La Biélorussie se dirige-t-elle vers un nouveau Maïdan ?

© Alexandra Zakharova

La Biélorussie est-elle secouée par une révolution de couleur, libérale et pro-occidentale ? Plusieurs signaux faibles indiquent plutôt un jeu trouble à l’égard de l’opposition biélorusse, non de la part de pays occidentaux, mais de la Russie (le gouvernement biélorusse a entre autres annoncé l’arrestation de paramilitaires salariés par Wagner, la grande société militaire privée russe), visant à déstabiliser le président Alexandre Loukachenko. Ce dernier a en effet initié depuis plusieurs années un tournant vers l’Ouest et les relations étaient dernièrement au plus bas avec le Kremlin. Mais par-delà ces enjeux géopolitiques, le séisme qui secoue actuellement le pays a essentiellement des causes endogènes – le régime étant désormais rejeté par la majorité de la population, y compris par ses soutiens traditionnels parmi les classes populaires, qui s’en sont massivement détournées sur fond de stagnation économique et de corruption.


Alexandre Loukachenko était pourtant si populaire à ses débuts. Élu démocratiquement en 1994 (à l’époque les 80% de suffrages n’étaient pas usurpés) sur les vestiges d’une URSS largement regrettée, il bénéficia du soutien des laissés pour compte de la transition. Ses slogans anti-corruption étaient bien rodés et plaisaient aux Biélorusses, de même que sa communication centrée sur ses origines modestes, sa carrière de directeur de kolkhoze et son langage peu châtié ; sa dénonciation du libéralisme économique portait, dans un contexte où les plans d’ajustement structurels provoquaient des ravages sociaux dans tous les pays de l’ex-URSS. Au pouvoir, il rétablit l’ancien drapeau soviétique ainsi que le statut officiel de la langue russe, tout en préconisant une union avec son grand voisin qui devait lui permettre de prendre la tête d’une nouvelle URSS.

Système néo-soviétique et alignement sur la Russie : les limites d’un compromis

Malgré la brutale répression de l’opposition, Loukachenko restait celui qui avait permis de limiter le choc de la transition et la hausse des inégalités, si importantes dans la Russie voisine et en Europe de l’Est. Le pacte social était clair : le développement économique en échange de la loyauté politique. Et ce pacte fonctionna à merveille : bénéficiant de généreux subsides russes (des hydrocarbures à bas prix, représentant une économie annuelle de près de 10% du PIB), il parvint à assurer une croissance moyenne de plus de 8% pendant les années 2000 et à préserver le meilleur système de santé d’ex-URSS : à titre d’exemple, la mortalité infantile est considérablement plus faible en Biélorussie (4‰) qu’aux Etats-Unis (6‰) ou en Russie (8‰).

Depuis 2010 pourtant, l’économie stagne, l’endettement public explose et les salaires réels ont chuté de 30% du fait de l’inflation. Sur fond de guerre en Ukraine, Loukachenko établit un contrat social moins favorable : la loyauté ou le chaos. Par ailleurs, face à la pression croissante d’une Russie soucieuse de s’assurer un contrôle total de son « étranger proche », le président biélorusse déploie une politique de souveraineté. Pour garantir l’autonomie stratégique du pays, il effectue des rapprochements remarqués avec la Turquie et la Chine, mais s’ouvre aussi vers l’Union européenne.

lire sur LVSL, par le même auteur : « La Biélorussie en quête de souveraineté et d’identité »].

Les sanctions pour méconnaissances des droits de l’Homme sont levées en 2016, en échange de la libération des derniers prisonniers politiques, et en mai 2020 est signée le premier accord de visas entre Minsk et Bruxelles. D’un point de vue intérieur, le discours connaît une inflexion : désormais, il tente de se démarquer du « grand-frère russe » par la promotion d’une identité biélorusse fondée sur la langue nationale, dont l’usage reste pourtant minoritaire.

Mais la Russie se crispe : elle menace de fermer l’accès à son marché (60% des exportations biélorusses) et conditionne le maintien des subventions vitales pour le pays par son annexion dans une « Fédération russo-biélorusse ». L’entrevue de Sotchi en décembre 2019 n’a pas réglé la question, bien au contraire : Loukachenko a, au prix de fortes pertes économiques, refusé d’agréer à l’ultimatum et a évoqué d’autres sources d’approvisionnement en hydrocarbures. Parmi celles-ci, les États-Unis  ont pris une longueur d’avance.

