunissant plus de 1,5% des voix, elles se sont transformées en véritable référendum pour ou contre Mauricio Macri. Si les analystes envisageaient une différence de 6 points, les 15% ayant séparé Mauricio Macri d’Alberto Fernández suffiraient à élire ce dernier dès le premier tour, s’ils devaient se répéter fin octobre6.

Graffitis « Macri c’est la faim », « Macri non » sur les murs de Rosario, Argentine © Arnaud Brunetière

Mauricio Macri refuse toutefois de reconnaître la victoire de l’opposition dont il s’était fait le pourfendeur depuis des années et qu’il accuse, aujourd’hui encore, alors qu’arrive la fin de son mandat, d’être responsable de la crise actuelle.

Alberto Fernández affirmait ainsi sur C5N, que « la faim recommence à être un problème en Argentine ». Avant d’ajouter « le problème, c’est Macri. Ce sont ses politiques, et son incapacité à donner des réponses intelligentes aux problèmes qui existent ». « Et le monde l’a déjà compris » poursuivait-il, en rappelant sa tournée dans la péninsule hispanique et ses échanges productifs avec l’ambassadeur des États-Unis.

Le candidat qui « ne croit pas en la liberté des marchés », n’a pas non plus oublié la coresponsabilité du FMI, qui a prêté 57 milliards de dollars au gouvernement Macri et imposé ses conditions. S’il nie que cette accusation signifie qu’il ne rembourserait pas le prêt, s’il devait être élu en octobre – comme l’Argentine l’avait fait suite à la crise de 2001 –, Alberto Fernández précisait, toutefois, que « le Fonds doit assumer la responsabilité qu’il a dans ces résultats et dans ces conséquences ».

Une question est de savoir quelle position adoptera le nouveau gouvernement argentin vis-à-vis de sa dette auprès du FMI. Une autre est d’interroger la réalité de la compétence prêtée au FMI et à Christine Lagarde, qui peuvent, raisonnablement, être considérés comme coresponsables du désastre argentin.

« Je ne pense pas qu’elle [Christine Lagarde] soit la personne dont l’Europe a besoin, disait encore Jean Feyder, évoquant sa récente nomination à la tête de la BCE. Il nous faudrait des dirigeants (…) qui, sur le plan économique et monétaire, sachent contribuer à mettre fin aux politiques d’austérité qui depuis bien des années, (…) affectent dramatiquement les économies, l’emploi et les sociétés au sud de l’Europe en particulier en Grèce et que le FMI, sous Christine Lagarde, a coparrainées. De telles politiques ne favorisent pas la nécessaire création d’emplois ni l’orientation vers une autre économie qui soit vraiment durable et adaptée au changement climatique ».

En 2019 encore, comme le disait Martin Caparrós à son collègue d’El País, « la faim est un problème de richesse » …

1 Le 11 août dernier, lors des PASO, Alberto Fernández a réuni 47 % des voix, Mauricio Macri 32 % et Roberto Lavagna, 8%.

2 La Chambre des représentants a voté le projet de loi présenté par l’opposition le jeudi 12 septembre et le Sénat, le mercredi 18.

3 La « sécurité alimentaire » est la facilité d’accès d’une population à une alimentation suffisante en qualité et en quantité. Elle dépend de l’autoproduction et/ou de l’accessibilité économique de la nourriture. Elle se distingue ainsi de la « sous-alimentation », qui est le fait d’avoir une alimentation habituelle insuffisante, pour maintenir une activité normale et une vie saine. « L’insécurité alimentaire » peut ainsi se comprendre comme le signal d’une « sous-alimentation » à venir.

4 Martin Caparrós, La faim, Buchet Chastel, Paris, 2015, 784 p.

5 Jean Feyder, La faim tue, L’Harmattan, Paris, 2011 (réédition en 2015), 308 p.

6 Le candidat obtenant 45% des votes ou 40% avec 10 points d’écart avec le second étant déclaré vainqueur de l’élection, dès le premier tour.