Art contemporain : pourquoi l’ouverture de la Pinault Collection à Paris est problématique

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Capture d’écran du site de la Pinault Collection de Paris, (l’ouverture est finalement reportée au printemps 2021)

L’ouverture de la Pinault Collection dans le bâtiment de la Bourse de commerce prévue au printemps 2021 va permettre au milliardaire français, François Pinault, d’exposer ses collections en France et de venir concurrencer la Fondation Louis Vuitton. À quelques pas du Louvre et du Centre Pompidou, ce nouveau musée semble être une bonne nouvelle pour les amateurs d’art contemporain. Cependant, il apparaît que François Pinault utilise cet espace promotionnel pour enrichir ses propres marques de luxe et la cote de ses artistes et ce, avec le soutien financier de l’État. C’est en partie grâce à la loi Aillagon sur le mécénat, qu’une nouvelle pratique d’artketing est en train d’apparaître. Une pratique qui nuit à l’art contemporain et appauvrit les finances de l’État.


La Bourse de commerce et la Pinault Collection

Les milliardaires français investissent dans l’art contemporain pour des raisons qui ne sont pas proprement financières. En effet, des économistes [1] ont calculé le taux de rendement d’une œuvre d’art considérée comme un actif financier : il s’avère que les œuvres d’art sont moins rentables que les autres actifs, à peine 3,5%. Il y a pourtant un avantage fiscal indéniable qui est permis par la loi relative au mécénat, dite loi Aillagon de 2003. En échange d’un investissement dans la culture, l’État s’engage à réduire l’impôt à hauteur de 60% du don. C’est ainsi que la Fondation Louis Vuitton, si elle a coûté 780 millions d’euros à LVMH, a donné un lieu à une réduction d’impôt de 518,2 millions d’euros [2]. En bref, elle n’a coûté que 261 millions à LVMH, pourtant leader mondial du luxe et qui a bénéficié de ce qu’on appelle un « effet d’aubaine » [3].

Concernant la Bourse de commerce de Paris, elle appartenait alors à la Chambre de commerce et de l’industrie (CCI), qui l’a cédée pour 86 millions d’euros à la Ville de Paris. La mairie a ensuite décidé de « prêter » le lieu pour une durée de 50 ans à la Pinault Collection en échange de la prise en charge des travaux de rénovation du lieu, qui s’élèvent à 120 millions d’euros. Notons que François Pinault possède à Venise deux musées : le Palazzo Grassi et la Punta della Dogana, ainsi que le Teatrino, petit amphithéâtre transformé en auditorium pour accueillir des colloques.

Qu’est-ce que François Pinault gagnerait à exploiter un lieu pour 50 ans afin de ne gagner qu’une dizaine de millions d’euros par an, ce qui ne rembourserait les travaux qu’au bout de 10 ans ? En fait, il faut comprendre que la Collection ne fonctionne pas comme un musée mais plutôt comme une galerie. Ses missions sont d’abord d’exposer et de vendre, contrairement au musée qui doit conserver. Si le musée est investi d’une mission d’intérêt général, les Collections Pinault ont un profil mercantile. Regardons tout cela plus en détails.

François Pinault et la Collection

François Pinault, à travers les holdings Artémis et Kering, possède de très nombreuses marques de luxe, telles que Gucci, Yves Saint-Laurent, Balanciaga et Alexander McQueen pour ne citer qu’elles. L’industriel qui a fait fortune dans le commerce de bois a mis au point un système très performant de valorisation de ses industries du luxe par ses collections artistiques, et réciproquement. En effet, s’implanter à la Bourse de commerce n’est qu’un moyen supplémentaire de valoriser la totalité des entreprises de Kering et d’Artémis.

Comment s’y est-il pris? Premièrement, François Pinault s’est institutionnalisé en tant que collectionneur d’art. Après plusieurs achats isolés dans les années 1970 et 1980, il décide d’acheter la maison de vente aux enchères Christie’s en 1998. Ce n’est pas qu’une simple acquisition financière, elle permet de crédibiliser le positionnement de Pinault dans le monde de l’art. C’est aussi une manière pour Pinault d’asseoir les œuvres de sa collection personnelle à une institution sérieuse afin de pouvoir « objectiver » leur valeur. En effet, Christie’s étant la deuxième maison de vente aux enchères derrière Sotheby’s, elle a le pouvoir d’évaluer la valeur esthétique d’une œuvre et d’en apprécier, de facto, sa valeur marchande. Puis, la troisième étape est symbolisée par le recrutement de Jean-Jacques Aillagon comme conseiller de la Pinault Collection. Ancien ministre de la Culture entre 2002 et 2004, il est celui qui a porté la loi relative au mécénat, qu’il connaît donc parfaitement. Il a également un très bon carnet d’adresses dans le monde de la culture et dans la sphère publique. Enfin, dernière étape, l’achat de 8 000 m2 de lieux d’exposition à Venise, là où a lieu la prestigieuse Biennale internationale de l’art contemporain.

Pinault possède donc des structures importantes où exposer ses œuvres et accueillir des expositions, son auditorium lui permet de recevoir des colloques scientifiques liés à l’art contemporain. De plus, ses musées sont situés à Venise et Christie’s peut objectiver puis maintenir la valeur des œuvres et la cote des artistes promus par Pinault. Enfin, son conseiller Jean-Jacques Aillagon a une connaissance fine du monde de l’art contemporain grâce à son expérience de directeur du Centre Pompidou et de ministre de la Culture, un tissu relationnel très important et facilement mobilisable.

Une nécessaire artification des artistes défendus par Pinault

Le concept d’artification est, d’après Nathalie Heinich, l’institutionnalisation d’une pratique, qui fait passer un objet de son statut d’objet à celui d’objet-art de façon définitive, tout en entraînant un « déplacement durable et collectivement assumé entre art et non-art » [4].

François Pinault a recours à ce procédé d’artification afin d’augmenter la légitimité, et donc la cote, des artistes desquels il possède des œuvres. C’est le cas avec l’artiste américain Jeff Koons. Par exemple, lorsque Aillagon partit quelques années de la Collection pour aller présider le musée et le domaine du Château de Versailles, il accueillit dans la galerie des Glaces une exposition de Koons, entièrement financée par Pinault qui prêta généreusement (sic) six œuvres de l’Américain. Lorsque par la suite trois de ces six œuvres furent revendues par Pinault via Christie’s, leur cote avait augmenté suite à l’exposition à Versailles. De fait, on peut penser qu’Aillagon n’avait pas cessé de travailler pour l’industriel français. Ceci est un exemple typique d’artification dans ce qu’elle a de plus scandaleuse, car elle est basée sur des critères de popularité et de visibilité, et non pas sur des critères esthétiques.

Pourquoi ces artistes-là et pas d’autres ? En fait, ce sont des artistes qui promeuvent des valeurs libérales, décomplexées socialement, voire méprisantes ou vulgaires qui ont été « artifiés ». Les « méga-collectionneurs » milliardaires ont intérêt que l’art contemporain incorpore de nouvelles valeurs en phase avec le néolibéralisme ambiant. Ces valeurs sont incarnées par des artistes comme Jeff Koons, Takashi Murakami, Damien Hirst, ou encore Yayoi Kusama. Il n’est pas besoin d’être un spécialiste en histoire de l’art pour remarquer que cette nouvelle vague d’artistes n’incarnent pas des valeurs d’autonomie, de bon goût, de désintéressement, d’heuristique, mais plutôt celles de douceur, de consensus, de couleur, de sourire, de positif, d’enfantin, de flashy, bref de kitsch. Le kitsch est ce qui est acceptable par tout le monde, plaisant, la « négation absolue de la merde » [5], il est artificiel, faux, il est « l’ennemi principal de l’art », écrivait Milan Kundera [6].

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“Pumpkin” du Japonais Yayoi Kusama, exemple d’une œuvre kitsch

De plus, il y a en creux de cette artification une transition idéologique à l’œuvre qui a récupéré l’art (sur ce sujet, voir cet article) et sa critique possible. Cela peut expliquer pourquoi nombre d’industriels comme François Pinault ou Bernard Arnault sont tant intéressés par l’art contemporain.

La luxurisation de l’art

La « luxurisation de l’art » [7] est un mécanisme induit par la gestion des collectionneurs privés qui proviennent du monde du luxe. En fait, on applique des schèmes de rentabilité, d’exceptionnalité et d’ostentation dans l’art, qui n’allaient pas de soi et lui sont même antithétiques.

On assiste en fait à une luxurisation massive et qui ne touche pas que l’art. Après avoir luxurisé les musées, on luxurise le quartier qui l’encercle, puis Paris tout entière. Cette dynamique est particulièrement visible dans les huit premiers arrondissements. Le centre de Paris est schématiquement divisé en un quartier de luxe et un quartier d’art de luxe. Le quartier de luxe est formé par un quadrilatère avenue Montaigne, avenue Matignon, Champs-Élysées et Concorde. Le quartier d’art s’étend du Louvre au Marais. Et la Ville de Paris est en train de transformer les huit premiers arrondissements en un musée grandeur nature dédiés aux touristes riches uniquement. En effet, on appelle des top-artists de l’art contemporain pour refaire le rond-point des Champs-Élysées (frères Bouroullec), l’Église de la Madeleine (James Turell), illuminer l’Arc de Triomphe (Olafur Eliasson), etc.

Capture d’écran Google Maps, avec la Bourse de commerce entourée en vert

Mais pourquoi la Ville de Paris, l’État et toutes les collectivités publiques acceptent cette dépossession de la ville afin d’attirer des touristes étrangers au détriment des habitants-mêmes ? Le Fonds pour Paris apporte une première réponse. Créé en mai 2015 à la demande d’Anne Hidalgo, cette structure de droit privé s’occupe de réunir les fonds privés à la destination de projets publics. Cette fondation réunit à elle seule Jean-Jacques Aillagon, dont on a déjà parlé, Rémi Gaston-Dreyfus, président du conseil d’administration, également membre de celui de Christie’s, qui appartient à Pinault, et Anne Meaux, directrice d’Image 7 et amie de Pinault. Alors que cette structure est censée aider les pouvoirs publics à trouver des fonds, elle a tout d’un rassemblement d’une « élite de pouvoir » [8]. Pourquoi a-t-on choisi une œuvre de Jeff Koons pour honorer les morts des attentats de 2015 [9] ? Parce que les décideurs sont proches de Pinault, que Pinault possède de nombreuses œuvres de Koons, dont il a intérêt d’accroître leur valeur, alors c’est une œuvre de Koons qui fut choisie. Avec l’exploitation de la Bourse de commerce permise gratuitement, on a sous les yeux un exemple supplémentaire de la collusion phénoménale entre les élites du privé et les décideurs publics.

On a sous les yeux une dynamique d’un État qui subventionne de moins en moins la création artistique et fait de plus en plus appel au privé, un affaiblissement symbolisé notamment par la loi de 2003 relative au mécénat, aussi appelée… Loi Aillagon. En clair : l’État et ses collectivités publiques se tirent une balle dans le pied, et c’est le privé qui a appuyé sur la détente.

L’artketing

On assiste à l’émergence d’une pratique réellement inquiétante. En faisant appel à des artistes « artifiés » afin de mettre en valeur des produits de la marque, l’industrie du luxe pratique ce qu’on appelle l’« artketing ». Par exemple, LVMH a demandé à Murakami, Kusama et à Koons de décliner selon leurs vues des produits Louis Vuitton. Par ailleurs, l’exposition, Voguez, Volez, Voyagez organisée par Louis Vuitton au Grand Palais exposait les premières malles de la marque qui datent de la fin du XIXsiècle. Le storytelling est ici axé sur la notion d’unique, d’exception, sur l’art. L’objectif est ici de faire de la marque un art à part entière, d’où l’utilisation du substantif de « créateur » pour des concepteurs et des designers, d’exposer ses produits dans un lieu normalement dévoué à l’art (le Grand Palais) ou de faire appel à de grands architectes pour construire des lieux d’expositions (Frank Gehry pour la Fondation Louis Vuitton et Tadao Andō pour les musées Pinault).

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Jeff Koons présentant “Balloon Venus” pour accompagner le champagne rosé Dom Pérignon.

L’« artketing » est poussé par LVMH à son paroxysme. La marque a demandé à Jeff Koons de concevoir un « écrin » pour accompagner la sortie du champagne rosé de Dom Pérignon, marque qui appartient au groupe (voir ci-contre). Avec la création d’un packaging original par Koons, pour la somme de 15 000 €, on a le sentiment d’acheter une œuvre d’art, alors qu’on achète du champagne rosé. L’« artketing » n’est pas qu’une simple utilisation de l’art par une marque à des fins de marketing, il est aussi le brouillage de la frontière qui existait alors entre le luxe et l’art. En brouillant volontairement les contours de l’art par des artistes « artifiés » et les contours du luxe par des produits « artialisés », le luxe et l’art ne font plus qu’un. En d’autres termes, l’« artketing » contribue à une dépréciation de l’art et à une appréciation du luxe et ce, toujours au profit des individus les plus riches et des industries milliardaires.

Cette pratique de l’« artketing » permet aux œuvres de soutenir la marque et à la marque de soutenir les œuvres. Dans la pétition « L’art n’est-il qu’un produit de luxe ? » [10], les auteurs s’insurgaient contre « un monde où la marchandise serait de l’art parce que l’art est marchandise, un monde où tout serait art parce que tout est marchandise ». D’après la Cour des comptes, on assiste à l’apparition « d’un nouveau type de mécénat. Ce dernier est conçu comme un vecteur essentiel de l’image de l’entreprise et s’intègre pleinement, par ses retombées médiatiques qui peuvent être considérables, dans une politique de communication globale. » [11] C’est tout cela que l’« artketing » : une façon de considérer que marchandise et art dans le domaine du luxe ne font plus qu’un, tout en bénéficiant des lois sur le mécénat afin de profiter de retombées médiatiques énormes.

