« C’est un film patriote qui parle de la France d’aujourd’hui » – Entretien avec Ladj Ly, réalisateur de “Les Misérables”

Ladj Ly, photo © Dorian Loisy pour Le Vent se Lève

“Les Misérables”, prix du jury au Festival de Cannes 2019, sort ce mercredi 20 novembre dans les salles françaises. Nous avons rencontré son réalisateur, le cinéaste français Ladj Ly, issu du collectif d’artistes Kourtrajmé  dont il a fondé, en 2018, l’école de formation aux métiers du cinéma –, pour évoquer avec lui le contenu de son film lié aux diverses étapes de son parcours, sa vision de la société française contemporaine et le rôle que le septième art tricolore actuel pourrait jouer dans son évolution. Entretien réalisé par Pierre Migozzi, retranscrit par Manon Milcent. 


Premier long-métrage de Ladj Ly, œuvre adaptée de son court-métrage homonyme réalisé 2017  et nommé aux César du meilleur court-métrage en 2018 , le film a été sélectionné pour représenter la France en 2020 à l’Oscar du meilleur film en langue étrangère.
L’intrigue se déploie à travers le prisme d’une journée quotidienne d’été 2018, celle d’une unité de la BAC (Brigade anti-criminalité) de Montfermeil, et se développe autour d’une bavure policière et de ses conséquences. La narration évoluant au gré d’une multitude de points de vue – entre ceux des habitants de la cité et celui des policiers –, l
e film se fait progressivement l’observateur précis d’une mécanique de la violence à l’œuvre dans le récit pour, en définitive, se muer en une expérience particulièrement prenante à l’atmosphère implosive.

LVSL : Je voudrais commencer par l’aspect immersif de votre film. Vous avez déclaré à Cannes : « Le seul ennemi commun, c’est la misère ». Est-ce pour cette raison que vous avez voulu embrasser les différents points de vue des protagonistes de l’histoire, pour mettre le spectateur dans le dur, au cœur de cette réalité brute, en confrontant les regards et les groupes, dès l’écriture jusqu’au montage final ?

Ladj Ly : Oui, totalement. D’une part, dans mon film, je pars du principe qu’il y a plusieurs points de vue. Le point de vue principal est celui de Damien Bonnard, le nouveau qui débarque. Mais qui plus est, on a également celui des gamins, d’une mère, de « La Pince » – qui est un peu l’homme d’affaires. Pour moi, c’était intéressant de parler de ces différents points de vue, pour qu’on puisse comprendre chacun de nos personnages.

LVSL : C’est une manière, pour reprendre vos termes, de « créer du dialogue » entre les différents personnages ?

LL : Oui, entre les différents protagonistes en tout cas.

LVSL : Cette première scène, où l’on suit ces protagonistes enfants qui regardent le match, la finale de la Coupe du monde 2018, et qui célèbrent ensuite la victoire de l’équipe de France sur les Champs-Élysées, d’où est-elle venue ? Qu’est-ce qu’elle signifie pour vous ?

LL : Je garde le souvenir de la coupe du monde 98. À l’époque, j’avais 18 ans ; et j’en garde d’excellents souvenirs : c’était les moments où l’on était tous ensemble, il y avait cette France « black-blanc-beur ». Il se trouve que plus de 20 ans après, l’on se retrouve dans cette même Coupe du monde.
Ce qu’elle raconte surtout, cette séquence, c’est l’histoire de gamins qui quittent leurs cités, qui vont supporter leur équipe, l’équipe de France : il s’agit d’abord des jeunes Français. 
J’estime que c’est un film qui est patriote, qui parle avant tout de la France, de la France d’aujourd’hui. Aussi, j’estime qu’elle a changé, ce n’est pas la même France qu’il y a 50 ans. Avant toute chose, ce film parle donc de la France. Rien qu’à la vue de l’affiche, l’on voit qu’il s’agit là d’une affiche qui rassemble, représentant un moment où tous les Français sont ensemble, unis. L’idée est que le slogan « liberté, égalité, fraternité », à cet instant-là, il marche : pendant le match, tout le monde est uni, tout le monde est français, sans différence aucune. Puis, le match se terminé, chacun retourne un peu à sa condition. Malheureusement, aujourd’hui, seul le foot parvient à tous nous réunir ainsi.

LVSL : Cette idée vous est-elle venue à l’occasion de la Coupe du monde, ou était-elle déjà présente auparavant ?

LL : Elle était déjà présente auparavant. Pendant l’écriture du scénario, l’on avait mis ces quelques lignes : « Intro : Coupe du monde » ; mais on ne savait pas si la France allait passer les différents stades du tournoi, on ignorait si elle allait être en finale ou non. Dès lors, on l’a suivi de près, cette Coupe du monde. Dès qu’on a su qu’ils étaient en finale, on a commencé à préparer les gamins, à préparer les caméras en urgence, et on est parti tourner sur le tas.

L’ouverture du film sur les Champs-Élysées lors de la célébration du titre de Champions du Monde 2018, Les Misérables, 2019 © Le Pacte / DR

LVSL : Donc la séquence où ils sont dans le bar, c’est vraiment France-Croatie en direct à la télé ?

LL : Oui, on a pris le risque d’y aller sur place, avec les gamins, et de suivre ça en direct.

LVSL : Et s’ils n’allaient pas en finale, est-ce que cela aurait existé ?

