« Ne parlez pas de violences policières » : bref historique d’un déni politique

© Pierre Selim

Alors que le cadavre de Steve Caniço venait d’être retrouvé, le Premier ministre, s’abritant derrière un rapport de l’IGPN d’ores et déjà obsolète et contredit par de nombreux témoins et vidéos, déclarait le 30 juillet qu’il « ne peut être établi de lien entre l’intervention des forces de police et la disparition » du jeune homme. Quelques jours auparavant, l’IGPN avait déjà fait parler d’elle à l’occasion de la conclusion de son enquête sur l’interpellation controversée des lycéens de Mantes-la-Jolie. Les images de ces 151 mineurs à genoux, mains sur la tête, filmés dans un terrain vague sordide par un policier hilare (« en voilà une classe qui se tient sage »), avaient choqué l’opinion. Les plus anciens y avaient reconnu, consternés, comme le lointain reflet d’images d’un autre temps. En total décalage, le gouvernement s’enferme dans un déni chaque jour plus flagrant des violences policières auxquelles il expose ses citoyens.


Passée l’émotion, on sait maintenant que certains mineurs sont restés, sinon dans cette position, du moins immobilisés pendant près de quatre heures. D’autre part, sur les 151 interpellés, 142 (soit l’écrasante majorité) n’ont fait l’objet que d’un rappel à la loi. Quiconque connaît le système judiciaire sait que le rappel à la loi est l’arme la plus facile à la disposition des procureurs et des officiers de police judiciaire – OPJ (dont on est en droit de questionner l’impartialité politique [1]), et qu’elle a été massivement utilisée pour intimider les gilets jaunes en particulier et les empêcher de retourner manifester [2]. 142 lycéens sur 151 n’ont donc pas fait l’objet de poursuites judiciaires, alors que la police avait d’abord justifié l’emploi de ces méthodes par le caractère apocalyptique de la situation à Mantes : deux de choses l’une donc, ou bien les policiers ont exagéré la gravité de la situation, ou bien ils sont incompétents, et n’ont pas interpellé les bonnes personnes [3].

Pourtant, le 27 juillet, l’enquête préliminaire sur ces interpellations de Mantes, confiée à l’IGPN par le parquet de Nanterre a été classée sans suite. En réalité, dès le 16 mai, la nouvelle directrice de l’IGPN, Brigitte Jullien, auditionnée par une commission d’enquête de l’Assemblée nationale, affirmait qu’il n’y avait « pas de faute » ni de « comportements déviants » (sic) de la part des policiers dans cette affaire. Quelques temps après, le 13 juin, dans une interview donnée au Parisien, cette même Brigitte Jullien déclarait sans rire : « Je réfute totalement le terme de violences policières. Il y a eu des blessures commises à l’occasion de manifestations durant lesquelles la police a fait usage de la force. Notre travail est de chercher à savoir si cet usage était légitime et proportionné. Nous devons évaluer la proportionnalité et la légalité de la riposte. Il y a peut-être eu des situations où cela n’a pas été le cas. Mais il est encore trop tôt pour le dire. » Une prudence des plus louables.

En réalité, ce refus obstiné d’attribuer aux choses leur véritable nom (« je réfute le terme ») est l’écho exact des propos devenus célèbres du président Macron, dès le 7 mars 2019, au cours d’un de ses talk-shows fleuves requalifiés en Grand débat national, à Gréoux-les-Bains : « Ne parlez pas de répression ou de violences policières, ces mots sont inacceptables dans un État de droit. […] Je refuse ce terme. » Ou encore : « Je n’aime pas le terme de répression, parce qu’il ne correspond pas à la réalité. » En fait, tout le discours de Macron se place au niveau des noms, des étiquettes qu’on met sur les choses, dans un jeu de langage destiné à occulter, précisément, la réalité — à ne pas se prononcer dessus. Et c’est sous la forme d’un syllogisme aberrant, digne de Lewis Carroll, qu’il oppose tous ces vocables entre eux, comme s’il s’agissait de signifiants vides, sans réalité concrète (yeux ou mains arrachés, traumatismes, vies brisées [voir le reportage réalisé par Salomé Saqué : Les blessés qui dérangent]) : « La France se nomme État de droit. Les violences policières sont des mots inacceptables dans un État de droit. Donc ne parlez pas de violences policières ».

