Quand les géants pétroliers appuyaient le Club de Rome

L'ère de la pénurie -- Le Vent Se Lève
© Joseph Edouard pour LVSL

La thématique de la finitude des ressources et des « limites à la croissance » n’est pas neuve. Aux États-Unis, le spectre d’un épuisement imminent du pétrole – démenti par les faits – est apparu à plusieurs reprises au cours du siècle passé. Ses implications politiques sont ambivalentes : s’il a permis de dénoncer la folie d’un système ultra-productiviste, il a aussi servi de justification aux pratiques de certaines fractions des élites économiques. Ainsi en va-t-il du secteur pétrolier dans les années 1970, qui se livrait à des opérations de cartel pour faire monter les prix ; et qui a mis en avant les prédictions de géologues du Club de Rome sur l’épuisement prochain de l’or noir, afin de fournir une cause alternative au renchérissement du pétrole. Ainsi en va-t-il des producteurs d’armes, trop heureux que la finitude des ressources justifie des conflits pour leur appropriation. Par Vincent Ortiz, auteur de L’ère de la pénurie – capitalisme de rente, sabotage et limites planétaires (Cerf, 2024). Ces lignes ont été extraites de cet ouvrage et éditées.

« En l’an 2000, l’Angleterre n’existera plus » : florilège de prédictions manquées

Le « rapport Meadows » du Club de Rome Halte à la croissance ?, qui souhaite attirer l’attention sur la finitude des ressources, émerge dans le sillage de nombreuses prédictions malthusiennes. Sa parution fait écho à celle The Population Bomb de Paul R. Ehrlich, autre best-seller fortement médiatisé. Ce biologiste est un compagnon de route des époux Meadows, qui le citent à plusieurs reprises.

Publié en 1968, son ouvrage s’ouvre sur les mots suivants : « La bataille pour nourrir l’humanité toute entière est perdue. Dans les années 1970, des centaines de millions de personnes mourront de faim malgré tous les programmes de secours qui ont été initiés. Il est à présent trop tard : rien ne peut empêcher un accroissement substantiel du taux de mortalité global » – qui, comme on le sait, allait précisément diminuer1 ! Il dresse un portrait pessimiste de l’avenir de la planète, confrontée à une population grouillante et une insécurité alimentaire exponentielle.

Avec gravité, Ehrlich alerte sur la submersion démographique qui s’abattra sur les nations développées si rien n’est fait, et développe une série de prescriptions pour la prévenir, comme la dissémination d’un agent stérilisant dans les produits alimentaires exportés dans l’hémisphère sud. Pour fantaisistes qu’ils soient, ses écrits accompagnent l’intérêt que portent les pays émergents pour les politiques anti-natalistes. Des plus incitatives – politique de l’enfant unique en Chine – aux plus coercitives – stérilisation de huit millions de femmes en Inde.

Même si nous diminuons notre consommation, nous connaîtrons une pénurie de sources d’énergie traditionnelles au début des années 1990.

Guido Brunner, Commissaire européen à l’Énergie, 1978

Face à cet accroissement démographique, les ressources, limitées, viendraient prochainement à manquer. C’était l’opinion du commissaire européen à l’Énergie Guido Brunner, autre soutien du « rapport Meadows » : « Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, nous faisons face à la finitude des matières premières […] Il était grand temps de ralentir l’extraction du pétrole. Mais une réalité demeure : même si nous diminuons notre consommation, nous connaîtrons une pénurie de sources d’énergie traditionnelles au début des années 1990. » De graves problèmes d’approvisionnement énergétique allaient bientôt frapper les pays occidentaux, estimait-il dans un discours en 19782. Et de rappeler combien les décennies précédentes avaient été dispendieuses : « En vingt ans, notre consommation d’énergie a doublé. Notre consommation de pétrole a quadruplé. Cela ne pouvait pas continuer ainsi. »

Les mécanismes salutaires du marché n’ont certes pas tardé à intervenir : « Le prix du pétrole brut a été multiplié par six » depuis quelques années. Ce brutal accroissement des cours n’est hélas pas suffisant par rapport à l’ampleur de la crise : « Cette correction est traumatisante, mais elle est en réalité survenue trop tard. Les prix du pétrole sont demeurés trop bas pendant trop longtemps. » Guido Brunner n’était pas isolé lorsqu’il tenait de tels propos. De nombreux Nostradamus prophétisaient une ère de privations liée à l’épuisement du liquide noir.

L’époque s’y prêtait. Les années 1970 sont celles où l’on expérimente des pénuries d’essence dans les stations services ; où, aux États-Unis, on dévalise les magasins pour faire des stocks de papier hygiénique. La période de vaches grasses est terminée, austères sont les temps qui viennent : l’idée fait son chemin. C’est la décennie de Mad Max et d’une série de navets oubliés, qui mettent en scène la lutte à mort de quelques survivants dans un monde post-apocalyptique, sur une planète aride et désolée.

À l’origine de cette nouvelle ère, le choc pétrolier de 1973 : cette année-là, les majors pétrolières américaines, alliées aux pays de l’OPEP, se sont entendues pour décupler le prix de l’essence. Les pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord – en réaction au soutien américain à Israël durant la guerre du Kippour – proclamaient avec fracas un « embargo » contre l’Occident. Mais en Occident, les multinationales réduisaient elles-même leur production, plus discrètement, pour accompagner cette hausse des cours. Les réactions en chaîne se multiplient, l’inflation s’affole, l’économie s’affaisse.

« Il est clair que cet épisode de croissance industrielle exponentielle ne peut que constituer une époque transitoire. Elle n’aura compté que pour trois siècles dans la totalité de l’histoire humaine », écrit M. King Hubbert à la même époque. Ce personnage hybride, géologue issu de l’industrie pétrolière, est proche du Club de Rome. Ses prédictions alarmistes faisaient écho aux préoccupations environnementales relatives à la finitude des ressources, que le choc pétrolier semblait révéler.

Derrière l’horizon des limites planétaires, la réalité du cartel pétrolier

Quelques décennies plus tard, il est possible de prendre du recul sur la séquence qui s’est ouverte en 1973. Si une récession brutale a bel et bien frappé les économies occidentales, de nombreuses prophéties ont été démenties. Il n’y a pas eu d’épuisement absolu du pétrole. Nulle raréfaction réelle n’a été à l’origine de cette hausse considérable des prix qui a mis un coup d’arrêt à la prospérité occidentale. Comment, dès lors, comprendre cette floraison de prédictions apocalyptiques qui ont marqué la décennie 1970 ?

L’ouvrage du Club de Rome Halte à la croissance ? (The Limits to Growth) était publié en octobre 1972. En octobre 1973, les pétroliers – États et entreprises – imposaient au monde une première crise énergétique. Le Club de Rome alertait sur la pénurie des ressources à venir. Les pétroliers l’imposaient. Le Club de Rome prônait la décélération des économies occidentales. Les pétroliers l’imposaient. Le Club de Rome s’enquérait de la consommation tous azimuts des Occidentaux. Les entreprises pétrolières allaient se charger de modérer leurs appétits.

Cette coïncidence entre émergence des préoccupations environnementales et récession économique était trop belle pour n’être pas exploitée par ceux qui la généraient. Aussi comprend-on le paradoxe apparent souligné par l’historien Timothy Mitchell : « de manière contre-intuitive, les compagnies pétrolières elles-mêmes ont aidé à faire émerger “l’environnement” comme objet politique, concurrent de l’économie3 ».

Si l’inflation et le chômage atteignaient de nouveaux sommets, ces hausses étaient risibles par rapport à l’explosion des profits pétroliers. En 1972, un baril de pétrole était vendu à 3$. En 1974, il atteignait 12$. En 1979, il devait monter à près de 40$. La thématique des « limites à la croissance » tombait à pic. Les géants de l’or noir avaient procédé à cette hausse des prix par le biais d’une technique classique, mais inavouable : le cartel – soit un accord tacite pour limiter la production afin de conduire à une hausse des prix.

Dennis Meadows, l’un des principaux rédacteurs du « rapport » éponyme, voyait dans le choc pétrolier une corroboration de ses prédictions

Leurs gains insolents ne passaient pas inaperçus. Les multinationales proclamaient leur impuissance par rapport à un « embargo » supposément imposé par les pays de l’OPEP. Mais elles ne parvenaient pas à emporter la conviction. Leur responsabilité assez évidente dans le ralentissement de l’économie en faisait une cible privilégiée. L’avocat Paul Bloom, proche du président Jimmy Carter, résumait l’esprit du temps lorsqu’il déclarait : « le peuple américain, dans son ensemble, préfère encore la peste noire aux majors pétrolières4 ». On comprend donc que le rapprochement tactique effectué par l’industrie pétrolière vis-à-vis du Club de Rome.

L’intérêt pour la finitude des ressources allait permettre de fournir une cause alternative à ce renchérissement du pétrole : l’épuisement physique des réserves d’or noir. Les prix du pétrole montaient en flèche ? C’était le reflet de sa raréfaction ! Ainsi, l’intérêt du secteur pétrolier convergeait temporairement avec celui du Club de Rome. Les prédictions inquiétantes du second légitimaient et voilaient la stratégie économique du premier, tandis que celle-ci, provoquant inflation, récession et pénuries, semblait accoucher du monde décrit dans Halte à la croissance ?

Dennis Meadows, l’un des principaux rédacteurs du « rapport » éponyme, voyait dans les derniers événements une corroboration de ses prédictions : « Si j’avais dit, lors de la parution du livre, que l’on assisterait bientôt à une crise énergétique, à des famines de masse, à l’apparition d’un marché noir du bœuf […] à l’érosion des standards environnementaux, la plupart des gens ne m’auraient pas cru5. » Désormais, il était écouté.

Quand l’industrie du pétrole alerte sur la finitude des ressources

L’industrie du pétrole, quant à elle, effectue un pas vers le Club de Rome. Elle favorise l’ascension du géologue M. King Hubbert, qui cherche à alerter l’opinion quant à la finitude des ressources pétrolières. Une féroce controverse l’oppose à Vincent McKelvey, directeur de l’Institut géologique des États-Unis, l’organisme gouvernemental de référence sur les enjeux pétroliers. Malgré le contexte de crise énergétique, McKelvey maintient des estimations optimistes, qui étaient celles de l’industrie pétrolière quelques années plus tôt : entre 500 et 600 milliards de barils, contre 290 milliards pour Hubbert.

Les décennies suivantes devaient confirmer les prédictions pessimistes de Hubbert concernant les réserves de pétrole conventionnel. En revanche, il avait largement mésestimé les réserves non-conventionnelles – pétrole de schiste, sables bitumineux, etc. -, que d’onéreuses et polluantes révolutions technologiques allaient permettre d’extraire.

McKelvey est publiquement critiqué par John Moody, vice-président pour l’exploration et la production de Mobil Oil, la troisième major pétrolière américaine. Il lui adresse une lettre ouverte, conférant pour la première fois une ampleur nationale à cette controverse6. Si tant de pétrole reste à découvrir, « où diable est-il ? », demande-t-il. En juin 1974, le National Petroleum Council, qui représente les grands intérêts du pays en la matière, s’aligne sur les pronostics de Hubbert à l’occasion d’une réunion de l’Académie nationale des sciences7. En 1977, McKelvey est limogé. Hubbert a eu gain de cause.

En accord avec leurs intérêts bien compris, les majors rejoignent, d’une manière ou d’une autre, ses estimations8. Avant Mobil, le géologue en chef de British Petroleum avait déjà déclaré : « dans moins de trente ans, les réserves probablement découvertes ne seront plus à même de satisfaire une demande croissante »9. Son directeur des explorations ajoutait que le monde atteindrait son pic de production pétrolier au début des années 198010. Plus tard, un rapport officiel de Chevron note qu’au « commencement du siècle suivant, on peut raisonnablement anticiper un sommet dans la production du pétrole conventionnel, avant un lent déclin ». Le son de cloche d’Exxon n’était guère différent11.

Cette hantise d’un épuisement géologique du pétrole avait un autre versant : puisque la fin des réserves occidentales approchaient, sécuriser les zones pétrolifères du Moyen-Orient devenait un impératif de premier ordre.

Le plafond de production était souvent placé en aval de celui de Hubbert, et les majors ajoutaient qu’il pouvait être dépassé par des techniques non-conventionnelles. Mais l’essentiel lui était à présent accordé : les ressources conventionnelles étaient limitées ; un sommet serait atteint. Un âge de production sans douleur et de consommation sans frein s’achevait.

Que cet imaginaire de pénurie ait été commun au Club de Rome et au secteur pétrolier n’est paradoxal que si l’on perd de vue la détestation dont il faisait l’objet, et la nécessité pour lui de détourner l’attention de ses manœuvres de cartel. La pénurie de pétrole était une fiction, écrit l’économiste Morris Adelman, « mais la croyance en une fiction est un fait. Elle a conduit la population à accepter la hausse des prix comme si elle avait été imposée par la nature, alors qu’elle découlait d’une simple collusion12. » La pénurie du pétrole étant naturalisée, on pouvait alors expliquer la hausse du cours du pétrole par sa raréfaction. Les stratégies de cartel avaient un bel avenir.

Le retour sur les sentiers de la guerre

Cette hantise d’un épuisement géologique du pétrole avait un autre versant. Puisque la fin des réserves occidentales approchaient, sécuriser les zones pétrolifères du Moyen-Orient devenait un impératif stratégique de premier ordre. Du moins, c’est ce que clamait haut et fort l’administration Carter : les pays de l’OPEP détenaient une « arme décisive », et il fallait les empêcher de l’utiliser.

D’autant qu’ils semblaient dangereusement perméables à l’influence soviétique ; et que l’Union soviétique elle-même, ajoutait Zbigniew Brzeziński, conseiller à la sécurité nationale du président Carter, était menacée par une pénurie similaire d’or noir. C’est ce qui ressortait d’un rapport officiel (« PRM-10 Net Assessment ») publié par Samuel Huntington, professeur à l’Université de Harvard : les réserves soviétiques encouraient une déplétion intense, et le Kremlin portait son dévolu vers le Moyen-Orient.

Peu importait alors que de multiples faits contredisent cette vision des choses. Que des géologues soviétiques établissent la permanence de confortables réserves à disposition de l’URSS. Que Moscou entame la construction de nouveaux pipelines. Que des rapports internes à la CIA – censurés – mettent en cause les analyses de Huntington et Brzeziński, concernant les réserves soviétiques aussi bien que l’impossibilité, pour le Moyen-Orient, de mener à bien un « embargo » énergétique intégral contre l’Occident13. Du reste, la centralité des pays de l’OPEP dans la fourniture de pétrole tendait à diminuer dans les années 1970.

C’est ainsi que la « doctrine Carter » allait voir le jour, produit de la hantise du pic pétrolier et de la crainte d’un tournant anti-occidental du Moyen-Orient – dont l’unité politique autant que le caractère incontournable dans la fourniture d’énergie étaient manifestement exagérés. La où les présidences de Nixon et de Ford (1969-1977) étaient marquées par un désengagement militaire de cette zone, celle de Carter (1977-1981) allait signer le retour de l’interventionnisme, au nom des « intérêts stratégiques » du pays en matière énergétique. Avant Ronald Reagan, c’est Carter qui engage les États-Unis sur la voie du soutien militaire aux moudjahidines d’Afghanistan et de l’escalade avec la jeune République islamique d’Iran.

Les pétroliers n’étaient pas les seuls gagnants de cette séquence. La nébuleuse militaro-industrielle, en position inconfortable depuis la fin de la Guerre du Vietnam, allait bénéficier d’un nouvel afflux de commandes publiques. Au nom de la précarité énergétique des États-Unis, que les prix élevés du pétrole semblaient établir, on allait ressusciter une économie de guerre14. Abandonnant ses promesses de baisse d’impôts et de lutte contre le déficit, Reagan allait procéder à la hausse des premiers et mener le second vers de nouvelles abysses pour réarmer les États-Unis – et participer à de sanglantes guerres par procuration contre l’Iran et l’Union soviétique au Moyen-Orient. Sans qu’un épisode établisse jamais que l’approvisionnement énergétique de l’Occident ait été menacé par la donne géopolitique des années 1980. Et alors même que l’embrasement du Moyen-Orient, encouragé par les États-Unis, était sans doute une cause bien plus prégnante de la hausse des prix du pétrole15.

La vieille alliance entre le pétrole et l’armement était ressuscitée. Ces deux secteurs bénéficiaient à divers degrés des discours alarmistes sur le pic pétrolier. L’idée d’une pénurie naturelle détournait l’attention de la rareté artificiellement créée par les géants de l’or noir. Et pour les vendeurs d’armes, la sensation d’un épuisement des ressources justifiait les discours bellicistes visant à contrôler les régions qui demeuraient encore pétrolifères.

Cette coalition était amenée à durer, tout comme le discours sur la « sécurité énergétique » qu’elle promouvait – étrange hybridation d’un réalisme géopolitique paranoïaque et d’un malthusianisme à coloration prétendument écologiste. Cette hantise du pic pétrolier allait être ressuscitée au sein de l’administration Bush, qui promettait à demi-mots de l’énergie moins chère comme contrepartie de l’invasion de l’Irak16. Aujourd’hui encore, les discours bellicistes contre les pays pétroliers ne sont-il pas souvent accompagnés d’une conception implicitement malthusienne de la finitude des ressources ?

Notes :

1 Paul Ehrlich, The Population Bomb, New York, Ballantine Books, 1968, p. xi. Il a reconnu s’être trompé, mais son nom figure encore aux côtés des époux Meadows deux décennies plus tard dans un recueil d’articles coordonné par l’économiste du Club de Rome Herman Daly (Valuing the Earth. Economics, Ecology, Ethics, Massachussets, MIT Press, 1991).

2 Guido Brunner, « Discours de M. Guido Brunner devant le Centre européen de l’entreprise publique, Madrid, 1er juin 1978 », Archive of European integration, juin 1978.

3 Timothy Mitchell, Carbon Democracy. Political Power in the Age of Oil, Londres, Éd. Verso, 2011, p. 189.

4 Cité dans Rich Jaroslovsky, « Reagan and Big Oil », The New Republic, 2 mai 1981.

5 Ibid.

6 Gary Bowden, « The Social Construction of Oil Validity Estimates », Social Studies of Science 15, 2, 1985.

7 Mason Inman, The Oracle of Oil, Londres, Éd. Norton and Company, p. 257.

8 Gary Bowden, op. cit. Il met en évidence la systématicité du tournant des majors à partir de l’année 1973 quant aux estimations de réserves pétrolières restantes.

9 T. Mitchell, Carbon Democracy, p. 261.

10 Louis Turner, Oil Companies in the International System, Londres, Éd. Allen & Unwin, 1983, p. 172.

11 M. Inman, The Oracle of Oil, p. 297. La citation précédente est extraite de la même source.

12 Morris Adelman, « Is the Oil Shortage Real? Oil Companies as OPEC Tax-Collectors », Foreign Policy, Hiver 1972–73. Cet économiste a été critiqué, à raison, pour sa négation de l’idée même de limites des ressources pétrolières. Il apporte cependant des éléments empiriques utiles pour étudier le choc de 1973. Pour nuancer sa perspective, lire Akram Belkaïd, « 1973 : un choc pour prolonger l’ère du pétrole », Le Monde diplomatique, juin 2022.

13 Roger J. Stern, « Oil Scarcity Ideology in US Foreign Policy, 1908–97 », Security Studies 25, 2, 2016

14 Le budget de la Défense américaine avoisine l’équivalent de 8 % du PIB (et 25 % du budget total) au pic de l’ère Reagan.