LL : Cela aurait quand même existé. On avait prévu une autre fin de séquence s’ils perdaient.

LVSL : Vous avez complètement laissé le réel entrer dans votre film.

LL : Voilà, exactement.

« j’ai voulu apporter à la fiction cet aspect documentaire, ce côté très proche des gens, caméra à l’épaule, cette allure réaliste »

LVSL : Du point de vue de sa réalisation, le film est formellement très impressionnant. L’ambiance est étouffante, il y a de magnifiques plans, la tension qui s’en dégage est assez stupéfiante. Était-ce une volonté personnelle que de donner à vivre une expérience haletante aux spectateurs ? Ce sujet nécessitait-il ce traitement cinématographique-là ?

LL : Comme je le dis souvent : je suis un autodidacte, je n’ai pas fait d’école de cinéma. Je ne suis pas un grand cinéphile, je regarde très peu de films, je viens surtout du documentaire. J’ai tout appris sur le tas. Dès lors, j’ai essayé de faire le film dont j’avais envie, clairement.
Souvent, quand je faisais lire le scénario, l’on m’a dit : « Ouais, normalement, l’élément déclencheur doit arriver au bout de 5 minutes. Toi, il arrive au bout de 50 minutes. Ça va pas prendre, ça marche pas, etc. ».
Puis finalement, j’ai fait le film dont j’avais envie. Sachant que je viens de là, j’ai voulu apporter à la fiction cet aspect documentaire, ce côté très proche des gens, caméra à l’épaule, cette allure réaliste. Ensuite – je ne pourrai pas définir –, j’avais le film en tête : je savais exactement comment j’allais le tourner, comment j’allais filmer, quels cadres j’allais faire. Aussi, c’est vrai que, souvent, l’on fait des comparaisons avec telle personne, tel plan ou tel film ; mais clairement, j’avais ce film en tête. J’ai appris à filmer sur le tas, je sais filmer, je sais mettre en scène ; et du reste, les comparaisons, je ne saurai pas dire.

LVSL : Est-ce vous-même qui cadrez le film ?

LL : En temps normal, je cadre tous mes films. Pour autant, sur celui-ci, j’ai bossé avec un chef opérateur à qui j’ai fait confiance et qui, d’ailleurs, a fait un travail incroyable.

LVSL : Vous concernant, la question de l’aspect spectaculaire que revêt le film – avec, entre autres, les séquences de poursuite ou celles d’affrontement – ne participe pas vraiment d’une démarche réfléchie en amont : n’est-ce pas plutôt, pour vous, tout une question d’intuition ?

LL : C’est totalement cela. Au reste, tout est bien sûr découpé. Je sais exactement de quelle manière cela va se passer. Cependant, je ne mets pas moins une grosse énergie sur le tournage. Quand ça tourne, ça tourne. Ça va à 200 à l’heure, cela ne s’arrête jamais : on tourne pratiquement en continu. J’ai d’ailleurs toujours deux caméras. C’est donc une autre énergie : une fois que c’est lancé, c’est lancé.

LVSL : C’est précisément là où réside l’énergie du film. Vous dites qu’il s’agit d’abord d’un film sur des gens racontant leur histoire, celle de leur banlieue. C’est sur ce point que le vôtre se montre pour le moins différent d’autres films français ayant pour thème cette dernière. Soudainement, le film dévoile une énergie, une manière de filmer que l’on n’a jamais vue. Certains pourraient arguer qu’il ne s’agit pas là de la bonne manière, que cela ne saurait être spectaculaire. Pourtant, cela fonctionne. 

LL : Comme je le disais, je n’ai pas fait d’école de cinéma. Dès lors, je ne rentre pas dans le cadre. Je le fais comme j’en ai envie et ne me pose pas la question de savoir si ça se fait ou non. Je ne me pose aucune question ; et j’y vais, mes plans en tête, et je tourne. Quand je trouve qu’elle est bonne, on y va. S’il faut recommencer, changer d’axe ou je ne sais quoi, je recommence. Certes, c’est très écrit ; mais au bout du compte, sur le tournage, tout peut changer à tout moment. Quand un plan m’intéresse, j’y vais. De la même manière, concernant les comédiens, si je vois un passant, il m’arrive de lui demander s’il veut tourner puis de lui expliquer ce qu’il doit faire. De même, s’il m’arrive de tomber sur une mère de famille qui descend, je lui demande si elle peut entrer dans le plan, et ainsi de suite… L’énergie est juste dingue sur le plateau.

LVSL : Votre éducation documentaire doit beaucoup jouer.

LL : Exactement.

LVSL : Vous aviez déclaré, à l’occasion de la cérémonie de clôture du Festival de Cannes, en recevant votre prix : « Mon film est un cri d’alerte ». Votre propos résonne de manière troublante dans les dernières images du film, avec ce dernier plan – magnifique – ayant l’air de suggérer une impasse, laissant comme une impression d’inéluctable confrontation létale. Le spectateur en ressort véritablement crispé, inquiet. Est-ce une volonté de votre part ?

LL : Bien sûr, complètement. J’avais cette volonté, quoi qu’il arrive, d’avoir cette fin ouverte, pour que chacun puisse en faire sa propre interprétation. Comme je l’ai dit, c’est un cri d’alerte. La situation est tendue, la situation est dangereuse, elle risque de dégénérer ; mais cela n’a pas encore réellement eu lieu. Il faut donc, avant que cela n’arrive vraiment, essayer ensemble de trouver des solutions.