Mais ce déni présidentiel s’inscrivait lui-même dans une longue suite de dénis de réalité : ainsi, sur TV Carcassonne, le 14 janvier, le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner affirmait déjà : « Moi, je ne connais aucun policier, aucun gendarme qui ait attaqué des gilets jaunes […] Je n’ai jamais vu un policier ou un gendarme attaquer un manifestant ou attaquer un journaliste ». Castaner ici ne se bat plus seulement sur les termes, la qualification des faits : avec l’aplomb grossier de l’ex-joueur de poker, il va jusqu’à mettre en doute leur existence — non certes en affirmant haut et fort que les violences policières n’existent pas, mais en se contentant d’un hypocrite « je ne connais pas », « je n’ai jamais vu ». Castaner prétend ne jamais avoir vu ce qui est pourtant offert sur Internet au tout venant — des heures et des heures de vidéos de violences policières [4]. Rappelons qu’au 21 juillet, selon le décompte indépendant de David Dufresne, on était pour la répression du mouvement des gilets jaunes à 860 signalements sur Twitter, 1 décès [5], 24 éborgnés et 5 mains arrachées. Or pour qui veut bien voir, comme l’avait vigoureusement montré Frédéric Lordon dès l’affaire Benalla, c’est le visage le plus brutal, policier et autoritaire du néolibéralisme qui transparaît de plus en plus sous les traits juvéniles du président Macron.

Benalla : la face cachée, honteuse du macronisme, soudainement révélée à l’été 2018 ; les violences policières du printemps 2018, chaînon capital dans la transformation de la doctrine française du maintien de l’ordre, entre la brutalité des nouvelles méthodes d’encadrement des manifestations introduites sous Valls et Cazeneuve, et la répression débridée du mouvement des gilets jaunes sous Castaner. On se souvient des auditions au Sénat à l’été 2018, qui avait tenu en haleine une partie de la population : de l’audition pitoyable de Gérard Collomb, qui déjà à l’époque n’avait rien vu, ne connaissait personne. L’une d’entre elles, malheureusement, était passée inaperçue — celle de Marie-France Monéger-Guyomarc’h, la précédente directrice de l’IGPN. Elle y avait pourtant commis un lapsus ravageur, mettant tout à coup à nu cet édifice de mensonges, d’euphémismes et d’omissions : « Cette vidéo a été visionnée par des agents de l’Inspection Générale […] le 5 ou le 6 mai. Ils ont relevé que les violences étaient légitimes ». Et se rendant soudain compte de l’énormité qu’elle avait prononcée : « Que l’usage de la force, pardon, était légitime. Ils n’ont pas détecté de violences illégitimes. […] Il s’agissait d’une action de police faite par ce qu’ils pensaient être des policiers. » Autrement dit, ce qui choque Mme Monéger-Guyomarc’h, ce n’est pas l’interpellation réalisée par Benalla en elle-même, comme par exemple le violent coup pied (avec rangers) donné verticalement dans le ventre d’un homme mis à terre, c’est simplement le fait que Benalla n’était pas policier. Sitôt démasqué comme n’étant pas policier, sa violence n’est plus légitime. Comment mieux dire l’impunité dont ceux qui sont effectivement policiers peuvent jouir dès lors ?

Ainsi, des procureurs à la ministre de la Justice (qui garde un silence assourdissant), en passant par les deux dernières directrices de l’IGPN et le ministre de l’Intérieur et jusqu’au président Macron lui-même, c’est l’ensemble de la hiérarchie, administrative et politique, à tous ses échelons, qui couvre les policiers auteurs de bavures, et sème le doute sur l’existence même de telles violences policières. Il ne s’agit pas là de déclarations isolées, de maladresses d’expression : toutes ces citations constituent au contraire une parole politique publique formidablement cohérente, destinée à conforter les policiers violents et anti-républicains dans leur sentiment d’impunité. Et à les récompenser même, pour leur sale besogne de répression.

