Jérôme Sainte-Marie : « Il y a un choc de dépolitisation »

Déjà l’auteur de Bloc contre bloc. La dynamique du macronisme en 2019, Jérôme Sainte-Marie publie un nouvel ouvrage aux éditions du Cerf : Bloc populaire. Une subversion électorale inachevée. Là où son premier livre filait la métaphore entre notre époque et les événements décrits par Karl Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, le second prend Gramsci pour guide afin de mieux comprendre la cartographie exacte d’un bloc populaire qui peine à advenir. Dans cet entretien, nous revenons avec lui sur la polarisation de la société française en deux blocs antagonistes, sur le concept de vote de classe, sur l’anesthésie du corps social provoquée par la pandémie ou encore sur les implications de la crise d’hégémonie actuelle. Entretien réalisé par Antoine Cargoet et Léo Rosell.

LVSL – Votre précédent livre était consacré à l’analyse du bloc élitaire. En miroir de la description de cette première force sociale, vous proposez l’idée d’un « bloc populaire ». Pouvez-vous revenir sur sa cartographie exacte ?

Jérôme Sainte-Marie – J’ai eu envie d’écrire ce livre pour deux raisons. Tout d’abord, Bloc contre bloc s’intéressait, malgré son titre, essentiellement à ce bloc élitaire dont le pouvoir actuel est l’émanation. Il me semblait donc important de travailler cette fois-ci sur l’autre bloc déjà évoqué : le bloc populaire. Une autre motivation tenait davantage au fait de redresser les interprétations sauvages de la notion de bloc, souvent confondu avec une alliance électorale ou avec les classes sociales elles-mêmes. Beaucoup utilisaient le terme de « bloc populaire » comme un simple synonyme des classes populaires. Or, le bloc est une construction essentiellement politique, qui reproduit le cadre du « bloc historique » théorisé par Antonio Gramsci.

Tout bloc historique comporte trois strates : une strate sociologique, une strate idéologique, une strate politique. Il comporte donc bien une fondation sociologique, étant donné qu’il s’agit d’un groupe de classes sociales dirigé par une fraction de l’une de ces classes. Pour le bloc élitaire, c’est l’élite financière appuyée sur la classe managériale et sur une partie des retraités, ce qui fait à peu près 25 % de la population et constitue ainsi une base sociale suffisante pour accéder au second tour, pour prendre le pouvoir et l’exercer efficacement dans un cadre relativement démocratique.

S’agissant du bloc populaire, la strate sociologique est très simple à définir. Il s’agit des ouvriers et employés. À elles deux, ces catégories forment 47 % de la population active. On peut leur ajouter une large partie des petits artisans et commerçants, souvent largement précarisés, qui sont formellement indépendants mais qui sont en vérité externalisés par rapport au système d’exploitation capitaliste. Karl Marx lui-même ne réduisait pas l’exploitation au seul prolétariat salarié, en témoigne l’exemple des canuts lyonnais dans les années 1830, lesquels avaient un statut indépendant mais étaient prisonniers d’une chaîne de production et de rapports d’exploitation effroyables. Les situations professionnelles actuelles créées par l’uberisation ne sont, au demeurant, pas très différentes.

« Tout bloc historique comporte trois strates : une strate sociologique, une strate idéologique, une strate politique. »

Deuxièmement, la construction idéologique de ces classes se fait essentiellement en opposition au progressisme – dont on peut considérer le macronisme comme une émanation – parce qu’elles sont les premières à subir les effets de la mondialisation, qui se traduisent essentiellement par une augmentation des délocalisations et des flux migratoires. Ceux-ci engendrent une exacerbation de la concurrence, notamment sur le marché du travail et du logement.