En bref, l’ouverture de la Bourse de commerce de Paris n’est pas à la gloire de Kering ou de François Pinault, enfin pas directement. Il est à la gloire (et à la cote sur le marché) des artistes dont il a acquis les œuvres. Il utilise l’aura des œuvres pour nourrir l’image de ses marques. C’est ce qui se fait avec Yves Saint-Laurent et son site internet qui annonce de nouveaux vêtements comme des expositions d’art, dont l’une des collaborations avec la marque de sport Everlast consacre Warhol et Basquiat.

Concernant la personne même de Pinault, il a su se construire une image de collectionneur et de mécène, une image distanciée de celle de l’industriel milliardaire. En utilisant son réseau d’élite politique, il est parvenu à implanter un musée dans l’extrême centre de Paris, à deux pas du Louvre, du Ministère de la Culture et du Centre Pompidou et qui vient concurrencer les musées publics. Grâce à son entourage, il est parvenu à intégrer la décision culturelle en matière de politique publique. En plaçant son musée dans le 1er arrondissement, Pinault s’est offert gratuitement une vitrine exceptionnelle pour ses marques de luxe et qui va, a fortiori, lui permettre de valoriser la cote de ses artistes et donc, de l’enrichir encore plus.

Il n’y a aucun doute pour qu’au printemps 2021, la Pinault Collection réussisse un véritable tour de force et explose les records de fréquentation, tout cela, au détriment des musées publics. Avec l’aide de l’État et les impôts des citoyens français, Pinault finance un art de piètre qualité et qui véhicule une idéologie néfaste.


 

[1] cf. les travaux de William Baumol, in Françoise Benhamou, Économie de la culture, « Les marchés de l’art et le patrimoine », pp. 44-62

[2] Hervé Nathan, Alternatives économiques, « Comment le luxe a domestiqué l’art ? », Juin 2019, p. 60

[3] « Il y a effet d’aubaine si l’acteur qui bénéficie de cet avantage avait eu, de toute façon, l’intention d’agir ainsi même si l’avantage n’avait pas été accordé » (Alternatives économiques, « Dictionnaire en ligne »), consulté sur : http://www.alternatives-economiques-education.fr/Dictionnaire_fr_52__def609.html

[4] Nathalie Heinich, Nouvelle revue d’esthétique, « L’artification, ou l’art du point de vue nominaliste », 2019/2, n°24, pp. 13-20

[5] Milan Kundera, L’Insoutenable légèreté de l’être, Folio, p. 357

[6] Milan Kundera, L’Art du roman, Folio

[7] Nous devons l’idée de « luxurisation de l’art » et d’« artialisation du luxe » au philosophe Yves Michaud, cf. Yves Michaud, Ceci n’est pas une tulipe. Art, luxe et enlaidissement des villes, Fayard, 2020

[8] Concept du sociologue américain Charles Wright Mills

[9] Il s’agit de Bouquet of tulips, dont la laideur ne sera pas commentée ici

[10] La pétition est à retrouver ici : https://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/201014/lart-nest-il-quun-produit-de-luxe

[11] Cour des comptes, « Le soutien public au mécénat des entreprises : un dispositif à mieux encadrer », novembre 2018, cf. https://www.ccomptes.fr/system/files/2018-11/20181128-rapport-soutien-public-mecenat-entreprises.pdf

 

 

Les rêves d’Europe du Festival d’Avignon

Vendeur de chapeaux avignonnais proposant des drapeaux européens. ©Martin Mendiharat

Du 4 au 23 juillet s’est tenu l’édition 2019 du Festival d’Avignon, la 73e. Si L’Odyssée se présente comme le thème principal du plus grand festival de théâtre au monde cette année, une autre couleur vient teinter la programmation de cet été. L’Europe s’installe en effet comme irrémédiable sujet de plusieurs spectacles phares du festival et révèle de nombreuses caractéristiques propres à une certaine frange de la création contemporaine qui désire ardemment parler du présent politique.


Le Festival d’Avignon 2019 se voulait éminemment politique, en écho avec les urgences de notre temps, ce que traduit l’édito d’ouverture de programme d’Olivier Py, directeur du festival depuis 2013. Il y énonce que l’objectif artistique de l’édition 2019 est de « désarmer les solitudes ». Le metteur en scène nomme la nécessité présente du théâtre, qui n’a qu’à « ouvrir ses portes » pour « faire acte de conscience politique ». Ainsi, face aux affres du consumérisme et de la solitude contemporaine véhiculée entre autre par les réseaux sociaux, il rappelle « qu’être ensemble ce n’est pas faire foule ou vibrer d’affects refoulés, c’est accepter une inquiétude commune et espérer le retour des mythes fondateurs ». C’est dans le charnier marin de la Méditerranée qu’un de ce mythes émerge : l’Odyssée.

Olivier Py présentant le programme du 70e Festival d’Avignon ©Marianne Casamance

On compte ainsi de nombreux spectacles sur ce thème comme O agora que demora / Le présent qui déborde – Notre Odyssée II de Christiane Jatahy, sur et avec les exilés contemporains ou L’Odyssée de Blandine Savetier, mise en scène du texte de Homère en 12 épisodes quotidiens, et bien d’autres faisant appel aux mythes de la Grèce Antique. Mais une autre inquiétude appelle au retour d’un autre mythe, plus récent celui-là. Cette inquiétude c’est celle de la menace présente sans cesse dans l’actuel spectacle politico-médiatique de « la montée des populismes », et le mythe à convoquer pour la palier : l’Europe. Ou l’Union européenne, on ne sait pas vraiment, la confusion s’entretient tout au long des propositions que nous allons aborder. Ainsi, face à ces inquiétudes rappelons que Olivier Py met en garde de ne « pas faire foule ou vibrer d’affects refoulés » auquel il précommande en remplacement le silence de la salle de théâtre permettant de percevoir le « messianisme du collectif ». Ce parallèle religieux propre à Py se place donc comme un appel au calme au milieu d’une fureur ambiante qui ne peut, bien entendu, qu’être nuisible pour la démocratie, et de se poser calmement face aux mythes fondateurs pour réfléchir sur le présent. 

Architecture, grandes performances et vues de l’esprit

C’est la tâche que se confie Architecture, écrit et mis en scène par Pascal Rambert, dans la cruciale Cour d’Honneur du Palais des Papes. Cruciale car depuis qu’il y a un Festival d’Avignon, chaque année les regards se tournent vers le spectacle qui y est programmé en ouverture. C’est celui dont France Télévisions diffuse la captation, celui que tous les journalistes vont voir, celui dont tout le monde parle. Les critiques cette année furent mitigées, soulignant un texte lourd, des comédiens brillants dans un drame esthétiquement beau ou la vacuité d’un énième spectacle comme celui-ci. Sur Avignon même, le bouche-à-oreille des spectateurs penchait clairement vers la non-affection et les discussions s’animaient plus par le temps tenu avant de quitter le spectacle (d’une durée de quatre heures) que par le sort tragique des personnages et ce qu’il y a à en retenir.

Scénographie de “Architecture” avant le début du spectacle.©Martin Mendiharat

Architecture narre l’histoire d’une famille d’intellectuels viennois assistant à l’explosion de la Première Guerre Mondiale et à la montée du nazisme, mourant tous de près ou de loin à cause de ces deux événements historiques. Pascal Rambert réunit une troupe de grands acteurs avec lesquels il a déjà travaillé par le passé : Emmanuelle Béart, Audrey Bonnet, Anne Brochet, Marie-Sophie Ferdane, Arthur Nauzyciel, Stanislas Nordey, Denis Podalydès en alternance avec Pascal Rénéric, Laurent Poitrenaux et Jacques Weber (ainsi que Bérénice Vanvincq, pour une courte apparition finale). Cette famille va s’entredéchirer sur une multitude de sujets, tant personnels que philosophiques, tout en observant avec frisson les fracas de l’époque à laquelle elle assiste dans une grande croisière à travers l’Europe. Le spectacle a une radicalité formelle qui peut en elle-même déplaire (c’est bien le propre de la radicalité), mais ne pêche pas tant que ça par sa seule forme de « longs discours » qui a pu lui être reproché. L’exercice en tant que tel est plutôt réussi, multipliant les moments virtuoses comme une scène d’orgasme cérébral entre Julie Brochen et Jacques Weber, la rage de Stanislas Nordey contre le conservatisme tyrannique de son père au moment de lui dire qu’il est homosexuel ou les vociférations troublantes et organiques de Laurent Poitrenaux. La force avec laquelle Nordey et Bonnet s’exprime dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes, dépassant l’amplification de leurs micros pour que leur voix nue rebondisse d’elle-même sur les murs du bâtiment est aussi impressionnante que la complicité amoureuse de cette dernière avec Pascal Rénéric (ou Denis Podalydès) est belle. Tout comme l’esthétique d’ensemble du spectacle émane une certaine grâce avec ces personnages principalement vêtus de blanc s’entredéchirant ou constatant le monde s’enflammer depuis la splendeur vacillante de leur bourgeoisie. Le tout se déroule dans une scénographie épurée uniquement composée de quelques meubles des styles novateurs de l’époque, qui passent une majeure partie de leur temps cachés sous des draps blancs sur un sol de la même couleur, balayés par les bourrasques de la Cour d’Honneur. Enfin et surtout l’architecture gothique du lieu sert de cadre idéal à cette famille dont le père architecte classique bâtit l’Europe moderne qui sert de cadre au spectacle.

Audrey Bonnet et Stanislas Nordey dans “Clôture de l’amour”. ©Tania Victoria

Il y a quelque chose d’introspectif pour Rambert dans ce spectacle. Il réunit et écrit pour les actrices et les acteurs qui ont porté ses spectacles emblématiques de la dernière décennie comme Clôture de l’amour (Audrey Bonnet et Stanislas Nordey), Répétition (Emmanuelle Béart, Audrey Bonnet, Denis Podalydès, Stanislas Nordey), ou encore Sœurs (Audrey Bonnet et Marina Hands, qui était initialement prévue dans la distribution). La pièce est ponctuée de méta-références à son œuvre, non sans un certain humour (Stanislas Nordey qui signifie à un de ses interlocuteurs qu’il l’écoute sans parler, répétant immédiatement ses mots « C’est marrant, t’écouter sans parler », allusion à la forme des spectacles de Rambert pouvant s’apparenter à des longs monologues que les personnages s’adressent, rapport radical à la parole que l’on peut voir hérité du Manifeste pour un nouveau théâtre de Pasolini). Ce travail sur la parole face au présent, que Rambert développe depuis une dizaine d’années, tient ici un rôle essentiel dans l’action dramatique. C’est suite à une onomatopée triviale prononcée à voix haute par Nordey lors du discours de remise de médaille de son père joué par Jacques Weber que commence la pièce. Des sons émis par la parole mais sans aucun sens pour interrompre des discours conservateurs, telle est la réponse que trouve ce fils philosophe face au réactionnaire vieillissant mais tout puissant qu’incarne son père. 

Les limites d’un engagement de surface

Il y a toujours une frontière ténue entre les propos poétiques et fictionnés que Rambert donne à ses personnages et le discours que portent ses pièces. Il ne s’embarrasse par exemple pas à nommer ses personnages autrement que par le prénom des acteurs pour lesquels il écrit, si ce n’est leur surnom (« Stan »). Ainsi dans Architecture il s’agit aussi pour le metteur en scène de 57 ans de faire état de sa condition d’artiste et d’intellectuel face à ce qu’il voit du présent. Et c’est là que le bât blesse. Non pas que sa manière de décrire, selon lui, comment un paysage d’intellectuels préfère observer et commenter avec dédain ou frayeur le présent (le parallèle entre, comme nous le disions, la « montée des populismes » et l’avènement du nazisme, est ici à peine caché) n’est pas réalisée avec une certaine justesse. Il s’agit sûrement de l’expression sensible de ce qu’il ressent, lui, en haut de la pyramide institutionnelle du spectacle vivant mondial, et les personnes qu’il fréquente, constatant sans vraiment la comprendre la terrible « montée des populismes ». Le problème est là : l’absence de réponse au présent, et surtout l’absence de réelle remise en question. Dans l’entretien qu’il donne pour la feuille de salle du spectacle, Rambert ne nie pas le parallèle entre la famille qu’il décrit et l’Europe : « Cette désunion est le reflet de leurs désaccords devant le grand péril qui arrive. Comme elle ne sait pas s’unir, rien ne se passe. ». Rien ne se passe, et donc, c’est la victoire du fascisme. Cette défaite de l’Humanité qu’il prédit arriver à nouveau si « rien ne se passe » tient donc de la seule inaction du cadre qui est sensé lui résister. Du reste, aucune analyse sur les raisons de la montée de cette vague effroyable, au XXe siècle comme aujourd’hui, et encore moins de remise en question du cadre en lui-même. Ce cadre est pourtant parfaitement incarné par la famille haute-bourgeoise du spectacle et nous rappelle les mots d’un intellectuel ayant lui aussi assisté à l’éclatement de la Première guerre mondiale et à l’avénement du nazisme, Bertolt Brecht : « Dans un bref délai, la bourgeoisie entière aura compris que le fascisme est le meilleur type d’État capitaliste à l’époque présente, comme le libéralisme était le meilleur type d’État capitaliste à l’époque antérieure. »1

Avec Architecture, Pascal Rambert nous offre un duplicata dans son style de nombreux spectacles se voulant « engagés » et ne se cantonnant qu’à la creuse constatation des grands poncifs politiques du présent sur lesquels il divague poétiquement durant des heures.