« On a eu Mai 68 puis 2005. pour autant, rien ne bouge »

LVSL : Pensez-vous que s’il n’est aucune solution de trouvée, c’est là une direction vers laquelle on irait ?

LL : Oui. Lorsqu’on est témoin du climat actuel en France, lorsqu’on constate tout ce qui se passe ces dernières années, quand on assiste au mouvement des Gilets jaunes qui, depuis 1 an, sont dans la rue et qu’aucune solution n’est apportée, il ne faudra guère s’étonner que cela parte en vrille.

LVSL : Ce que vous dîtes fait écho avec une autre de vos phrases cannoises : « La prochaine révolution viendra des banlieues ».

LL : Je continue à le penser. Cela fait 20 ans qu’il y a ce problème persistant. On a vécu les émeutes de 2005, évènements qui n’en demeurent pas moins un fait historique. On a eu Mai 68 puis 2005. Pour autant, rien ne bouge. Au bout d’un moment, tous ces jeunes – comme ceux-là mêmes qui, dans mon film, parle de l’enfance et de sa place dans ces quartiers, de ce que c’est que d’être un enfant dans ces milieux, de grandir là, de s’interroger quant à savoir quel sera son avenir – se posent ces mêmes questions. Malheureusement, les jeunes sont livrés à eux-mêmes de plus en plus tôt. Ce que l’on voit dans le film, dont l’intrigue se déroule en été pendant les vacances, c’est qu’ils sont obligés de se créer leurs propres clubs de vacances, les 3/4 ne partant pas durant l’été. Il ne faudra guère s’étonner que cette nouvelle génération décide de tout faire éclater. D’ailleurs, ça, le spectateur le voit à la fin du film : cela reste la révolte des « microbes », la révolte des gamins.

Les protagonistes enfants du film, Les Misérables, 2019 © Le Pacte

LVSL : D’ailleurs, le regard que vous avez sur les protagonistes est pour le moins intéressant en ce que vous ne portez aucun jugement sur eux. Comment êtes-vous arrivé à cela ?

LL : Pour moi, c’était quelque chose d’important que de faire un film sans prendre parti, sans porter de jugement sur mes personnages. J’ai surtout voulu témoigner de la situation de ces quartiers, ce en étant le plus juste possible. Comme je l’ai déjà dit, ce n’est en rien un film anti-policier. Au contraire, c’est un film qui comprend également les difficultés des policiers eux-mêmes. Quand je dis « les Misérables », cela englobe tout le monde : les policiers, les habitants, tous ces gens qui évoluent de par ces territoires et qui vivent ces souffrances. « Les Misérables », c’est tout le monde.

L’affiche officielle du film © Le Pacte

LVSL : En parlant des Gilets jaunes, vous aviez affirmé, dans le cadre de la conférence de presse cannoise : « Cela fait 20 ans en banlieue que l’on est traité comme les Gilets jaunes, cela fait 20 ans qu’on est Gilet jaune. Les causes sont les mêmes. Les Gilets jaunes, la banlieue, même combat : on soutient le même combat. » Qu’entendez-vous par là ?

LL : Ce que je veux dire, c’est qu’il s’agit à peu de chose près des mêmes revendications. Il s’agit de gens qui, pour la plupart, travaillent ; mais qui, en revanche, n’arrivent plus à arrondir leurs fins de mois, qui n’arrivent plus à s’en sortir. C’est d’abord un problème social, clairement. Pour la banlieue : c’est pareil ; encore que cela fait désormais 20 ans qu’on revendique cela, que l’on subit des violences, qu’on est mis sur le côté, que l’on a, dans ces quartiers, peut-être 40 % de chômage, etc. J’estime qu’il s’agit approximativement des mêmes revendications ou, sinon à la note ou aux mots près, qu’il s’agit du moins de revendications relativement similaires. C’est le même combat.

LVSL : En définitive, est-ce là un appel à l’union, un appel à créer, par la prise de conscience, une communauté de destins ?

LL : Oui, voilà quelque chose qui serait bien. Du moins, mon film pousse à cela. Quand on découvre l’affiche, il faut comprendre que ce film essaie d’abord de rassembler tous les Français, de ne pas faire de différence. Il est clair que l’on devrait s’unir, qu’il s’agisse des Gilets jaunes ou de tous ceux qui se sentent délaissés, mis de côté.

LVSL : Pensez-vous que cette prise de conscience, celle qui a eu lieu dans la société française, ira jusqu’à rassembler au-delà de tout ? Ces crises et ces violences successives ne renforceront-elles pas une certaine division ?

LL : Je n’en sais rien. Déjà, l’on voit à quel point, en France, le climat devient un brin écoeurant, notamment en ce qui concerne le traitement fait des banlieues. Une fois encore, ce sont les minorités qui en souffrent, les gens de banlieue, les musulmans ; et ce du fait qu’aujourd’hui, la cible, c’est l’islam. Ce sont clairement les gens de banlieue, l’islam et, par-dessus tout, les femmes qui en sont les premières victimes, avec entre autres les femmes voilées, celles-là mêmes qui n’ont rien demandé à personne et qui s’en prennent plein la gueule à longueur de temps. Quant aux propos de Zineb – ndlr. El Rhazoui –, lorsqu’il incite les policiers à tirer à balles réelles sur les « racailles » de banlieue, c’est incroyable que l’on puisse encore se permettre de dire de telles choses, d’en venir à inciter les policiers à assassiner des gosses, de le dire à la télévision, et qu’il ne se passe rien.

