Finance reine et argent sale : La City de Londres, aux origines d’un pouvoir exorbitant

La City de Londres. © Jamie

La City est à la fois un quartier d’affaires, une entité administrative à part et une instance de représentation des intérêts de la finance britannique. Selon l’ancienne et éphémère Première ministre Liz Truss, elle est un « joyau de la Couronne ». Mais elle pourrait tout autant s’avérer être une malédiction pour l’économie britannique. Reportage au cœur du centre d’affaires londonien.

Des employés grisonnants d’une compagnie d’assurance britannique se lançant, tels des pirates, sur les hautes mers de la finance internationale : ainsi débutait Le Sens de la vie, film des Monty Pythons sorti sur les écrans en 1983. L’immeuble néo-baroque de la compagnie, transformé en navire, jetait l’ancre depuis la City de Londres et partait à l’abordage des gratte-ciels new-yorkais. Une allégorie burlesque de l’époque où la vénérable finance britannique se retrouvait plongée dans le grand bain de la mondialisation financière.

Quarante ans plus tard, c’est un tout autre paysage qui se présente au regard des promeneurs dans les rues du cœur historique de Londres. Les bâtiments victoriens ont fait la place à un faisceau de gratte-ciels modernes, dont les formes ont inspiré aux habitants des surnoms facétieux – le « Cornichon », le « Scalpel » ou encore la « Râpe-à-fromage ». Depuis la Tamise, la ligne d’horizon de la City évoque désormais celle des plus grands quartiers d’affaires internationaux. Et pour cause : la densité de banques et d’institutions financières au mètre carré y atteint des records.

Les chiffres donnent le tournis : avec près de 250 établissements, Londres représente la plus grande concentration de banques étrangères, surpassant les centres financiers de New York ou de Singapour. Près de la moitié des opérations mondiales de change (43%) ont lieu à Londres, où il s’échange deux fois plus de dollars… que sur les marchés de change américains1. Le tout sur d’une superficie d’un mile au carré – d’où le surnom de Square Mile attribué à la City – à laquelle il convient d’ajouter l’enclave plus récente de Canary Wharf, qui borde la Tamise plus à l’Est. Chaque jour de la semaine, une foule cosmopolite en costume et tailleur remplit dans les rues, les bureaux et les pubs des quartiers d’affaires londoniens. Près de 420 000 personnes y travaillent dans le secteur des services financiers. Une population supérieure à celle de villes comme Bordeaux ou Montpellier.

Avec près de 250 établissements, Londres représente la plus grande concentration de banques étrangères, surpassant les centres financiers de New York ou de Singapour.

Malgré ses allures modernes de quartier d’affaires international de premier plan, la City est également le centre historique de Londres. L’assemblage entre buildings modernes et édifices multiséculaires y surprend. Au croisement de Leadenhall Street et de Saint Mary Axe s’élancent cinq tours gigantesques dont le Lloyd’s building, à l’architecture industrielle évoquant le centre Pompidou2, et le futuriste Gherkin – le fameux « Cornichon ». Et puis, au milieu de ce décor gigantesque, une petite église du XVIe siècle semble s’être égarée. Plus loin, à une centaine de mètres à peine, l’ancien marché victorien de Leadenhall daté du XIVe siècle – l’un des plus vieux de Londres – accueille désormais restaurants et pubs qui égayent les afterwork des travailleurs de la finance. Il jouxte les travaux du prochain gratte-ciel, 40 000 m² de bureaux à la clé, dont l’achèvement est prévu en 2024.

Ce mélange étonnant n’a rien d’une simple curiosité. Il est une clé de compréhension du pouvoir économique, politique et symbolique concentré au fil des siècles dans le périmètre de Square Mile. La City a plusieurs visages : elle est à la fois un quartier d’affaires accueillant les banques du monde entier, et l’ancien cœur historique de l’Empire britannique. Infrastructure essentielle de la finance mondiale, elle abrite également des institutions d’origine moyenâgeuse dont l’influence s’étend bien au-delà du Royaume-Uni. De quoi La City est-elle donc le nom ? Pour le comprendre, un premier détour par l’histoire semble inévitable.

L’âge d’or de la finance londonienne

Aujourd’hui encore, les traces de l’époque où la City émergeait déjà comme un des moteurs du capitalisme mondial sont encore présentes dans le quartier d’affaires. Notre premier rendez-vous nous mène dans le quartier de Cornhill où, perdu dans un dédale d’allées médiévales, se tient un pub plébiscité par la faune locale. Il occupe la place de ce qui fut au XVIIe siècle la Jamaica Coffee House, un café dont le nom évoquait une des premières colonies britanniques des Caraïbes. « Il n’y avait alors qu’un simple étal où l’on servait le café » explique Nick Dearden, directeur de l’organisation Global Justice Now, qui accepté de nous servir de guide. « Puis les coffee houses sont devenus des lieux spécialisés pour discuter des affaires, en particulier des allées et venues des navires marchands ».

Le développement de la finance londonienne avait alors partie liée avec celui du commerce colonial. Au XVIIe siècle, le financement des expéditions vers les Indes orientales ou des Amériques était une activité aussi risquée que lucrative. Les investisseurs avaient la possibilité de ne prendre qu’une simple participation à ces expéditions. « Si le navire revenait, le profit était partagé. Et bien sûr dans le cas contraire, la mise était perdue » explique Dearden. Les biens produits dans les plantations esclavagistes, comme le tabac, le café ou l’indigo, étaient prisés en Europe. Mais c’est tout particulièrement le sucre, considéré comme un véritable « or blanc », qui a alimenté par son succès la machinerie financière coloniale. À Londres, sucre et café étaient consommés dans des établissements comme le Jamaica Coffee House, à l’endroit même où se discutaient les prochaines affaires. Le commerce d’esclaves était également une activité lucrative, sur laquelle la Compagnie royale d’Afrique, basée à La City, a longtemps régné en maître.

Le commerce de produits coloniaux et d’esclaves a contribué à faire la fortune des banquiers de la City, qui finançaient marchands et investisseurs.

Le commerce de produits coloniaux et d’esclaves a contribué à faire la fortune des banquiers de la City, qui finançaient marchands et investisseurs. Plus tard, d’autres négoces prendront le relais, comme celui de l’opium. L’accumulation de capital dans le centre de Londres est allée de pair avec le développement d’une diversité de services financiers et juridiques, comme le courtage d’actions. Les entreprises coloniales – comme la puissante Compagnie britannique des Indes orientales, la Compagnie des mers du sud ou encore la Compagnie royale d’Afrique – émettaient des participations sous forme papier. Souscrire ou acheter les actions de ces entreprises était d’autant plus lucratif qu’elles bénéficiaient, par l’intermédiaire d’une charte royale, de monopoles d’exploitation sur des marchés ou zones géographiques. Et de la protection de la flotte royale britannique, la Royal Navy. Investisseurs et courtiers avaient l’habitude de se retrouver dans les coffee houses, qui étaient « autant de petites places boursières », explique Dearden.

Une autre activité financière va se développer dans le sillage du commerce colonial : celle des assurances. Un autre café londonien, situé à Tower Street, servait alors servait de lieu de rencontre pour les marchands, capitaines et propriétaires de navires. Ces derniers pouvaient souscrire des contrats pour se couvrir contre d’éventuelles pertes auprès d’un club d’investisseurs connu sous le nom de Lloyd’s market, du nom du tenancier de l’établissement, Edward Lloyd. Par la qualité de ses informations et services, Lloyd’s market a rapidement gagné de la notoriété au point de devenir une référence en termes d’assurance maritime. Au XVIIIe siècle, Lloyd’s était déjà l’assureur de prédilection des marchands européens, y compris espagnols et français. Aujourd’hui, il s’agit de la plus grande bourse aux assurances du monde, et un des plus grands acteurs mondiaux du secteur de l’assurance. Son siège se situe dans la tour de Lloyd’s qui s’élance depuis Leadenhall Street, à l’endroit même où se situait la East India House, le quartier-général de la Compagnie orientale des Indes britanniques, et non loin de l’emplacement de la Africa House, le siège de la Compagnie Royale d’Afrique. « Cela montre l’interconnexion entre le développement de l’Empire britannique et celui de la City comme puissance financière naissante » résume Dearden.

Le « second Empire britannique » et le rôle de la Banque d’Angleterre

Notre second rendez-vous nous mène non loin de Leadenhall Street, devant le siège de la Banque d’Angleterre (la « Vieille Dame ») dont le colossal bâtiment a été achevé en 1833. Nous évoquons avec Nicholas Shaxson et John Christensen, respectivement journaliste et économiste spécialistes de la finance britannique, une autre période cruciale dans l’évolution de La City : les décennies qui suivirent la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les nuages s’accumulaient alors au-dessus de la place financière londonienne. Les contrôles des capitaux et des changes mis en place par les accords de Bretton Woods remettaient en cause l’essence même de la finance britannique. « Avant leur mise en place à partir de 1946, les financiers de La City étaient en mesure d’opérer dans le monde entier », explique Christensen. « Les accords de Bretton Woods ont sévèrement restreint les mouvements d’argent à l’échelle internationale ».

La décolonisation, imposée au Royaume-Uni à partir de 1947, constituait une seconde menace existentielle. « La City était le cœur financier de l’Empire britannique » explique Shaxson. « Elle a commencé à perdre son rang avec le déclin de l’Empire ». La crise du Canal de Suez, en 1956, marque la perte d’influence du Royaume-Uni sur la scène mondiale. Le retrait des troupes d’Égypte va aller de pair avec d’importantes sorties de capitaux et une spéculation fragilisant la clé de voûte de l’influence britannique : la livre sterling. Pour permettre à la place de Londres de retrouver son rang dans le nouvel environnement financier mondial, les financiers de la City vont dès lors développer, aux marges de l’ancien Empire, une véritable industrie de la dissimulation et du recel de capitaux. Un réseau offshore qui a posé les bases du système financier moderne3.

Pour permettre à la place de Londres de retrouver son rang dans le nouvel environnement financier mondial, les financiers de la City vont développer, aux marges de l’ancien Empire, une véritable industrie de la dissimulation et du recel de capitaux.

La première opportunité va prendre la forme d’un vide réglementaire laissé – à dessein ? – par la Banque d’Angleterre. Celle qui se nommait Banque de la City de Londres, nationalisée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, était censée remplir le rôle d’autorité de supervision bancaire. Mais à ses yeux, les activités des banques pour le compte de clients non-résidents et en devise étrangère ne relevaient pas de sa juridiction : ces opérations se déroulaient simplement… « ailleurs ». La porte était ouverte pour que les transactions réalisées en dollars par les banques de La City échappent à toute supervision ou contrôle. C’est ainsi que fut créé le marché des Eurodollars de Londres : un marché où s’échangent et se prêtent des dollars offshore – hors du contrôle des autorités étatsuniennes et affranchi de tout contrôle de capitaux. Autrement dit, un marché de devises complètement dérégulé, qui a attiré à partir des années 1960 des détenteurs de dollars et des banques du monde entier – y compris américaines. Il offrait à ces dernières la perspective de profits élevés et la possibilité d’échapper aux régulateurs nationaux, d’accéder à de nouveaux clients et de nouveaux emprunteurs à l’échelle internationale.

L’afflux d’Eurodollars à Londres va aller de pair avec la création, par les institutions de La City, de filiales dans plusieurs juridictions britanniques d’outremer comme les îles Caïmans, les Bermudes ou encore les îles anglo-normandes de Jersey et Guernesey. « Ces institutions vont y créer de toute pièce des centres financiers offshore proposant une garantie solide de secret financier » explique Shaxson. L’objectif ? Attirer ainsi dans ces anciennes marges de l’Empire britannique les capitaux de « non-résidents » en quête de discrétion : pétrodollars du Moyen-Orient ou d’URSS, pactole des cartels de la drogue, revenus de tous types de trafics, évasion fiscale… Ces capitaux offshore n’étaient pas seulement soustraits au contrôle des Etats : ils pouvaient être recyclés – ou blanchis – sans difficulté par les institutions de la City via le marché des Eurodevises.

La connexion entre le centre financier de Londres et une myriade de juridictions d’Outre-mer – désignés plus tard comme paradis fiscaux – va constituer le socle de l’expansion exponentielle de la finance offshore. Ce « second Empire financier », selon le terme de Nicholas Shaxson, n’aurait pas pu voir le jour sans le soutien tacite de la Banque d’Angleterre. Avec ses allures de forteresse impénétrable, située au centre géographique de Square Mile, elle semble aujourd’hui encore veiller sur le quartier d’affaires. « La banque d’Angleterre est demeurée loyale envers les institutions de la City » note Christensen, « son personnel est d’ailleurs souvent issu de ces mêmes banques ». La « Vieille Dame » n’a pas seulement rendu possible la création du marché des Eurodollars, elle a accompagné le développement de la finance offshore, considéré avec bienveillance. Dans un rapport confidentiel daté de 1969, la Banque affirmait n’avoir « pas d’objection » à l’accumulation des capitaux offshore – tant que les paradis fiscaux n’étaient pas employés à des fins de fuite de capitaux britanniques.

Dans la concurrence avec New York, la complaisance de la Banque d’Angleterre – et des autorités britanniques – à l’égard des activités financières les plus suspectes a été un des atouts de la place de Londres. « Au Royaume-Uni, aucun banquier ne va en prison, les banquiers sont une espèce protégée », explique Shaxson. « Cela fait partie intégrante du modèle de business offshore : vous transférez vos capitaux chez nous et nous vous laisserons libres d’agir comme bon vous semble, sans risque de poursuites ». A cela s’ajoute la tradition réglementaire britannique laissant une place importante à l’informel et aux réseaux de sociabilité. Dans les années 1970, en guise de supervision, les banquiers étaient de temps en temps invités à la Banque d’Angleterre pour prendre le thé et expliquer leurs activités, comme le rapporte l’historien David Kynaston4.

À partir des années 1980, cette tradition de « réglementation légère » va prendre la forme d’un élan de dérégulation du secteur financier, sous l’égide de Margaret Thatcher. C’est le « Big bang » de 1986, qui va faciliter davantage l’installation de banques étrangères et supprimer les obstacles réglementaires au développement exponentiel du marché des services financiers. Le succès de la place financière de Londres ne s’est pas démenti depuis : le Royaume-Uni est désormais le premier exportateur mondial de services financiers, avec plus de 60 milliards de livres de surplus5.

La Corporation : une « vénérable institution »

Cet essor, ou plutôt ce renouveau de La City comme place financière mondiale n’aurait pas été possible sans de solides relais au sein de l’élite politique et administrative du Royaume-Uni. Depuis des siècles, la finance britannique est organisée pour défendre ses intérêts au plan national et international. Une institution incarne tout particulièrement l’influence et le prestige dont les financiers de Square Mile sont les dépositaires : la Corporation de la City de Londres (City of London Corporation). C’est à son siège que nous mène notre prochain rendez-vous.

À quelques rues seulement de la Banque d’Angleterre se tient le Guildhall, sorte d’hôtel de ville de La City, qui expose fièrement sa façade néo-gothique. De l’édifice original remontant au XVe siècle, seules quelques salles demeurent, dont le cérémonial Great Hall où l’on peut entrevoir, nichée dans une alcôve, la statue de Winston Churchill. Le reste du bâtiment a été plusieurs fois reconstruit après le grand incendie de 1666 et après les bombardements de la seconde guerre mondiale. Le Guildhall abrite également des restes du mur d’enceinte de la cité de Londres datant du XIe siècle ; ainsi que les vestiges de l’amphithéâtre de l’ancienne colonie de Londinium, ancienne capitale de la Bretagne romaine fondée en l’an 43.

Ici se tiennent les bureaux de la Corporation de la City. Cette institution d’origine médiévale remplit aujourd’hui encore le rôle de gouvernement local. Mais ses prérogatives sont bien plus larges que celles d’une simple municipalité. « Nous sommes en charge du gouvernement de Square Mile, mais également de défendre les intérêts de la City auprès des gouvernements et de représenter et promouvoir l’ensemble du secteur financier britannique », nous explique Chris Hayward. Dans son costume-cravate parfaitement ajusté, l’affable Policy Chairman de la Corporation – l’équivalent de chef de l’exécutif local – semble tout droit sorti d’un conseil d’administration de grande entreprise.

Sous des dehors parfois saugrenus, la Corporation apparaît ainsi pour ce qu’elle est : une instance de représentation de la finance.

Pour expliquer cet étrange mélange des genres entre les fonctions d’un conseil municipal et celle de représentation du secteur financier, Hayward évoque l’histoire de la Corporation de la City. Celle-ci ne remonterait pas moins de dix siècles en arrière. Entré en vainqueur dans Londres en 1066, le roi normand Guillaume le Conquérant aurait consenti à reconnaître le statut à part de la cité marchande – dont les anciens remparts dessinent aujourd’hui les limites de Square Mile – par l’adoption d’une charte royale. Ces droits et privilèges associés seront perpétués et parfois étendus au fil des siècles par les monarques, soucieux de ne pas s’aliéner les commerçants et financiers londoniens, source précieuse de prêts et de fonds pour la couronne britannique.