Car comment interpréter autrement cette remise de « médailles de la sécurité intérieure », une « promotion gilets jaunes » (c’est son nom officiel) à l’ampleur insolite (9162 noms, contre une centaine habituellement, le 1er janvier et le 14 juillet), décidée par Castaner le 16 juin dernier ? Depuis 2012, ces médailles récompensent les « services particulièrement honorables, notamment un engagement exceptionnel […] et les actions revêtant un éclat particulier ». Parmi les heureux nominés, Mediapart avait révélé que se trouvaient deux commissaires mis en cause dans l’affaire Genevière Legay à Nice (23 mars), Rabah Souchi et sa compagne Hélène Pedoya (à qui le procureur de Nice avait d’abord jugé bon de confier l’enquête préliminaire sur les agissements de son conjoint…). Mais aussi Bruno Félix, le capitaine qui a commandé les tirs de grenade qui ont très certainement provoqué la mort de Zineb Redouane dans son appartement de Marseille le 1er décembre ; le commandant divisionnaire Dominique Caffin, CRS qui a personnellement pris part au tabassage de plusieurs manifestants dans un Burger King à Paris, toujours le 1er décembre et last but not least, Grégoire Chassaing, le commissaire qui, quelques jours après la prise de l’arrêté de nomination, donnerait l’ordre d’utiliser les gaz lacrymogènes lors de la charge destinée à disperser un rassemblement festif à Nantes, dans le cadre de la fête de la musique, la nuit de la mort par noyade de Steve Maia Caniço.

Que penser d’un régime à ce point complaisant avec la violence de sa police ? À ce point hypocrite, et occupé à systématiquement retirer aux choses leur véritable nom ? Lordon, qui a bien parlé de cette « défiguration par / de la langue » propre au pouvoir macroniste, avait déjà compris que l’affaire Benalla n’était pas une aberration circonstancielle, le pétage de plombs d’un collaborateur incontrôlable, mais une première étape dans la révélation progressive de la nature profonde du macronisme : « Nous attendons de voir s’il se trouve quelque média pour enfin montrer toutes ces choses, entendons : pour les montrer vraiment, c’est-à-dire autrement que comme une série d’articles factuels mais sans suite ni cohérence, par-là voués à l’oubli et l’absence d’aucun effet politique, quelque média pour connecter ce qui doit l’être, non pas donc en en restant au confortable FN, mais en dessinant enfin l’arc qui est maintenant sous nos yeux, l’arc qui emmène de Marine Épouvantail Le Pen à Valls, Collomb, Macron, qui fait le rapport entre la violence pluri-décennale dans les banlieues et celle plus récente dans la rue, ou contre les syndicalistes trop remuants, et ceci quitte, s’il le faut (on sent qu’il le faudra…), à demander aux journalistes-remparts-de-la-démocratie d’aller puiser dans leurs souvenirs d’enfance : « Relie les points dans l’ordre des numéros et tu verras apparaître une figure ». Avertissons d’emblée ces âmes sensibles : ici on va voir apparaître une sale gueule. »

 