Au niveau politique, à l’heure actuelle, c’est sans doute le Rassemblement national (RN) qui est le mieux parvenu à se placer comme débouché électoral des catégories populaires. C’est un constat qui se déduit de l’observation des sondages et de la géographie électorale. Ce bloc populaire demeure cependant inachevé, dans la mesure où il lui manque certainement une volonté consciente pour poursuivre sa construction. Le Parti communiste, à l’époque de Gramsci, avait la claire ambition de construire ce qu’il appelait un bloc ouvrier et paysan. Il n’y est pas complètement parvenu même s’il s’en est largement approché.

Le paradoxe de la situation actuelle tient au fait que, face à la très grande cohérence idéologique du bloc constitué autour d’Emmanuel Macron, se trouve un bloc qui a une sociologie populaire mais dont l’idéologie est avant tout nationaliste, laquelle nie ontologiquement l’existence des classes sociales. C’est l’un des vices cachés, pourrait-on dire, de ce bloc populaire.

LVSL – Quelle est, aujourd’hui, la réalité du concept de vote de classe ?

J. S.-M. – Après des décennies passées à nier l’existence des classes sociales et, partant, celle du vote de classe, on en vient à réutiliser ces termes. Mais, après une telle éclipse de la pensée marxiste, on les emploie souvent en dépit du bon sens. De la même manière qu’un conflit, qu’un mouvement, qu’une grève n’est pas nécessairement une lutte de classes, un simple alignement électoral ne peut pas se confondre avec un vote de classe. L’alignement électoral n’est pas une notion marxiste, c’est une évidence que connaissent bien les praticiens de la science politique : le vote est en grande partie déterminé par les intérêts matériels, et on ne procède pas aux mêmes choix électoraux à Aubervilliers et dans le 16e arrondissement. Pierre Martin a par exemple beaucoup écrit sur la propension régulière de certains groupes socio-professionnels à voter pour des formations politiques données. Par exemple, le vote des professions libérales pour la droite et celui des professeurs de l’Éducation nationale pour la gauche sont des alignements électoraux.

On parle de vote de classe quand s’exprime un vote clairement déterminé par la situation sociale au sens non pas seulement du niveau des revenus mais aussi de leur origine, ce qui constitue un déterminant majeur de la définition d’une classe sociale. Marx différencie par exemple le salaire, la rente et le profit. Le manque de solidarité des travailleurs pauvres du public pour les gilets jaunes a ainsi eu pour équivalent le manque de solidarité des travailleurs pauvres du privé pour ceux du public lors du mouvement contre la réforme des retraites. À niveau de revenu égal, l’origine de celui-ci pèse donc largement.

Qui plus est, pour qu’il y ait vote de classe, celui-ci doit être construit politiquement. Les gens vont voter pour une formation politique parce qu’ils appartiennent à un milieu social donné, mais il faudrait encore qu’ils votent en ayant conscience de le faire parce qu’ils appartiennent au milieu en question. On trouve ainsi une expression chimiquement pure du vote de classe au sein de la classe managériale. Lorsque les cadres votent pour La République en Marche, la plupart sont conscients de le faire parce qu’ils sont cadres et parce qu’ils veulent que les valeurs portées par leur monde social soient les valeurs dominantes. C’était l’objectif des partis communiste et socialiste autrefois : ils voulaient que les ouvriers votent pour eux en sachant que les formations politiques en question visaient à établir leurs valeurs comme valeurs dominantes et comme justification ultime de la société.

« Le vote de classe exprime des intérêts matériels et une vision du monde. »

Or, et c’est le paradoxe, il y a aujourd’hui un alignement électoral du vote d’une grande partie des ouvriers, des employés et des petits indépendants sur le courant nationaliste, qui ne prend pas pour autant le tour d’un vote de classe en ceci qu’il n’est pas voulu comme tel. L’autre vote de classe qui perdure, c’est celui de la fonction publique pour la gauche. Cette famille politique est certes divisée mais elle n’est pas à un niveau cumulé tellement inférieur à celui de 2017, en réalité. Elle est réduite à un gros quart de l’électorat français, lequel comprend de larges pans des fonctionnaires, essentiellement des catégories A et B. C’est l’illustration que le vote de classe exprime des intérêts matériels et une vision du monde.