15 Jonathan Nitzan et Shimshon Bichler, « Putting the State in its Place : US Foreign Policy and Differential Accumulation in Middle-East “Energy Conflicts” », Review of International Political Economy 3, 4, décembre 1996.

16 John Bellamy Foster, « Peak Oil and Energy Imperialism », Monthly Review, juillet 2008.

Le retour de l’austérité fera-t-il éclater les contradictions du « modèle allemand » ?

Le 15 Novembre 2023, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe a plongé le gouvernement allemand dans une nouvelle crise. Elle a contesté la légalité de l’utilisation de 60 milliards d’euros appartenant à un fonds créé lors de la crise du Covid-19, eu égard à la limite d’endettement fixée à 0,35 % du PIB par la Loi fondamentale allemande depuis 2009. Saisie par le parti chrétien démocrate d’opposition (CDU/CSU), la Cour a statué que cette somme ne pouvait échapper aux règles budgétaires. Une décision lourde de conséquences pour l’Allemagne, contrainte à un tour de vis austéritaire alors que son excédent commercial chute et que le nombre de pauvres atteint des records. En toile de fond, ce sont les contradictions du modèle allemand – qui recourait à des subventions aux exportations – qui s’accroissent. Le parti d’extrême droite Alternative für Deutschland (AFD) apparaît comme le grand gagnant de cette séquence.

Si le gouvernement actuel, composé du Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD), des « Verts » allemands (Die Grünen) et du Parti libéral-démocrate (FDP, droite libérale), est appelé à revoir son budget fédéral, ce sont également tous les responsables des régions où figurent tous les partis politiques – hormis l’AFD – qui vont devoir réécrire leur copie. Ce ne sont pas moins de vingt-neuf fonds fédéraux qui représentent 869 milliards d’euros qui ont été utilisés, et qui ont permis à l’Allemagne de maintenir son économie à flots. En 2023, l’utilisation de ces fonds représente 28% du budget ; ainsi, si on les intègre à la dette fédérale, celle-ci passe subitement de 40,5 à 78,5 milliards d’euros pour cette année… Autant dire que si l’Allemagne a pu afficher un taux d’endettement si faible, c’est au prix d’un maquillage comptable.

Derrière la « première économie d’Europe », une crise en gestation ? Longtemps, l’hégémonie allemande sur le continent a reposé sur deux piliers : un excédent commercial permis par le marché commun et une énergie à bas prix, qu’autorisaient notamment les importations de gaz russe. Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, ce second pilier a été brutalement renversé.

L’hégémonie allemande menacée ?

Le surplus commercial allemand est quant à lui le produit d’une longue histoire politique et institutionnelle. C’est à la fin du XIXe siècle que l’Allemagne développe son industrie lourde, grâce au protectionnisme et au volontarisme bismarckien. Les avantages comparatifs ainsi acquis, l’Allemagne devait les garder pour les décennies à venir. Avec la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne conserve ce statut de puissance exportatrice – notamment dans le domaine chimique, automobile et logistique. La réunification (1990) et l’adhésion à la monnaie unique (2002), qui interdit aux pays concurrents de dévaluer – et de se protéger ainsi des exportations allemandes -, ne font que renforcer la domination allemande sur le continent.

Ce cadre institutionnel induit une contrepartie douloureuse pour ses salariés. Libre-échange et concurrence internationale obligent, l’Allemagne est conduite à une politique de compression salariale et de dérégulation du droit du travail. De même, elle se tient longtemps à une restriction budgétaire qui lui permet de respecter les critères de Maastricht. Dans la Loi fondamentale allemande, amendée par un vote de 2009, ce n’est pas la règle des 3% qui prévaut mais celle des… 0,35 %. En d’autres termes, le déficit budgétaire primaire annuel du pays ne doit pas dépasser l’équivalent de 0,35% de son PIB. Pour l’année 2022, cela représenterait un montant maximal de 13,5 milliards d’euros…

La situation allemande n’était guère reluisante avant même l’arrêt de la Cour de Karlsruhe. Que l’AFD arrive en première position dans toutes les circonscriptions de l’ancienne RDA ne doit rien au hasard.

Le « modèle allemand » connaît ainsi un premier choc avec la crise de 2008. Devant les risques de faillites en chaîne des entreprises, les restrictions budgétaires semblent de moins en moins tenables. L’article 115 de la Loi fondamentale est alors activé : il permet l’utilisation de « fonds spéciaux ». Le Sonderfonds Finanmarktstabilisierung – fonds spécial de stabilisation des marchés financiers – met ainsi à disposition, de 2008 à 2010, une somme de 400 milliards d’euro afin de sauver le système bancaire européen et l’économie allemande, permettant aux exportations de repartir à la hausse. L’article stipule qu’en cas « de catastrophe naturelle ou de situation d’urgence exceptionnelle qui échappent au contrôle de l’État et compromettent considérablement les finances publiques, ces limites supérieures de l’emprunt peuvent être dépassées sur décision de la majorité des membres du Bundestag ».

Cependant, dès 2016, la règle dite de « frein à l’endettement » est respectée, entraînant un sous-investissement chronique dans de nombreux domaines ; sanitaire, scolaire, militaire… Les conséquences sociales ne se font pas attendre. En 2021, ce sont 13,8 millions d’Allemands qui vivent dans la pauvreté. Un triste record depuis la réunification, que les excédents considérables de l’Allemagne ne l’ont pas empêchée d’atteindre.

Austérité, subvention aux exportations et allégeance à l’OTAN : les contradictions du modèle allemand

La pandémie n’épargne pas davantage l’Allemagne que les autres : manque de masques, de personnel hospitalier, de médicaments, etc. La dépendance à l’égard de la Chine la met dans une position inconfortable, tandis que la Chine elle-même s’émancipe peu à peu de l’industrie allemande grâce à la montée en gamme de son secteur industriel. Pour répondre à cette situation, l’article 115 est de nouveau utilisé. Olaf Scholz, ministre social-démocrate des Finances sous le dernier mandat d’Angela Merkel, met à disposition du budget fédéral un fonds de 200 milliards d’euros. Un geste unilatéral, perçu comme une subvention directe aux exportations, qui ne manque pas de faire grand bruit dans les capitales européennes, régulièrement sermonnées par Berlin pour leur manquement à la rigueur budgétaire…

L’arrivée de Donald Trump modifie également la donne dans le domaine commercial et militaire. Tandis qu’il met en oeuvre des mesures protectionnistes, il demande au gouvernement allemand de revoir son budget militaire à la hausse. Celui-ci s’engage alors à l’accroître à hauteur de 2% du PIB – soit 80 milliards d’euros. Un vœu qui entre en contradiction frontale avec le respect de la « règle des 0,35% ». La défaite de Donald Trump et l’intronisation de Joe Biden ne changent pas la donne. Bien au contraire : le prélèvement de nouveaux droits de douane sur les produits européens est mis à l’ordre du jour. Dans le même temps, l’engagement de l’OTAN auprès de l’Ukraine ne fait qu’accroître la pression mise sur Berlin quant au respect de ses objectifs budgétaires dans le domaine militaire.

Nouvelle crise, même solution. Face à l’urgence, le nouveau chancelier Olaf Scholz recourt au même artifice : un nouveau « fonds spécial » de 100 milliards d’euros est mis à disposition d’une Bundeswehr pourtant soumise à la plus stricte austérité dans la période pré-Covid. Lorsque Moscou lance ses chars sur Kiev, c’est toute la politique énergétique de Berlin qui est mise en cause. C’est aussi son modèle commercial : la capacité productive de l’Allemagne reposait en effet sur une énergie peu chère. Olaf Scholz est bientôt contraint de créer un nouveau fonds, de 150 milliards d’euros, surnommé le « double vroumvroum »…

La faillite d’un modèle ?

Rarement un chancelier allemand avait dû faire face à de tels défis. Un temps, Olaf Scholz avait entretenu l’illusion qu’à la tête du SPD, il allait rompre avec les fragilités évidentes du « modèle allemand » et remettre en question les fameuses « lois Hartz IV » de dérégulation salariale. La décision de la Cour met un coup d’arrêt définitif à ces velléités. À présent, tous les budgets des ministères sont revus à la baisse. Seul celui de la Défense est épargné, et l’aide apportée à l’Ukraine a même doublé, passant à 8 milliards d’euros… Dans la perspective d’un nouvel accroissement, Olaf Scholz n’a pas exclu d’utiliser à nouveau l’article 115. Et de créer, ex-nihilo, un énième « fonds »…

Cette fois, les louanges de la presse européenne et des milieux bancaires n’auront pas raison de la réalité. Les réussites en termes d’excédents commerciaux ne parviennent plus à masquer les sacrifices exorbitants imposés à toute une frange de la population. L’arrivée au parlement fédéral du parti d’extrême droite AFD (Alternative für Deutschland) avec 94 députés en 2017 – premier groupe parlementaire d’opposition – a bien provoqué un électrochoc dans la société allemande. Aucune réponse politique n’y a cependant été apportée. La présence du parti libéral FDP dans la coalition actuelle, le plus grand défenseur des politiques austéritaires et de la règle des 0,35%, est la garantie qu’aucun changement d’ampleur ne surviendra – si tant est que le SPD ait une quelconque velléité d’en impulser…

La situation allemande n’était guère reluisante avant même l’arrêt de la Cour de Karlsruhe. Que l’AFD arrive en première position dans toutes les circonscriptions de l’ancienne RDA ne doit rien au hasard. Elle aura donc vraisemblablement le mandat pour former des coalitions au niveau des régions dans toute l’Allemagne de l’est lors des prochaines élections régionales. On voit mal comment l’arrêt de la Cour pourrait ne pas radicaliser cette dynamique.

De l’étalon-or à l’euro : un système monétaire pour briser le pouvoir des travailleurs

Euro - Le Vent Se Lève
© Joseph Édouard pour LVSL

À gauche, le décès de Jacques Delors a donné lieu à une série d’hommages embarrassés. On tentait d’opérer une distinction entre la réalité (néolibérale) des institutions européennes et les intentions (sociales) de leur père fondateur. On répétait que l’œuvre de Delors, cet « infatigable européen », était « inachevée ». On avait libéralisé les capitaux, créé un grand marché couronné par une monnaie unique : il fallait à présent redistribuer, réguler, investir en faveur des plus pauvres. Bien sûr, de très nombreux travaux d’économie suggèrent précisément le caractère intrinsèquement inégalitaire, libéral et austéritaire d’un espace de libre-échange avec un taux de change unique. La zone euro est loin d’être la première qui correspond à ces caractéristiques. Dans les années 1920, un autre cadre institutionnel a produit des effets similaires : l’étalon-or. Un récent ouvrage incite à se pencher sur les parallèles entre ces deux systèmes. Et à garder en mémoire les effets désastreux du premier pour tirer des leçons du second.

Dans The Capital Order. How Economists Invented Austerity and Paved the Way to Fascism, (University of Chicago Press, 2022), l’historienne Clara Mattei analyse les politiques économiques mises en place dans l’Italie et la Grande-Bretagne des années 1920. Baisse des salaires, coupes budgétaires, accroissement des taux d’intérêts : elle rappelle l’ampleur de « l’austérité » (loin d’être contemporain, le mot apparaît dans la bouche du ministre italien de l’économie Alberto de’ Stefani) imposée aux populations1. Celle-ci est peu controversée. Elle est même volontiers mise en avant par l’historiographie dominante, qui reconnaît la catastrophe qu’elle a constituée à partir de la crise financière de 1929 : montée en flèche du chômage et de la pauvreté, effondrement des investissements, etc.

« Avec la meilleure foi du monde » : l’austérité, produit d’un aveuglement collectif ?

L’entêtement à poursuivre ces politiques austéritaires est généralement expliqué par le « dogmatisme » de la classe politique, « l’aveuglement » des conseillers, les « erreurs » de la science économique dominante, etc. Dans sa Théorie générale, Keynes ne dit pas autre chose : il appelle les dirigeants (économiques et politiques) à se ressaisir ; et à consentir des dépenses d’investissements, afin que consommation et emploi repartent à la hausse. L’arrimage des monnaies européennes à l’étalon-or (empêchant toute dévaluation et générant une compression des salaires, à la manière de l’euro aujourd’hui), qu’il qualifie de « relique barbare », serait le produit d’un mauvais diagnostic économique ou de lubies idéologiques2.

Aujourd’hui, de nombreux économistes portent un jugement similaire sur la zone euro : une construction dysfonctionnelle, contraire aux règles d’une saine économie, qui ne pouvait mener qu’à une catastrophe sociale – et qui ne doit son existence qu’au fanatisme idéologique de ses pères fondateurs. C’est par exemple ce qu’affirme d’Ashoka Modi, ex-représentant en chef du FMI. Dans un livre à succès, il narre la construction européenne à la manière d’une tragédie grecque : le terrible dénouement est connu d’avance, mais les protagonistes s’y précipitent les yeux bandés.

Un simple aveuglement, en somme ? La grande force du livre de Clara Mattei est de refuser cette grille de lecture. La fonction de l’austérité dans l’Europe des années 1920, soutient-elle, est de stopper nette la progression du socialisme et de briser le pouvoir des travailleurs. Ceux-ci sont alors en position de force. Galvanisés par la révolution soviétique, ils sont peu soucieux d’abandonner l’interventionnisme économique induit par la Première guerre mondiale. Au contraire : celui-ci semble ouvrir la voie à une étatisation croissante. L’inflation monte en flèche ; mais dans le contexte d’une combativité ouvrière sans précédent, la hausse des salaires parvient à l’excéder.

Une monnaie chère impliquait « des temps difficiles et du chômage ». Elle allait transformer l’un des mots d’ordre de la conférence de Gênes (1922) en réalité : « consommer moins, produire plus ».

Ce sont les rentiers et les détenteurs de capitaux qui sortent perdants de cette séquence. Alors que l’État met en place les investissements qu’ils peinent à consentir, leur inutilité apparaît au grand jour. Pour eux, le cercle vicieux semble infini : plus les salaires augmentent, plus la prépondérance du capital dans l’organisation économique se restreint, et plus c’est la puissance publique que l’on appelle à la rescousse pour investir.

Imposer « l’austérité » devient le mot d’ordre de la classe dominante. À cet égard, Clara Mattei effectue une analyse éclairante des conférences de Bruxelles (1920) et de Gênes (1922). Celle-ci signe le retour de l’étalon-or. Et c’est à Gênes que l’on fait généralement remonter « l’aveuglement » de la classe dirigeante : en arrimant les monnaies nationales à l’or, celle-ci se serait liée les mains, se condamnant à une spirale déflationniste, dont les les terribles effets sociaux auraient été décuplés par la crise financière de 1929. Si l’on en croit un article récent du Figaro, Winston Churchill commit « sa plus grande erreur » avec cette décision, qui devait « aggraver » la crise économique et sociale ». Un choix effectué « avec la meilleure foi du monde », peut-on lire.

Clara Mattei met en évidence la dimension de classe de ces conférences internationales. The Economist rend ainsi compte de leur enjeu pour les organisateurs : « sécuriser, contre de puissantes oppositions, l’acceptation d’une politique de déflation contre une politique de dévaluation, et également celle d’une monnaie chère, par opposition à la doctrine continentale d’une monnaie abordable » (p. 137).

Le choix est simple : dans une économie semi-ouverte, un défaut de compétitivité (salaires et prix plus élevés, conférant un avantage aux marchandises importées) peut être combattu ou bien par un ajustement sur la monnaie (dévaluation, qui renchérit les importations), ou bien par un ajustement sur les salaires, à la baisse (déflation). La dévaluation, défendue par ceux qui souhaitaient une hausse continue des salaires, était destinée à protéger l’industrie nationale contre les marchandises étrangères.

C’est l’option de la déflation qui fut entérinée par ces conférences. L’arrimage des monnaies à la valeur de l’or, induisant l’impossibilité de les déprécier, allait l’institutionnaliser. Aussi le système étalon-or apparaissait-il comme un moyen de restreindre le champ des possibles en termes de politiques économiques ; de maintenir le statu quo contre « la communauté, dans sa capacité collective », ainsi qu’on peut le lire dans un document conclusif de la conférence de Bruxelles3.

De la même manière, la « monnaie abordable », qui favorisait consommation et investissement, favorisait un état de plein emploi favorable aux travailleurs lors des négociations salariales. La « monnaie chère », au contraire, était synonyme de « temps difficiles et de chômage », ainsi que l’exprime le représentant sud-africain. Elle constituait un levier pour transformer l’un des mots d’ordre de la conférence en réalité : « consommer moins, produire plus ».

Les trois visages de l’austérité

On pourrait reprocher à Clara Mattei l’ampleur de la définition qu’elle donne à « l’austérité ». Celle-ci recouvre, selon elle, trois aspects : fiscal (fiscalité régressive, coupes budgétaires – soit la manière dont on la comprend le plus intuitivement), monétaire (restriction du crédit, hausse des taux, monnaie forte), industriel (bas salaires et chômage). En réalité, on voit vite que ces trois dimensions sont étroitement liées.

L’austérité fiscale, qui réduit la demande en bridant la consommation (par une hausse des impôts indirects ou une coupe dans les aides sociales), freine l’inflation et les échanges, et génère une réévaluation de la monnaie et une hausse des taux4. Une monnaie forte a pour effet de diminuer le coût des produits importés, nuisant à l’industrie nationale et favorisant l’accroissement du chômage, tandis que des taux élevés (qui contribuent à maintenir une monnaie forte) produisent le même effet. Le chômage restreint le pouvoir de négociation des syndicats et leurs moyens de pression sur l’appareil d’État… enclin, par conséquent, à davantage d’austérité fiscale.

Et ainsi de suite. Difficile de distinguer la cause de l’effet dans cet ensemble circulaire. De fait, c’est conjointement que les classes dirigeantes concevaient ces facettes cumulatives de l’austérité.

© Vincent Ortiz

En Italie comme en Angleterre, ces politiques ont des effets catastrophiques sur le taux de croissance ou les exportations. « L’austérité monétaire a infligé des dégâts importants au commerce britannique, spécifiquement dans le domaine du charbon : la hausse de la livre renchérissait les biens britanniques par rapport à ceux du reste du monde », note Clara Mattei (p. 91). Tout comme aujourd’hui, la surévaluation de l’euro pour une bonne partie des pays de la zone nuit à leur balance commerciale, serait-on tenté d’ajouter…

C’est l’Europe qui devait réconcilier la gauche et le patronat. Et c’est Jacques Delors, à la tête du ministère français de l’Économie et des Finances d’abord, de la Commission européenne ensuite, qui en serait l’architecte.

Pourquoi la classe dominante britannique a-t-elle imposé une austérité si peu favorable à son industrie ? « De mauvaises ventes impliquaient une hausse du chômage, qui a contribué à écraser les syndicats et plus spécialement leur pouvoir d’imposer un changement social », répond-elle5. L’arrimage de la livre à l’étalon-or, la surévaluation de la monnaie britannique qui s’en est suivie, ont effectivement contribué à déprimer l’activité nationale – les produits britanniques étant confrontés à une concurrence étrangère déloyale. Cette dépression a conduit à une multiplication par quatre de la quantité de chômeurs : une nouvelle donne qui devait être fatale au pouvoir de négociation des salariés. Aussi ne s’étonnera-t-on pas de la corrélation entre accroissement du taux de chômage et du taux d’exploitation (32 % au cours de la phase « austéritaire » des années 1920) que relève Clara Mattei pour la Grande-Bretagne.