[1] Exemples les plus récents de procureurs voyous : Jean-Michel Prêtre à Nice, qui a minimiser la blessure de Geneviève Legay pour ne pas « embarrasser » le Président (mais que le Ministère de la Justice ne souhaite pas sanctionner) (https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/07/24/affaire-legay-pour-sa-defense-le-procureur-de-nice-ne-voulait-pas-embarrasser-macron_5492695_3224.html?fbclid=IwAR0S-F-yL-6FyciF1g6dpy7Df6me8Bb2L7RwXjP1A6KHUrGVS1gW2pqjPGw), et Bernard Marchal à Toulon, tellement servile et appliqué à défendre le commandant de police Didier Andrieux (le fameux « policier boxeur », filmé en train de porter plusieurs coups de poing à diverses personnes le 5 janvier, tout en les invitant, sûr de lui, à « porter plainte ») qu’il se retrouve aujourd’hui contredit par… l’IGPN ! (https://www.liberation.fr/france/2019/07/26/affaire-didier-andrieux-a-toulon-la-police-des-polices-contredit-le-procureur_1742250).
[2] Dans son édition du 30 janvier 2010, le Canard enchaîné nous apprenait ainsi qu’une note interne du procureur de la République de Paris, Rémy Heitz, adressée par courriel à tous les magistrats du parquet de Paris, recommandait de ne «lever les gardes à vue» des interpellés que «le samedi soir ou le dimanche matin afin d’éviter que les intéressés grossissent à nouveau les rangs des fauteurs de trouble», ou encore l’inscription de ces gardés à vue au fichier TAJ (pour «traitement d’antécédents judiciaires») commun à la police et à la gendarmerie, même «lorsque les faits ne sont pas constitués» ou que la procédure est classée sans suite. Ce Rémy Heitz, on s’en souvient, doit sa nomination à Emmanuel Macron lui-même, qui l’avait imposé contre les candidats de la Ministre de la Justice (https://www.lejdd.fr/Societe/Justice/parquet-de-paris-pourquoi-la-nomination-de-remy-heitz-fait-polemique-3771254) ; c’est le même qui, le 4 février 2019, tenterait de perquisitionner les locaux de Mediapart dans le cadre d’une enquête préliminaire ouverte par ses soins pour atteinte à la vie privée de Benalla, après la révélation par le quotidien en ligne d’enregistrements accablant Crase et Benalla. (https://www.mediapart.fr/journal/france/040219/le-parquet-de-paris-tente-de-perquisitionner-mediapart)
http://lesaf.org/permanence-gilets-jaunes-lettre-ouverte-du-saf-au-procureur-de-la-republique-du-tgi-de-paris/
[3] On lira un fidèle résumé des arguments des policiers de Mantes dans ce papier du Point, qui se contente pour l’essentiel de recopier le PV que ceux-ci lui ont vraisemblablement transmis d’eux-mêmes : https://www.lepoint.fr/societe/mantes-la-jolie-que-s-est-il-vraiment-passe-le-6-decembre-21-12-2018-2281214_23.php
On notera au passage cette délicieuse réminiscence de scène tribale, sobrement consignée par l’auteur anonyme du rapport, et qui semble avoir marqué le plumitif du Point  : « Un groupe de jeunes dansait autour du véhicule [en flammes], note la police ».
[4] On trouvera le résumé des brutalités les plus plus médiatisées à l’encontre des Gilets Jaunes sur cette vidéo — entre tant d’autres :
https://twitter.com/Action_Insoumis/status/1107345976728186880
[5] Il s’agit de Zineb Redouane à Marseille : https://www.liberation.fr/debats/2019/07/07/aphatie-et-la-mort-de-zineb-redouane_1738580

L’échec du macronisme en France

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© Parlement européen

Le 14 mai 2017, Emmanuel Macron prenait ses fonctions de président de la République française. Deux ans plus tard, nous pouvons réaliser que le nom de Macron sera associé à la répression. Sans doute cet homme a-t-il voulu, veut-il encore s’illustrer autrement, par ses valeurs, par ses talents, par son programme dont il est fier. Mais l’histoire est cruelle et, comme le disait Merleau-Ponty : « Le politique n’est jamais aux yeux d’autrui ce qu’il est à ses propres yeux […]. Acceptant, avec un rôle politique, une chance de gloire, il accepte aussi un risque d’infamie, l’une et l’autre imméritées. » Sans nous arrêter à ce sentiment d’injustice, il est temps pour nous d’analyser, au-delà d’une personne, l’échec du macronisme. Par Jean-Marc Ghitti, philosophe, professeur agrégé et docteur, auteur aux éditions de Minuit et aux éditions du Cerf. Il a écrit récemment un essai : Gilets jaunes, un signe de notre temps (Améditions, janvier 2019).


L’élection n’aura pu suffire à garantir la légitimité d’un homme, sorti par traîtrise de son propre camp, et qui ne pouvait se prévaloir ni d’une carrière politique antérieure, ni d’un ancrage dans l’histoire (aucune expérience à mettre en avant et aucun héritage idéologique à prendre en charge). Déclaré vainqueur d’un double vote marqué par le retrait inattendu du président en exercice, par une campagne médiatique contre le candidat favori et par la peur panique de l’extrême droite, il n’a recueilli qu’un nombre de voix limité sur son nom. Il n’en a pas moins bénéficié d’une majorité parlementaire écrasante. Sans tenir compte de ce concours de circonstance, il s’est enivré de la situation. Il n’a pas compris que son pouvoir signifiait, non pas le signe de son destin personnel, mais la pathologie de nos institutions qui appelait une réforme immédiate. La non-représentativité de l’Assemblée nationale, le pouvoir exorbitant concentré à l’Élysée et la toute-puissance de l’exécutif au détriment du législatif ont été les vices institutionnels sur lesquels le macronisme a pu se donner l’illusion de sa propre force.