Il est ainsi curieux dans un spectacle nous répétant constamment de nous souvenir de l’Histoire passée de ne pas voir apparaître cette mise en perspective. Ce n’est pas le sujet du spectacle nous dira-t-on, soit, concentrons-nous alors sur ce qu’il dit du présent.

 

Pascal Rambert en 2015 ©Marc Domage

Avec Architecture, Pascal Rambert nous offre un duplicata dans son style de nombreux spectacles se voulant « engagés » et ne se cantonnant qu’à la creuse constatation des grands poncifs politiques du présent sur lesquels il divague poétiquement durant des heures. Cette poésie est sensée par sa force générer un quelconque soulèvement (mais pas de foule, souvenons-nous que la foule, ici encore, est le bras armé du fascisme) qui arrêtera par la force de l’esprit et des bonnes idées les démoniaques forces nationalistes qui menacent nos démocraties. Passé l’épuisement et l’agacement de voir cette démarche si récurrente ici consacrée dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes, la question se pose du pourquoi. Postulons ceci : Pascal Rambert a 57 ans aujourd’hui. Il a grandi durant la Guerre Froide, constamment confronté aux échos de la politique de masse, que ce soit dans l’URRS dont il a été le contemporain, ou par les récits de ses parents, grands-parents qui ont connu la Seconde Guerre mondiale et ont également été contemporains des pays fascistes d’alors. Il serait ainsi compréhensible de voir dans la génération de Rambert (car il est loin d’être le seul) une frayeur de l’artiste osant prendre à bras le corps la question politique, osant toucher la notion « d’idéologie », par peur de ressusciter les artistes propagandistes d’alors. Ainsi, alors que le présent pousse irrémédiablement à aller toucher la question politique dans l’art que nous pratiquons, cette peur de l’artiste s’intéressant réellement à la politique génère une impasse dans les formes qui sont en résultent. En voulant ardemment parler du présent mais en refusant de déconstruire ses méthodes de fonctionnement, de s’intéresser aux rapports de force, de causes à effet, à l’action réelle des dirigeants politiques, aux analyses économiques, sociologiques, politiques, il semble qu’on ne peut aujourd’hui produire que des vues de l’esprit de ce dit présent que l’on souhaite ausculter. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas là de promouvoir uniquement un art didactique marxiste d’Agit’prop et de nier le sensible au théâtre en le substituant par la seule activité de l’esprit de comprendre des fonctionnements du monde contemporain. La poésie a plus que jamais sa place sur nos scènes, mais lorsqu’il s’agit d’aborder plus ou moins directement un aspect de notre présent politique, elle se doit d’être expérience d’altérité pour le spectateur et pour l’artiste. Olivier Py dit qu’il veut « désarmer les solitudes », donc aller vers l’autre. Or, l’exercice que nous voyons là n’est que sublimation d’une vision autocentrée. À aucun moment ce fameux peuple qui porte les fascistes au pouvoir n’a la parole. Le seul personnage parlant du peuple et s’en revendiquant est le journaliste démagogue joué par Laurent Poitrenaux lorsqu’il décide de soutenir la guerre dans son journal et de hurler que le peuple veut la guerre, que le peuple veut la violence et que lui parle du peuple. Voilà, le seul moment où « le peuple » est cité. Certes, on peut se douter qu’il y a du recul à avoir vis-à-vis de la vision du peuple qu’a ce personnage, mais il n’empêche que c’est la seule et unique image qu’on nous en donne. 

Olivier Py dit qu’il veut « désarmer les solitudes », donc aller vers l’autre. Or, l’exercice que nous voyons là n’est que sublimation d’une vision autocentrée. À aucun moment ce fameux peuple qui porte les fascistes au pouvoir n’a la parole.

L’aporie principale que l’on peut constater ici, générée par cette peur profonde de la masse et de l’artiste osant faire de la politique, est l’absence d’ouverture constructive à retirer de ce spectacle. Sa conclusion en est l’apogée : après la mort de tous les personnages, une jeune actrice, Bérénice Vanvincq, jouant Viviane la fille d’Audrey Bonnet et Pascal Rénéric/Denis Podalydès dans la pièce (à noter qu’elle est la seule à ne pas se faire appeler par son vrai prénom), entre, « portant un sac Hello Kitty » et erre au milieu des cadavres de ses prédécesseurs. Elle s’avance jusqu’à un micro placé au milieu de la scène et dit : « Quand vous avez dit « Nous entrons dans des temps auxquels nous n’avions pas pensé », je n’ai pas compris, qu’est-ce que ça voulait dire ? », faisant référence à des mots prononcés par Audrey Bonnet quelques temps avant, puis noir et fin du spectacle. La seule ouverture ici donnée est une leçon de morale à une jeunesse décrite comme inconsciente, qui n’aurait pas même pas compris le thème rabâché durant les quatre heures de spectacles : gare au fascisme. L’ordre est donné de faire quelque chose. Quoi ? On ne sait pas, c’est visiblement trop tard pour cette génération qui se retire du combat. 

Nous l’Europe, banquet des peuples, une certaine vision de l’histoire européenne

Si Architecture pèche par manque de volonté, un autre spectacle cette fois-ci salué par la critique en contraste avec la proposition de Rambert, offre une vision bien particulière de l’histoire politique contemporaine. Il s’agit de Nous l’Europe, banquet des peuples, d’après le texte éponyme de Laurent Gaudé (Prix Goncourt 2004 pour Le Soleil des Scorta) publié chez Actes Sud cette année, mis en scène par Roland Auzet, compositeur et metteur en scène de théâtre musical. Le spectacle créé pour le Festival d’Avignon dans la Cour du Lycée Saint-Joseph se propose de raconter et de questionner l’histoire de l’Europe à partir de l’essai/poème de Gaudé. Il est porté par 11 acteurs/chanteurs de nationalités différentes et d’un chœur composé de professionnels et d’amateurs de la région d’Avignon. Le spectacle se veut réexplorer l’histoire de l’Europe par le biais du « Nous ». Roland Auzet dit : « Nous ne cherchons pas à faire le procès de l’Histoire, plutôt à saisir ce qui dans son flot nous rassemble. Y parvenir, c’est définir une utopie à même de nous accompagner dans les années qui viennent… sinon ce sera la catastrophe. »

Laurent Gaudé, auteur de “Nous l’Europe, banquet des peuples”, ©ΛΦΠ

Le ton est donné. Il était relativement prévisible que le spectacle soit bienveillant vis-à-vis de la construction européenne. La forme musicale, à partir d’un dispositif immersif de musique acousmatique, aurait pourtant pu apporter l’altérité nécessaire pour ne pas imposer de réponse formatée aux questions actuelles quant à l’Europe. Les premiers mots du spectacle sont ainsi une tirade rythmique sur le bafouement du « Non » au Référendum de 2005 suite à la ratification par Sarkozy du Traité de Lisbonne deux ans plus tard, expliquant que la défiance populaire française vis-à-vis de l’Union européenne vient de là. Plutôt juste. La suite de la première partie questionne la naissance de l’idée d’Europe au 19e siècle, à travers un enchaînement de prises de paroles et tableaux où les comédiens portent les mots de Gaudé. Plusieurs points de vue se confrontent : le Printemps des peuples de 1848, l’émergence des chemins de fer à partir de 1830 reliant les pays mais allant de pair avec l’émerge du capitalisme exploitant (avec une impressionnante séquence sur les Gueules noires), ou encore la Conférence de Berlin de 1885, premier sommet économique européen ayant pour but d’organiser la division coloniale de l’Afrique. Un personnage rappelle que l’Allemagne a expérimenté le système concentrationnaire et la politique d’extermination en Namibie. Il cite les différents responsables des horreurs coloniales suivis de l’injonction « Crachez sur son nom » dans une litanie de plus en plus furieuse et est étrangement calmée par l’ensemble des autres comédiens se rapprochant de lui. On peut donc parler de ces criminels mais il ne faut pas trop s’énerver face à l’horreur de leurs actions. Soit. Puis vient l’horreur nazie, la complexité pour l’Allemagne de se reconstruire pour des générations se demandant si leurs parents n’étaient pas des SS avec une puissante chanson l’actrice/chanteuse allemande Karoline Rose à ce sujet. Et puis : pause. La lumière se rallume, le chœur et les comédiens reviennent tous sur scène. C’est le moment du grand témoin. Ce moment a fait parler dans la presse : c’est celui où François Hollande est monté sur scène lors de la première du spectacle le 6 juillet.

Des grands témoins aux grandes ressemblances

Chaque soir est donc invité un « grand témoin de la construction européenne » à qui est posé quelques questions, les mêmes chaque soir. Après François Hollande, ce furent Aurélie Filipetti, Susan George, Aziliz Gouez, Ulrike Guérot, Pascal Lamy, Eneko Landaburu, Enrico Letta, Geneviève Pons et Luuk van Middelaar qui furent conviés. C’est à ce moment que la diversité de points de vue commence à s’effriter, avec un spectre de couleur politique des intervenants relativement réduit. On identifie donc François Hollande, Aurélie Filipetti et Pascal Lamy issus du Parti Socialiste, ainsi qu’Aziliz Gouez issue de Place Publique et sur la liste de Raphaël Glucksmann aux élections européennes, Eneko Landaburu du PSOE espagnol, Enrico Letta du Parti Démocrate italien, Geneviève Pons, directrice de bureau de l’Institut Jacques-Delors, think-tank de centre-gauche européen dont Letta est l’actuel président et dont font partie toutes les personnalités que nous venons de citer. L’once de variation politique se veut être incarnée par Ulrike Guérot, ancienne collaboratrice du porte-parole de la CDU allemande et qui collabore ponctuellement avec l’Institut Jacques-Delors, Susan George, co-fondatrice d’ATTAC et proche de Nouvelle Donne, allié du PS aux dernières élections, et Luuk van Middelaar, philosophe néérlandais membre de cabinet d’Herman Van Rompuy, président conservateur du Conseil Européen de 2010 à 2014.

Chaque soir est donc invité un « grand témoin de la construction européenne » à qui est posé quelques questions, les mêmes chaque soir. C’est à ce moment que la diversité de points de vue commence à s’effriter, avec un spectre de couleur politique des intervenants relativement réduit.

François Hollande aux 20 ans de l’Institut Jacques-Delors. ©David Pauwels

 

Lors de la représentation à laquelle nous avons assisté, ce fût à Aziliz Gouez que la parole a été donnée pour une tribune d’une quinzaine de minutes très similaire aux discours de sa liste aux européennes : plaidant pour une Europe des peuples avec quelques élans politiques sans grande précision et diverses contradictions dans un discours visiblement préparé à l’avance. Elle indique rêver d’une « Europe qui ne sera pas pensée par les bureaucrates », pour ensuite dire que le moment où elle s’est sentie la plus européenne était… une réunion de bureaucrates européens pour la rédaction d’un discours avec ses partenaires allemands (« l’Europe qu’elle connaît mieux », celle du couple franco-allemand). Elle rêve d’une Europe où il n’y a pas que les étudiants qui circulent entre les pays, mais aussi les apprentis « car il y a les mains aussi », et pas un mot sur le dumping social. Les spectateurs applaudissent avec enthousiasme.

Un récit officiel, partiel et inquiétant

La deuxième partie du spectacle raconte la construction de l’Union européenne telle que nous la connaissons aujourd’hui. Ou plus précisément : la version mainstream de la construction de l’Union européenne. Une Union pensée suite aux affres des foules dogmatiques de la Seconde Guerre mondiale et contre les barbelés d’Allemagne de l’Est. On pointe ses quelques difficultés de fonctionnement comme sa lenteur de prise de décision politique. Quelques minutes sont attribuées aux deux grands échecs admis de l’UE : la guerre de Yougoslavie et la crise grecque. Cela dit, aucun nom n’est cité cette fois-ci, et ces deux moments ne durent pas plus de quelques minutes. L’ensemble est vite noyé dans un relativisme inquiétant, disant qu’après tout « c’est compliqué de se mettre d’accord à 27 dans le syndic de son immeuble », alors imaginez à l’échelle de l’Europe ! Et qu’après tout, « c’est beau 27 pays qui font converger leurs intérêts économiques », déclaration que de nombreux économistes pourraient contester (non pas sur la beauté mais la convergence). Le spectacle se termine sur un questionnement sur l’Ode à la joie de Beethoven comme hymne européen, qui n’est selon les personnages pas très entraînant et ne donne pas envie de se lever pour lui. Ils choisissent alors Hey Jude des Beattles, repris en chœur en invitant les spectateurs à venir danser dessus en claquant des mains au dessus de leur tête pour terminer le spectacle. Une étrange scène finale bouffie de bons sentiments proche de la messe, où les spectateurs peinent à avoir envie de venir danser sur scène mais offrent une standing ovation au spectacle.