Les 3 comédiens interprétant les policiers de la BAC : Damien Bonnard, Alexis Manenti et Djebril Didier Zonga, Les Misérables, 2019 © Le Pacte

LVSL : Il y a quelques mois, Luc Ferry appelait presque à demi-mot les policiers à tirer sur la foule… 

LL : Oui, c’est fou. J’ai l’impression que, dans nos médias, il n’y a plus de limites. J’écoutais il y a peu une pauvre idiote déclarant qu’une femme qui touchait un SMIC ne devait pas divorcer. C’est fou. Comment peut-on laisser ces gens dire cela, à la télévision, sans qu’il n’y ait guère de conséquences ? On a l’impression d’être plongé au sein d’un climat de haine, d’un climat raciste – il faut le dire – avec une partie de la population française qui l’est ouvertement et l’assume. Quand on sait que plus de 30 % des gens votent Le Pen, cela signifie, pour moi, être raciste. L’on a beau dire ce qu’on veut, quand bien même c’est désormais la fille de Le Pen, quand bien même ç’a changé, cela reste le même combat. Le Front National est un parti raciste, le Rassemblement National est un parti raciste. Le fait d’adhérer à ce mouvement, de voter pour lui, c’est l’accepter. C’est déjà énorme, et on a l’impression que cela s’aggrave. En plus des difficultés qu’il y a en France, qu’elles soient financières ou autres, il s’installe malgré tout ce climat de racisme et d’islamophobie. Je pense que cela ira de pire en pire ; encore qu’au bout d’un certain temps, les gens sur qui l’on tape à longueur de journée finiront par se réveiller et par en avoir ras-le-bol. Il ne faut pas l’oublier : l’islam reste sans doute aujourd’hui la première religion en France, du moins en termes de pratiquants. L’on est à peu de chose près 6 millions de musulmans ; et dès lors, je pense que si l’on était tous d’affreux terroristes, cela ferait longtemps que le pays serait à feu et à sang. Il serait temps que cette haine cesse.

« Ce n’est en rien un film anti-policier. Au contraire, c’est un film qui comprend également les difficultés des policiers eux-mêmes »

LVSL : Au bout du compte, ce film semble être une réponse à cela. Lorsque vous pointez le racisme de certains policiers, voire le racisme d’autres habitants de la banlieue vis-à-vis des policiers eux-mêmes, des jugements sur la manière de se coiffer, cela reste une manière de déconstruire. Cela montre, d’une part, qu’un tel racisme est inhérent, mais que, d’autre part, il n’en demeure pas moins un facteur commun, à savoir la précarité dans laquelle vivent les gens.

LL : Exactement. Le fait d’être dans cette situation amène à ce que les gens ne réfléchissent pas. Je sais parfaitement que certains votent Front National par seule opposition. Ils ne sont pas pour autant racistes. Il s’agit simplement d’un ras-le-bol : les gens en ont marre, ils ont marre de vivre dans ces difficultés, ces conditions-là. Dès lors, par opposition, ils votent Front National. Pourtant, cela ne fait qu’aggraver les choses : ce n’est pas parce que l’on est en colère et qu’on s’applique à voter Front National que les problèmes s’arrangeront. Il convient d’être plus malin, et de trouver d’autres solutions.

Lady Ly, photo © Dorian Loisy pour Le Vent se Lève

LVSL : Le mot de la fin : en 1987, Libération publiait un hors-série où la même question était posée à 700 cinéastes venus du monde entier : « Pourquoi filmez-vous ? » Aussi, à notre tour, nous aimerions également vous la poser : « Ladj Ly, pourquoi filmez-vous ? »

LL : Je filme parce que, d’abord, j’aime ça : j’aime l’image, j’aime énormément filmer, et je le fais depuis mes 17 ans. Quand j’avais cet âge, j’ai acheté ma première caméra. Aujourd’hui, j’en ai 39. Cela fait donc plus de 20 ans que je filme. Pour autant, étant donné que je suis un « banlieusard » – je l’assume –, je filme principalement pour témoigner de la situation de ces quartiers. J’ai envie de témoigner de cette situation qui perdure là-bas. De fait, l’on connaît les banlieues à travers nos médias, à travers les politiques. Mais il demeure un fossé énorme entre, d’une part, ce que l’on entend dire et, d’autre part, la réalité du terrain. En définitive, en tant qu’habitant, dans un premier temps, puis en tant que citoyen, que cinéaste, dans un second temps, j’ai d’abord l’envie de témoigner et de dénoncer tout ce qui se passe dans nos quartiers.

“La meilleure arme contre la ghettoïsation, c’est la politique” – Entretien avec Ulysse Rabaté et Abdel Yassine

Ulysse Rabaté et Abdel Yassine

Jean-Louis Borloo a été chargé, en novembre 2017, par Emmanuel Macron de mener une mission sur les quartiers prioritaires. Le « père de la rénovation urbaine », ancien ministre de la ville, a remis son rapport au premier ministre, Édouard Philippe, jeudi 26 avril. Ce rapport est le fruit d’une réflexion et d’un travail menés depuis plusieurs mois avec les élus et les associations de terrain mobilisés au sein du collectif Territoire gagnants. Ulysse Rabaté et Abdel Yassine y ont réagit dans une tribune dans l’Obs. Ulysse Rabaté est conseiller municipal France insoumise à Corbeil-Essonnes et Abdel Yassine est conseiller municipal Divers gauche à Fleury-Mérogis. Nous avons ici l’occasion de les interroger plus longuement.

