« Si Assange est extradé, il sera coupable avant même d’avoir été jugé » – Stella Assange

Assange extradition - Le Vent Se Lève
© Joseph Édouard pour LVSL

Un bref répit pour Julian Assange ? Le journaliste australien est autorisé à faire appel de son extradition vers les États-Unis par la Haute cour de Londres. Mais le jugement final n’est pas de nature à rassurer son équipe juridique. Sur les neuf motifs présentés contre son extradition, seuls trois ont été retenus. La cour demande des « assurances » aux États-Unis, notamment la garantie qu’il échappera à la peine capitale – si elles sont fournies, Assange pourrait être extradé dans trois semaines. En outre, elle écarte les projets d’assassinat et de kidnapping élaborés par la CIA à son encontre comme des pièces non pertinentes au dossier (sous le prétexte que s’il était extradé, ces risques disparaîtraient). Si l’extradition de Julian Assange devait aboutir, il serait privé de tout moyen de défense. Sous la coupe de l’espionage act, il encourt 175 ans de prison ; comme il n’est pas citoyen américain, il ne bénéficie pas même de la mince protection qu’offre le premier amendement de la Constitution.

Nous retranscrivons ici l’intervention de Stella Assange, avocate et compagne de Julian Assange, lors d’une conférence en juin 2021 à l’Université Paris 2, à l’invitation de plusieurs associations. Elle appelle le gouvernement français à soutenir la libération d’Assange, au nom des services que lui a rendu Wikileaks – qui a notamment révélé les pratiques d’espionnage des agences américaines en France. Cette conférence s’est déroulée en compagnie d’Antoine Vey, avocat de Wikileaks, et a été modérée par Vincent Ortiz, rédacteur en chef adjoint du Vent Se Lève.

La cour en charge du cas Assange aux États-Unis est localisée dans la ville d’Alexandria en Virginie. Pourquoi à Alexandria ? Parce que toutes les agences de renseignement y ont leur quartier général. Cette cour se trouve à moins de 30 kilomètres du quartier général de la CIA. C’est essentiellement une cour de sécurité nationale. Aucune personne accusée d’avoir violé la sécurité nationale du pays n’y a jamais gagné un seul procès.

Un procès dont l’issue est connue d’avance

Accusé au nom de l’espionage act, qui a une portée très large, Julian Assange n’aurait aucun moyen de se défendre [ndlr : voté en 1917, l’espionage act avait pour but de combattre les opposants à la politique étrangère des États-Unis, dans un contexte de guerre. Sa compatibilité avec le premier amendement a fait l’objet de nombreux débats]. Il ne pourrait parler ni des motifs de publication des documents, ni de leur contenu. Tous ces arguments seraient hors de propos : on a affaire à une infraction de responsabilité absolue. « Avez-vous reçu ces documents ? Oui. Possédez-vous ces documents ? Oui. Avez-vous publié ces documents ? Oui » : avec l’espionage act, il est coupable avant même d’avoir été jugé. Et il risque une peine de 175 ans de prison.

Pour couronner le tout, du fait qu’il ne soit pas Américain, Julian Assange ne serait pas protégé par le premier amendement – que l’espionage act rend de toutes manières caduc. Il ne pourrait pas l’invoquer en sa faveur. Aucune personne non-Américaine extradée aux États-Unis ne possède de droits relatifs à la liberté de la presse s’il tombe sous le coup de l’espionage act. Comment organiserions-nous sa défense s’il était extradé ? Je n’en sais rien. Il n’y aurait aucune défense à monter.

L’affaire Assange crée un précédent

La persécution d’Assange menace la pérennité d’un ordre mondial basé sur le droit international. Le rapporteur spécial des Nations-Unies sur la torture, Nills Melzer, a été très clair. Il a mené une enquête et a conclu au fait qu’Assange a été confronté à de la torture psychologique. Le groupe de travail de l’ONU sur les détentions arbitraires a rendu un rapport en 2016 concluant au fait que Julian Assange était illégalement détenu dans l’ambassade d’Équateur. De nombreuses autres personnalités de l’ONU ont rendu des conclusions similaires et appelé à la fin de sa persécution.

© Anastasia Léauté

Que les États-Unis et le Royaume-Uni montrent un tel mépris pour les Nations-Unies menace l’intégrité d’un système international basé sur les Droits de l’homme.

Observez ce qui s’est produit en Biélorussie [ndlr : en mai 2021, un avion était détourné sur ordre du gouvernement d’Alexandre Loukachenko, visant à l’arrestation d’un opposant biélorusse]. C’est la conséquence lointaine d’une fracturation de l’ordre internationale à laquelle ont contribué les États-Unis. En 2013, ils avaient ordonné l’interception de l’avion d’Evo Morales, président bolivien [ndlr : voyageant de Russie vers la Bolivie, l’ex-président Evo Morales s’était vu refuser une escale en France, en Italie ou en Espagne. Une rumeur voulait qu’Edward Snowden ait été à bord de son avion, et accepter qu’il fasse escale dans ces pays aurait été un signe de défiance à l’égard des États-Unis]. Ce faisant, ils ont institué une norme qui est à présent prise pour référence par d’autres.

De même, l’affaire Assange crée un précédent. Observez la manière dont le premier ministre chinois et le président d’Azerbaïdjan utilisent ce cas pour justifier leur violation des droits de l’homme – puisque le monde entier les viole, pourquoi se priver ? [ndlr : dans une interview avec une journaliste britannique devenue virale, le président azéri avait répondu à une question concernant la liberté d’expression dans son pays en évoquant l’affaire Assange]. Les gouvernements non-occidentaux voient dans le cas Assange un blanc-seing pour justifier leurs pratiques répressives à l’égard des journalistes.

Le système américain offre des garanties particulièrement fortes concernant la liberté de la presse en comparaison du reste du monde. Le premier amendement est l’équivalent d’un étalon-or pour la liberté de la presse et d’expression. Avec cette mise en accusation, le premier amendement serait mis en danger. Cela aurait un impact profond sur la culture politique des États-Unis et du monde occidental – si une telle chose se produit aux États-Unis, d’autres suivront.

Un journaliste face au durcissement de l’administration américaine

Julian Assange est persécuté parce qu’il a dénoncé des crimes. Il ne faut pas avoir peur de parler de persécution politique. Si vous enleviez les drapeaux des pays concernés, que vous transposiez le cas Assange dans d’autres pays, tout le monde emploierait ces mots : prisonnier d’opinion, prisonnier politique, prisonnier pour avoir dénoncé des crimes d‘État, etc.

Revenons sur le contexte de sa mise en accusation.

Les États-Unis ont lancé une enquête sur Julian Assange en 2010, suite aux publications de Wikileaks relatifs aux États-Unis. Il faut rappeler leur nature : ces documents concernent la guerre en Irak, la guerre en Afghanistan, ou le fonctionnement de Guantanamo. D’autres révèlent le contenu des câbles du Département d’État. D’autres encore concernent les règles d’engagement, c’est-à-dire relatives à l’emploi de la force armée dans des théâtres de guerre. Ces documents sont la preuve vivante de crimes commis par l’armée américaine.

L’administration Obama a enquêté : un grand jury a été formé, une équipe d’investigation a été mise en place, ainsi qu’une task force dédiée à Wikileaks constituée de centaines de personnes. Après la mise en accusation de Chelsea Manning, condamnée à 39 ans de prison pour avoir été la source de Wikileaks, l’administration Obama, ayant examiné le résultat de ses enquêtes, en a conclu qu’Assange agissait de manière totalement conforme à n’importe quel acteur journalistique. C’est la raison pour laquelle ils ont laissé tomber l’accusation : aucune charge concluante ne pouvait être soulevée contre lui.

© Anastasia Léauté

Que s’est-il passé sous l’administration Trump ? Des relations hostiles se sont développées entre la presse et l’administration Trump. Celle-ci voyait dans l’arme judiciaire le moyen de limiter le pouvoir de la presse. Dans le même temps, Wikileaks publiait Bolt 7,des documents secrets à propos de la CIA, qui constituent la plus grande fuite de l’histoire de l’institution. Alors que Trump entrait dans le bureau ovale, Mike Pompeo était nommé directeur de la CIA. Il a prononcé un discours annonçant qu’il allait réduire Wikileaks au silence. Mike Pompeo est par la suite devenu secrétaire d’État, tandis que le Département de la justice subissait l’influence de la CIA et de la Maison blanche. Il a été l’objet de pressions visant à aboutir à la mise en accusation de Wikileaks. Voilà la signification de cette mise en accusation.

L’État américain, prisonnier de ses agences de renseignement ?

Joe Biden fait face à un choix politique. Aucun État n’est monolithique. Il y a des contradictions au sein même de l’État américain, de ses ministères, de ses agences. Lorsqu’Assange a été mis en accusation, plusieurs procureurs du Department of Justice ont demandé à être relevés de leurs fonctions parce qu’ils ne l’approuvaient pas. Des acteurs clefs au sein de l’État américain se sont opposés et s’opposent à la mise en accusation d’Assange. Certains le font au nom de motifs politiques. D’autres – ce fut le cas de Barack Obama – sont effrayés par les conséquences à long terme que pourrait avoir la mise en accusation d’Assange. D’autres enfin, au sein du secteur de l’espionnage et de la sécurité nationale, sont au contraire farouchement en faveur de son incarcération – en partie parce que Julian Assange a dénoncé les méthodes de la CIA et des agences de renseignement.

Rappelez-vous des révélations récentes, selon lesquelles les services secrets du Danemark coopéraient avec la CIA pour espionner les chefs d’État européens… et même leur propre gouvernement ! Elles disent assez du pouvoir de ces agences. Souvenez-vous des révélations de Wikileaks, qui nous ont appris que la NSA espionnait directement espionné Nicolas Sarkozy, Jacques Chirac et François Hollande. À l’époque, les États-Unis se sont excusés auprès de François Hollande et ont promis de ne pas recommencer… Mais en 2017, Wikileaks a publié de nouveaux documents, établissant que la CIA avait infiltré les principaux partis politiques français – pas seulement à l’aide de piratages, mais avec des agents humains. Des espions américains ont littéralement infiltré les partis politiques français. Avec de telles révélations, ces agences ne peuvent qu’être hostiles à Wikileaks. Bien sûr, l’État américain n’est pas seulement constitué de ces agences. Les valeurs démocratiques et l’idéal de séparation des pouvoirs sont également des valeurs profondément ancrées. Aujourd’hui, cependant, les agences de renseignement ont la main haute. Elles sont parvenues à instrumentaliser et à politiser la loi afin de persécuter un journaliste qui a mis à nu leurs pratiques.

« C’est à Paris que Julian Assange a fondé Wikileaks ; la France doit agir pour sa libération »

La solution la plus optimiste que l’on pourrait envisager serait un abandon pur et simple des poursuites sur ordre de Joe Biden. Ce n’est pas impensable, car il y a un immense mouvement de pression aux États-Unis au sein des organisations journalistiques et de défense des Droits de l’homme. Ce serait un retour à la politique d’Obama, visant à ne pas criminaliser les journalistes et le journalisme.

La France pourrait agir. Elle pourrait faire quelque chose de très simple – et aucun cas suffisante, mais immédiatement réalisable – : envoyer des observateurs internationaux aux audiences du procès d’extradition. L’Allemagne le fait, ainsi que le Parlement européen. Envoyer des observateurs internationaux enverrait un signal aux États-Unis et au Royaume-Uni.

L’affaire Assange concerne la liberté de la presse et le droit de savoir du public. En France, elle concerne les droits de l’homme, la démocratie et la souveraineté. Julian Assange a vécu en France pendant trois ans. C’est dans ce pays qu’il a fondé Wikileaks. La France, pays leader en Europe, devrait agir en activant tous les leviers possibles pour la libération de Julian Assange.