La non-représentativité de l’Assemblée nationale, le pouvoir exorbitant concentré à l’Élysée et la toute-puissance de l’exécutif au détriment du législatif ont été les vices institutionnels sur lesquels le macronisme a pu se donner l’illusion de sa propre force.

En France, les réussites, même hasardeuses, attirent toutes sortes d’opportunistes ! Le jeune président a réuni autour de lui tous ceux qui mettaient leur réussite personnelle au-dessus de leur enracinement politique et étaient prêts à trahir leur appartenance. Le macronisme a pu donner à certains l’illusion d’être un centre politique. Mais, du centrisme, il ne partageait aucune valeur. Il aura été plutôt un conglomérat de carriéristes sans foi ni loi pour qui le ni droite ni gauche n’était pas un désir gaullien de se placer au-dessus des partis, ni même une sagesse inspirée par la modération et la juste mesure, mais bien le désir inquiétant d’en finir avec la politique au nom d’un pragmatisme à courte vue, d’un économisme libéral sans valeur et d’un individualisme de la réussite personnelle. La nouvelle équipe a cru pouvoir réduire la démocratie à quelques consultations électorales espacées le plus possible dans le temps.

C’est sur cette base que le macronisme a séduit la bourgeoisie branchée des grandes villes, en lui offrant un miroir jeune et dynamique en quoi elle a pu narcissiquement se reconnaître et s’aimer. Les salles de rédaction de la grande presse parisienne, parfaite expression de cette bourgeoisie, ont alors mis les moyens médiatiques au service du gouvernement macronien, et d’autant plus facilement que les propriétaires affairistes de ces organes y trouvaient également leur compte. Sur cette base sociologique ainsi confortée, le macronisme s’est pris pour la France sans douter le moins du monde de sa légitimité.

Il est alors apparu tout à fait normal au président de prendre la position de chef de l’exécutif, laissant du coup vacante sa fonction la plus noble et la plus délicate : celle de gardien de la cohésion nationale. On l’a vu adopter sans réflexion une conception activiste de la politique en faisant passer à marche forcée tout un train de mesures sans prendre le soin ni les expliquer, ni d’y associer les acteurs politiques du pays, écartant les maires, les syndicats, la deuxième chambre et tous les autres relais. Or, gouverner ne signifie pas appliquer un programme à la lettre, sans tenir compte ni des circonstances, ni des oppositions, ni du débat parlementaire, ni de la capacité des gens concernés à mettre en œuvre des ordres venus d’en haut. En marche a pensé pouvoir conduire, sous la houlette d’un président activiste, une transformation autoritaire du pays par la force de la contrainte juridique.

L’échec du macronisme en France, c’est que ce dispositif politique, sociologique et juridique a été brusquement arrêté par le réveil de la population au travers du mouvement des gilets jaunes. La France ne s’est pas laissée réduire à cette fausse représentation de soi et ne s’est pas identifiée à cette image par laquelle on a voulu la manipuler.

L’affaire Benalla, dès la première année du quinquennat, constitue le premier signe de déclin précoce du macronisme. Là où il y a de l’humain, il y a de l’inconscient ! Ce président ivre d’orgueil ne clamait si fort sa légitimité que parce qu’il n’en était pas convaincu lui-même. C’est ce qu’il avouait dans ses maladresses, lapsus et actes manqués, dont le plus significatif aura été, dans l’affaire Benalla, cette fanfaronnade : « Qu’ils viennent me chercher ! » Comment mieux dire qu’inconsciemment il ne se sentait pas à sa place à l’Élysée ? Formule malheureuse, que les forces les plus invisibilisées du pays ont pris à la lettre, en se mettant en marche sur le palais présidentiel et en marchant, semaine après semaine, à seule fin de moduler une unique revendication : Macron dégage !