Sans faire la sociologie du spectateur du festival d’Avignon ravi de sa soirée, ce spectacle est pour le moins inquiétant. On peut retenir de nombreuses trouvailles esthétiques et autres moments très beaux, mais la construction dramaturgique même du spectacle finit par être propre à la construction de l’Union européenne ordolibérale actuelle. Le récit qui est fait est celui que cette dernière raconte : l’Union s’est construite sur les ruines des dictatures que les foules passionnées avait mises au pouvoir et elle est la seule garante pour empêcher « la montée des populismes ». Aucune vision critique de son fonctionnement, aucune allusion aux autres référendums qu’elle a bafoués, à aucun moment les États-Unis d’Amérique ne sont cité dans la construction de l’Europe post-Seconde Guerre mondiale.

L’expérience d’altérité se base uniquement sur une distribution d’acteurs de différentes nationalités mais qui tiennent au final le même discours de surface. Du reste, on se contente de taper des mains pour célébrer tous ensemble le mythe de cette Europe qui nous protège des dictateurs.

On note plusieurs moments reconstituant les interrogatoires complexes et violents auxquels sont soumis les migrants en arrivant vraisemblablement en France, mais sans explorer plus loin la crise migratoire. Le rôle du chœur, grand groupe de personnes de divers âges et divers origines, est aussi caractéristique : il n’est présent que pour la grande image du début, pour entourer le grand témoin et pour la chant collectif final, hormis quelques enfants qui en sont issus venant parfois faire les figurants. Du reste, ils sont cantonnés sur les côtés, assis pour accompagner discrètement le grand récit de l’Europe. Là encore, on retrouve cette peur de la foule. À l’exception près du moment où il faut chanter en chœur pour l’Union européenne où, spécifiquement à cet instant, il faut faire masse. Alors qu’on vient de nous dire que l’Europe s’est construite après les ravages des pays où des foules scandaient la même chose ? Un des acteurs se met même à entonner « Banquet des peuples ! Banquet des peuples ! » comme un slogan politique, que personne ne reprend, mais qu’il essaye une seconde fois en agitant ses bras pour faire signe de reprendre avec lui. Étrange paradoxe. On se doute qu’il aurait été compliqué de laisser le public intervenir pour poser ne serait-ce qu’une question au grand témoin (quoi que ?), mais le format véhiculé par le spectacle reste celui où une masse silencieuse reçoit un discours monolithique et didactique sur un cadre politique qui, certes n’est pas parfait, mais après tout reste mieux que le fascisme. Dès qu’il s’agit du présent, encore une fois aucune analyse, aucun questionnement, aucune remise en question n’est faite sur pourquoi les nationalistes montent. L’expérience d’altérité se base uniquement sur une distribution d’acteurs de différentes nationalités mais qui tiennent au final le même discours de surface. Du reste, on se contente de taper des mains pour célébrer tous ensemble le mythe de cette Europe qui nous protège des dictateurs.

L’actuelle vacuité des spectacles se voulant « politiques » ?

Ces deux spectacles phares de la 73 édition du Festival d’Avignon sont caractéristiques d’une impasse dans laquelle nombre de spectacles produits dans les grandes institutions (qui peuvent également parfois être vecteurs d’innovations) tombent. Celui, au final, de ne reproduire que le diptyque gouvernemental : défendre le cadre actuel ou ce sera le chaos. Améliorer le libéralisme ou ça sera le fascisme. Même les spectacles se voulant moins tendres avec le pouvoir (Dévotion de Clément Bondu ou Le présent qui déborde, de Christiane Jatahy) se heurtent encore à la seule critique triste. Ces spectacles ont une volonté de parler du présent politique et historique qui peut être belle, mais confrontée à l’irrémédiable plafond de verre du manque de volonté, de regard, et d’analyse politique du monde débouchant à une absence d’ouverture sur autre chose. Ils ne font que confirmer ce qu’analyse Olivier Neveux dans son récent et très pertinent Contre le théâtre politique : « Se satisfaire de réciter que le théâtre est « par essence politique », assurer que le « théâtre est politique ou il n’est pas théâtre », produit chaque fois le même effet : évincer la politique. »2

Toute autre réponse politique au présent, sans pour autant vouloir donner de solution miracle, est ici niée par manque de représentation. On se retrouve avec un festival voulant désarmer les solitudes qui se s’avère surtout être une machine à broyer les imaginaires. Plutôt que d’appeler aux mythes passés pour resserrer un présent défaillant, pourquoi ne pas imaginer de nouvelles histoires et de nouveaux mythes ? « Ne pas faire foule ou vibrer d’affects refoulés » est bien le cul de sac discursif dans lequel l’actuelle direction du festival fonce en niant constamment le cri qui habite une frange de la population qui n’en peut plus. À l’image de la poitrine gauche d’Olivier Py qui arborait un badge « SOS Méditerranée » dans les salles du Festival, et quelques mois plus tôt la Légion d’honneur dans les bras de Brigitte Macron, les quelques indignations pour cocher les cases du minimum syndical d’un art voulant parler du présent ne peuvent plus suffire sans aller explorer ses racines et ouvrir la voie sur d’autres futurs. 

Concert à la Maison Jean Vilar d’une partie du groupe Maulwürfe, formé suite au spectacle “La Nuit des taupes” de Philippe Quesne. ©Martin Mendiharat

Mais le spectacle vivant n’est pas pour autant politiquement mort. Citons par exemple les 12 heures de la scénographie que la Maison Jean Vilar accueillait le 10 juillet en échos au brillant retour de la France à la Quadriennale de Scénographie de Prague. À travers des lectures, une exposition, une table ronde autour du thème « Mondes imaginaires, mondes possibles » et même une DJ Set du groupe de taupes Maulwürfe, quelques heures furent consacrées à comment imaginer demain et comment le spectacle vivant pouvait y contribuer par ses nécessaires « capsules de fiction » comme l’y a dit Philippe Quesne. Du reste, la programmation de cette année est loin d’avoir fait l’unanimité. Que ce soit dans les rues, aux terrasses des cafés ou dans les heures plus festives de la nuit, nombres de jeunes (ou moins jeunes) artistes et spectateurs présents au Festival avaient pour sujet de discussion la lassitude de cette bien-pensance théâtrale et une aspiration à autre chose. N’en déplaise à Olivier Py, sa volonté de désarmer les solitudes aura peut-être plutôt, à l’image d’une des multiples inscriptions qui fleurissaient de nuits en nuits sur les murs d’Avignon, donné l’envie que l’on « arme nos solitudes ».

 

1.BRECHT Bertolt, « Plateforme pour les intellectuels de gauche », In Écrits sur la politique et la société, L’Arche, 1970

2.NEVEUX Olivier, Contre le théâtre politique, La Fabrique, 2019

Entre uchronie et scandale, ce qu’a pu être DAU

Lever de soleil sur le Théâtre de la Ville ©Martin Mendiharat

C’est par un air mystérieux et polémique venu du froid qu’a repris la saison culturelle de la région parisienne en ce début d’année 2019. DAU, œuvre sulfureuse entre installation, cinéma et théâtre immersif, a fait couler beaucoup d’encre, notamment sur ses conditions de production. Deux mois après sa clôture, retour détaillé sur ce qu’a pu être cette œuvre singulière et bilan de ce que nous pouvons en retirer esthétiquement et politiquement.


Courant janvier ont surgi soudainement et en nombre dans les rues de la capitale et couloirs de son métro des affiches intrigantes : deux moitiés de visage en gros plan et en noir et blanc, unis par un axe symétrique vertical, ne cherchant pas à trouver une quelconque harmonie entre leurs proportions respectives mais regardant droit dans l’objectif, nous regardant nous. En bas de l’image des partenaires : Théâtre du Châtelet, Théâtre de la Ville, Centre Pompidou, Mairie de Paris. En haut de l’image des dates : « 24.1.19 – 17.2.19 », un horaire : « 24 heures sur 24 » et un site internet « www.dau.fr ». Au centre de l’image, les trois mêmes lettres en blanc : « DAU ». Les réseaux sociaux sont également inondés des mêmes visuels mystérieux, menant à la plateforme internet de l’événement. La liste de ses partenaires suffit déjà à attiser la curiosité des spectateurs parisiens : le prestigieux musée d’art contemporain de Beaubourg et les deux institutions du spectacle historiques de la municipalité de Paris qui se font face autour de la place du Châtelet ayant toutes deux la particularité d’être actuellement fermées pour travaux (le Théâtre du Châtelet a ainsi interrompu sa programmation, et celui de la Ville déplacé la sienne à l’Espace Pierre Cardin et dans son annexe habituelle du Théâtre des Abbesses). Certes les trois lieux sont proches, mais ils se distinguent aussi par leurs différences de registres et d’esthétiques nettes en termes de propositions culturelles, permettant au triangle qu’ils forment au cœur de Paris d’offrir un paysage d’événements diversifiés. On peut donc d’ores et déjà être curieux de voir ces lieux reliés, sous l’égide de la Mairie de Paris, pour un même événement et surtout se demander où il va avoir lieu, sachant qu’il n’apparaît aucunement dans la programmation des trois institutions ?

Devanture du Théâtre de la Ville pendant DAU. ©Hyle1905

Bien entendu, ce premier mystère n’était qu’un secret de polichinelle et de fait pas une véritable énigme : la presse se penche rapidement sur l’événement et produit de nombreux papiers à son sujet, mettant la lumière sur les rumeurs qui courent dans le milieu depuis quelques semaines sur ce qui se trame dans les théâtres du Châtelet et de la Ville. Les deux bâtiments sont donc fermés au public depuis plusieurs mois pour leur rénovation, mais accueillent depuis l’automne les équipes de l’événement qui s’attellent à la transformation complète des lieux afin d’y faire naître DAU. Trax magazine figure parmi les premières revues à l’aborder, avec un titre pour le moins clair : « Paris : Pourquoi il faut participer à DAU, ce projet immersif unique et dingue entre fête et totalitarisme ? ». Le magazine relate la folle étendue du projet ainsi qu’un passage pour le moins délirant dans les locaux en installation : « on y a enchaîné des shots de vodka en mangeant dans de la porcelaine russe, pénétré un vagin de 2 mètres de haut au fond duquel on trouve un volume relié des œuvres romanesques de Diderot, dévisagé quelques-uns des cent mannequins humains ultra-réalistes qui peuplent les lieux, observé deux membres de l’équipe travailler dans un bureau transformé en sex shop, entre quatre murs tapissés de DVD porno, godemichets et autres martinets. »

L’enthousiasme de la revue spécialisée en musique électronique trouve aussi son origine dans l’aspect apparemment festif que revêtira le projet, notamment via une programmation de concerts qui émaillera ses trois semaines d’exploitation. Et c’est précisément la polysémie négative du terme « exploitation » qui va commencer à ternir le projet avant son ouverture au public. Moins d’une semaine avant le top départ surgissent plusieurs échos d’abus de la part de la société de production du projet, Phenomen Film, basée à Londres, vis-à-vis des personnes travaillant sur le projet à Paris, et ce dès l’entretien d’embauche. Libération relate par exemple des recrutements basés sur « le physique et la personnalité », nimbés de questions personnelles voire déplacées, pour des postes aux objectifs flous, ouvrant ensuite sur une ambiance de travail s’apparentant à une « secte » autour du réalisateur et meneur du projet Ilya Khrzhanovsky. Le même jour et dans le même journal, on parle également de l’opacité financière du projet, certes soutenu par une Mairie de Paris enthousiaste mais ne donnant ni ne commentant aucun détail de l’économie de l’événement. On y apprend que DAU est principalement financé par l’homme d’affaire russe Serguei Adoniev, pionnier de la 4G en Russie et philanthrope, ayant justement commencé à se faire connaître dans ce dernier domaine par son soutien presque aveugle au projet. L’article se fait également l’écho des critiques esthétiques qui commencent à poindre, s’articulant principalement autour de l’idée d’une esthétisation fantasmée de l’URSS stalinienne par un artiste mégalomane. C’est au Monde que nous devons le dossier le plus complet, ayant le mérite de proposer une enquête factuelle s’émancipant des passions qui commencent à se déchaîner autour de DAU. Une enquête qui creuse entre Paris et Londres le vaste déroulement de ce projet gargantuesque et qui nous permet d’avoir un point de vue plus large sur ce qu’il peut être, et de comprendre qu’il dépasse largement la seule installation dans le triangle des institutions culturelles du cœur de Paris.

Devanture du Théâtre du Châtelet pendant DAU. ©Hyle1905

Alors, finalement, qu’est-ce que c’est que DAU ?

À l’origine, DAU est un projet de biopic de Lev Landau (surnommé « Dau », prononcé « Dao »), physicien soviétique né en 1908 et mort en 1968, prix Nobel de Physique en 1962, mené par Ilya Khrzhanovsky à partir des Mémoires de sa femme, Kora Landau-Dobretseva, retraçant la vie de l’éminent chercheur ayant contribué au programme d’armement nucléaire de Moscou. Nous sommes en 2005 et le réalisateur russe d’alors à peine 30 ans vient de présenter l’année précédente son premier long métrage, 4, bien accueilli dans les festivals internationaux. Il annule ses autres projets naissants pour se consacrer à l’adaptation des écrits de l’épouse du scientifique, fasciné par « le décalage entre la stature publique de cette figure du soviétisme et la liberté qu’il s’est accordée dans sa vie privée ». Le projet trouve rapidement ses financeurs et le tournage commence entre Moscou et Saint-Pétersbourg en 2008, avant de s’installer à Kharkiv en Ukraine pour des raisons économiques, et de prendre un virage radical.