Baltasar Garzón : « Le lawfare est la dégénérescence du droit en tant qu’outil de pacification »

Baltasar Garzón - Le Vent Se Lève

On ne compte plus les affaires délicates traitées par le juge espagnol Baltasar Garzón, des enquêtes sur les victimes de la dictature militaire argentine au mandat d’arrêt émis contre Augusto Pinochet, en passant par la coordination de la défense de Julian Assange. Plus récemment, ce défenseur du pouvoir judiciaire s’est montré critique de son instrumentalisation à des fins politiques, et s’est investi dans la dénonciation du lawfare – contraction de legal warfare (« guerre légale »), un terme employé pour critiquer la collusion entre le pouvoir judiciaire et certains secteurs élitaires. Il a intégré le CLAJUD, organe du Grupo de Puebla (plateforme de la gauche latino-américaine) dédié à la lutte contre « l’utilisation de la justice comme arme de guerre politique ». C’est dans ce cadre que nous l’avons rencontré.

LVSL – Vous êtes investi dans la défense de Julian Assange. Quelle analyse faites-vous de sa situation actuelle – d’un point de vue juridique, a-t-il encore une chance de ne pas être extradé vers les États-Unis ?

Baltasar Garzón – Le cas Julian Assange est très clair d’un point de vue juridique. Il s’agit d’une persécution politique, motivée par le fait qu’il est journaliste, qu’il accomplit les devoirs que tout journaliste devrait s’imposer à lui-même – fournir des informations véridiques et les diffuser. En l’occurrence, il a permis de dévoiler des actes très graves et délictueux commis par les États-Unis. Ces délits sont le fait des agences de renseignement et de l’armée américaine dans des zones de conflit, en Irak et en Afghanistan, ainsi que de certaines sociétés multinationales, coupables de pratiques de corruption. C’est la raison pour laquelle on le persécute.

Les États-Unis appliquent à Julian Assange leur « loi sur l’espionnage » (Espionnage Act), lui qui n’est ni un espion, ni un citoyen des États-Unis, ni même quelqu’un qui aurait déjà foulé le sol des États-Unis ! Cette application extraterritoriale viole chacun des droits fondamentaux à un procès équitable. C’est la situation dans laquelle nous nous trouvons, et face à laquelle les autorités judiciaires britanniques ont inexplicablement donné leur aval à l’extradition ! Nous sommes encore dans une phase où il faut se prononcer sur le fond de l’affaire, qui curieusement n’a pas été abordé. L’atteinte à la liberté d’expression, la persécution politique, la disproportion d’une peine pouvant aller jusqu’à 175 ans de prison, entre autres éléments essentiels, restent à évaluer.

Si ce n’est pas le cas, nous devrons alors recourir aux instances internationales qui pourraient mettre en évidence que c’est le droit à l’information la liberté d’expression qui sont en jeu. Cela devrait motiver chacun d’entre nous et les journalistes du monde entier, car c’est le fondement même de la démocratie qui est en jeu. Ne pas le voir ainsi est très grave.

LVSL – La défense de Julian Assange vous a attiré des critiques. Lorsque vous étiez en mission auprès de l’OEA (l’Organisation des États américains est une organisation régionale regroupant l’ensemble des États du continent américain ; Baltasar Garzón y a officié comme conseiller pour les droits de l’homme auprès de l’antenne colombienne en 2012, ndlr), certains de ses représentants vous ont reproché votre manque de manquer à votre devoir de neutralité. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur cette organisation régionale, accusée par la gauche latino-américaine d’être soumise à l’agenda géopolitique des États-Unis ?

BG – De toute évidence, l’une des causes fondamentales du dysfonctionnement de l’OEA réside dans le contrôle financier et politique exercé par les États-Unis sur cette institution. Depuis sa création en 1948, il s’est trouvé plusieurs secrétaires généraux pour exprimer une opposition à ce contrôle : entre 50 et 60 % du budget est fourni par les États-Unis ! Curieusement, ceux-ci n’ont pas signé la Charte de San José, au fondement du Système interaméricain des droits de l’homme [l’OEA est responsable de son application NDLR]. Ils ne respectent ni n’acceptent les décisions de cet organisme.

« Le lawfare vise à protéger certaines élites économiques hégémoniques contre les gouvernements populaires qui défendent un modèle légitime. »

Par conséquent, au lieu de contribuer à une intégration équitable des différents pays d’Amérique latine, cela génère précisément le contraire. On peut voir une manifestation tangible de cette pente dans l’action de l’actuel secrétaire général, Luis Almagro, qui se caractérise par le non-respect des règles de l’institution elle-même, qui exigent impartialité, indépendance et non-subordination aux directives de l’un des pays en particulier. Ceux qui suivent de près les actions de Luis Almagro se rendront compte que c’est tout le contraire qui a cours (Luis Almagro a notamment été critiqué pour avoir avalisé la thèse d’une fraude électorale en Bolivie en novembre 2019, justifiant ainsi le coup d’État qui a renversé Evo Morales, ou sa défense d’une opération de regime change contre le gouvernement vénézuélien de Nicolas Maduro, ndlr).

Cela contribue à ce que les pays latino-américains ne se sentent pas représentés au sein d’une organisation qui, initialement, avait des objectifs louables, mais qui empêche à présent l’émergence d’une structure latino-américaine de défense des droits de l’homme, d’intégration et de dialogue entre ces différents pays. Je pense que l’OEA est en crise et qu’elle doit se renouveler complètement, ou disparaître – plus tôt que tard.

LVSL – Pensez-vous que c’est le caractère panaméricain de l’OEA qui est en cause, et qu’un cadre proprement latino-américain devrait être privilégié ?

BG – Je crois aux espaces juridiques communs en Europe. L’Union européenne se développe dans l’égalité de ses membres, malgré toutes ses difficultés, qui sont nombreuses. L’espace juridique unique a été un succès, une avancée qui facilite la coopération entre les systèmes judiciaires des différents États-membres.

De toute évidence, il existe des mécanismes en Amérique latine qui vont dans ce sens, et je pense qu’il est temps de les activer pour parvenir à cet espace juridique unique qui valorise, dans l’égalité entre les différents États, l’histoire de l’Amérique latine – une histoire marquée par l’horizon d’une grande patrie (patria grande est le terme employé par la gauche latino-américaine en référence à Simon Bolivar, qui souhaitait unir les différents pays latino-américains contre l’envahisseur espagnol ; aujourd’hui, il est davantage mobilisé contre les États-Unis, ndlr), qu’il est nécessaire de retrouver dans les plans de coopération et de coordination qui sont ébauchés ici et là.

LVSL – Durant votre carrière, vous avez utilisé le droit comme un outil pour défendre les droits de l’homme. Vous avez récemment rejoint le CLAJUD, organisme dédié à la lutte contre le lawfare, soit l’instrumentalisation politique du droit. Comment analysez-vous cette extension de la sphère judiciaire dans le politique que constitue le lawfare ?

LVSL – C’est la dégénérescence du droit en tant qu’outil de pacification et de protection des droits. Le lawfare, c’est précisément l’utilisation sournoise du droit comme arme de pression politique pour limiter l’action de l’opposant, que l’on ne peut vaincre par le débat et la confrontation dialectique, et contre lequel il faut faire appel au pouvoir judiciaire. Certains, au sein de ce pouvoir, acceptent de jouer un rôle pour interférer dans des processus démocratiques, qui est étranger au fonctionnement ordinaire du pouvoir judiciaire.

Je ne dis pas que l’impunité doit prévaloir. Bien évidemment, tout dirigeant politique, juge, journaliste ou toute personne qui commet un acte criminel doit faire l’objet d’une enquête, avec toutes les armes du droit. Et s’il est coupable, il doit en assumer les conséquences. Mais ce n’est pas de cela dont nous parlons. Nous parlons précisément du contraire : l’instrumentalisation du droit à des fins différentes de celles que le droit devrait régir – à savoir la pacification et la défense des droits des citoyens. Le lawfare vise à protéger certaines élites économiques hégémoniques contre les gouvernements populaires qui défendent un modèle légitime. Celui-ci ne devrait pas être attaqué du point de vue judiciaire, et il l’est parfois – au point que le pouvoir judiciaire peut se muer en un parti judiciaire aux mains de certains juges ou procureurs qui l’utilisent avec une visée politique.

SERGE HALIMI : LA LÂCHETÉ DES JOURNALISTES FACE À LA PERSÉCUTION D’ASSANGE

© LHB pour LVSL

Les journalistes défendent-ils une liberté d’expression à géométrie variable ? Pour Serge Halimi, la corporation journalistique rechigne à apporter un véritable soutien à Julian Assange, enfermé depuis quatre ans dans la prison de haute sécurité de Belmarsh. Si d’ordinaire elle s’enflamme pour dénoncer les atteintes à la liberté de la presse, son indignation s’arrête aux frontières du pouvoir géopolitique américain. Le 31 mai 2023 à Paris, Le Vent Se Lève et le Comité de soutien Assange organisaient une conférence intitulée « Julian Assange : la mauvaise conscience de l’Occident ». Y sont intervenus Stella Assange, épouse et ancienne avocate de Julian Assange, Rony Brauman, médecin humanitaire et ex-président de Médecins sans frontières, Arnaud Le Gall, député LFI-Nupes spécialiste des questions internationales, Serge Halimi, journaliste au Monde diplomatique, et Cédric Villani, mathématicien et ancien député.

Quand Assange était espionné par une société de sécurité privée

Parmi la nébuleuse d’acteurs qui ont contribué à la répression de Wikileaks et à la surveillance de Julian Assange, on trouve UC Global. Cette société de sécurité privée avait à été mandatée pour veiller sur la sécurité d’Assange – et du personnel de l’ambassade d’Équateur à Londres, où il avait trouvé refuge. Elle s’est rapidement retournée contre lui. On sait aujourd’hui qu’elle a pratiqué un espionnage systématique des moindres faits et gestes de Julian Assange, jusque dans son intimité. A-t-elle collaboré avec la CIA ? Nils Melzer, rapporteur spécial des Nations unies sur la torture, revient ici sur le rôle d’UC Global. Il rappelle que les pratiques de cette entreprise relèvent d’une forme de torture psychologique.

Déjà en 2017, les mesures de surveillance à l’intérieur de l’ambassade sont renforcées. La salle de contrôle de l’entrée, où se trouvent le personnel de sécurité et les écrans de surveillance, disparaît derrière une vitre sans tain. Pour Assange et ses visiteurs, il n’est plus possible de voir si et par qui ils sont observés. Les caméras existantes à l’intérieur de l’ambassade sont remplacées par des modèles plus récents, à haute résolution. Officiellement, elles n’enregistrent pas les sons. Officiellement, les pièces privées d’Assange sont également exemptes de surveillance. Mais celui-ci continue de se méfier.

Il recouvre les documents de sa main lorsqu’il les lit ou les rédige. Il tente de protéger la confidentialité de ses réunions dans la salle de conférences en diffusant de la musique à fort volume à la radio, en mettant en marche ses propres dispositifs de brouillage, en recouvrant des documents et en aveuglant les caméras avec des lumières vives. Pour les discussions sur des questions juridiques sensibles, Assange emmène ses avocats dans les toilettes pour dames et fait couler l’eau pour générer un bruit de fond.

Paranoïa ? En réalité, la surveillance d’Assange à l’ambassade est encore plus systématique et complète qu’il ne l’imagine. Tout est enregistré, documenté, espionné : examens médicaux, réunions stratégiques avec des avocats, rencontres avec des visiteurs privés. Le personnel de sécurité s’intéresse autant à son état de santé et à ses habitudes de sommeil qu’à ses notes personnelles ou aux cartes SIM des téléphones portables de ses visiteurs. Des documents privés disparaissent, des notes médicales sont volées, des téléphones sont ouverts. Des microphones sont trouvés dans l’extincteur de la salle de conférences, dans les prises électriques et, oui, même dans les toilettes pour dames.