Le macronisme aurait peut-être encore pu reconnaître dans le mouvement contestataire le retour de son propre refoulé. Quand la réalité sociale et historique d’un pays est déniée et rendue invisible par l’aveuglement des ambitieux, il est forcé, par une loi nécessaire et sans exception, qu’elle revienne se manifester avec angoisse et violence. Mais la négation et le recouvrement du pays réel est si essentiel au macronisme qu’il n’a pas pu s’en départir. Il a voulu finasser et faire des distinctions qui n’ont pas lieu d’être entre les violents, les manifestants pacifiques mais actifs et les soutiens passifs du mouvement. Le propre d’un mouvement social, c’est que ces trois catégories sont liées et solidaires. Le macronisme a voulu apporter une réponse pénale à un problème politique, ce qui était un déni supplémentaire ne pouvant que renforcer la contestation.

Le macronisme a voulu apporter une réponse pénale à un problème politique, ce qui était un déni supplémentaire ne pouvant que renforcer la contestation.

On a vu alors le macronisme entrer dans un processus de radicalisation dont les différents signes sont devenus repérables au fil des semaines : le recours à la violence, le mensonge et la manipulation, le resserrement de la secte autour de son gourou. Peu à peu tous les masques sont tombés. Le gouvernement de la France, apeuré, aux abois, s’est enfoncé dans une dérive sectaire mettant en scène son chef adulé lors d’une tournée médiatique nommée « Le grand débat. » Les organes de la presse officielle ont montré leur vrai visage : ils se sont livrés à une manipulation de l’information et l’opinion, se comportant en pures et simples relais de la communication gouvernementale, tentant de faire diversion en parlant d’autre chose comme il est de stratégie habituelle en période de troubles, et allant jusqu’à colporter des mensonges d’État. On n’a pas craint de recourir à des manœuvres d’intimidation contre l’opposition politique et contre la presse indépendante : perquisitions, plaintes, disqualification de la parole dissidente. On a fait voter, en urgence, des lois de police et on a instrumentalisé l’institution judiciaire, en lui donnant des consignes de sévérité exceptionnelle, au mépris de la séparation des pouvoirs. Mais surtout, tout au long de ce mouvement de radicalisation, le macronisme s’est historiquement et définitivement associé à la répression politique. Si bien que désormais, quels que soient les soubresauts par lesquels il pourra encore se maintenir au pouvoir, le macronisme porte la marque indélébile d’un recours à la violence qui en signe l’échec.

Affaire Benalla : de l’inutilité politique de la procédure pénale

Michele Limina, Creative Commons
Emmanuel Macron au forum économique mondial. ©Michele Limina

Une commission d’enquête parlementaire ? Quel intérêt ? S’étonnait-on ces derniers jours dans les rangs de la majorité. Que va-t-elle nous apprendre de plus que le travail de la justice ? La réponse, assez simple, tient pourtant en un seul mot : l’essentiel.


Contrairement au récit donné par le pouvoir, la création d’une commission d’enquête parlementaire sur l’affaire Benalla à l’Assemblée nationale n’a été ni une chose facile, ni une évidence aux yeux de la majorité LREM pour le moins frileuse, sinon réticente sur le sujet. Les différentes oppositions se sont en effet relayées dans une bataille parlementaire pugnace de demandes procédurales à l’issue de laquelle le groupe de Richard Ferrand a fini par concéder la transformation de l’actuelle commission des lois en commission d’enquête.

Le principal motif de résistance des députés de la majorités arguait en effet l’ouverture récente d’une enquête judiciaire jugée suffisante à leurs yeux pour que soit établie la chaine de responsabilités ayant mené aux exactions de M. Benalla. Pourtant, si les auteurs directs des faits révélés par la vidéo de Nicolas Lescaut pourraient écoper d’une condamnation pénale, la chose est beaucoup plus incertaine pour leurs supérieurs hiérarchiques.