On ne trouve pas, dans les mobilisations actuelles, une fracture entre une classe moyenne urbaine et libérale, et des classes populaires pro-russes et conservatrices. À l’inverse de celles de 2010, où les manifestations contre la réélection de Loukachenko n’eurent lieu qu’à Minsk, les actions se multiplient dans l’ensemble du pays

Par ailleurs, le président s’est ridiculisé lors de l’épidémie de Covid-19, moquant les malades et prétendant qu’il suffit d’un verre de vodka pour en être épargné. Le contrat social proposé par Loukachenko ne satisfait plus la population, pour qui le régime est désormais, plutôt qu’une protection, la source principale d’instabilité et de stagnation des niveaux de vie.

Nouveau Maïdan, opération russe ou révolte endogène ?

Cette grogne sociale a été le terreau de nouvelles formes de contestation. À l’inverse des vieux partis d’opposition, groupusculaires et urbains, enfermés dans des querelles de personne ou d’idéologie (nationalistes contre libéraux), le blogueur Serguei Tikhanovski sillonne les campagnes, se faisant porte-voix de la colère des plus modestes et de leurs préoccupations quotidiennes. Avec une gouaille et un discours simple, critiquant la corruption du régime et la déconnexion des élites, il gagne une immense popularité auprès de ceux qui furent longtemps les soutiens du régime. Si Serguei est empêché de se présenter, sa femme Svetlana le supplée, bénéficiant des préjugés sexistes de Loukachenko qui ne peut s’imaginer avoir quoi que ce soit à craindre d’une femme.

Par une campagne modeste et peu politisée, avec pour seul programme l’organisation d’élections libres, elle obtient un soutien écrasant de la population, victoire obstruée par des fraudes massives, qui octroient au président sortant ses usuels 80%. Les protestations se multiplient dans le pays et le pouvoir se durcit. Loukachenko prévient : « il n’y aura pas de nouveau Maïdan ».

[Pour une mise en contexte du mouvement Maïdan en Ukraine et de ses conséquences, lire sur LVSL l’article de Lilith Verstrynge : « Ukraine : élection d’un candidat “anti-système”… dans un cadre pro-occidental ? »]

Le parallèle avec le coup d’État ukrainien de 2014 apparaît pourtant plus que douteux. S’il fallait établir une comparaison, la situation actuelle serait sans doute plus proche de la révolution qui a emporté en 2018, avec le large assentiment de la population, le gouvernement corrompu et autoritaire de l’Arménie. On ne trouve pas, dans les mobilisations actuelles, une fracture entre une classe moyenne éduquée, urbaine et libérale, et des classes populaires pro-russes et conservatrices. À l’inverse de celles de 2010, où les manifestations contre la réélection de Loukachenko n’eurent lieu qu’à Minsk, les actions se multiplient dans l’ensemble du pays. Des mobilisations massives se tiennent dans de petites villes industrielles et les immenses usines soviétiques se mettent en grève – symptôme d’un courage remarquable lorsqu’on sait que tous les salariés sont soumis à des contrats d’un an, résiliables sans motif ou indemnisation, sans même parler de la propension du régime à torturer ses opposants dans les geôles.

Le régime fait maintenant face à une population qui n’a plus peur. Les prisons se remplissent, sans tarir le flot des contestataires. Son avenir semble compromis à mesure que les démissions se multiplient dans les forces de l’ordre. Il reste néanmoins deux variables inconnues : la réaction de l’armée et celle de Moscou.

L’armée biélorusse est une armée de conscrits, sa hiérarchie a toujours été méprisée par le régime, qui repose essentiellement sur les forces intérieures et sur le renseignement (qui porte encore le nom de KGB), directement aux ordres du président. Beaucoup d’officiers supérieurs biélorusses sont, de surcroît, proches de la Russie, tant par leur formation que par leur mentalité, laissant envisager la possibilité d’un putsch. Les autorités ont distribué des munitions à la troupe, reste à savoir contre qui elles seront utilisées.

