L’Europe de la défense dans l’impasse

Emmanuel Macron et Angela Merkel lors d’un sommet de l’OTAN en juillet 2018. © OTAN

Alors qu’Angela Merkel se montrait déjà peu enthousiaste sur la perspective d’une « Europe de la défense », la nouvelle coalition allemande a clairement annoncé son désintérêt pour les enjeux militaires, lui préférant des comptes publics bien tenus. Faute d’armée européenne, la France a forcé l’Allemagne à coopérer pour bâtir un avion de combat ensemble. Mais les chances que ce projet aille jusqu’au bout sont faibles. En filigrane, cette histoire illustre combien l’Allemagne préfère l’atlantisme à une hypothétique défense européenne ou franco-allemande. Article de Wolfgang Streeck, sociologue et ancien directeur de l’institut de recherche Max Planck, originellement paru dans la New Left Review, traduit par Giorgio Cassio et édité par William Bouchardon.

Qu’est-il arrivé à l’armée européenne ? Certains d’entre nous se souviennent peut-être encore de l’appel public lancé il y a trois ans par le philosophe Jürgen Habermas, qui invitait « l’Europe », identifiée comme l’UE, à s’armer afin de défendre son « mode de vie » contre la Chine, la Russie et les USA de Trump, et de faire progresser l’« union toujours plus étroite » vers un super-État supranational. Les cosignataires étaient une poignée de has-beens politiques allemands, dont Friedrich Merz (désormais nouveau président de la CDU, ndlr), alors encore à BlackRock. Mais pour une fois, nous pouvons célébrer une bonne nouvelle : « l’armée européenne » est morte et enterrée pour de bon.

Pourquoi la France veut une Allemagne réarmée

Qu’est-ce qui a scellé son destin ? De diverses manières, jamais discutées publiquement, comme le veut la coutume néo-allemande lorsqu’il s’agit de questions de vie ou de mort, le projet « d’armée européenne » était lié à la promesse faite de longue date par l’Allemagne à l’OTAN d’augmenter ses dépenses militaires à 2 % du PIB. Cette hausse de moitié, à une date non précisée dans l’avenir transatlantique, suffirait à ce que les dépenses de « défense » de l’Allemagne dépassent celles de la Russie, sans compter le reste de l’OTAN. De plus, les dépenses militaires allemandes ne peuvent porter que sur des armes conventionnelles et non sur des armes nucléaires. Dans les années 1960, l’Allemagne de l’Ouest fut l’un des premiers pays à signer le traité de non-prolifération nucléaire, à la condition que les Alliés occidentaux lui rendent une partie de sa souveraineté. En outre, il est évident que la Russie, avec sa coûteuse force nucléaire, serait incapable de suivre l’Allemagne dans une course aux armements conventionnels, ce qui la conduirait à investir dans l’amélioration de ses « capacités nucléaires ». Alors que cela devrait effrayer les Allemands les plus courageux, ce n’est pas le cas, car le simple fait de mentionner des questions de ce type vous fait passer pour un Poutinversteher (sympathisant de Poutine), et qui veut être considéré comme tel ?

L’utilité des fameux 2% ne fut jamais expliquée, à part à renforcer la puissance de feu de « l’Occident », mais l’idée sous-jacente est claire : transformer l’OTAN en une force d’intervention mondiale.

L’utilité des fameux 2% ne fut jamais expliquée, à part à renforcer la puissance de feu de « l’Occident », mais l’idée sous-jacente est claire : transformer l’OTAN en une force d’intervention mondiale. Notez que l’ensemble de l’armée allemande, contrairement aux autres pays membres, est sous le commandement de l’OTAN, c’est-à-dire des États-Unis. Toutefois, les USA ne sont pas les seuls à demander une hausse des dépenses militaires allemandes : la France souhaite elle aussi que l’Allemagne atteigne les 2%, ayant elle-même a atteint cet objectif pendant des années, puisque, comme la Russie, elle maintient une force nucléaire coûteuse, et manque donc de puissance conventionnelle. Ainsi, pour la France, un renforcement militaire allemand non nucléaire ne bénéficierait pas nécessairement aux États-Unis mais, dans des circonstances favorables, pourrait profiter à la France, en venant compenser son déficit conventionnel causé par son excédent nucléaire.

C’est ici que l’armée européenne de Habermas et de ses proches entre en jeu. Pour les Français, ce que Macron appelle la « souveraineté stratégique européenne » ne peut être réalisée que si l’Allemagne n’est, totalement ou au moins partiellement, extraite de son enchevêtrement militaire atlantiste, en faveur d’un enchevêtrement franco-européen. Si un tel projet est déjà suffisamment difficile à mettre en œuvre en lui-même, il faut ajouter que celui-ci implique de nouvelles unités et « capacités » conçues dès l’origine pour des objectifs européens autodéterminés plutôt que pour des objectifs transatlantiques déterminés par les États-Unis.

Le retour de l’Allemagne frugale

Un rapide coup d’œil à la planification budgétaire allemande pour le futur proche suffit toutefois à écarter cette perspective. Adoptées sous Merkel, avec Olaf Scholz (nouveau chancelier, ndlr) au Ministère des Finances, les prévisions budgétaires quinquennales actuelles prévoient une baisse des dépenses de défense de 50 milliards d’euros en 2022 à 46 milliards en 2025, alors que pas moins de 62 milliards seraient nécessaires pour une augmentation à 1,5 % du PIB, ce qui serait toujours loin de l’objectif de 2 % fixé par l’OTAN. Lors des discussions pour former une coalition, les sources militaires ont fait savoir qu’elles n’avaient aucun espoir d’un retournement de situation sous un gouvernement dominé, selon elles, par « la gauche ». Dans ces conditions, le seul moyen pour les forces armées de réparer leur « état désastreux », dû à des décennies de négligence sous les gouvernements successifs de la grande coalition Merkel, était, selon elles, de réduire le personnel militaire de 13.000 personnes, contre 183.000 actuellement.

Les soldats, comme les agriculteurs, se plaignent toujours. Quelle que soit la somme d’argent que vous leur donnez, ils estiment qu’elle devrait être plus importante. Mais après les énormes déficits du budget fédéral allemand en 2020 et 2021, et étant donné la détermination du nouveau gouvernement Scholz, avec Lindner aux Finances (Christian Lindner, leader du parti libéral-démocrate (FDP) est un farouche partisan de l’austérité, ndlr), à maintenir le frein à l’endettement, sans parler des énormes investissements publics prévus pour la dé-carbonisation et la « transformation numérique », on peut supposer sans risque que les rêves de Habermas et Merz d’une « armée européenne » seront vains, et que ses dividendes espérés pour l’« intégration européenne » et l’industrie de l’armement ne se matérialiseront jamais. Il est intéressant de noter que l’accord de coalition évite la question des 2 % avec un culot presque merkelien : « Nous voulons que l’Allemagne investisse à long terme (!) trois pour cent (!) de son produit intérieur brut dans l’action internationale, dans une approche en réseau et inclusive (?), renforçant ainsi sa diplomatie et sa politique de développement et remplissant ses engagements envers l’OTAN ».