Khrzhanovsky se met en tête de ne plus seulement raconter l’histoire de Landau, mais de reconstituer l’institut physico-technique de la ville où le physicien a travaillé pendant 30 ans. L’idée est d’y relancer les recherches scientifiques dans une communauté sociale cloisonnée et sous l’ombre du stalinisme, afin de créer un reflet de l’univers dans lequel Dau a évolué. Le projet prend bien évidemment une ampleur drastiquement différente, et c’est à ce moment que Sergueï Adoniev y apparaît, rachetant les droits de production et assurant le soutien financier hors-norme nécessaire à la naissance de ce projet déjà délirant. L’institut renaît dans une piscine désaffectée et des dizaines de milliers de personnes sont auditionnées afin de pourvoir les postes nécessaires à son fonctionnement, qui en nécessite plusieurs centaines. Par ses réseaux et les réseaux de ses réseaux, le réalisateur parvient également à recruter une vingtaine de scientifiques renommés, dont Nikita Nekrasov, Shing-Tung Yau ou encore Carlo Rovelli. De nombreux artistes reconnus de différents domaines vont également venir à l’institut durant la durée de l’expérience : Marina Abramovic, Romeo Castellucci, Peter Stellars, Anatoli Vassiliev… Et pour porter le rôle du génie, il faut également un génie : ce sera le chef d’orchestre virtuose grec reconnu en Russie Teodor Currentzis qui incarnera Lev Landau. Bien entendu, le scénario original passe à la trappe lors du changement d’ampleur du projet, et ne sera pas remplacé. Cet élément constitue une des clés de la nouvelle démarche de Khrzhanovsky : une fois le cadre installé, l’essentiel de l’œuvre va se composer de ce qu’il s’y passera naturellement. Et c’est à ce cadre que travaillent d’arrache-pied l’équipe du film et le réalisateur : décors et costumes sont rigoureusement reconstitués, l’argent qui circule et qui sert à payer les salaires des employés est en rouble d’époque, et toute entorse à la chronologie proposée est punie de retenue sur salaire.

Pour entrer dans l’institut, il faut entrer dans la fiction qui lui sert de cadre. Les participants laissent leur téléphone et autres moyens de contact avec le monde extérieur à l’équipe du film, qui leur fournissent de quoi s’habiller pour être en accord avec la temporalité explorée (l’URSS de 1938 à 1968), ainsi qu’une place dans l’organigramme fictionnel de l’institut. Les artistes invités se voient attribuer une appellation en fonction de leur pratique artistique. Marina Abramović, connue pour ses performances corporelles extrêmes, y est par exemple décrite comme « professeur invité en anatomie ». Une fois à l’intérieur, les participants sont libres d’y faire ce qu’ils veulent, et d’y rester aussi longtemps qu’ils le souhaitent. Les scientifiques y poursuivent leurs recherches, perpétuant le but scientifique initial de l’institut et participant à brouiller la frontière très ténue (si ce n’est inexistante) entre le réel et la fiction qui habite le tournage. Et c’est cette vie quotidienne qui va servir de matière première au projet cinématographique : des amitiés, des conflictualités parfois extrêmes, des histoires d’amour et même des naissances vont alimenter les presque trois ans de tournage. Les caméras vont tourner une centaine de jours, durant les moments les plus intenses qui intéressent Khrzhanovsky, qui suit la vie de l’institut depuis une cabine de direction et via des micros placés dans le complexe. Et ces caméras ne sont pas confiées à n’importe qui, puisqu’il s’agit de Jürgen Jürges, légendaire directeur de la photographie de Rainer Werner Fassbinder, Mickael Haneke et Wim Wenders.

Il en ressortira 700 heures de rush en 35mm, qui serviront à la composition d’une quinzaine de longs métrages, ainsi que des séries et des documentaires selon Phenomen Film. Ces centaines d’heures de rush contiennent des images de toutes natures, de la simple conversation aux rapports sexuels ou scènes de violence, captée avec pour consigne le consentement des personnes filmées qui pouvaient arrêter la prise de vue à tout moment en regardant significativement la caméra. Le tournage se termine en novembre 2011, après que l’Institut a été en partie détruit par un groupe de néo-nazis dont le chef Maxim Martsinkevitch a été convié par Khrzhanovsky car, selon le philosophe Ilya Permiakov (qui a joué un rôle important dans la production des films), interrogé par le Monde : « Une telle violence était nécessaire […] DAU aurait dû se finir sur un passage de témoin entre deux générations de scientifiques. Mais les jeunes ont eu peur de prendre le pouvoir. C’est pour ça qu’Ilya Khrzhanovsky s’est tourné vers l’extrême bord opposé : les néonazis. Eux n’ont pas peur. »

Un choix qui peut, à juste titre, en faire sursauter plus d’un. Nous verrons qu’il est surtout caractéristique de la place particulière que le projet et son meneur développent vis-à-vis de la question politique, une des sources de l’étrangeté et du malaise que peut générer DAU.

Photo du tournage à Kharkov prise par un habitant de la ville. ©Ace^eVg

S’ensuit alors plusieurs années de montage. Une première version est présentée aux programmateurs du Festival de Cannes en 2014, puis plus aucune nouvelle. À l’instar du tournant radical que le tournage a pris en s’installant à Kharkiv, l’installation des bureaux de Phenomen Film à Londres a également été synonyme du choix d’un format de diffusion aussi hors-norme que ne l’a été la réalisation du film. Khrzhanovsky ne pouvait bien entendu se contenter des les salles obscures habituelles pour projeter la myriade d’objets filmiques qu’il était en train de créer. Il fallait un dispositif à la hauteur de la démesure du projet. C’est ainsi que notre événement parisien est né, devant initialement rassembler des frères berlinois et londonien, formant un triptyque « Freiheit, Liberté, Brotherhood » selon les mots du réalisateur. DAU Freiheit, la version berlinoise donc, devait ouvrir le bal de la présentation internationale du film, mais, démesure toujours, le projet de Khrzhanovsky d’y reconstituer une partie du mur de Berlin a entre autres finalement poussé les autorités allemandes à annuler l’événement.

Le projet parisien n’a pas été exempté de démesure : le réalisateur avait pour objectif de construire une passerelle reliant le Théâtre de la Ville au Théâtre du Châtelet. Le projet d’aménagement a avorté, suite au refus compréhensible des autorités publiques. Ce qu’il en reste n’en est pas moins impressionnant : deux théâtres ouverts non-stop pendant trois semaines. Pour y entrer, il faut réserver un visa d’une durée de 6 heures, 24 heures ou la totalité du temps d’exploitation, pour des prix allant de 20 à 150 euros, puis laisser son téléphone à l’entrée pour à son tour pénétrer dans l’univers de DAU. Cet univers se compose de ce qu’on appellera un « dispositif immersif » s’étalant dans les deux théâtres, composé à partir des décors de Kharkiv et qui veut créer un cadre esthétique proche du soviétisme, nécessaire au visionnage des films qui sont diffusés en continu dans diverses salles de projection, et dont les rushs sont consultables également. Pour les visas autres que celui de 6 heures, un questionnaire personnel doit être rempli par le visiteur, censé ensuite aiguiller son expérience dans DAU. Au Centre Pompidou, un espace est alloué à la reconstitution d’un appartement partagé et d’un laboratoire où les scientifiques poursuivent leur recherche durant les trois semaines de présentation, que les spectateurs peuvent épier au travers de miroirs sans tain.

Avant d’aborder ce qu’a pu être une expérience de spectateur dans DAU, au vu de la sensibilité du sujet que nous abordons ici, il est nécessaire de préciser que la tentative d’analyse esthétique et politique de cette œuvre et de sa production n’est en aucun cas une manière d’occulter ou de justifier les potentiels délits et manquements commis lors de la production de l’œuvre. Une fois ce récit fait, les lignes qui suivront auront pour objectif d’étudier ce qu’on peut retirer de cet événement aujourd’hui et ce qu’il dit de l’état actuel des politiques culturelles en France.

Qu’est-ce qu’il y avait à l’intérieur de ces deux théâtres ?

En faire un panorama objectif serait complexe, si ce n’est mensonger, tant l’objet en lui-même est vaste, en constant changement et composé d’une multitude de micro-événements. Notre analyse se basera donc sur l’expérience de son rédacteur, qui a visité DAU dans la nuit du 16 au 17 février, dont le récit ne pourra être que parcellaire dans le sens où l’objectivité ne saurait que prouver ses limites dans ce genre d’expérience.

En arrivant devant le « Visa Center » de DAU pour assister à son avant-dernière nuit, du 16 au 17 février, on pouvait avoir de quoi y aller à reculons, du moins sans grande excitation si ce n’est de pouvoir se faire son propre avis sur cet objet étrange. En plus des différentes polémiques que nous venons d’aborder, la première dizaine de jours d’ouverture avait été un échec industriel relativement honteux. Après une ouverture retardée de plusieurs jours par manque d’autorisation de la préfecture, une fois accessible, l’événement n’était pas du tout prêt, et même uniquement accessible à moitié car seul le Théâtre de la Ville était alors ouvert au public. A l’intérieur, couacs organisationnels s’entremêlaient aux problèmes dans la diffusion des films dont les doublages peinaient à fonctionner. Rien de bien surprenant donc à ce qu’une fois arrivé au fameux poste frontière entre Paris et DAU, installation en pavé droit vitré au milieu de la place du Châtelet remplie d’employés s’affairant sur leur ordinateur, on mette une demi-heure à nous fournir un visa qu’on avait pourtant réservé sur Internet au préalable. Bureaucratie soviétique, dira-t-on. Après ces longues minutes passées à côté d’un groupe de jeunes branchés trépignant d’impatience et outrés qu’on les fasse attendre, on finit par nous donner notre carte, une petite enveloppe kraft, et on nous conseille de commencer par le Théâtre de la Ville. Dans l’enveloppe, un prospectus présentant DAU et une carte rouge sur noir d’un côté et noir sur rouge de l’autre, chaque face proposant un plan énigmatique d’un des deux théâtres aux allures de schéma cabalistique.

Carte de DAU dans Théâtre de la Ville et dans Théâtre du Châtelet

On entre donc dans le Théâtre de la ville, dont la façade arbore divers écrans affichant des visages filmés d’inconnus en noir et blanc. À l’intérieur, on laisse notre téléphone dans un petit casier et une fois un dernier contrôle passé, nous y voici. Difficile de comprendre ce qu’il faut faire, dans ce grand hall sur plusieurs étages. Une musique électronique se fait entendre en fond sonore, se mêlant avec le bruit des dizaines de convives. Devant nous, une grande réserve derrière des barrières, avec des boîtes de conserve et autres denrées et matériels sur des étagères en métal. Une femme semble inspecter les étagères, sans plus. On monte et on arrive au bar du bâtiment qui accueille beaucoup de monde. Les gens boivent et mangent des plats russes dans des tasses et assiettes en fer, assis ou debout, discutant. Sur les différents niveaux où s’étend cet espace, plusieurs personnes bien habillées scrutent la scène, immobiles. Ce sont des mannequins en silicone hyper réalistes, qui, nous l’apprendront, représentent les acteurs des films. Leur quiétude au milieu du brouhaha et de l’agitation et leurs habits surannés créent immédiatement une atmosphère étrange, un décalage entre des corps bruyants et excités et d’autres, ancrés et calmes, d’une sérénité perturbante. Ils sont chez eux, après tout.

Les gens s’agglutinent devant le bar pour être servis, les employés en combinaison courent partout. On ne sait pas bien où on commande, où on paye. Tout ça semble compliqué, on est encore un peu renfrogné avec en tête l’idée qu’on ne restera pas longtemps alors autant aller faire autre chose. En passant une porte menant vers «Body/Corps», on se retrouve dans une cage d’escaliers aux murs en béton nus, un peu plus calme que le reste des halls par lesquels nous venons de passer. Après quelques dizaines de marches grimpées, un agent de sécurité planté au milieu de la cage d’escalier nous invite à entrer dans la partie nommée « Communisme ». Il s’agit d’une succession d’une cuisine-salle à manger et d’une succession de petits appartements, qu’on soupçonne avoir pris place dans les habituels bureaux du Théâtre de la Ville. Ce lieu de vie est composé de mobilier qu’on suppose daté de l’époque soviétique. La table de la salle à manger est couverte d’un repas froid qu’on n’a pas débarrassé, des gens ont mangé ici il n’y a pas longtemps. Quelques visiteurs regardent ou discutent dans les salles. Une des chambres est fermée, ses rideaux tirés et en passant à côté on aperçoit juste quelqu’un remettre son pantalon en se relevant du lit… En restant un instant dans une des chambres, on peut se demander en effet à quoi bon tout ça. On voit certes un petit décalage féerique à regarder le Paris virevoltant des samedis soirs depuis la fenêtre d’une chambre soviétique des années 50, mais à part ça ? En prenant le temps de rester dans cette pièce, comme si on attendait que quelque chose se passe, on se rend compte que tout nous est accessible. Les tiroirs s’ouvrent et sont remplis, les flacons de parfums expulsent une odeur clairement d’une autre décennie mais dont on peut s’asperger si on veut. Sur un bureau, quelques papiers administratifs, un carnet et un encrier et sa plume. On se prend petit à petit au jeu de n’avoir aucune consigne, et prenant une feuille vierge qui traîne on se met à y écrire, ce que nous ressentons de cette soirée en l’occurrence. Il y a quelque chose de grisant, et on se rend compte au fur et à mesure des personnes qui passent qu’on est petit à petit en train de rentrer nous aussi dans cet univers, on prend plaisir à ce que les gens ne sachent pas vraiment ce qu’on est en train de faire.