Les hôtes de Guildhall ne manquent pas de vanter les vertus démocratiques du fonctionnement de la Corporation, hérité du Moyen-Âge. A l’attention des visiteurs est exposé un exemplaire original de la Magna Carta de 1297, qui réaffirme les libertés accordées par la royauté aux marchands et artisans londoniens. Un document considéré par certains historiens comme une des premières pierres de l’Etat de droit. « La Corporation est la plus ancienne démocratie du monde » s’enthousiasme ainsi Hayward. Une démocratie en réalité bien singulière. Car si des élections municipales sont bien organisées tous les quatre ans, elles intègrent parmi les votants les représentants des entreprises actives dans la City en proportion de leurs effectifs. Les quelques 9000 résidents de Square Mile peuvent également voter, mais ils représentent une minorité des 20000 électeurs qui se sont prononcés aux dernières élections de mars 2022. En d’autres termes : ce sont bien les plus grands groupes financiers de la City qui dominent les élections du conseil de la Corporation.

Le système électoral de la City repose par ailleurs sur la cooptation : pour candidater à l’équivalent du conseil municipal, il est nécessaire de bénéficier du statut de « citoyen libre » (freeman of the City). Cet acte de citoyenneté garantissait jadis différents droits, comme celui de participer aux élections et de faire des affaires au sein de la cité. La voie traditionnelle pour l’obtenir implique d’être coopté par plusieurs dignitaires de la Corporation, ou par les représentants d’une de ses 110 guildes médiévales (livery companies). Ces anciennes associations de marchands et artisans participent encore activement au fonctionnement de la Corporation6. Certaines fonctionnent encore comme d’authentiques associations professionnelles, mais la plupart – dont les métiers ont disparu – remplissent désormais un rôle de sociabilité au sein de la bonne société de Square Mile, et d’organismes caritatifs7. C’est le cas, par exemple, de la vénérable compagnie des fabricants de souliers en bois (Worshipful Company of Pattenmakers), dont Hayward était le grand-maître avant d’être nommé Policy Chairman.

Une puissante instance de représentation de la finance

Sous des dehors parfois saugrenus, la Corporation apparaît ainsi pour ce qu’elle est : une instance de représentation de la finance. Et son pouvoir est loin d’être symbolique. Depuis ses origines, la Corporation a accumulé une richesse, une influence et un prestige uniques dans l’histoire britannique. « Elle est à la fois ce vestige étrange de traditions d’un autre temps et une des forces motrices du capitalisme britannique » explique Owen Hatherley, essayiste et spécialiste de l’urbanisme londonien. La Corporation bénéficie encore de nombreux privilèges : outre ses compétences municipales en termes de services publics et de développement urbain, elle bénéficie d’une exemption qui lui permet de définir son propre taux d’imposition des entreprises. La Corporation dispose aussi de sa propre police, indépendante de la police métropolitaine de Londres.

Ses ressources financières sont par ailleurs considérables. « La Corporation est incroyablement riche, elle est de loin la collectivité la plus riche du Royaume-Uni » explique Hatherley. Le City’s Cash est un fonds municipal destiné à gérer le patrimoine de la Corporation. En 2021, ses actifs étaient estimés à 3,4 milliards de livres. Les terrains et biens immobiliers détenus à travers le City’s Cash représentent près de 2 milliards de livres, et les placements gérés via des fonds d’investissement 932 millions de livres8. S’y ajoutent d’autres propriétés gérées par un second fonds, le City’s Fund, dédié au prélèvement des taxes et à la gestion des services municipaux9. En 2013, le patrimoine immobilier de la Corporation était estimé à 579 278 m² à Londres et au-delà (Essex, Kent, Surrey, Buckinghamshire) dont près de 80 000m² de bureaux10.

La Corporation n’est pas seulement un des plus grands propriétaires terriens de Londres… Elle est aussi l’autorité de planification urbaine de Square Mile. Et son urbaniste en chef de 1985 à 2014, Peter Rees, a largement contribué à façonner le quartier d’affaires. « C’est à son goût pour le “paysage urbain” que l’on doit cet assemblage artificiel de gratte-ciels modernes dans des allées médiévales » explique Hatherley. « Les promoteurs présentent leur projet et la Corporation décide s’il est conforme à ses lignes directrices en matière d’architecture ». Les gratte-ciels doivent par exemple éviter certains « couloirs » de sorte à ne pas obstruer la vue sur le dôme de la Cathédrale Saint-Paul. Pour autant, « mis à part quelques bâtiments médiévaux, tout peut être détruit et reconstruit. Le centre-ville évolue à une grande vitesse, on est plus proche de ce qui se fait à Hong-Kong ou Singapour ». L’architecte du « Gherkin », Ken Shuttleworth, n’hésite pas à comparer l’impact de l’urbaniste de la Corporation à celui… des bombardements allemands de la Seconde Guerre mondiale : « Il n’existe pas de forces qui aient eu plus d’impact sur la ligne d’horizon de Londres que la Luftwaffe et Peter Rees11 ».

Pour mener à bien sa mission de promotion de la finance, la Corporation peut compter sur un autre atout : son propre représentant à la Chambre des communes. Ce lobbyiste-en-chef, le Remembrancer, est autorisé depuis 1685 à siéger en observateur dans la chambre basse du Parlement britannique pour y défendre les intérêts de la City. Il dirige une équipe de juristes passant en revue les projets de lois débattus à la Chambre des communes qui pourraient affecter le secteur financier britannique. Le Remembrancer et les autres dignitaires de la Corporation ont à leur disposition les ressources financières du City’s Cash : le budget annuel dédié à leurs activités s’élevait à 13,7 millions de livres en 2021. Un montant supérieur aux dépenses du plus important lobby financier à l’échelle de l’Union européenne, la puissante Association for Financial Markets in Europe (AFME). Cette enveloppe annuelle couvre les dépenses du Remembrancer ; les frais de représentations du Lord Mayor, maire de la City et véritable ambassadeur de la finance londonienne à l’échelle nationale et internationale ; et les dépenses du Policy Chair, à la tête de l’exécutif local.

Quand La City détermine l’agenda du gouvernement

Dans le sillage de la crise financière mondiale, la vénérable Corporation de La City a contribué, en 2010, à doter le secteur financier d’une vitrine plus « moderne ». TheCityUK est un lobby créé avec la bénédiction du travailliste Alistair Darling et du conservateur Boris Johnson, qui étaient alors respectivement ministre des Finances et maire de Londres. C’est dans les bureaux de ce porte-voix de la finance britannique que nous poursuivons notre enquête, dans un immeuble élégant d’à peine cinq étages situé en plein dans le cœur de la City.

Son représentant, Jack Neill-Hall, est un fringant trentenaire à la barbe ciselée et aux lunettes épaisses. Son allure évoque moins l’image d’un financier ancienne école que celle du jeune cadre dynamique. Nous évoquons avec lui le rôle de son organisation, et l’agenda du secteur financier de La City. « Notre organisation est une sorte d’ONU de la finance britannique », plaisante-t-il entre deux gorgées de café. Dans son conseil de direction se côtoient les représentants de la finance mondiale, représentatifs de la diversité des groupes qui occupent Square Mile : les américains JP Morgan, Goldman Sachs et BlackRock ; les britanniques HSBC, Barclays, Citigroup et Lloyd’s ; et les françaises Société Générale, BNP Paribas, Crédit Agricole et Axa ou encore la Deutsche Bank et la japonaise Nomura. Sans compter les consultants Ernst and Young, KPMG, PwC et les représentants de la Corporation de la City12.

« Nous permettons aux entreprises du secteur d’échanger et de s’exprimer d’une seule voix dans les périodes de crise » explique Neill-Hall. Il faut dire que les secousses n’ont pas manqué ces dernières années. En particulier, celles liées au Brexit. « C’est déjà de l’histoire ancienne » balaie Neil-Hall. « Nous sommes allés de l’avant depuis : le paysage a évolué, l’industrie s’est adaptée ». TheCityUK a pourtant longtemps été un acteur majeur dans les discussions sur la réglementation financière à l’échelle de l’Union européenne. Raison pour laquelle la majorité du secteur financier, à l’exception de quelques richissimes propriétaires de fonds spéculatifs, était opposée au Brexit. « Depuis des décennies, la City et ses bataillons de lobbyistes ont contribué à façonner le débat réglementaire à Bruxelles » explique Kenneth Haar, spécialiste du lobbying au sein de l’Observatoire de l’Europe Industrielle (Corporate Europe Observatory). « Le dernier Commissaire européen du Royaume-Uni avant le Brexit, Jonathan Hill, était d’ailleurs lui-même un ancien lobbyiste de TheCityUK ».

Pour Neil-Hall, l’enjeu consiste désormais à saisir de l’opportunité offerte par la séparation avec l’UE : celle de remettre en cause les standards européens jugés trop prescriptifs, et d’adopter une réglementation « souple » et « sur-mesure » pour l’industrie britannique. Le Brexit pourrait s’avérer à cet égard une opportunité pour demeurer « compétitif » dans un marché mondial toujours plus turbulent. « L’UE est comme un super tanker, énorme et difficile à manœuvrer » avance Neill-Hall, « alors que le Royaume-Uni est désormais un navire d’une envergure certes moindre mais plus facilement manœuvrable. » Et de filer la métaphore navale : « Dans un monde où les affaires et les vents changent à une allure folle, nous avons la possibilité d’aller plus vite ». L’objectif ? Concurrencer la place financière de New York, « le seul concurrent de Londres à l’échelle mondiale ».

Pour Neil-Hall, soigner les intérêts du secteur financier relève simplement du bon sens, compte tenu de son importance pour l’économie britannique. L’argumentaire est rodé : « le secteur représente 12 % du PIB du Royaume-Uni, il emploie 2,3 millions de personnes dans le pays, et il exporte plus que toutes les autres industries réunies » déroule Neil-Hall, enthousiaste. Des chiffres quelque peu surestimés, s’il on en croit le rapport sur la contribution du secteur financier à l’économie britannique commissionné par la Chambre des communes13. Quoiqu’il en soit, les montants témoignent du poids considérable de la finance britannique, avec un excédent commercial estimé 46 milliards de livres.

L’appel de la City à « assouplir » la réglementation semble avoir été entendu par le gouvernement conservateur : le 20 juillet 2022, il présentait une nouvelle loi sur les services financiers, avec l’objectif d’opérer un « Big Bang 2.0 » de la finance londonienne – en référence à la période faste qui a suivi les lois de déréglementation de la période Thatcher. Un de ses instigateurs, l’ancien ministre des finances de Boris Johnson et actuel Premier Ministre Rishi Sunak, affirmait déjà en mai la nécessité de « réduire le fardeau réglementaire dans le secteur financier14 ». Au programme notamment : l’introduction d’une nouvelle exigence, pour les régulateurs, de promouvoir la « compétitivité internationale » des services financiers. De quoi graver dans le marbre la supériorité de l’agenda de la City sur toute autre considération, et accélérer la course au moins-disant réglementaire en matière de régulation financière. Cette orientation a été reprise à son compte avec enthousiasme par l’éphémère Première ministre Liz Truss, qui place ses pas dans ceux de la « Dame de fer », Margaret Thatcher : le 6 septembre, jour de sa nomination par la reine, elle annonçait qu’elle protégerait la City comme un « joyau de la couronne », et qu’elle s’attacherait à « dynamiser » le quartier d’affaires « pour mieux favoriser la croissance15 » . Le gouvernement de Liz Truss aura certes tenu moins de deux mois, mais son successeur Rishi Sunak s’inscrit parfaitement dans la continuité de cet agenda.

Paradis financier, enfer social

Il est une catégorie de la population de Londres qui partage certainement l’enthousiasme des conservateurs les plus dérégulateurs quant à l’aubaine que représente une place financière florissante : celles des ultra-riches. De bien des manières, la City a contribué à façonner la ville comme un havre pour les milliardaires du monde entier. Dans son ouvrage, Alpha City, le sociologue Rowland Atkinson, spécialiste de la gentrification, dresse le portrait édifiant d’une capitale britannique « colonisée » par les ultra-riches, où « la ville ne fonctionne plus pour les gens, mais pour le capital ».

A Londres, tout semble être fait pour faciliter la vie des plus riches. Premier avantage : les services financiers fournis par les institutions de la City et en particulier pour placer son capital et ses biens offshore, à l’abri du contrôle des autorités. Nul risque de voir ces dernières faire preuve d’un quelconque zèle pour combattre la fraude : l’environnement juridique est taillé sur mesure pour les plus riches. Ces derniers y sont en sécurité pour investir – il en va de « l’attractivité » ou de la « compétitivité » de la capitale britannique – comme pour y habiter. Les milliardaires du monde entier peuvent acheter leurs résidences ou simples pieds à terre auprès de promoteurs immobiliers peu regardants, en liquide ou par l’intermédiaire d’un trust dans un paradis fiscal. « Dans le quartier central de Westminster, une habitation sur dix est détenue dans un paradis fiscal » avance le sociologue Rowland Atkinson. Ils peuvent également les vendre rapidement au besoin. « S’ils le souhaitent, les riches peuvent même acheter leur citoyenneté britannique » note Atkinson, « et ils ne se privent pas d’aller et venir en jets privés, depuis les nombreux aéroports prévus à cet effet ». Londres est d’ailleurs la seconde destination sur le marché du jet privé après New York.

La quasi-absence de contrôle sur l’origine des capitaux investis à Londres contribue à faire de la ville un centre de prédilection pour la circulation de fonds d’origine criminelle ou frauduleuse.

La quasi-absence de contrôle sur l’origine des capitaux investis à Londres contribue également à faire de la ville un centre de prédilection pour la circulation de fonds d’origine criminelle ou frauduleuse, ou plus généralement pour la dissimulation de capitaux. « L’agence nationale de lutte contre le crime organisé estime à près de 100 milliards de livres la somme d’argent sale blanchie chaque année au Royaume-Uni » rapporte Atkinson. Londres est en particulier un lieu de choix pour des dirigeants étrangers et d’oligarques, notamment russes, soucieux de disposer d’une base arrière pour sécuriser leur fortune et se replier en cas de complications dans leur pays d’origine.

« Avec la crise ukrainienne, le gouvernement a été contraint d’agir sur la question de la criminalité économique » affirme Atkinson, « mais les mesures prises sont très faibles et présentent de nombreux échappatoires ». De fait, les responsables politiques de tous bords ne sont pas empressés à remettre en question le modèle londonien. « Pour accueillir toujours plus de capitaux du monde entier, les membres du parti conservateur comme du parti travailliste en viennent à anticiper les souhaits des super-riches » explique Atkinson. Les responsables politiques acquis à la cause de la « compétitivité » de Londres, parfois eux-mêmes évadés fiscaux, font partie des groupes sociaux dont l’intérêt s’aligne avec celui des très riches. Tout comme d’autres « facilitateurs » dans le secteur des services financiers, juridiques, de l’immobilier ou encore de l’art, de la restauration ou du luxe.

« C’est de l’enfer des pauvres qu’est fait le paradis des riches » écrivait Victor Hugo. De fait, pour le reste de la population, le modelage de la ville en faveur des ultra-riches s’avère une malédiction. La capitale britannique est depuis des décennies le terrain de jeu des spéculateurs immobiliers. « Pour les gens ordinaires, se loger est devenu extraordinairement cher » explique Atkinson, « des centaines de milliers de logements sociaux ont été démolis pour faire la place aux projets des promoteurs ». La gentrification de Londres ne date pas d’hier. Le développement de la City depuis le « Big Bang » de 1986, puis de l’enclave de Canary Wharf dans les années 2000 est allée de pair avec la construction, dans des quartiers populaires tels que celui de Tower Hamlets, d’appartements de luxe et d’infrastructures à destination des plus riches ou des travailleurs de la finance. Ces opérations de « régénération » urbaine ont contribué à tirer les prix vers le haut et à expulser les anciens habitants.

A Londres, les prix de l’immobilier ne cessent de battre des records – plus de 10 % d’augmentation des prix sur un an en 2022 – alors même que la capitale figure déjà parmi les villes les plus chères au monde. Cela se répercute sur le prix des loyers, qui ont bondi sur la même période de 20 %16. D’autant que les locataires jouissent de moins d’égards que les riches propriétaires et sont peu protégés par la loi : les baux étant généralement signés pour un an, les loyers peuvent librement augmenter tous les ans. Les locataires peuvent même, au bout de six mois, voir leur bail résilié par le propriétaire. Au-delà des prix des loyers et de l’immobilier, le coût de la vie est élevé de par la faiblesse des politiques sociales et la cherté de la livre. A l’été 2022, Londres figurait au quatrième rang du classement des villes les plus chères au monde17. La situation est telle qu’elle affecte même les salariés les mieux nantis. « Entre le coût de la vie et l’absence de protection sociale, il est financièrement difficile d’envisager de fonder une famille à Londres » témoigne Pablo. Venu il y a dix ans à Londres pour travailler dans la finance, il cherche désormais à quitter la capitale britannique.

La malédiction de la finance

Pour John Christensen, le mal économique et social qui frappe Londres et le Royaume-Uni est bien identifié : c’est celui de la « malédiction de la finance ». Ce terme, qu’il a forgé de pair avec Nicholas Shaxson, s’inspire du principe de la « malédiction des ressources » qui frappe les pays en développement exportateurs de matières premières précieuses. La dépendance de leur économie vis-à-vis de l’exploitation de ces ressources précieuse conduit paradoxalement à son appauvrissement.