Rien sur la façon dont cela sera payé, et rien non plus qui permette à Macron, dont le mandat va être remis en jeu au printemps 2022, de convaincre ses électeurs d’un progrès vers la « souveraineté européenne », conçue comme une extension de la souveraineté française. La France post-Brexit étant la seule puissance nucléaire restante de l’UE, ainsi que le seul membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, Macron espérait en effet que les chars allemands viennent joliment compléter les sous-marins nucléaires français et fasse oublier le fiasco AUKUS (alliance entre les USA, le Royaume-Uni et l’Australie qui a conduit à la rupture du contrat des sous-marins australiens, ndlr).

Le programme FCAS ne convainc pas

Y a-t-il une perspective de compensation ? L’espoir, comme le dit un dicton allemand, meurt le dernier, et cela pourrait être particulièrement vrai pour la France en matière européenne. Depuis quatre ans, l’Allemagne et la France parlent d’un chasseur-bombardier franco-allemand, le Future Combat Air System (FCAS), pour succéder au Rafale français et à l’Eurofighter allemand comme avion de combat de sixième génération des deux pays. À l’origine, le FCAS était un projet franco-britannique, mais celui-ci est tombé à l’eau en 2017 lorsque le Royaume-Uni a choisi d’opter pour un avion de son cru, le Tempest. Pressée par Macron, Angela Merkel a accepté de combler le vide. En 2018, Dassault et Airbus Defence se sont engagés comme principaux contractants, et la Belgique et l’Espagne ont été invitées à participer au projet. Pourtant, les travaux n’ont progressé que lentement, avec de graves désaccords notamment sur les droits de propriété intellectuelle, le transfert de technologie et les politiques d’exportation d’armes, un sujet important pour la France. Sous la pression de Paris, et probablement à la suite d’accords parallèles confidentiels conclus dans le cadre du traité d’Aix-la-Chapelle de 2019, le gouvernement Merkel a obtenu de la commission budgétaire du Bundestag, en juin 2021, qu’elle autorise une première tranche de 4,5 milliards d’euros, afin de se prémunir contre un éventuel changement de majorité parlementaire allemande après les élections de septembre.

En Allemagne, le FCAS est davantage considéré comme un embarras que comme une opportunité stratégique ou industrielle.

Or, parmi la classe politique allemande, le FCAS a peu de partisans, voire aucun. Cela vaut également pour les militaires, qui le considèrent comme l’un de ces grands projets français trop ambitieux, voués à l’échec en raison d’une ambition technologique excessive. Le système, qui doit officiellement entrer en service vers 2040, se compose non seulement d’une flotte de bombardiers furtifs, mais aussi de nuées de drones qui doivent accompagner les avions dans leurs missions. Il comprend aussi des satellites pour soutenir les avions et les drones, généralement pour ajouter des capacités de cyberguerre au système, ce qui lui donne une touche de science-fiction que les généraux allemands impassibles ont tendance à trouver, a minima, superficielle. Dans un rapport confidentiel, la Cour des comptes fédérale allemande a récemment réprimandé le gouvernement pour avoir laissé en suspens des questions cruciales lors de la négociation de l’accord, tandis que le bureau des achats de la Bundeswehr a exprimé des doutes quant à la possibilité que le système devienne un jour opérationnel. Aucun doute en revanche sur le coût du FCAS qui sera nécessairement très élevé. À l’heure actuelle, les estimations officielles, ou semi-officielles, tournent autour de 100 milliards d’euros, tandis que des initiés bien informés chez Airbus estiment que la facture serait au moins trois fois plus élevée. À titre de comparaison, le fonds de relance européen suite au Covid s’élève à 750 milliards, à répartir entre 27 États membres.

Le FCAS serait-il un lot de consolation pour Macron, pour lui faire oublier « l’armée européenne » et « la souveraineté stratégique européenne » ? Peut-être s’il y avait encore de l’argent, mais, après la grande hémorragie financière suite au COVID, ce n’est plus vraiment le cas. En Allemagne, le FCAS est davantage considéré comme un embarras que comme une opportunité stratégique ou industrielle – l’un des nombreux problèmes laissés par Merkel, avec son inimitable talent pour faire des promesses incompatibles et irréalisables et s’en tirer à bon compte, tant qu’elle était au pouvoir. S’il reste quelques « gaullistes » dans la classe politique allemande pour qui l’alliance avec la France – et indirectement une Europe franco-allemande – prime sur l’alliance avec les États-Unis, on n’en trouve aucun dans le nouveau gouvernement.

L’atlantisme triomphe sur la coopération franco-allemande

En effet, là où il pourrait parler d’une « armée européenne », l’accord de coalition se contente de prévoir « une coopération accrue entre les armées nationales des États membres de l’UE… en particulier en ce qui concerne la formation, les capacités, les interventions et les équipements, comme l’Allemagne et la France l’ont déjà envisagé ». Et pour ne pas être mal compris, il ajoute que « dans tout cela, l’interopérabilité et la complémentarité avec les structures et les capacités de commandement de l’OTAN doivent être assurées », déclarant encore plus explicitement quelques pages plus loin : « Nous renforcerons le pilier européen de l’OTAN et œuvrerons en faveur d’une coopération plus intensive entre l’OTAN et l’UE ». Le FCAS n’est même pas mentionné, ou seulement indirectement, dans un langage qui ne peut que blesser les Français : « Nous renforçons la coopération en matière de technologie de défense en Europe, notamment par des projets de coopération de haute qualité, en tenant compte des technologies clés nationales et en permettant aux petites et moyennes entreprises d’entrer dans la compétition. Les achats de remplacement et les systèmes disponibles sur le marché doivent être privilégiés pour les acquisitions afin d’éviter les lacunes en matière de capacités ». Il y a fort à parier que le projet, s’il ne s’effondre pas en raison de problèmes technologiques ou d’une lutte acharnée pour le leadership industriel et les droits sur les brevets, sera à un moment donné abandonné pour ses coûts.

La nouvelle ministre des affaires étrangères, la candidate à la chancellerie des Verts, Annalena Baerbock, est une fidèle atlantiste de type Hillary Clinton.