On va ensuite jeter un œil au dernier étage, réaménagé en salle de projection. À notre arrivée, une employée nous demande quelle langue nous parlons et nous donne un téléphone avec des écouteurs. Nous nous installons alors discrètement pour regarder le film qui est projeté. Dans nos oreilles, la traduction se fait à la russe : par une seule personne, traduisant les phrases sans volonté de synchronisation et toujours sur le même ton monotone, afin d’uniquement transmettre le sens et de laisser place aux sonorités de la version originale. À l’image, on assiste à un grand banquet en l’honneur d’un des participants qui vient de recevoir une médaille. Rien ne presse, le rythme est celui des conversations, mais l’ensemble est intriguant. Les scènes se succèdent et nous font suivre un des convives dans la presque intimité de son appartement partagé, puis soudainement ce dernier se retrouve interrogé par des agents du KGB, sans qu’on sache bien sur quoi. L’envie ne manque pas de continuer à regarder le film, mais il reste beaucoup de choses à voir et l’heure tourne. Se promener à nouveau dans DAU prend à présent une allure différente.

On garde en nous un peu de la temporalité si particulière du film et on se surprend à en recroiser les acteurs dans les couloirs du bâtiment, soit en chair et en os, soit en silicone. En retournant au bar, on se rend compte d’un autre facteur perturbant de cette grande machine : à chaque fois qu’on va faire quelque chose et qu’on revient à un endroit par lequel on est passé, même moins d’une heure plus tard, l’entièreté de l’équipe de l’endroit a changé. Au bar on retrouve d’autres visiteurs croisés plusieurs fois déjà, avec qui on fait un petit débrief ne concluant que sur le fait qu’on ne comprend rien au fonctionnement de ce lieu. Les serveurs semblent être dans un état alternant entre l’extrême fatigue et l’excitation jouissive. L’un d’entre eux se moque gratuitement et étrangement de notre voisin, tandis que nous repartons avec deux doses de vodka pour le prix d’une, soit.

L’errance reprend. On se rend compte que la dame qui inspectait les stocks à l’entrée est en fait elle aussi un mannequin, puis on descend plus profondément pour accéder à la salle de visionnage des rushs. On nous donne un numéro et on se perd dans une forêt de cabines brillantes jusqu’à trouver la nôtre, où l’on reste plus d’une heure à piocher parmi les 700 heures de rush du tournage. Un dernier tour, en passant par « Gods/Dieux », la grande salle de spectacle du Théâtre de la Ville complètement dénudée de son confort habituel n’offrant qu’un grand édifice de pierre aux allures de temple archaïque, où la scène n’a pas de plateau mais un miroir incliné nous permettant de voir à l’envers une grande salle servant de coulisses et d’entrepôts à costumes à l’équipe de l’événement, qui semblent préparer quelque chose. En continuant, on croise une petite porte dans un couloir restreint. Rien n’incite à l’ouvrir mais elle n’est pas fermée et nous fait arriver dans une salle remplie de mannequins dans diverses mises en scène. Dans la même salle, une autre porte, qui mène sur un atelier où sont assemblés les mannequins. De la lumière, mais personne. Si la présence de ces clones inanimés ultra réalistes est déjà pesante, le fait qu’un d’entre eux bouge les yeux vers nous à notre arrivée dans la salle ne détend pas l’atmosphère, ni même le fait de voir une multitude de ses semblables à moitié démembrés autour de lui. Tandis que le mannequin continue à bouger les yeux grâce à un système mécanique, on se demande si cet atelier est un véritable lieu de travail pour l’équipe où il est normal de ne croiser personne à 4 heures du matin, ou si c’est une autre mise en scène tordue. Impossible de savoir.

Mannequins dans « Gods », initialement grande salle du Théâtre de la Ville. ©Hyle1905

Les heures qui suivront se dérouleront au Théâtre du Châtelet, devant lequel on voit Khrzhanovsky arriver aux alentours de 5 heures du matin avec une cohorte de suivants et où l’on croisera une amie travaillant sur l’événement avec laquelle on flânera dans les couloirs aussi anxiogène que festifs à cette heure-là où les seules activités encore disponibles tournent autour des deux bars du bâtiment. « On prend ça comme une grande teuf », nous dit-elle. On verra en effet comment les employés eux-même s’amusent et tordent le fonctionnement du lieu selon leur bon vouloir, jouant au chat et à la souris avec leurs responsables russes. « Orgazm », le bar donnant sur la terrasse du Châtelet, accueille une dernière fête où se regroupent les derniers survivants de la soirée. On y trouve les visiteurs qu’on a déjà croisés, Khrzhanovsky et ses assistantes le suivant à la trace avec un téléphone caché dans un livre ancien, les acteurs des films, etc..

En parlant avec un des acteurs, scientifique russe vivant en France, ce dernier nous dit que la mauvaise couverture de l’événement est surtout due à une russophobie ambiante en Occident, que tous les participants s’amusaient avec le dispositif et allaient selon leur bon vouloir s’y montrer en faisant des choses extrêmes pour le plaisir les voir filmées. La majorité des personnes restantes se trouvent être des employés, dont on ne sait pas vraiment s’ils sont en service ou pas, mais qui restent pour faire la fête jusqu’à un magnifique lever de soleil sur Paris et le Théâtre de la Ville, qui nous fait nous dire qu’on a bien fait de venir rien que pour ce spectacle. Après une dernière gorgée de kvass, on terminera cette nuit singulière en regardant un dernier bout de film (Anatoli Vassiliev et Theodor Currentzis discutant inlassablement de la place de Dieu dans la vie avec un employé nettoyant une vitre derrière eux et attirant bien sûr toute l’attention des caméras) dans une salle qu’on a rejointe en se repérant grâce au mystérieux plan reçu à l’entrée, et qu’on arrive désormais à lire.

Couloir du Théâtre du Châtelet, correspondant à la zone “Orgazm”. ©Martin Mendiharat

Que retenir de DAU à Paris ?

DAU a fermé ses portes parisiennes il y a deux mois, laissant un sentiment plus que mitigé après son passage. Pour beaucoup, tout cela n’était qu’une vaste arnaque. Il serait complexe de leur donner complètement tort. Les multiples problèmes de l’ouverture de l’événement impliquent en effet que le contrat n’a pas été respecté pour de nombreux spectateurs. Ensuite, le vaste spectre recouvert par la communication offensive de l’événement voulant correspondre à la protéiformité de l’expérience proposée a créé une multiplicité de natures d’attente chez les divers visiteurs. Des natures d’attentes qui, si elles restaient cloisonnées individuellement, pouvaient en effet aisément mener à une expérience décevante. Les personnes venues faire la fête ne pouvaient que se demander ce qu’elles faisaient dans ces endroits où erraient des visiteurs sans vraiment savoir ce qu’ils faisaient, et où les lieux visiblement spécifiquement dédiés aux festivités nocturnes n’étaient que les deux bars du Théâtre du Châtelet. Les quelques événements musicaux semblaient aussi ponctuels que confidentiels, expérience en rupture avec l’immédiateté souhaitée et proposée dans les mondes de la nuit. Celles et ceux venant participer à une expérience de théâtre immersif (terme de plus en plus à la mode pour qualifier des expériences spectaculaires dans des espaces où spectateurs se mêlent aux acteurs/performeurs, dans un secteur de marché se plaçant souvent entre l’escape game et le théâtre de divertissement privé) se sentent également vite délaissés par l’aléatoire du rythme de vie des performeurs vivant dans l’installation et surtout par le fait précis qu’ils y vivent plus qu’ils ne s’y montrent, et ne cherchent donc logiquement aucune une forme d’inclusivité du spectateur dans ce qu’ils font (d’autant que la majorité sont russophones, ce qui n’aide pas les visiteurs qui ne le sont pas). Les goûts divergent, mais on peut comprendre les limites de l’expérience à uniquement entrevoir la vie de ces inconnus.

Pour les visiteurs venant découvrir une exposition, certes le lieu propose une esthétique travaillée et générant une atmosphère d’étrangeté palpable entre ses reconstitutions soviétiques, son bar à l’esthétique porno et autres espaces plus psychédéliques, les couloirs et escaliers aux murs nus où ne figurent que les inscriptions aux allures mystiques servant de cartographie dans DAU et surtout les mannequins hyper-réalistes des personnages des films disséminés partout dans l’installation se confondant avec d’autres visiteurs ou les vraies personnes figurant dans le film se promenant également. Mais l’on peut également entrevoir les limites de ce seul aspect qui peut vite se montrer artificiel et n’approfondissant guère plus que cette dite étrangeté suscitée. Les quelques œuvres soviétiques prêtées par le Centre Pompidou dispersées dans l’installation ont également en soi leur intérêt mais pourraient surtout avoir l’air de faire-valoir et de caution artistique conventionnelle de l’ensemble. Les cinéphiles venant pour découvrir les films pourraient être les seuls dont l’attente serait comblée, tant l’ensemble tient précisément autour des films, mais les partis-pris de communication de l’équipe de production ont fini par en faire oublier l’importance centrale.

La marque de fabrique autoattribuée de DAU, à savoir son aspect indéfinissable et piochant à son gré dans son image extérieure dans tous les pans du mot « Culture », aura ainsi pu être une balle dans le pied que s’est tirée l’œuvre, et peut-être même dans le pied des spectateurs. En effet, en entretenant le flou de son contenu, cette posture a eu le mérite d’attirer une multiplicité de spectateurs (ce qui, en soi, pourrait être louable), tout en ayant une posture de désengagement total concernant ce qu’il se passe une fois le billet pris. Que ce soit du côté de l’artiste, soit, il peut présenter son œuvre et laisser pleine liberté de réception, au demeurant ce schéma est plus enviable que l’inverse. Mais ce qui est notable ici, c’est que cette posture s’étend à l’ensemble des niveaux de production de ce qu’a pu être DAU Paris, comme le souligne Mouvement sur le sujet : « Quand on prend un ticket pour un safari, on ne vient pas se plaindre parce qu’on n’a pas vu un éléphant ! »1, argue Ruth Mackenzie, directrice du Théâtre du Châtelet, à propos du mécontentement des spectateurs ayant pris leur billet pour assister à la première semaine de l’événement qui n’était alors pas du tout prêt et qui ont payé le même prix que ceux qui l’ont vu abouti, c’est-à-dire au moins deux fois plus grand et à peu près en état de marche.

Recto de la carte de DAU

Pour en revenir à la notion d’attente, il est ainsi intéressant de relever que DAU se présente comme une œuvre qui déçoit quasi systématiquement toute attente. Il semblerait que pour l’apprécier, il faille y entrer sans rien n’y chercher de particulier, et accepter d’y errer, si possible plusieurs heures, pour aller à la rencontre de l’œuvre à sa manière et y vivre sa propre expérience. Le fait de commencer cette exploration seul semble également important, afin de ne pas avoir d’attente mutuelle, de précipitation dans l’errance par peur de l’ennui de l’autre. Il s’agit d’expérimenter une rupture avec les rapports habituels et arbitrairement construits par la société occidentale contemporaine au temps, à la rencontre, et peut-être même à la consommation culturelle. On se promène dans cette gigantesque installation, on y mange, on y boit, certains y dorment même. Le rapport au film est similaire : ces derniers étant diffusés en continu et se basant sur un rythme très lent, on peut pleinement arriver en plein milieu d’une projection, s’installer et s’accrocher aux wagons. On sent qu’à l’instar d’avec les acteurs de son tournage, Khrzhanovsky veut nous pousser à adopter une forme de quotidienneté dans son installation, et qu’une fois cette normalisation avec l’anormal qu’il propose faite, là commence la véritable expérience. Si DAU a pu être quelque chose, c’est la proposition d’une uchronie, c’est-à-dire d’un temps autre. La première violence faite est celle du téléphone portable, enfermé dans un casier avant de nous permettre de rentrer dans les deux bâtiments, nous coupant de cette porte constante sur le numérique, sur les images de ce qu’il se passe ailleurs et sur le temps qui passe. L’amputation de cet appendice aujourd’hui indispensable, aussi simple cette opération soit-elle, est déjà un premier pas vers l’exercice d’un autre rapport au présent.

Ainsi le procès fait à l’œuvre de proposer une fétichisation de l’URSS par une tentative de fausse immersion dans ce qu’elle a pu être ne semble pas être une accusation très juste. Certes, la toile de fond est celle de l’URSS, mais c’est avant tout celle de la vie de Landau. On y trouve des espaces de vie composés de mobiliers russes qu’on suppose de la période que couvre l’œuvre filmique (1938-1968), mais il s’agit principalement de meubles, équipements et autres vaisselles usuels plutôt que d’une imagerie à la gloire du soviétisme, comme celle présentée dans l’exposition Rouge actuellement au Grand Palais (dont le merchandising, en revanche, ne manque pas de surfer sur l’esthétique soviétique). De même, à la vue de ce qui a été déployé comme réelle reconstitution de l’atmosphère stalinienne oppressive lors du tournage des films, il est clair que le but ne semble pas de proposer un voyage dans le temps au spectateur. Enfin, il est surtout important de noter qu’une importante partie des lieux n’a pas de lien esthétique avec cette période historique, notamment dans le Théâtre du Châtelet.