Confronté à la surveillance permanente d’Assange, l’ex-secrétaire à la Défense Leon Panetta est sincèrement amusé : « Cela ne me surprend pas. Je veux dire, ce genre de choses se produit tout le temps. »

Le fils d’Assange, Gabriel, né au printemps 2017, suscite un intérêt particulier. Stella Moris et Assange ont fait tout leur possible pour garder leur relation secrète. Assange apprend qu’il va devenir père par une note que Moris lui glisse lors d’une de ses visites. Après la naissance de Gabriel, ce ne sera jamais elle qui apportera le nourrisson à l’ambassade, mais un ami qui le fera passer pour le sien.

En avril 2017, Assange avait confié sa situation familiale délicate aux autorités suédoises, dans l’espoir de trouver un arrangement réciproque qui lui aurait permis d’être présent à la naissance de Gabriel. Il s’agissait bien sûr des mêmes autorités suédoises qui avaient démontré à plusieurs reprises un manque total de respect pour le droit à la vie privée d’Assange et que l’ambassade des États-Unis à Stockholm avait décrites comme des « partenaires fiables » dans la coopération en matière de renseignement militaire et civil. Il n’est donc pas surprenant que le personnel de sécurité de l’ambassade d’Équateur ait rapidement eu des soupçons et ait volé une des couches de Gabriel pour effectuer un test ADN.

En 2020, la radio publique allemande ARD interviewe Leon Panetta – directeur de la CIA de 2009 à 2011, et ensuite secrétaire à la Défense jusqu’en 2013. Confronté à la surveillance permanente d’Assange à l’ambassade d’Équateur, Panetta est sincèrement amusé : « Cela ne me surprend pas. Je veux dire, ce genre de choses se produit tout le temps. Dans le domaine du renseignement, vous savez, le but du jeu est d’obtenir des informations par tous les moyens possibles. Et je suis sûr que c’est ce qui était en jeu ici. »

L’amusement sincère de Panetta et la franchise presque naïve avec laquelle il reconnaît le non-respect des lois par la CIA sont d’une honnêteté désarmante. De toute évidence, il est déjà tellement habitué à la criminalité institutionnelle qu’il ne la perçoit même plus comme problématique – phénomène répandu parmi les puissants et les privilégiés de ce monde.

En même temps, Panetta condamne Assange et Wikileaks pour ce qu’il décrit comme une « violation assez énorme d’informations classifiées », et estime qu’il « devrait être puni » et jugé afin d’« envoyer un message aux autres pour qu’ils ne fassent pas la même chose ». Mais contrairement à la CIA, Wikileaks n’a obtenu aucune de ses informations par des méthodes illégales. Pas d’écoute téléphonique, pas de vol des données, pas de piratage et certainement pas de torture. Néanmoins, M. Panetta ne voit aucune contradiction à exiger des poursuites judiciaires contre Assange pour son journalisme d’investigation, tout en tolérant l’impunité pour les crimes d’État commis par les agences de renseignement.

Un acteur clé directement responsable des mesures de surveillance à l’ambassade d’Équateur est la société de sécurité privée espagnole UC Global. En 2015, elle a été engagée pour garantir la sécurité des locaux du personnel de l’ambassade, apparemment en raison de contacts personnels avec la famille du président équatorien de l’époque, Rafael Correa. Le propriétaire d’UC Global est David Morales, un ancien Marine espagnol. Il est à l’origine de l’expansion massive de la surveillance d’Assange. Chaque jour, il examine personnellement le matériel recueilli par son personnel à l’ambassade. Souvent, ces rapports lui parviennent aux États-Unis.

La place d’UC Global (à droite) dans la nébuleuse d’acteurs qui ont contribué à la répression de Wikileaks © Aymeric Chouquet pour LVSL. Pour plus de détails, lire sur LVSL l’article de Maud Barret-Bertelloni et Vincent Ortiz : « Ce que l’affaire Assange révèle du pouvoir américain depuis le 11 septembre ».

Les voyages de Morales en Amérique sont devenus plus fréquents depuis qu’il a participé à une foire commerciale sur la sécurité à Las Vegas en 2016. Il reçoit des contrats d’un empire de casinos qui entretiendrait des liens étroits avec les services de renseignement américains. Après son premier retour de Las Vegas, Morales aurait tenu des propos énigmatiques à son personnel, affirmant que « nous jouons dans la cour des grands » et qu’il était « passé du côté obscur » et travaillait désormais pour leurs « amis américains ». Morales a-t-il commis le péché capital de tout entrepreneur de sécurité et s’est-il retourné contre les intérêts de son client ? A-t-il profité de sa position pour surveiller Assange et remettre ensuite les données à une agence américaine de renseignement ? Était-il un agent double ?

Si UC Global coopérait avec un service de renseignement américain, cela affecterait fatalement non seulement la procédure d’extradition, mais aussi les accusations d’espionnage du département de la justice américain sur lesquelles se fonde la demande d’extradition.

Un procès pénal devant la Cour nationale de justice en Équateur vise à faire la lumière sur cette affaire. Assange et ses avocats accusent Morales et UC Global de surveillance illégale et, entre autres, de violation de la relation confidentielle avocat-client. Apparemment, des employés de l’entreprise auraient même tenté de faire chanter Assange pour obtenir d’importantes sommes d’argent en menaçant de publier du matériel le montrant dans des situations intimes. Des journalistes allemands de la Norddeutscher Rundfunk (NDR) ont également déposé des rapports criminels contre UC Global pour des transgressions de la vie privée et de la confidentialité lors de leurs visites à Assange à l’ambassade d’Équateur.

Le gouvernement équatorien, désormais dirigé par Lenín Moreno, résilie le contrat avec UC Global en 2018 et engage une société de sécurité équatorienne du nom de Promsecurity. Cela ne met toutefois pas fin à la surveillance d’Assange. En particulier, ses réunions avec ses avocats sont toujours enregistrées et, dans un cas, même les documents apportés à l’ambassade par un avocat sont secrètement photographiés.

Dans ses réponses officielles à mes interventions, le gouvernement équatorien a toujours nié avoir espionné Assange. Par exemple, le 26 juillet 2019, le ministre des Affaires étrangères écrit : « Il n’y a pas eu de réglementation excessive ni d’enregistrement de réunions privées. » Ce déni est remarquable, étant donné que les grands médias ont largement montré et commenté certains des enregistrements vidéos qui en ont résulté, qui sont toujours accessibles sur des plateformes en ligne telles que YouTube.

Le 2 décembre 2019, le gouvernement équatorien poursuit : « N’oubliez pas que les caméras de sécurité à l’intérieur de l’ambassade n’ont pas été installées pour enregistrer M. Assange, mais pour surveiller les locaux de la mission et protéger toutes les personnes qui s’y trouvent, y compris les fonctionnaires diplomatiques. » On peut supposer que ce raisonnement s’applique également aux microphones installés dans les toilettes pour dames.

En outre, « M. Assange et ses avocats et associés ont proféré des menaces et des accusations insultantes à l’encontre de l’État équatorien et de ses fonctionnaires au Royaume-Uni, les accusant sans fondement d’espionnage pour d’autres nations ». À l’inverse, le gouvernement équatorien accuse Assange de réaliser des enregistrements non autorisés dans l’ambassade. Il est évidemment presque impossible d’avoir un dialogue constructif sur la base de cette perception borgne de la réalité.

D’un point de vue juridique, la surveillance permanente des conversations d’Assange avec ses avocats et ses médecins rend irrémédiablement arbitraire toute procédure fondée sur les informations ainsi recueillies. Dans ces circonstances, l’égalité des parties devant la loi ne peut tout simplement plus être garantie. Si UC Global coopérait avec un service de renseignement américain, cela affecterait fatalement non seulement la procédure d’extradition, mais aussi les accusations d’espionnage du département de la justice américain sur lesquelles se fonde la demande d’extradition.

Par ailleurs, la surveillance permanente et la violation constante du droit à la vie privée qui en découlent constituent également l’une des composantes classiques de la torture psychologique. La personne torturée est délibérément privée de l’espace de sécurité que constitue la vie privée, élément essentiel pour préserver le sentiment d’autonomie personnelle, la stabilité émotionnelle et l’identité. La surveillance à sens unique par des caméras, des microphones cachés ou des jumelles élimine toute possibilité de contact humain, ce qui aggrave encore le sentiment d’impuissance qui en découle.

Ce texte est issu du livre de Nils Melzer, L’affaire Assange : histoire d’une persécution politique (Éditions critiques, 2022).

Stella Moris : « Si Assange est extradé, il sera coupable avant même d’avoir été jugé »

Stella Moris à l’Université Paris 2, le 1er juin 2021 © Anastasia Léauté

La Haute Cour de Londres vient d’autoriser Julian Assange à contester son extradition. Son équipe juridique alerte sur le fait que si celle-ci aboutit, Assange serait privé de tout moyen de défense. Sous la coupe de l’espionage act, il encourt 175 ans de prison ; comme il n’est pas citoyen américain, il ne bénéficie pas même de la mince protection qu’offre le premier amendement de la Constitution. Stella Moris, avocate et compagne de Julian Assange, a prononcé en juin 2021 une conférence à l’Université Paris 2, à l’invitation de plusieurs associations. Elle appelle le gouvernement français à soutenir la libération d’Assange, au nom des services que lui a rendu Wikileaks – qui a notamment révélé les pratiques d’espionnage des agences américaines en France. Cette conférence, dont nous retranscrivons le contenu, s’est déroulée en compagnie d’Antoine Vey, lui aussi avocat de Wikileaks. Elle a été présentée par Vincent Ortiz, rédacteur en chef adjoint du Vent Se Lève.

La cour en charge du cas Assange aux États-Unis est localisée dans la ville d’Alexandria en Virginie. Pourquoi à Alexandria ? Parce que toutes les agences de renseignement y ont leur quartier général. Cette cour se trouve à moins de 30 kilomètres du quartier général de la CIA. C’est essentiellement une cour de sécurité nationale. Aucune personne accusée d’avoir violé la sécurité nationale du pays n’y a jamais gagné un seul procès.

Un procès à l’issue connue d’avance

Accusé au nom de l’espionage act, qui a une portée très large, Julian Assange n’aurait aucun moyen de se défendre [ndlr : voté en 1917, l’espionage act avait pour but de combattre les opposants à la politique étrangère des États-Unis, dans un contexte de guerre. Sa compatibilité avec le premier amendement a fait l’objet de nombreux débats]. Il ne pourrait parler ni des motifs de publication des documents, ni de leur contenu. Tous ces arguments seraient hors de propos : on a affaire à une infraction de responsabilité absolue. « Avez-vous reçu ces documents ? Oui. Possédez-vous ces documents ? Oui. Avez-vous publié ces documents ? Oui » : avec l’espionage act, il est coupable avant même d’avoir été jugé. Et il risque une peine de 175 ans de prison.

Pour couronner le tout, du fait qu’il ne soit pas Américain, Julian Assange ne serait pas protégé par le premier amendement – que l’espionage act rend de toutes manières caduc. Il ne pourrait pas l’invoquer en sa faveur. Aucune personne non-Américaine extradée aux États-Unis ne possède de droits relatifs à la liberté de la presse s’il tombe sous le coup de l’espionage act. Comment organiserions-nous sa défense s’il était extradé ? Je n’en sais rien. Il n’y aurait aucune défense à monter.

L’affaire Assange crée un précédent

La persécution d’Assange menace la pérennité d’un ordre mondial basé sur le droit international. Le rapporteur spécial des Nations-Unies sur la torture, Nills Melzer, a été très clair. Il a mené une enquête et a conclu au fait qu’Assange a été confronté à de la torture psychologique. Le groupe de travail de l’ONU sur les détentions arbitraires a rendu un rapport en 2016 concluant au fait que Julian Assange était illégalement détenu dans l’ambassade d’Équateur. De nombreuses autres personnalités de l’ONU ont rendu des conclusions smiliaires et appelé à la fin de sa persécution.