Les sceptiques du FCAS ne se retrouvent pas seulement au sein du SPD et du FDP. La nouvelle ministre des affaires étrangères, la candidate à la chancellerie des Verts, Annalena Baerbock, est une fidèle atlantiste de type Hillary Clinton qui a réussi à imposer ses vues sur le document de coalition tout au long du processus. Au cours des négociations de coalition, les Verts ont insisté pour que la flotte vieillissante de Tornado de la Luftwaffe soit rapidement remplacée par le chasseur-bombardier américain F-18. À ne pas confondre avec l’Eurofighter, les Tornados sont la contribution de l’Allemagne à ce que l’OTAN appelle la « participation nucléaire ». Celle-ci permet à certains États membres européens, et surtout à l’Allemagne, de livrer des ogives nucléaires américaines avec leurs propres bombardiers, avec la permission et sous la direction des États-Unis. (Pour autant que l’on sache, les États-Unis ou l’OTAN ne peuvent pas formellement ordonner aux États membres de bombarder un ennemi commun, mais les États membres ne peuvent pas bombarder un ennemi sans l’autorisation américaine). À cette fin, les États-Unis maintiennent un nombre non spécifié de bombes nucléaires sur le sol européen, en particulier allemand.

Récemment, des personnalités du SPD ont émis des doutes sur la sagesse de la doctrine de la participation nucléaire. Les États-Unis, pour leur part, se sont plaints de la vétusté des Tornado, mis en service dans les années 1980, et ont exigé des conditions de voyage plus confortables pour leurs ogives. À l’heure actuelle, les quelques Tornado encore capables de voler – moins de deux douzaines selon les dires – risquent de perdre leur permis de tuer (américain) en 2030. À moins de laisser le programme s’étioler, ce que certains membres de la gauche du SPD préféreraient, les Tornado pourraient en principe être remplacés par le Rafale français ou l’Eurofighter allemand (tous deux devant être remplacés, dans un avenir nébuleux, par des FCAS). Cependant, pour pouvoir transporter des bombes américaines, les avions non américains doivent être certifiés par les États-Unis, ce qui prend du temps, pas moins de huit à dix ans. C’est ainsi qu’est apparu le F-18, qui serait immédiatement disponible pour infliger l’Armageddon nucléaire à quiconque le méritera, du moins d’après les futurs présidents américains. Ainsi, le F-18 semble être le favori des militaires allemands, désireux de préserver leur réputation auprès de leurs idoles américaines et d’éviter les risques de diablerie technologique française.

À leur grand soulagement, l’acquisition rapide d’une flotte de F-18 de taille généreuse s’est avérée être l’une des demandes les plus vigoureusement défendues par les Verts de Baerbock lors des négociations de coalition. Après des négociations acrimonieuses, ils ont obtenu gain de cause. Dans l’accord de coalition, dans un langage compréhensible uniquement pour les initiés, les partis ont annoncé qu’ils allaient « acquérir un système successeur pour l’avion de combat Tornado » et « accompagner le processus d’acquisition et de certification de manière objective et consciencieuse en vue d’une participation nucléaire de l’Allemagne ». Le F-18 étant loin d’être bon marché pour un gouvernement à court d’argent, c’est une autre mauvaise nouvelle pour Macron et sa « souveraineté stratégique européenne ». Au final, si les États-Unis n’obtiennent pas leurs 2 %, ils pourront au moins vendre à l’Allemagne un bon nombre de F-18. La France, en comparaison, risque de se retrouver les mains vides, n’obtenant ni une armée européenne ni, en fin de compte, des FCAS.

Note : cet article a également été publié en anglais par la New left Review et en espagnol par El Salto.

Yémen : combien de temps les millions de victimes du conflit seront-elles passées sous silence ?

© Telesur

Au Yémen, bombardé depuis 2015 par l’Arabie Saoudite, près de 80% de la population se trouve en situation d’urgence humanitaire selon de multiples rapports de l’ONU. La guerre a plongé 14 millions de Yéménites en situation de pré-famine, tandis qu’une épidémie de choléra se propage depuis 2016, et frappe aujourd’hui plus dun million de personnes. C’est donc une crise humanitaire majeure qui s’y joue, dans une région instable déjà touchée par de nombreux conflits. Médias et gouvernements occidentaux ont été pourtant bien silencieux depuis l’intervention saoudienne au Yémen voulue par Mohammed Ben Salman, généralement présenté comme un “prince réformateur”. Un silence qui s’explique par un entrecroisement d’intérêts économiques et géopolitiques.


La sous-médiatisation du conflit yéménite

Les médias occidentaux n’ont pas donné aux populations les moyens de prendre la mesure de la gravité de la situation yéménite. Selon un récent sondage mené par les deux ONG britanniques Human Appeal et YouGov, 42% de leurs concitoyens ignorent qu’un conflit se déroule en ce moment même au Yémen. Selon le même sondage Human Appeal /YouGov, ce sont seulement 23% des britanniques qui ignorent qu’un conflit se joue en Syrie. Les mêmes observations peuvent être effectuées de l’autre côté de la Manche. Entre le premier Janvier 2015 et le 1er Janvier 2017, plus de 7.200 articles du quotidien le Monde évoquent la Syrie, tandis que l’occurrence “Yémen” apparaît dans seulement 1.400 articles. Il ne s’agit pas de déplorer l’ampleur de la médiatisation du conflit syrien, au contraire, mais simplement de regretter que le conflit yéménite n’ait pas bénéficié d’un traitement de la même ampleur. En effet, ces conflits ont tout deux un impact direct sur les déséquilibres régionaux du Moyen-Orient qui ont des répercussions jusqu’en Europe, et ont en commun d’avoir provoqué une crise humanitaire majeure.

“Pour la seule année 2017, MSF déclare avoir traité plus de 100 000 patients atteints de choléra. Cette situation est la conséquence directe du blocus mis en place par l’Arabie Saoudite”

L’ampleur du drame que vivent les Yéménites ne souffre d’aucune ambiguïté. Il est même désigné par l’ONU comme la “pire crise humanitaire du monde”. Près de 14 millions de Yéménites se retrouvent dans une situation de pré-famine, tandis que plus de 22 millions d’entre eux sont en situation d’urgence humanitaire, selon de multiples rapports onusiens – pour une population totale de 28 millions d’habitants. Pour la seule année 2017, MSF déclare avoir traité plus de 100 000 patients atteints de choléra, dans un pays ou le système de santé à été rendu dysfonctionnel par le conflit. MSF fait également état de cas de diphtérie, directement imputables à l’insécurité sanitaire du Yémen. Cette situation est la conséquence directe du blocus mis en place par la coalition arabe, dirigée par l’Arabie Saoudite de Mohammed Ben Salman. Le pari du jeune prince était de faire plier les rebelles houthis en leur aliénant le soutien de la population yéménite par une campagne fulgurante et brutale. Cependant, sur le plan militaire et politique, les choses n’avancent pas aussi rapidement que prévu. La résistance houthie reste conséquente, et malgré des pertes territoriales en début de campagne, elle maintient sa présence dans le Nord du pays, aidée en cela par les divisions géographiques, sociales et historiques du Yémen. En face, le président yéménite Hadi revendique sa légitimité au regard de la communauté internationale. La coalition qui le soutient apparaît cependant comme de plus en plus divisée. Les partisans du président Hadi seraient plûtot favorables a une poursuite des offensives, car celles-ci apparaissent comme le seul moyen de maintenir soudés les membres de cette coalition.