LVSL – Vous disiez du Parti communiste qu’il avait durant des décennies assumé une fonction de représentation et de formation des classes populaires. Comment expliquez-vous qu’il ne joue plus ce rôle aujourd’hui ?

J. S.-M. – En parallèle des circonstances historiques, de l’évolution du mouvement communiste international et d’un déclin idéologique dont on peut dater l’origine à 1956, il y a eu une volonté interne du Parti communiste français comme du Parti communiste italien, avec les mêmes effets de mettre en œuvre une normalisation de son fonctionnement. Tout ceci a été décrit de manière chirurgicale par Julian Mischi : une série d’abandons conceptuels est allée de pair avec une désouvriérisation progressive du Parti communiste. Il faut bien sûr ajouter l’expérience de l’exercice du pouvoir aux côtés du Parti socialiste. L’accompagnement des restructurations industrielles, du libre-marché européen et des privatisations ont fait que le Parti communiste n’est plus du tout apparu comme un bouclier pour les catégories populaires.

Il faut encore considérer la montée des classes moyennes éduquées au sein du Parti. Par leur formation et leur vision du monde, elles se sont senties très proches du reste de la gauche, ce qui s’est traduit par une montée de la prise en charge des questions sociétales qui parlaient relativement peu aux catégories populaires. Tant les changements économiques que la modification de la structure sociale et les évolutions idéologiques ont provoqué une désaffiliation croissante des ouvriers et des employés vis-à-vis du vote communiste, renforçant ainsi une dynamique d’autodestruction du parti des travailleurs.

LVSL – Vous écrivez que « la dialectique du conflit a été plutôt bénéfique au pouvoir d’Emmanuel Macron ». La mise en œuvre d’une politique de classe assumée a-t-elle été mise en sommeil par la pandémie ? Sera-t-elle, à votre avis, réactivée ?

J. S.-M. – Emmanuel Macron a profité de certaines crises lors desquelles il a pu consolider un bloc élitaire somme toute assez fragile parce que très récent, dans la mesure où sa construction véritable remonte à 2016-2017. Lors de la crise des gilets jaunes, Emmanuel Macron a pu s’affirmer, d’une certaine manière, comme le chef du parti de l’ordre. La proximité avec ce qu’écrit Karl Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte est à cet égard absolument fascinante. Cette logique conflictuelle est apparue au début du quinquennat de Macron, qui est marqué par une tension sociale inédite depuis au moins les années 1970. Une telle conflictualité ne se réduit d’ailleurs pas au seul mouvement des gilets jaunes.

Cette politique de la tension, qui résulte d’un ambitieux projet de transformation sociale, a tout de même un gros inconvénient : certes, elle renforçait conjoncturellement le bloc élitaire, mais en retour, elle renforçait aussi puissamment le bloc populaire. Nous avons ainsi assisté à une certaine prise de conscience d’elles-mêmes par les catégories populaires. C’est apparu clairement au moment du mouvement des gilets jaunes, avec une sorte de prise en charge des classes populaires par elles-mêmes, contre les vieux appareils politiques ou syndicaux. Cette dialectique rendait de plus en plus intenable la position des forces intermédiaires porteuses du projet social des classes moyennes, c’est-à-dire la gauche et la droite qui n’arrivaient pas à se situer par rapport au macronisme et qui, après s’être abstenues lors du vote de confiance au gouvernement en juillet 2017, prenaient un grand soin à ne pas se mêler aux divers mouvements sociaux, exception faite de l’opposition à la réforme des retraites. En effet, dans ce cas précis, la fonction publique était directement touchée, raison pour laquelle la gauche s’en est emparée.