Le surdéveloppement de la finance britannique conduit à des maux identiques. La « malédiction de la finance » se traduit par la captation des ressources du pays par une économie tournée essentiellement vers l’extraction de rente. La dépendance excessive vis-à-vis du secteur financier a pour conséquence une capture des responsables politiques et des régulateurs, la faiblesse des investissements productifs et dans la recherche et développement, et la concentration des richesses à Londres. La surévaluation de la livre, conséquence de l’afflux de capitaux, contribue à affaiblir davantage l’industrie et enchérir coût de la vie.

La « malédiction de la finance » se traduit par la captation des ressources du pays par une économie tournée essentiellement vers l’extraction de rente.

« Les responsables politiques considèrent que la City est la poule aux œufs d’or » avance Christensen, « mais il serait grand temps d’en finir avec ce discours ». Selon l’économiste, la place financière exerce surtout une forme de parasitisme : « On dit que la City permet d’attirer des capitaux de Chine, des Etats-Unis, d’Europe et de les investir au Royaume-Uni » poursuit Christensen. « Mais quelle est la nature des investissements ? L’immobilier, la bourse ou encore des fusions et acquisitions. C’est-à-dire rien qui ne bénéficie à l’économie productive ». L’afflux de capitaux alimente en revanche le gonflement du prix des actifs sur les marchés boursiers ou immobiliers. La City serait ainsi, selon l’économiste, le symbole parfait d’un capitalisme rentier, tourné vers l’extraction de richesse, proche de celui qui existait déjà au XIXème siècle.

Pour Mareike Beck, spécialiste de la City au King’s College de Londres, le problème réside dans le fait que les intérêts de la finance sont profondément enracinés dans la société et l’économie britanniques – ce qui alimente son « pouvoir structurel ». Le modèle social anglo-saxon y contribue grandement : avec le recul de l’Etat providence et des prestations, les britanniques doivent recourir à des alternatives de marché pour assurer leur sécurité sociale : le recours à des fonds de pension ou encore à l’investissement immobilier pour préparer sa retraite ou encore des prêts à la consommation pour assurer leur subsistance dans les périodes difficiles. Quitte à s’endetter fortement et très tôt. Une grande partie de la population a ainsi partie liée, de contrainte ou de gré, avec le secteur financier.

Le pouvoir de la finance procède de son emprise sur la vie quotidienne, mais également de son influence sur la culture et les imaginaires – auquel participe sa capacité à modeler la ligne d’horizon de la ville. Et de son influence sur les responsables politiques, déjà reconnue en 1937 par le futur Premier ministre travailliste Clement Attlee : « Encore et toujours, nous voyons qu’il y a dans ce pays un autre pouvoir qui siège à Westminster. La City de Londres, ce terme bien commode pour désigner un ensemble d’intérêts financiers, est en mesure de s’imposer face au gouvernement. Ceux qui contrôlent l’argent peuvent mener à l’intérieur du pays et à l’étranger une politique contraire à celle qui a été décidée par le peuple18. »

Aujourd’hui la City semble plus que jamais en mesure d’imposer ses vues aux forces politiques britanniques – du parti conservateur au parti travailliste dirigé par Keir Starmer. « Avec Jeremy Corbyn, nous avions démontré qu’il était possible et populaire de remettre en cause le pouvoir de la finance » avance James Schneider, membre de l’aile gauche du parti travailliste. « Mais la direction actuelle a tourné le dos à toute critique à l’égard de la City ». Invitée à la conférence annuelle 2022 de TheCityUK, la députée travailliste Rachel Reeves, en charge de l’économie et des finances dans la direction du parti travailliste, ânonnait le discours lénifiant des lobbyistes de la City : « Le Royaume-Uni devrait être incroyablement fier du succès international de son industrie des services financiers, qui en est la première exportatrice mondiale ».

La crise qui vient

Et pourtant, le pouvoir de la City pourrait bien prochainement trembler sur ses bases. Car le modèle de croissance financiarisé qu’il a promu est fragile. Il dépend l’afflux de capitaux du monde entier à Londres pour alimenter l’investissement dans des activités non productives (immobilier, marchés financiers) et susciter une consommation de luxe… ou à crédit. Les crises récentes pourraient bien faire s’écrouler ce château de cartes. La crise énergétique initiée par l’invasion de l’Ukraine, l’inflation et le resserrement monétaire engagé par la Fed a conduit à une « fuite vers la sécurité » des capitaux vers les valeurs américaines, dopant le dollar et pénalisant les autres monnaies.

Alors que la marée des capitaux bon marché se retire, la faiblesse de l’économie de rente britannique, accentuée par le Brexit, apparaît au grand jour : mauvais fondements économiques, industrie exsangue, surévaluation des actifs … La chute de la livre accroit davantage une inflation élevée. Les investisseurs sont inquiets quant à la perspective de la récession et de sévères corrections à venir dans la valeur des actions et obligations. Après deux décennies de hausse continue des prix, l’immobilier a commencé à chuter. Mais aussi d’une résurgence du mouvement social face à la flambée du coût de la vie, avec des grèves massives dans de nombreux secteurs, d’une ampleur sans précédent depuis des décennies.

Face à ce scénario catastrophe, le (bref) gouvernement mis en place par Liz Truss, entre le 6 septembre et le 25 octobre 2022, semblait vouloir radicaliser la politique d’attraction des capitaux, celle-là même qui a mené le Royaume-Uni dans l’impasse. Le 23 septembre, son ministre des Finances annonçait un plan de réductions fiscales massives en direction des plus aisés – pour près de 45 milliards de livres. Mais celui-ci a été accueilli plus que froidement par les marchés : il a conduit à un nouveau plongeon de la livre, et a contraint la Banque d’Angleterre d’intervenir massivement pour enrayer la flambée des taux de la dette britannique. Le début d’une profonde crise du modèle britannique d’économie ? En tout cas, le successeur de Liz Truss, Rishi Sunak, ne montre pas de velléité de rompre avec la domination de la City. Au contraire, avec son projet de « Big Bang 2.0 », il s’apprête à programmer une nouvelle vague de dérégulation financière — ce qui revient à jouer avec des allumettes assis sur un baril de poudre.

Note : ce texte est une version enrichie d’un article paru dans Le Monde diplomatique de mai 2023.

Notes :

[1] « Key facts about the UK as an international financial centre 2022 », TheCityUk, janvier 2023, et « Key facts about UK-based financial and related professional services 2023 », mars 2023.

[2] Et pour cause : le Lloyd’s Building a été conçu par un des architectes du Centre Pompidou, Richard Rogers.

[3] Le documentaire The Spider’s Web réalisé avec le concours de John Christensen et Nicholas Shaxson revient sur la mise en place de ce réseau financier offshore.

[4] David Kynaston, Till Time’s Last Sand: A History of the Bank of England 1694-2013, Bloomsbury Publishing PLC, 2017.

[5] « State of the sector : Annual review of UK financial services 2022 », rapport conjoint du Trésor britannique et de la Corporation de la Cité de Londres, juillet 2022.

[6] A titre d’exemple, les représentants des guildes élisent plusieurs représentants honorifiques et sélectionnent les candidats au rôle de Lord Mayor.

[7] A l’instar de la vénérable compagnie des banquiers internationaux, qui a la particularité d’accueillir des membres de toutes nationalités, ou encore celle vénérable compagnie des conseillers fiscaux.

[8] « City’s Cash annual report and financial statements », Corporation de la Cité de Londres, 2021.

[9] « City of London funds », Corporation de la Cité de Londres, 2022.

[10] « Operational Property Portfolio Report 2013 », Corporation de la Cité de Londres, 2 octobre 2013.

[11] « Peter Rees: The man who reshaped the Square Mile », Evening Standard, 20/03/2014.

[12] « Leadership Council», site de TheCityUK (consulté le 2 octobre).

[13] Selon ce rapport sur la contribution du secteur financier à l’économie britannique, celui-ci contribuerait « seulement » à hauteur de 8,6% au PIB (deux fois plus qu’en France et en Allemagne), pour un total d’emplois de 1,1 million.

[14] « Rishi Sunak to weaken City regulation in post-Brexit nod to Tory donors », The Guardian, 10/05/22.

[15] « New PM Liz Truss will protect ‘crown jewel’ City of London », City A.M., 06/09/22.

[16] « These Are the World’s 20 Most Expensive Cities for Expats », Bloomberg, 08/06/22.

[17] Ibid.

[18] C. R. Atlee, The Labour Party In Perspective, Londres, Hesperides Press, 1937, 2008

Le secret bancaire libanais, relique d’un modèle libéral déliquescent

Le secret bancaire libanais, autrefois considéré comme une bénédiction pour la croissance du pays, s’est retourné contre un Liban désormais en crise. Réformé à plusieurs reprises pour se conformer aux standards internationaux, le secret bancaire a perdu de son ampleur sans pour autant disparaitre. L’abolition de cette législation réclamée pendant la révolte de 2019 pour mettre fin aux pratiques des dirigeants politiques accusés d’enrichissement illicite fait face à une opposition farouche. Malgré la corruption qu’elle couvre et les recettes fiscales qu’elle entrave, l’obligation de discrétion des banquiers est défendue bec et ongles par l’oligarchie politico-financière du pays…

Du « miracle » au cauchemar

Le secret bancaire consiste en une obligation légale, pour les banques, de conserver la confidentialité des informations sur leurs clients. Une levée de cette obligation peut être demandée par la justice dans le cadre d’une enquête pénale. L’opacité du système bancaire est variable d’un pays à l’autre en fonction de sa législation. Le choix d’une telle législation peut être motivé par une stratégie économique qui permet d’attirer dans les banques locales des investisseurs soucieux de conserver leur anonymat.

Baguette magique brandie dans les années 1950 pour accomplir le « miracle économique » qu’a connu pays du Cèdre, le secret bancaire représente de nos jours un important manque à gagner pour les autorités fiscales. Consacrée par la loi de 1956, l’opacité des banques libanaises quant aux informations de leurs clients, conjuguée à des montages juridiques et financiers, a créé les conditions d’une évasion fiscale connue de tous. Ces dernières années, le miracle a viré au cauchemar. En 2020, le Premier Ministre Hassan Diab faisait un constat glaçant : « l’État n’est plus en mesure de protéger les Libanais et leur assurer une vie décente. » Ceux-ci peuvent à peine retirer leur argent de la banque, leur pouvoir d’achat s’est effondré et la valeur de la livre libanaise a été réduite à peau de chagrin.

L’endettement constant de l’État, alimenté par les capitaux étrangers, a fonctionné sur le mode d’une pyramide de Ponzi. Dès lors que les investisseurs ont commencé à douter de la solvabilité de la Banque centrale libanaise, l’ensemble du mécanisme financier s’est écroulé

Rendue à l’évidence, la classe politique est unanime sur la nécessité d’une aide massive du FMI comme moyen unique d’injecter des capitaux dans la Banque centrale libanaise, boudée par tous les créanciers du monde. L’institution de Bretton Woods exige en contrepartie des réformes structurelles, notamment celle du secteur bancaire, ce que les responsables libanais ne sont pas résolus à accepter. Fatalement, les négociations engagées depuis le printemps 2020 piétinent et l’octroi des 11 milliards de dollars reste en suspens…

Le piège de la financiarisation se referme

Faisant le pari d’une économie tournée vers le secteur tertiaire et les mouvements de capitaux (au détriment du développement des secteurs agricoles et industriels) le pays a créé les conditions de sa propre fragilité. Dans les années 1950, le jeune Liban décide d’adopter une législation libérale dans l’intention faire fleurir son économie grâce à l’attraction de l’épargne étrangère, facilitée par le secret bancaire. Alors que les investisseurs fuyaient les pays voisins, cette stratégie s’est avérée payante. Le pays a connu, les années suivantes, un afflux massif de capitaux issus des pétromonarchies du Golfe et de la diaspora libanaise.

Au sortir de la guerre civile dans les années 1990, le Premier Ministre Rafiq Hariri remet au gout du jour la doctrine libérale dans le pays. Sa politique monétaire consistait à faire du Liban un coffre-fort pour les fortunes des pays du Golfe grâce des taux d’intérêts extrêmement attractifs (15 à 20%). L’endettement constant de l’État, alimenté par les capitaux étrangers, a fonctionné sur le mode d’une pyramide de Ponzi. Dès lors que les investisseurs ont commencé à douter de la solvabilité de la Banque centrale libanaise, l’ensemble du mécanisme financier s’est écroulé.

C’est ce qui a été observé en 2020 lorsque le Liban, endetté à hauteur de 170% de son PIB (le 3ème taux le plus élevé au monde), s’est déclaré en défaut de paiement. L’agriculture et l’industrie, parents pauvres des investissements publics depuis des décennies, au profit du secteur tertiaire et immobilier, sont restés au stade embryonnaire. À l’heure où son pilier financier s’est effondré, l’État libanais a immanquablement été frappé de plein fouet par l’absence de diversification de son économie. Le pays, extrêmement dépendant de l’extérieur, est aujourd’hui contraint d’importer entre 65 % et 80 % des biens liés à ses besoins alimentaires. En 2021, plus des trois quarts de la population est tombée sous le seuil de pauvreté multidimensionnelle selon l’étude de la Commission économique et sociale des Nations Unies pour l’Asie occidentale. Pourtant, les grandes fortunes politiquement influentes résistent sans relâche à la disparition du secret bancaire.

Livres libanaises et dollars américains. © Dreamstime.com

Corruption et manque à gagner

Le Liban est considéré comme l’un des pays les plus corrompus au monde par Transparency International en 2021 (avec la 154e place sur les 180 pays étudiés). L’ONG estime que celle-ci est généralisée et affecte tous les niveaux de la société, surtout les partis politiques, le Parlement, l’administration publique, les douanes et la police. Ce phénomène n’est pas nouveau : pendant la guerre civile (1975-1990), le secret bancaire a facilité les transferts de fonds profitant aux milices et aux marchés de l’armement. La corruption a également souillé l’institution étatique. Et pour cause, dès les années 1980, des chefs communautaires avaient la mainmise sur des ministères entiers. Les faits de corruption et d’évasion fiscale, incriminés mais rarement poursuivis par la justice, ont favorisé l’enrichissement illicite d’une poignée de personnalités haut placées et ont coutés cher aux finances publiques.

Désabusée par la déficience des services publics et la facilité avec laquelle les mieux lotis s’affranchissent des impôts ou blanchissent leur argent, le reste de la population refuse de jouer un jeu de la fiscalité. En l’absence de contrepartie en termes d’investissements économiques et sociaux, la confiance des contribuables dans leurs dirigeants a été brisée. L’insuffisance des recettes publiques qui en découle remet en cause la capacité de l’État à assumer ses prérogatives les plus élémentaires. Résultats : le système éducatif et le système médical s’en trouvent fragilisés, l’armée manque cruellement de moyens, l’état des infrastructures se dégrade, les fonctionnaires ne sont plus payés à la hauteur de leurs besoins les plus élémentaires et les retraites ont quasiment disparu. Ce cercle vicieux est d’autant plus pervers qu’il encourage le recours à « la corruption et aux services parallèles, qui mènent à leur tour au vote politique d’allégeance et à l’affaiblissement du rôle de l’État », écrit Karim Daher dans Le Commerce du Levant. Sans surprise, l’augmentation de l’imposition indirecte telle que la TVA ou encore celle sur l’utilisation de Whatsapp a déclenché un ras-le-bol populaire qui a débouché sur les soulèvements d’octobre 2019.

Malgré l’adhésion du Liban aux normes de l’OCDE sur les échanges d’informations bancaires et au Forum mondial sur la transparence fiscale en 2017, le secret bancaire persiste. C’est à marche forcée que le pays a modifié sa législation pour la mettre en conformité avec les standards internationaux. Sous la menace d’être placé sur liste noir par le Groupe d’action financière et le Forum international, le Parlement a voté une loi qui étend la levée du secret bancaire à une vingtaine de crimes supplémentaires dont ceux de corruption, d’enrichissement illicite et de détournement de fonds publics.

Le député Ibrahim Kanaan, à la tête de la commission parlementaire des finances rapportait au Figaro que l’adoption de la loi représente « un pas important pour le Liban dans la lutte contre la corruption » tout en nuançant rapidement son propos. Le mécanisme confie seulement le droit de lever le secret bancaire à une Autorité de lutte anticorruption et à une commission d’investigation de la Banque centrale, et non à la justice. Cet amendement a été voulu par des députés craignant de possibles « influences politiques » sur la justice. Or, selon le député Kanaan, cette mesure annihile « l’essence même de la loi ». En effet, la commission d’investigation de la Banque centrale a déjà cette prérogative depuis des années ; ce qui n’a pas empêché que des milliards soient transférés à l’étranger en toute tranquillité.

Qui plus est, cette loi est appliquée essentiellement dans le cadre de poursuites internationales. Rares sont les cas où elle est utilisée pour lutter contre la corruption locale, faute de volonté politique. L’avocat Paul Morcos, auteur d’un ouvrage intitulé Le secret bancaire face à ses défis, partage le même avis. Il confirme aux journalistes du Commerce du Levant qu’« il n’y a pas lieu d’attendre une initiative d’un quelconque parti politique pour lever le secret bancaire. » L’expert explique que le corpus législatif actuel doit être amélioré pour assurer la poursuite effective des cas de corruption du personnel politique. A l’heure actuelle, le plaignant qui introduit une affaire en justice pour enrichissement illicite « s’expose en plus à une amende de 200 millions de livres libanaises au moins et de trois mois à un an de prison » si son action est rejetée. Cette épée de Damoclès, planant au dessus de la tête des dénonciateurs de fraude, n’encourage en aucun cas la sanction de ce genre d’abus. De fait, les fraudeurs sont encore à l’abri.