Le sommet de Stockholm : un possible tournant ?

Un premier round de négociations à eu lieu entre le 6 et le 15 décembre dernier à Stockholm, entre les rebelles houthis et la coalition qui soutient le président Hadi. Il s’est achevé sur l’accord le plus complet qui ait été signé depuis le début du conflit. 15.000 prisonniers seront échangés entre les deux camps, afin de poser les bases d’une négociation politique plus vaste ayant pour but de mettre fin à la guerre.

L’un des points clefs de cet accord concerne le port d’Hodeidah, qui était le théâtre de violents combats depuis cet été, et par lequel transite 80% de l’aide humanitaire en direction du Yémen. Initialement prévu pour le 8 janvier, le retrait de tous les acteurs militaires du port et de la ville, bien que non achevé, se poursuit. Il permettrait à la population de pouvoir enfin bénéficier de l’aide humanitaire.

Cette évolution positive – dont il reste cependant à voir les modalités concrètes d’application – a été incontestablement déclenchée par l’affaire Khashoggi. L’assassinat de ce journaliste d’opposition saoudien qui publiait dans plusieurs journaux américains a en effet provoqué un retentissement médiatique international. Sous pression, la monarchie saoudienne a décidé de lâcher du lest pour améliorer son image, s’assurant ainsi de ne devoir rien lâcher d’autre, que ce soit sur le plan national ou international. Aux yeux de nombre d’observateurs, ces négociations semblent donc confirmer le pouvoir pacificateur des médias occidentaux, qui ont poussé les gouvernements à prendre la situation yéménite en compte. La pression internationale qui a suivi l’affaire Khashoggi ayant permis ce résultat, on ne peut que regretter la sous-médiatisation qui fut celle du conflit yéménite. Elle a retardé la prise en compte des enjeux relatifs au drame yéménite par les gouvernements occidentaux.

L’issue des négociations, entre velléités humanitaires et Reälpolitik

Malgré le succès diplomatique qu’a constitué le round de négociations à Stockholm, la situation yéménite ne voit pas se profiler un avenir radieux. Pour l’heure, de nombreux accrochages ont été rapportés autour d’Hodeihah. Le port est toujours l’objet d’affrontements entre assiégeants issus de la coalition pro-Hadi et assiégés houthis, chaque camp rejette sur l’autre la responsabilité des accrochages.

Les avancées de Stockholm sont un produit direct de la situation régionale. L’affaire Khashoggi ayant conduit les Saoudiens à devoir lâcher du lest, le Yémen est apparu comme l’endroit idéal pour le faire. Les gouvernements occidentaux cherchaient à mettre un terme à la crise humanitaire yéménite, dans la mesure où ils estiment que l’instabilité sécuritaire et politique engendre une situation propice au développement de groupe djihadistes. Cette préoccupation s’inscrit dans un contexte où, sans être définitivement vaincu, le foyer djihadiste syro-irakien a été considérablement affaibli. Aux yeux des Saoudiens, la négociation semble être désormais le chemin par lequel ils ont le plus à gagner. La manière dont Mohammed Ben Salman a mené le conflit, avec une impréparation totale de ses forces armées, a montré ses limites. Le conflit yéménite est une guerre que Ryad ne peut gagner sans perdre beaucoup. Contrairement à ce qu’affirme la propagande saoudienne – qui lit la guerre à l’aune de l’opposition entre Ryad et Téhéran -, l’intervention iranienne n’est qu’un facteur minime du conflit. L’Iran ne s’accrochera pas à un conflit dans lequel il n’est en réalité que très marginalement présent. Si d’un point de vue régional, donc, la conjoncture actuelle semble favorable à un règlement pacifique du conflit, la situation interne au Yémen semble au contraire toujours plus conflictuelle et belligène.

“Les importantes ventes d’armes au gouvernement saoudien effectuées par les gouvernements occidentaux justifiaient une telle mise en sourdine de la situation au Yémen”

La coalition pro-Hadi, proche de la rupture, est de plus en plus divisée. Le seul lien qui maintient encore unis les différents groupes de cette coalition (le parti Al-Islah, des groupes salafistes et des groupes sudistes, entre autres) est constitué par le combat contre les Houthis. Un accord de paix pourrait donc paradoxalement signifier une nouvelle implosion pour le Yémen. La dissolution de l’État yéménite à la suite de la transition qui avait été initiée en 2012 a eu pour conséquence la démultiplication des acteurs politiques. Le Yémen est, depuis longtemps, un pays divisé. Le Sud, autour du port d’Aden, fut colonisé par les Britanniques jusqu’en 1967, avant d’être dirigé par la République populaire du Yémen, régime philo-soviétique et seul État marxiste du monde arabe. Le Nord quant à lui échappe à la colonisation, mais devient le théâtre de rivalités arabes qui débouchent en 1962 sur une guerre civile entre républicains socialistes, soutenus par l’Égypte de Nasser, et royalistes, soutenus par l’Arabie Saoudite. Lorsque l’Égypte se retire du conflit, l’Arabie Saoudite accepte de reconnaître la République Arabe du Yémen qui est pro-occidentale. Le pays n’est réunifié qu’en 1990, sous le régime du président du Nord Ali Abdallah Saleh. Ce dernier, renversé par le printemps arabe, a fini assassiné par des rebelles houthis. Les divisions économiques, territoriales et sociales demeurent donc particulièrement importantes dans ce pays fortement déstabilisé. Elles n’ont fait qu’accroître les tentations sécessionnistes, notamment dans le Sud du pays, qui se sent délaissé par le pouvoir central depuis plusieurs années. 

Il faut ajouter à cette situation épineuse la présence de groupes djihadistes qui se sont greffés sur le conflit. Entre avril 2015 et avril 2016, le port de Mukalla, (environ 150 000 habitants) à été contrôlé par une coalition de salafistes, de djihadistes locaux, et de la branche d’Al-Qaida présente dans la Péninsule Arabique (AQPA). La généralisation du chaos au Yémen permet à des groupes tels que l’AQPA de s’installer dans le paysage politique local. Malgré son gouvernement par la terreur, le groupe djihadiste pouvait se targuer d’une gouvernance positive de la ville de Mukalla, avant d’en être chassé par une offensive coordonnée des Émirats Arabes Unis et des Américains. Cet épisode est plus qu’anecdotique. Des cellules dormantes de l’AQPA commencent à germer dans plusieurs endroits au Yémen. Il va sans dire que les conditions de vie des habitants du Yémen, où la misère s’étend et le chômage s’accroît depuis le début de la guerre, ne peut que favoriser l’implantation de ces groupes djihadistes. Ces derniers peuvent séduire les jeunes en recherche de débouchés sociaux.