LVSL – Les plans avancés par Jean-Louis Borloo traduisent une volonté de donner une place nouvelle à l’acteur privé dans la restauration des banlieues : est-ce pour vous un aveu de l’échec du modèle de gestion urbaine par les pouvoirs publics ?

Pour celles et ceux qui ont connu la première phase de l’ANRU, cette donnée n’est pas vraiment nouvelle. Les acteurs privés ont su depuis des années tirer profit de l’investissement public en matière de rénovation urbaine, avec parfois des effets contrastés : démolitions-reconstructions en forme de « jackpot » pour bailleurs et promoteurs, projets de résidentialisation… En tant qu’élus et militants, nous connaissons tout cela. Ce qui est nouveau, c’est en effet, pour l’instant, le faible niveau d’investissement public annoncé par l’exécutif qui laisse présager, comme dans de nombreux autres domaines, une montée en puissance du secteur privé face aux pouvoirs publics, par ailleurs affaiblis à l’échelle des collectivités. Ce nouveau rapport de force est inquiétant, si on considère que « plus de public » équivaut à plus de contrôle et de pouvoir accordé aux habitants. Ce qui est très loin d’avoir été le cas par ailleurs ces dernières années. Pour ce qui est de « l’aveu d’échec », le rapport Borloo, notamment dans son introduction, a le mérite de l’exprimer clairement. Je pense que tout le monde est d’accord aujourd’hui pour dire que la situation dans laquelle nous sommes a des causes nombreuses, profondes, qui à bien des égards concernent la société française dans son ensemble et pas seulement la banlieue en tant qu’espace urbain ou territorial. A ce titre, nous avions dit il y a quelques années que le terme d’Apartheid était approprié, pour décrire une situation dramatique qui est le résultat d’une politique délibérée, dont est responsable l’ensemble de la classe politique qui se partage le pouvoir d’État. Et là, on va plus loin que le simple aveu d’échec. On peut critiquer ce qui n’a été pas fait, mais aussi ce qui a été fait. En terme de ségrégation, de stigmatisation, de racisme institurionnel… Et donc on peut critiquer, aussi, la Politique de la Ville et son histoire.

LVSL – Dans une tribune récemment parue dans l’Obs, vous enjoignez le président Emmanuel Macron à investir autant dans le bâti que dans les structures d’éducation populaire. Ce serait un élément en rupture avec les plans jusque là mis en oeuvre. Pourquoi cet élément relève-t-il d’une importance aussi fondamentale à vos yeux ?

En faisant cette proposition ambitieuse, « pas un plan de rénovation sans investissement dans l’éducation populaire », on mord le trait volontairement. On le fait non pas pour opposer bâti et humain, mais pour affirmer que ces dimensions sont nécessairement complémentaires. Il est assez désarmant de ne pas lire, dans l’inventaire de la première phase de l’ANRU, les conséquences désastreuses de l’effondrement du maillage socio-éducatif sur de nombreux territoires – effondrement dont l’ANRU n’est pas responsable, mais qu’elle a accompagné.

Abdel Yassine, co-réalisateur de “En attendant Coco”, est conseiller municipal Divers gauche à Fleury-Mérogis.

Ces lieux et espaces ont contribué à la socialisation de nombreuses générations, à l’expression artistique, mais aussi à la formulation d’un certain esprit critique et, disons-le, à une forme de politisation. Pour nous, s’attaquer aux lieux d’éducation populaire, dans les quartiers comme ailleurs, c’est s’attaquer aux lieux de construction collective de la critique à l’égard de la société dans laquelle nous vivons. Comme nous avons déjà pu l’exprimer, nous défendons le soutien public à l’Éducation Populaire, qui affirmait au sortir de la guerre et du régime de Vichy le caractère salutaire de l’existence de contre-pouvoirs dans la société.

En tant qu’élus locaux, nous pouvons témoigner des milles manières qu’ont les acteurs associatifs de constituer un contre-pouvoir face à une société violente et inégalitaire. Nous n’avons pas peur de dire ce sont tous ces petits contre-pouvoirs qui « sauvent » notre société, tous les jours. A l’échelle de nos territoires, nous disons souvent aux associations qu’elles font de l’Éducation Populaire sans le revendiquer. Il y a clairement, aujourd’hui, une reformulation nécessaire de l’Éducation Populaire, que ses acteurs « traditionnels » (MJC, Centres Sociaux…) souhaitent accompagner. Mais pour cela, il faut assurer les moyens d’existence des structures existantes. De ce point de vue, la volonté de mettre fin à l’absurdité absolue des « appels à projet » pour revenir à des moyens de fonctionnement est assurément l’aspect le plus satisfaisant du rapport. C’est aussi la preuve que la consultation dans la rédaction du rapport a été réelle, même si le périmètre de celle-ci aurait pu, aurait dû être plus large.