La deuxième inconnue est la réaction du Kremlin, qui joue un jeu pour le moins ambigu. Contrairement à la configuration qui prévalait lors des « révolutions de couleur » en Ukraine ou en Géorgie, les protestataires biélorusses ne sont pas, pour leur majorité, hostiles à la Russie, qui est encore perçue positivement par la population.

La Russie, de son côté, a même tacitement soutenu les opposants en leur donnant une couverture positive dans les médias qu’il contrôle[1]. Des troupes paramilitaires russes du groupe Wagner ont été arrêtées par le régime, qui les accuse de chercher à déstabiliser les élections. Pour l’heure, il est impossible de juger de la véracité de cette accusation, qui pourrait s’avérer être une opération de propagande du régime. Mais elle n’en demeure pas moins plausible. Une volonté russe de déstabiliser le régime et de l’acculer à une répression qui mettrait un terme définitif à sa politique d’ouverture vers l’Occident n’est pas à exclure. Cela aurait pour effet d’accroître la dépendance de Minsk vis-à-vis de Moscou, voire de l’obliger à implorer l’aide du « grand-frère » pour réprimer sa propre population.

[Pour une étude des sociétés militaires privées comme nouvel acteur géopolitique, lire sur LVSL l’article d’Ewen Bazin : « L’émergence des sociétés militaires privées : la guerre à l’heure du néolibéralisme].

Toutefois, renverser Loukachenko serait un pari très risqué pour Vladimir Poutine. Si le président biélorusse n’est pas assez discipliné aux yeux de Moscou, il demeure son dernier allié régional. Plus encore, le renversement d’un régime autoritaire dans ce pays « frère », serait de très mauvais augure pour le Kremlin qui lui-même doit faire face à une contestation de plus en plus virulente. Si le président russe est l’un des rares chef d’État et de gouvernement à avoir transmis ses félicitations à Alexandre Loukachenko, celles-ci sonnent avant tout comme un rappel à l’ordre.

Notes :

[1] À titre d’exemple, on se référera aux articles suivants :

 

La Biélorussie en recherche d’identité et de souveraineté

Plus de 25.000 personnes à Minsk pour célébrer les cent ans de la déclaration d’indépendance de la République Populaire de Biélorussie (25/03/2018)

Par son drapeau, ses emblèmes, ses immenses usines de tracteurs, ses sovkhozes, sa grisaille urbaine, ses fonctionnaires impassibles et son président autoritaire Alexandre Loukachenko, la Biélorussie conserve beaucoup de la République Soviétique qu’elle fut entre 1919 et 1991. Et pourtant, un vent nouveau semble souffler sur le pays.   

En ce 25 mars 2018, sous le ciel bleu, une fois n’est pas coutume, de Minsk, sa capitale, vingt cinq mille personnes se réunissaient dans une ambiance de liesse populaire. Elles fêtaient les cent ans de la République Populaire qui déclara l’indépendance de la Biélorussie d’une Russie bolchévique alors en proie à la guerre civile.

Voilà un siècle en effet que ces quelques trois-cent milles km2 de forêt, de marécage et de tourbes, coincés aux confins de la Pologne et de la Russie, se déclarèrent libres et souverains : l’aboutissement d’une renaissance culturelle et politique, à la fois nationale et sociale, entreprise quelques années plus tôt[1]. Cela fut de courte durée. Les troupes d’occupation allemandes qui avaient toléré cette déclaration d’indépendance, mais qui n’étaient pas allées jusqu’à la reconnaître, se retirèrent après l’armistice (fin 1918). Dès le 10 janvier 1919, les bolchéviques investirent Minsk pour fonder la République Socialiste Soviétique de Biélorussie, république fondatrice de l’URSS, avec les RSS d’Ukraine, de Russie et de Transcaucasie.

https://www.kp.by/
Emblêmes de la Biélorussie

C’est de cet héritage soviétique que M. Loukachenko s’est jusqu’alors toujours revendiqué. Porté au pouvoir en 1994 par les premières élections présidentielles libres de l’histoire du pays, Alexandre Loukachenko écrase la « deuxième renaissance biélorusse ». Celle-ci voyait, à l’instar de la Lituanie voisine, une partie de la population, particulièrement l’ouest du pays et les grandes villes, revendiquer fièrement son passé non-russe et non-soviétique, sa langue et ses emblèmes : le drapeau rouge et blanc qui fut d’abord celui de la République populaire de 1918, et la Pagonie, le blason du Grand Duché de Lituanie[2]. Elle envisageait, à l’image des autres pays de la région, un avenir démocratique et européen, loin d’une Russie associée au despotisme.