Malgré les avancées positives de Stockholm, le conflit semble donc loin d’une résolution immédiate. Toutefois si les premiers accords signés, notamment ceux qui concernent Hodeidah, sont plutôt bien respecté, d’autres améliorations seront rendues possibles. Cela nécessite que le conflit bénéficie d’une médiatisation suffisante, seule à même de garantir une pression internationale contraignante. En effet, les répercussions de ce conflit s’étendent bien au-delà du simple cadre du Yémen. L’instabilité yéménite, qui crée un terreau fertile pour la prolifération djihadiste, contribue à l’instabilité moyen-orientale, qui elle-même déborde sur l’Europe. Une meilleure perception du conflit yéménite et de ses possibles répercussions est donc absolument nécessaire en Europe.

Bien sûr, les importantes ventes d’armes au gouvernement saoudien, ainsi qu’a son allié émirati, effectuées par les gouvernements occidentaux, justifiaient une telle mise en sourdine de la situation au Yémen. Jean-Yves Le Drian s’était montré particulièrement actif sous la présidence Hollande dans le tissage de réseaux franco-saoudiens et franco-émiratis. Il avait réussi à faire fructifier ses contacts. D’une part, d’importants contrats d’armement ont été signés avec les deux pays du Golfe (9 milliards d’euros rien qu’entre la France et l’Arabie Saoudite entre 2010 et 2016) ; d’autre part, les Saoudiens s’étaient engagés à régler la facture des commandes de l’armée libanaise, tandis que les Emiratis ont financé les achats d’armements et de véhicule livrés à l’armée égyptienne, souvent d’origine française. Ces équipements ont servi à la sanglante répression du maréchal Al-Sissi contre ses opposants. Comme le dénonce régulièrement Amnesty International, les véhicules Renault ont en particulier joué un rôle crucial dans cette répression. L’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir n’a strictement rien changé à cette ligne politique. Depuis sa nomination au Ministère des Armées, Florence Parly s’est contentée de rejeter ou de minimiser les accusations de ventes d’armes pour la répression en Égypte. Pourtant, plusieurs preuves démontrent que le gouvernement avait conscience du rôle qu’allaient, ou qu’étaient en train de jouer ces armes.

Afin d’arrondir leurs comptes, les pays occidentaux ont donc délibérément soutenu une politique en réalité contraire à leurs intérêts et à la stabilité de la région moyen-orientale. Cette course à la vente d’armes s’explique entre autres par la croyance, très répandue, en vertu de laquelle la politique étrangère française au Moyen-Orient ne pourrait avoir d’existence que dans le cadre d’un alignement sur la géopolitique des États-Unis. “Existence” rime ici avec “concurrence” dans la vente d’armes, et ce au prix d’une réelle vision à long terme de la stabilité de la région et de la sécurité des Européens.

Entretien avec Djordje Kuzmanovic (FI) : Macron sacrifie la Défense française sur l’autel de l’atlantisme

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Entre les coupes budgétaires dans le secteur de l’armée (850 millions d’économies), l’alignement sur la géopolitique des Etats-Unis et la volonté de construire une “Europe de la défense”, Emmanuel Macron semble décidé à saper l’indépendance de la Défense française au nom du dogme de l’atlantisme et du néolibéralisme. C’est l’analyse que défend Djordje Kuzmanovic, porte-parole de Jean-Luc Mélenchon durant la campagne présidentielle et membre du Bureau National du Parti de Gauche. Il plaide pour la fin des coupes budgétaires, la mise en place d’une géopolitique indépendante des Etats-Unis au service de la paix et pour la construction d’une armée du Peuple dans la lignée de la Révolution Française.

LVSL Au dernier sommet européen, Macron s’est engagé dans la construction d’une “défense européenne”. Celle-ci est présentée comme une compensation face aux coupes budgétaires effectuées dans le secteur de l’armée. Que pensez-vous de ce projet ?

Djordje Kuzmanovic – L’Europe de la Défense est systématiquement pensée dans le cadre de l’OTAN. Il faut d’abord rappeler que depuis 1991, l’entrée des pays d’Europe de l’Est dans l’Union Européenne a été précédée par leur entrée préalable dans l’OTAN. Il n’existe aucun texte portant sur l’Europe de la Défense qui ne mentionne pas l’OTAN, d’une manière ou d’une autre.

Trump a provoqué un émoi chez les dirigeants européens lorsqu’il annonçait qu’il faudrait dissoudre l’OTAN. Cet émoi relevait surtout de la communication politique. Cela n’a aucun sens : Donald Trump ne dissoudra pas l’OTAN, cela irait à l’encontre des intérêts profonds des Etats-Unis. Ce qui est réel, c’est le concept de “smart defence” développé par l’OTAN, c’est-à-dire la mutualisation, la mise en commun à échelle européenne des moyens et des industries de défense. Cette mutualisation capacitaire de la Défense européenne se ferait dans le cadre de l’OTAN… et retirerait à chacun des pays les moyens de se défendre ! On est en train de retirer à la France sa capacité à se défendre par la sur-spécialisation de ses outils de défense dans le cadre d’une mutualisation européenne.

Tout cela masque le problème de base de toute Europe de la Défense : il faut avoir une diplomatie commune, et l’Europe n’en a pas. Il ne faut pas penser le budget de la Défense de manière comptable, mais selon les buts politiques et géopolitiques que l’on se fixe. Il n’y a aucun but géopolitique commun entre les nations européennes; il n’y en a déjà pas entre la France et l’Allemagne, il y en a encore moins entre la Pologne et le Portugal ! Il y a une réelle incapacité de la part des pays européens à mettre en oeuvre une diplomatie commune… ce qui n’est pas le cas des Etats-Unis d’Amérique, qui, eux, ont une véritable diplomatie et une armée corrélée à leur diplomatie !

LVSL Le Chef d’Etat-Major des Armées Pierre de Villiers a démissionné suite aux menaces qu’Emmanuel Macron lui adressait. Celui-ci lui reprochait “d’étaler certains débats [politiques] sur la place publique”. Comment jugez-vous ce geste, qui clôt la polémique entre le chef d’Etat-major des armées et le Président ?

Macron, lors de son intervention du 13 juillet, a frôlé l’insulte à l’égard du premier des militaires. Il savait qu’il s’exposait à ce que son chef d’Etat-major des armées (CEMA) démissionne. C’était assez probable, compte tenu des remarques qu’il avait déjà faites par rapport aux questions budgétaires. Macron n’étant pas un imbécile, on peut se demander si ce n’était pas une volonté de sa part de continuer à nettoyer cet aspect du pouvoir régalien et d’en enlever les têtes principales. Macron avait déjà retiré à Jean-Yves Le Drian son directeur de cabinet, et s’était donc approprié le Ministère de la Défense. À présent, c’est le CEMA qui est visé.