« Devant le cercueil du chef », tableau d’Isaac Brodsky, exposition « Rouge », au Grand Palais du 20.03 au 01.07

Ce facteur de l’uchronie, et le décentrement qu’il tente d’opérer chez les personnes y pénétrant, semble également être ce qui fait la force des films. On peut certes y voir un aspect de télé-réalité par son dispositif d’enfermement et d’observation, mais la méthode de prise d’image et le rapport qu’exercent les personnes filmées au fait de l’être semblent développer un tout autre schéma, qui s’entremêle avec le documentaire, la captation vidéo de performance et la fiction, qui de fait reste le genre le moins convoqué dans ces films bien qu’il semble en être l’apanage principal, du fait que les acteurs « jouent » des personnages, Lev Landau et ses contemporains et collègues. Le fait qu’ils n’aient rien à « jouer » de particulier en rapport avec les possibles personnalités des personnages qu’ils incarnent, et que cela ne définisse que leur place dans l’organigramme de la micro-société recréée et le nom par lequel on doit les appeler, met en tension la notion de « rôle » , d’autant plus dans une œuvre tournant autour du biopic, ne faisant correspondre ce terme qu’à son strict minimum usuel : une fonction dans un ensemble.

La superposition de cette apparence de fiction avec la nature réelle de ce qui est filmé, à savoir des discussions ou interactions plus ou moins spontanées entre les participants au projet, du moins induites de leur propre chef, génère un effet d’étrangeté fascinant. La photographie dirigée par Jürgens, produisant une qualité d’image plus proche d’un film d’auteur que d’un programme de TF1, contribue bien entendu à cette étrangeté. Les femmes et les hommes filmés jouent évidemment un grand rôle dans la singularité des films. Le dispositif du tournage leur permet d’avoir un rapport particulier à la caméra, de « jouer » au sens ludique du terme avec elle. Ils savent que les cameramen pourront surgir à tout moment dans leur quotidien, le feront de manière visible comme dans un tournage de fiction habituelle, et quand cela a bel et bien lieu, ils savent que chacun de leurs faits et gestes pourront être gardés pour l’œuvre et ont la liberté de s’amuser avec. Ils se mettent en scène eux-mêmes, ayant toujours la liberté d’interrompre la prise d’image s’ils le souhaitent. En immergeant ces acteurs non professionnels pendant un temps très long dans un quotidien uchronique, Khrzhanovsky pousse ses films dans le seuil indicible entre ce qu’on qualifie de « réel » et ce qu’on qualifie de « fiction », brouillant profondément la frontière que l’on pourrait établir entre les deux termes, allant même jusqu’à partiellement détruire cette dichotomie. Le terme de « fiction » s’émancipe ici de son boulet cloisonnant d’être rapproché du « faux », et se réaffirme ici plus que jamais comme un agencement d’éléments pour faire tenir une réalité.

DAU nous donne à voir certes des moments intenses et forts, comme des scènes d’interrogatoire, d’intimité privée ou de sexe (consenties donc, côtoyant en les dépassant allègrement les limites du porno, bien que nous ne connaissions pas le cadre de ce consentement), ressuscitant une des premières thématiques historiques et polémiques du cinéma voyeuriste, mais sublime surtout, par la large importance qu’ont ce type de scène, la discussion et l’exercice de production de pensée qui en découlent. En effet, il y a toujours de grandes chances qu’en fouillant dans les heures de rush mises à disposition, on tombe sur une discussion interminable entre deux (ou plus) protagonistes, sur des sujets aussi variés qu’ils peuvent être banals. Ces importances de la discussion et des temporalités longues se retrouvent déjà culturellement dans le cinéma russe, et elles sont maniées ici avec une radicalité débordant de nombreux cadres, dont celui de la durée même du film avec son début et sa fin, dont le système de diffusion en continu tend à faire éclater la suprématie.

Ce qui désarçonne à juste titre le spectateur occidental habitué à la poétique aristotélicienne comme registre de réception, qu’on entendra ici comme proéminence de l’identification des rôles et de la compréhension intellectuelle de l’action, c’est le fait qu’il est impossible de saisir l’ensemble de ce que peut être DAU. Non pas dans le sens que l’œuvre est si profonde que personne n’est apte à comprendre l’étendue d’un hypothétique travail virtuose de Khrzhanovsky, mais que DAU est une entreprise s’approchant de la micro-société à laquelle on est invités à venir se frotter, à entrer en contact, et si l’on en a envie, essayer d’entrer dans la danse. Toute « l’expérience » dont parle le cinéaste russe à propos de ce que vit le spectateur tient du rapport que ce dernier entretient avec l’entreprise gigantesque qu’il va rencontrer. Rencontre sur laquelle Khrzhanovsky essaie d’avoir une main à l’image de son rôle dans le tournage, composé de tentatives d’inclination, d’une autodescription de l’œuvre en cours comme étant une expérience sociale à la fois universelle, subjective et relativiste, et surtout de la conjonction entre les fantasmes qu’il projette et leur matérialisation concrète (cf l’abandon des « Dauphone » censés proposer un parcours personnalisé au spectateur dans son aventure, des « auditeurs actifs » souvent un peu perdus face à ce qu’ils doivent faire, le projet avorté de passerelle entre les deux théâtres). Des rendus bancals qu’on pourrait qualifier d’échecs, mais dont le geste de tentative et de démesure contribue tout autant à la dramaturgie de l’expérience proposée. Cette rencontre va donc de pair avec le fait qu’il est impossible de saisir le fonctionnement de cette entreprise qui se présente à nous, si tant estu qu’elle repose sur un fonctionnement cohérent. L’événement public de DAU n’est en effet que la partie émergée d’un iceberg qui se veut aussi fantasmé (toujours) qu’opaque.

En parallèle de l’entreprise de réalisation cinématographique en cours depuis 2008, DAU développe aussi un vaste réseau de rencontres et de conférences privées à travers l’Europe. Sur le même modèle que le recrutement des acteurs des films, il s’agit d’experts et de praticiens de tous horizons, de toutes nationalités, de toutes spécialités, de toutes orientations politiques. Ilya Permyakov (lui-même auteur d’une thèse sur la notion de « vérité vacillante » chez Heidegger et Celan) décrit DAU non pas comme une secte, mais comme une « cryptocommunauté », « comme pouvaient l’être l’Académie de Platon ou la cour de Rodolphe II ». Les rencontres qui ont lieu dans ce contexte sont organisées avec une rigueur précise portée à leur confidentialité et à l’anonymat de leurs participants, suivant le modèle de la Chatham House, règle anglo-saxonne permettant la création de dispositif de discussion libre et sécurisée pour les participants stipulant : « Quand une réunion, ou l’une de ses parties, se déroule sous la règle du chatham house, les participants sont libres d’utiliser les informations collectées à cette occasion, mais ils ne doivent révéler ni l’identité, ni l’affiliation des personnes à l’origine de ces informations, de même qu’ils ne doivent pas révéler l’identité des autres participants. »

Ces séminaires sont menés dans des lieux prestigieux, comme en Angleterre à la Chambre des Communes, la Royal Society ou encore les universités de Cambridge et Oxford, et réunissent des participants aussi prestigieux que polémiques sur des thèmes tout aussi sulfureux comme l’extrémisme ou la balance entre démocratie et sécurité. L’enquête du Monde indique ainsi qu’on y trouve : « d’anciens chefs d’État (Leonid Kravtchouk, président ukrainien de 1990 à 1994), des diplomates (Andreas Meyer-Landrut, deux fois ambassadeur de la RFA en URSS), des militaires de haut rang (le colonel Jack Pryor, qui dirigea la lutte contre le narcotrafic en Amérique du Sud pour l’US Army), d’ex-terroristes (le Britannique Adam Deen, djihadiste repenti), une foule d’avocats, d’universitaires, d’experts… Mais aussi plusieurs personnages de DAU, dont Vladimir Azhippo. »

Khrzhanovsky semble ainsi vouloir prolonger l’uchronie installée à Kharkiv qui permit ces moments d’intensité qui composent les films, en continuant à créer des cadres et dispositifs permettant des rencontres et échanges hors-normes qui ne pourraient avoir lieu « en temps normal ». On sait que les scientifiques du tournage ont continué leur travail de recherche à Kharkiv, ainsi qu’au Centre Pompidou, ce qui aurait donné lieu à des publications, mais il est impossible de connaître le contenu ou le sérieux scientifique des échanges de ces séminaires secrets. On pourrait postuler que leurs conclusions ne sont pas ce qui intéresse Khrzhanovsky, mais la tenue même des échanges qui y mènent.

On touche ici au cœur de la complexité publique de DAU, et peut-être à l’essence même de ce qui compose l’œuvre : un relativisme profond et constant. Tout y a sa place, des metteurs en scène internationaux aux néo-nazis moscovites, des physiciens de toute l’Europe aux chamans d’Asie centrale, des anciens agents du KGB à un ancien officier du Shin Bet, en passant par les services de renseignement israéliens. Un tel melting pot se réunissant autour d’une œuvre d’un artiste russe avec l’URSS en toile de fond ne pouvait qu’annoncer des scandales éthiques et politiques. Pour un public occidental, la posture d’un artiste convoquant tant de facteurs politiques dans une vaste expérience où la morale et l’image publique sont au cœur même des éléments poussés à l’extrême par les différents dispositifs pose évidemment de nombreuses questions sur la responsabilité individuelle et publique d’un artiste vis-à-vis de son œuvre. De vastes questionnements éthiques, philosophiques et artistiques qu’il ne s’agira pas de résoudre ici, mais dont nous pouvons isoler une des composantes : à qui appartient la responsabilité politique d’une œuvre ?

Agent de sécurité regardant par la fenêtre du bar « Orgy », 8 heures du matin. ©Anna Thausing

Certes, Khrzhanovsky et Phenomen Films sont à l’origine de l’ensemble de l’entreprise dont nous parlons ici et ils en sont moralement responsables. Cependant, cela engage irrémédiablement une liberté artistique dans leur processus de travail, pour laquelle signent les personnes qui y prennent part. Ces méthodes peuvent être moralement condamnables, et si abus il y a, doivent être portées devant la justice. Mais en ce qui concerne l’exploitation parisienne de DAU, des acteurs non négligeables entrent en compte et sont ceux qui permettent ou non à l’événement d’avoir lieu, à savoir les institutions publiques qui l’accueillent et/ou le soutiennent. C’est ainsi que des questions se posent sur la responsabilité de ces institutions, et plus précisément sur comment leur parrainage a pu être obtenu. En effet, pour ce qui est de Berlin, l’annulation de la tenue de DAU dans la capitale allemande a certes eu lieu suite au scandale du projet de reconstituer une partie du mur de Berlin, mais surtout du côté des pouvoirs publics en raison de l’opacité financière et administrative de l’événement. A Paris, l’organisation ne s’est pas plus éclaircie, mais a tout de même été autorisée et encouragée par la Mairie de Paris et son adjoint à la culture Christophe Girard. Cela pose de sérieuses questions sur le fonctionnement de la Mairie de Paris quant aux projets culturels qu’elle soutient et fait accueillir, et à la vigilance qu’elle peut avoir quant à leur réalisation. Des employés de l’événement parisien n’ont par exemple toujours pas été payés à la mi-mars, soit un mois après la fin de l’événement. Si le fait que le Centre Pompidou soit entré dans le projet par l’intermédiaire de Caroline Bourgeois, conseillère de la Fondation Pinault, montre que la réalisation du projet parisien est principalement le fruit d’un vaste travail de réseau – soit, les affinités électives propres aux milieux professionnels artistiques rendent irrémédiable ce ressort de production –, ce fonctionnement aurait pu avoir des conséquences bien plus graves que de soulever une énième fois les accointances de salon entre l’industrie culturelle privée et les restes malmenés, floués et complices des services publics de la Culture parisiens.

Christophe GIRARD, adjoint au Maire de Paris chargé de la culture. ©Yann Caradec

On sait en effet que l’ouverture initiale de DAU a été interdite par la Préfecture de Paris suite à une inspection d’hygiène et de sécurité. La situation bloque quelques jours pour finalement aboutir à l’obtention de cette autorisation et l’ouverture publique de l’événement. Le temps de mettre l’installation aux normes ? Visiblement pas selon un employé de l’agence de sécurité chargée de couvrir l’événement, qui soulignait entre autres l’absence visible par tous d’extincteurs dans l’ensemble des espaces ouverts au public ainsi qu’un départ de feu qui mis du temps à être maîtrisé devant l’un des théâtres suite à une cigarette jetée d’un balcon. On peut donc aisément conclure que ces jours de délai ont plus servi à passer des coups de téléphone qu’à trouver où placer les sécurités anti-incendie dans les bâtiments. La question se pose alors de savoir qui a permis qu’au final l’autorité préfectorale autorise la tenue d’un événement ne respectant pas les normes essentielles de sécurité.

Dépassant DAU, les conditions de réalisation de cet événement sont un synonyme assez inquiétant de l’état des politiques culturelles publiques de la capitale qui tendraient plus à se laisser séduire aveuglément par les jeux d’influence propres au marché de l’art qu’à la rigueur quant au bon déroulement, au sérieux et à la qualité des projets qu’ils soutiennent. DAU est significatif de ces événements culturels privés autorisés à prendre place dans des institutions publiques et à y faire ce qu’ils y veulent, jusqu’à piétiner la législation française pendant que leurs tutelles regardent ailleurs. Cette mise à disposition des infrastructures publiques, devant initialement servir avant tout le bien commun, aux événements privés, qui de fait n’ont pour objectif que de satisfaire leurs propres envies, pose déjà un problème politique. Mais n’y accorder aucune vigilance et y laisser s’y pratiquer diverses entorses au droit du travail et à la sécurité publique, alors que le rôle même de ces tutelles publiques est de pouvoir faire pression pour que ce genre de choses n’arrive pas est significatif d’un palier supplémentaire franchi dans le désengagement des pouvoirs publics dans la Culture au profit du bon vouloir des organismes privés en les laissant clairement n’avoir de comptes à rendre à personne. Une position que la Mairie de Paris semble adopter de plus en plus, tombant volontairement ou non dans le piège des fondations privées de milliardaires se voulant philanthropes.