Paradoxe relevé plusieurs fois, c’est justement au fait de ne pas appartenir à la police qu’Alexandre Benalla doit la lourdeur de sa peine médiatique, et celle – éventuelle – de sa condamnation pénale. La sanction pénale des violences en réunion pour lesquelles sont mis en examen messieurs Crase et Benalla est en effet conditionnelle. Les victimes présumées doivent ainsi faire valoir une incapacité de travail de plus de huit jours (article 222-11 du code pénal), ou une « vulnérabilité particulière apparente » (article 222-13, 2°) ou leur état de témoin d’un crime ou d’un délit (article 222-13, 5°) pour pouvoir espérer une condamnation de trois ans de prison et de 45 000 euros d’amende, ce qui n’a rien d’évident au vu du contexte particulier de l’action et du délai de réaction judiciaire.

En revanche, l’usurpation de fonctions d’un policier, (ici « l’immixtion dans l’exercice d’une fonction publique ») requiert de plein droit les mêmes peines (article 433-12 du code pénal).

“Si les auteurs directs des faits révélés par la vidéo de Nicolas Lescaut pourraient écoper d’une condamnation pénale, la chose est beaucoup plus incertaine pour leurs supérieurs hiérarchiques”

Mais qu’en est-il des autorités potentielles dont relève monsieur Benalla ?

Évacuons d’emblée le cas du président de la République. Protégé par les dispositions constitutionnelles qui lui aménagent une immunité présidentielle (en premier rang l’article 67 de la constitution actuelle), monsieur Macron ne peut être entendu d’aucune institution judiciaire avant juin 2022 au plus tôt. Sauf à attendre quatre ans – une éternité en politique – l’enquête judiciaire ne nous serait donc d’aucun secours pour évaluer sa responsabilité pénale ou même sa vision des faits.

Premier auditionné par cette nouvelle commission d’enquête parlementaire, le ministre de l’Intérieur s’est défaussé de toutes responsabilités, réfutant notamment l’application de l’article 40 du code de procédure pénale à son cas personnel. Au cœur des discussions de la commission, l’article de loi oblige en effet « toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire » ayant connaissance d’un crime ou d’un délit à rapporter les faits sans délai à la justice. Invoquant une position fidèle à celle de ses prédécesseurs, il s’est estimé libre des obligations formulées par le texte légal. Proposant une interprétation différente, la députée Daniele Obono (LFI) a avancé, lors de l’audition du ministre, qu’en tant « qu’autorité constituée » il était concerné par l’article en question.

La question de savoir si un ministre doit répondre au même titre que les agents de son ministère aux obligations de l’article 40 du code de procédure pénale n’est cependant pas résolue clairement par nos institutions. Et M. Collomb a beau jeu de profiter d’un flou relatif sur le sujet.

Ainsi en 2013 la Garde des Sceaux Mme Taubira, répondant aux questions d’une députée, Mme Véronique Louwagie (UMP), avance que : « Le concept d’autorité constituée (…) permet d’inclure sous ce vocable, selon la doctrine, toute autorité, élue ou nommée, nationale ou locale détentrice d’une parcelle de l’autorité publique.» Sans toutefois évoquer le cas des membres du gouvernement : sont référencées des décisions de justices qui concernent des maires ou des conseillers généraux, mais point de jurisprudence sur les ministres.

“La disposition du code de procédure pénale mentionne bien une obligation faite aux fonctionnaires de rapporter les crimes et les délits… mais ne prévoit pas de sanction en cas de violation de cette obligation”

Du reste, si M. Collomb devait être entendu par des juges, ce serait par ceux de la Cour de Justice de la République. Encore en vigueur aujourd’hui (M. Macron a pour projet de la supprimer), l’institution ne s’est pas fait remarquer pour sa probité ou son indépendance à l’égard du pouvoir exécutif. Et au regard de son dernier jugement rendu au terme du procès de Christine Lagarde, il y a peu d’espoir pour que sa lecture dudit article 40 soit différente de celle de M. Collomb.

Exit la responsabilité pénale de M. Collomb donc.