LVSL – Dans un des programmes pour « faire revenir la République » dans les banlieues, Jean-Louis Borloo fait état d’un « repli identitaire et communautaire » des quartiers en difficulté. Est-ce que vous partagez ce constat ? Au-delà de l’aspect un peu polémique de la formulation, comment expliquez-vous ce phénomène de ghettoïsation des banlieues marqué à la fois par l’abandon des services publics et la mise à l’écart par rapport aux poumons économiques que sont les métropoles ?

Oui, malheureusement le rapport n’échappe pas à ces expressions douteuses, qui semblent malheureusement des sortes de « passages obligés » dès que sont évoqués les quartiers populaires. Ce qui est particulièrement insupportable, c’est que ce discours a été porté ces dernières années par des gens qui prétendaient « connaître la banlieue », « tenir un discours de vérité », etc. Manuel Valls a été la caricature de ce discours de stigmatisation d’une grande violence, qui repose sur une pseudo-légimité. On en a vraiment morflé dans la période post-attentats, qui a été d’une très grande violence contre les quartiers, alors que partout en France des collectifs prenaient des initiatives pour faire du vivre ensemble dans cette période où tout le monde en avait besoin. Qui a valorisé cela d’un point de vue politique ? Dans de nombreuses villes, des collectifs qui s’organisaient politiquement ont subi cette accusation de communautarisme, arme efficace pour délégitimer une démarche politique. Aux municipales, mais aussi aux législatives sur la 1ère circonscritpion de l’Essonne !

Le phénomène de « repli » ne peut se penser qu’à la lumière de la société dans laquelle nous vivons : de ses dynamiques d’exclusion, de ses frontières physiques et symboliques. On ne lutte pas contre le repli en criant plus fort « revenez dans la République ! », mais en travaillant à étendre le champ de la République et de ses droits. Là, il y a en effet un énorme travail en terme d’investissements concrets pour rendre la société plus « inclusive » – Éducation, Transports, Accès à l’emploi -, mais aussi en terme de réflexion et de reformulation d’un projet de société qui laisse sa place à tout le monde. Voilà pourquoi la question des discriminations est centrale et ne peut pas être minimisée. C’est justement en la traitant qu’on sort de la dynamique victimaire et qu’on construit quelque chose de positif. On revient au lien entre action politique et éducation populaire. Le levier pour agir, c’est le pouvoir des habitants. C’est ce qu’on essaye de mettre en pratique depuis des années, à partir de notre expérience, en assumant le lien entre dynamiques locales et politique nationale. C’est sur cette base que nous lançons à la rentrée une campagne nationale, avec des maires de banlieue, deux députés insoumis et communiste, et des acteurs associatifs de toute la France. Vous allez en entendre parler : l’idée est de montrer la créativité politique qui existe à l’échelle des territoires, « hors des radars », y compris de ceux du rapport Borloo. On n’invente rien, on continue en partie ce que d’autres générations travaillent depuis les années 80. Pour nous, la meilleure arme contre la ghettoïsation, c’est la politique.

LVSL – Dans cette tribune, vous soutenez que la parole du terrain est confisquée au profit de rapports très médiatiques, comme celui de Jean-Louis Borloo. Votre film “En attendant Coco” raconte le difficile cheminement de personnalités issues de quartiers populaires qui décident de s’engager dans la vie politique. Quelle formes prend ce processus d’invisibilisation des acteurs populaires urbains ?

En attendant coco, réalisé par Abdel Yassine et Ulysse Rabaté

Nous ne disons pas vraiment cela. Il est assez contre-productif d’opposer « la parole du terrain » à d’autres. En tant que militants depuis de nombreuses années, aujourd’hui élus, nous affirmons que les choses sont plus complexes, et que d’où qu’on soit, on sera toujours accusé d’être « trop », ou « pas assez » proche du terrain. Après notre tribune dans l’Obs, il nous a été reproché d’être trop en opposition à l’égard du rapport… Ce qui n’est pas du tout le cas ! Mais dès qu’il s’agit des quartiers populaires, toute critique est forcément vue du point de vue d’un clivage entre « le terrain » et « les institutions ». Ce qui est à mon sens un moyen de discréditer notre parole politique. Nous sommes proches d’élus et d’associatifs consultés par J.L. Borloo dans le cadre de ce rapport, et nous reconnaissons nombre de ses aspects positifs. Son propos général va à l’encontre de beaucoup de discours de stigmatisation qu’on entend au quotidien sur la banlieue. En tant qu’élus de villes de banlieue, en prise avec ces questions au quotidien, il serait irresponsable de s’y opposer frontalement ! En revanche, nous assumons de pointer fortement du doigt l’absence de recul critique à l’égard de la première phase de l’ANRU, qui est aussi une invisibilisation de nombreuses prises de position d’acteurs des quartiers depuis 15 ans. Depuis l’ANRU 1, depuis les révoltes de 2005, avec les premières démolitions, il y a toute une histoire politique, faite d’expériences électorales, de mobilisations, de propositions qui sont complètement invisibles dans ce rapport. Ce n’est pas un phénomène nouveau que l’invisibilisation de cette histoire politique et militante. C’est en partie ce dont parle notre film « En attendant Coco », réalisé en 2015 pour les 10 ans des émeutes : les expériences politiques existent, posent la question du rapport des quartiers populaires et des institutions, mais pas seulement. Elles posent aussi la question, comme partout ailleurs dans la société, du pouvoir dans nos sociétés contemporaines, du lien entre l’individuel et le collectif. Autant d’aspects qui sont souvent refusés aux acteurs politiques issus des quartiers parce que, comme disait Bourdieu, « la domination est aussi et surtout de refuser la complexité ».