© Anastasia Léauté

Que les États-Unis et le Royaume-Uni montrent un tel mépris pour les Nations-Unies menace l’intégrité d’un système international basé sur les Droits de l’homme.

Observez ce qui s’est produit en Biélorussie récemment [ndlr : le détournement d’un avion sur ordre du gouvernement d’Alexandre Loukachenko, visant à l’arrestation d’un opposant biélorusse]. C’est la conséquence lontaine d’une fracturation de l’ordre internationale à laquelle ont contribué les États-Unis. En 2013, ils avaient ordonné l’interception de l’avion d’Evo Morales, président bolivien [ndlr : voyageant de Russie vers la Bolivie, l’ex-président Evo Morales s’était vu refuser une escale en France, en Italie ou en Espagne. Une rumeur voulait qu’Edward Snowden ait été à bord de son avion, et accepter qu’il fasse escale dans ces pays aurait été un signe de défiance à l’égard des États-Unis]. Ce faisant, ils ont institué une norme qui est à présent prise pour référence par d’autres.

De même, l’affaire Assange crée un précédent. Observez la manière dont le premier ministre chinois et le président d’Azerbaïdjan utilisent ce cas pour justifier leur violation des droits de l’homme – puisque le monde entier les viole, pourquoi se priver ? [ndlr : dans une interview avec une journaliste britannique devenue virale, le président azéri avait répondu à une question concernant la liberté d’expression dans son pays en évoquant l’affaire Assange]. Les gouvernements non-occidentaux voient dans le cas Assange un blanc-seing pour justifier leurs pratiques répressives à l’égard des journalistes.

Le système américain offre des garanties particulièrement fortes concernant la liberté de la presse en comparaison du reste du monde. Le premier amendement est l’équivalent d’un étalon-or pour la liberté de la presse et d’expression. Avec cette mise en accusation, le premier amendement serait mis en danger. Cela aurait un impact profond sur la culture politique des États-Unis et du monde occidental – si une telle chose se produit aux États-Unis, d’autres suivront.

Un journaliste face au durcissement de l’administration américaine

Julian Assange est persécuté parce qu’il a dénoncé des crimes. Il ne faut pas avoir peur de parler de persécution politique. Si vous enleviez les drapeaux des pays concernés, que vous transposiez le cas Assange dans d’autres pays, tout le monde emploierait ces mots : prisonnier d’opinion, prisonnier politique, prisonnier pour avoir dénoncé des crimes d‘État, etc.

Revenons sur le contexte de sa mise en accusation.

Les États-Unis ont lancé une enquête sur Julian Assange en 2010, suite aux publications de Wikileaks relatifs aux États-Unis. Il faut rappeler leur nature : ces documents concernent la guerre en Irak, la guerre en Afghanistan, ou le fonctionnement de Guantanamo. D’autres révèlent le contenu des câbles du Département d’État. D’autres encore concernent les règles d’engagement, c’est-à-dire relatives à l’emploi de la force armée dans des théâtres de guerre. Ces documents sont la preuve vivante de crimes commis par l’armée américaine.

L’administration Obama a enquêté : un grand jury a été formé, une équipe d’investigation a été mise en place, ainsi qu’une task force dédiée à Wikileaks constituée de centaines de personnes. Après la mise en accusation de Chelsea Manning, condamnée à 39 ans de prison pour avoir été la source de Wikileaks, l’administration Obama, ayant examiné le résultat de ses enquêtes, en a conclu qu’Assange agissait de manière totalement conforme à n’importe quel acteur journalistique. C’est la raison pour laquelle ils ont laissé tomber l’accusation : aucune charge concluante ne pouvait être soulevée contre lui.

© Anastasia Léauté

Que s’est-il passé sous l’administration Trump ? Des relations hostiles se sont développées entre la presse et l’administration Trump. Celle-ci voyait dans l’arme judiciaire le moyen de limiter le pouvoir de la presse. Dans le même temps, Wikileaks publiait Bolt 7,des documents secrets à propos de la CIA, qui constituent la plus grande fuite de l’histoire de l’institution. Alors que Trump entrait dans le bureau ovale, Mike Pompeo était nommé directeur de la CIA. Il a prononcé un discours annonçant qu’il allait réduire Wikileaks au silence. Mike Pompeo est par la suite devenu secrétaire d’État, tandis que le Département de la justice subissait l’influence de la CIA et de la Maison blanche. Il a été l’objet de pressions visant à aboutir à la mise en accusation de Wikileaks. Voilà la signification de cette mise en accusation.

L’État américain, prisonnier de ses agences de renseignement ?

Joe Biden fait face à un choix politique. Aucun État n’est monolithique. Il y a des contradictions au sein même de l’État américain, de ses ministères, de ses agences. Lorsqu’Assange a été mis en accusation, plusieurs procureurs du Department of Justice ont demandé à être relevés de leurs fonctions parce qu’ils ne l’approuvaient pas. Des acteurs clefs au sein de l’État américain se sont opposés et s’opposent à la mise en accusation d’Assange. Certains le font au nom de motifs politiques. D’autres – ce fut le cas de Barack Obama – sont effrayés par les conséquences à long terme que pourrait avoir la mise en accusation d’Assange. D’autres enfin, au sein du secteur de l’espionnage et de la sécurité nationale, sont au contraire farouchement en faveur de son incarcération – en partie parce que Julian Assange a dénoncé les méthodes de la CIA et des agences de renseignement.

Rappelez-vous des révélations récentes, selon lesquelles les services secrets du Danemark coopéraient avec la CIA pour espionner les chefs d’État européens… et même leur propre gouvernement ! Elles disent assez du pouvoir de ces agences. Souvenez-vous des révélations de Wikileaks, qui nous ont appris que la NSA espionnait directement espionné Nicolas Sarkozy, Jacques Chirac et François Hollande. À l’époque, les États-Unis se sont excusés auprès de François Hollande et ont promis de ne pas recommencer… Mais en 2017, Wikileaks a publié de nouveaux documents, établissant que la CIA avait infiltré les principaux partis politiques français – pas seulement à l’aide de piratages, mais avec des agents humains. Des espions américains ont littéralement infiltré les partis politiques français. Avec de telles révélations, ces agences ne peuvent qu’être hostiles à Wikileaks. Bien sûr, l’État américain n’est pas seulement constitué de ces agences. Les valeurs démocratiques et l’idéal de séparation des pouvoirs sont également des valeurs profondément ancrées. Aujourd’hui, cependant, les agences de renseignement ont la main haute. Elles sont parvenues à instrumentaliser et à politiser la loi afin de persécuter un journaliste qui a mis à nu leurs pratiques.

« C’est à Paris que Julian Assange a fondé Wikileaks ; la France doit agir pour sa libération »

La solution la plus optimiste que l’on pourrait envisager serait un abandon pur et simple des poursuites sur ordre de Joe Biden. Ce n’est pas impensable, car il y a un immense mouvement de pression aux États-Unis au sein des organisations journalistiques et de défense des Droits de l’homme. Ce serait un retour à la politique d’Obama, visant à ne pas criminaliser les journalistes et le journalisme.

La France pourrait agir. Elle pourrait faire quelque chose de très simple – et aucun cas suffisante, mais immédiatement réalisable – : envoyer des observateurs internationaux aux audiences du procès d’extradition. L’Allemagne le fait, ainsi que le Parlement européen. Envoyer des observateurs internationaux enverrait un signal aux États-Unis et au Royaume-Uni.

L’affaire Assange concerne la liberté de la presse et le droit de savoir du public. En France, elle concerne les droits de l’homme, la démocratie et la souveraineté. Julian Assange a vécu en France pendant trois ans. C’est dans ce pays qu’il a fondé Wikileaks. La France, pays leader en Europe, devrait agir en activant tous les leviers possibles pour la libération de Julian Assange.

« L’administration Trump sera impitoyable à l’égard d’Assange » – Entretien avec Guillaume Long

Guillaume Long et Julian Assange dans l’ambassade d’Équateur à Londres © Présidence de la République d’Équateur

L’expulsion de Julian Assange a été autorisée par le gouvernement équatorien, qui lui avait pourtant procuré l’asile en 2012. Son extradition vers les États-Unis est exigée par l’administration Trump, qui acclamait pourtant Assange pendant sa campagne présidentielle. Derrière ces rebondissements alambiqués, on trouve une constante : la volonté de l’État américain (et de son État profond) de punir Julian Assange pour avoir nui à la superpuissance américaine. Guillaume Long, ministre des Affaires étrangères sous le gouvernement de Rafael Correa (2007-2017), revient pour LVSL sur les principaux acteurs et déterminants de l’affaire Julian Assange.


En Équateur, ces persécutions de journalistes qui n’inquiètent pas la presse française

Le président équatorien Lenín Moreno © Présidence de la République d’Équateur.

Sous la présidence de Rafael Correa, la presse française ne fut jamais avare d’articles dénonçant « l’autoritarisme » du président équatorien. Ce dernier aurait mené, aux côtés de ses alliés Nicolas Maduro ou Evo Morales, une politique féroce de répression de la liberté d’expression et des journalistes d’opposition. Depuis l’élection de Lenín Moreno à la présidence de l’Équateur en 2016 – qui, bien qu’élu sur une plateforme de continuité avec Rafael Correa, a renié l’héritage de celui-ci et effectué un virage politique à 180° – le pays semble être redevenu un paradis pour les journalistes et la liberté d’expression, à en croire la presse française. Lenín Moreno a pourtant lancé une chasse aux sorcières massive contre son opposition, dont les premières victimes sont bel et bien les journalistes. Elle constitue l’attaque la plus significative contre le pluralisme en Équateur depuis plusieurs décennies. Par Denis Rogatyuk. Traduit par Loïc Dufaud-Berchon et Stéphane Pick.


Pour la première fois depuis bien longtemps, un gouvernement a autorisé une police étrangère à pénétrer sur son territoire souverain, l’ambassade d’Équateur à Londres, et à procéder à l’arrestation d’un journaliste dont le statut de réfugié a été reconnu par de nombreuses organisations internationales dont les Nations unies, la Commission inter-Amériques des droits de l’Homme ou encore Amnesty International. Quelles motivations ont poussé Lenín Moreno à livrer Julian Assange à la police anglaise, et probablement bientôt à la justice américaine ? L’octroi d’un prêt de 4,2 milliard de dollars du FMI à l’Équateur y est-il pour quelque chose ?

Quoi qu’il en soit, il ne s’agit là que de la partie émergée d’une campagne de répression contre les opposants au gouvernement Moreno, conduite activement depuis deux ans. Ola Bini, développeur de logiciel suédois, activiste Internet et défenseur de longue date de la vie privée sur la toile, a été arrêté et détenu pendant presque 30 heures sans audition le 11 avril à Quito, capitale de l’Équateur, pour une prétendue collaboration avec Julian Assange et des tentatives illégales de hacking informatique. Une fois l’audition commencée, aucune charge contre lui n’a été présentée, les autorités préférant demander une détention préventive de 90 jours.

Les allégations selon lesquelles il collaborait depuis l’Équateur avec des hackers russes sont étayées par la relation amicale qu’il entretient avec Julian Assange, ses visites à l’ambassade équatorienne à Londres et son soutien au travail de Wikileaks. Le 2 mai, la Cour de la province de Pichincha lui a interdit de faire appel et l’a renvoyé en détention dans le centre El Inca, sous le prétexte de nombreux livres sur l’hacktivisme informatique qui sont en sa possession.