Grâce à ses virulentes dénonciations de la corruption et à son discours social en faveur des « gens du commun » Alexandre Loukachenko l’emporte haut la main avec plus de 80% des voix au deuxième tour. Il fit particulièrement le plein de voix dans l’est du pays, région dont il est originaire, grâce au ressentiment de cette population essentiellement russophone, profondément attachée à l’URSS et sceptique vis-à-vis d’un renouveau national qui n’est pas le sien[3].

Coup sur coup, par référendum, il rétablit le statut officiel de la langue russe[4], le drapeau rouge et vert de la République soviétique et déplace la fête nationale du 27 juillet, jour de la déclaration de souveraineté en 1990, au 3 juillet, date de l’entrée victorieuse des troupes soviétiques à Minsk en 1944. Rapidement, le drapeau blanc et rouge ainsi que le blason du Grand Duché sont interdits. Partisan de la restauration d’une Union russo-biélorusse (dont il espérait prendre la tête grâce à sa grande popularité dans une Russie alors en pleine déconfiture), M. Loukachenko rejette tout nationalisme biélorusse. Il lui préfère un certain patriotisme soviétique : celui qui célèbre la République soviétique de Biélorussie comme vitrine (industrielle) du socialisme et comme « Peuple-Héros » (narod geroya) face à l’occupant nazi[5]

« Le Président lui-même a souligné l’importance à ses yeux des valeurs qui furent celles de la République de 1918 : indépendance nationale et justice sociale. Le vent tourne, et depuis quelques années, le discours du président n’est plus le même.»

Pourtant en ce 25 mars 2018, les drapeaux blancs et rouges, qui servent d’emblèmes à l’opposition nationaliste, flottaient sur la foule qui reprend en cœur des chansons biélorusses. A côté, les OMON (forces de sécurité) semblent bien impassibles, eux qui pourtant ont l’habitude, chaque 25 mars, d’affronter quelques centaines de jeunes démocrates-nationalistes venus bravés l’interdiction de manifester. L’année précédente, plus de cent manifestants n’avaient-ils pas été arrêtés[6] ?

Pourtant, pas de nouveau Maïdan à signaler dans une Biélorussie encore solidement contrôlée par le pouvoir. Cette année, la célébration prend place avec le soutien actif de la municipalité de Minsk. En même temps, de nombreuses expositions, conférences dans les universités et articles dans les médias gouvernementaux sont consacrés à ce centenaire. Le Président lui-même a souligné l’importance à ses yeux des valeurs qui furent celles de la République de 1918 : indépendance nationale et justice sociale. Le vent tourne, et depuis quelques années, le discours du président n’est plus le même.

Loukachenko :Nous avons commis une erreur majeure dans notre politique étrangère : nous avons volé d’une seule aile”.

Dès l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir en 2000, M. Loukachenko doit renoncer de facto, à son projet de fusion avec la Russie et se résigner à n’être « que » Président de la Biélorussie. A partir du milieu des années 2000, deux crises pétro-gazières successives (2004 et 2006) lui font comprendre clairement le risque que représente pour la souveraineté biélorusse (et donc son propre pouvoir) un alignement trop inconditionnel sur Moscou : « Nous avons commis une erreur majeure dans notre politique étrangère : nous avons volé d’une seule aile ». Ainsi dès 2008, la Biélorussie s’illustre par une position de non-alignement lors de l’invasion russe de la Géorgie.

Mais l’élément déclencheur du néonationalisme biélorusse est l’intervention russe en Ukraine en 2014. Si la Russie est pour la Biélorussie une « nation sœur », l’Ukraine en est, sur bien des points, plus proche culturellement[7] et cela explique en partie sa position de neutralité. Celle-ci présente aussi l’avantage de faire apparaître la Biélorussie non plus comme « la dernière dictature d’Europe », mais comme un bienveillant faiseur de paix lors de la signature des accords de Minsk en 2014 et 2015.