« La dynamique vitale du bloc élitaire le pousse à renforcer en permanence son antithèse. »

Cette conflictualité sociale était produite de manière inéluctable par un bloc élitaire seulement capable de se perpétuer en poursuivant un projet de réforme. La dynamique vitale du bloc élitaire le pousse à renforcer en permanence son antithèse. Nous avons ainsi assisté à la construction par elle-même d’une force antagoniste à la puissance d’un bloc élitaire à l’idéologie europhile, libérale, de transformation de la société et qui assumait totalement le pouvoir révolutionnaire de la bourgeoisie décrit par Karl Marx. En face, un mouvement de défense se construit à travers la valorisation de l’exact inverse, soit le cadre national, la stabilité, la conservation et la préférence pour l’utilité sociale par rapport à la réussite individuelle. Un dualisme s’installe.

« Plutôt qu’à une crise des élites, on a assisté à une forme d’anesthésie des tensions sociales. »

Tout cela valait essentiellement pour les trois premières années du quinquennat, et était particulièrement apparent au moment où j’écrivais Bloc contre bloc. La crise du Covid-19 a produit un effet assez inattendu que je n’avais pas anticipé : plutôt qu’à une crise des élites, on a assisté à une forme d’anesthésie des tensions sociales.

LVSL – À ce sujet justement, l’hebdomadaire Marianne consacrait récemment un dossier à « La France qui s’en cogne ». Comment analysez-vous la situation politique à l’aune du « choc de dépolitisation » que vous décrivez engendré par le Covid-19 ?

J. S.-M. – Il y a un choc de dépolitisation parce qu’il y a eu une période d’ultra-politisation au début du quinquennat. Ces tensions sociales ont engendré une ouverture du débat politique comme jamais auparavant. Ce n’est pas parce que les gens vont moins voter, par ailleurs, qu’ils sont moins politisés, surtout s’agissant des élections intermédiaires. La société était en ébullition avant l’arrivée du Covid. La pandémie a provoqué un isolement des individus par rapport au collectif. Chacun a été ramené à sa peau, à sa santé, à lui-même et à son plus proche entourage. Or, l’individualisation et la transformation des enjeux ont été accompagnées par un arrêt des réformes. Ce bloc populaire n’étant pas construit par une volonté politique très claire, y compris – voire surtout – par la force politique qui en bénéficie le plus, il est très dépendant de la dynamique du bloc élitaire pour se construire. Les réformes étant suspendues, il n’y a plus d’urgence à se mobiliser. Il y a une forme de dévitalisation de la contestation.

« Un keynésianisme sanitaire a été mis en place. »

Enfin, on pourrait dire qu’un keynésianisme sanitaire a été mis en place, avec des dépenses invraisemblables qui, loin d’être à mon sens le retour de Keynes, sont au contraire le préambule à la destruction définitive du système social qui adviendra au cours des prochaines années, avec l’argument suprême de la dette publique à l’appui. C’est une victoire à la Pyrrhus pour les défenseurs du keynésianisme et ceux qui croient que le Covid est l’amorce d’un retour à la nation : ce sera exactement l’inverse.

Tout ceci a anesthésié la contestation du noyau dur des gilets jaunes qui ont, de fait, reçu beaucoup d’argent. Plus exactement, la plupart des salariés ont en tout cas eu l’impression que l’État faisait le nécessaire pour qu’ils n’en perdent pas. Les retraités, qui ne sont pas tous prospères et qui ne sont pas tous de fervents soutiens du bloc élitaire, n’ont pas perdu un seul euro. Tout ça a été permis par l’emprunt et donc, en dernière analyse, par l’exécutif, aux décisions duquel tout un pays paraît suspendu.

LVSL – Vous dites que ce bloc populaire se construit en réaction, en quelque sorte en négatif du bloc élitaire. En quoi est-ce une limite à la constitution d’un bloc populaire capable de remporter des victoires politiques ? Comment permettre à ce bloc populaire de se définir de façon positive ?