Bini lui-même, ainsi que ses parents, ses conseils juridiques et de nombreuses personnalités politiques de premier plan considèrent que sa détention fait de lui un prisonnier politique du gouvernement Moreno, sa persécution étant motivée par la volonté de criminaliser Julian Assange, et de faire oublier les scandales de corruption qui accablent Moreno. Dans une lettre publiée le 6 mai, Bini expose son expérience du système carcéral équatorien, le décrivant comme « un mélange malsain de longues périodes d’isolement et d’ennui parsemées de menaces diverses et d’actes de violence ». Sous la pression des organisations internationales, la Cour de Pichincha a fini par proclamer sa libération au bout de 70 jours de détention.

de nombreux journalistes et Conseillers en communication sous le gouvernement Correa ont également subi des pressions de la part du gouvernement moreno. 

Cette campagne contre l’opposition a également pris la forme de censures incessantes de stations de radio d’opposition, de sites Internet d’information critique – ou publiant tout simplement des informations sur le scandale INA papers qui éclabousse le gouvernement Moreno.

Les journaux et sites web Ecuadorenmediato, Ruta Kritica, Radio Pichincha Universal et Hechos Ecuador ont été ou bien censurés, ou bien victimes de cyberattaques, ou bien purement et simplement arrêtés sur ordre du Ministère de la Communication de l’Équateur. De plus, de nombreux journalistes et conseillers en communication sous le gouvernement Correa, dont Fernando Alvarado, Marco Antonio Bravo, Carlos Bravo, Patricio Pacheco, Carlos Ochoa et Richard Macias, ont également subi des pressions et des harcèlements de la part du gouvernement Moreno.

Correa Chavez
Rafael Correa, ex-président d’Équateur, aux côtés de Hugo Chavez. Il est actuellement réfugié en Belgique. Ses proches sont victimes de procès politiques incessants en Équateur. ©Bernardo Londoy

Le régime Moreno ne montre par ailleurs aucun signe de ralentissement de la persécution des responsables de la Révolution citoyenne [nom donné au processus politique mené par Rafael Correa en Équateur de 2007 à 2017]. Un mandat d’arrêt préalable à tout procès a notamment été émis contre Ricardo Patiño, l’ancien ministre de la Défense, de l’Économie et des Affaires étrangères, sur des charges d’incitation à la violence – fondées sur un discours qu’il a donné en octobre 2018 dans une réunion interne de son parti dans lequel il appelait à une « résistance combative » impliquant une « saisie des institutions publiques » comme outil d’opposition au gouvernement de Moreno.

Patiño comptait parmi les figures les plus importantes du gouvernement Correa. Il a joué un rôle crucial dans la construction de l’Union des nations sud-américaines (UNASUR) et l’organisation de l’asile de Julian Assange, puis dans l’engagement du Mouvement de la révolution citoyenne (MRC, mouvement dirigé par Rafael Correa) dans les organisations d’opposition au gouvernement de Moreno et à son tournant néolibéral. Patiño a d’ailleurs quitté l’Équateur le 17 avril, et réside temporairement au Mexique.

Enfin, la guerre politique et psychologique contre Rafael Correa et Jorge Glas, ancien vice-président de Rafael Correa, semble atteindre de nouveaux sommets. Rafael Correa, cible de nombreux procès en Équateur, vit exilé en Belgique depuis deux ans. Jorge Glas, quant à lui, est toujours incarcéré dans la prison de Latacunga à Quito sous prétexte de corruption dans l’affaire Odebrecht. Son procès, présentant un certain nombre d’irrégularités et marqué par l’absence effective de preuves matérielles, n’est pas sans rappeler celui de Lula au Brésil. Jorge Glas, en plus de son rôle de vice-président, est également considéré comme l’une des figures majeures de la Révolution citoyenne, responsable en particulier de la mise en place et de la construction de plusieurs gigantesques projets énergétiques, comme celui de l’usine hydroélectrique Coca Codo Sinclair.

Deux autres conseillères de Rafael Correa ont été condamnées à des peines de prison, avant même qu’un procès régulier ait pu être tenu.

Dans sa tentative de décrédibiliser la légitimité du mandat de Correa et de Glas entre 2013 et 2017, le gouvernement Moreno et son avocat général ont tenté d’établir que l’entreprise brésilienne Odebrecht a été impliquée dans le financement illégal de la campagne de 2013 d’Alianza País, l’ancien mouvement politique de Rafael Correa, dans les élections présidentielles et législatives de cette année. Néanmoins, aucune preuve concluante ne semble être venue étayer ces accusations.

Deux autres conseillères de Rafael Correa à cette époque, Pamela Martinez et Laura Terán, ont été elles aussi détenues le 5 mai après la découverte de courriels présentant un transfert potentiel de près de 11,6 millions de dollars provenant de géants de la construction brésilienne vers le compte bancaire d’Alianza País pendant la période 2013-2014 – dans une affaire connue sous le nom d’Arroz Verde. Elles ont été condamnées à des peines de prison préventives, avant même qu’un procès régulier ait pu être tenu, alors que pèsent de sérieux doutes sur la solidité de ces accusations.

Dans le même temps, l’avocat général doit agir sur d’autres affaires de corruption, celles-ci davantage établies, comme celle des INA papers, qui ternissent la présidence de Lenín Moreno et mettent à mal son récit anti-corruption. Pour autant, il va sans dire que tant que Lenín Moreno occupera la présidence de la République équatorienne, ces affaires ne pourront faire l’objet d’aucune mise en accusation judiciaire.

Julian Assange, un défi permanent lancé à l’ordre mondial – Entretien avec Juan Branco

Juan Branco est conseiller juridique de Julian Assange. Docteur en droit, il travaille comme avocat ainsi que comme chercheur à la Yale Law School. Ex-collaborateur à la Cour Pénale Internationale, il en a tiré un livre (L’ordre et le monde) dans lequel il accuse la Cour d’être au service des États les plus puissants. Ses analyses portant sur Wikileaks, les relations internationales et les questions de souveraineté nous ont intéressés ; nous avons décidé de le rencontrer.


LVSL – Vous êtes conseiller de Julian Assange, le fondateur de Wikileaks, qui est réfugié à  l’ambassade de l’Équateur à Londres depuis juin 2012, après avoir fait l’objet de poursuites aux Etats-Unis pour espionnage et d’une enquête préliminaire pour viol en Suède. En février 2016, l’ONU a reconnu son statut de prisonnier politique, et peu après les poursuites ont été abandonnées en Suède. Durant sa campagne, Donald Trump semblait moins hostile envers Assange que son adversaire. Comment voyez-vous l’évolution de la situation de Julian Assange dans les mois à venir ?

Juan Branco – Cette première étape était très importante car elle nous a permis de démontrer que sa situation dans l’ambassade était liée non pas à des accusations de droit commun mais bien à une persécution menée par les Etats-Unis dont le Royaume-Uni et la Suède s’étaient rendus complices. D’où un renversement des flux : il revenait dès lors à ces États de justifier sa détention. La pression sociale, jusque-là écrasante, était censée enfin retomber sur eux. Sauf que d’une part, le Royaume-Uni a tenté d’esquiver le problème en prétendant qu’ils maintenaient Assange dans cette situation parce qu’il aurait violé les conditions de sa résidence surveillée quand il était recherché pour témoignage : ce qui devrait déboucher dans le pire des cas sur une peine d’amende de quelques milliers de pounds et trois mois de détention – alors que près de de 20 millions d’euros ont été déjà dépensés pour le maintenir enfermé dans l’ambassade et qu’on l’y détient depuis cinq ans.

“La détention de Julian Assange n’est pas liée à des accusations de droit commun, mais bien à une persécution menée par les Etats-Unis dont le Royaume-Uni et la Suède se sont montrés complices”

Cela sert surtout de prétexte juridique pour maintenir des policiers autour de l’ambassade et éventuellement le faire arrêter pour dans la foulée pouvoir l’extrader aux Etats-Unis. Et d’autre part, le renversement de la pression sociale qui aurait dû intervenir a été en grande partie miné par l’embrouillaminis de rumeurs quant à ses liens avec la Russie, à la suite d’accusations selon lesquelles Julian aurait favorisé l’élection de Donald Trump en donnant à voir les manipulations des primaires démocrates, puis les mails de Podesta (des mails de John Podesta, président de l’équipe de campagne de Mme Clinton révélés à partir du 7 octobre 2016 par Wikileaks) qui révélaient notamment des cas de corruption et d’endogamie ahurissante au sein de la Fondation Clinton. Enfin il y a eu un changement de pouvoir récemment en Equateur, Correa est parti [le nouveau président Lenin Moreno est nettement moins favorable à Julian Assange ndlr]. Du coup, on est dans une sorte de stagnation assez perturbante dans laquelle il n’y a pas de perspective de court terme qui s’ouvre, si ce n’est tenter de le ramener en France.

LVSL – Emmanuel Macron pourrait-il faire un tel geste ?

Juan Branco  Macron peut avoir la folie, dans un geste de toute puissance souveraine qui lui ressemblerait, de se permettre quelque chose de cet ordre vis-à-vis d’Assange ou de Snowden. D’autant plus que la configuration géopolitique est quand même particulière et qu’on se retrouve dans une situation où quelque part cela pourrait, sinon recevoir l’approbation, du moins constituer une forme de soulagement pour Londres, sans aller contre les intérêts immédiats de l’administration américaine ou en tout cas sans susciter un rejet massif et immédiat, et une condamnation qui mettrait en danger les intérêts diplomatiques de la France. Je ne peux pas en dire plus.

LVSL – Julian Assange est-il en sécurité ?

Juan Branco – On est rentré dans une phase où tout redevient possible. Tant qu’il y avait le stigmate du viol, pour les autorités états-uniennes, il n’y avait rien besoin de faire : Julian Assange leur apparaissait relativement désactivé. C’est du moins ce qu’ils pensaient jusqu’en 2016. De plus, pendant trois ans, Wikileaks s’est trouvé sans le système qui lui permet de recevoir des documents après un vol de ceux-ci. Donc ils pensaient l’organisation moribonde, déclinante. Arrivent les différentes révélations de Snowden et le rôle de Wikileaks dans son exfiltration, la clôture de l’affaire sur les suspicions de viol, puis la réactivation de la plateforme de transmission sécurisée, sa capacité à peser sur les élections américaines, et tout dernièrement, les révélations de l’ensemble des outils utilisés par la CIA pour pirater leurs cibles – les joyaux de la couronne de l’organisation.

“Pendant la période où Julian a ces outils pour lui, il possède l’équivalent de la bombe nucléaire. Il peut théoriquement contre-pirater la CIA, contre-pirater n’importe quel appareil étatique et le siphonner. Il est tout-puissant : il a la puissance de la CIA sans les contraintes de la CIA.”

Il faut imaginer un instant la situation : pendant la période où Julian a ces outils pour lui, il possède l’équivalent de la bombe nucléaire. Il peut théoriquement contre-pirater la CIA, contre-pirater n’importe quel appareil étatique et le siphonner. Il est tout-puissant : il a la puissance de la CIA sans les contraintes de la CIA. Si l’on apprenait qu’il avait ces documents [ceux sur l’ensemble des outils utilisés par la CIA ndlr] et qu’il allait les publier, la priorité aurait été de s’en débarrasser et de le tuer, non seulement lui mais les 30 types autour de lui qui savaient qu’il avait ce document. Il faut mesurer la folie de la chose. Et qu’ils aient survécu, qu’ils aient réussir à maintenir le secret, justement parce qu’Assange savait parfaitement quels outils la CIA et la NSA possèdent pour le surveiller et donc savait comment cacher l’information, c’est le miracle de l’anti-souveraineté. Une fois la publication effectuée, il redevenait plus difficile de s’en débarrasser : le mal était fait. Or si j’en parle, c’est que c’est tout récent, et que combiné à la question des élections états-uniennes, cela a créé une situation particulièrement tangente.