En Italie, la répression directe des syndicats a joué un rôle plus important. En 1927, avec la Charte du travail, l’État (sous l’impulsion du patronat) se substitue au marché dans la fixation des salaires. Une « austérité industrielle » d’une ampleur inouïe est imposée : les salaires diminuent de 26 % en trois ans6… Mais il n’est pas interdit de supposer que l’arrimage de la lire à l’or avait pour motivation de pérenniser cet état des rapports de force. Dans un discours prononcé en 1927, Mussolini lui-même estime que le respect des règles de l’étalon-or permettra de favoriser « la discipline de fer et le dur labeur pour les Italiens ».

De l’étalon-or à l’euro

Ajustement sur la monnaie ou ajustement sur les salaires. Dévaluation ou déflation : le dilemme des organisateurs de la conférence de Gênes était aussi celui des « pères fondateurs » de la construction européenne. Peut-on réellement postuler qu’ils ignoraient ces mécanismes fondamentaux ? Que le caractère néolibéral de l’Union européenne est apparu comme une surprise7 ?

Il serait stérile de spéculer sur les intentions des uns et des autres. Il est peut-être plus utile de se reporter à leurs déclarations publiques. Avant le tournant de 1983, de nombreux dirigeants du Parti socialiste ne faisaient pas mystère de la contradiction frontale entre le cadre européen et les aspirations égalitaires de leur électorat. On citera François Mitterrand lui-même, qui écrivait dans une tribune datant de 1968 : « Une France socialiste dans une Europe libérale : cette question est d’actualité brûlante pour la gauche […] La gauche devra‐t‐elle opter pour l’Europe contre le socialisme, ou pour le socialisme contre l’Europe8 ? »

Le tournant néolibéral de 1983 achevé, c’est l’Europe qui devait réconcilier la gauche et le patronat. Et c’est Jacques Delors (à la tête du ministère de l’Économie et des Finances d’abord, de la Commission européenne ensuite) qui en serait l’architecte. Le « rapport Delors sur l’union économique et monétaire », préparé par la Commission et adopté par les États en 1989, donne le ton9. Il se félicité de la « nette tendance au ralentissement du rythme moyen de hausse des prix et des salaires » permise par l’approfondissement de la construction européenne ; et ajoute qu’il faut « s’employer à convaincre les chefs d’entreprise et les travailleurs des avantages de politiques salariales fortement axées sur les améliorations de la productivité ».

On y lit que « la flexibilité salariale est nécessaire pour éliminer les différences de compétitivité entre les pays et régions de la communauté ». Et on y découvre un hommage à « l’effet de discipline » exercé par « les forces du marché » : une fois l’union économique et monétaire achevée, « les marchés financiers […] sanctionneraient les écarts par rapport aux orientations budgétaires arrêtées en commun ou aux accords salariaux, et exerceraient donc une pression en faveur de politiques plus saines ».

La suite est connue. La voie de la dévaluation, déjà abandonnée en 1983, fut rendue impossible par l’adoption de l’euro. Et c’est la « dévaluation interne », sous la forme de la compression des salaires, que l’on allait systématiser.

À cette lueur, on comprend mal (ou on ne comprend que trop bien) l’hommage appuyé d’une partie de la gauche à la vision européenne de Jacques Delors. On comprend en revanche parfaitement les mots élogieux d’Emmanuel Macron, adressés à l’homme de la « réconciliation du socialisme de gouvernement avec l’économie sociale de marché » – par le truchement de la construction européenne.

Notes :

1 « Je dois placer au cœur des priorités nationales la renonciation consciente des droits obtenus par les estropiés, les invalides, les soldats. Ces renonciations, qui constituent un sacrifice sacré consenti pour l’âme de notre pays, ont un nom : austérité » (p. 244).

2 Ainsi, Serge Berstein et Pierre Milza, historiens de référence de la période fasciste, estiment que si Mussolini a tenu à maintenir l’arrimage de la livre à l’étalon-or – aux implications déflationnistes terribles pour la population – c’est à cause… d’un attachement idéologique au principe d’une monnaie forte ! (Le Fascisme italien 1919-1945, Points, 2018).

3 Cité p. 152.

4 Les taxes à la consommation comme facteur de réduction de la demande est ouvertement théorisé par Ralph George Hawtrey, l’économiste du Trésor britannique : « La taxation [à la consommation], en réduisant les ressources disponibles pour les citoyens, les induit à réduire leur consommation des marchandises » (cité p. 180).

5 Elle rejoint ainsi les analyses de l’économiste Michal Kalecki sur « les aspects politiques du plein-emploi ». « Sous un régime de plein-emploi permanent, la menace du chômage cesserait de jouer son rôle de mesure disciplinaire. La position sociale des chefs d’entreprise serait ébranlée, tandis que l’assurance et la conscience de classe de la classe ouvrière s’accroîtraient » (« The Political Aspects of Full Employment », Political Quarterly, 14, 1943).

6 Les économistes italiens qui conseillaient Mussolini étaient souvent d’obédience néoclassique, attachés à l’idée d’un marché du travail parfaitement concurrentiel, sur lequel le salaire s’équilibrerait en fonction de l’offre de travailleurs et de la demande de travail. Ils estimaient que le marché du travail était distordu par le pouvoir des syndicats. Ironie de l’histoire, c’est seulement avec l’appui des matraques fascistes qu’ils ont pu faire advenir un marché du travail (supposément) concurrentiel.

7 Il est difficile de dater le « point de bascule » à partir duquel les institutions européennes sont devenues fondamentalement néolibérales. Voir Aurélie Dianara, « Europe sociale : aux origines de l’échec », Le vent se lève, avril 2023.

8 Voir William Bouchardon, « La construction européenne s’est faite contre le peuple français – entretien avec Aquilino Morelle », Le vent se lève, 22 novembre 2021.

9 Rapport sur l’Union économique et monétaire dans la Communauté européenne, Commission européenne, 12 avril 1989. Consultable en ligne : https://www.cvce.eu/content/publication/2001/11/22/725f74fb-841b-4452-a428-39e7a703f35f/publishable_fr.pdf

La lune de miel oubliée entre Mussolini et les libéraux

Mussolini - Le Vent Se Lève
Benito Mussolini dans les années 1920, alors à la tête d’un gouvernement de coalition © Everett Collection

L’histoire de l’entre-deux guerres est généralement réduite à un affrontement, plus ou moins ouvert, entre « démocraties libérales » et régimes « totalitaires ». Cette grille de lecture oblitère la véritable lune de miel entre les élites libérales européennes et le Duce Benito Mussolini durant la première décennie de son règne. Dans The Capital Order. How Economists Invented Austerity and Paved the Way to Fascism (University of Chicago Press, 2022), la chercheuse Clara Mattei analyse la similitude entre les politiques économiques de la Grande-Bretagne libérale et de l’Italie fasciste durant les années 1920. Dans ces deux pays, elles avaient pour fonction de réprimer les protestations des travailleurs – qui, suite à la Première guerre mondiale, menaçaient d’ébranler l’ordre capitaliste. Aux côtés des matraques, une arme redoutable fut déployée, en Angleterre comme en Italie : « l’austérité ». Traduction par Alexandra Knez [1].

Lorsqu’on évoque la dimension « totalitaire » ou « corporatiste » du fascisme, c’est généralement pour souligner une rupture supposée avec la société libérale qui l’a précédée. Mais si l’on s’intéresse aux politiques économiques du fascisme italien, on constate que certaines configurations emblématiques du siècle dernier – et du nôtre – ont été expérimentées dès les premières années du règne de Benito Mussolini.

À cet égard, l’alliage entre austérité – réduction des dépenses sociales, fiscalité régressive, déflation monétaire, répression salariale – et technocratie – gouvernement « des experts » par lequel ces politiques sont imposées – est révélateur. Mussolini a été l’un des partisans les plus acharnés de l’austérité sous sa forme contemporaine. Quiconque s’intéresse à ses conseillers ne s’en étonnera pas : il a su s’entourer d’économistes faisant autorité, ainsi que de chantres du modèle émergent d’« économie appliquée » qui constitue encore aujourd’hui le fondement du paradigme néoclassique.

Rome, 1922 : les experts économiques au pouvoir

Un peu plus d’un mois après la marche des fascistes italiens sur Rome en octobre 1922, les votes du Parti national fasciste, du Parti libéral et du Parti populaire (prédécesseur de la Démocratie chrétienne) ont inauguré la période dite « des pleins pouvoirs ». Ils confèrent ainsi des prérogatives sans précédent au ministre des Finances de Mussolini, l’économiste Alberto de’ Stefani, et à ses collaborateurs et conseillers techniques, en particulier Maffeo Pantaleoni et Umberto Ricci (de sensibilité libérale).

Réduction drastique des dépenses sociales, augmentation des taxes régressives et élimination de l’impôt progressif, augmentation du taux d’intérêt, une vague de privatisations que l’économiste Germà Bel a qualifiée de première privatisation à grande échelle dans une économie capitaliste…

Mussolini offre à ces experts l’opportunité d’une vie : façonner la société à l’image de leurs modèles. Dans les pages de The Economist, Luigi Einaudi – célébré comme un champion de l’antifascisme libéral et, en 1948, comme le premier président de la République démocratique italienne d’après-guerre – accueillit avec enthousiasme ce tournant autoritaire. « Jamais un parlement n’avait confié un pouvoir aussi absolu à l’Exécutif […] La renonciation du parlement à tous ses pouvoirs pour une période aussi longue a été acclamée par l’opinion publique. Les Italiens en avaient assez des bavards et des exécutifs faibles », écrit-il le 2 décembre 1922. Le 28 octobre, à la veille de la Marche sur Rome, il avait déclaré : « Il faut à la tête de l’Italie un homme capable de dire non à toutes les demandes de nouvelles dépenses ».

Les espoirs d’Einaudi et de ses collègues se sont concrétisés. Le régime de Mussolini a mis en œuvre des réformes radicales favorisant une austérité fiscale, monétaire et industrielle [NDLR : les trois visage de l’austérité selon Clara E. Mattei, complémentaires et cumulatifs. L’austérité fiscale consiste dans une fiscalité régressive, l’austérité monétaire dans une contraction forcée de l’émission et une hausse des taux d’intérêt, l’austérité industrielle dans une compression salariale]. Elles ont permis d’assujettir la classe ouvrière à une discipline d’airain et lui imposer des sacrifices douloureux, pérennisant ainsi l’ordre capitaliste qui avait été remis en question suite à la Première guerre mondiale. Le biennio rosso, ces deux années de conflit social précédant l’arrivée des fascistes au pouvoir, avait vu une vague de grèves et de soulèvements populaires sans précédent en Italie, ainsi que l’éclosion d’une multitude d’expériences d’organisations post-capitalistes.

Parmi les réformes qui ont contribué à étouffer toute velléité de changement politique, on peut citer la réduction drastique des dépenses sociales, les licenciements de fonctionnaires (plus de soixante-cinq mille pour la seule année 1923) et l’augmentation des taxes à la consommation (régressives, car payées principalement par les pauvres). À ces mesures s’ajoutent l’élimination de l’impôt progressif sur les successions, l’augmentation du taux d’intérêt (de 3 à 7 % à partir de 1925), ainsi qu’une vague de privatisations que l’économiste Germà Bel a qualifiée de première privatisation à grande échelle dans une économie capitaliste.

En outre, l’État fasciste a multiplié les lois coercitives qui réduisaient considérablement les salaires et prohibaient les syndicats. Mais le coup d’arrêt définitif aux revendications des travailleurs fut donné par la Charte du travail de 1927, qui a supprimé toute possibilité de conflit de classe. La Charte codifie l’esprit du corporatisme dont le but, selon Mussolini, est de protéger la propriété privée et « d’unir dans l’État souverain le dualisme ruineux des forces du capital et du travail », considérées « à présent non plus comme systématiquement antagonistes, mais comme des éléments qui aspirent à un horizon commun, l’intérêt supérieur de la production ».

Le ministre des Finances de’ Stefani a salué la Charte comme une « révolution institutionnelle », tandis que l’économiste libéral Einaudi a justifié sa définition « corporatiste » des salaires comme étant le seul moyen d’imposer les résultats optimaux d’un marché concurrentiel du travail tel qu’il est à l’œuvre dans le modèle néoclassique. La contradiction est ici flagrante : les économistes, si intransigeants dans la protection du libre marché, ne voient guère d’inconvénients à l’intervention répressive de l’État sur le marché du travail pour lui imposer une configuration qu’il ne prend pas spontanément. L’Italie a ainsi connu une baisse ininterrompue des salaires réels pendant toute la période de l’entre-deux-guerres – un fait unique dans les pays industrialisés.

Un engouement international

L’accroissement du taux d’exploitation garantissait une hausse du taux de profit. En 1924, le Times de Londres commentait le succès de l’austérité fasciste : « l’évolution des deux dernières années a vu l’absorption d’une plus grande proportion des profits par le capital, ce qui, en stimulant les entreprises, a très certainement été avantageux pour le pays dans son ensemble ».

À une époque où la grande majorité des Italiens réclamait des changements sociaux majeurs, les partisans de l’austérité se sont appuyés sur le fascisme, son gouvernement fort et sa rhétorique nationaliste, tout comme les tenants du fascisme avaient besoin de l’austérité pour consolider leur pouvoir. C’est cette adhésion à l’austérité qui a conduit les milieux libéraux à soutenir le gouvernement de Mussolini, même après les leggi lascistissime (« lois fascistissimes ») de 1925 et 1926, qui ont officiellement érigé Mussolini au rang de dictateur du pays.

La couverture médiatique de l’Italie fasciste, en Grande-Bretagne, n’a en effet pas connu d’évolution majeure au cours de la décennie. The Economist, le 4 novembre 1922, approuvait l’objectif affiché par Mussolini, celui d’imposer une « réduction drastique des dépenses publiques » au nom du « besoin criant d’une finance saine en Europe ». En mars 1924, il se réjouissait encore en ces termes : « Signor Mussolini a rétabli l’ordre et éliminé les principaux facteurs d’instabilité ». Ces facteurs d’instabilité avaient de quoi faire frémir : « les salaires atteignaient leurs limites supérieures, les grèves se multipliaient », et « aucun gouvernement n’était assez fort pour y remédier ».

En juin 1924, le Times, pour lequel le fascisme était un gouvernement « anti-gaspillage », l’érigeait en solution face à la « paysannerie bolchévique » de « Novara, Montara et Alessandria » et à « la stupidité brute de ces populations », séduites par « les expériences de gestions soi-disant collectives ».

Le message était sans équivoque : les préoccupations relatives aux abus politiques du fascisme disparaissaient face aux succès de l’austérité

L’ambassade britannique et la presse libérale internationale continuent par la suite à applaudir les triomphes de Mussolini. Le Duce avait réussi à confondre l’ordre politique et l’ordre économique – ce qui constitue l’essence même de l’austérité. Comme le montrent les archives, à la fin de l’année 1923, l’ambassadeur britannique en Italie rassure les observateurs de son pays : « le capital étranger a surmonté la défiance, qui n’était pas injustifiée, qu’il éprouvait par le passé ; il vient à nouveau en Italie avec confiance ».

Le diplomate s’attachait à souligner le contraste entre l’ineptie de la démocratie parlementaire italienne de l’après-guerre, instable et corrompue, et l’efficacité de la gestion économique du ministre de’ Stefani : « Il y a dix-huit mois, tout observateur averti estimait que l’Italie était sur la pente du déclin […] Il est à présent généralement admis, même par ceux qui n’aiment pas le fascisme et déplorent ses méthodes, que l’ensemble de la situation a changé […] Un progrès impressionnant vers la stabilisation des finances de l’État […] Les grévistes [ont été réduits] de 90 %, tandis que les journées de travail perdues [ont été réduites] de plus de 97 %, avec une augmentation de l’épargne nationale de 4.000 [millions de lires] par rapport à l’année précédente ; de fait, celle-ci dépasse pour la première fois le niveau d’avant-guerre de près de 2.000 millions de lires ».

Les succès de l’austérité en Italie – en termes de compression salariale, de profits élevés et de bonnes affaires pour la Grande-Bretagne – avaient une dimension répressive évidente, qui allait au-delà d’un exécutif fort et du contournement du parlement. L’ambassade elle-même faisait état de nombreuses actions brutales : agressions permanentes contre les opposants politiques, incendies de permanences socialistes et de conseils syndicaux, révocations de nombreux maires socialistes, arrestations de communistes ainsi que des meurtres politiques notoires, dont le plus célèbre fut l’assassinat du parlementaire socialiste Giacomo Matteotti.

Mais le message était sans équivoque : les préoccupations relatives aux abus politiques du fascisme disparaissaient face aux succès de l’austérité. Même le champion du libéralisme et gouverneur de la Banque d’Angleterre Montagu Norman, après avoir exprimé sa défiance à l’égard de l’État fasciste, sous lequel « l’opposition, sous toutes ses formes, avait disparu », ajoutait : « cet état de choses convient actuellement, et peut fournir, pour le moment, l’administration la mieux adaptée à l’Italie ». De même, Winston Churchill, à l’époque chef du Trésor britannique, expliquait : « différentes nations ont différentes façons de tendre vers le même but […] Si j’avais été Italien, je suis sûr que j’aurais été avec vous du début à la fin de votre lutte victorieuse contre le léninisme. »

Montagu Norman et Winston Churchill ont tous deux souligné, dans leurs propos privés comme dans leurs déclarations publiques, combien des solutions illibérales inconcevables dans leur propre pays pouvaient s’appliquer à un peuple « différent » et moins acclimaté à la démocratie.

Lorsque les observateurs libéraux émettent des doutes, ils ne concernaient pas la santé démocratique du pays mais ce qu’il adviendrait sans Mussolini. En juin 1928, Einaudi écrivait dans The Economist qu’il craignait un vide de représentation politique, mais plus encore un effondrement de l’ordre capitaliste. Il évoque les « très graves interrogations » qui viennent à l’esprit des Britanniques :

« Lorsque, par le cours inévitable de la nature, la poigne du grand Duce sera retirée de la barre, l’Italie retrouvera-t-elle un homme de sa trempe ? Une même époque peut-elle produire deux Mussolini ? Si ce n’est pas le cas, quelle sera la prochaine étape ? Sous un contrôle plus faible et moins avisé, ne risque-t-on pas d’assister à une révolte chaotique ? Et avec quelles conséquences, non seulement pour l’Italie, mais aussi pour l’Europe ? ».

Les élites financières internationales appréciaient tellement l’austérité à l’italienne qu’elles ont remercié Mussolini en lui accordant toutes les ressources dont il avait besoin pour consolider son leadership, notamment en réglant la dette de guerre et en stabilisant la lire – comme le relate Gian Giacomo Migone dans son classique The United States and Fascist Italy.

Le soutien idéologique et matériel que l’establishment libéral, national et international, a garanti au régime de Mussolini, ne constitue aucunement une exception. Cet alliage d’autoritarisme, de gouvernement par les experts et d’austérité inauguré par le premier fascisme « libéral » a fait école : du recrutement des Chicago Boys par le régime d’Augusto Pinochet au soutien apporté par les Berkeley Boys à celui de Soeharto en Indonésie (1967-1998), en passant par l’expérience dramatique de la dissolution de l’URSS.