J. S.-M. – Cela me fait penser à l’ouvrage d’un auteur que j’admire, à savoir l’ouvrage de Christophe Guilluy, Le temps des gens ordinaires. Il est vrai que dans l’agenda politique et médiatique, les classes populaires et leurs valeurs ont retrouvé, enfin, droit de cité, alors qu’on s’était acharné durant des décennies à nous faire oublier que la société reposait sur un travail essentiellement salarié très mal rémunéré. Le Président de la République lui-même a dû reconnaître l’importance de ces gens et le fait que la société ne pourrait pas tenir sans eux. Il y a, si j’ose dire, un succès d’estime des classes populaires, en même temps qu’il y a un manque de direction autonome desdites classes.

LVSL – Justement, la distinction qu’opère Gramsci entre victoire culturelle et victoire politique permet bien de saisir cette situation, étant donné qu’il manque selon vous une articulation entre cette victoire culturelle constatée et une victoire politique qui ne semble pas advenir…

J. S.-M. – Si je m’inspire de la grille d’analyse gramscienne, cela ne signifie pas pour autant que je reproduis la lecture fréquemment faite de ces théories. On a ainsi souvent réduit Gramsci – et pas seulement à droite – à cette notion un peu simple selon laquelle la victoire culturelle précède la victoire politique, ou encore que le pouvoir se prend par les idées. Si Gramsci n’avait raconté que cela, j’espère qu’on l’aurait oublié depuis longtemps. D’autant que nous avons sous les yeux la démonstration d’un phénomène inverse : Emmanuel Macron a pris le pouvoir sans avoir remporté la lutte hégémonique. Il est à 24 % au premier tour et c’est au sein de son électorat que la proportion de gens le choisissant par défaut est la plus importante.

« Nous sommes face à une crise d’hégémonie depuis 2017. »

Toutes les crises qui ont suivi l’élection présidentielle tiennent au fait que, dans le cas de Macron, la victoire politique a précédé la victoire culturelle. Il se heurte à un pays qui n’adhère pas à ses valeurs et à sa vision du monde. Nous sommes face à une crise d’hégémonie depuis 2017. Rien n’est plus faux que de croire que la victoire culturelle aurait précédé la victoire politique. Le jeu des institutions, qu’aucun auteur marxiste – à commencer par Marx lui-même – n’a jamais négligé, a pesé de tout son poids. En raison du fonctionnement institutionnel, les Français se sont retrouvés face à deux options politiques qui leur paraissaient toutes les deux insatisfaisantes, l’une l’étant davantage que l’autre.

Retenons qu’on ne comprend rien à la crise politique française si l’on oublie que Macron a pris le pouvoir sans avoir remporté la victoire idéologique. Il a proposé une solution alternative efficace aux catégories dominantes sans convaincre les autres. C’est pour cette raison qu’il a fait l’objet d’un rejet allant beaucoup plus loin que la simple impopularité : la mise en place d’un projet « progressiste » a été vécue comme une violence insupportable, pas seulement économique et financière mais aussi culturelle. Nous sommes dans une situation où l’on note une série de victoires culturelles pour les classes populaires, dans la mesure où leur rôle économique est enfin reconnu. On a bien vu qui faisait réellement tenir le pays lors de la pandémie, cependant que la crise des gilets jaunes avait déjà rappelé à tous l’importance des questions d’inégalités de revenus.

« Sans prise de contrôle de l’appareil d’État, rien d’important ne peut arriver. »

La situation actuelle paraît inversée par rapport à celle de 2017 en ceci qu’il y a une prise de conscience du caractère profondément inégalitaire de la société française, du rôle crucial des catégories populaires et de la légitimité de leurs attentes, du fait qu’on ne peut plus les stigmatiser en « beaufs » comme auparavant. Mais malheureusement, il n’y a pas de formule politique qui s’impose et il n’est pas exclu que cette victoire culturelle relative soit suivie d’une défaite politique massive. Si l’on considère les sondages au moment où nous parlons – sachant qu’ils ont changé et qu’ils changeront encore –, ils donnent la plupart du temps au second tour Valérie Pécresse et Emmanuel Macron. Comment mieux illustrer le fait qu’une victoire culturelle relative n’aboutit pas nécessairement à une victoire politique réelle ? Or, sans prise de contrôle de l’appareil d’État, rien d’important ne peut arriver.  