Juan Branco

Avec ces prises de risques immenses, la furie qu’elles ont déclenché, et l’élection de Trump, on entre dans cette phase trouble où, en gros, l’appareil d’Etat états-unien doit redéfinir sa position vis-à-vis d’Assange et de Wikileaks. Évidemment, la CIA et son directeur, absolument furieux, ont fait de Wikileaks leur cible numéro 1, et encouragent probablement, entre autres, à l’exécution ou au kidnapping. Les effets de ce changement de pied se font d’ailleurs sentir sur de nombreux membres de l’organisation. De l’autre côté, Trump s’est mis dans un piège. S’il fait arrêter ou tuer Assange sous son mandat, il risque de se mettre dans une situation extrêmement problématique par rapport à sa base populaire. Ce n’est pas pour rien qu’Assange a joué cette carte médiatiquement parlant – en donnant sur les réseaux sociaux l’apparence d’une complicité avec le parti républicain qui voulait sa mort six mois avant : parce qu’il savait très bien qu’en faisant l’exercice, sain et nécessaire, de publier ces informations, il était en train de voir disparaître le reste de garantie qui pouvait s’appliquer à la survie de Wikileaks. Donc il devait jouer sur la pression sociale et il l’a réussi admirablement.

Il a gagné un sursis important à cette échelle-là. Mais maintenant on peut tout imaginer : l’autonomisation de la CIA, l’utilisation d’un proxy ou d’un service de renseignement ami pour une opération discrète, un ordre d’exécution ou d’arrestation illégale d’Assange émanant du gouvernement états-unien – de manière ouverte ou secrète de sorte qu’on ne découvre la vérité que trente ans plus tard. En un sens, c’est une situation plus dangereuse que la précédente parce que je pense que l’accusation de viol jouait une fonction de sauf-conduit. Le corps était atteint donc la légitimité de Julian à concurrencer l’appareil souverain était violemment atteinte. Il suffisait de jouer sur les défaillances de l’espace médiatique : la reproduction infinie de l’information sans aucune vérification des sources. Quand, sur ces sujets d’ampleur mondiale, avec les bons alliés au sein d’un seul organe de presse à la crédibilité et la portée suffisante, avec les bonnes alliances au sein d’un seul organe de presse d’importance mondiale, vous savez que le pouvoir est en mesure de faire produire dans la foulée d’une publication 5 000 articles qui reprennent à l’identique une information que vous aurez fabriquée sans la vérifier…

“Qu’est-ce que vous avez pour vous défendre ? Rien. Vos ennemis ont un appareil étatique derrière eux. Vous, vous avez votre ordinateur et les 20m² d’une ambassade : vous n’avez rien”

Aujourd’hui, même Le Monde relaye en masse des dépêches et informations produites par des tiers sans travail journalistique ou de vérification propre. Quand vous ajoutez à cela le fait que si l’information est démentie, ce démenti ne fera l’objet d’aucune reprise – parce qu’elle n’a pas le potentiel économique, le potentiel de buzz des informations initiales, vous voyez comment le piège est facilement maniable et peut vite se refermer sur vous. Et le mal est fait, l’information primordiale reste et le temps qu’une hiérarchisation se remette en place – via les règles déontologiques d’information qui vont interdire les reprises postérieures par les médias les plus sérieux, et dès lors pas à pas faire disparaître l’erreur initiale – vous vous retrouvez dans une position très faible par rapport aux appareils de pouvoir qui sont, encore aujourd’hui, du fait de leur intégration à l’espace médiatique, en capacité de balancer des fake news ou semi-fake news, ou de les contrer beaucoup plus efficacement.

LVSL – Comment gérez-vous la pression à laquelle Wikileaks fait face ?

Juan Branco – Des attaques de délégitimation, on en a subi à la pelle chez Wikileaks. Trois avocats de Wikileaks se sont suicidés ou ont tenté de se suicider en cinq ans, ce n’est pas rien. Les deux principaux avocats aux Etats-Unis et au Royaume-Uni sont morts l’année dernière à quelques semaines d’intervalle, les bureaux du directeur de l’équipe, Baltasar Garzón, ont encore été cambriolés par des « professionnels » hier… La dernière attaque en date jusque là, c’était Jennifer Robinson qui a été vue en train d’embrasser un conseiller de Corbyn, marié, dans un hall d’hôtel, en juillet. La photo a été placée deux fois en une du Sun [un tabloïd anglais, ndlr], indiquant que l’avocate de Wikileaks poussait un conseiller de Corbyn à l’infidélité. Absence d’intérêt informatif complet, évidente volonté de détruire une personne et de saccager complètement sa vie privée… Des attaques comme ça, on en a tous reçu, de façon très variée. Ontologiquement, quand vous travaillez avec Wikileaks, vous ne pouvez qu’être vulnérable parce que vous travaillez dans le monde de l’espionnage. Alors c’est facile. Vous êtes un petit voilier entouré d’énormes paquebots et de porte-avions, qui eux-mêmes ont des torpilleurs qu’ils peuvent à tout moment mobiliser. Qu’est-ce que vous avez pour vous défendre ? Rien. Vos ennemis ont un appareil étatique derrière eux. Vous, vous avez votre ordinateur et cinq types qui veulent vous aider, et les 20m² d’une ambassade : vous n’avez rien.

En France aujourd’hui, je sais que je ne suis pas en sécurité : en tant qu’État souverain, la France ne me protégerait pas comme national, comme citoyen de cette nation, si jamais les États-Unis voulaient me toucher. Je sais que je n’ai pas d’espace de repli : il y a une imbrication des espaces politiques qui est telle que la France est trop peu éloignée des États-Unis pour me défendre. Donc je n’ai nulle part où aller. La dernière fois que j’ai visité Londres, au poste-frontière français, on m’a indiqué que j’étais recherché. Puis on m’a dit que le dossier avait été effacé, et on m’a laissé repartir. Le système actuel fait que je n’ai aucun repli, ce qui est extrêmement fragilisant.

“On a retiré son passeport à Julian Assange. On lui a dit qu’il ne bénéficiait plus d’aucune protection étatique, qu’il n’existait plus en somme. Face à de tels pouvoirs, vous n’êtes personne.”

De la même façon, Julian n’a aucune base de repli ; il l’a compris lorsqu’on lui a retiré son passeport [australien]. Quand vous êtes en état d’arrestation dans un pays étranger, votre premier réflexe est de vous rendre dans votre consulat ; vous demandez une assistance consulaire, et même si vous venez de commettre le pire des crimes, on va se battre pour que vous soyez jugé dans votre pays et protégé par ses lois afin de s’assurer qu’il n’y ait pas d’abus. Mais on a retiré son passeport à Julian Assange, alors qu’il était recherché pour simple témoignage. On lui a dit qu’il ne bénéficiait plus d’aucune protection étatique, qu’il n’existait plus en somme. Face à de tels pouvoirs, vous n’êtes personne. Vous êtes dans un état d’extrême fragilité. Wikileaks n’a pu continuer à exister que parce qu’Assange a trouvé ces 20 mètres carrés de refuge dans l’ambassade d’Équateur. Assange choisit l’Équateur parce que Rafael Correa résistait à l’hégémonie états-unienne, et Correa a choisi Assange parce qu’il gérait un conflit avec Chevron : accueillir Assange lui permettait de publiciser l’affaire Chevron et de faire pression sur les États-Unis pour qu’ils lâchent du lest sur cette affaire.

LVSL – L’élection de Lenin Moreno à la présidence de l’Équateur et son changement de cap politique ne mettent-ils pas Julian Assange en danger ?

Juan Branco – Bien sûr. Lenin Moreno a déjà fait une première intervention publique auprès de Julian Assange pour lui demander de ne pas intervenir dans le conflit entre la Catalogne et le gouvernement espagnol. Assange a répondu par un tweet affirmant qu’il n’avait d’ordre à recevoir d’aucun État. Qu’est-ce qui protège Julian Assange aujourd’hui ? Les dommages réputationnels que s’infligerait Lenin Moreno ou ceux qui s’attaqueraient à lui : c’est précaire. Lenin Moreno peut très bien accepter de perdre du prestige pour des avantages conférés par un rapprochement avec les États-Unis. Julian Assange est sur le fil. Ce fil ne tient que parce qu’il y a une conjonction de facteurs relativement stable, mais elle peut se rompre à tout moment. On a tellement vulnérabilisé cette organisation et ses membres qu’on peut l’imaginer potentiellement soumise à des influences d’États tiers, y compris sans qu’elle ne s’en rende compte ; dans une telle lutte, vous êtes prêts à vous appuyer, instrumentalement, sur n’importe quel intermédiaire ou n’importe quelle structure pour continuer à vivre et mener votre combat. C’est une question de survie.

LVSL – Peut-on dire que les États-Unis ont placé Edward Snowden entre les mains de Vladimir Poutine ?

Juan Branco – Factuellement, Vladimir Poutine possède le destin d’Edward Snowden entre ses mains. Il l’a fait car il a une carte à jouer en terme de popularité : proposer une version alternative des Droits de l’Homme, de la mondialisation, du rapport aux États-Unis… Tout cela nous semble caricatural, mais cette rhétorique a un effet performatif considérable, sur sa propre population mais également au-delà des frontières russes. Il y a deux ans, RT et Sputnik News nous semblaient risibles ; ces médias deviennent de plus en plus fonctionnels. La Russie met en place une stratégie d’influence, qui s’appuie sur tous les moyens étatiques dont elle dispose, et qui prospère sur nos failles, sur le décalage entre nos discours et nos actes…

Et de l’autre côté, les gens qui travaillent pour Wikileaks ou des organisations similaires se trouvent dans une vulnérabilité permanente. Lorsque vous étiez révolutionnaire en 1917, vous étiez menacé par un État et vous pouviez vous réfugier hors de ses frontières ; il existait une capacité de dissidence, et une possibilité de survie pour ceux qui s’attaquaient au pouvoir. Aujourd’hui – c’est là où réside le rôle symbolique crucial de Julian Assange et de sa survie – c’est différent. Le jour où Julian Assange mourra ou sera définitivement arrêté, c’est un signal extrêmement violent qui sera envoyé, qui ira bien au-delà de son cas personnel. C’est cela que beaucoup de personnes n’ont pas compris.

Juan Branco en compagnie de Julian Assange. Extrait de l’émission “le gros Journal” de Canal+, 24/10/2016.

LVSL – Qu’est-ce qui permet à Julian Assange de tenir aujourd’hui ?

Juan Branco – Julian Assange m’explique qu’il tient tant qu’il y a du mouvement, qu’il soit ascendant ou descendant. Les attaques qu’il subit valent mieux pour lui que l’angoisse de la stagnation, de la perte de sens que vous ressentez lorsque vous êtes dans les 20 mètres carrés d’une ambassade extrêmement close, de laquelle vous n’êtes pratiquement pas sorti depuis quatre ou cinq ans…

C’est un destin sacrificiel, et ce n’est pas le premier – on pourrait le comparer à celui d’Auguste Blanqui, surnommé « l’enfermé » pour avoir passé trente-huit ans de sa vie en prison. Julian n’aime pas cette idée. D’abord, il n’aime pas être lui-même vu comme un héros. Ensuite, il considère (c’est moi qui le déduit) qu’il ne devrait pas exister de héros, d’une manière générale : s’il y a héros, s’il y a besoin de héros, il y a dysfonctionnement de la société. Ce n’est pas en se battant pour les héros qu’on va défendre la société. Si on se contente de sauver Julian, rien ne changera ; Emmanuel Macron serait capable de sauver Julian de façon à ce que rien ne change. Il pourrait faire sortir Julian de l’ambassade d’Équateur de façon à récupérer pour lui la gloire du symbole, renforcer son pouvoir, et sauver ainsi le système contre lequel se battait Julian, réduisant sa lutte à néant. Il faut que Julian arrive à sortir tout seul, par la porte d’entrée ; il faudra un bouleversement systémique pour en arriver là… Cela implique des combats qui ne sont pas directement liés à Julian : c’est la société qui doit agir. C’est ce qu’a réussi à faire Mandela. Si on avait sorti Mandela de sa prison pour l’envoyer en exil quelque part, Mandela n’aurait jamais été Mandela et l’apartheid aurait peut-être été maintenu. Mais ça n’a pas été le cas : la sortie de prison de Mandela a été le produit d’un bouleversement politique. Pour cette raison, cela valait la peine de tenir trente ans en prison : c’était le temps nécessaire pour qu’il puisse sortir par la porte de devant. Mandela est sorti comme un citoyen normal, parce que le système d’oppression de l’apartheid avait été si ébranlé que sa sortie est devenue une naturalité. C’est à cet état que l’on doit arriver.