Lors de ce dernier événement, le gouvernement de Boris Eltsine avait effectivement déclaré la guerre aux législateurs russes qui s’opposaient au programme d’austérité soutenu par le FMI. Son assaut contre la démocratie devait atteindre son paroxysme en octobre 1993, lorsque le président a fait appel à des chars, des hélicoptères et 5 000 soldats pour assiéger le Parlement russe. L’attaque devait se conclure par 500 morts et de nombreux blessés. Une fois les cendres retombées, la Russie s’est retrouvée sous un régime dictatorial incontrôlé : Eltsine avait dissous le Parlement « récalcitrant », suspendu la Constitution, fermé des journaux et emprisonné ses opposants.

Comme pour la dictature de Mussolini dans les années 1920, The Economist n’a eu aucune hésitation à justifier les actions musclées d’Eltsine, présentées comme la seule voie susceptible de garantir l’ordre du capital. Le célèbre économiste Larry Summers, fonctionnaire du Trésor sous l’administration Clinton, était catégorique sur le fait que, pour la Russie, « les trois ations – privatisation, stabilisation et libéralisation – doivent toutes être achevées le plus rapidement possible. Maintenir l’élan de la réforme est un problème politique crucial ».

Aujourd’hui, ces mêmes économistes libéraux ne font aucune concession à leurs propres compatriotes. Larry Summers est en première ligne pour prôner l’austérité monétaire aux États-Unis, où il prescrit une dose de chômage pour guérir l’inflation. Comme toujours, la solution des économistes mainstream consiste à exiger des travailleurs qu’ils absorbent la plus grande partie des difficultés à travers une baisse des salaires, un allongement des journées de travail et une réduction des aides sociales.

Notes :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre : « When Liberals Fell in Love With Benito Mussolini ».

Loi de programmation des finances publiques : la servitude volontaire de Macron devant Bruxelles

Le Vent Se Lève - Philippe Brun - Valérie Rabault LVSL
© LHB pour LVSL

Pour toucher 18 milliards de fonds européens, le gouvernement français a promis à Bruxelles une loi de programmation des finances publiques prévoyant une nouvelle cure d’austérité. Pour faire adopter cette trajectoire budgétaire malgré un premier rejet par l’Assemblée nationale l’an dernier, Bruno Le Maire utilise l’arme du chantage pour forcer la main des parlementaires. Une méthode qui semble fonctionner sur les députés LR et RN, mais que dénoncent plusieurs élus socialistes, dont Valérie Rabault et Philippe Brun, dans cette tribune.

En matière de finances publiques, on se fait tôt ou tard rattraper par ses mensonges ou par ses incohérences, tout simplement parce que même en les tordant, les chiffres finissent toujours par traduire une réalité qui ne peut être dissimulée à l’infini. C’est l’expérience amère que vient de vivre le ministre de l’Economie et des finances, Bruno Le Maire. 

Voici ce dont il s’agit. Lorsque l’Union européenne a déployé des crédits pour « la reprise et la résilience », elle a conditionné leur versement à la réalisation d’avancées, en matière de réforme et d’investissement. La grande nouveauté est que plutôt que d’imposer les mêmes critères à tous les pays, chaque Etat était libre de proposer les siens à la Commission européenne. Par exemple, l’Allemagne s’est engagée à lancer des projets liés à l’hydrogène en investissant 1,5 milliards d’euros ; l’Espagne un plan ambitieux de 1,6 milliards pour favoriser l’attractivité et l’accessibilité du réseau ferroviaire public à courte distance ; l’Italie des investissements importants visant à réduire les inégalités et les vulnérabilités sociales dans le sud du pays.

La réduction envisagée du déficit public – de 0,5 % du PIB chaque année, afin de revenir sous les fameux 3 % en 2027 – est d’un niveau inatteignable sans endommager sérieusement notre économie.

De son côté, le gouvernement français, sans jamais en référer de quelque manière que ce soit au Parlement, pourtant seul habilité à voter la loi – sans juger utile non plus de l’en informer – a négocié en catimini avec Bruxelles que l’un des critères pour le versement des crédits soit l’adoption et l’entrée en vigueur d’une loi de programmation pour les finances publiques. Sans doute imaginait-il que ce serait une simple formalité. Grossière erreur : en septembre 2022, l’Assemblée nationale a rejeté ce texte par 349 voix contre 243. La droite a ensuite totalement réécrit le texte au Sénat en surenchérissant dans l’austérité, notamment en y inscrivant la suppression de 120.000 postes de fonctionnaires.

En soi, une loi de programmation des finances publiques est un outil intéressant qui répond à deux objectifs : définir une trajectoire budgétaire crédible et dire comment on y arrive. Mais dans la copie du gouvernement, aucun de ces deux objectifs n’est traité sérieusement : la réduction envisagée du déficit public – de 0,5 % du PIB chaque année, afin de revenir sous les fameux 3 % en 2027 – est d’un niveau inatteignable sans endommager sérieusement notre économie.

Surtout, dans le passé, on observe que réduire le déficit public de plus de 0,5 point de PIB par an, ne s’est fait « sans casse » que lorsque la croissance économique était supérieure à 2 % par an. Or, le gouvernement veut appliquer une baisse de 0,5 point durant quatre ans, et même de 0,7 point de PIB entre 2024 et 2025, alors même que les prévisions de croissance économique ne dépassent pas les 1,5 % par an et alors même qu’une telle marche n’a jamais été franchie dans un passé récent. Dès lors, il y a deux options : soit le gouvernement ment à Bruxelles et au peuple français, soit il va casser notre économie.

Quant au second objectif qui vise à définir les moyens de sa trajectoire budgétaire, le gouvernement ne dit rien. Le Haut Conseil aux finances publiques le relève également, estimant dans son avis que « le respect de la trajectoire suppose enfin la réalisation d’un montant important d’économies toujours peu documentées à ce jour ». Etant donné la situation sociale extrêmement tendue que vit notre pays, on comprend que le gouvernement ait peur de trop s’avancer sur les dépenses qu’il compte sacrifier ou les recettes fiscales qu’il entend augmenter.

Le Ministre de l’Economie et des finances soumet le Parlement à un chantage.

Plutôt qu’ouvrir une vraie concertation au Parlement, que nous demandons depuis avril 2020 avec une conférence de financement, le Ministre de l’Economie et des finances soumet le Parlement à un chantage, et indique vouloir « être clair avec la représentation nationale : sans LPFP (loi de programmation des finances publiques), il n’y aura pas de décaissement des aides européennes ». Ou encore « nous devrons faire la croix sur 18 milliards d’euros d’aides qui sont nécessaires pour nos finances publiques ». 

Manifestement, la méthode fonctionne mieux qu’un vrai débat puisque le Rassemblement national et les Républicains, qui lors du premier examen de la loi de programmation des finances publiques à l’automne 2022, avaient voté contre, ont préféré se ranger et ne pas faire de vague. Ce sont sans doute les mêmes qui iront expliquer dans quelques mois à leurs électeurs que Bruxelles leur impose des règles dont ils ne veulent pas. 

Le Rassemblement national et les Républicains, qui avaient voté contre ce texte à l’automne 2022, ont préféré se ranger et ne pas faire de vague. Ce sont sans doute les mêmes qui iront expliquer dans quelques mois à leurs électeurs que Bruxelles leur impose des règles dont ils ne veulent pas. 

Pour notre part, nous préférons la clarté démocratique, la seule qui respecte le peuple, en assumant nos positions : Bruxelles n’a rien imposé du tout à la France ; soumettre le décaissement des règles au vote d’une loi de programmation des finances publiques découle du seul engagement du gouvernement qui désormais ne sait plus comment faire auprès de Bruxelles vu que le Parlement lui a refusé le vote de ladite loi de programmation. Privé de majorité, le gouvernement a fini par dégainer aujourd’hui l’article 49.3.

Pour nous, la priorité est d’éviter d’abîmer notre économie, pas de sauver la face du gouvernement français qui s’est pris tout seul les pieds dans le tapis auprès de nos partenaires européens et qui voudrait en faire porter la responsabilité aux parlementaires français en les culpabilisant. 

Nous voterons contre la loi de programmation des finances publiques, et sommes prêts à rencontrer tous nos partenaires à Bruxelles pour aborder les conditions du décaissement des aides européennes. 

Signataires : Valérie Rabault, Philippe Brun, Christian Baptiste, Mickaël Bouloux et Christine Pirès-Beaune

Yanis Varoufakis : « L’État grec et la BCE soutiennent les intérêts des fonds vautours »

Yanis Varoufakis en 2019 à Athènes. © DTRocks

Pendant que les Grecs s’appauvrissent et fuient leur pays miné par l’austérité, une poignée d’investisseurs étrangers réalisent d’excellentes affaires, grâce aux privatisations et au rachat de créances pourries pour une fraction de leur valeur nominale. Dépendant de la BCE et dépourvu de la plupart de ses services publics, l’Etat grec ressemble davantage à une colonie qu’à un Etat souverain. Alors que de récentes élections viennent de reconduire le conservateur Kyriákos Mitsotákis, l’ancien Ministre grec des Finances, l’économiste Yanis Varoufakis, nous livre son analyse de la situation et ses solutions pour sortir son pays du pillage et du carcan de l’euro.

Le 21 mai dernier, des élections législatives ont eu lieu en Grèce. A cette occasion, le parti du Premier Ministre sortant, Nouvelle Démocratie (droite conservatrice) est arrivé largement en tête avec 41% des suffrages. Une performance qui a surpris nombre d’observateurs, Kyriákos Mitsotákis ayant été particulièrement critiqué ces derniers mois pour son autoritarisme et accusé d’espionnage envers ses opposants politiques. Surtout, malgré les fables de la presse économique, qui affirme que le pays relève enfin la tête après des années d’austérité, la crise de la dette souveraine n’est pas terminée et la situation ne fait que s’aggraver pour les citoyens ordinaires. Le 28 février dernier, une catastrophe ferroviaire ayant coûté la vie à 57 personnes est d’ailleurs venue rappeler tragiquement les conséquences de l’austérité et de la privatisation.

Le principal rival de Mitsotákis, l’ancien Premier ministre Alexis Tsipras, peine pourtant à cristalliser la contestation, étant donné que son mandat (de 2015 à 2019) s’est résumé à une trahison : au lieu de rejeter l’austérité imposée par la Troïka et d’appliquer le résultat du référendum de 2015 (61% des Grecs avaient voté contre le plan d’austérité), son parti Syriza a poursuivi cette politique mortifère. La gauche est ressortie durablement affaiblie de cette expérience.

Ancien ministre des Finances du premier gouvernement de Syriza, Yanis Varoufakis a préféré donner sa démission en juillet 2015 plutôt que de céder aux dogmes de l’austérité. Très critique du bilan de Syriza, il a depuis fondé un autre parti de gauche, MeRA25, sous l’étiquette duquel il a été élu député en 2019. Ayant réalisé seulement 2,62% lors des dernières élections, son parti ne siègera désormais plus au Parlement. Néanmoins, Varoufakis a mené une campagne offensive contre les institutions européennes et décrit avec lucidité l’état économique de la Grèce. Dans cet entretien publié par notre partenaire Jacobin, traduit par Camil Mokadem, il évoque les conséquences actuelles de l’austérité en Grèce, les fondements de la prétendue « reprise économique » ainsi que les solutions alternatives proposées par son parti.

David Broder – Le 13 mai, un article du Financial Times affirmait qu’après une décennie marquée par l’austérité et les plans de sauvetage, la Grèce connaissait un redressement économique. Le PIB ne représente toujours que 80 % de son niveau de 2008 et les salaires moins de 75 %, mais une croissance rapide permet au pays d’améliorer sa notation auprès des investisseurs. Cité dans l’article, le président de l’Eurobank (une banque grecque, ndlr) évoque même « le plus grand redressement de l’histoire du système financier européen ». Peut-on vraiment se fier à ce tableau ?

Yanis Varoufakis – Tout dépend de quel côté on se place. Si l’on se situe du côté de la population grecque, tout ceci relève du discours orwellien. Mais si vous observez la Grèce en tant qu’investisseur étranger, ces propos ont du vrai. 

Aujourd’hui, la Grèce est encore plus insolvable qu’il y a dix ans, lorsque le monde de la finance (le Fonds monétaire international, la Banque centrale européenne et la Commission européenne, qui forment la Troïka, ndlr) nous a déclarés en faillite. Notre dette était alors aux alentours de 295 milliards d’euros et notre PIB s’élevait à 220 milliards d’euros. Aujourd’hui, notre dette atteint 400 milliards d’euros et le revenu national est de 192 milliards d’euros. Nous sommes donc plus dépendants que jamais de la Troïka et des investisseurs étrangers, qui sont nos principaux créanciers.

Le niveau de vie de la population grecque a baissé en moyenne de 20 % depuis 2010. Mais c’est une moyenne, si l’on regarde la situation de la classe ouvrière, le PIB par habitant a chuté de 45 % ! Pour ce qui est de la dette du secteur privé, environ 2 millions de Grecs sur 10 millions ont des fonds propres négatifs et des prêts non productifs. C’est un record mondial, une situation inédite que même les États-Unis n’ont pas connue lors de la crise des subprimes en 2008.

Dans un tel contexte, comment puis-je affirmer que la Grèce se porte bien du point de vue des investisseurs étrangers ? C’est assez simple : les obligations d’État se négocient à un taux de rendement de 3,6 à 3,7 %, soit bien au-dessus des obligations à 2,2 à 2,3 % de l’Allemagne. Pourtant, tout le monde sait que l’État grec est en faillite et que ses obligations ne pourront jamais être remboursées, alors pourquoi les racheter ?

« Déclarer la Grèce solvable en 2023 découle d’une manœuvre politique du même ordre que celle qui a consisté à la déclarer insolvable en 2010. »

La raison est simple : la Banque Centrale Européenne a annoncé qu’elle garantissait les obligations grecques. Toutefois, déclarer la Grèce solvable en 2023 découle d’une manœuvre politique du même ordre que celle qui a consisté à la déclarer insolvable en 2010. Pour Christine Lagarde et ses laquais, il s’agit là d’un clin d’œil adressé aux investisseurs.

Si la BCE soutient les obligations grecques, alors qu’elle ne l’a pas fait en 2012 et 2015, c’est parce qu’un mécanisme inédit est apparu ces dernières années, permettant d’extraire de la richesse des États en faillite. Les pouvoirs en place ont instauré le plan Hercules, qui retire les obligations des bilans des banques pour les vendre à des fonds vautours basés aux îles Caïman. Ces fonds deviennent la propriété d’investisseurs étrangers, de dirigeants de banques grecques, et de familles élargies de la classe politique. Ils ont la possibilité d’acheter un prêt non productif d’une valeur de 100.000 euros pour seulement 3.000 euros, tout en sachant pertinemment qu’ils ne pourront pas récupérer leur argent. Ils peuvent en revanche, s’ils vendent la garantie attachée au prêt pour 50 000 euros, empocher 47 000 euros sans avoir à déclarer un centime une fois les fonds transférés aux îles Caïmans. Cette manœuvre permet d’extraire environ 70 milliards d’euros d’une économie qui en produit moins de 200 milliards par an !

À première vue, il pourrait donc sembler paradoxal pour la presse financière de vanter les mérites d’une économie dont les secteurs public et privé sont à ce point en faillite. Mais en tenant compte des profits que tirent les investisseurs étrangers d’une telle situation, on comprend ces commentaires élogieux. De tels profits n’existent nulle part ailleurs : la Grèce est une véritable poule aux œufs d’or. De plus, ce plan Hercules, approuvé par le Parlement grec, garantit au moins 23 milliards d’euros. L’État grec et la BCE soutiennent donc les intérêts de ces fonds vautours s’ils ne parvenaient pas à extraire suffisamment de richesses par les dépossessions.

DB – En janvier, vous avez désigné Syriza, Nouvelle Démocratie et Pasok (équivalent grec du PS, ndlr) comme « l’arc du mémorandum ». Vous accusez ces partis d’ignorer le fait que, quelle que soit la couleur politique du gouvernement au pouvoir à la fin de la décennie, il devra quoiqu’il arrive emprunter davantage. À quel point la Grèce s’est-elle enfoncée dans cette spirale de dépendance depuis 2015 ? N’y a-t-il pas de nouveaux signes de croissance dans des secteurs comme la construction ou le tourisme ?

YV – Nous avons affaire à un désinvestissement massif : l’argent investi l’est dans des secteurs qui affaiblissent la capacité de notre pays à produire. Le gouvernement et la presse économique s’auto-congratulent devant l’augmentation des investissements directs étrangers (IDE). Il y a effectivement une augmentation des IDE, mais quels sont leurs effets ? Un fonds vautour qui achète un prêt de 100.000 euros pour 3.000 euros est comptabilisé comme un IDE. Pourtant cela ne rapporte qu’une faible somme d’argent, qui permet d’extraire un montant bien plus élevé par une dépossession. On n’y trouve pas le moindre signe de capital productif.

D’autre part, pendant que les garde-côtes de Frontex repoussent les migrants au large du littoral grec, causant la mort de nombreuses personnes, le système de « visa doré » laisse circuler dans l’espace Schengen quiconque pouvant investir 250.000 euros dans le pays. Pourtant cela ne provoque aucun investissement productif : dans mon quartier en centre-ville d’Athènes, on achète des appartements pour les convertir en Airbnb. Les seules conséquences sont l’affaiblissement de l’offre immobilière, qui force les locaux à se loger ailleurs. Ces manœuvres ne contribuent donc pas à la construction d’un capital productif.

Les gens qui viennent d’Ukraine, de Russie, de Chine ou du Nigéria n’utilisent pas ces passeports pour investir en Grèce durablement, mais pour s’installer ensuite en France ou en Allemagne grâce au système Schengen. L’argent des touristes américains circule d’une banque américaine à une banque allemande, contournant la Grèce, tout en augmentant les loyers pour les locaux par la même occasion. Les IDE ont pour but de tirer profit du marché de l’immobilier, des prêts non performants et des privatisations, tous préjudiciables au fonctionnement d’une économie réellement productive.

« Les IDE ont pour but de tirer profit du marché de l’immobilier, des prêts non performants et des privatisations, tous préjudiciables au fonctionnement d’une économie réellement productive. »

Nous pouvons prendre l’exemple de l’accident ferroviaire qui a récemment coûté la vie à 57 personnes. Au Parlement, les membres de MeRA25 (le parti de Yanis Varoufakis, ndlr) ont alerté sur les dangers des privatisations. La compagnie ferroviaire grecque a été vendue à la firme italienne Ferrovie dello Stato pour 45 millions d’euros en 2017, mais cela n’a donné lieu à aucun investissement, au contraire, l’État s’est engagé à subventionner la ligne Athènes-Thessalonique à hauteur de 15 millions d’euros par an. C’est une escroquerie pure et simple.

Pour ce qui est du plan de relance de l’UE, dont on entend beaucoup parler, la répartition des fonds est entachée de corruption. L’argent se retrouve dans les poches des oligarques, qui n’investissent pas, ou bien directement dans le système bancaire. On assiste, depuis la soumission de Tsipras en 2015, à un pillage ininterrompu, à une expérience d’extorsion de fonds à grande échelle. Après la pandémie, j’ai immédiatement affirmé que le plan de relance était insignifiant d’un point de vue macroéconomique. Certains ont préféré le voir comme un moment hamiltonien (c’est-à-dire qui conduirait à un fédéralisme européen, ndlr), mais en réalité ce plan a enterré tout projet d’union fiscale.

DB – Que pourrait entreprendre un gouvernement grec différent ?