Cet été, le parlement libanais a rouvert le dossier en proposant un nouvel amendement à la loi dans le sens de la réduction du champ du secteur bancaire mais cette version ne trouve toujours pas grâce aux yeux du Fonds Monétaire International. Ce dernier a considéré que la loi présentait encore d’importantes lacunes et a enjoint les députés à revoir certains points de la loi. Autrement dit, l’accord sur le plan de sauvetage du pays, dont le secret bancaire n’est qu’un point parmi d’autres, n’est pas prêt d’être conclus dans l’immédiat.

Quelque chose à cacher Monsieur Salamé ?

Quel meilleur exemple que celui de l’enquête pesant sur Riad Salamé, le président de la Banque centrale ? La justice suisse demandait l’accès aux relevés de comptes de la société de courtage de son frère, soupçonné de couvrir ses malversations. Alors que le procureur adjoint à la Cour de cassation s’était engagé dans une bataille contre le secret bancaire lui opposant l’accès aux comptes de Raja Salamé, l’une des banques a saisi sa hiérarchie pour obtenir sa mise à l’écart. Cette première tentative d’entrave n’ayant pas abouti, le procureur s’est heurté à un nouvel obstacle. L’enquête ayant repris son cours en janvier 2022, le chef du parquet lui ordonne subitement d’annuler les perquisitions. De nombreux observateurs voient dans ce deus ex machina une intervention de Najib Mikati, actuel Premier Ministre et milliardaire actionnaire d’une banque libanaise. En guise de justification contre les accusations d’entrave à la justice, ce dernier brandit « la nécessité de ne pas saper ce qui reste des piliers économiques et financiers du pays ». Nécessité, vraiment ?

Charlotte Fanar

Boom du crédit à la consommation : une bombe à retardement

© Dylan Gillis

Longtemps boudé car considéré comme stigmatisant, le crédit à la consommation connaît un regain d’intérêt. Les banques en quête de rentabilité investissent ce produit, tandis que de nouveaux acteurs l’encouragent, profitant d’un flou juridique. Dans un contexte de forte incertitude économique, la bombe du crédit à la consommation s’apprête t-elle exploser ?

Vous n’avez besoin de rien ? Une banque sera forcément prête à vous le financer. Si aucun établissement bancaire n’arbore ce slogan, c’est bel et bien la philosophie qui anime désormais le secteur. Sous la pression de la course à la rentabilité, ce secteur de service est devenu un distributeur de produits. Ainsi, alors que traditionnellement les banques répondaient aux demandes de leurs clients, il n’est désormais pas rare qu’elles s’adonnent au démarchage pour tenter de commercialiser ces prêts.

Au premier trimestre 2022, le recours au crédit à la consommation a explosé. Les volumes de crédit affichent une progression de 15,9 % par rapport à l’année passée. La hausse atteint même 18 % par rapport à 2019, soit avant les confinements. Particulièrement inquiétante, cette hausse est portée par le crédit renouvelable, une ligne de crédit mise à disposition du client. Or ce segment est caractérisé par son risque de dérive, et des intérêts cumulatifs dans le temps. Au point d’alerter les associations de consommateurs.

Un endettement en plein essor

Pourquoi un tel engouement ? Longtemps le crédit à la consommation a été le mouton noir de la finance. Perçu comme un stigmate par ceux qui y avaient recours, et jugé peu lucratif par les établissements bancaires en raison de ses montants, plutôt faibles, et de sa durée limitée. Le contexte de bas taux d’intérêt a permis de le rétablir comme une source de rentabilité, poussant son expansion. En effet, les crédits à la consommation étant moins longs et plus risqués, leurs taux sont généralement plus élevés.

Dans le même temps, les banques ont bénéficié du retrait d’autres acteurs sur le marché, en particulier ceux issus de la grande distribution. Faute d’avoir atteint une taille suffisante, et en raison des contraintes légales liées à cette activité, les grandes firmes ont renoncé à l’activité de prêt. Carrefour a ainsi mis fin à son offre de carte de crédit à destination de ses clients. Tandis le groupe BPCE (Banque Populaire – Caisse d’Epargne vient de finaliser le rachat d’Oney, la filiale de financement d’Auchan.

En complément, ce secteur a bénéficié du développement de nouvelles habitudes, telle que la pratique du leasing (ou crédit-bail en français), qui complète le crédit automobile classique. Cette dernière a connu un essor massif au cours des dernières années. En effet, elle représente désormais la moitié des immatriculations en 2021. Toutefois, à moyen terme, le secteur doit se réformer pour tenir compte de la baisse tendancielle du marché automobile. En effet, l’urbanisation de la population et les nouveaux usages vont contraindre les banques à trouver des relais de croissance. Pour compenser cette baisse, il faudra se résoudre à voir se développer les crédits non affectés, c’est-à-dire non pas liés à un projet, comme l’acquisition d’un véhicule avec une valeur de revente, mais à destination de la consommation courante.

À ce jour, les statistiques du surendettement ne sont pas alarmantes. Mais elles s’appuient sur les données de 2021. Or, le confinement, en réduisant les occasions de dépenses et en protégeant les revenus, a épargné les ménages. Pourtant trois signaux d’alertes apparaissent, qui risquent de fragiliser les emprunteurs. En effet, la sortie de la période COVID produit deux effets. Tout d’abord l’arrêt du soutien aux revenus par l’Etat peut confronter des ménages déjà endettés à des difficultés de remboursement (perte d’emploi, santé fragilisée par un COVID long, …). Dans un second temps, la libération de la consommation associée aux difficultés d’approvisionnement et à la spéculation ont fait grimper les prix en flèche. Face à cette inflation, et dans l’attente d’un éventuel ajustement des salaires, de nombreux ménages risquent d’être tentés, si ce n’est contraints, de recourir au crédit pour équilibrer leurs dépenses courantes. Enfin, avec le relèvement des taux d’intérêt, les ménages ayant souscrit des crédits renouvelables, avec des taux révisables, sont particulièrement exposés. Habitués à des taux bas, ils risquent d’être confrontés à des frais financiers de plus en plus importants, risquant, à court terme, de compromettre leur capacité de remboursement.

Des nouvelles pratiques inquiétantes

À cette tendance de fond s’ajoute un renouvellement de forme du crédit à la consommation. En effet, il sort désormais du schéma traditionnel, c’est-à-dire un prêt de quelques milliers d’euros, souscrit dans une agence bancaire. Tout d’abord, sous l’effet de l’explosion du commerce en ligne, se développent les solutions de paiement fractionné. Ces plateformes proposent, modulant une contribution du commerçant, de payer en plusieurs fois ses achats en ligne. Ces pratiques, déjà très développées aux États-Unis, sont particulièrement dangereuses. Elles sont certes rarement la cause d’un surendettement, mais viennent s’ajouter à des crédits déjà existants. Or, les plateformes se positionnent comme des services de paiement et non de crédit, compte tenu des durées inférieures à 3 mois. Ainsi, elles ne sont pas soumises aux obligations de vérification de la solvabilité de leurs clients, bien que les montants puissent atteindre jusqu’à 6 000€. En outre, en cas de manquement dans le remboursement, les pénalités sont particulièrement élevées. Ceci contribue largement au modèle économique du secteur. Cette activité n’est pas marginale, et même en pleine progression. À titre d’illustration, l’un des géants du secteur vient de lever 650 millions de dollars. Et le géant Apple, attiré par ce marché, va développer sa propre solution deBuy now, pay later“.

En parallèle, se sont développées des pratiques de micro-crédit en ligne, via des applications comme Lydia, Bling ou Finfrog. Profitant d’une publicité mal encadrée sur les réseaux sociaux, et se situant hors des seuils légaux, ceux-ci permettent de s’endetter en quelques clics. Les montants en jeu sont certes faibles, mais ils peuvent suffire à mettre en difficulté les profils ciblés, souvent exclus du système bancaire classique. En outre, en mettant rapidement à disposition des fonds quasiment sans conditions, ils participent à une banalisation du crédit à la consommation. Dans ce cas, les taux pratiqués sont importants, inférieurs mais proches du taux d’usure, représentant in fine une charge financière lourde. Ces pratiques représentent un danger croissant, au point d’avoir motivé une alerte de la part de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), le gendarme des banques.

Pour répondre à cette nouvelle concurrence, les établissements bancaires leur emboîtent le pas. De leur côté, ils promettent désormais des crédits avec réponse immédiate. Bien que s’appuyant sur des critères restrictifs, ce processus n’offre pas une vision globale sur la situation ou les besoins du client. En outre, il légitime les pratiques précédemment décrites, qui se développent au détriment de la protection élémentaire des clients.

Face à ces nouvelles dérives, la Commission européenne a consenti à agir en proposant une nouvelle directive. Toutefois, la réglementation reste en retard sur la capacité d’innovation des acteurs du marché. Ceci pose une difficulté, vu le délai de production législatif, en laissant le champs libre à des acteurs mal contrôlés. En outre, elle reste d’une portée coercitive limitée. Elle cherche à responsabiliser les acteurs du marché ou bien à renforcer l’éducation financière des particuliers, au détriment des décisions restrictives susceptibles de compromettre une activité en plein essor. Or, au regard du risque de surendettement, la logique qui considère que les agents rationnels doivent être responsables de leur propre situation financière est aussi insuffisante que dangereuse. Face à l’engouement commercial et financier des banques et acteurs financiers, des garde-fous stricts sont plus que jamais nécessaires.

L’insurrection au Liban : révolution, unité et crise économique

© Natheer Halawani Manifestations à Tripoli

La scène politique libanaise bouillonne et se tend depuis désormais huit semaines, et fait revivre les slogans des printemps arabes : الشعب يريد إسقاط النظام, « le peuple veut la chute du système ». La thaura (ثورة, révolution en arabe) a explosé dans un élan populaire, indépendant de toute allégeance politique, résultat de décennies de néolibéralisme, d’inégalités sociales et de corruption endémique. C’est la proposition du gouvernement d’introduire une taxe sur les services de messageries tels que Whatsapp qui a été la goutte de trop. Dans un pays où les services de télécommunication sont parmi les plus chers au monde, cela a été vu par un grand nombre de Libanais comme l’énième abus du pouvoir. Ce dernier doit désormais faire face à la détermination de la population qui semblait jusque-là résignée, en tout cas trop divisée pour se révolter.


La géographie politique libanaise est connue pour ses stratifications identitaires multiples et complexes. Les appartenances confessionnelles sont nombreuses, et sont généralement associées à un parti ou à une formation politique. L’histoire du pays permet d’expliquer partiellement la réalité sociale actuelle : à la suite de la chute de l’Empire ottoman, la construction étatique libanaise a été régentée artificiellement par le haut, d’abord par les élites françaises (jusqu’à l’indépendance en 1943), puis par l’oligarchie libanaise. Les frontières artificielles du jeune État rassemblaient des populations diverses, divisées par des sentiments d’appartenance forts et très différents entre eux. La guerre civile (1975-1990), qui a meurtri la population et marque encore le quotidien de la société libanaise, est en partie le résultat du manque de cohésion nationale qui a longtemps caractérisé le pays. En 1990, les accords de Taëf marquaient enfin la fin du conflit, mais consacraient également une oligarchie politique représentant les groupes et les milices qui s’étaient affrontées au cours des quinze années de guerre. Ces accords ouvrent la voie à un nouveau réseau de clientélisme et de corruption, qui a permis à une partie extrêmement limitée de la population de s’octroyer la majorité des richesses. Ce réseau, caractérisé par une perméabilité assumée entre élites politiques et économiques, dépasse les divisions confessionnelles et identitaires. Pour autant, les clivages sociaux sont exploités et ravivés afin de diviser la population. Le fantôme de la guerre est alors brandi à la moindre suspicion de rassemblement populaire.

Néanmoins, les événements actuels semblent dépasser les peurs du passé. Au cours des premières semaines, les manifestations ne se sont pas uniquement concentrées dans la capitale, mais ont concerné le pays tout entier. La ville de Tripoli, souvent considérée par les beyrouthins comme une ville très conservatrice, est devenue le deuxième bastion de la révolution et attire désormais des « touristes révolutionnaires » du reste du pays. Les manifestations actuelles se distinguent par l’absence des partis politiques traditionnels et par la résilience d’une société civile qui refuse en bloc les dynamiques en place au Liban depuis presque trente ans. La population s’organise, occupe les places jour et nuit, met en place des conférences, des sit-ins, des marches pacifiques, des rave parties, des stands de lecture, de récupération physique et psychologique. Parmi ces actions, une chaîne humaine a même traversé le pays du Nord au Sud pour symboliser l’union du peuple libanais par-delà les différentes appartenances identitaires, vent debout contre le « système », l’empire des banques et la corruption, mais aussi les divisions sectaires matérialisées par un système parlementaire unique qui répartit les sièges sur des bases confessionnelles.

Par ailleurs, l’économie du pays est au bord du gouffre. Les fondations économiques libérales sur lesquelles le Liban repose depuis l’indépendance ont favorisé l’émergence d’un système financier dérégulé, qui a de plus en plus de mal à camoufler ses contradictions. Depuis environ deux ans, les difficultés croissantes du tout puissant secteur bancaire libanais ont poussé la banque centrale à prendre de plus en plus de risques. La détérioration grandissante de ce système économique est le résultat de décisions financières imprudentes, auxquelles s’ajoute l’absence de régulation politique. C’est néanmoins la population qui risque de payer le prix fort.

Les piliers d’un château de cartes

Avant la guerre civile, le Liban était considéré comme « la Suisse du Moyen-Orient ». Dès l’indépendance les fondements du libéralisme économique ont été inscrits dans le système législatif. Le secret bancaire est garanti par la loi à partir de 1956, et la libre circulation des capitaux y est acté dès 1948. Le pays a longtemps exploité sa position géographique pour devenir une plateforme financière majeure, et a d’ailleurs servi de refuge aux capitaux fuyants lors des nationalisations des socialismes arabes dans les années 1950 et 1960. La crise que traverse actuellement l’économie libanaise est la conséquence de fragilités structurelles et d’une dépendance accrue à l’afflux de capitaux et de biens qui proviennent de l’extérieur. Selon les derniers chiffres de la Banque mondiale (BM) le rapport entre la dette publique et le PIB maintient sa trajectoire croissante, et devrait atteindre 150%, un des plus élevés au monde. La balance commerciale est dans le négatif en permanence : puisque l’économie ne produit essentiellement pas de biens, le Liban doit importer une énorme partie de sa consommation intérieure. Le système bancaire et financier constituent un moteur essentiel dans ce contexte, mais ressemblent de plus en plus à un château de cartes bien trop fragile.

Avant la guerre civile, le Liban était considéré comme « la Suisse du Moyen-Orient». Le secret bancaire est garanti par la loi à partir de 1956, et le libre mouvement de capitaux y est acté dès 1948.

Trois dimensions, fortement interconnectées, ont jusque-là contribué à la stabilité précaire de l’économie libanaise. En premier lieu, le rôle de la diaspora libanaise dans le monde : celle-ci concerne 11 millions d’individus, alors que le territoire comprend seulement 4 millions de citoyens. L’envoi de fonds depuis l’étranger permet en partie au pays de se maintenir à flot, notamment puisque les transferts lui permettent de s’approvisionner en dollars. Les banques libanaises offrent des conditions financières très favorables à leurs épargnants, particulièrement en ce qui concerne la facilité de déplacement des capitaux et les taux d’intérêts élevés sur les dépôts. La fixation du taux de change de la livre au dollar américain renforce la confiance des Libanais expatriés dans la stabilité de leur système bancaire, puisqu’elle efface le risque de dévaluation de la monnaie nationale.

Le secteur immobilier est le deuxième pilier sur lequel repose le fragile équilibre économique libanais. Les crises et les turbulences qui ont affecté le pays n’ont pas compromis l’infatigable croissance qui a caractérisé le secteur. Cependant l’inflation a rendu le marché de l’immobilier inabordable pour une grande partie de la population libanaise. Les grands investisseurs du secteur expliquent l’augmentation constante des prix par la loi de la rareté : la demande ne cesserait d’augmenter en raison de la croissance démographique, de la disponibilité limitée de terrains et grâce à la demande de la diaspora libanaise, toujours intéressée de garder un pied-à-terre au Liban. En réalité, ce sont les investissements gigantesques en provenance des pays du Golfe qui ont longtemps été à l’origine de la fortune du secteur. La priorité a été donnée aux constructions de luxe. Le grand nombre de bâtiments vides ou incomplets qui peuplent le Liban sont comme autant de fantômes dont l’ombre laisse entrevoir une énorme bulle spéculative. L’existence de celle-ci est cependant difficile à démontrer en raison du manque de données concernant ce secteur en particulier, et l’économie libanaise plus en général. D’ailleurs, maintenir l’apparence d’un secteur immobilier performant a contribué de manière décisive, depuis la fin de la guerre civile, à attirer des investissements, en accroissant l’afflux de capitaux et en aidant le système bancaire à rester à flot. La période de stagnation que le secteur traverse depuis environ deux ans fait partie des éléments d’explication de la situation actuelle. [1][2]

Enfin le dernier, mais sans doute le plus important des piliers sur lesquels le château de cartes a été bâti, est la fixation du taux de change de la livre libanaise au dollar américain. Celle-ci a été mise en place en 1997 et stabilise depuis la valeur de 1500 livre libanaise à un dollar. Les deux devises sont utilisées officiellement dans le pays de manière interchangeable. Pour un pays importateur comme le Liban (où environ 80% des biens en circulation sont importés) la stabilité de la livre est primordiale, puisque si la livre devait commencer à fluctuer les prix pourraient monter dramatiquement pour les consommateurs, notamment pour des biens de première nécessité tels que le pain et l’essence.
La stabilité du taux de change a souvent été utilisée comme la preuve ultime de la résilience de l’économie libanaise. Néanmoins, l’approvisionnement constant en dollars est essentiel à la convertibilité parfaite entre livres et dollars. Les échanges entre les deux devises sont d’ailleurs à la source du rapport structurel entre la Banque du Liban (BdL) et les banques commerciales libanaises. Ils sont également à l’origine des méthodes d’ingénierie financière qui ont été pratiquées pour faire perdurer un système qui ne semble plus tenir debout.