LVSL – Julian Assange a des liens assez forts avec les courants de gauche à travers le monde – vous avez évoqué ses liens avec l’Equateur. D’un autre côté il a été accusé d’entretenir des liens avec le pouvoir russe. Peut-on classer Wikileaks politiquement ?

Juan Branco – Il y a chez Wikileaks l’idée d’un renversement des transparences, selon laquelle c’est à l’État de s’exposer dans sa nudité et non pas aux citoyens. C’est une idée fondamentalement anarchisante parce qu’elle vise à déstructurer à terme l’appareil étatique et à exposer les pouvoirs à un jugement permanent, ce qui en déstabiliserait le fondement. Ça retire la notion de permanence au pouvoir, notion fondamentale pour qu’il se structure et que ceux qui le détiennent aient ce temps d’avance qui leur permet d’agir sur les citoyens et les autres États. Par ailleurs, je pense que Wikileaks est une organisation fondamentalement opportuniste au sens neutre du terme : c’est-à-dire qu’elle a vu une faille politique créée par une révolution technologique et elle s’y est engouffrée. Cette révolution, c’est l’accessibilité à une forme de transparence qui était jusque-là inenvisageable parce qu’il était physiquement trop risqué de traverser tous les espaces protégés par les États pour récupérer des informations à la source. Wikileaks existe parce qu’il y a une capacité à disséminer les informations et à continuer à exister malgré les coups de butoir des États en s’appuyant notamment sur la mondialisation, sur la virtualité des échanges, etc. En ce sens, l’organisation est assez neutre politiquement.

“Il y a chez Wikileaks l’idée d’un renversement des transparences, selon laquelle c’est à l’État de s’exposer dans sa nudité et non pas aux citoyens. C’est une idée fondamentalement anarchisante parce qu’elle vise à déstructurer à terme l’appareil étatique et à exposer les pouvoirs à un jugement permanent, ce qui en déstabiliserait le fondement.”

Et je pense que ça s’étend à la question des lanceurs d’alerte en fait. La notion de lanceur d’alerte est une notion a-idéologique, qui ne correspond pas à un camp quelconque et qui au contraire peut être analysée structurellement comme un rapport au pouvoir et aux structures de pouvoir. Donc à partir de là, est-ce que Wikileaks peut se poser idéologiquement ? Moi je pense que dans l’absolu, la transparence amène à une forme de progrès social, à des formes de pouvoir moins coercitives. Mais au-delà de cela, il faut percevoir Julian Assange comme un dissident de l’intérieur. Il se considère comme un sujet de l’empire américain, un sujet qui a moins de droits que ceux qui sont états-uniens parce qu’il est australien et qu’il a bien vu que l’espace politique australien était soumis à une forme de tutelle américaine. Il l’a vécu dans sa chair quand, juste après qu’il y ait eu cette enquête préliminaire d’ouverte contre lui en Suède, son passeport australien a été immédiatement révoqué. Il a été privé de ses droits fondamentaux de citoyen australien sans raison, pour s’être opposé aux intérêts de la puissance mère: quelle meilleure confirmation de sa vision systémique sur le fonctionnement géopolitique de cet espace-là ? A partir de là, il considère que sa priorité est de travailler à réduire cette sorte de rapport politique à plusieurs niveaux dans lequel il y a des individus qui ont plus ou moins de droits, plus ou moins de capacité à exercer leurs libertés, qui sont plus ou moins soumis à une emprise politique, économique… et qu’il faut qu’il lutte contre ça pour rétablir une forme d’égalité ou d’équité. C’est ce qui explique d’ailleurs que Wikileaks s’intéresse surtout aux puissances du bloc occidental.

LVSL – L’apparition de Wikileaks a donné lieu à une forte conflictualité entre Julian Assange et les médias traditionnels. Comment l’expliquez vous ? 

Juan Branco – Wikileaks a une force de frappe importante et constitue une forme de concurrence pour les médias en termes de réputation et même de perception. Julian Assange n’est pas tendre avec les médias : il a une capacité à être dans une critique des médias très élaborée, visant à décrypter leurs rapports à la puissance à travers les liens capitalistiques, sans tomber dans le camp complotiste. Par ailleurs il se dit journaliste lui-même, tout en s’affranchissant d’un certain nombre de méthodes utilisées par les médias traditionnels. Il a ainsi tenté de construire l’idée d’un “journalisme scientifique” qui consiste à dire : aucune information ne sera jamais publiée sur Wikileaks sans être immédiatement sourcée et d’une source physique, vérifiable immédiatement. En gros ça vise à s’arracher de la zone grise qui est celle du journalisme politique où vous avez des sources instrumentales, protégées dans leur confidentialité, qui elles-mêmes n’ont pas à montrer au journaliste la preuve de ce qu’elles avancent. Ce qui du coup crée une sorte de nuage permanent dans l’espace démocratique, qui fait que tout le monde est en train d’instrumentaliser les journaux, que les médias sont prêts à prendre n’importe quelle information non-vérifiée parce qu’ils sont en concurrence entre eux pour avoir accès à cette chose. Quitte à ce qu’elle soit fausse. Au contraire, Julian perçoit l’avenir du journalisme, à tort ou à raison, comme ressemblant à un article scientifique dans lequel vous faites des affirmations et vous avez en annexe et en sources toutes les expériences, tous les documents sur lesquels vous vous appuyez pour prouver vos affirmations et éventuellement les interpréter dans un second temps. Le journalisme s’en trouve réduit à une portion beaucoup plus saine mais plus congrue que celle qu’il occupe aujourd’hui et ça remet en question un certain nombre de dogmes et de libertés que prend la profession.

Un autre aspect de cette conflictualité avec les médias traditionnels tient au fait qu’ils se soumettent naturellement à des contraintes politiques ou étatiques nationales. Cette idée qu’il ne faudrait pas révéler des informations qui mettraient en danger les intérêts nationaux ou politiques, en partie respectée par Snowden, est complètement en dehors de la perspective adoptée par Assange qui consiste justement à déterritorialiser. C’est que Snowden se dit patriote et Assange dissident, anti-souverain. Cette différence dans le traitement de l’information, très sensible autour des documents relatifs aux conflits afghans ou irakiens dans les médias dominants, s’étend jusqu’à un journal comme The Intercept qui avait pour vocation de révéler les documents Snowden. Parmi ceux-là, l’un révélait le fait qu’il y avait plusieurs États dont toutes les communications étaient interceptées par la NSA, sans exception, en permanence. The Intercept se refusait à révéler le nom d’un de ces États. Wikileaks, qui avait accès aux documents, a eu un échange très acerbe avec Glenn Greenwald sur Twitter en disant : si vous ne pouvez pas, nous on va relayer dans 24 heures, ça n’a aucun sens ce que vous faites. Greenwald a tenu et Wikileaks a fini par révéler que c’était l’Afghanistan. Si vous avez cette tension avec The Intercept, vous imaginez ce que ça peut être avec un média qui est plus ancré au sein d’un Etat ! Moi j’avais fait une enquête sur Areva et l’uranium avec Wikileaks, que Le Monde avait acceptée. A trois reprises Le Monde a renoncé à la publication au dernier moment sur ordre de la direction. A trois reprises ! On trouvait toujours une excuse qui pour les deux dernières fois a été : vous êtes trop proche de Wikileaks.

Qu’est-ce que ça signifie ? D’une part, que les journalistes du Monde ne reconnaissent pas Wikileaks. D’autre part qu’il y a probablement eu une intervention de l’appareil d’Etat en amont pour empêcher ces publications. Ce qui suppose que l’appareil d’Etat sait ce que Le Monde va publier. J’imagine qu’ils ont prétendu qu’il y avait peut-être une force extérieure, une puissance étrangère, qui était derrière ou quelque chose comme ça. Les documents de l’enquête exploités par Wikileaks ont été repris dans un article du New York Times, qui avançait des arguments montrant qu’il y aurait une collusion entre les Russes et Wikileaks, en disant que ça avait pu servir les intérêts de Rosatom. Donc je me retrouvais au milieu d’un complot russe où j’aurais essayé de servir les intérêts de Rosatom en allant enquêter en Centrafrique (où j’étais déjà allé plusieurs fois pour ma thèse) sur une mine dont je démontrais qu’elle avait en fait été toujours inexploitable… et donc Le Monde, peut-être pour des raisons similaires a renoncé, et Arrêt sur images, qui avait un article prêt sur cette affaire, a renoncé sur ordre de son directeur, qui a avancé qu’il devait bien y avoir « les Russes ou les Chinois » derrière tout ça, que ça les dépassait.

“Un aspect de cette conflictualité avec les médias traditionnels tient au fait qu’ils se soumettent naturellement à des contraintes politiques ou étatiques nationales. Cette idée qu’il ne faudrait pas révéler des informations qui mettraient en danger les intérêts nationaux est complètement en dehors de la perspective adoptée par Assange qui consiste justement à déterritorialiser.”

En fait, c’est évidemment plus simple. Le Monde a été créé pour porter la voix de la France. Historiquement c’est ça, Le Monde est créé dans l’après-guerre de la même façon que l’AFP, qui elle appartient directement à l’État, comme « quotidien de référence », non pas tant dans l’espace médiatique interne mais pour le reste du monde afin de faire connaître le point de vue français. Les restes de cet héritage sont naturellement présents, même s’ils échappent à la conscience immédiate des journalistes qui y participent, et qui croient respecter une forme de neutralité axiologique. Or, ces médias d’apparence neutres ont des limites à leur neutralité et à une autonomie de gestion qui à un moment ou à un autre se font ressentir. Sans rentrer dans le complotisme : juste par effet de système, par pression sociale, par réflexes intégrés à un moment, historiquement. Et Wikileaks, qui est étranger à tout ça, à toute appartenance nationale, étatique, financière, qui n’a pour biais que l’irréductible biais humain, qu’ils tentent à leur tour de réduire au maximum via cette vision très particulière de ce que doit être le journalisme, vient tout simplement exploser tout ça, cette halle d’apparences soigneusement préservée

LVSL – Votre enquête sur les affaires d’Areva en Afrique, finalement parue dans Le Monde Diplomatique, est ressortie au moment où Edouard Philippe a été nommé premier ministre (il a été lobbyiste pour Areva). Récemment, Macron s’est rendu au Burkina Faso, où il a prononcé un discours d’une heure dans lequel il affirmait que la Françafrique était terminée. Certains doutent de cette affirmation. Avec le changement de pouvoir en France, quelles sont les évolutions qui vont avoir lieu dans le rapport avec l’Afrique ?

Juan Branco – Ce sont des rapports structurels : il n’y a aucune raison que ça change du jour au lendemain. Il y a un rapport d’interdépendance économique très fort et la seule façon de faire évoluer ces rapports passerait par une forme de rupture de la part des pays africains eux-mêmes, qui se projetteraient vers d’autres puissances pour trouver les investissements nécessaires pour assurer leur développement.

LVSL – La Chine, par exemple, pourrait-elle jouer ce rôle ?