Donc l’idée n’est pas de tirer à boulet rouge sur le rapport Borloo, mais de prendre nos responsabilités et d’en pointer les limites évidentes, qui s’expliquent aussi par la nature de la commande que constitue ce rapport, ses protagonistes, son agenda politique etc. De la même manière : comment un rapport sur la Banlieue peut-il, dans la France de 2018, se permettre d’évoquer si peu, voire pas du tout, des sujets aussi présents par ailleurs que ceux du racisme institutionnel, des discriminations et des violences policières ? Ce silence est caricatural, et n’aide pas à la légitimité de ce rapport.

LVSL – Vous avez été le suppléant de Farida Amrani lors des élections législatives à Evry. La victoire vous a échappé de peu face à Manuel Valls. On a beaucoup parlé de la méthode Alinsky et des caravanes insoumises. Au sein de la France Insoumise, comment pensez-vous l’engagement des milieux populaires et leur pérénité ? Par quels moyens pensez-vous attirez des électeurs qui ont un comportement structurellement abstentionniste ? 

Ulysse Rabaté – Oui, on est pas passés loin en effet… J’en profite pour rappeler que même si la vie politique, la vie en général ont repris leur cours, notre plainte pour fraude court toujours concernant ce qui s’est passé lors du second tour. Si nous sommes passés si près face à un ancien Premier Ministre, c’est que nous avons fait le pari de l’addition de la dynamique nationale en faveur de la France Insoumise et de notre ancrage local. J’étais déjà candidat contre Valls en 2012. Farida et moi sommes conseillers municipaux et engagés localement depuis plusieurs années. Je crois davantage dans cet ancrage, les combats gagnés ou perdus dans nos villes, la constitution patiente de réseaux divers… Plutôt que dans des caravanes insoumises qui viendraient prêcher la bonne parole ou la bonne manière de s’engager. Aux Tarterêts, à Corbeil-Essonnes, lors des démolitions, l’Amicale des locataires du quartier n’a pas attendu une caravane pour transformer la colère en action politique, et exiger les meilleures conditions pour le relogement de familles qui, pour beaucoup, avaient payé en loyers accumulés le double de la valeur de l’appartement qu’ils occupaient. A l’époque (celle de l’ANRU 1 d’ailleurs !), c’est plutôt moi qui ai appris au contact de ces dirigeants associatifs. Ce que je veux dire par là, c’est que les années de politique locale apprennent aussi l’humilité face à la question de l’engagement.

Farida Amrani et Ulysse Rabaté

A Corbeil-Essonnes, le combat contre la corruption et le clientélisme du système Dassault m’a aussi fait appréhender plus lucidement les contradictions qu’une société inégalitaire génère à l’égard de l’engagement politique. On vit une période d’effondrement et de recomposition. L’état de la gauche « traditionnelle » le montre : le projet collectif d’une société alternative au capitalisme est un chantier dont nous ne sommes peut-être qu’au début, et tout ce qui est perdu « au global » nous rend moins convaincant à l’échelle locale. Comme nous avons pu l’écrire au sujet du système Dassault : plutôt que des lendemains qui ne chantent jamais, pourquoi je ne prendrais pas une enveloppe du milliardaire ? A l’inverse, quand une brèche s’ouvre, comme lors de la présidentielle de 2017, et que certaines conditions sont réunies, il y a un effet de ciseaux. Les potentiels sont immenses : c’est ce qu’on a vécu lors des dernières élections législatives où nous faisons 50 % à Evry et 60 % à Corbeil-Essonnes, voire 70 % dans certains quartiers populaires.

Bref. Le travail est considérable. Mais pour vous répondre, disons qu’il s’agit moins d’ « attirer » que d’ouvrir des espaces politiques, parfois durables, parfois ponctuels, et d’apporter notre contribution au pot commun d’un projet collectif plus crédible. Et comme je n’ai pas la formule pour me démultiplier, qu’il y a la vie aussi, je compte aussi sur ce qui se passe « hors de nous-mêmes », et tout ce qui s’invente ailleurs… Y compris chez les abstentionnistes ! (rire).

LVSL – Vous pointez le fait que la banlieue est plus présente que jamais dans le paysage culturel, pour le meilleur et parfois pour le pire. Comment regardez-vous ce passage du rap dans la culture dominante ? Est-ce un phénomène de mainstreamisation du rap comme cela a pu être le cas pour le jazz ?