©Kelly O’Donovan. Manifestants à Sahat al-Nour, Tripoli

Féeries et miracles de l’industrie financière

Pour assurer l’afflux constant de dollars en provenance de l’étranger, la BdL a longtemps offert aux banques commerciales des taux d’intérêt sur la dette publique du pays bien au dessus des taux des marchés internationaux. Si le manque de confiance dans la finance libanaise rend ces titres peu attrayants pour les créanciers internationaux, il n’est pas de même pour les banques libanaises : en 2017, la BdL et les banques commerciales détenaient au total 85% de la dette publique libanaise. Ce qui rend ce jeu d’échanges rentable est la fixation du taux d’échange entre la livre et le dollar : celle-ci permet aux banques libanaises d’échanger des dollars pour acheter des titres souverains libellés en livres libanaises (LBP), et reconvertir son investissement en dollar à tout moment, au même taux de change. Tant que la fixation est en place, et que l’État est solvable, les bons du trésor libanais sont quatre fois plus rentables que les bons du trésor nord-américains. [3]

Les conjonctures qui ont caractérisé l’économie régionale depuis 2011, notamment avec le début de la crise syrienne, ont mené à un ralentissement de l’afflux de dollars qui a poussé la BdL à prendre encore plus de risques. À partir de 2016, elle pousse encore plus loin son ingénierie financière, et commence à pratiquer le swap (l’échange) : au mois de mai, la BdL échange avec le ministère des Finances 2 milliards de titres souverains libanais en échange de titres européens. Elle a par la suite revendu les titres européens avec d’autres actifs financiers à des banques commerciales libanaises à des taux d’intérêts supposément très élevés mais non divulgués. Selon un rapport du FMI, la BdL aurait tiré un profit de 13 milliards de dollars de cette transaction nébuleuse. À la lumière des développements successifs, et notamment à la suite du début des manifestations, une publication récente de Triangle définit le système financier libanais comme un schèma de Ponzi.

©Kelly O’Donovan. Manifestants à Sahat al-Nour, Tripoli

Absence d’État et inégalités sociales

Cet ingénieux système financier ne contribue nullement au développement d’une économie productive. Là où l’argent semble produire de l’argent indépendamment de toute valeur réelle, la majorité de la population souffre de la pauvreté et du chômage élevés. Les taux d’intérêts sur les dépôts offerts par les banques commerciales sont tellement élevés qu’ils découragent toute forme d’investissement dans l’économie réelle. D’ailleurs, les conditions effroyables dans lesquelles sont les infrastructures du pays n’encouragent pas non plus les investissements dans l’économie productive.

Depuis la fin de la guerre civile le réseau électrique libanais n’a pas été en mesure de fournir de l’électricité 24/24h. Les structures sont peu performantes et nécessitent d’autant plus de manutention. En fonction de la zone géographique, les coupures d’électricité quotidiennes varient entre 3 heures et 12 heures par jour. L’état du réseau électrique a des conséquences sur la productivité des entreprises libanaises, mais est aussi à l’origine d’une double catastrophe climatique, qui contribue à dégrader les conditions de vie et la santé des Libanais. D’une part, les centrales électriques obsolètes qui constituent le réseau national s’alimentent uniquement de combustibles. D’autre part, les défaillances obligent la population à faire recours à des générateurs alimentés au diesel. Ce système est un des facteurs principaux de la pollution de l’air au Liban : à Beyrouth, le niveau de pollution est trois fois supérieur à ce que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) considère comme dangereux. Les structures délabrées de la compagnie d’électricité nationale contribuent également à creuser le trou du déficit budgétaire. En outre, la demande de générateurs représente une affaire extrêmement rentable pour une mafia pas prête à renoncer à ses profits.

L’exemple de l’électricité libanaise est représentatif de la plupart des infrastructures au Liban. La récolte des déchets fait partie des services essentiels défaillants qui empirent dramatiquement la crise environnementale. Le manque d’un système étatique fonctionnel fait de l’argent un moyen fondamental pour « s’acheter » de meilleures conditions de vie : payer pour un générateur plus efficace, pour un purificateur de l’air, pour une meilleure connexion internet. L’absence presque absolue d’un système de sécurité sociale fait que, si l’on est pauvre, il ne faut surtout pas tomber malade. Cependant 1,5 million de personnes, environ un tiers de la population, vit avec moins de 4$ par jour. Le chômage est estimé à 25%, et atteint 37% si l’on considère la population en dessous de 25 ans. De l’autre côté de la barricade, il y a les autres : les héritiers de la guerre civile, les mêmes visages ou du moins les mêmes familles, qui vivent dans des palais, qui détiennent les banques et qui n’ont fait que profiter des malheurs du pays. Face aux manifestations, ils semblent paralysés et incapables de réagir de manière appropriée. Les dynamiques restent les mêmes qui bloquent le pays depuis la fin de la guerre civile : les discours publics sont paternalistes, les manifestants sont accusés de vouloir déstabiliser le pays, d’être à la merci de pouvoirs étrangers, d’être la raison pour laquelle l’économie du pays est en train de plonger. Les mouvements Amal et Hezbollah, qui représentent les forces armées les plus importantes du pays, sont soupçonnés d’être à l’origine des violences à l’encontre des manifestants, qui ont eu lieu ces derniers jours à Beyrouth et à Tripoli.

Le manque d’un système étatique fonctionnel fait de l’argent un moyen fondamental pour « s’acheter» de meilleures conditions de vie : payer pour un générateur plus efficace, pour un purificateur de l’air, pour une meilleure connexion internet.

Les Libanais sont de moins en moins dupes de ces stratagèmes, mais la situation économique du pays empire de jour en jour. La grande préoccupation à l’heure actuelle est la dévaluation de la livre. Si la fixation du taux de change semble encore tenir, certains commerçants et particuliers demandent des prix plus élevés pour les paiements en livres, alors que le dollar devient la seule monnaie sûre. Cependant, cette devise est de plus en plus rare dans le pays, et seul les privilégiés, ayant des comptes courants à l’étranger, y ont accès. Dans les conditions de pauvreté actuelles de la population, une baisse du pouvoir d’achat devient dramatique.

Dans ce contexte économique de plus en plus incertain, personne ne sait ce qu’il arrivera dans les semaines à venir. Les élites politiques ne semblent pas s’approcher d’une solution qui puisse convenir la population. Le dernier candidat à la position de Premier ministre est l’homme d’affaires Samir Khatib (vice-président exécutif de la compagnie immobilière Khatib & Alami) un personnage parfaitement représentatif des élites économiques du pays, qui n’a pas contribué à apaiser les ardeurs de la rue. Le vide institutionnel et l’indécision sont des constantes de la politique libanaise : avant la nomination de Michel Aoun en octobre 2016, les députés soutenant le futur président de la république avaient boycotté les sessions parlementaires pendant deux ans et demi afin d’empêcher les élections. De la même manière, suite aux dernières élections législatives de mai 2018 il a fallu plus de 8 mois avant que l’on s’accorde sur une formation de gouvernement.

La crise actuelle présente une particularité, qui pourrait constituer une échappatoire pour le pays : le fait que la dette soit détenue en grande partie par les banques nationales offre au pays une plus grande marge de manœuvre. Sans la pression de créanciers étrangers, le gouvernement pourrait agir avec plus de liberté. Certains évoquent une répudiation, du moins partielle, de la dette, d’autres un impôt différé sur les comptes bancaires au dessus d’un million de dollars. Cependant, tant que l’oligarchie traditionnelle ne se résigne pas à céder sa place et à payer de ses propres poches pour sauver le pays, la situation politique restera paralysée, alors que les conditions de vie empirent et la colère de la population ne cesse de croître.

 

[1] Ashkar, Hisham, « Benefiting from a Crisis: Lebanese Upscale Real-Estate Industry and the War in Syria », Confluences Méditerranée, 2015/1 (N° 92), p. 89-100.
URL : https://www.cairn.info/revue-confluences-mediterranee-2015-1-page-89.htm

[2] Sakr-Tierney, Julia. ‘Real Estate, Banking and War: The Construction and Reconstructions of Beirut’. Cities 69 (1 September 2017): 73–78. https://doi.org/10.1016/j.cities.2017.06.003.

[3] Berthier, Rosalie. ‘Abracada… Broke. Lebanon’s Banking on Magic’. Synaps, 2 May 2017. http://www.synaps.network/abracada-broke.

[4] International Monetary Fund, ‘2016 Article IV Consultation – Press Release; Staff Report; and Statement by the Executive Director for Lebanon’. January 2017.

[5] Halabi, Sami, and Jacob Boswall. ‘Lebanon’s Financial House of Cards’. Working Paper Series. Triangle, November 2019.
http://www.thinktriangle.net/extend-and-pretend-lebanons-financial-house-of-cards-2/

[6] Shihadeh, Alan et al. ‘Effect of Distributed Electric Power Generation on Household Exposure to Airborne Carcinogens in Beirut’. Climate Change and Environment in the Arab World. American University of Beirut, January 2013. https://www.aub.edu.lb/ifi/Documents/publications/research_reports/2012-2013/20130207ifi_rsr_cc_effect%20Diesel.pdf.

[7] McDowall, Angus. ‘Fixing Lebanon’s Ruinous Electricity Crisis’. Reuters, 29 March 2019. https://www.reuters.com/article/us-lebanon-economy-electricity/fixing-lebanons-ruinous-electricity-crisis-idUSKCN1RA24Z.

[8] Fadel, Rosette. ‘Third of Lebanese Live in Poverty, Experts Say – Rosette Fadel’. An-Nahar, 20 June 2019. https://en.annahar.com/article/865485-third-of-lebanese-live-in-poverty-experts-say.

[9] Hamadi, Ghadir. ‘Unemployment: The Paralysis of Lebanese Youth’. An-Nahar, 2 August 2019. https://en.annahar.com/article/1004952-unemployment-the-paralysis-of-lebanese-youth.

Fusion de Deutsche Bank et Commerzbank : prochain monstre de la finance?

Deutsche Bank ©

Les deux plus grands établissements bancaires allemands ont annoncé avoir engagé des discussions en vue d’une fusion. Cette démarche, encouragée par une partie du gouvernement allemand, également actionnaire de la Commerzbank, suscite doutes et critiques. Loin de résoudre les problèmes auxquels sont confrontées ces deux banques, cette fusion risque de faire naître un mastodonte plombé par les difficultés, qui menacerait alors tout le système financier.


Un mariage de déraison

Deutsche Bank et Commerzbank sont les deux principaux groupes bancaires allemands. Tous deux ont gagné en importance, au travers de la crise financière, la première en ayant fait l’acquisition de Deutsche Postbank en 2010, et la seconde la Dresdner Bank en 2008. Pour autant, les deux banques ne sont pas sorties complètement indemnes de la crise, et en portent encore les stigmates aujourd’hui. Ainsi, l’État allemand a dû accorder une aide de 10 milliards d’euros à la Commerzbank en achetant une part de capital et en est depuis le principal actionnaire. Notons que cette entrée au capital des banques ne fut pas pratiquée en France sous Nicolas Sarkozy pour des raisons purement idéologiques. Mais le cas le plus emblématique reste celui de Deutsche Bank, condamné à une amende de 7 milliards d’euros en raison de sa responsabilité dans la crise des subprimes. Au total, depuis la crise financière, Le Monde a évalué à 14 milliards d’euros le total des montants réglés par Deutsche Bank en amende et procédures diverses. De fait, le nom des deux établissements revient régulièrement au cœur de scandales financiers qui ont entaché leur réputation, en raison de la violation des embargos américains (amende de 1,45Md$ infligée en 2015 à Commerzbank), ou encore pour des manipulations sur les marchés (amende de 2,5 Md$ infligée à Deutsche Bank en 2017). Les deux banques sont encore en proie aux procédures judiciaires, Commezbank fait l’objet d’une enquête dans le cadre d’une vaste affaire de fraude fiscale reposant sur des échanges de titres, s’exposant à une sanction de 2,4 Md€, et Deutsche Bank apparaît mêlée à un vaste scandale de blanchiment de fonds russes par des banques européennes découvert récemment.

Sur un marché bancaire allemand particulièrement éclaté1, comptant une myriade d’établissements locaux, au sein duquel Deutsche Bank et Commerzbank sont les deux seuls établissements d’envergure européenne, ces derniers ont dû affronter un problème sérieux de rentabilité du fait de la politique des taux bas menées par la BCE qui a contribué à réduire les marges du secteur bancaire, et de la forte concurrence sur ce marché. Dans le même temps, elles ont dû augmenter les moyens consacrés aux fonctions de conformité du fait des diverses sanctions encourues2. Enfin, les deux banques, en restructuration continue depuis la crise, restent très exposées, la première aux risques sur les dérivés (paris sur la valeur à terme d’une actif financier), la seconde aux risques sur la dette italienne (à hauteur de 9 milliards d’euros au 31 décembre 2017).

Ce futur géant va cumuler les faiblesses des deux établissements actuels, sans garantie sur les gains espérés

En conséquence, d’où provient ce projet de fusion? Il est fondé sans surprise sur l’objectif d’économies d’échelle obtenues en accroissant la taille de la banque et en réduisant ses coûts (il est question de la possibilité d’une suppression 20 000 postes, soit 14 % du total des effectifs actuels). Pour autant, fusionner uniquement pour réduire les coûts ne suffit pas comme objectif stratégique pour espérer des résultats positifs à moyen ou long terme.

En effet, l’économie industrielle nous apprend qu’une fusion peut être motivée dans trois cas:

Dans le premier cas, la fusion entre deux établissements inégaux revient à l’acquisition d’un établissement par l’autre, et à l’extraction de valeur issue du démantèlement de la « proie » acquise. Or la Deutsche Bank, la plus importante des deux, aurait beaucoup de difficulté à mobiliser les fonds nécessaires pour racheter sa consœur, et le gouvernement ne tient pas au démantèlement de l’outil de financement de son Mittelstand.

Dans le second cas, il s’agit de réduire la concurrence sur un marché. Or les deux entreprises interviennent sur des segments assez différents (la banque dite de grande clientèle pour la première, c’est-à-dire le financement des grandes entreprises, et la banque de détail pour la seconde), et la concurrence resterait forte au niveau local.

Enfin, une fusion entre égaux demeure possible, dès lors que les activités sont complémentaires et offrent des opportunités de synergies. Cette possibilité existe avec une banque très exposée à l’international et orientée sur des activités de marché, qui ont atteint la même importance que ses activités de crédit, contrairement à la seconde, spécialisée dans le crédit et la banque de détail. Pour autant, l’expérience montre que les bénéfices de ce type d’opérations sont souvent surestimés par les cabinets en charge de leur réalisation, et qu’ils seront d’autant moins importants que les deux entreprises disposent d’une culture forte. Par ailleurs il est assez rare, et peu stratégique, qu’elles impliquent un établissement en difficulté, et plus encore les deux qui ont prévu de fusionner.

Dès lors le doute grandit sur l’opportunité d’une telle opération, ou, pour reprendre l’expression d’un syndicat allemand, il est peu probable que l’union de deux boiteux fasse un coureur de compétition. Ce doute gagne les autorités de régulation, sceptiques elles aussi sur la viabilité du nouvel ensemble et Angela Merkel elle-même a pris ses distances avec ce projet. On a pourtant pu lire dans la presse plusieurs hypothèses concernant l’activisme de Berlin pour voir cette option se réaliser : volonté d’empêcher le rachat par une banque étrangère et de préserver une souveraineté financière, bien loin de l’esprit des traités européens, de voir naître un géant européen de la taille de BNP Paribas, voire un conflit d’intérêt, encore peu clair, du côté du Ministère de l’économie.