Juan Branco – Je suis convaincu qu’en Centrafrique, le fait que Bozizé [Président centrafricain jusqu’en 2013] se soit tourné vers des investisseurs chinois qui avaient commencé à construire un certain nombre d’infrastructures, obtenus des licences d’exploitation pour le pétrole à la frontière avec le Tchad et qui commençaient justement à donner l’impression à Bozizé qu’il pouvait se défaire de l’emprise française, est un des facteurs fondamentaux de sa chute. Il se trouve qu’une rébellion est née au Nord-Est de la Centrafrique à ce moment-là, qui est descendue sur Bangui, et comme par hasard pour la première fois depuis 40 ans, le gouvernement français, qui avait les mêmes 800 soldats en poste pour tenir la Centrafrique que depuis l’indépendance, qui avait jusqu’alors été systématiquement impliqué dans la chute ou la nomination de tous les chefs d’Etat du pays, a décidé de laisser passer les rebelles et de laisser tomber Bozizé sans rien dire ni faire, alors qu’ils savaient parfaitement que ces milices n’étaient pas prêtes à exercer le pouvoir en Centrafrique. Bozizé a tenté de contourner ce qu’il sentait venir en demandant à l’Afrique du Sud de lui prêter une partie de la garde présidentielle pour former ses propres soldats. Bozizé est tombé, il est parti avec la caisse et a formé ses milices : les anti-balaka.

“Il y a un rapport d’interdépendance économique très fort entre la France et l’Afrique, et la seule façon de faire évoluer ces rapports passerait par une forme de rupture de la part des pays africains eux-mêmes.”

S’en est suivie la guerre civile que l’on connait. Quand la France a compris qu’elle n’aurait pas dû laisser tomber Bozizé pour la Seleka [coalition de rebelles, ndlr], c’était trop tard. Donc il y a eu une sorte d’hystérie qui a été mise en oeuvre à l’instigation du Quai d’Orsay alors dirigé par Laurent Fabius – avec qui j’avais travaillé un petit peu avant – par laquelle ils ont commencé à dire qu’il y avait un risque de génocide afin de donner un prétexte pour réengager et renvoyer des troupes supplémentaires, en décembre 2013, à un moment où la situation commençait vraiment à vriller. Ce n’était plus seulement les intérêts de la France qui étaient mis en danger mais plus largement la stabilité du pays, de la région dans son ensemble, du Tchad et du Cameroun notamment. Les prétextes mobilisés, de non-intervention, de non-ingérence, en mars 2013, étaient à tout le moins aussi fallacieux que ceux alimentant la rhétorique d’un risque pseudo-génocidaire (dans l’un des Etats les moins denses et structurés du monde, où les génocidaires théoriques d’alors composaient 20% de la population…), et visaient juste à trouver un nouvel équilibre qui nous serait plus favorable. On a joué avec le feu. En même temps il n’y avait pas d’autres solutions tout simplement parce que dès le moment où vous êtes dans une position néocoloniale d’investissement de l’espace tiers, y compris par son maintien dans le vide, vous prenez nécessairement tous les coups. Tout cela fait qu’aujourd’hui la Centrafrique, au lieu d’être un partenaire économique qui pourrait beaucoup apporter à la France, est juste un espace de pillage et surtout de chasse gardée protégée, en instabilité chronique, au détriment de tous.

LVSL – Ce serait donc la même logique que pour l’affaire Gbagbo en Côte d’Ivoire ?

Juan Branco – Oui bien sûr. Dès le moment où vous vous attribuez le pouvoir de faire quelque chose, vous êtes obligés derrière de suivre, parce que les acteurs vont agir en prenant ça en compte. A partir de là vous êtes obligés d’assurer vos arrières et de mettre en actes ce qui par ailleurs était plutôt avant une forme de virtualité qui n’était pas forcément vouée à être mise en action. C’est une question complexe parce que ce sont des espaces qui, dans le système économique tel qu’il existe, sont voués à la prédation. Il y a une sorte de barrière morale très facile à mettre en œuvre pour les décideurs politiques français aujourd’hui, qui consiste à dire : “si c’est pas nous cempêcher sont les autres” – ce qui est factuellement en grande partie vrai – au lieu de réfléchir aux causes systémiques. Et quand Macron dit que ça ne sera plus l’époque où les multinationales prendront sans donner, quand on sait les conditions de son accession au pouvoir, les liens qu’il a avec le capitalisme français (à commencer par Lagardère mais aussi Bolloré et compagnie), on sait très bien que c’est de la démagogie pure. Macron adhère au contraire à cette vision, à l’illusion économique selon laquelle la France est inscrite dans la mondialisation et n’a aucun intérêt à en sortir de quelque façon que ce soit. Elle doit dès lors, selon les fondements mêmes de son regard, épouser cette mondialisation au maximum et pour cela avoir un État qui pousse coûte que coûte ses atouts à l’étranger, au premier chef desquelles : les grandes multinationales.

Il y a un lien structurel important qui fait qu’il y a une sorte de fusion entre l’Etat et ces entreprises dans le système actuel, dont Macron se fait le chantre. Il y a une politique de puissance de la part de Macron qui consiste à dire : il faut renforcer au maximum ces agents de l’expansion économique de la France – et, en fait, de pillage des territoires extérieurs – qui vont nous permettre de déséquilibrer la balance de la mondialisation en notre faveur, pour en retour rapatrier des ressources, des bénéfices, et éventuellement les faire “ruisseler”. Et puis nourrir la puissance française, maintenir son rang dans le concert des nations. On est dans une logique de cet ordre-là qui fait que dès lors, il est normal de se soumettre aux contraintes de compétitivité, de sacrifier les intérêts (prétendument) à court terme des populations, afin de favoriser ces entreprises sur le marché national, leurs actionnaires en renforçant leurs positions – d’où le CICE, la suppression de l’ISF, etc. Dès lors, prétendre qu’il y aurait un quelconque changement dans la politique étrangère française, c’est tout simplement entrer en incohérence ou en contradiction logique avec le cœur de la vision économique et politique qu’il porte : c’est en d’autres termes, mentir.

LVSL – Vous êtes l’auteur d’une thèse consacrée à la Cour Pénale Internationale (CPI), où vous avez travaillé. Selon vous cette institution est très liée aux intérêts des occidentaux. Là on voit qu’elle cherche à diversifier cette orientation, en tout cas en apparence, puisqu’elle enclenche une procédure contre les Etats-Unis pour crimes de guerre en Afghanistan. Pensez-vous que cette enquête marque un tournant vers une stratégie plus multilatérale ?

Juan Branco – Un des enjeux de ma thèse est de comprendre la création de la CPI à partir de Hobbes. La CPI est la résultante d’un contrat social à l’échelle globale établi entre les Etats et leurs souverains. Les Etats, qui ont peur de leur effondrement, ont créé des outils qui visent à s’autoréguler, à éviter que leurs éléments les plus déviants commettent des excès tels que l’Etat en tant que forme politique dominante serait perçu comme une menace pour la sécurité des citoyens plutôt que comme la source de leur protection (principe qui est au fondement de la création de l’Etat pour Hobbes). Donc on crée la CPI pour essayer de maintenir la légitimité du système westphalien – soit l’idée de l’Etat comme force universelle de régulation géopolitique. Si à un moment on doit choisir entre préserver les intérêts de cet ordre étatique et les intérêts des populations, systématiquement, la CPI préservera l’ordre étatique, puisque les intérêts des populations ne sont défendus par l’institution qu’à un second degré, de façon instrumentale, pour servir la permanence de l’ordre étatique.

C’est ce qui explique que l’institution se soumette aux desiderata des puissances de l’ordre étatique et donc en particulier des Etats-Unis et des grandes puissances occidentales : elle sait très bien que si elle fragilise ces pouvoirs, elle se fragilise elle-même et elle décompose le monde qu’elle est censée défendre. Donc à partir de là je pense que structurellement, la CPI n’a vocation à être juste que dans une certaine limite qui est celle du maintien de l’ordre et que cela ne changera pas. Après elle peut ajuster, elle peut essayer de trouver des façons de remplir plus ou moins bien sa mission, mais si elle va dans un excès où elle oublie sa nature, où l’intérêt des populations prime sur celui du système qui l’a créée, sur celui des souverains qui ont formé ce contrat social pour la créer comme les individus ont formé les Etats pour se protéger, elle va s’effondrer parce que les États vont s’en retirer. C’est ce qui a failli se passer avec l’Union Africaine l’année dernière, où il y a eu un mouvement de retrait qui a failli s’enclencher parce qu’ils ont considéré qu’elle allait trop loin dans la régulation des violences sur le continent africain.

“La CPI annonce une enquête sur l’Afghanistan 11 ans après l’ouverture de leur examen préliminaire, alors qu’elle avait mis 3 semaines pour la Libye ; tout cela est avalé par les médias.”

Or cet ordre, par ailleurs, est déséquilibré : il favorise un certain nombre de puissances. Et il est potentiellement en train de basculer aujourd’hui. Voilà pourquoi ni la Chine, ni l’Inde, ni la Russie ne font partie de la CPI. Parce qu’elles ne se reconnaissent pas dans l’ordre actuel et parce qu’elles savent très bien que les Etats-Unis sont en dehors de la CPI parce qu’ils écrasent la CPI et non parce qu’ils ont peur de la CPI, eux refusent de se soumettre à cet ordre là. Les Etats-Unis se considèrent comme le souverain absolu de l’ordre créé par le Statut de Rome : c’est pourquoi ils n’en font pas partie, comme le Léviathan n’est pas partie au contrat social. L’idée même que quiconque puisse atteindre à la souveraineté des Etats-Unis est inenvisageable. Et l’impunité, au sens littéral du terme, dans une perspective hobbesienne – qui en fait, comme le reste de sa théorie, se retrouve factuellement dans l’organisation politique du monde d’aujourd’hui – est le propre de la souveraineté. Le Léviathan, c’est le résultat de la réunion des citoyens qui décident de s’enlever le droit de punir qu’ils détenaient chacun contre les autres, et acceptent de se laisser réguler par l’un d’entre eux, le seul souverain à qui l’on aura laissé ce droit de punir, et qui dès lors sera en dehors de ce contrat social.

C’est exactement ce qui a amené les souverains à créer la CPI : ils se sont privés d’une partie de ce droit absolu de punir que leurs avaient donné les citoyens, afin de laisser une institution, la CPI, l’utiliser à leur place dès lors qu’ils commettraient de trop grandes violences, et dès lors risqueraient de fragiliser l’ordre dans lequel ils s’inscrivaient et qui leur permettait de maintenir leur souveraineté. En dehors des conflits centre-périphérie, dès qu’il s’agit de se rapprocher de la souveraineté réelle, la CPI ne peut dès lors agir. Ils annoncent lancer une enquête sur l’Afghanistan 11 ans après l’ouverture de leur examen préliminaire, alors qu’ils avaient mis 3 semaines pour la Libye, et tout cela est avalé par les médias qui ne font pas leur travail, donc l’apparence tient, mais la réalité s’effondre.

Le rapport qui aujourd’hui est utilisé pour soutenir la seconde enquête, je l’ai vu tel quel déposé sur le bureau du procureur en 2011, quand j’y travaillais ! Qu’est-ce qui justifie ces années d’attente ? Alors on peut continuer à défendre des chimères, faire comme la FIDH et quelques autres, contre vents et marées prétendre. Mais à quoi bon… lorsqu’ontologiquement, l’institution ne peut faire autrement, sauf à se mettre en tension d’une telle façon qu’elle se saborderait ? Est-ce qu’il ne faut pas mieux se concentrer sur des combats plus pragmatiques ? Après on peut se dire aussi “bon ben c’est bien que symboliquement ça existe et qu’il y ait cette sorte de vague peur”, puisque justement, la théorie des apparences permettra de cacher la véritable nature de l’institution…

Propos recueillis par Vincent Ortiz pour LVSL