YV – MeRA25 est le seul parti qui dispose d’un programme complet, modulaire et multidimensionnel pour gouverner. Notre manifeste aborde les enjeux sociaux, économiques et environnementaux et propose une alternative au prétendu mémorandum « d’entente » qui règne en maître dans le pays.

Un des points essentiels de notre programme consiste à instaurer une banque publique qui remplacerait le système Hercules afin d’empêcher l’achat et la vente de prêts non performants sur les marchés financiers. Cette banque, appelée Odysseus, absorberait ces prêts et permettrait aux individus menacés de liquidation ou de vente de sauver leur propriété en échange d’une redevance qui ne dépasserait pas un sixième de leurs revenus disponibles.

Les banques cèderaient leurs prêts pourris à Odysseus, qui les gèlerait ensuite par l’émission d’obligations. L’idée étant qu’une fois que le prix d’une propriété excède la valeur nominale des prêts gelés, des négociations peuvent avoir lieu entre les emprunteurs et Odysseus. Les emprunteurs ne perdraient pas la part qu’ils ont déjà payée, ceci permettrait de mettre un terme au transfert de richesses vers les îles Caïmans, et aux dépossessions qui sont une véritable catastrophe sociale.

Un autre volet clé concerne l’énergie : le réseau électrique a été privatisé et se trouve entre les mains d’une poignée d’oligarques qui se sont répartis les restes du distributeur public d’électricité. Notre programme prévoit la nationalisation progressive des producteurs d’énergie et des distributeurs, afin d’empêcher que le prix de l’énergie ne dépasse le coût moyen de sa production.

« Après mon départ du ministère des Finances, un “super fonds” a été imposé pour administrer les biens publics. Cette situation, unique dans l’histoire, représente le pire exemple de néo-colonialisme. »

Après mon départ du ministère des Finances, un « super fonds » a été imposé pour administrer les biens publics. Cette situation, unique dans l’histoire, représente le pire exemple de néo-colonialisme. Le fonds étant géré directement par la Troïka, les biens grecs sont donc légalement entre les mains de puissances étrangères. Nous proposons de démanteler ce fonds et de transférer ces biens vers une banque publique de développement dont le stock de capital servira notamment à financer la transition énergétique ou l’agriculture biologique.

Nous proposons également une autre institution, une plateforme de paiement numérisée, basée sur les données de l’administration fiscale grecque. Chacun pourra recevoir et envoyer de l’argent via son numéro de déclaration fiscale, ce qui permettra d’effectuer des transactions en dehors du carcan de la BCE, des banquiers privés, ou des systèmes Mastercard et Visa. Ce projet nous ferait économiser deux milliards d’euros par an, mais reste une mesure controversée, car elle sort du cadre établi par la BCE. L’objectif est de nous rendre hors de portée des mesures de chantage que le système bancaire grec a subies en 2015.

De plus, nous proposons le démantèlement des entreprises qui pratiquent le commerce de la main-d’œuvre humaine par le système de mise en relation. Nous souhaitons faire passer la TVA de 24 à 15 %, réduire le taux d’imposition des petites entreprises de 22 à 10 %, tout en faisant passer le taux d’imposition des sociétés de 22 à 30 %. Le financement des soins de santé et de l’éducation est à un niveau abyssalement bas et il est urgent de le doubler. Nous ne faisons pas de promesses impossibles à financer, mais développons plutôt un programme d’anti-austérité.

DB – Votre liste pour les élections législatives, MeRA25 – Alliance pour la Rupture, compte dans ses rangs le parti Unité Populaire, qui préconise une sortie de la zone euro, voire de l’Union européenne elle-même. Avez-vous des points communs sur ce sujet, et comment comptez-vous vous coordonner pour appliquer votre programme ?

YV – Nous avons eu quelques désaccords sur le plan tactique et dans une certaine mesure sur la stratégie à adopter. Unité Populaire s’était fixé comme objectif la sortie de la zone euro, ce qui nous semblait préjudiciable, économiquement comme politiquement. Nous savons que l’euro est une monnaie désastreuse, non viable et responsable de l’asphyxie de la Grèce et de l’Italie. Seulement, annoncer ouvertement la sortie de la zone euro n’a pas de sens sur le plan politique, car une sortie aura de lourdes conséquences.

Au cours de l’année dernière, nos camarades d’Unité Populaire ont progressivement rallié notre position, ce qui nous a permis de nous rassembler autour des principes de base de MeRA25. Il n’en demeure pas moins vrai que depuis 2015-2016, la zone euro a systématiquement échoué à rendre viables les économies des pays membres. Pour se faire, une union politique est fiscale serait nécessaire.

« Le problème, c’est que la zone euro est à la fois invincible et intenable. Nous devons donc nous préparer à l’éventualité où l’euro s’écroulerait de lui-même. »

Le problème, c’est que la zone euro est à la fois invincible et intenable. Nous devons donc nous préparer à l’éventualité où l’euro s’écroulerait de lui-même. Il serait particulièrement naïf de notre part de penser que la Banque Fédérale allemande n’a pas prévu d’imprimer des Deutschemarks dans un tel scénario. La même logique s’applique en politique étrangère : nous devons nous préparer à la possibilité que Recep Tayyip Erdoğan envahisse Rhodes du jour au lendemain, même si nous n’espérons bien sûr pas que cela ait lieu (la Grèce et la Turquie ont une longue histoire de conflits territoriaux non résolus, ndlr).

Nous l’affirmons fermement : la sortie de l’euro n’est pas un objectif politique. Mais étant donné que la survie de l’euro est incertaine, notre système de paiement digital (appelé Demeter) offre, lui, deux avantages bien distincts : il nous permet d’abord de respirer plus librement dans la zone euro, et nous fournit une solution intermédiaire pour sortir de l’euro, si cela devait arriver.

DB – Bien qu’étant arrivé derrière Nouvelle Démocratie, Syriza vise à former un nouveau gouvernement. Dans un entretien pour Star TV, Tsipras a récemment déclaré que MeRA25 et le PASOK n’auraient d’autres choix que de soutenir son parti s’il arrivait au pouvoir plutôt que de voir survenir de nouvelles élections. Y a-t-il une possibilité de vous voir soutenir un tel gouvernement ?

YV – Suite à notre congrès, nous avons mis un point d’honneur à inviter Syriza à la table des négociations, sans aucune condition préalable, afin de mettre nos différents derrière nous, d’honorer notre système de représentation proportionnelle et de trouver un accord mutuel pour mettre fin à l’exploitation des Grecs. 

Nous avons également mentionné le fait indéniable que notre Constitution ne nous permet pas de négocier avec tous les partis pendant trois mois après une élection pour former un programme de gouvernement, comme cela se fait en Allemagne ou en Italie. La Constitution grecque donne deux jours pour former une éventuelle coalition. Durant ces deux jours, il serait impossible d’avoir une véritable conversation débouchant sur un authentique programme progressiste, c’est pourquoi nous avons sollicité Syriza ces deux dernières années.

Tsipras a refusé de nous parler avant l’élection. Nous lui répondons que nous refusons de lui parler après, car cela ferait de nous des traîtres, nous rendant complices de l’oligarchie en échange de quelques postes au gouvernement. Or, les oligarques n’ont besoin d’aucun accord ni d’aucun manifeste, ils ont leur mémorandum, leurs cabinets d’avocats, ils règnent dans le secret. Nous ne pouvons pas appeler les électeurs à voter pour nous en leur disant d’un côté : élisez-nous pour mettre fin à l’escroquerie des prêts non performants, à la marchandisation de l’électricité, et pour renationaliser les chemins de fer qui ont provoqué 57 morts, pour accepter ensuite des postes de ministres en renonçant à nos promesses.

DB – J’ai récemment assisté à une conférence à Londres où la ministre de l’Intérieur Suella Braverman citait la Grèce, le Royaume-Uni, la Pologne, l’Italie et le Danemark comme des pays adoptant une ligne plus dure sur l’immigration. Dans un entretien pour le tabloïd allemand Bild, le Premier ministre Kyriákos Mitsotákis a réclamé les financements de l’UE pour ériger une clôture le long de la frontière turque. Son parti, Nouvelle Démocratie, est souvent comparé à celui de Victor Orbán, le Fidesz. Est-ce une tendance marginale ou peut-on y voir un point de restructuration de la droite ?

YV – Mitsotákis est un mélange de centrisme radical, d’un discours favorable à la Troïka et d’un ultranationalisme débridé. Son gouvernement est à la fois néolibéral, car il adopte les mesures de la Troïka, et néofasciste, car il diabolise l’immigration et les musulmans en les qualifiant de « Satan ». C’est ainsi que sont perçues les populations désespérées qui fuient la guerre et la faim pour rallier la Grèce.

« Mitsotákis est un mélange de centrisme radical, d’un discours favorable à la Troïka et d’un ultranationalisme débridé. »

J’ai vécu en Australie dans les années 1990, et en Grande-Bretagne et au Texas au début des années 2010. Je trouve que Mitsotakis a des points communs avec l’ancien Premier ministre australien John Howard, qui avait fait interner les réfugiés arrivant en Australie dans des camps de concentration ouverts dans des pays pauvres en échange de la promesse d’aides financières. On peut aussi le comparer à Suella Braverman, car l’UE n’est pas exempte de tout reproche dans sa gestion migratoire : elle est à l’origine d’une situation infernale en Libye, où les réfugiés sont détenus dans des camps au milieu du Sahara dans des conditions catastrophiques.

Mitsotakis est un mini Trump. Comme lui, il voit les frontières comme un élément de fierté nationale. Le mur érigé à la frontière nord du pays est une source d’orgueil pour lui. La différence avec Trump est qu’il l’a réellement fait construire un mur, et se prend même en photo devant. Mes anciens camarades de Syriza le comparent à Victor Orbán (pas à Trump, avec qui Tsipras entretenait une relation cordiale durant son mandat). De manière honteuse, Tsipras a lui aussi affirmé qu’il soutenait la construction d’une barrière frontalière, la seule différence est qu’il réfléchit à la faire financer par l’UE.

Règles budgétaires européennes : une réforme qui ne résout rien

Siège de la Commission européenne à Bruxelles, Belgique ©Belga

Après des mois de pourparlers, la Commission européenne a dévoilé, début novembre, les contours de la réforme du Pacte de Stabilité et de croissance, dont les règles sont suspendues depuis mars 2020 en raison du besoin de financement massif des pays européens pour lutter contre la crise sanitaire puis en raison de la guerre en Ukraine. Malgré une flexibilité accrue, les pays « frugaux » refusent toujours une modification profonde du Pacte, pourtant jugé obsolète par de nombreux États, dont la France. Alors que la zone euro s’apprête déjà à entrer en récession, le retour de ces règles inapplicables laisse craindre des pressions accrues en faveur d’une politique d’austérité.

Revendication des courants néolibéraux, le Pacte de Stabilité et de croissance (PSC) voit le jour le 17 juin 1997, au Conseil européen d’Amsterdam. Appliqué au moment de la création de la monnaie unique en 1999, il a pour mission d’assurer la rigueur budgétaire des États membres à travers le respect du maintien du déficit public en dessous de 3% du PIB et un ratio dette/PIB inférieur à 60%. 

Si la plupart des pays parviennent à s’aligner sur ces critères au début des années 2000, la crise financière de 2007-2008, déclenchée aux États-Unis, engendre un profond creusement de la dette et du déficit des pays européens, et le non-respect des seuils exigés. Lors de l’éclatement de la crise des dettes souveraines, apparue quelques années plus tard sous les effets du krach financier de 2008, les règles budgétaires européennes sont toutefois conservées, et de nouvelles mesures d’autant plus strictes sont instaurées, malgré les avertissements de nombreux économistes à l’égard du Pacte. Sur volonté de l’Allemagne, ces règles seront même renforcées grâce à la création du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (aussi appelé TSCG) le 2 mars 2012, où est introduit de nouvelles exigences budgétaires, dont le principe de la « règle d’or».

Du fait de la structure de la zone euro, dont aucun mécanisme redistributif ne vient contrebalancer les asymétries, les chocs entraînés par la crise des dettes souveraines sont traités séparément, et des programmes d’austérités sont imposés à de nombreux pays, avec en premier lieu la Grèce, l’Espagne, le Portugal, Chypre, l’Irlande – et dans un moindre degré la France et l’Italie. Le bilan de cette politique est désormais bien connu : ralentissement économique, accroissement des inégalités, dégradation des services publics, et profondes divergences au sein de la zone euro. Si l’objectif cible de 3% est atteint par l’ensemble des pays fin 2019 grâce à ces « cures », nombre d’entre eux ne retrouvent pas le seuil de 60% de dette/PIB, et s’en trouvent même particulièrement éloignés.

Face à la crise sanitaire puis la guerre en Ukraine, le déficit budgétaire et la dette des États se sont profondément aggravés. À ce jour, près du tiers des pays de la zone euro affichent un ratio dette/PIB supérieur à 100% (Grèce, Italie, Portugal, Espagne, France, Belgique) et la moyenne des 19 se situe autour de 95%, soit bien au-delà des 60% exigé. Le déficit public moyen, situé à 5.1% en 2021, reste, lui aussi, au-dessus du seuil de 3%. 

Tout changer pour que rien ne change

Peu d’observateurs se risquent désormais à affirmer que les dispositions actuelles du Pacte sont efficaces. Le Commissaire aux Affaires économiques et monétaires, Paolo Gentiloni, a récemment déclaré que « nous n’avons pas investi comme nous l’aurions dû, et le désendettement a échoué. » Étant donné l’erreur historique d’avoir exigé un retour accéléré aux critères de 3% et de 60% lors de la décennie passée (la Grèce est à cet égard un exemple probant), une réforme en profondeur s’imposait. Surtout, la crise sanitaire et désormais la baisse du pouvoir d’achat des ménages liée à l’inflation obligent les États européens à d’importantes dépenses en urgence.

Pourtant, si l’on se plonge dans les détails de cette réforme, les mesures proposées ressemblent sensiblement à celles exigées au lendemain de la crise des subprimes, malgré quelques assouplissements. Dans les faits, les critères de 3% et de 60% sont conservés, mais la soutenabilité budgétaire des États tient désormais compte des dépenses primaires (hors intérêts de la dette et dépenses d’assurance chômage), et non des dépenses publiques dans l’ensemble. 

Par ailleurs, les pays européens disposeront de quatre années pour retrouver 3% de déficit public et 60% de dette/PIB à partir de 2023, et trois années supplémentaires si des facteurs conjoncturels interviennent (crises, guerres…) ou si de nouveaux investissements s’avèrent nécessaires (à condition toutefois que la stratégie budgétaire du pays s’aligne sur les critères). Alors que de nombreux pays souhaitaient un traitement différencié pour certains investissements et un plafond de dette différent pour chaque pays (comme le proposait la France), ce léger compromis laisse plutôt paraître une victoire du conservatisme des pays frugaux dans les négociations. Certains États, comme l’Allemagne, les Pays-Bas ou l’Autriche, font encore de la rigueur budgétaire une priorité absolue.

D’autre part, si ce « délai supplémentaire » de trois ans permet de mieux prendre en compte la situation de chaque pays (et donc les divergences économiques structurelles de la zone euro), la proposition initiée par la vice-présidente espagnole, Nadia Calviño, visant à ce que chaque pays puisse définir la trajectoire de réduction de sa dette et de son déficit, n’a visiblement été que partiellement prise en compte, car la stratégie budgétaire des États resterait conditionnée à l’approbation de la Commission européenne et du Conseil européen, comme c’est le cas par le biais du « Semestre européen » depuis 2011… De surcroît, la procédure concernant les déficits excessifs (PDE) est maintenue, et la PDE fondée sur la dette est même renforcée. Ainsi, si un pays dont la dette excède 60% du PIB s’écarte de la trajectoire des dépenses convenues par le Conseil, il s’expose alors à diverses sanctions.

Par ailleurs, l’écart de production (aussi appelé « output gap ») reste la référence de mesure de la soutenabilité de la dette des pays européens, malgré le fait que son calcul dépend d’hypothèses discutables, de plus en plus fragiles à mesure que les crises se succèdent.

Un cadre immobile face à un monde en pleine mutation

À travers cette révision, la Commission européenne cherche officiellement à « permettre aux pays de la zone euro d’exécuter les investissements nécessaires, en réduisant les ratios élevés de dette publique de manière réaliste, progressive et soutenue afin de bâtir une économie verte, numérique et résiliente. »

Si cette trajectoire est à première vue souhaitable, elle a tout d’une chimère : comment parvenir à réduire les ratios de dette publique des pays membres tout en mettant en place les « investissements nécessaires » (très coûteux en ce qui concerne ceux dans la transition écologique, mais aussi dans le numérique où les pays de la zone euro affichent un retard significatif face aux grandes puissances) ? Pour ne donner qu’un seul exemple, la France devra dépenser 100 milliards d’euros sur quinze ans si elle entend doubler la part du train dans les déplacements. Par ailleurs, la charge de la dette, c’est-à-dire les intérêts à rembourser, augmentera à terme sous l’effet de la hausse des taux directeurs de la BCE.

Dans ce monde multipolaire où se dessine une nouvelle globalisation, l’industrie et la balance commerciale des pays européens se dégradent, menaçant ainsi la croissance du Vieux-continent.

Comment réussir à investir massivement afin de « bâtir une économie résiliente » alors que la guerre en Ukraine – impliquant la plupart des puissances du globe -, et la multiplication des guerres commerciales affaiblissent profondément le Vieux-continent ? En effet, dans ce monde multipolaire où se dessine une nouvelle globalisation, l’industrie et la balance commerciale des pays européens se dégradent, menaçant ainsi la croissance du Vieux-continent à court et moyen-terme (celle-ci étant déjà atone depuis deux décennies).

L’inflation serait-elle la solution pour réduire la dette tout en permettant les investissements nécessaires ? Si celle-ci permet effectivement en théorie de réduire le poids accumulé des dettes, le ralentissement de la croissance, les dépenses massives des États pour lutter contre la hausse des prix et la hausse des taux d’intérêt laissent peu d’espoir quant à une véritable baisse du ration dette/PIB. De surcroît, le choix de certains États d’émettre des obligations dont la valeur est indexée sur l’inflation protège les investisseurs de pertes financières… mais engendre un coût massif pour les finances publiques.

Il semble dès lors utopique de croire que les pays de la zone euro dont le ratio dette/PIB est supérieur à 100% puissent parvenir à réduire leur dette publique pour atteindre le seuil de 60% d’ici 4 ou 7 ans, tout en exécutant les « investissements nécessaires. » Alors que trois d’entre eux (la France, l’Italie et l’Espagne) figurent parmi les cinq plus grandes puissances du continent, le risque d’un nouvel accroissement des divergences entre pays de la zone euro, l’affaiblissement de cette dernière, et plus largement celle du projet européen, semble de plus en plus probable.

Sans harmonisation budgétaire et fiscale, avec des divergences de structures productives et un taux d’intérêt unique pour 19 pays différents, la zone euro est donc vouée à une régression permanente. Or, ce scénario est systématiquement rejeté par les pays frugaux, qui refusent de « payer pour les autres », et les paradis fiscaux européens (Irlande, Malte, Chypre, Pays-Bas), qui auraient trop à perdre d’une convergence des niveaux d’imposition.

Si la proposition de la Commission européenne fera l’objet d’un débat législatif début 2023, avant d’être validée par les ministres des Finances et le Parlement européen (dans l’objectif d’arriver à un consensus pour 2024, sans quoi le cadre budgétaire restera inchangé), la trajectoire envisagée laisse donc penser que l’Europe s’apprête à répéter une faute historique.