Jérôme Sainte-Marie

Bloc populaire. Une subversion électorale inachevée.

Les éditions du Cerf, 2021

208 pages

20 €

Nathan Sperber : « Pour Gramsci, le combat est beaucoup plus vaste qu’un simple assaut »

©Vincent Plagniol
Nathan Sperber à l’université d’été de Le Vent Se Lève le 15 juillet 2018 ©Vincent Plagniol

Nathan Sperber est socio-économiste, chercheur à l’université de Fudan à Shanghaï et co-auteur avec George Hoare d’une Introduction à Antonio Gramsci (La Découverte, 2013, 128p). Dans cet entretien, nous avons voulu l’interroger sur les concepts essentiels du penseur sarde tels qu’il les a développés dans ses Cahiers de prison. Propos recueillis par Antoine Cargoet, retranscription réalisée par Marie-France Arnal.


LVSL – La pensée de Gramsci connaît un regain de popularité parmi les intellectuels et les leaders politiques. Dans leur esprit, son apport se résume souvent à la “bataille culturelle” définie comme une lutte pour s’approprier les mots et les imposer. Pouvez-vous revenir sur la place qu’occupe la culture dans la création d’une hégémonie chez Gramsci ?

Nathan Sperber – Pour répondre à cette question, il faut revenir sur la notion d’hégémonie elle-même. L’hégémonie a trait à quelque chose de plus vaste qu’une dynamique qui opère dans la sphère de la culture. Fondamentalement, c’est une manière d’exercer le pouvoir dans une société et par là même de transformer cette société. C’est une relation qui opère entre ceux qui exercent le pouvoir et l’ensemble de la société, et qui parvient, dans une certaine mesure, à faire consensus, à arrimer les gouvernés à un projet politique d’ensemble.

L’hégémonie est donc quelque chose qui met en jeu toutes les grandes dimensions de la vie sociale : le pouvoir politique – le rapport entre État et société -, la vie économique – ce que les marxistes appellent les “relations de production” -, et enfin le domaine de la vie culturelle et de l’idéologie. Ce dernier domaine est animé par les intellectuels de métier et est aussi marqué par la parole étatique. Ces discours viennent également irriguer ce que Gramsci appelle le “sens commun”.

L’hégémonie embrasse donc la culture au sens large. Elle s’appuie sur la culture de l’État, la culture des intellectuels, et la culture populaire. Cette dernière prend la forme de conceptions de la vie présentes au sein des grandes masses de la société. Néanmoins, si l’hégémonie repose sur un travail culturel, elle ne s’y réduit pas: une équivalence entre ambition hégémonique et “combat culturel” rend imparfaitement compte de ce qu’est l’hégémonie. L’hégémonie, c’est un tout qui rassemble des dimensions idéologiques, politiques, économiques. La culture est l’une de ces dimensions.

LVSL – Quelle place prend alors le “bloc historique” dans la construction de l’hégémonie ? Quels rapports entretiennent la culture et les structures matérielles ?

Nathan Sperber – Le bloc historique permet à Gramsci de penser la façon dont la société forme un tout. Une société se fonde sur les relations entre les différentes sphères de la vie sociale. Ces sphères s’articulent tout en préservant leur autonomie relative. L’idée du bloc historique vient à Gramsci alors qu’il cherche à retravailler les concepts marxistes d’infrastructure et de superstructure pour penser les rapports entre les différentes sphères, ou les différents niveaux, de la vie sociale. Tel niveau n’est pas strictement déterminé par tel autre, ils sont interdépendants et relativement autonomes.