Il y avait une sorte d’alliance entre le Ministre de la Défense, qui voulait défendre son ministère, et le CEMA qui souhaitait limiter les coupes budgétaires face à la volonté de Bercy. À présent, le ministère de la Défense est totalement affaibli. On y a placé des gens totalement incompétents ; Sylvie Goulard en était l’illustration, elle qui voulait la fusion de l’armée française avec la défense européenne… Le CEMA se retrouve donc seul à défendre le budget de l’armée, qui a pris l’addition la plus salée de la baisse de 5 milliards demandée par Darmanin (850 millions pour le Ministère de la Défense). Pour ceux qui suivent l’affaire de près, tout cela était assez cousu de fil blanc.

Maintenant, cette bourde politique reste étonnante de la part d’Emmanuel Macron. A-t-il voulu jouer au chef ? Dans ce cas, il a perdu beaucoup de sa légitimité auprès des militaires et s’expose à des retours de flamme assez conséquents. Ce n’était pas rien d’avoir un CEMA respecté par les troupes et portant leurs revendications auprès des instances dirigeantes. Si le CEMA perd sa fonction, c’est la porte ouverte à l’autorité des hommes de troupe, des généraux à la retraite… Ou alors, l’objectif final de Macron est-il de sabrer l’armée française afin de mieux l’intégrer à une défense européenne et otanienne ? Dans ce cas, comment mieux le faire qu’en donnant un coup de pied dans la fourmilière ?

LVSL Le général Pierre de Villiers reprochait à Emmanuel Macron les économies budgétaires de l’année 2017 réalisées aux dépens de l’armée française. Quel est l’impact des restrictions budgétaires et, plus largement, des politiques économiques néolibérales sur l’armée française ?

En réalité, le CEMA n’a rien reproché à Macron, contrairement à ce qu’ont suggéré les médias. Le CEMA a fait son devoir en répondant à huis clos à des députés qui lui posaient des questions, comme c’est la prérogative des CEMA, leur droit et leur devoir (voir à ce sujet, la tribune publiée dans Marianne le 20 juillet). Quand des députés appellent quelqu’un en commission, à huis clos, c’est pour recevoir une réponse ! Au cours de cette audience, Pierre de Villiers a pu faire des commentaires déplaisants vis-à-vis de Macron, mais ce n’est pas lui qui était à l’origine de cette audience.

“Les dirigeants souhaitent qu’il y ait une spécialisation des armées des pays-membres de l’UE en vue de leur mutualisation dans l’OTAN.”

Il y a depuis deux décennies en France des politiques d’austérité qui sont menées pour respecter les “critères de convergence” définis par Maastricht et aggravés par les nouveaux traités européens ; les gouvernements sont liés par ces traités et doivent “rembourser” une dette qui ne fait que croître, mais qui sert toujours d’argument pour baisser toutes les dépenses de l’Etat… Dans ce contexte, le ministère de la Défense est celui qui a subi les purges austéritaires les plus drastiques. Sous Nicolas Sarkozy, ce sont 54.000 postes, militaires et civils, qui ont été supprimés. Sous François Hollande, ce sont entre 18.000 et 20.000 postes qui ont été supprimés (et encore, leur suppression a été freinée par les attentats !). En conséquence, l’armée possède moins de troupes ; alors qu’elle s’engage dans de plus en plus d’opérations extérieures, le gouvernement la déploie dans le cadre d’une opération intérieure inutile, l’opération “sentinelle”, qui implique de mettre à disposition beaucoup de moyens. En conséquence, la moitié des véhicules à volant, par exemple, ne fonctionne plus ! Pour certains véhicules blindés… le plancher n’est pas blindé ! Ces matériels sont d’autant plus affectés qu’ils sont utilisés dans des zones difficiles, comme le Sahel malien. Le gros de nos pertes au Mali vient de soldats qui sautent sur des mines avec des véhicules censés êtres blindés, mais qui ne le sont pas !

Il faut également se rendre compte que tous les ans, tous les ans (et c’est pour coller aux critères de Maastricht), le budget des opérations est sous-évalué de 600 millions d’euros ! Dans ce contexte, annoncer qu’on va faire 850 millions d’économies budgétaires n’est juste pas tenable. Le CEMA a simplement fait son travail en expliquant qu’on ne peut pas mener les opérations que demande le pouvoir politique.

Tous les candidats à l’exception de Jean-Luc Mélenchon déclarent qu’il faut ramener à 2% le budget de la défense. Cela correspond à une exigence de l’OTAN, dont les dirigeants souhaitent qu’il y ait une spécialisation des armées des pays-membres de l’UE en vue de leur mutualisation dans l’OTAN.

Cette mesure est donc une copie conforme des exigences otaniennes ; elle n’est accompagnée d’aucune réflexion. Et sur ces 2%, Macron veut faire des réductions… Etant totalement européen et atlantiste, il a annoncé que ce serait 2% pour… 2025.

Donc oui : les armées, comme tous les autres services d’Etat, subissent des coupes budgétaires destinées à rembourser des dettes qui ne le seront jamais. Il y a quelques jours, 7.000 hectares de forêt sont partis en fumée ; 10.000 personnes ont été déplacées ; les maires des municipalités touchées par l’incendie se plaignent du fait que les secours n’arrivent pas à temps. Comment le pourraient-ils ? Il y a au moins quatre Canadairs sur vingt-six qui sont au sol pour les mêmes raisons : il n’y a pas assez de pièces et trop peu de moyens déployés pour permettre une maintenance correcte. Les secours ne peuvent donc pas faire leur travail parce qu’ils n’ont pas suffisamment de matériel. C’est un exemple parlant de ce que provoquent ces “économies” budgétaires. On devrait comparer les économies faites sur le budget avec les pertes causées par ces milliers d’hectares de forêt brûlés, cette saison touristique perdue, les problèmes de reboisement écologiques sans fin que posent les incendies.. Bien sûr, les coûts sont largement supérieurs aux économies ! Il faut donc faire des calculs qui ne rendent pas compte d’une vision strictement comptable de l’Etat. Les militaires, à cause des ces coupes, ne peuvent pas mener à bien les missions qui sont les leurs.

LVSL – Quelles solutions proposez-vous aux problèmes actuels de l’armée ?