Note :

[1] Selon la règle d’or, le déficit structurel ne doit pas dépasser 0.5% du PIB pour les pays dont la dette publique excède 60% du PIB, et 1% pour les pays dont la dette publique est inférieure à 60% du PIB.

Grèce : la tragédie qui n’en finit pas

© Malena Reali pour LVSL

En 2009, la crise de la dette grecque débutait. Depuis, de nombreux plans de « sauvetage » comprenant des « réformes » sous la tutelle de la « Troïka » (FMI, BCE et Commission européenne) se sont succédés. Si les banques ont effectivement été sauvées, le bilan social d’un tel programme est catastrophique. Fortement appauvrie, la Grèce est devenue un Club Med géant où les infrastructures stratégiques ont été privatisées et où les services publics ont été bradés. La population, elle, se résigne ou quitte le pays.

Le 20 août dernier, la Grèce est sortie de la surveillance économique renforcée de la Commission européenne. Un jour qualifié d’« historique » par le Premier ministre Kyriakos Mitsotakis, tandis que la Présidente de la Commission Européenne vantait la « résilience » de la Grèce et l’enjoignait à « envisager l’avenir avec confiance ». Le bilan des « réformes » et de ce programme d’« aides » est pourtant peu reluisant, pour ne pas dire catastrophique.

Une saignée qui aggrave le mal

Mis en place à la suite de la crise de la dette grecque, commencée en 2009, ce dispositif de surveillance avait pour but de vérifier que les « réformes nécessaires » (comprendre le dépècement de l’État grec) pour diminuer la dette publique étaient bel et bien mises en place. En échange de ces réformes, la Grèce recevait de l’aide financière internationale, notamment de l’Union européenne. L’objectif ? Réduire la dette publique, considérée comme dangereusement élevée. Pourtant, étant donné la chute du PIB, c’est-à-dire de la production de richesses, la dette est aujourd’hui bien plus élevée qu’au début du programme de surveillance : alors que le PIB de 2009 s’élevait à 237 milliards d’euros, il est tombé à 182 milliards en 2021. En conséquence, le niveau de la dette, en % du PIB, se maintient à un niveau toujours bien plus élevé que celui de 2009 : fin 2021, celui-ci était de 193 % du PIB tandis que fin 2009 il était de 127% du PIB.

Ce bilan catastrophique se lit aussi sur le taux de chômage : celui-ci est passé de 10 % fin 2009 à plus de 13% fin 2021. Ce fléau touche plus particulièrement les jeunes : le taux de chômage des moins de 25 ans dépassait les 36 % en avril 2022 tandis qu’en décembre 2009 il était de 29%. Ce qui entraîne qu’une partie importante de cette jeunesse, surtout la plus diplômée, émigre : entre janvier 2008 et juin 2016, la Banque de Grèce estime que plus de 427.000 grecs ont quitté leur pays alors que la population de la Grèce se situe légèrement en-dessous des 11 millions d’habitants.

De manière corrélée, le taux de suicide a aussi augmenté : celui-ci est passé de 3,6 pour 100 000 habitants en 2009 à 5,1 en 2019. Les coupes successives dans le budget de la santé n’y sont sans doute pas étrangères : le budget de la santé était d’environ 4,3% du PIB en 2009 alors qu’en 2020, ce budget se situait à 3,6% du PIB. En tenant en compte de la chute du PIB entre ces deux dates, cela signifie en clair une coupe dans le budget de la santé de 4 milliards d’euros. Soit un peu moins de la moitié des 10 milliards estimés nécessaires pour sauver la Grèce début 2010.

En plus des coupes sévères dans les pensions des retraités grecques et des coupes dans la fonction publique, une autre des « réformes » demandées était la privatisation d’infrastructures clés du pays. Ainsi, le célèbre port d’Athènes, le Pirée, a été privatisé au profit du groupe chinois de transport maritime Cosco en échange d’une promesse d’investissement qui n’a pour l’heure toujours pas été tenue, provoquant la colère des travailleurs locaux. Cette acquisition par un groupe chinois est aussi teintée d’une cruelle ironie pour l’Union européenne qui ne cesse de répéter son ambition de s’opposer à la Chine.

Le Pirée n’est pas le seul port à avoir été privatisé. Il en est de même du deuxième port grec, Thessalonique, tandis que d’autres ports régionaux, comme ceux d’Alexandroupolis et d’Igoumenitsa, semblent destinés à suivre cette même voie… Il faut ajouter à cette liste de privatisations celles de 14 aéroports régionaux au profit du consortium allemand Fraport-Slentel et celles à suivre cette année de l’autoroute Egnatia (la plus longue du pays, reliant l’ouest de la Grèce à la Turquie) et des infrastructures de l’entreprise gazière DEPA. Seule la privatisation des sites archéologiques et des musées grecs, qui toucherait aux racines même de l’identité grecque, a pour l’heure été empêchée

En parallèle, la Grèce s’est désindustrialisée au profit du secteur tertiaire, la part de l’emploi dans le secteur industriel, en % de l’emploi total, chutant de 22% en 2009 à environ 15 % en 2019 tandis que la part du secteur des services passait de 67% en 2009 à 73% en 2019. En particulier, le secteur du tourisme est en plein essor, le nombre de touristes annuel étant passé de 15 millions en 2009 à 34 millions en 2019, chiffre qui pourrait être dépassé cette année. Mais un tel développement du tourisme fait craquer les fragiles infrastructures (d’eau, d’électricité, etc.) grecques tandis que le prix de la vie, et a fortiori des vacances, monte en flèche pour les locaux. Une grande part d’entre eux s’est donc vue privée de vacances au sein de leur propre pays. L’organisation d’une « réserve » (1) grecque est donc sur de bons rails.

Toutes ces « réformes » ont été entreprises dans le but de recevoir de l’aide internationale, c’est-à-dire celle de la zone euro et du FMI. Au total, alors que début 2010 on estimait à 10 milliards d’euros l’apport nécessaire pour sauver la Grèce, celle-ci aura reçu 273 milliards d’euros d’aide ! Quand le remède aggrave la maladie…

La raison d’un tel gaspillage d’argent public et d’un tel massacre social ? Les banques allemandes et françaises étaient très exposées à la dette grecque. Au lieu d’annuler une partie de celle-ci, c’est-à-dire de faire en sorte que le secteur privé subisse quelques milliards de pertes, on a préféré déverser de l’argent public. Ce qui a permis in fine aux banques allemandes et françaises de se dégager de ces titres de dette risqués. Ainsi, comme d’habitude, les acteurs privées qui justifient leur intérêts par le risque qu’ils prennent ont en réalité vu leurs pertes être socialisées.

La mise en marche de la machine infernale

La crise de la dette grecque a commencé en 2009. Celle-ci est en réalité une conséquence de la déréglementation financière commencée dans les années 1980. Lorsque, en 2008 la crise des subprimes éclate avec la chute de la banque Lehman Brothers, tout le secteur financier mondial se crispe, les flux de capitaux sont bloqués, la confiance se rompt. Les gouvernements publics décident alors d’injecter massivement de l’argent public dans le sauvetage des banques. C’est en particulier le cas de la Grèce.

Dans le même temps, les investisseurs délaissent les actifs peu sûrs pour les dettes souveraines des États, des actifs sûrs puisque les États ne peuvent pas disparaître. Le principal défaut des actifs pour ces investisseurs à ce moment-là est que ceux-ci ne rapportent pas assez : leurs taux d’intérêts sont trop faibles. Mais c’est sans compter sur la publication d’un rapport établissant que les déficits grecs sont plus importants que prévus du fait de dissimulations effectuées sous la tutelle de la banque Goldman Sachs.

Il n’en faut pas plus aux marchés financiers pour lancer la machine infernale. Une attaque spéculative débute, les taux d’intérêts de la dette grecque grimpent. La perspective d’un défaut sur la dette grecque apparaît à tous les acteurs. La troïka (la Commission européenne, le FMI, la BCE) intervient et conclut un accord en 2010 avec Giórgios Papandréou, le premier ministre issu du Mouvement socialiste panhellénique (le Pasok). Celui-ci doit mettre en place un programme d’austérité visant à « maîtriser les dépenses publiques » pour réduire le déficit grec. 

En 2011, face à un mouvement populaire anti-austérité et alors que la troïka continue d’exiger la saignée du pays, M. Papandréou évoque la possibilité d’un référendum. Celui-ci abandonne rapidement l’idée, se rendant compte que les élites européennes n’hésiteraient pas à pousser la Grèce vers la porte de sortie.

Syriza, le faux espoir

Jusque début 2015, les « réformes » se succèdent. En parallèle, le mouvement populaire anti-austérité s’est développé. Finalement, la coalition de gauche radicale Syriza, avec à sa tête Aléxis Tsípras, remporte les élections législatives de janvier 2015. Dans son programme, plusieurs mesures sont avancées pour sortir de la crise de la dette : suspendre le paiement de la dette, en effectuer un audit pour évaluer la part qui est illégitime, appeler à la participation citoyenne, décréter la fin du mémorandum d’austérité.

Cependant, il faut noter que la campagne de 2015 de Syriza ne s’est pas faite sur une rupture avec l’Union européenne. Le but a toujours été de négocier avec la troïka mais à aucun moment n’a été envisagé une sortie de l’euro ou de l’UE. Les élites européennes, en premier lieu duquel la Banque centrale européenne, vont exploiter cette faille. Moins de 10 jours après la victoire de Syriza, la BCE ferme le principal canal de financement des banques grecques.

La tension va continuer à s’accroître durant les six premiers mois de 2015 sans, toutefois, que ni Aléxis Tsípras, ni Yanis Varoufakis, son ministre des finances, ne remettent en cause leur conviction pro-européenne et ne radicalisent l’opinion publique grecque vis-à-vis de l’UE. Ce faisant, ils ne tiennent pas compte de l’épisode de 2011 et la sortie de l’Union ne reste qu’une idée dans quelques têtes de l’aile gauche de Syriza.

La machine infernale écrase le peuple grec

Et ce qui devait arriver, arriva. Dans la nuit du 26 au 27 juin 2015, après des négociations pour un autre plan d’« aide » pour la Grèce, Tsípras fait part de son intention de soumettre au référendum du peuple grecque le projet proposé par la troïka. Si le oui l’emporte, Tsípras acceptera et l’austérité continuera. Si le non l’emporte, Tsípras refusera le projet. Mais ce référendum est promu par le gouvernement de l’époque comme un outil pour continuer les négociations et non comme une première étape pour sortir de l’Union, le but étant de faire advenir une « Europe solidaire ».

À partir du 29 juin 2015, soit 6 jours avant le référendum, les banques grecques sont fermées du fait d’un défaut de liquidité provoqué par la BCE. Malgré cela, le « oxi » (non en grec) l’emporte de manière univoque : plus de 62% des suffrages exprimés se sont portés sur lui. Le 9 juillet, 3 jours après la victoire du « non », Tsípras envoie un projet reprenant les principales préconisations de la troïka (coupe dans les retraites, dans la fonction publique, hausse de la TVA …). Tsípras a dû choisir entre le peuple et la troïka. N’ayant pas mis en place les conditions matérielles suffisantes et étant pro-européen, un seul choix s’offrait à lui : renoncer à ses promesses et obéir à Bruxelles.

Une autre voie était pourtant possible. Celle de la rupture avec l’Union en sortant de celle-ci. Les premières mesures qu’il aurait fallu prendre sont connues : retour de la souveraineté monétaire en se dotant d’une monnaie nationale, contrôle des capitaux, contrôle et nationalisation des banques, dévaluation du nouveau Drachme de l’ordre de 20 à 30%, mesures exceptionnelles pour s’assurer que les besoins de base de la population (nourriture, médicaments, carburants, etc.) soient assurés… La principale inconnue est la même que celle que connaît le Royaume-Uni à l’heure actuelle : celle de l’issue des négociations commerciales avec l’UE ainsi que leur durée. S’il faut bien sûr se garder d’un optimisme exagéré quant à la réussite d’une sortie de la Grèce de l’UE, les conséquences du maintien étaient elles certaines. Elles sont désormais sous nos yeux : les plans d’austérité n’ont fait qu’aggraver la situation. Bien évidemment, la troïka le savait : les exemples d’échec de la rigueur sont légion, de l’Algérie à l’Argentine en passant par l’Éthiopie ou le Kenya.

Alors que la Grèce est désormais frappée de plein fouet par la crise sociale et que les méga-incendies se succèdent chaque été, aucun parti de gauche ne semble pouvoir incarner la colère populaire. La population est en effet totalement désabusée par les renoncements de Syriza. La crise énergétique et la dépendance énergétique de la Grèce à la Russie, en faisant exploser les taux d’intérêts de sa dette, ranime le spectre d’une crise financière. La tragédie va-t-elle se répéter ? Si aucune certitude n’est possible, on voit cependant mal pourquoi les élites européennes, qui ont toutes applaudi les mémorandums successifs, feraient des choix différents.

(1) Frantz Fanon, Les damnés de la terre, La Découverte, janvier 2004

« Le choix du chômage est la conséquence de décisions néolibérales » – Entretien avec Benoît Collombat

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Benoît Collombat © Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

Le chômage de masse qui mine la France depuis une quarantaine d’années est souvent présenté comme inéluctable et naturel. François Mitterrand ne déclarait-il pas à ce sujet en 1993 qu’on avait « tout essayé » ? Pour Benoît Collombat, journaliste à la direction des enquêtes et de l’investigation de Radio France, ce fait social n’est pourtant pas une fatalité, mais bien la conséquence de choix politiques. Dans la bande dessinée Le choix du chômage (Futuropolis, 2021), qu’il vient de signer avec Damien Cuvillier, ce dernier a enquêté sur les racines de cette violence économique, qui est notamment liée à la construction européenne. Entretien retranscrit par Dany Meyniel.

LVSL Tout au long de votre livre, vous considérez que le chômage de masse n’a rien de naturel, et qu’il résulte au contraire d’arbitrages économiques conscients. Les banques centrales, à l’instar de la Federal Reserve (FED) ou de la Banque Centrale Européenne (BCE), ont ainsi adopté le modèle NAIRU. Ce dernier postule qu’il existe un chômage naturel impossible à résorber, sous peine de voir l’inflation augmenter. Quelle a été l’ambition de votre enquête ?

Benoît Collombat – C’est effectivement le point de départ de notre travail dont l’idée a germé en 2016. Je venais de publier avec Etienne Davodeau une enquête en bande-dessinée sur la violence politique dans les années 1960-1970 (Cher pays de notre enfance. Contre-enquête sur les années de plomb à la française, Futuropolis, 2015). Cela m’intéressait de raconter la suite de cette histoire : la violence provoquée cette fois non pas par les « barbouzes » ou les gros bras des officines gaullistes mais par les politiques économiques néolibérales qui vont être menées à partir de la fin des années 1970, malgré les alternances politiques. Avec Damien Cuvillier nous voulions utiliser le cadre du medium bande dessinée afin de questionner l’ossature idéologique qui sous-tend ces grands choix, souvent présentés comme intangibles. Nous sommes partis à la rencontre des témoins et des acteurs de cette histoire et avons épluché de nombreuses archives. Nous voulions confronter le discours officiel qui répète : « nous mettons tous les moyens en œuvre pour lutter contre le chômage » ou qui affirme : « on a tout essayé… » à la réalité des faits et aux conséquences sociales de ces choix. Ces politiques s’inscrivent dans une vision bien précise de l’économie : la stabilité de la monnaie doit prévaloir sur l’emploi, l’État doit être au service du marché et ne plus s’occuper de la monnaie et des banques. Le chômage devient une variable d’ajustement du fonctionnement de l’économie. L’emploi est subordonné à d’autres priorités, d’autres choix qui favorisent les épargnants et les détenteurs d’actifs.

« De Raymond Barre à Emmanuel Macron, nous sommes toujours dans ce même « couloir » d’options idéologiques. »

Une note de 1979 adressée par un haut-fonctionnaire du Ministère de l’Economie et des Finances au Premier ministre Raymond Barre en 1979 résume parfaitement les choses : « La politique économique et financière menée actuellement est la bonne. Elle est dans le couloir des bonnes options. Il y a une crête sur laquelle on peut se maintenir. Cela ne marche pas si mal : contrôle de la masse monétaire et du budget, tout cela va dans le bon sens. En revanche, il est impossible de régler le chômage à court terme. Il ne faut pas y songer. Il ne faut surtout pas utiliser la politique conjoncturelle pour tenter d’enrayer le chômage », conclut le haut-fonctionnaire. De Raymond Barre à Emmanuel Macron, nous sommes toujours dans ce même « couloir » d’options idéologiques.

LVSL Dans votre bande dessinée, on retrouve le sociologue Benjamin Lemoine. Ce dernier y explique que l’État français n’avait, dans les années 1960, pas besoin de faire appel aux marchés pour financer ses déficits puisqu’il avait recours au « circuit du trésor ». Pouvez-vous nous expliquer comment fonctionnait ce circuit et pourquoi nous ne l’utilisons plus aujourd’hui ?

B.C. – Le « circuit du trésor » était un circuit de financement de l’État français qui lui permettait de contrôler les banques et les flux monétaires en ayant la main sur les taux d’intérêts et in fine la distribution du crédit. C’était un cycle vertueux au service de l’investissement public et d’une politique de plein emploi. Tout cela va être démantelé par strates face à une pression idéologique issue de la pensée anglo-saxonne. La seule interrogation qui demeure pour les hauts-fonctionnaires dans les années 1970 c’est de connaitre la part d’inflation tolérée lors des relances budgétaires.

Le sociologue Benjamin Lemoine (L’ordre de la dette. Enquête sur les infortunes de l’Etat et la prospérité du marché, La Découverte, 2016) explique que l’on est passé d’une époque où l’État investissait dans l’économie à une situation où l’État a été investi par les grands épargnants et les banques. Le renversement du rapport de force commence à s’opérer dès les années 1970 et va s’accélérer pendant le septennat de Valérie Giscard d’Estaing, sous l’action de son Premier ministre Raymond Barre (1976-1981). Ce dernier joue un rôle important dans les cercles de pensées néolibéraux : il a traduit en français Friedrich Hayek, l’un des penseurs du néolibéralisme, et a été vice-président de la Commission européenne, chargé de l’Economie et des Finances de 1967 à 1973. Lors d’une intervention devant un think tank libéral en avril 1983, Raymond Barre fustige ainsi « le goût invétéré du protectionnisme » propre au « tempérament français », appelant à « jouer la carte de l’ouverture sur l’extérieur, sans crainte des courants d’air mais, au contraire, en aspirant à en recevoir le souffle vivifiant. » Il utilise également une métaphore animalière censée incarner le retard français : « Il faut introduire le brochet de la concurrence internationale pour que nos carpes nationales perdent le goût de la vase », dit-il.

Mais derrière ces formules censées incarner « la modernité », c’est toujours la même idée : l’ordre social passe par la stabilité monétaire, tandis que les individus doivent s’adapter au « marché du travail. » Cette idée s’incarne parfaitement dans une scène dessinée par Damien Cuvillier dans notre ouvrage : en mars 1980, Raymond Barre se fait interpeller lors d’une réunion publique par des manifestants qui lui lancent : « Nous avons deux millions de chômeurs et c’est intolérable. » Le premier ministre s’énerve et leur répond : « Les chômeurs pourraient essayer de créer leur entreprise au lieu de se borner à toucher les allocations de chômage ! » Cette scène nous renvoie évidement à la petite phrase d’Emmanuel Macron qui a affirmé en septembre 2018 qu’il n’y avait qu’à traverser la rue pour trouver du travail…

LVSL – À la lecture de votre ouvrage, on a souvent l’impression que l’État français s’est auto-imposé des règles qui ne répondent à aucun impératif économique. Certains dogmes auto-imposés nous empêchent-ils de résoudre le problème du chômage structurel ?