DAU aura ainsi été, et est toujours, un projet-fantasme : celui de l’artiste n’ayant aucune limite de moyen. Cherchant toujours à dépasser les cadres qu’il s’installe lui-même, il prend la forme d’un vaste caprice aussi insupportable qu’intriguant. Scandaleux, il révèle les caractéristiques d’un présent culturel et politique. Un présent où la communauté commence enfin à ne plus tolérer que l’art se permette tous les vices et toutes les perversions intimes pour s’accomplir, une révolution ayant encore du mal à s’enflammer dans tous les domaines comme on peut le voir dans celui de la danse avec les scandales touchant Jan Fabre2 et d’autres chorégraphes sous le thème explicite « Pas de sexe, pas de solo ». Un présent en soif d’autres temporalités où les facteurs de rendement, de connexion et de maîtrise sur ce qui se passe sont mis de côté pour permettre à d’autres choses de surgir. Un présent aux allures nihilistes aussi, où parfois plus rien n’a grande importance. Un présent crépusculaire où les acteurs politiques hagards ne savent répondre aux nécessités de leurs responsabilités au cœur du combat constant entre l’argent privé et le bien commun. Et enfin, surtout, un présent aux individus en quête d’autres réalités et d’autres fictions.

1. CORLIN, Thomas, « DAU, la grande esbroufe », in Mouvement, n°100, avril-mai 2019

2. POIRÉ, Léa, JEAN-CALMETTES, Aïnhoa, DE LOGIVIÈRE, Jean-Roch, « Harcèlement dans la danse » in Mouvement n°100, mars-avril 2019

L’amour capitaliste de l’art

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“Promessus” de Paul Döpfner, Galerie Tanja Wagner, Berlin, 2010

L’art contemporain, surtout s’il est abstrait, suscite beaucoup d’engouement et d’interrogations ; en témoigne par exemple la récente polémique autour d’une installation de Jeff Koons à Paris qui devait symboliser les attentats atroces de novembre 2015. L’art a toujours consisté en une rupture avec ce qui se faisait avant ; et après avoir transgressé chaque norme, en promouvant le fait de ne pas en avoir, l’art contemporain a opéré plus qu’une scission avec le passé, ne se revendiquant même pas du présent, il se réclame du futur. Cet art souhaite toucher à l’universel et au populaire à la fois. Tout le monde consomme de l’art contemporain, et Warhol le premier, a déchu — ou hissé, ça dépend du point de vue — manifestement l’art au rang de produit commercial. Aussi peut-on se demander si, devenu un produit commercial, l’art contemporain peut aussi faire l’objet d’une financiarisation. Comment expliquer que l’art, censé jusqu’ici être inaccessible au monde capitaliste, et par là-même en constituer une critique intrinsèque, a-t-il pu aujourd’hui devenir l’une de ses manifestations marchandes les plus visibles ?


 

L’art contemporain : entre marketing et spectacle

Deleuze, dans une interview de 1977 [1] restée célèbre, comprend que le capitalisme dans les années 1960 s’est étendu à un secteur qui lui était encore, au moins partiellement, refusé : la culture. C’est cette marchandisation qui a produit l’art contemporain : à savoir, ce qu’il reste de l’art lorsque le marché est passé par là. C’est ce que Deleuze appelle des entreprises de marketing intellectuel. Pour le comprendre, il faut savoir que cette marchandisation transforme la nature elle-même de l’œuvre. En fait, il faut que le prix fixé de l’œuvre puisse rétribuer toute la chaîne de production, en plus du créateur. Cette chaîne de fabrication, ce sont le peintre et son agent, le mécène — ou l’investisseur plutôt —, le coût matériel de production de l’œuvre, et sa diffusion. Donc quand la logique du produit n’est plus soumise à celle de l’œuvre ou pire, qu’elle la soumet tout à fait : sa condition change fondamentalement. Si on pousse cette logique, l’œuvre devient moins importante que l’artiste. Et l’artiste produit des œuvres non plus pour l’art, mais pour lui-même. En témoigne par exemple, les films du journaliste Hans Namuth qui immortalisèrent l’immense (sic) Jackson Pollock faire gicler sa peinture sur sa toile à même le sol. Pour la première fois, on montre un artiste en train de travailler. En fait, plus qu’un reportage, on commence à faire la promotion de l’objet-art par son artiste. Jackson Pollock, plus que ses œuvres, devient le produit. On n’achète plus son Number 5 parce que c’est beau, puissant. Non, on achète parce que c’est du Pollock ! Et c’est cette logique qui bouleversa l’art.

« Les médias transforment la production culturelle en une fonction de divertissement. Et le divertissement, comme tout le monde sait, est un moyen bien connu du capitalisme pour vendre du temps perdu, et surtout celui qui n’est pas utilisé pour travailler. »

Il nous faut aussi évoquer le circuit médiatique. En prenant l’exemple du livre, Deleuze écrit : « il faut qu’on parle d’un livre et qu’on en fasse parler, plus que le livre lui-même ne parle et n’a à dire ». Plus simplement, l’œuvre s’absente pour laisser place à l’artiste. En plus du marketing qui accompagne le produit marchand qu’est devenu l’œuvre d’art, il faut tout un rituel que l’on qualifie de spectacle. Guy Debord, dans son ouvrage La société du spectacle, surtout dans le chapitre 2 « La marchandise comme spectacle », pense que la société capitaliste, dans la mesure où elle transforme toute valeur artistique en valeur marchande, en produit un double. Et le rôle des médias devient important, puisque ceux-ci substituent la logique de l’œuvre à celle du produit. Et si Debord en a le pressentiment, Deleuze prolonge sa pensée. Le rapport de pouvoir entre l’artiste et le journaliste s’est renversé. C’est le journaliste qui a le pouvoir d’inviter sur les plateaux télé, de consacrer un artiste, en somme : « de créer l’événement » écrit Deleuze. Les médias transforment la production culturelle en une fonction de divertissement. Et le divertissement, comme tout le monde sait, est un moyen bien connu du capitalisme pour vendre du temps perdu, et surtout celui qui n’est pas utilisé pour travailler.

L’oeuvre d’art : un actif financier ?

Il convient d’insister sur une différence fondamentale qui existe entre les œuvres contemporaines et les œuvres d’art antérieures : c’est la rareté. En effet, il n’y a qu’un nombre défini de Vermeer ou de Raphaël et la rareté de ces œuvres les rend trop chères. Seuls des musées, des États ou des holdings privées très puissantes et riches peuvent se permettre leur acquisition. En revanche, si l’on garde le cas de Jackson Pollock, il fut d’une extraordinaire productivité : pas moins de 700 œuvres. Sa non-rareté rend donc l’objet plus abordable. Ensuite, comme pour tous les actifs financiers, il faut des institutions qui puissent garantir la valeur du produit. C’est donc l’affaire des ministères de la culture, et plus généralement de l’État, des collectionneurs privés… Cette pratique fut des plus manifestes lors de la fondation du Congrès pour la Culture (CLC) soutenu par la CIA, dans l’objectif d’une guerre culturelle contre le Bloc de l’Est durant la Guerre froide. La CIA a injecté énormément d’argent pour soutenir les artistes [2]. Évidemment, on compte parmi eux Jackson Pollock. Le CLC et la CIA eurent une influence non-négligeable sur la production de normes dans les mondes artistiques européens. Inquiets de l’influence des intellectuels communistes, ils ont entrepris la promotion d’un art individualiste et nouveau capable de contrecarrer l’influence de ces derniers.

Maintenant qu’un certain art devient abordable avec l’abaissement des coûts dus aux nouveaux facteurs de production et de diffusion [3], cela rend accessible ce consumérisme bohême et ce, même aux groupes intellectuels qui étaient réticents à la consommation et à une vie confortable. En bref, les intellectuels jadis maoïstes de mai 68, ont maintenant les moyens d’acheter du contemporain, et ils en sont contents.

Notons aussi l’aspect socio-économique de l’art contemporain. La grande prolixité de ces œuvres relève d’un rêve capitaliste bien ancien : créer de la valeur sans créer de richesse. Et l’art contemporain constitue, en cela, un moyen exceptionnel. Des artistes tels que Marcel Duchamp, connu pour sa Fontaine, fondèrent le mouvement du ready-made. C’est le fait de créer un objet rapidement à partir d’autres préexistants. Donnez à Duchamp un tabouret et une roue de bicyclette, il en fait de l’art qui chiffre à quelques millions. Lui-même se demandait dans son carnet : « Est-il possible de faire une œuvre qui ne soit pas art ? » Le surréaliste mondialement connu en était conscient. En précurseur de la destruction de l’art que Marcel Duchamp était, et aussi révolutionnaire que cela pût l’être à l’époque, il aura, malgré lui, enclenché une dynamique que le capitalisme culturel aura su faire sienne.

« Il existe encore des artistes qui s’efforcent de produire de l’art, sans pour autant que cela ait une valeur économique. »

Et après le vaste mouvement, entrepris par Baudelaire en littérature, sur la laideur comme esthétique, puis celui du déconstructivisme architectural, influencé par Jacques Derrida, l’art contemporain a œuvré, dans une certaine mesure, à sa propre destruction. Alors, on peut se demander, d’une manière très nietzschéenne, si l’art est mort. Non, pas pour autant. Il existe encore des artistes qui s’efforcent de produire de l’art, sans pour autant que cela ait une valeur économique. Le véritable rôle des mécènes est de soutenir la création artistique, et en général, ils perdent de l’argent. Mais on m’objectera que les grands patrons Pinault et Arnault, avec leur fondation LVMH, sont des mécènes. À dire vrai, il s’agit pour eux plutôt d’une défiscalisation — car l’art n’est pas imposable [4] — et d’un patrimoine, que d’un véritable et indéfectible soutien, d’un amour pour l’art. En 2017, Christie’s France, qui appartient au groupe Pinault, a vu son chiffre d’affaires augmenter de 40% par rapport à 2016. [5]

L’illusion contemporaine

Mais pourquoi, si la majorité de l’art contemporain est du vent, les gens continuent-ils d’en consommer et quand ont-ils commencé à en consommer ? Dans son livre, Comment New York vola l’idée de l’art moderne. Expressionnisme abstrait, liberté et Guerre froide, Serge Guibault pense que la popularité de l’art contemporain peut s’expliquer par différents facteurs. D’abord, la période correspond au maccarthysme durant laquelle de nombreux artistes américains socialistes et communistes laissèrent le champ libre. C’est aussi l’émergence d’une nouvelle classe riche qui était prête à investir dans un nouvel art qui lui correspondrait. Enfin, le néo-libéralisme américain, encore jeune, s’identifiait à cet art, qui exprimait autant l’individualisme que le risque. En élément de réponses pour savoir pourquoi il y a consommation, la première raison, on l’a évoquée, provient de la garantie de valeur donnée par les institutions culturelles importantes. On dit absolument partout, arguments théoriques (sic) de grands historiens de l’art  à l’appui, que Jeff Koons et Jackson Pollock sont des génies : quelle compétence avons-nous, en tant que néophytes, pour déceler cette duperie ? Aucune. Il est plus facile d’être artiste que spectateur, dans l’art contemporain. On se trouve devant une œuvre sans la comprendre et on en recherche le sens sans le trouver. [6].

La critique du capitalisme, intrinsèque et originelle, de l’œuvre d’art contemporain, surtout contenue dans l’abstraction, s’est aujourd’hui retournée. Ou plutôt, a été retournée. Elle fait aujourd’hui partie intégrante d’une dynamique marchande tentaculaire qui ingurgite toute critique pour mieux se renforcer. En laissant de côté les Picasso, Soulages, Giacometti, et d’autres, on ne peut que se rendre à l’évidence qu’une partie de l’art contemporain a été pervertie par le capitalisme.

Déjà en 1848, Marx et Engels prophétisaient ceci : « La bourgeoisie a dépouillé de leur auréole toutes les activités qui passaient jusque-là pour vénérables et qu’on considérait avec un saint respect. Le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, le savant, elle en a fait des salariés à ses gages. » [7]


Notes de bas-de-page :

[1] Frances Stonor Sander, Qui mène la danse ? La CIA et la Guerre froide culturelle, Denoël, 2003

[2] Gilles Deleuze, À propos des nouveaux philosophes et d’un problème plus général, Minuit, 1977, 24 mai 1977

[3] Voir à ce sujet la manière dont la critique artiste est récupérée par le capitalisme in Boltanski et Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1995

[4] cf. Loi n° 2003-709 du 1er août 2003 relative au mécénat. Il s’agit d’une décision qui profite plus aux investisseurs qu’aux mécènes qui a vu le jour lorsque Laurent Fabius était à l’économie, en 2002.

[5] http://www.huffingtonpost.fr/jerome-stern/les-chiffres-vertigineux-du-marche-de-lart-en-2017_a_23317931/

[6] voir à ce sujet la chronique de Raphaël Enthoven, « L’art contemporain est-il élitiste ? » : https://www.lexpress.fr/actualite/societe/l-art-comptant-pour-rien_825001.html

[7] Engels et Marx, Le manifeste du parti communiste, 1848, édition en ligne, UQCA, p. 9, souligné par moi.

Crédit image : 

“Promessus” de Paul Döpfner, Galerie Tanja Wagner, Berlin, 2010 : http://www.metamodernism.com/wp-content/uploads/2015/01/paula_doepfner_promessus1.jpg