Je voudrais revenir sur un élément important par rapport à la crise qui vient de se dérouler. Il faut tout d’abord se rendre compte que la démission du CEMA est une première dans l’Histoire de la Cinquième République. Cela montre la pente très autoritaire que prend Macron, et sa réelle incapacité à gouverner avec les institutions du pays qu’il préside. Ce qu’il reproche au CEMA, c’est d’avoir fait son travail dans le cadre d’un Parlement qui a lui aussi fait son travail. Or, comme Nicolas Sarkozy et François Hollande avant lui, Macron semble avoir un problème avec la connaissance de la Constitution française. L’article 35 de la Constitution stipule clairement que toute opération extérieure doit, au bout de quatre mois, conduire à un vote du Parlement pour savoir s’il est maintenu ou pas. Parfois il a été convoqué au bout des quatre mois, et jamais reconduit. Cela veut dire que Hollande, Sarkozy et Chirac ont mené 13 ans de guerre dans l’illégalité la plus totale. Les parlementaires sont les représentants de la nation, et le fait qu’on ne les fasse pas participer à ces questions centrales écarte la nation de ces questions militaires, qui finissent pas se retrouver exclusivement entre les mains du Président et de ses quelques conseillers…

Emmanuel Macron parle et agit comme s’il était Président des Etats-Unis, c’est-à-dire un chef des armées au sens strict, qui possède les prérogatives militaires. En France, le Président n’a ce pouvoir-là que dans un seul cas : la riposte nucléaire. C’est le seul domaine de l’armée dans lequel il possède une autorité propre. Avec la France Insoumise, nous travaillons pour trouver les 62 députés nécessaires pour pouvoir poser une question de constitutionnalité au Conseil Constitutionnel. Plus largement, nous souhaitons mettre fin aux économies budgétaires et rouvrir les dizaines de milliers de postes supprimés par les gouvernements précédents.

“Nous souhaitons également le retour à une armée du peuple, qui ne soit plus simplement professionnelle.”

Nous souhaitons également le retour à une armée du peuple, qui ne soit plus simplement professionnelle, et ce pour plusieurs raisons. La première raison est politique. C’est le peuple qui, comme cela a été pensé par les acteurs de la Révolution Française, est le garant de ses institutions et de la démocratie : tout corps militaire constitué est une menace pour la démocratie. Deuxièmement, l’armée est un fort liant national ; de la même manière que les enfants de la République reçoivent une éducation qui leur permettront de devenir des citoyens conscients, ils donnent à la République une partie de leur temps. C’est pourquoi nous défendons la mise en place d’un service militaire et civil national, qui s’effectuera dans les armées, ou bien dans la police, le corps des pompiers, ou encore dans des associations, bref, dans tout ce qui est d’utilité publique. Cela revient à se mettre un an au service de sa patrie, chose dont, d’expérience, tout le monde (ou presque) est fier. Nous souhaitons que cela devienne un moment d’intégration à la communauté nationale, mais aussi au marché du travail. Il permettrait de contrebalancer la tendance à enchaîner les stages qui existe aujourd’hui. À l’époque de la suppression du service militaire, il y avait 150.000 stagiaires. Il y en a aujourd’hui 1.500.000. Le privé emploie des jeunes, souvent très compétents pour de bas salaires ; avec le rétablissement d’un service militaire et civil, le talent des jeunes serait mis au service de la nation et non plus du privé ; ils seraient rémunérés à minima au SMIC pendant un an plutôt que d’enchaîner les stages.

LVSL – Vous êtes ancien officier, membre du Bureau National du Parti de Gauche. Dans le discours contemporain, les concepts de “gauche” et d'”armée” sont souvent considérés comme contradictoires, voire antinomiques. Vous défendez une vision de l’armée basée sur l’idéal du citoyen-soldat décrit par Jaurès dans son livre “L’Armée Nouvelle” et qu’on peut faire remonter jusqu’à l’héritage de Robespierre qui a théorisé la nation en armes…

Je reprends l’idée qu’au moment de la Révolution Française, le citoyen acquiert deux droits : le droit de vote et le droit de porter des armes (cela peut sembler étrange à une époque où l’hédonisme règne en maître), dont il reste une trace dans notre hymne national. Sans les conscrits de l’an II, sans les batailles de Valmy, Jemappes, Fleurus, gagnées par les citoyens face à l’Europe coalisée contre la nation française, il n’y aurait tout simplement pas eu de Révolution Française. La bataille de Valmy, militairement, n’est pas extraordinaire ; mais elle possède une signification politique considérable : à Valmy, l’armée du peuple sert les intérêts de la nation, ceux de tous, et pas ceux d’une oligarchie.

Ce qui est intéressant, c’est qu’à partir de 1815, les dirigeants n’ont eu de cesse de détruire l’institution du service national et l’idée du conscrit de l’an II. Ils créent une armée de répression intérieure, où le recrutement des officiers ne se fait plus sur le talent, mais au sein d’une population très restreinte et socialement marquée. L’armée se professionnalise de facto, et a surtout été utilisée pour mener des guerres coloniales et réprimer les ouvriers français à l’intérieur. Cela montre assez les dangers d’une armée exclusivement professionnelle. Il suffit d’écouter certains membres des rangs socialistes (Manuel Valls, Ségolène Royal, qui avaient demandé que l’armée vienne mater les troubles de Marseille) pour constater à quel point la tentation d’utiliser l’armée à des fins de répression intérieure est encore présente.

LVSL – La France Insoumise défend, en politique étrangère, un “nouvel indépendantisme français”. Qu’est-ce que cela signifie ?

Selon nous, la Défense n’est pas dé-corrélée des objectifs politiques de la France. Il est important de déterminer la vision géopolitique de la France et sa place dans le monde. Nos objectifs géopolitiques sont de n’être présents dans aucune alliance militaire pérenne ; c’est pourquoi il faut sortir de l’OTAN ; c’est pourquoi nous ne devons évidemment pas nous engager dans une quelconque alliance militaire pérenne avec la Russie, la Chine, le Venezuela, comme le suggèrent les délires de nos opposants. Nous voulons au contraire œuvrer au renforcement de l’ONU, car nous pensons que ses mandats peuvent aider au développement de la paix. Il faut renforcer le commandement intégré de l’ONU, pas celui de l’OTAN. Nous voulons que la France soit au service d’une alter-diplomatie. Nous plaidons par exemple pour la mise en place de partenariats égalitaires avec les pays pauvres, pour l’annulation de leurs dettes. Nous voulons donc que la France mette ses armées au service de la défense de son territoire et des mandats de l’ONU, et non pas au service d’une diplomatie belliqueuse alignée sur celle des Etats-Unis.

Propos recueillis par Antoine Cargoet et Vincent Ortiz pour LVSL.

Crédits :  ©France Insoumise ©Avenir En Commun – https://avenirencommun.fr/livret-garde-nationale-defense/

Trump, La Fayette et le 14 Juillet

©US Embassy France. Licence : l’image est dans le domaine public.