B.C. – C’est évident, mais pour des raisons bien compréhensibles ce « choix du chômage » est rarement assumé publiquement. Cela arrive pourtant, parfois, comme par exemple lorsque Jacques Delors explique qu’« en allant jusqu’au bout de la politique de rigueur » il savait « que le taux de chômage continuerait à monter encore pendant quelques années » ou lorsque le même Delors affirme que « l’union économique et monétaire a eu un prix en termes de chômage ». La politique monétaire qu’il préconisait consistait à avoir un taux de conversion stable entre le franc et le deutsch mark par le biais de taux d’intérêts très importants, une monnaie surévaluée et donc des dégâts considérables sur le chômage. Alain Minc, conseiller du pouvoir d’hier et d’aujourd’hui, le reconnait également quand il nous explique que « pour faire la monnaie unique, François Mitterrand a accepté des taux d’intérêts extrêmement élevés pour que le franc ne décroche pas du mark », alors que l’Allemagne était en pleine réunification. « Mitterrand fait au nom du futur, très légitimement, un choix économique qui à court terme aggrave le chômage », constate Minc qui, comme Delors, considère cela comme un mal nécessaire au nom d’un prétendu sens de l’Histoire.

« Le pouvoir politique a choisi de laisser les clés du pilotage de l’économie à d’autres intérêts. »

Pourtant, ce choix du chômage est bien la conséquence de décisions néolibérales, qui profite à certaines catégories sociales. Nous avons ainsi retrouvé un document rare qui permet de faire un peu tomber les masques. Il s’agit d’une note de la banque américaine JPMorgan rédigée en octobre 1987 au moment où le directeur du Trésor français, Daniel Lebègue, participe à un déplacement à l’étranger, baptisé road show. Ce dernier a alors pour mission de vendre la politique économique et monétaire de la France et de séduire les investisseurs étrangers puisque la dette est placée sur les marchés financiers. Dans ce document, JPMorgan écrit qu’elle se réjouit de la politique économique française, qui affiche une inflation basse et un taux de chômage élevé de 11% qui permet de faire pression sur les salaires et d’écraser toute revendication salariale et sociale. Lorsqu’il quitte ses fonctions en 1987, Daniel Lebègue participe à un déjeuner au ministère de l’Economie et des Finances dirigé alors par Edouard Balladur, en présence de Pierre Bérégovoy, de Michel Pébereau, de Jacques Delors et de Jean-Claude Trichet, qui lui succède à la direction du Trésor. Il se réjouit alors du « consensus très fort » entre les uns et les autres sur le fait de mener « une politique économique sérieuse ». Le pouvoir politique a choisi de laisser les clés du pilotage de l’économie à d’autres intérêts.

Après quelques mois de relance keynésienne suite à la victoire de François Mitterrand en mai 1981, cette grande continuité économique est pleinement assumée par le pouvoir socialiste. Comme le résume Jean Peyrelevade, ancien conseiller du Premier ministre Pierre Mauroy, le « tournant de la rigueur » a été pris tout de suite parce qu’au sein même du parti socialiste (PS), il y avait des personnes comme Jacques Delors, ministre de l’Economie, ainsi que des conseillers comme Jacques Attali qui jugeaient déraisonnables les propositions du programme socialiste sur lesquelles le président Mitterrand avait été élu. Même le Premier ministre Pierre Mauroy qui incarne alors l’aile sociale du PS est influencé par la ligne Delors. Dès son discours de politique générale, le 8 juillet 1981, Mauroy explique que la politique qu’il va mener « sera conduite dans la rigueur. Cela signifie la rigueur budgétaire, martèle-t-il. Cela signifie que nous défendrons le franc et le maintiendrons dans le Système monétaire européen. Cela signifie une lutte déterminée contre l’inflation. Telle est notre ligne de marche ». En jouant sur toutes les possibilités graphiques qu’offre la bande-dessinée, nous essayons de restituer les coulisses de cette lutte d’influence qui a conduit le pouvoir socialiste à prolonger des choix néolibéraux et à justifier la rigueur par la construction européenne.

LVSL – Vous évoquez la « grande peur du désordre », donc du déficit commercial et budgétaire, qui agite la gauche à son arrivée au pouvoir. Pourtant, le rapport Eisner commandé et ensuite écarté par le pouvoir socialiste, a montré que le déficit commercial français était dû à la hausse des cours du pétrole et non aux nationalisations de 1981. Cette crainte du désordre était-elle un prétexte pour ne pas mener une politique ambitieuse capable de réduire le chômage de masse ?

B.C. – Comme le dit l’économiste Jean-Gabriel Bliek que nous interrogeons dans le livre, les socialistes avaient besoin de justifier le changement de leur politique économique en s’appuyant sur une caution étrangère. Pour cela, le ministère du Plan dirigé à l’époque par Michel Rocard et dans lequel travaillait Dominique Strauss-Kahn fait appel à l’économiste américain Robert Eisner. Mais ce dernier ne joue pas le jeu qu’on attend de lui. Le rapport a disparu des archives mais on peut en retrouver la trace dans un article publié en 1983 dans la revue américaine Challenge. Ce document explique clairement que le pouvoir socialiste a tous les outils en main pour mener une politique conduisant au plein emploi, quitte à sortir du système monétaire européen. Contrairement au storytelling martelé à l’époque comme aujourd’hui, cela n’aurait nullement conduit le pays à la catastrophe, estime Eisner. L’économiste américain ajoute que le déficit extérieur français n’a rien d’exceptionnel et s’explique largement par les importations de pétrole. Comme il n’allait pas dans le sens des orientations prises par le PS, ce rapport finit donc à la poubelle. Cette petite histoire dans la grande Histoire est éclairante. Pour reprendre l’expression de Jean-Gabriel Bliek qui a étudié de près cet épisode : « Tout ça a été un grand bluff. »

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Benoît Collombat © Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

La fameuse « règle » du 3 % du PIB (Produit Intérieur Brut, ndlr) censée constituer une barrière infranchissable en matière de déficit public participe de la même entourloupe intellectuelle. Nous revenons sur les coulisses de sa création grâce au témoignage d’un haut-fonctionnaire de la Direction du Budget. Il raconte comment cet outil a été forgé à la demande du pouvoir politique, sans aucune rationalité scientifique… Il fallait simplement un outil en apparence incontestable pour justifier la rigueur et éteindre le débat sur la relance budgétaire. Ce 3% a ensuite été inscrit dans le traité de Maastricht avant de se mondialiser. Dans la même période, s’installe également tout un écosystème médiatique, dans la presse écrite et à la télévision, destiné à faire la promotion des options néolibérales. Je pense à l’émission en prime-time à la télévision « Vive la crise » présentée par l’acteur Yves Montand qui avait pour objectif de faire, et je reprends ici les termes d’Alain Minc, « la pédagogie de la rigueur ». L’opération s’accompagne d’un numéro spécial du journal Libération dirigé par Laurent Joffrin et Serge July pour délivrer le même message. L’Etat-providence est considéré comme anachronique, tandis que les français doivent se « serrer la ceinture » et s’adapter aux contraintes jugées salvatrices de la crise. Ce que Serge July résume ainsi dans son édito : « Le mot d’ordre n’est plus ‘‘changer la vie’’, mais ‘‘changer de vie’’ ». De la même manière, des spots de télévision sont diffusés sur France 3 mettant en scène l’homme d’affaire Paul-Loup Sulitzer. Ce dernier, cigare à la bouche, invite les français « à se jeter à l’eau » et à acheter des produits financiers proposés par la direction du Trésor, en vantant « un nouveau vocabulaire pour l’Etat : concurrence, marché et risque. »

Bien avant le « contre le chômage, on a tout essayé » de François Mitterrand en 1993, le PS avait complètement intégré que le chômage était une variable d’ajustement de l’économie et qu’il fallait faire avec. J’ai retrouvé dans les archives une page assez incroyable – que nous montrons dans la bande dessinée – qui est une publicité électorale du PS datant de janvier 1986. Nous sommes deux mois avant les élections législatives remportée par le RPR (Rassemblement pour la République, ndlr) de Jacques Chirac qui devient le Premier ministre de cohabitation (1986-1988) de François Mitterrand. Dans ce tract, le PS s’adresse aux épargnants (« Les économies rapportent plus à gauche qu’à droite ») qui ne veulent pas voir leur argent rogné par l’inflation (« Le steak de gauche augmente moins vite que celui de droite ») tout en mettant en avant le fait que « le chômage augmente moins vite à gauche qu’à droite » ! Un autre document de la banque américaine JPMorgan rédigé à la veille de l’élection présidentielle de 1988, constate avec satisfaction que, quel que soit le vainqueur, c’est la même politique économique favorable aux marchés financiers qui sera menée. L’alternance politique est devenue une fiction. Rien n’a fondamentalement changé depuis. Dès lors, comment s’étonner de la montée de l’extrême-droite ou de l’abstention massive ?

LVSL – Vous restituez dans votre ouvrage la parole de l’économiste Rawi Abdelal. Ce dernier laisse penser que les français n’ont absolument pas été poussés par les États-Unis pour institutionnaliser les règles du marché financier, mais que les élites politico-financières françaises ont très vite épousé le paradigme libéral. Lorsque la gauche était au pouvoir à partir de 1981, considérait-elle la libéralisation et la mondialisation comme un facteur pouvant engendrer du chômage de masse ?

B.C. – Les travaux de Rawi Abdelal montrent effectivement que les Français n’ont pas subi ce mouvement mondial de dérégulation mais en ont été les acteurs actifs. Certaines personnalités françaises influentes ont participé à ce phénomène comme Henri Chavranski (président du comité des mouvements de capitaux à l’OCDE de 1982 à 1994), Michel Camdessus (directeur du FMI de 1987 à 2000) ou Jacques Delors (président de la Commission européenne de 1985 à 1995). Le marché est devenu un horizon indépassable censé apporter « la prospérité pour tous », pour reprendre l’expression du livre de l’ex-chancelier allemand Ludwig Ehrard, grand pourfendeur du protectionnisme. La quasi-intégralité des personnalités que nous avons interrogées se gardent bien d’effectuer la moindre autocritique à ce sujet : à leurs yeux, il n’y avait pas d’alternative. « Ou alors, c’était le Venezuela », nous a-t-on systématiquement lancé avec un sens de la nuance que l’on appréciera.

On s’attarde longuement dans le livre sur la figure de Pierre Bérégovoy (ministre de l’Économie de 1984 à 1986 et de 1988 à 1992), issu d’un milieu populaire, qui avait fait de la lutte contre l’inflation sa priorité, une mission qu’il pensait au service du peuple, des plus défavorisés. Conseillé par son directeur de cabinet Jean-Charles Naouri (actuel PDG de Casino) et par Claude Rubinowicz, il a poussé activement à la libéralisation des marchés financiers et des capitaux. Pourtant, comme le montrent documents et témoignages, il s’interroge à plusieurs reprises sur le bien-fondé des orientations prises : il était favorable à une sortie du SME en 1983, ne partageait pas les orientations du rapport Delors en 1989 sur l’union économique et monétaire, il était contre l’indépendance des banques centrales, souhaitait que l’État continue à décider des taux d’intérêts et à piloter l’économie… Des notes montrent son inquiétude face à une politique qui n’endigue en rien l’augmentation du chômage, bien au contraire. Bérégovoy était obsédé par l’idée d’être Premier ministre, ce qu’il sera finalement de 1992 à 1993. Je pense qu’il a bien vu que, pour continuer sa marche vers le pouvoir, il devait se rallier à la doxa économique dominante. Après son suicide le 1er mai 1993, l’ancien ministre communiste de l’Emploi, Jack Ralite aura ces mots : « j’ai bien peur que celui qui a appuyé sur la gâchette, ce soit l’ancien cheminot. »

LVSL – Passons maintenant à la politique européenne, que vous abordez largement dans votre bande dessinée. Lorsque Jacques Delors accède à la présidence de la Commission européenne, il a pour objectif de supprimer dès 1992 toutes les barrières au sein de l’Union. Alors que le traité de Maastricht est signé cette même année, François Mitterrand ne semble pas se soucier qu’aucune harmonisation de l’épargne et de la fiscalité ne soit envisagée entre les pays membres. Pourtant, cette non-harmonisation laisse libre-cours au dumping social et fiscal largement préjudiciable à l’emploi dans l’hexagone. Mitterrand ne pouvait pourtant ignorer qu’Helmut Kohl, alors chancelier allemand, ne sacrifierait jamais les impératifs des épargnants qui représentent un électorat influent outre-Rhin. Dès leur conception, les institutions européennes ont-elles été un danger pour le maintien des emplois français ?

B.C. – Dès l’origine, la construction européenne est la fille d’une certaine matrice idéologique qui est celle de la Société du Mont-Pèlerin, groupe de réflexion composé d’économistes et d’intellectuels créé après la Seconde guerre mondiale. Au sein de cette famille existe une branche dite ordolibérale, qui constitue en quelque sorte la version allemande du néolibéralisme. La construction européenne a été grandement influencée par cette branche-là, dont le mantra est « l’économie sociale de marché ». L’expression est trompeuse : il ne s’agit nullement d’une priorité donnée à la question sociale, il faut l’entendre comme la primauté du marché au sein de la société. Dans un tel cadre, le plein emploi n’est pas l’objectif principal. Nous rappelons dans le livre l’alerte lancée à l’Assemblée nationale, en janvier 1957, par Pierre Mendès-France, juste avant le Traité de Rome. Ce dernier s’inquiète alors d’un projet « basé sur le libéralisme classique du XIXème siècle, selon lequel la concurrence pure et simple règle tous les problèmes » avec le risque de sacrifier l’emploi et le progrès social. Bien avant Raymond Barre, les parcours d’un Jean Monnet, dont la figure a été mythifiée, ou d’un Robert Marjolin, son bras droit, sont très instructifs. Proches des milieux d’affaires, notamment américains, leur conception de la construction européenne est avant tout économique, contrairement à de Gaulle. L’entrée au panthéon de Jean Monnet (qui explique dans ses Mémoires avoir voté Mitterrand contre de Gaulle au deuxième tour de la présidentielle en 1965) en novembre 1988, par la volonté de François Mitterrand, est un symbole assez éloquent.

« Tommaso Padoa-Schioppa écrit que « les avancées de l’Europe ont été favorisées par [un] despotisme éclairé et [une] démocratie limitée ».

Pour que l’Allemagne d’Helmut Kohl renonce à son mark, la France va accepter ce logiciel ordolibéral, qui prévoit la mise en place d’une banque centrale indépendante. Autrement dit : la perte de contrôle de la monnaie par les États. L’économiste François Morin était à l’époque membre du Conseil général de la Banque de France. Il a assisté de l’intérieur aux débats préparatoires à la monnaie unique. Deux options étaient sur la table, dit-il : la voie du couronnement donnant la priorité à la construction économique de l’UE au détriment du politique, ou la voie du « big-bang » privilégiant l’intégration politique. C’est la théorie du couronnement qui a prévalu.

Cette architecture européenne a en grande partie été théorisée par un personnage totalement inconnu du grand public : Tommaso Padoa-Schioppa. Ce banquier italien, qui a notamment été directeur général pour l’Économie et les Affaires financières de la Commission européenne (1979-1983), membre du directoire de la Banque centrale européenne (1998-2005), ministre de l’Économie (2006 – 2008) du gouvernement Prodi ou encore président du Conseil ministériel du FMI (2007-2008) a joué un rôle clé dans la conception de l’euro et des institutions européennes. Jacques Delors le considère comme un « visionnaire » qui a inspiré son action. Padoa-Schioppa a également conseillé le gouvernement grec de Georges Papandréou en 2010, cinq ans avant l’arrivée au pouvoir de Syriza (parti politique grec au pouvoir entre 2015 et 2019, ndlr). Quand on se plonge dans ses écrits, on est frappé par la violence de sa conception du fonctionnement de la société. Tout en se félicitant de la Révolution silencieuse qu’a constitué à ses yeux le fait d’avoir dépouillé l’État-nation d’une partie de ses prérogatives (Padoa-Schioppa emploie l’expression de révolution « paperassière et procédurière, éparpillée dans la langue technique des bureaucrates »), il reconnait que la construction européenne n’est pas le fruit « d’un mouvement démocratique, ni d’une mobilisation populaire ». Padoa-Schioppa écrit même que « les avancées de l’Europe ont été favorisées par [un] despotisme éclairé et [une] démocratie limitée. »

NDLR : Pour en savoir plus sur la politique économique menée par le Parti socialiste entre 1981 et 1983, lire sur LVSL l’entretien réalisé par William Bouchardon : « Si on nationalise, ne faut-il pas aller vers la démocratie économique ? » – Entretien avec François Morin.

LVSL – Dans une Union européenne dont les membres sont privés de souveraineté monétaire et sont largement contraints dans leurs dépenses, quelles solutions restent possibles afin de résoudre le chômage de masse ?

Avec ce livre, nous ne prétendons pas apporter des réponses clefs en main. Nous souhaitons avant tout rendre cette histoire visible et lisible afin que chacun se l’approprie dans le débat public, et qu’elle ne soit plus réservée à une minorité d’ « experts » médiatiques. Il faut sortir de cette intimidation intellectuelle qui consiste à dire que ces sujets seraient trop compliqués pour le grand public. La monnaie, les banques, les marchés financiers, l’État… il ne s’agit pas de sujets techniques : ils sont éminemment politiques. Nous avons également voulu interroger la pertinence de choix qui, par définition, peuvent toujours être défaits et les relier à la force d’une idéologie qui embrasse l’action des individus. Maintenant que faire ? Rien ne se passera sans rapport de force politique, syndical et social comme le dit Ken Loach dans la préface de notre livre. Il constate qu’un mouvement social de protestations sans relais puissant et organisé c’est « comme la vapeur d’une bouilloire, il se dissipe dans l’air ». En mai 2021, François Hollande estimait que « le problème » de la gauche française était qu’elle « ne propose rien ». Dans notre livre, on voit au début des années 1980 le jeune Hollande supporter de Jacques Delors en train d’écrire des articles dans le journal Le Matin, proche du PS, en faveur de ces politiques néolibérales…

Ce logiciel social-démocrate est désormais à l’agonie. Dans le même temps, de nombreuses propositions alimentent en réalité le débat, sans être relayés par les médias dominants. Mais elles circulent. On peut citer le salaire à vie de Bernard Friot, la garantie économique générale de Frédéric Lordon, le salaire minimum socialisé de Benoît Borrits ou encore la garantie d’emploi de l’économiste américaine Pavlina Tcherneva qui a nourri le programme de Bernie Sanders aux États-Unis. La garantie d’emploi propose un emploi d’utilité sociale à toute personne qui le souhaite. Elle s’appuie sur le courant de pensée de la théorie monétaire moderne (MMT) porté notamment par Stéphanie Kelton qui part du principe qu’un Etat doit disposer de sa souveraineté monétaire, en mettant fin au chantage à l’emploi. Au terme de notre enquête en bande-dessinée qui a duré près de quatre ans, une grande bifurcation idéologique, sociale et monétaire apparait inévitable.

NDLR : Pour en savoir plus sur la théorie moderne de la monnaie, lire sur LVSL l’entretien réalisé par Politicoboy : Stephanie Kelton : « Pour garantir le plein emploi, sortir du mythe du déficit ».