Le directeur de cabinet de l’Elysée M. Patrick Strzoda ou son secrétaire général Alexis Kolher, le chef de cabinet de la place Beauvau M. Jean-Marie Girier, ou encore le préfet de police M. Michel Delpuech sont eux, en tant que hauts fonctionnaires, pleinement concernés par ce fameux article 40. Le juge d’instruction tient-il là de quoi engager leur responsabilité pénale ? C’est sans compter le goût du droit français pour les contradictions baroques. La disposition du code de procédure pénale mentionne bien une obligation faite aux fonctionnaires de rapporter les crimes et les délits… mais ne prévoit pas de sanction en cas de violation de cette obligation. La Cour de Cassation (la plus haute autorité en matière de droit pénal) a en effet elle-même entériné cette absence de sanction (Cour de cassation, Chambre criminelle, 13 octobre 1992, 91-82456). Autrement dit, les autorités publiques ayant pris connaissance des actes de messieurs Benalla et Crase sans les avoir mentionnés à un procureur ne risquent… rien.

Tout au plus le manquement à l’obligation de dénonciation peut-il constituer un motif de sanction disciplinaire. Or, en dehors du registre politique, les deux supérieurs hiérarchiques de ces hauts fonctionnaires M. Macron et M. Collomb n’ont aucun intérêt à sanctionner leurs collaborateurs puisqu’ils ne sont eux-mêmes pas inquiétés judiciairement ou administrativement.

Sont ainsi écartés des responsabilités pénales tous les individus ayant pris connaissance des faits après leur commission. C’est à dire la quasi-totalité de la hiérarchie.

Restent les policiers et l’officier dirigeant les opérations sur le terrain au moment des faits. Eux peuvent être concernés par l’article 434-1 du code pénal qui oblige « quiconque ayant connaissance d’un crime dont il est encore possible de prévenir ou de limiter les effets (…) » à informer les autorités judiciaires ou administratives. Encore que ce soit là, justement, la vocation première de la police.

“En reportant sur l’institution judiciaire la charge de donner aux citoyens le sentiment d’un juste contrôle des activités de l’Élysée, tâche dont elle n’a honnêtement pas les moyens, on [prend] le risque conséquent de tuer dans l’opinion tout sentiment de justice”

Ils auraient pu également se saisir de l’article 73 du code pénal (oui oui, ce même article dont se prévaut M. Benalla pour sa défense) qui donnent « qualité (…), dans les cas de crime flagrant ou de délit flagrant (…), à toute personne pour (en) appréhender l’auteur ». Ici, pas d’obligation mais une simple opportunité d’intervention.

Au-delà de l’ironie de la situation – on peine à retenir le plaisir d’imaginer la scène surréaliste des deux victimes présumées appréhendant M. Benalla au titre de l’article 73 du code pénal – on touche ici clairement aux limites du simple droit positif. Il y a dès lors tout à parier que le volet pénal du cas Benalla ou Crase se limitera à leur seule personne, ou éventuellement à l’implication de quelques complices directs.

Pour le reste, cette brève plongée dans les limbes capricieuses du droit nous montre assez à quel point la procédure pénale est inadaptée lorsqu’il s’agit de mettre en lumière les responsabilités du pouvoir exécutif – quel que soient les niveaux de commandements impliqués – problème qui ne semble trouver de terrain de résolution satisfaisant que dans le champ politique. Se serait-on contenté de l’enquête judiciaire, et de sa sœur jumelle administrative, on manquait toute occasion de purger la crise politique actuelle. En reportant sur l’institution judiciaire la charge de donner aux citoyens le sentiment d’un juste contrôle des activités de l’Élysée, tâche dont elle n’a honnêtement pas les moyens, on prenait le risque conséquent de tuer dans l’opinion tout sentiment de justice.

À cet égard, on ne voit guère d’autre solution que le débat public pour résoudre les questions soulevées par le cas Benalla. Messieurs Macron et Collomb ainsi que leurs plus proches collaborateurs ne peuvent que s’exprimer et s’expliquer politiquement devant les Français, c’est à dire au regard des valeurs, des projets et des postures qu’ils ont souhaité incarner au cours de cette première année du quinquennat présidentiel. Et puisqu’il s’agit de faire vivre le plus possible ce débat dans les cadres institutionnels existant, la création de commissions d’enquête parlementaire (Assemblée et Sénat) paraît de loin la meilleure option.

 

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