L’intervention russe, au mépris du droit international, fait aussi prendre conscience au Président biélorusse la fragilité de son pouvoir, sur lequel pèse toujours le risque d’un coup d’Etat de palais, plus menaçant qu’un hypothétique Maïdan libéral. L’annexion de la Crimée lui démontre que la Russie n’hésiterait pas à prendre par la force une terre qu’elle considère comme sienne dans le cas où celle-ci souhaiterait se détacher de son influence ; et pour le Kremlin, la Biélorussie est part intégrante du « rousskiy mir », le « monde russe », voué à une communauté de destin avec la Russie.

« L’objectif du pouvoir est d’affermir l’identité nationale biélorusse dans une population qui parfois se sent d’abord et avant tout russe. »

Accélérant un mouvement de fond qui prend place déjà depuis presque dix ans[8], M. Loukachenko applique une politique de « biélorussisation douce ». Il s’agit d’accroitre les marges de manœuvres souveraines du pays : au niveau international par une politique de diversification diplomatique et économique avec l’Union européenne, les relations sont au plus haut depuis 1994, ainsi qu’avec la Chine ou la Turquie[9], comme au niveau national par un renouvellement des cadres et un contrôle accru sur les médias russes, vecteurs d’influence majeurs dans le pays.

Carte de la Biélorussie

La nouvelle politique de défense biélorusse, publiée en juillet 2016, désigne, sans la nommer, la Russie comme menace potentielle au même titre que les pays occidentaux, et prend en considération les risques de guerre « non conventionnelle » sur le modèle ukrainien. Les unités de défenses territoriales (territorial’naia oborona) sont ainsi renforcées pour atteindre un potentiel de 120.000 soldats sous le contrôle direct des gouverneurs régionaux, beaucoup plus fidèles qu’un état-major militaire suspect de sympathies pro-russes (la plupart des officiers biélorusses ont été formés en URSS et lorgnent vers Moscou). Il s’agit de rendre tangibles les menaces qu’avait fait Loukachenko lorsqu’il avait précisé qu’en cas d’annexion de la Biélorussie, l’envahisseur aurait à faire face à une « guerre de Tchétchénie puissance 100 ».

L’objectif du pouvoir est également d’affermir l’identité nationale biélorusse dans une population qui parfois se sent d’abord et avant tout russe. Cela passe notamment par la construction d’un grand récit national mêlant l’histoire russe et soviétique à certains épisodes historiques pré-russes (Principauté de Polotsk, IX-XIe siècles, Grand-Duché de Lituanie, XII-XVIIIe siècles) voir antirusses (soulèvement de Kostas Kalinovski en 1863 contre l’Empire tsariste, République Populaire Biélorusse en 1918). Ainsi, en juillet 2017, Loukachenko évoque pour la première fois les « mille ans de la culture biélorusse ». Il s’agit également de promouvoir la langue biélorusse, qui en tant que symbole d’opposition a été marginalisée durant les vingt dernières années. Pour la première fois en juillet 2014, Loukachenko prononce un discours entièrement en biélorusse. Plus encore, la culture biélorusse est mise à l’honneur en 2016, déclarée « Année de la Culture » par les autorités.

« Malgré la domination écrasante du russe comme langue d’usage dans les grandes villes, les Biélorusses cultivent leurs différences. »

http://radiokultura.by/ru/node/1014
Jour des Vyshivanki (chemises traditionnelles) à Minsk

La perte de la signification partisane de ces symboles nationalistes permet à une population beaucoup plus large de s’en saisir. Une réappropriation du folklore biélorusse est visible, notamment dans une jeunesse urbaine remarquablement dynamique chez qui le port de la chemise en chanvre traditionnelle (vyshivanka) et la langue biélorusse sont devenus à la mode. En 2017, pour les 500 ans de l’impression par Francis Skoryna du premier livre en biélorusse, une mise en avant de la littérature nationale et une forte activité éditoriale de traduction de livre et de films étrangers en biélorusse prend place.

Preuve que ce mouvement dépasse la simple initiative du pouvoir, de nombreuses entreprises, locales comme internationales, surfent sur cette vague en multipliant les publicités en langue biélorusse ainsi que les références à la culture nationale. Ces entreprises cofinancent depuis 2010 un festival annuel de publicité et de communication en biélorusse (« Adnak »).