Désengager l’État : un jeu dangereux

En vérité, l’établissement qui sortirait de cette fusion présenterait un risque systémique immédiat. Tout d’abord, avant que les synergies ne se produisent, la banque serait immédiatement confrontée à d’importantes dépenses de réorganisation et de restructuration compte tenu de l’ampleur de la fusion, ce qui n’améliorerait pas sa rentabilité à court terme. Les difficultés menacent également de s’aggraver suite au ralentissement de l’économie allemande, auxquels les deux demeurent particulièrement exposées (près de 50 % des crédits de Deutsche Bank3 et plus de 75 % pour la Commerzbank4 selon les chiffres 2017 publiés dans leurs rapports annuels respectifs), des turbulences sur les marchés financiers qui constituent le cœur d’activité de Deutsche Bank. Or la défaillance de l’établissement issu de la fusion aurait un impact considérable en raison des interconnections existantes entre Deutsche Bank et les autres banques européennes. Ainsi, les risques portés par chacun des établissements se cumuleraient et ne permettraient plus, de l’extérieur, de distinguer l’impact financier potentiel sur le géant ainsi né. En effet, l’activité et les caractéristiques de chacune leur font porter des risques spécifiques. Une fois fusionnées, il serait plus difficile de l’extérieur, pour un investisseur, un créancier ou même un client de discerner dans quelle mesure le nouvel ensemble est proche de la défaillance, à savoir si les risques encourus se déclenchent effectivement et quel est leur impact sur le nouvel ensemble. Or cette absence de visibilité dessert d’emblée la confiance dans cette nouvelle banque. En raison de sa taille et de ses activités avec les autres banques européennes, le spectre d’une nouvelle crise de liquidité se profile, tout comme en 2008 lorsque les banques refusaient de se fournir des prêts faute de savoir lesquelles d’entre elles étaient sur le point de faire défaut.

Est-ce à dire que depuis la dernière crise financière rien n’a changé dans le monde bancaire ? Les déclarations martiales des responsables politiques ont pourtant bien été suivies de quelques mesures. Tout d’abord avec la mise en place en 2014 de stress-tests par la BCE. Il s’agit de mesurer l’impact de conditions économiques dégradées sur les principaux indicateurs des banques, soit de mesurer leur capacité de résistance à un choc financier. Or, le dernier exercice réalisé en 2018 fait apparaître que Commerzbank et Deutsche Bank se situeraient à la limite du seuil réglementaire pour continuer à exercer leur activité (avec un ratio de fonds propres de respectivement 9,9 % et 8,1 % contre 8 % attendu).

Les outils de la résolution. Source : SRB

Ce seuil a trouvé une traduction concrète à la faveur de la dernière crise bancaire. En effet, les gouvernements se sont engagés à ne plus secourir des établissements bancaires défaillants à l’aide de l’argent des contribuables. Pour palier des défaillances attendues, un mécanisme à deux étages a été conçu, piloté par le Single Resolution Board. Si une première série d’indicateurs ne sont plus remplis, l’établissement doit mettre en place un plan de redressement interne. Or si les mesures prises ne sont pas concluantes, la banque passe sous contrôle de la BCE, qui met en place un plan de résolution, défini par ses soins.

Parmi les options retenues, si la possibilité de vendre totalement ou partiellement la banque est bien présente (premier instrument en haut à gauche) et a été éprouvée lors de la première activation de ce mécanisme sur une banque italienne l’année dernière, il apparaît contraire à l’esprit de la réglementation de rapprocher deux établissements en difficulté.

En cherchant par tous les moyens à éviter de s’impliquer dans l’économie, la République fédérale accroît significativement le risque sur son marché bancaire, et menace le marché européen.

En revanche, la possibilité d’un bail-in (dernier instrument en bas à droite) fait apparaître le cœur du dilemme dans lequel se situe l’État allemand. La stratégie de bail-in consiste à faire peser sur les actionnaires et les créanciers, et in fine les déposants, le coût du sauvetage de la banque, afin d’éviter un bail-out, c’est-à-dire la mobilisation de fonds publiques. Or, l’État allemand intervient dans ce dossier à la fois comme le premier actionnaire de Commerzbank et comme l’autorité prêteuse en dernier ressort, en cas de bail-out si les montants issus du bail-in se révélaient insuffisants.

Dans le cas présent, on peut supposer que l’État allemand à chercher à résoudre deux problèmes, au risque d’en créer un plus grave encore. En effet, en cas de défaillance de Commerzbank, dont l’activité est jugée essentielle pour l’économie, Berlin devrait accroître son soutien à l’établissement, une politique difficilement acceptable pour les conservateurs opposés à l’interventionnisme d’Etat actuellement au pouvoir. Or Deutsche Bank présente des niveaux de fonds propres légèrement supérieurs à Commerzbank (soit respectivement 13,6% de CET1, contre 12,9% à fin 2017), mais surtout, du fait de sa taille, dispose d’un niveau de dépôts clientèles pléthoriques, permettant potentiellement d’absorber les pertes du nouvel ensemble, sans que l’État ait à accroître son intervention. Ainsi, en cherchant par tous les moyens à éviter de s’impliquer dans l’économie, la République fédérale accepte d’accroître significativement le risque sur son marché bancaire, et de menacer le marché européen. Cette disposition permet également de comprendre pourquoi des alternatives n’ont pas été prises en compte comme le rapprochement avec des banques de taille plus modeste mais également plus solides.

Quand les banques souffrent d’obésité morbide

Cette situation emblématique fait apparaître trois limites á la réglementation en vigueur. Tout d’abord, elle reste réactive à une crise. S’il existe désormais des mesures à mettre en œuvre en cas de difficulté, au travers de mesures de redressement ou de résolution, il manque des mesures préventives pour éviter ces crises, en l’absence d’une vraie volonté d’intervention dans les activités bancaires, par exemple en contrôlant les volumes ou l’affectation des crédits. Par ailleurs, ces outils permettent de remédier à des défaillances individuelles, afin d’éviter la propagation aux autres établissements. Or il apparaît qu’en cas de difficulté sur un pays tel que l’Italie, et la France y est particulièrement exposée, les difficultés seraient bien plus difficiles à absorber car concerneraient plusieurs établissements en même temps en raison des interdépendances bancaires, et le fonds de garantie mutualisé, un système d’assurance auquel les banques ont dû contribuer ces dernières années, est trop faiblement doté5 pour affronter une crise d’une telle ampleur. Enfin, comme l’illustre cette fusion, les règles actuelles encouragent l’accroissement de la taille des établissements, à rebours de ce qu’exigerait une bonne maîtrise des risques.

En effet, le « too big to fail » est devenu la norme: assuré de l’assurance de bénéficier du soutien de l’État en cas de difficultés, les établissements systémiques sont encouragés à prendre plus de risques et à continuer la course au gigantisme, dans l’espoir de réaliser des économies d’échelle, même si cela se fait au détriment de la maîtrise de leurs risques. Les établissements de large envergure ne présentent effectivement pas un pilotage fin et une bonne connaissance par sa direction de la réalité des activités effectives de filiales quelquefois éloignées du cœur de la direction. Le cas le plus emblématique est l’édiction par les instances européennes de la norme BCBS 239 issue de la crise financière, afin d’uniformiser les règles en matière d’agrégation de données au niveau d’un groupe, et de s’assurer que les données consolidées des grandes banques sont fiables. Du fait de la diversité des activités et de la multiplicité des filiales au sein d’un groupe, il n’est pas rare que les reportings des banques soient imprécis compte-tenu des écarts de données et de méthodologie ou des systèmes d’information, ce qui ne permet pas non plus aux dirigeants de prendre des décisions adéquates fondées sur des chiffres fiables. Il est inutile de préciser que cette situation facilite les dissimulation de fraude ou d’écarts de conduite par les entités les moins intégrées. En un sens, les banques ont atteint une taille qui ne permet pas de garantir une prise de décision fiable et éclairée, du fait de la complexité de leurs activités, et de maîtriser convenablement le niveau de risque réel associé.

Enfin, en raison du double impératif d’avoir des pratiques homogènes au sein d’un groupe de grande taille, mais également de les adapter aux différentes activités et organisations, ceux-ci se trouvent moins à l’aise pour intégrer rapidement les évolutions de la réglementation. Ces considérations avaient également poussé l’Assemblée Nationale à voter en juillet 2013 une loi de séparation et de régulation des activités bancaires (SRAB), afin de séparer des banques traditionnelles les activités de marché les plus risquées, et ainsi contenir le risque. Toutefois, sous la pression du lobby bancaire, qui avait à l’époque plaidé avec les mêmes arguments utilisés pour justifier la fusion de Deutsche Bank et Commerzbank, à savoir la préservation d’établissements d’envergure internationale et mondiale, les ambitions initiales du texte ont été sérieusement rabotées, et seule une infime partie de ses activités a été effectivement séparée. Il reste à espérer désormais que ce renoncement ne devienne pas la cause de leur chute, alors que BNP Paribas et Société Générale dans leur présentation de début d’année ont dû annoncer l’arrêt pur et simple de certaines activités, victimes de mauvaises performances des marchés en fin d’année 2018. Reste à savoir quelle sera la capacité de résistance de nos banques en cas de nouvelle crise économique, ou de chute du géant allemand, lorsque les nuages accumulés sur l’horizon de la finance finiront en orage.

1 L’Allemagne comptait fin 2017 1 585 établissements bancaires, le nombre le plus important d’Europe, et le triple de l’Autriche, seconde au classement (le nombre en France se situe à 348). Voir page 32 : https://acpr.banque-france.fr/lacpr/rapport-annuel/chiffres-du-marche-francais-de-la-banque-et-de-lassurance
2 La Deutsche Bank a ainsi recruté 1 700 nouveaux employés dans ce domaine malgré des objectifs de réduction du nombre d’employés drastiques
3 Répartition géographique présentée page 128 du rapport annuel 2017
4 Chiffre d’affaires 2017 de 6,4 Md€ réalisé en Allemagne, présenté page 257 du rapport annuel de la banque, 8,4 Md€ https://www.commerzbank.com/media/en/aktionaere/service/archive/konzern/2018_2/Geschaeftsbericht_2017_Konzern_EN.pdf
5 En juin 2018, ce fonds a atteint 24 Md€, à mettre au regard des montants de pénalités évoqués en début d’article.

Corbyn face à son parti et à l’Union européenne

Jeremy Corbyn à un meeting suite au Brexit © Capture d’écran d’une vidéo du site officiel du Labour Party

“Rebuilding Britain. For the Many, not the Few” : tel est le slogan mis en avant par le Labour de Jeremy Corbyn depuis quelques mois. Objectif : convaincre les Britanniques que son parti est capable de remettre sur pied un pays que quarante ans de néolibéralisme ont laissé en ruine. L’intégrité de Jeremy Corbyn et la popularité de son programme lui permettent pour l’instant de rester le leader de l’opposition. Mais les fractures avec sa base militante pro-européenne et les parlementaires blairistes contraignent la liberté de ce “socialiste” eurosceptique. Pour réindustrialiser le pays et redistribuer les richesses, il ne devra pourtant accepter aucun compromis sur la sortie de l’Union européenne et avec les héritiers de Tony Blair.


Finance partout, industrie nulle part

L’impasse actuelle s’explique en effet par le choix d’un nouveau modèle économique du Royaume-Uni depuis la crise des années 1970. Les mines, l’industrie, et les travailleurs syndiqués furent balayés par la concurrence internationale et européenne introduite par le libre-échange, tandis qu’un nouveau monde émergea : celui de la City et la finance. Plutôt que de combattre la hausse du chômage, Margaret Thatcher et ses successeurs firent le choix de s’attaquer à la forte inflation en combattant sans vergogne les syndicats gourmands de répartition des richesses et en relevant les taux d’intérêt. Le haut rendement des placements au Royaume-Uni attira les capitaux du monde entier autant qu’il rendit le crédit aux entreprises coûteux. La dérégulation et les privatisations de services publics rentables firent le reste : il suffisait pour les investisseurs de s’accaparer d’anciens fleurons en difficulté, de faire de grandes coupes dans la main-d’oeuvre et de revendre l’entreprise lorsque sa valeur est gonflée par la perspective de meilleure productivité. Les “sauveurs” autoproclamés de l’industrie des années 1980, arrivant avec leurs millions et leur soi-disant expertise de management, furent en réalité ses fossoyeurs : ils n’investirent nullement dans l’appareil productif, dépècerent les sociétés en morceaux plus ou moins rentables, forcerènt des sauts de productivité en exploitant davantage les employés et recherchèrent avant tout à revendre la compagnie avec une grosse plus-value. En France, Bernard Tapie est devenu l’incarnation de ces “années fric” où ces patrons d’un nouveau genre étalaient leur richesse avec faste au lieu de résoudre les vrais problèmes des entreprises qu’ils possédaient.

“Le marché immobilier est devenu un gigantesque casino, où la spéculation a multiplié le coût du logement par 10 entre 1980 et 2017 !”

Le poids du secteur manufacturier s’est effondré de 32% en 1970 à à peine plus de 10% aujourd’hui. Des régions entières ont été dévastées, au Nord de l’Angleterre et au pays de Galles notamment. Les importations de produits manufacturés creusent inexorablement le déficit commercial du Royaume-Uni, aujourd’hui établi à 135 milliards de livres, avec le reste du monde et en particulier avec l’espace économique européen. Brexit ou non, l’industrie britannique souffre de toute façon des maux apportés par le choix de la financiarisation. Les investissements représentent aujourd’hui environ 17% du PIB, cinq points de moins que la moyenne de l’OCDE, et sont excessivement concentrés dans le Sud-Est du pays. Parmi ces 17%, la recherche et développement ne touche que 1,6%, contre 2% pour la zone euro et la Chine, presque 3% aux USA et même 4,2% en Corée du Sud. La productivité horaire est bien plus faible que celle des pays européens, qui sont aussi les premiers partenaires commerciaux de Londres.

Dans son manifeste de 2017, le Labour promet 250 milliards d’investissements sur 10 ans par une Banque Nationale d’Investissement, un montant supérieur aux 100 milliards sur 5 ans défendus par Jean-Luc Mélenchon en 2017, mais absolument nécessaire au regard de la situation. La Royal Bank of Scotland, partiellement nationalisée depuis la crise de 2008, serait quant à elle décomposée en plus petites entités pour soutenir PME et coopératives, tandis que banques de dépôt et banques de crédit seraient séparées. Si ces mesures relèvent du bon sens, elles semblent pourtant insuffisamment ambitieuses : les paradis fiscaux de l’outre-mer Britannique ne sont nullement inquiétés et la nationalisation du secteur bancaire, pourtant renfloué à grands frais après la crise, n’est pas envisagée. Dans un article de fond, le professeur Robin Blackburn propose d’aller plus loin, en créant par exemple un fonds souverain qui regrouperait les titres de propriété de l’État dans le secteur privé pour investir sur le long-terme dans des projets bénéfiques à la société plutôt que d’en avoir une gestion passive. L’exemple le plus connu est celui du fonds norvégien, qui a accumulé plus de 1000 milliards de dollars grâce aux dividendes de l’exploitation pétrolière. Cette idée avait été proposée au début de l’extraction du pétrole de la Mer du Nord, dans les années 1970, par le ministre de l’énergie de l’époque et figure de la gauche radicale britannique Tony Benn. Une récente étude estime à 700 milliards de dollars la valeur d’un tel fonds aujourd’hui, mais Margaret Thatcher préféra utiliser cet argent pour réduire les impôts et financer les licenciements dans le secteur public.

Deux tours, deux mondes. A Grenfell, les précaires ont été abandonnés aux incendies tandis que The Tower, plus haut immeuble d’habitation est détenu par des étrangers fortunés qui y habitent très peu. ©Nathalie Oxford et Jim Linwood

Cependant, on est encore bien loin d’un dirigisme économique. Pour l’heure, les investissements sont surtout le fait du privé, et visent la spéculation de court-terme plutôt que le soutien à des secteurs vraiment productifs. Le marché immobilier est devenu un gigantesque casino, où la spéculation a multiplié le coût du logement par 10 entre 1980 et 2017 ! Alors que les conservateurs se contentent de se plaindre d’un nombre de nouveaux logements insuffisants, les chiffres attestent d’une autre réalité : celle de la spéculation. En 2014, le pays comptait 28 millions d’habitations pour 27,7 millions de ménages, tandis qu’à Londres, où le logement abordable a pratiquement disparu, le nombre d’habitations a cru plus vite que celui des ménages entre 2001 et 2015. Conséquences : Le nombre de personnes à la rue explose – +160% en huit ans -, tandis que l’endettement des ménages, principalement dû aux emprunts immobiliers, demeure à plus de 125% du revenu disponible.

Alors que les luxueux penthouses construits dans les nouveaux gratte-ciels londoniens sont rarement habités, le logement est devenu hors de prix pour beaucoup, ce qui entrave la mobilité des individus et le bon développement de l’économie. Les 79 morts et 74 blessés de l’incendie de la tour Grenfell en 2017 ont suscité une immense vague de colère dans tout le pays. Le choix de panneaux inflammables de polyéthylène pour réaliser une maigre économie de 6000£ et les menaces de poursuites contre deux habitantes de la tour qui militaient pour une meilleure sécurité incendie ont démontré à quel point le bilan catastrophique de l’austérité laisse les conservateurs de marbre. Contre ce problème de disparition du logement abordable de qualité décente, les travaillistes proposent de construire un million de logements supplémentaires, mais surtout d’encadrer les hausses de loyer, de durcir les conditions minimales d’habitabilité des logements et de réintroduire des aides au logement pour les jeunes de 18 à 21 ans. Une taxe basée sur la valeur du sol serait également considérée.  Néanmoins, il n’est pas certain que ces mesures suffisent au vu de la situation tragique. Une limite sur les achats de logement par de riches étrangers, à l’image des mesures prises en Nouvelle-Zélande et à Vancouver, au Canada, mériterait d’être discutée sérieusement.

 

Privatisations : plus cher pour moins bien !