On pourrait comprendre que le gouvernement français rende hommage aux Etats-Unis pour leur entrée en guerre aux côtés de la France, en 1917. Mais Emmanuel Macron a choisi d’inviter Donald Trump le 14 Juillet, et non le 2 avril (date de l’entrée en guerre des Etats-Unis). L’acte est lourd de symbole. Il s’agit de suggérer que le destin de France et des Etats-Unis sont indéfectiblement liées ; et d’inscrire la Révolution française dans le sillage de l’histoire des Etats-Unis. C’est ici que le bât blesse. Autant il serait stupide de nier les influences réciproques qu’ont exercé l’une sur l’autre la fédération américaine et la nation française, autant inscrire le 14 Juillet dans le sillage de l’histoire américaine revient à vider de sa substance cette date fondatrice et la Révolution qui l’a suivie. Et permet au Président de réécrire l’histoire des relations franco-américaines.

Ce n’est pas la première fois qu’Emmanuel Macron évoque les liens qui unissent la Révolution Française à l’histoire américaine. “Monsieur Trump, regardez votre histoire: c’est celle de la Fayette, c’est la nôtre”, déclarait-il déjà le 18 janvier 2017. L’évocation du marquis de La Fayette, qui appuya militairement l’indépendance américaine et fut un protagoniste important de la Révolution française, permet à Emmanuel Macron de suggérer une filiation idéologique entre ces deux événements, et plus largement une continuité historique entre le destin de la République Française et de la République américaine.

L’invitation de Donald Trump un 14 Juillet en France a été interprétée de la même manière par la presse française, qui se réjouit que les liens franco-américains soient célébrés de la sorte.

On oublie ici de dire que La Fayette, qui apporta un soutien militaire important aux révolutionnaires américains, s’opposa de toutes ses forces aux révolutionnaires français lorsque ceux-ci devinrent républicains. On oublie de rappeler que Louis XVI, qui envoya des 12.000 soldats français à la jeune République américaine pour la consolider face aux Anglais, finit par être décapité par les révolutionnaires français.

C’est que les deux révolutions, française et américaine, ne sont absolument pas comparables dans les principes qu’elles proclamèrent, les réalisations qui furent les leur et les forces sociales qu’elles mobilisèrent.

La République française proclamait en 1792 le suffrage universel. La Constitution de juin 1793 mettait en place certaines structures de démocratie directe. La Constitution américaine de 1776, quant à elle, laissait intact le suffrage censitaire dans de nombreux Etats. Elle instituait un régime représentatif, explicitement opposé à toute forme de démocratie directe ou participative. Les Pères Fondateurs des Etats-Unis se caractérisent par leur hostilité à la démocratie. Le peuple était pour eux un mineur politique, gouverné par ses passions, incapable de discerner ce qui était bon pour lui ; une “grosse bête“, pour reprendre l’expression du juriste Alexander Hamilton, l’un des rédacteurs de la Constitution américaine. Pour cette raison, le pouvoir devait appartenir à une élite, seule capable de gouverner; Madison, président américain, écrivait par exemple que le pouvoir devait être placé entre les mains des “plus capables“, des “chefs d’Etats éclairés“, des “hommes doués d’intelligence, de patriotisme, de propriétés et d’un jugement impartial“. L’historien Gordon Wood n’a pas tort d’écrire que la Constitution américaine est un texte “à caractère aristocratique, destiné à contenir les tendances démocratiques de l’époque” et à “exclure du pouvoir ceux qui n’étaient pas riches ou bien nés“.

La constitution américaine de 1776 a créé un régime ségrégationniste. ©jp26jp. Licence : CC0 Creative Commons.

La République française abolit l’esclavage le 4 février 1794 ; elle proclama l’unité du genre humain et mis fin, dans la loi, aux discrimination liée à la couleur de la peau. On sait que la Révolution américaine, au contraire, renforça ce que les révolutionnaires français nommaient “l’aristocratie de l’épiderme” ; elle fut, après tout, l’oeuvre de planteurs esclavagistes, les mêmes qui dans la France de 1794 furent jetés en prison…

La Révolution fut le théâtre d’un bouleversement social majeur: une réforme agraire radicale eut lieu en 1793, et les bases d’une société égalitaire furent jetées. Le processus d’indépendance américaine, au contraire, renforça le pouvoir des grands propriétaires terriens ; James Madison, “père fondateur” et quatrième président des Etats-Unis, fait part dans une lettre de son souci de protéger “la minorité des riches” des abus de la “majorité“…

Saint-Just. Avec Robespierre, il est l’une des grandes figures de la phase radicale de la Révolution française (juin 1793 – juillet 1794).©: purchased.  Rama. L’image est dans le domaine public.

On voit tout ce qui oppose ces deux événements, entre lesquels Emmanuel Macron voudrait pourtant établir une filiation. À la racine de ces différences, c’est une divergence de philosophie politique qui est à l’oeuvre. La Révolution américaine est le produit de la tradition libérale, alors que la Révolution française est issue de la pensée républicaine. D’un côté, c’est l’extension illimitée des droits individuels qui est promue; de l’autre, le bonheur collectif et la souveraineté populaire. Régis Debray, dans Civilisation, résume cette différence. D’un côté, la Révolution française proclame que “l’individu tire sa gloire de la participation volontaire à l’ensemble”. Au contraire, la révolution américaine, forte de sa tradition individualiste, proclame que “l’ensemble tire sa gloire du degré de liberté qu’elle laisse à l’individu”. “Il y avait du Locke et de l’Epicure chez Jefferson, de l’Aristote et du Rousseau chez Saint-Just. Chez l’un, une promesse de bien-être donnée à chaque individu ; chez l’autre, la mise à disposition des plébéiens (“les malheureux sont les puissances de la terre”) des moyens de vivre dans la dignité”.

Inviter Donald Trump en France un 14 Juillet équivaut à édulcorer le tremblement de terre que fut la Révolution française, à passer sous silence ce qui lui donna un si grand retentissement : la proclamation de la République, l’abolition de l’esclavage, la décapitation du roi, la redistribution des terres aux paysans. Et à gommer une partie essentielle de l’histoire de France.

Plus que de célébrer l’entrée en guerre des Etats-Unis, il est ici question, pour Emmanuel Macron, d’inscrire la Révolution de 1789, l’acte fondateur de l’identité politique française, dans une tradition atlantiste et libérale. Et de réaffirmer l’attachement indéfectible de la France au gouvernement américain. À l’heure où le gouvernement américain multiplie les déclarations impérialistes à l’égard de l’Amérique latine, les provocations en Asie du Sud-Est et la signature de contrats juteux avec les pétro-monarchies obscurantistes, faut-il vraiment faire preuve d’un anti-américanisme primaire pour regretter que la France s’aligne aussi parfaitement sur la vision du monde des Etats-Unis ?

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