LVSL – De fait, dans la conception actuelle de l’Union européenne, cette ambition semble difficile…

B.C. – Cela n’a rien d’impossible. C’est avant tout une question d’objectifs politiques et de modalités pratiques. Comment retrouver les outils méthodiquement démantelés par les néolibéraux au fil des ans ? Comment redonner à l’Etat le sens de sa mission véritable ? Pavlina Tcherneva a une expression très forte lorsqu’elle explique que « soit vous garantissez le plein emploi, soit vous garantissez le chômage. » Elle évoque aussi le fait que « le chômage est une épidémie silencieuse », avec des conséquences sanitaires et sociales, ce que nous mettons également en avant au début de notre livre en évoquant les études de chercheurs de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM, ndlr) faisant état de 14.000 morts par an liés au chômage. Les priorités collectives doivent être repensées. On voit bien que l’on arrive à la fin d’une séquence historique, sur fond de fuite en avant du capitalisme, d’augmentation des inégalités et de destruction des écosystèmes, le tout étant évidemment lié. Mais cette fin peut durer très longtemps ! Le néolibéralisme a toujours su traverser les crises, appelant à se « réinventer » pour mieux faire diversion et ne finalement rien changer à son agenda. Le risque pointé par le journaliste Romaric Godin (auteur de La guerre sociale en France. Aux sources économiques de la démocratie autoritaire, La Découverte, 2019) à la fin de notre ouvrage est celui d’un rapprochement entre une extrême droite sans boussole économique, et des élites néolibérales qui se radicalisent avec des méthodes de plus en plus autoritaires. Dans ce contexte délétère, il paraît urgent de transformer le choix du chômage en choix de l’emploi.

Italie : le gouvernement technocratique de Draghi est une insulte à la démocratie

Mario Draghi, ancien gouverneur de la Banque Centrale Européenne et futur Premier ministre italien. © CC0 Domaine public – PxHere.com

Le président de la République italienne Sergio Mattarella vient de nommer l’ancien directeur de la Banque centrale européenne Mario Draghi pour former un gouvernement “apolitique”. Une décision qui s’inscrit dans une longue série d’administrations technocratiques destinées à imposer des mesures d’austérité impopulaires et pourtant rejetées par les Italiens. Le sociologue Paolo Gerbaudo, déjà interviewé par Le Vent Se Lève, nous livre son analyse sur cette spécificité politique italienne et ses enjeux. Article traduit et édité par William Bouchardon.

L’Italie est depuis longtemps le laboratoire de toutes sortes d’expériences réactionnaires, du régime fasciste de Benito Mussolini au populisme de droite vaniteux de Silvio Berlusconi, précurseur de Donald Trump. Mais au cours des dernières décennies, le belpaese (“beau pays” en italien, ndlr) est également devenu le terrain d’essai de la forme la plus extrême de néolibéralisme : des gouvernements technocratiques dirigés par des économistes austéritaires. Entre 2011 et 2013, le gouvernement de Mario Monti, ancien conseiller de Goldman Sachs, a ainsi mis en place de douloureuses mesures d’austérité contre la volonté populaire des Italiens. Aujourd’hui, l’establishment politique italien veut renouveler l’expérience, mais sous une autre forme.

L’Italie traverse actuellement une impasse politique, le Premier ministre de coalition sortant, Giuseppe Conte, n’ayant plus de majorité pour gouverner. Pour sortir de la crise, le président Sergio Mattarella a chargé l’ancien directeur de la Banque centrale européenne Mario Draghi de former une nouvelle administration. Or, Draghi est l’un des architectes de l’austérité européenne, ainsi que le responsable des mémorandums qui ont dévasté l’économie grecque.

La nomination de Draghi, faite sans aucune référence à une quelconque élection ni même aux principaux partis politiques, ressasse les éternels éléments de langage sur la soi-disant cure de “responsabilité fiscale” destinée à améliorer la “réputation internationale” de l’Italie. Mais, au lendemain de la pandémie, il s’agit aussi d’une tentative des milieux d’affaires de mettre la main sur les investissements du Fonds européen de relance économique pour orienter ces fonds vers les entreprises plutôt que vers l’aide destinée aux citoyens ordinaires.

Matteo Renzi, expert en magouilles politiques

Le nouveau gouvernement proposé par Draghi, actuellement en recherche de majorité au Parlement, intervient après la crise du gouvernement Conte II. A partir de juin 2018, Conte a dirigé une coalition comprenant les populistes du Mouvement Cinq Etoiles (M5S) et la Lega de Matteo Salvini. A partir de septembre 2019, Conte s’est appuyé sur le M5S, le Partito Democratico (PD) de centre-gauche, le petit parti de gauche Liberi e Uguali, et le parti centriste néolibéral Italia Viva.

En janvier, alors que la pandémie faisait toujours rage, Italia Viva, le parti des élites financières italiennes dirigé par l’ex Premier ministre Matteo Renzi (2014-2016), a finalement mis le gouvernement à genoux. De toute évidence, même les mesures sociales modérées promues par Conte, comme la renationalisation partielle des autoroutes, ont été considérées comme inacceptables par les milieux d’affaires italiens.

Matteo Renzi, ancien Premier ministre centriste et chef du parti Italia Viva. © Free World and Friends World

Né d’une scission du PD, dirigé par Renzi entre 2013 et 2018, le parti Italia Viva est extrêmement impopulaire : les sondages lui donnent 3 % des intentions de vote. Pourtant, la formation politique contrôle une poignée de sénateurs dont les voix sont décisives pour la majorité de Conte. La politique italienne ressemble parfois à un film d’espionnage rempli de personnages machiavéliques : juste avant de déclencher la crise politique, Renzi a rendu visite à un de ses amis politiques actuellement en prison pour corruption, l’ancien sénateur Denis Verdini, dont la fille est par ailleurs la fiancée de Matteo Salvini. Renzi est également entouré d’alliés internationaux pour le moins douteux comme Tony Blair. Alors que l’Italie traverse une grave crise, Renzi s’est envolé vers l’Arabie Saoudite pour une conférence payante au cours de laquelle il a loué le “grand, grand” prince héritier Mohammed bin Salman, malgré son implication dans le meurtre du journaliste Jamal Khashoggi, le massacre au Yémen et le soutien saoudien à la dictature en Egypte ayant conduit à la mort du jeune chercheur italien Giulio Regeni en 2016.

Alors qu’il avait initialement soutenu la création du gouvernement Conte II en 2019, le petit parti de Renzi a agi davantage comme une opposition interne au gouvernement que comme un allié. Il a vivement critiqué les mesures sociales modérées mises en place par Conte, à commencer par le “revenu citoyen”, un transfert gouvernemental qui aide environ un million de familles italiennes en situation d’extrême pauvreté.

Renzi voulait créer un chaos politique qui forcerait l’establishment italien au remède habituel des moments de crise : un gouvernement technocratique mettant en œuvre les “réformes” exigées par l’UE et le monde des affaires.

En outre, Renzi a souvent insisté pour que l’Italie demande un prêt au mécanisme européen de stabilité (MES), destiné aux pays en difficulté financière. Le M5S s’y est fortement opposé, par crainte des conditions qui seraient imposées par les créanciers, et a rappelé qu’aucun autre pays européen n’a l’intention d’utiliser ces prêts. Après avoir lancé plusieurs ultimatums depuis son compte Twitter, Matteo Renzi a finalement décidé de faire tomber le gouvernement de M. Conte, en demandant aux deux ministres d’Italia Viva de démissionner.

Certains observateurs estimaient que Renzi voulait simplement plus de ministères et davantage de pouvoir au sein de la coalition existante. Mais, très vite, il est apparu que ses demandes exorbitantes n’étaient qu’une ruse pour mettre fin au gouvernement Conte. Derrière cette décision, Renzi avait trois objectifs. Premièrement, renverser Conte, devenu bien trop populaire à son goût et bénéficiant toujours du soutien d’environ la moitié des Italiens. Deuxièmement, désorganiser le projet politique de centre-gauche du PD et du M5S, qui pouvait réunir un large bloc social composé de travailleurs précaires (M5S) et de fonctionnaires, ainsi que de retraités (PD). Enfin, Renzi voulait créer un chaos politique qui forcerait l’establishment italien au remède habituel des moments de crise : un gouvernement technocratique mettant en œuvre les “réformes” exigées par l’UE et le monde des affaires. Avec la nomination de Draghi, tous ces objectifs sont désormais atteints.

Les technocrates au pouvoir : une passion pour l’austérité

Les gouvernements dits “techniques” sont un affront évident à la démocratie. Il s’agit en effet de la manifestation la plus extrême de la tendance post-démocratique. Ce concept, développé notamment par le politologue Colin Crouch, explique la trajectoire des démocraties capitalistes depuis la fin de la Guerre Froide, où la démocratie se résume de plus en plus à une façade et où le véritable pouvoir n’appartient plus aux élus.

Il faut différencier deux types de situations : avoir un gouvernement dépendant du travail d’experts soi-disant apolitiques dans ses ministères et agences, et avoir un gouvernement directement dirigé par un technocrate non élu. L’Italie est l’un des rares pays occidentaux où une telle chose est non seulement considérée comme acceptable, mais est même devenue une sorte de tradition.

Les politologues Duncan McDonnell et Marco Valbruzzi ont recensé vingt-quatre gouvernements dirigés par des technocrates en Europe entre la Seconde Guerre mondiale et 2013. Si la Grèce et la Roumanie sont les pays les plus touchés, avec cinq gouvernements chacun, l’Italie n’est pas loin derrière : avec Draghi, ce sera la quatrième fois que les technocrates gouvernent directement l’Italie. Surtout, les gouvernements technocratiques italiens n’existaient pas avant une trentaine d’années. Apparus avec la chute de la Première République au début des années 1990, ces expériences politiques ont systématiquement conduit à des politiques d’austérité sévères.

Le premier gouvernement dirigé par des technocrates a été formé par Carlo Azeglio Ciampi en 1993. Gouverneur de la banque centrale italienne dans les années 1980, Ciampi avait contribué à démolir le consensus keynésien, prônant l’indépendance de la banque centrale à l’égard du politique et l’équilibre budgétaire. Une fois premier ministre, il a promu le premier cycle de privatisation massive des actifs de l’État. Il mit par exemple fin à la participation de l’État dans les grandes banques, la compagnie d’électricité Enel et la compagnie pétrolière Agip, tout en pratiquant une “politique des revenus” exerçant une pression à la baisse sur les salaires. Autant de sacrifices destinés à prouver que l’Italie rentrait dans les critères requis pour participer au processus de création de l’euro.

Quelques années plus tard, ce fut le tour de Lamberto Dini, premier ministre entre 1995 et 1996. Comme Ciampi et Draghi, il était également issu de la banque centrale italienne, dont il a été le directeur général. Dini est devenu Premier ministre après la chute du premier exécutif dirigé par Silvio Berlusconi et a poursuivi la doctrine de privatisations et de “responsabilité fiscale” inaugurée par Ciampi, en imposant par exemple une importante réforme des retraites.

La chute du dernier gouvernement de Silvio Berlusconi à l’automne 2011 a vu un autre technocrate, Mario Monti, devenir premier ministre. Silvio Berlusconi, magnat milanais des médias, fut alors débarqué du pouvoir à la hâte en raison de la spéculation des marchés financiers contre les obligations italiennes et de son implication dans un scandale sexuel avec une prostituée mineure. Sa sortie du pouvoir ressemblait à une ingérence étrangère : elle a eu lieu après une lettre féroce écrite par Draghi, alors gouverneur de la BCE, et une conférence de presse conjointe de la chancelière allemande Angela Merkel et du président français Nicolas Sarkozy, où les deux chefs d’Etat exprimaient sans détour leur souhait de voir Berlusconi être démis de ses fonctions.

Au pouvoir, Monti s’est comporté comme s’il était encore commissaire européen, tel un gouverneur colonial envoyé pour rétablir l’ordre dans une région indisciplinée de l’empire.

Malgré toute la corruption et les pitreries de Berlusconi, les Italiens ont vite compris que les choses pouvaient encore empirer. Pour remplacer Berlusconi, Giorgio Napolitano, le président de l’époque, choisit Mario Monti, un professeur d’économie de l’université Bocconi de Milan, l’équivalent italien de l’école de Chicago, c’est-à-dire un repère de fanatiques du néolibéralisme. De 1995 à 2004, Monti avait été commissaire européen, responsable d’abord du marché intérieur, des services, des douanes et de la fiscalité, puis de la concurrence. Comme à chaque fois avec les gouvernements technocratiques, son rôle était de “sauver l’Italie”.

Au pouvoir, Monti s’est comporté comme s’il était encore commissaire européen, tel un gouverneur colonial envoyé pour rétablir l’ordre dans une région indisciplinée de l’empire. Il a administré l’intégralité de la “cure” d’ajustement structurel recommandée par Bruxelles, aggravant fortement l’état de l’économie italienne, déjà en stagnation depuis des années en raison des règles budgétaires restrictives de l’UE. A travers un pack de mesures dénommé de façon méprisante “Salva Italia” (Sauver l’Italie), il a réduit les dépenses publiques à néant. Concrètement, cela s’est matérialisé par des coupes dans les retraites publiques, mais aussi de fortes baisses du budget de la santé, dont des conséquences sautent désormais aux yeux dans le contexte de la crise du COVID-19.

Dans une interview sur CNN, Monti a affirmé que son objectif premier était de “supprimer la demande intérieure” en baissant les salaires afin d’améliorer la “compétitivité internationale”. Sans surprise, les Italiens n’ont guère apprécié. A la fin de la législature en 2013, son gouvernement plafonnait à 25 % d’approbation et son parti centriste, Scelta Civica, n’obtenait que 8 % des voix aux élections la même année.

Que va faire “Supermario” ?

Compte tenu des expériences précédentes, le gouvernement Draghi s’annonce inquiétant. Certes, Draghi peut sembler moins néolibéral que Monti : son mandat à la BCE entre 2011 et 2019 a été applaudi par la presse libérale pour avoir sauvé la zone euro. Sa fameuse promesse de faire “tout ce qu’il faut” pour éviter la dislocation de la zone monétaire, principalement grâce à un programme massif de rachats d’actions dit quantitative easing qui perdure encore, a ainsi mis un terme à la spéculation financière sur les obligations des Etats européens, lui valant le surnom de “Supermario”.

Mario Draghi, alors gouverneur de la BCE, au Forum Economique Mondial de Davos en 2012. © World Economic Forum

Toutefois, il ne faut pas oublier que Draghi a été l’un des architectes de l’austérité au lendemain de la crise de 2008. Sa politique de rigueur budgétaire a étranglé de nombreuses économies européennes, notamment celles du Sud. De plus, les programmes d’assouplissement quantitatif mis en place sous sa direction, loin de pomper des ressources dans l’économie réelle, n’ont fait que gonfler les actifs sur les marchés financiers. Au final, l’économie allemande en a été la grande gagnante, grâce à la dévaluation de la monnaie.

Certains propos récents de Draghi peuvent amener à penser qu’il a tiré les leçons de l’échec de l’austérité. Dans un célèbre éditorial du Financial Times de mars 2020, l’ancien gouverneur de la BCE a ainsi déclaré qu’il fallait accepter jusqu’à nouvel ordre l’existence de dettes publiques élevées. En août, s’exprimant lors de la réunion annuelle du groupe catholique de droite Comunione e Liberazione, il a soutenu que les États devaient créer des “bonnes dettes”, c’est-à-dire des investissements dans les infrastructures productives. Ce changement de rhétorique rejoint les positions d’autres leaders du monde financier comme Kristalina Georgieva, l’actuelle directrice du Fonds monétaire international, qui a demandé aux gouvernements de “dépenser autant que possible”. Mais ne nous y trompons pas : il ne s’agit de rien d’autre que des mesures visant à sauver du désastre un capitalisme défaillant.

En tant qu’ancien employé de Goldman Sachs, Draghi aura la responsabilité de gérer les deux cents milliards d’euros mis à disposition par l’Union européenne par le biais du fonds de relance. Il est probable qu’une partie considérable de ces fonds seront distribués aux grandes entreprises représentées par la Confindustria, l’équivalent italien du MEDEF. Sans surprise, la Confindustria est un des plus grands soutiens de Draghi.

Selon toute vraisemblance, Draghi satisfera les grands patrons, laissant des centaines de milliers d’Italiens tomber dans le chômage et la pauvreté.

Draghi n’aura probablement ni le temps ni le courage politique nécessaires pour abroger certaines politiques sociales comme le “revenu citoyen” (bien qu’il puisse en restreindre l’accessibilité) et imposer de nouvelles réductions des dépenses publiques. Mais il tentera sans doute de remettre l’économie italienne sur la voie de la “responsabilité fiscale” dont cette dernière s’est écartée depuis la crise du coronavirus, du moins s’il en croit les institutions européennes.

L’arrivée au gouvernement de Draghi va certainement signifier le non renouvellement de l’interdiction temporaire de licenciements, introduite en mars 2020 et devant prendre fin dans deux mois. Il s’agit là d’une des mesures les plus sociales mises en œuvre par le gouvernement Conte durant la pandémie, obligeant les entreprises privées à assumer une partie des coûts économiques de la crise. Mais la Confindustria ne cesse de réclamer le retour du privilège fondamental de l’entrepreneur : le droit de licencier des travailleurs. Selon toute vraisemblance, Draghi satisfera les grands patrons, laissant des centaines de milliers d’Italiens tomber dans le chômage et la pauvreté.

Désormais, la vraie question est celle de la réaction des forces politiques italiennes et des citoyens ordinaires face à cette dérogation scandaleuse aux principes démocratiques et à cette nouvelle tentative de subordonner la politique italienne à la responsabilité fiscale exigée par Bruxelles. Le parti démocrate a toutes les chances de suivre les appels à la “responsabilité” de Mattarella, lui-même issu de ce parti. Une majorité parlementaire pourrait être trouvée avec les votes du PD, de la Lega, de Forza Italia (parti de Berlusconi, ndlr), et des carriéristes qui abondent au Parlement italien.

Le Mouvement 5 Etoiles représente la seule formation politique qui puisse oser dire non, même si ce scénario est peu probable. Refuser de soutenir Draghi pourrait aider les 5 Etoiles à retrouver une partie de sa crédibilité auprès des Italiens, sérieusement abîmée après trois ans au gouvernement dans le cadre de deux coalitions différentes. D’ores-et-déjà, les Italiens sont en colère contre les manœuvres politiques de Renzi et le chaos qu’il a provoqué en pleine pandémie. Malgré le virus, les manifestations de différents groupes se succèdent depuis un an. Si Draghi ne se montre pas prudent, il pourrait se voir confronté non seulement à une urgence sanitaire et économique, mais aussi à une crise de l’ordre public.

Dans ce lugubre panorama, le seul espoir repose sur les citoyens, qui sont demeurés pour la plupart passifs pendant cette crise, mais qui pourraient se réveiller. Si cela ne se produit pas, un gouvernement réactionnaire dirigé par la Lega de Salvini et les Frères d’Italie post-fascistes de Giorgia Meloni a de bonnes chances de remplacer les technocrates lors des prochaines élections. Cette situation désastreuse est le résultat des calculs politiques de centristes corrompus ainsi que de la tendance de l’establishment italien, en temps de crise, à faire appel à des technocrates, plutôt que de convoquer des élections et de laisser le peuple décider du type de politique économique qu’il préfère.