Effectivement, nous avons voulu souligner une injustice. La banlieue est devenu un sujet à la mode et beaucoup, avec les motivations les plus diverses qui soient, tirent profit de ce qui ressemble parfois à une esthétique marketing. Soyons clairs : nous ne sommes pas là pour dire qu’untel n’a pas le droit de s’emparer de ce sujet, qu’un autre devrait le traiter autrement… On a en revanche notre avis sur ce que véhiculent certaines productions artistiques, au cinéma par exemple : pourquoi l’omniprésence de fantasmes sur la violence, pourquoi le misérabilisme qui se transforme en stigmatisation, pourquoi l’absence de politique ? Notre ami Djigui Diarra, jeune comédien réalisateur issu de Grigny et passé par la FEMIS, a publié ces derniers jours un très beau texte sur son profil facebook qui décrit cet enfermement esthétique, produit d’institutions qui reproduisent dans la production cinématographique un enfermement politique et social. Il termine celui-ci en affirmant qu’il faut « accepter de vouloir raconter des histoires avec sincérité sans pour autant modifier à tout-va quand une personne ou un organisme trouve que cette histoire n’est pas assez clichée ». En tant qu’élus de villes de banlieue, on considère qu’on est à notre place en donnant notre avis sur la question. Un film, un livre, agit sur la réalité. En reproduisant des clichés on agit sur la réalité. Pour le dire crûment : on ne fait pas son beurre sur la banlieue impunément, il y a une responsabilité. D’autant plus quand connaît les difficultés à faire financer des projets lorsqu’on est aux périphéries du financement de la culture… Comme dirait le collectif Allez tous vous faire enfilmer : « Dans le Cinéma français monter un dossier de financement pour un film comme le nôtre, c’est pire que de monter sur un braquo ». Nous sommes nous-mêmes en train de monter le projet de la suite d’ « En attendant Coco »… C’est une galère, on sent bien que raconter l’histoire du militantisme associatif dans un quartier HLM est loin de passionner les financeurs.

Concernant le rap, c’est plus compliqué. Beaucoup disent qu’on vit une sorte d’âge d’or du rap français, dont une des données est l’appropriation par la culture dominante de cette musique longtemps à la marge et stigmatisée. C’est vrai qu’il y a un côté presque scotchant, jouissif aussi, d’entendre PNL et Niska, diamants de la 1ère circonscription de l’Essonne (rire), tourner en boucle dans les soirées parisiennes. Le succès du rap fait du bien à cette culture, ne serait-ce que par l’émergence et l’expression qu’elle permet pour tant d’artistes issus des quartiers. Il y a une vraie émulation, des jeunes qui viennent de nulle part peuvent cartonner du jour au lendemain sur YouTube avec un bon son et un beau clip. Ce mode de diffusion garantit une forme d’indépendance et sur ce plan, PNL fait figure de modèle. L’esthétique du rap, d’un point de vue vestimentaire par exemple, est plus présente que jamais. La société française redécouvre un pan de son histoire culturelle. Elle découvre aussi peut-être à quel point les quartiers sont des lieux de modernité. Tout cela est positif. Est-ce que le rap, dans cette dynamique, a perdu sa dimension militante ? Ce qui est sûr, c’est que la revendication a changé de forme. Évidemment, on peut être nostalgique, mais demander au rap de « redevenir militant », c’est aussi incantatoire que de demander à Zidane de revenir sur le terrain. De ce point de vue, le rap ressemble beaucoup à la politique : les mots d’ordre et les injonctions à la mobilisation ont perdu en crédit. L’appel à s’engager se fait moins présent, ou bien sous d’autres formes, moins traditionnelles, moins explicites, moins dans les slogans. Mais regardez, quand Kery James écrit sa « Lettre à la République », le succès est immédiat. La revendication politique fait toujours partie de l’ADN du rap. Evidemment, nous, avec notre sensibilité, on peut regretter qu’un certain discours « perce » plus qu’un autre, que des artistes plus politiques (ce terme n’engage que nous) comme Médine, Fik’s Niavo ou Dosseh ne soient pas reconnus à leur juste valeur en termes de ventes. Mais beaucoup de choses de qualité, avec un vrai discours, « cartonnent » aussi, comme Fianso par exemple.

Quant à la mainstreamisation… Pour ceux qui ont vécu cette époque, ce débat existait déjà à la fin des années 80. Très rares sont les rappeurs qui depuis 30 ans n’ont pas été accusés de trahir la culture. En tout cas, les mieux placés pour en parler sont les artistes, pas les politiques ! On pourrait en parler des heures. Et ce qui est sûr, c’est que le fait que le rap « intéresse » aujourd’hui la culture dominante et ses médias a l’immense avantage d’enfin donner la parole aux concernés, et de dépasser le traitement catastrophique des années 90-2000. Par contre, là où on est offensifs dans notre tribune, c’est toujours sur cette question des moyens, des lieux et des métiers pour le développement social et culturel à l’échelle des quartiers et des territoires. Plutôt que le débat sur la mainstreamisation, on veut mettre la lumière sur la mainmise de l’industrie – sur cette culture comme sur d’autres, et là on revient à la réflexion de tout à l’heure sur le cinéma et la production -, et ses conséquences en terme de contenu politique, mais surtout sur le paradoxe assez insupportable d’une culture encensée dans les fanzines d’un côté, et d’une politique destructrice à l’encontre des quartiers dont cette même culture est issue. Là, on pointe un enjeu politique et, de ce point de vue, oui, on aimerait que les artistes s’engagent davantage. Mais pour le coup, cette frustration ne concerne pas que le rap et les rappeurs-euses : au contraire, si on prend un peu de recul, ces artistes sont sur ce plan là au-dessus de la moyenne. Bref, demandons des gages politiques à tout le monde !

C’est bien de terminer l’entretien sur ce sujet. Comme disent nos amis de l’association d’éducation populaire tunisienne ACTK (Association pour le Cinéma et le Théâtre du Kef), que nous avons invités à Fleury-Mérogis au mois de mars dernier : « pas de révolution sans révolution culturelle ! ». On revendique ce combat, de là où nous sommes. C’est à la fois un pari et une identité politique.