Publicité en biélorusse de McDonalds pour des plats traditionnels

Malgré la domination écrasante du russe comme langue d’usage dans les grandes villes, les Biélorusses cultivent leurs différences : ils seraient « plus pacifiques, plus polis, plus patients, plus propres, plus travailleurs » que les Russes, « plus Européens » en quelque sorte.

Néanmoins, quelques jours après ses déclarations positives sur la République Populaire de Biélorussie, M. Loukachenko y met un bémol : il précise que s’il faut étudier cet évènement historique, il n’y a pas de quoi en être particulièrement fier. Si la volonté de construire une nation indépendante était louable, le Président critique le fait que pour cela les Biélorusses se « soient jetés sous la botte du Kaiser »[10]. 1918-2018, comme une mise en garde contre un trop grand rapprochement avec l’Union européenne ou avec l’OTAN qui pourrait représenter une menace tout aussi importante pour la souveraineté biélorusse et pour son pouvoir personnel. Comme un clin d’œil à Moscou également : la Biélorussie se négocie des marges de manœuvres, certes, mais elle connait les limites à ne pas franchir. Elle reste, en dernière instance, l’allié fidèle du « grand frère russe ». Le jeu d’équilibriste de la jeune nation biélorusse et de son Président n’est pas près de se terminer.


[1] En 1906 paru le journal Nasha Niva, dans lequel publièrent tous les grands noms de la littérature biélorusse naissante, notamment Yanka Kupala (1882-1942) et Maxime Bogdanovitch (1891-1917). En 1903, le Parti Socialiste de Biélorussie est fondé, dans lequel on retrouve les chefs de file du mouvement littéraire.

[2] Grande puissance d’Europe centrale depuis le XIIIème siècle et unie à la Pologne à partir de l’Union de Krewo (1385), le Grand-Duché de Lituanie était, comme son nom ne l’indique pas, un Etat dont la majorité de la population et la langue officielle était le ruthène, c’est-à-dire l’ancêtre du biélorusse moderne.

[3] En cela, il est possible de constater qu’il existe en Biélorussie, d’une manière beaucoup plus diluée et moins conflictuelle, la même opposition qu’en Ukraine entre l’ouest tourné vers l’Europe et l’est orienté vers la Russie. La différence réside néanmoins dans le fait qu’en Biélorussie, le dernier groupe est largement majoritaire, et le russe domine absolument l’espace public.

[4] Statut à égalité avec la langue biélorusse qu’elle avait perdu en 1991. Dans les faits néanmoins, le russe est utilisé comme seule langue de l’administration.

[5] Disposant d’un territoire vaste, peu peuplé et difficilement contrôlable, le mouvement partisan fut en Biélorussie particulièrement fort, comptant jusqu’à près de 400.000 engagés en 1944. Au total, la Biélorussie perdit près de deux millions d’habitants lors de la guerre, soit près d’un quart de sa population, le taux le plus élevé au monde.

[6] BBC Russie, Protesty v Den’ Voli v Minske : sotni zaderjanyx, 25 mars 2017

[7] Biélorusses et Ukrainiens partagèrent, sous le nom de ruthène, le même destin à l’intérieur du Grand Duché de Lituanie, tandis que les Russes étaient sous dominations tatare (XIII-XVe siècles). Il en découle par exemple que les langues biélorusses et ukrainiennes sont plus proches l’une de l’autre qu’elles ne le sont du russe.

[8] On peut évoquer notamment la politique menée par Pavel Latouchka, Ministre de la Culture entre 2009 et 2012 et depuis 2012 ambassadeur à Paris. Il a notamment financé la rénovation/reconstruction des châteaux princiers de Mir et de Nesvitch et mis à l’honneur la culture biélorusse. Avec lui, une nouvelle génération d’hommes politiques, plus détachée affectivement de la Russie et de l’URSS, et plus attaché à la culture et à la souveraineté biélorusse, est en train d’émerger, notamment dans le Ministère des Affaires Etrangères.

[9] Ioula Shukan, La Biélorussie après la crise ukrainienne : une prudente neutralité entre la Russie et l’Union européenne ? Etudes de l’IRSEM, 50, mars 2017

[10] Belta, Lukachenko o BNR, 20 mars 2018