Un train au dépôt de maintenance de Grove Park. ©Stephen Craven

Au-delà d’investissements massifs pour relancer la production industrielle et rendre le logement plus abordable, c’est l’Etat britannique lui-même qu’il faut rebâtir. 9 ans d’austérité très dure, qui n’ont pas permis de ramener le déficit à 0 dès 2015 comme promis par David Cameron, ont causé de profonds dégâts dans le système social. Les privatisations en cascade des conservateurs de Margaret Thatcher, puis la multiplication des partenariats public-privés par les néo-travaillistes de Tony Blair pour donner l’illusion d’investissements massifs dans les services publics ont dérobé l’État au bénéfice de quelques grandes sociétés privées. Les Private Finance Initiatives sur-utilisés par le New Labour permettent à l’État de maintenir les services publics sans en payer le prix réel à court terme, mais la rente détenue par le privé lui permet ensuite de se gaver aux frais du contribuable pendant de nombreuses années.

Aujourd’hui, le résultat est visible : la rapacité des investisseurs a systématiquement dégradé la qualité des services publics tout en augmentant leur coût. Le secteur ferroviaire est devenu le symbole de cette faillite à grande échelle, découverte en France à l’occasion du débat autour de la SNCF le printemps dernier. Alors que la ponctualité des trains britanniques est au plus bas depuis 12 ans, les tarifs des billets ont encore grimpé de 3,1% en moyenne, tandis qu’une partie du réseau a été temporairement renationalisé après que les compagnies Virgin et Stagecoach aient accumulé les pertes. Suite à l’austérité budgétaire, l’entreprise Carillion, un des plus gros sous-traitants de lÉtat, a quant à elle fait banqueroute. Son “modèle économique”? Racheter des sociétés bénéficiant de contrats avec l’État britannique et dissimuler les dettes via des entourloupes comptables.

L’exaspération des Britanniques contre la privatisation est donc au plus haut : 75% d’entre eux souhaitent renationaliser entièrement le secteur ferroviaire, et ce chiffre atteint 83% pour la gestion de l’eau, dont la fin des dividendes versés aux actionnaires et la baisse de taux d’intérêt pourrait faire économiser 2,3 milliards de livres par an. Grâce aux faibles taux d’intérêt en vigueur pour le moment, John McDonnell – chancelier fantôme, c’est-à-dire ministre de l’économie et des finances et numéro 2 de l’opposition – promet de revenir à une propriété entièrement publique de ces secteurs, ainsi que ceux de l’énergie et de la poste. Dans ce dernier domaine, réinstaurer un prix forfaitaire du timbre pour le secteur financier pourrait rapporter entre 1 et 2 milliards de livres par an en plus de rendre plus coûteuse la spéculation à tout va. Les idées pour financer le rachat des concessions et faire des économies sur la rente parasitaire des actionnaires et des banques ne manquent donc pas. Par ailleurs, Corbyn et McDonnell insistent régulièrement sur la gestion plus démocratique qu’il souhaitent faire des entreprises publiques, contrairement à la gestion technocratique d’après-guerre.

Toutefois, l’arrivée prochaine d’une nouvelle crise financière et la durée de certaines concessions risquent de compliquer sérieusement les plans des travaillistes. En termes d’éducation, la fin des frais de scolarité dans le supérieur, qui sont extrêmement élevés, fait consensus. Mais le parti ne va guère plus loin et ne prévoit pas de s’attaquer aux charter schools. Quant au NHS, le service de santé britannique au bord de l’explosion, Corbyn promet des investissements importants, des hausses de salaires et des mesures positives pour les usagers, mais la logique de New Public Management – l’obsession de mesurer la performance via des indicateurs imparfaits – n’est pas remise en cause.

 

Brexit : l’arme à double tranchant

Un graffiti de Banksy sur le Brexit à Douvres. ©Duncan Hull

Inévitablement, s’attaquer à ces problèmes structurels bien connus du capitalisme britannique à l’ère néolibérale pose la question de la compatibilité avec les traités européens, alors que le Brexit entre dans sa phase finale. Depuis le début de la campagne du référendum, l’establishment médiatique a largement soutenu le maintien dans l’UE, et promis un “Armageddon” en cas de sortie de l’Union sans accord. Après la défaite historique de l’accord proposé par Theresa May au Parlement de Westminster, un Hard Brexit est de plus en plus envisagé. Étendre la période de transition pour rouvrir des négociations ne servirait à rien : l’UE domine les tractations et toute participation des Britanniques à l’espace de libre-échange européen sans pouvoir à Bruxelles et Strasbourg serait ridicule. Quant aux soi-disants “protections sociales” minimales garanties par l’accord proposé par May, l’Union ne les a concédées que par peur de voir Corbyn devenir Premier ministre.

Les embouteillages de semi-remorques aux postes frontières, la pénurie de certains aliments et la destruction d’emplois dans les secteurs dépendants de l’ouverture internationale est certes réelle, mais elle s’explique principalement par la gestion déplorable des Tories qui ont nié jusqu’au bout l’hypothèse d’un retour aux règles commerciales de l’OMC et enchaînent désormais les bourdes monumentales. Au lieu d’avoir préparé sérieusement cette situation depuis 2 ans et demi, les conservateurs ont préféré dépenser 100.000 livres d’argent public en publicités Facebook pour promouvoir leur accord deal mort-né et signent dans la précipitation un contrat avec une entreprise maritime qui ne possède aucun ferry et n’a jamais exploité de liaisons à travers la Manche.

“Sortir de l’UE est une condition indispensable pour limiter la libre circulation des capitaux, renationaliser certains secteurs économiques et investir dans les secteurs industriels et régions en difficulté.

Sauf que la droite espère ne peut avoir à payer le prix de cet amateurisme : Défendre une sortie sans accord fait oublier leur vrai bilan et les place en position de défenseurs du résultat d’un référendum qui a très fortement mobilisé –  72% de participation contre 66% en 2015 et 69% en 2017 – contre une caste défendant becs et ongles le Remain. D’autant que l’extrême-droite la plus rance enregistrera un succès fulgurant dans le cas contraire, comme l’espère le leader du UKIP Nigel Farage et le très dangereux Tommy Robinson, qui cherche à devenir un martyr grâce à sa peine de prison. Faute d’ambition intellectuelle, le projet vendu par les Tories est celui d’un “Singapour sous stéroïdes”, c’est-à-dire de faire du pays un paradis de la finance sans aucune régulation, ce que la sortie de l’UE permet d’envisager. La catastrophe sociale serait alors totale: ce même modèle poursuivi par l’Islande et ses 300.000 habitants a fini en cataclysme en 2009, alors que dire des conséquences pour un pays de 66 millions de personnes dont le salaire réel est en baisse continue depuis la dernière crise?

L’impossibilité d’un nouvel accord et la monopolisation de la défense du résultat par la droite extrême devrait encourager le Labour à proposer un plan sérieux de “Lexit”, c’est-à-dire de sortie de l’UE sur un programme de gauche. Durant les années 1970, une partie de la gauche britannique demandait d’ailleurs le retrait du marché commun, qui eut même sa place sur le programme travailliste de 1983, trop facilement caricaturé de “plus longue lettre de suicide” outre-Manche. Sauf que l’équation électorale actuelle du Labour, que Corbyn tente de maintenir de façon précaire, rend la chose impossible sans risquer de scission. Pourtant, sortir de l’UE est une condition indispensable pour limiter la libre circulation des capitaux – la fuite de capitaux est aux capitalistes ce qu’est la grève aux travailleurs – renationaliser certains secteurs économiques et investir dans les secteurs industriels et régions en difficulté. Même si la transition s’avère chaotique, le Brexit est donc une nécessité pour mettre en place n’importe quel programme un peu ambitieux de relance keynésienne, sans parler de politiques plus radicales. S’apitoyer sur les emplois mis en danger sans évoquer le bilan du néolibéralisme, seul système possible dans l’Union européenne, relève alors de l’hypocrisie. À défendre un nouveau référendum ou un accord avec l’UE pour se maintenir dans le marché unique, le Labour trahirait les classes populaires en demande de souveraineté et rendrait impossible l’application de son programme. Cela serait un cataclysme politique comparable à celui de Syriza qui achèverait l’espoir porté par la gauche radicale sur tout le continent.

 

Et en pratique?

Jeremy Corbyn avec John McDonnell, son numéro 2 en charge des questions économiques. ©Rwenland

Corbyn dispose de deux solides atouts : son charisme personnel et sa figure d’homme intègre, infatigable soutien de nombreuses causes depuis plusieurs décennies. Ce type de personnalité tranche avec la politique professionnalisée et opportuniste rejetée dans tous les pays occidentaux. Les campagnes médiatiques contre lui s’avèrent d’ailleurs de plus en plus contre-productives tant elles deviennent risibles telles les accusations d’antisémitisme pour son soutien à un État palestinien ou les accusations d’espionnage pour la Tchécoslovaquie communiste sans la moindre preuve. À court terme, le vétéran de la gauche radicale est indéboulonnable de son rôle de leader de l’opposition. La vraie question est : peut-il aller plus loin?

“A court terme, le vétéran de la gauche radicale est indéboulonnable de son rôle de leader de l’opposition. La vraie question est : peut-il aller plus loin?”

D’abord, malgré les tentatives répétées de profiter des divisions internes à la majorité conservateurs-unionistes d’Irlande du Nord, le gouvernement tient et les élections anticipées demandées par Corbyn peuvent être oubliées. Même si celles-ci avaient lieu, la monopolisation du débat politique par le Brexit fragilise encore plus le Labour que les Tories. Pour gagner, Corbyn devrait à la fois maintenir la cohésion de son bloc électoral, bénéficier d’un vote stratégique de la part d’électeurs de petits partis comme en 2017 et profiter d’une faible performance du bloc conservateur, la vraie raison des victoires de Tony Blair. Problème : la peur de le voir au 10 Downing Street suffit à limiter l’éparpillement des voix entre Remainers et Brexiters de droite. Et s’il fallait passer par une alliance avec le Scottish National Party pour exercer le pouvoir, ce qui demeure officiellement exclu pour l’instant, l’alliance risque d’être instable : Les nationalistes écossais conservent pour but premier l’indépendance par un nouveau référendum, n’oublient pas que les écossais ont choisi de rester dans l’UE en 2016, et sont parfois qualifiés de “Tories en kilt” au regard de leurs positions économiques.

Sans nouvelle élection, Corbyn va donc continuer à encaisser les conséquences de sa stratégie floue sur le Brexit. Reconstruire un large bloc de gauche – composé d’électeurs de la classe laborieuse et de jeunes urbains progressistes – dans un système bipartisan s’est avéré très efficace à court terme pour Jeremy Corbyn, mais l’empêche désormais de défendre la sortie de l’UE qu’il appelle de ses voeux depuis des décennies. De même, s’il a renouvelé l’appareil du parti et cimenté son contrôle, Corbyn doit plus que jamais composer avec le Parliamentary Labour Party, bastion de l’aile droite depuis longtemps. Or, la “souveraineté parlementaire” chère aux Britanniques – c’est-à-dire la liberté de vote d’un élu – empêche de compter sur la discipline partisane de vote à la française. Le récent départ de 8 députés, sans cohérence idéologique et sans charisme, pour s’opposer à la gestion du parti par Corbyn rappelle la fragilité du contrôle de ce dernier sur les parlementaires.

L’obligation du passage par des primaires internes pour les élus sortants avant chaque élection ayant été bloquée à Liverpool en septembre dernier, Corbyn a les mains liées. Parmi les parlementaires travaillistes, on peut schématiquement compter une quarantaine de lieutenants de l’aile gauche, une soixantaine de blairistes déterminés et un gros bloc central d’environ 160 députés dont la loyauté est sensible aux vents du moment. Pour maintenir la cohésion du parti à tout prix, il faut avaler des couleuvres. Par exemple, la sortie de l’OTAN et la fin de l’armement nucléaire – combat de longue date de l’aile gauche travailliste mis en avant par Tony Benn dans sa Alternative Economic Strategy pour éviter de faire appel au FMI durant la crise de 1976 – sont des lignes rouges pour le centre-gauche pro-américain qui demeure en charge de la politique étrangère du Labour.

Si l’exercice du pouvoir est remis à plus tard, la sécurité relative de la position de Jeremy Corbyn permet d’aller au-delà d’une simple mise sous contrôle du parti. En l’absence d’élections majeures, l’heure doit être à l’émergence de nouvelles figures et à une plus grande radicalité intellectuelle et programmatique. La reprise par McDonnell d’une vieille idée de socialisation progressive des entreprises, développée par le plan Meidner en Suède des années 1970, laisse entrevoir un sursaut d’audace. Malgré sa place sur le banc de touche dans le dossier du Brexit et limité par la droite de son parti, Corbyn continue de traverser le pays pour défendre un autre système économique. Limité au keynésianisme pour l’instant, cette alternative ne doit pas être enterrée si vite, entre autres parce que même il y a 5 ans, peu auraient osé en rêver.

Pourquoi le monétarisme n’arrive pas à relancer l’économie : la réponse de Kaldor

©CHARLES WEISS

Né en 1908 en Hongrie, Nicholas Kaldor rejoint à la fin des années 1920 la London School of Economics. Il est dans un premier temps le disciple de Friedrich Hayek, avant de rejoindre, comme Joan Robinson, le Circus de John Maynard Keynes. Pendant la Seconde Guerre Mondiale, il est membre de la commission de William Beveridge, dont les rapports constitueront les bases de l’État Providence britannique à l’issue de la guerre, et se rapproche du parti travailliste. Il s’opposera vigoureusement aux « keynésiens de la synthèse » (notamment Robert Solow et Paul Samuelson) dans les années 1950 et 1960 avant de combattre les thèses monétaristes dans les années 1970 et 1980, et devient une des figures centrales de l’économie post-keynésienne, aux côtés de Joan Robinson et de Michal Kalecki. Nous présenterons ici une de ses contributions majeures, à savoir sa critique du monétarisme. L’actualité de cette contribution est criante compte tenu de la relative inefficacité des politiques monétaires dites « non-conventionnelles » mises en place par la Banque Centrale Européenne quelques années après la crise des subprimes.


À la suite des bouleversements des années 1970 – fin du système monétaire de Bretton Woods, chocs pétroliers et remise en cause du modèle de production fordiste – les théories keynésiennes semblent a priori incapables d’apporter des réponses aux nouveaux problèmes des économies occidentales. Le courant monétariste, dont la figure de proue est Milton Friedman, s’engouffre dans la brèche et séduit de plus en plus d’économistes et de dirigeants politiques en quête de solutions. Un des principes au cœur de la théorie monétariste consiste à concevoir l’inflation comme étant la conséquence d’une croissance excessive de la masse monétaire. L’inflation, qui est « partout et toujours un phénomène monétaire » (Friedman), doit être jugulée par le biais d’une baisse de l’offre de monnaie. De plus, les variations de la masse monétaire ne sauraient affecter les facteurs réels de la croissance : le progrès technique, la croissance de l’offre de travail ou bien encore le taux de formation du capital sont le fruit du libre jeu du marché dans une économie qui s’autorégule. La monnaie est « exogène », neutre, un « voile jeté sur les échanges ». Il s’agit donc d’une réactualisation de la très ancienne théorie quantitative de la monnaie.

Or, pour Nicholas Kaldor, cette conception du fonctionnement de l’économie est purement imaginaire. Cela le conduit à publier en 1982 Le Fléau du Monétarisme, un ouvrage ayant pour objet la remise en cause de la théorie monétariste. Selon lui, l’offre de monnaie est endogène : elle trouve son origine dans la demande de crédit des entreprises. La banque centrale ne pouvant refuser de refinancer les banques de second rang au risque de mettre en danger le système bancaire, l’offre de monnaie et la masse monétaire ne sont donc pas directement contrôlables. Dès lors, on comprend pourquoi les monétaristes ont prôné des politiques visant à réduire la demande de monnaie, via une hausse des taux d’intérêt. Mais, selon Kaldor, une telle mesure pour juguler l’inflation s’avère bien souvent inefficace, du moins tant que la demande de crédit n’est pas trop sensible au taux d’intérêt.[i]

Dès lors, comment expliquer l’inflation ? Pour Kaldor, les phénomènes inflationnistes des années 1970 sont avant tout dus à un renchérissement des coûts (matières premières, hausse des salaires, etc.). Et si la hausse des taux d’intérêt parvient parfois à juguler l’inflation, ce n’est pas parce qu’elle produit une baisse de la demande de monnaie, mais plutôt parce qu’elle engendre, via le canal du taux de change, une surévaluation monétaire sur le marché des changes qui rend instantanément les exportations moins rentables. Par conséquent, les entreprises du pays où les taux d’intérêt ont augmenté sont livrées à une féroce concurrence et se voient obligées de baisser au maximum leurs prix (en comprimant les salaires ou leurs marges) pour survivre. Les entreprises qui ne peuvent pas supporter le choc disparaissent, ce qui engendre du chômage et une récession. D’autre part, une augmentation des taux d’intérêt tend à « calmer » les revendications salariales, car les entreprises dans lesquelles elles surgissent ne peuvent plus se permettre de telles augmentations.

C’est précisément via cet enchaînement causal que Margaret Thatcher est parvenue à juguler l’inflation après son arrivée au pouvoir en 1979. La hausse des taux d’intérêt peut donc être efficace pour lutter contre l’inflation, mais ceci n’a rien à voir avec la masse monétaire. Nicholas Kaldor écrit ainsi[ii] :

« […] après l’explosion inattendue des prix et des salaires britanniques en 1980-1981, le monétarisme strict fut mis au placard… Á la place de Milton Friedman, le gouvernement s’est tourné vers une politique keynésienne inversée »

Exemple de keynésianisme inversé sous Thatcher
©Raphaël Ibgui

Si les politiques dites « non-conventionnelles » mises en œuvre par les Banques centrales après la crise économique de 2007-2008 ont eu une efficacité limitée, c’est précisément parce qu’elles n’intègrent pas le caractère endogène de la monnaie. Dès lors, un pan entier de la critique kaldorienne de la théorie monétariste reste, comme nous allons le voir, d’actualité.

La politique « d’assouplissement quantitatif » avait pour objectif de racheter certains actifs illiquides des banques privées (titres de créance publique ou titres adossés à des créances hypothécaires), ce qui permettait à celles-ci d’accroître leurs liquidités et leurs réserves. Ces dernières reconstituées, il devait logiquement en résulter une reprise des prêts bancaires et de l’investissement via une baisse des taux d’intérêt. L’activité économique aurait donc été stimulée.

“En réalité, si les banques ne prêtent pas autant qu’escompté, c’est avant tout parce qu’elles estiment que la solvabilité des agents économiques n’est pas suffisante. Autrement dit, cela signifie que l’activité économique est trop faible en l’absence de politique budgétaire volontariste.”

Or, plutôt que d’utiliser ces réserves pour augmenter le nombre de prêts, les banques de second rang ont bien souvent préféré les placer auprès des banques centrales et être rémunérées pour cela, et ce malgré l’instauration d’une taxe sur les réserves comme ce fut le cas en Suisse. Dès lors, les politiques non-conventionnelles telles que l’assouplissement quantitatif ont généré une hausse de la base monétaire bien plus rapide que celle de la masse monétaire en circulation : les bilans des banques centrales ont augmenté bien plus rapidement que la croissance du PIB. A titre d’exemple, le bilan de la BCE est passé de près de 2200 Md€ en mars 2015, date du début de la politique d’assouplissement quantitatif, à 4600 Md€ mi 2018.

En réalité, si les banques ne prêtent pas autant qu’escompté, c’est avant tout parce qu’elles estiment que la solvabilité des agents économiques n’est pas suffisante. Autrement dit, cela signifie que l’activité économique est trop faible en l’absence de politique budgétaire volontariste.  En effet, les réserves des banques de second rang n’étant pas la cause de l’accroissement des prêts, mais leur conséquence, les augmenter artificiellement via la politique d’assouplissement quantitatif n’est pas efficace si l’activité économique n’est pas stimulée simultanément.

Comme le laissait déjà entendre Keynes, la politique monétaire ne peut donc se substituer à la politique budgétaire. Elles sont complémentaires. En ne permettant pas le prêt direct aux États, et en interdisant le recours au déficit public pour stimuler l’économie, le cadre institutionnel de l’Union européenne constitue donc un obstacle à une reprise économique solide.


[i] En réalité, la hausse des taux d’intérêt engendre une hausse de la masse monétaire. Voir les explications dans cet article par en 1983 dans le Monde Diplomatique: https://www.monde-diplomatique.fr/1983/12/VERGARA/37736

[ii] Nicholas Kaldor, The Economic Consequences of Mrs. Thatcher , Duckworth, Londres, 1983.

10 ans après, une nouvelle crise financière ?

©geralt. Licence : CC0 Creative Commons.

Malgré une légère reprise, les nuages s’amoncellent sur l’économie mondiale. Le monde de la finance arrive progressivement à maturité pour une nouvelle crise financière.

La grande agitation politique et sociale de la période actuelle nous aurait presque fait oublier comment nous en sommes arrivés là. C’est pourtant bien la crise financière et économique de 2007-2008 qui explique en partie le chaos et les incertitudes actuelles, en même temps qu’elle a fait naître des nouveaux types de mouvements de protestation de masse tels qu’Occupy Wall Street ou le 15M. Jamais vraiment résorbé depuis, excepté pour la minorité oligarchique aux commandes, le plus gros krach d’après-guerre a pourtant laissé des traces : l’économie américaine est bel et bien en train d’être dépassée par celle de la Chine, l’Europe du Sud a enduré un massacre social sans grand résu

ltats sur la baisse des déficits et du chômage, et la plupart des pays du monde pataugent dans une zone d’incertitude en surnageant avec peine au-dessus de la récession et de la déflation. Dans les grandes institutions financières, on redoute depuis quelques temps déjà un nouveau krach d’une ampleur inégalée alors que le pire a été évité de peu durant l’été 2015 après les turbulences des marchés chinois et la possibilité d’un « Grexit ». Depuis, la croissance mondiale a timidement accéléré mais les nuages à l’horizon s’accumulent. C’est le FMI qui le dit. Une nouvelle crise financière d’ampleur est-elle probable dans un futur proche ? En tout cas, tous les ingrédients sont réunis et personne ne semble vraiment savoir comment y répondre.

 

Un contexte financier global intenable

Les facteurs susceptibles de provoquer une nouvelle crise sont nombreux : non seulement la réponse à la crise de 2007-2008 n’a pas été à la hauteur, mais en plus de nombreuses nouvelles bulles spéculatives ont émergé, encouragées par les politiques monétaires expansives.

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Une salle de trading. ©Justrader. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.

Malgré les promesses d’assainissement du système financier faites après la crise, très peu a été fait. Ainsi, l’évasion et l’optimisation fiscale vers les paradis fiscaux se portent à merveille, et grèvent toujours plus le budget des États alors que cet argent pourrait servir à relancer l’économie sur des projets d’avenir ou à alléger la charge de la dette. Les maigres régulations des marchés financiers n’ont pas non plus empêché les banques géantes de grossir encore et de bénéficier d’avantages dont ne disposent pas leurs concurrentes, comme un sauvetage en dernier recours par les États. Les fameux monstres de créances « too big to fail » sont moins nombreux mais encore plus imposants. Les péripéties de la Deutsche Bank, de la Banco Popular ou de nombreuses banques italiennes, toutes gorgées de créances quasi irremboursables, ont déjà suffi à donner des cheveux blancs à de nombreux dirigeants politiques contraints d’assurer leur sauvetage in extremis. Une crise généralisée achèverait donc sans doute ces grandes institutions financières, et causerait une pagaille sans précédent.

En parallèle, les rares avancées obtenues après la crise sont remises en cause les unes après les autres : l’administration Trump a démantelé une large partie de la loi Dodd-Frank, ensemble de régulations des marchés financiers mis en place par Obama, mais aussi la règle dite “Volcker”, qui empêche les banques commerciales de faire certains investissements risqués, tandis que les financements du bureau de protection des consommateurs, autre création démocrate, ont été diminué, et que Donald Trump peut désormais en virer le directeur à sa guise. En France, Emmanuel Macron avait annoncé en catimini sa volonté de déréguler largement le secteur financier durant la campagne, ce qui a attisé les inquiétudes de la plupart des acteurs concernés. Enfin, le Parlement Européen vient de réautoriser la titrisation – même si celle-ci n’avait jamais disparu – ce processus financier complexe qui permet de vendre des packs de titres, en incluant souvent des produits pourris, de manière très opaque. Les arguments sont toujours les mêmes : la crise appartient au passé et il est nécessaire de faciliter le financement des entreprises sur les marchés à tout prix. Tant pis si cela se révèle être le moindre des soucis des entrepreneurs et que le danger d’une nouvelle crise gonfle chaque jour. Par ailleurs, les taux de financement des entreprises ont largement baissé, il y a donc peu d’avantages à déréguler de ce point de vue.

Les niveaux records des indices boursiers du monde entier, en contradiction totale avec l’état de l’économie réelle révèlent un secret de Polichinelle : les bulles spéculatives se sont développées dans de nombreux domaines : les crédits subprimes sur les automobiles aux Etats-Unis, les prêts étudiants, l’immobilier espagnol, la survalorisation d’entreprises dans le secteur high-tech… Les survalorisations de certaines entreprises sont manifestes, par exemple Uber et ses 70 milliards de dollars pour un business model juridiquement incertain et une incapacité à dégager des profits.

Mais c’est la Chine qui fait le plus frissonner les économistes : Depuis 2008, des investissements de relance tous azimuts ont été lancés pour compenser la baisse des exportations vers le reste du monde. Le maintien d’un taux de croissance à deux chiffres a peut-être aidé le parti unique à se maintenir au pouvoir, mais il n’a pas été gratuit. L’État central conserve une dette et un déficit faible (respectivement 40% et 3% du PIB), mais certaines régions atteignent des niveaux d’endettement proches du défaut de paiement et les entreprises publiques sont endettés à 115% du PIB. Un endettement abyssal qui

n’aura en plus que peu aidé l’économie réelle et le quotidien des chinois : des sommes gigantesques ont été dépensées dans des projets absurdes, inutiles, non rentables et souvent liés à des affaires de corruption et accentuant les niveaux de surproduction dans certains domaines, tel que l’acier ou les centrales au charbon. Ajoutez-y des statistiques officielles qui suscitent peu la confiance et un marché financier complètement hors de contrôle et l’on comprend que le pays ait récemment perdu son Triple A auprès de l’agence de notation Moody’s…

Une politique monétaire nocive et qui s’épuise

Au vu des déséquilibres de l’économie mondiale, des nombreuses bulles ou de la folie court-termiste et suiviste des marchés financiers, on est donc en droit de craindre le pire. Mais ce n’est pas tout : le recours à des politiques monétaires non-conventionnelles fait également craindre l’absence d’outils efficaces pour soutenir une reprise de l’activité en cas de nouvelle crise. Cette politique, de plus, est en grande partie responsable de l’abondance de liquidités sur les marchés financiers, ce qui favorise la spéculation et les prises de risque excessives.

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L’évolution des directeurs de la BCE, de la FED et de la Bank of England depuis 2001. ©MartinD. Licence : domaine public.

Durant la crise financière de 2008, les établissements financiers n’avaient plus assez confiance en leurs concurrents pour accepter de leur prêter – il s’agit d’un blocage sur le marché interbancaire -, en raison du risque de faillites imminentes de banques. Cette asphyxie du marché se répercuta alors sur l’offre de crédit des banques à leurs clients, entreprises et particuliers, et déclencha une crise économique. Pour éviter une faillite généralisée, les banques centrales ont été contraintes de faciliter l’accès aux prêts en diminuant les taux d’intérêts directeurs qu’elles pratiquent vis-à-vis des banques commerciales, et surtout en ouvrant des programmes de rachats d’actifs. En faisant tomber ces taux à des niveaux proches de zéro très rapidement, les banques centrales ont non seulement facilité la recapitalisation des banques, mais aussi la baisse des taux d’intérêts que celles-ci pratiquent à l’égard de leurs clients, ce qui vise à relancer l’économie réelle en facilitant l’emprunt.

Dans la théorie keynésienne, l’usage conjoint de ces politiques monétaires dites expansives – car elles augmentent la masse monétaire en circulation – et de politiques budgétaires de relance, est censé relancer rapidement l’économie ; une fois celle-ci en meilleure santé, vient le temps de la réduction des déficits publics et de la remontée des taux d’intérêts directeurs. Pourtant, cela n’a pas été le cas après 2008 car les politiques de relance ont été menées durant trop peu de temps – notamment en raison des craintes sur la soutenabilité des dettes publiques dans la zone euro au début des années 2010 -, et car rien n’a été fait pour réduire les inégalités de revenu. Ainsi, depuis 2008, les salaires réels ont largement stagné en Europe de l’Ouest et aux Etats-Unis, et la quasi-totalité des nouveaux revenus sont allés à une minorité aisée. Les conséquences d’une telle situation sont désastreuses : les masses de liquidités considérables mises en circulation sont majoritairement allées vers la spéculation, alimentant de nombreuses bulles alors que l’économie réelle peinait à se relancer. Les niveaux historiquement hauts des indicateurs boursiers tel que le Dow Jones, le CAC40 ou du S&P 500, en contradiction totale avec la reprise médiocre de l’activité réelle, en témoignent.

Parallèlement, les stocks colossaux de créances pourries possédés par les banques et les difficultés de financement des États – certaines dettes étant de moins en moins considérées comme de bons placements – ont conduit les banques centrales à racheter ces titres dont personne ne voulait au travers des politiques dites de « Quantitative Easing ». Les bilans des banques centrales (total de leurs actifs et de leurs passifs), réputées pour être des institutions stables, ont donc explosé, en même temps que le risque d’une nouvelle crise augmentait.

Le bilan de la FED, de la BCE et de la Banque du Japon.

Les taux d’intérêts des banques centrales ont très légèrement amorcé leur remontée depuis quelques mois en raison de la modeste amélioration de la santé des économies, principalement aux Etats-Unis. La BCE va quant à elle maintenir son programme de QE pour l’année prochaine, mais à un rythme réduit aux alentours de 30 milliards d’euros par mois. Mais au rythme actuel, il faudra de nombreuses années pour que les taux d’intérêt directeurs remontent suffisamment et que les bilans s’assainissent assez pour que la situation redevienne normale. Les banques centrales n’ont sans doute pas ce temps-là devant elles. C’est alors que la situation pourrait devenir apocalyptique : avec des taux d’intérêts directeurs déjà proches de zéro et des bilans gorgés de crédits pourris, même les outils “non-conventionnels” actuellement utilisés par les banques centrales ne suffiraient plus.

Une nouvelle crise pourrait alors non seulement mettre à terre les colosses financiers « too big to fail », mais aussi la confiance dans les banques centrales et la valeur des monnaies qu’elles émettent. Ce qui pourrait se traduire par une montée en flèche de l’inflation, voire un effondrement du système monétaire actuel. Avec des États qui se retrouveraient surendettés et qui ne pourraient plus espérer le rachat de leurs titres par les banques centrales, les derniers maillons réputés fiables du système financier tomberaient. La suite ne ressemblerait alors à rien de connu.

Quelques préconisations pour éviter le pire

La fuite en avant actuelle est donc intenable ; comme le résume Alfonso Lopez de Castro, directeur de la Financia Business School, « La question n’est plus de savoir s’il y aura un krach, puisque krach il y aura. La question est de savoir quand il aura lieu ». Il est donc temps de nettoyer en profondeur le système financier, ce qui est d’ailleurs la fonction d’une crise.

Tout d’abord, les mesures de régulation et de contrôle du secteur financier doivent être renforcées et non affaiblies : le shadow banking, système de financement qui outrepasse les banques d’investissement, doit être mis hors d’état de nuire, les crédits toxiques interdits et les provisions des banques encore renforcées. Une taxe sur les transaction financière, sans cesse promise et repoussée, et une interdiction du trading haute fréquence, technique algorithmique et informatique d’achat et de vente d’actions en quelques millisecondes qui est l’incarnation même du mimétisme et du court-termisme qui règnent sur les marchés financiers, permettraient de limiter sérieusement la spéculation nuisible et la sensibilité au cycle. Les pouvoirs et les moyens des autorités de surveillance du secteur doivent aussi être accrus si l’on veut être certains d’un changement en profondeur des pratiques du secteur.

Parallèlement, la politique monétaire mondiale doit retourner le plus vite possible à une situation normale, ce qui signifie la fin du Quantitative Easing et la remontée progressive des taux directeurs. C’est ce à quoi procèdent lentement et délicatement les banques centrales, mais si cet effort ne va pas de pair avec la régulation des marchés, les bulles spéculatives peuvent éclater. D’aucuns argueront que la fin de la politique monétaire expansive actuelle risquerait de nous pousser vers la déflation. Il est pourtant nécessaire de rappeler que si l’inflation et la reprise de l’économie demeurent si faibles, ce sont avant tout les politiques d’austérité, de réduction de la commande publique, de destruction des services sociaux et les 21.000 milliards qui dorment dans les paradis fiscaux qui en sont responsables. Au lieu de coupler une politique monétaire accommodante avec une relance budgétaire comme le préconise Keynes, nous avons pris le chemin de l’austérité dès les premières années qui ont suivi la crise, avec pour effet de mettre en péril la reprise et d’encourager une spéculation débridée sur des marchés pauvres en titres solides.

C’est pourquoi la structure de l’économie mondiale doit absolument être rééquilibrée : les excédents commerciaux de l’Allemagne et de la Chine sont trop élevés, de même que les déficits commerciaux d’autres pays, notamment les États-Unis d’Amérique. Il est également impératif de se redonner des marges de manœuvre budgétaires afin de mettre en place des politiques de relance basées sur la redistribution et la transition écologique. Certes, les faibles taux auxquels empruntent les États actuellement sont une opportunité à saisir, mais rien ne sera vraiment possible sans une lutte acharnée contre l’évasion et l’optimisation fiscale, le blanchiment d’argent et l’économie informelle. De nombreux pays doivent enfin sortir au plus vite de leur dépendance aux matières premières, qu’il s’agisse des hydrocarbures, de ressources minières ou agricoles. La situation épouvantable du Venezuela, désormais au bord du défaut de paiement, illustre combien une nation peut sombrer lors de variations de prix brutales que la spéculation accentue. La structure intérieure des économies n’est pas moins importante : les écarts de revenus actuels sont indéniablement nocifs.

Les défauts majeurs de l’économie et du monde financier actuels sont structurels : les réformer en profondeur sera nécessairement douloureux et long, mais c’est impératif. Car si une crise financière et économique prochaine paraît certaine dans le contexte actuel, tout doit être fait pour en réduire l’ampleur.

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