Si on reprend à son compte cette conception du bloc historique, on en vient à l’idée qu’il y a des blocs historiques qui donnent lieu à des hégémonies affirmées, d’autres à des dynamiques de désintégration hégémonique voire de reconstruction hégémonique selon les sociétés et les époques. Le bloc historique est presque une méthodologie, l’exigence d’appréhender la société comme un tout. L’hégémonie s’incarne ainsi dans des configurations concrètes d’un bloc historique à un autre.

LVSL – Chez Gramsci, la “crise organique” semble avoir trois issues possibles : la solution “césariste”, le “transformisme” et le passage du capitalisme à une autre forme d’organisation du social. Qu’est ce qui détermine ces trois solutions ?

Nathan Sperber – Ce n’est pas aussi simple. Ces trois solutions ne sont pas des propositions exprimées en termes systématiques ou exhaustifs, tout simplement parce que Gramsci écrivait en prison dans des conditions où il ne s’était jamais mis en tête de produire une œuvre définitive, comme un livre ou un traité historique ou théorique. Au contraire, il additionnait des notes qu’il voyait souvent comme préparatoires à de futurs ouvrages. Ceci explique le côté inachevé mais aussi ouvert de son propos : il n’offre pas de définitions arrêtées des notions de crise organique, de transformisme et de césarisme.

Par exemple, en plusieurs endroits des Cahiers de prison, Gramsci utilise la notion de transformisme. Il le fait d’abord dans un sens réduit pour dire les évolutions de la vie politique italienne dans les décennies suivant le Risorgimento, qui voient des personnalités situées tantôt à gauche et tantôt à droite au parlement s’agréger dans une succession de coalitions centristes. La notion est alors limitée aux dynamiques de la vie parlementaire. Mais il lui arrive de l’utiliser aussi dans un sens plus large : le transformisme ne reflète plus alors l’évolution des comportements parlementaires, mais une transformation de plus grande ampleur, en lien avec ce qu’il appelle la “révolution passive”. Dans ce dernier sens, le transformisme est le processus qui voit des éléments épars de la société, notamment des intellectuels au sens le plus large, se rallier progressivement, de façon individuelle, ou « moléculaire », à l’ordre social.

Quant à la crise organique, c’est la crise des relations organiques de la société. Gramsci fait sienne la lecture marxiste. Pour lui, les rapports les plus structurants sont ceux entre capital et travail, entre les deux classes fondamentales que sont la classe capitaliste (la bourgeoisie) et la classe ouvrière (le prolétariat). La notion de crise organique ne peut que signifier une crise où ces rapports sont en voie de se renverser, même si cette crise peut durer des décennies. Autrement dit, c’est une crise qui amène à un point de basculement possible les rapports fondamentaux du mode de production.

« Il faut résister à la tentation de voir des crises organiques un peu partout aujourd’hui. »

Une crise organique, qu’il faut bien savoir distinguer d’une crise conjoncturelle, a comme symptôme une crise de l’autorité et une crise de la représentation. Elle survient lorsque les forces politiques établies, c’est-à-dire les organisations politiques de la bourgeoisie, n’arrivent plus à représenter les masses. C’est en de tels moment que les organes de l’État et l’administration semblent flotter au-dessus de la société, parce que les partis politiques perdent leur rôle de médiation entre la société et l’État.

Gramsci évoque alors la possibilité d’une voie césariste, d’une reprise en main plus ou moins militarisée du pouvoir. Cela correspond à l’irruption d’une personnalité forte qui, en prenant le pouvoir, n’exprime pas tant ses propres qualités intrinsèques que la crise foncière de l’ensemble du bloc historique. Gramsci évoque également des cas de césarisme collectif. Par exemple, le gouvernement d’union nationale entre les Conservateurs britanniques et une partie du Labour dans les années 1930.

La crise organique dure dans la mesure où l’alternative, la possibilité d’un monde nouveau porté par le prolétariat, n’arrivent pas encore à éclore. On est dans un entre-deux, dans ce qu’il appelle un “interrègne”. Il y a une citation célèbre de Gramsci sur l’interrègne et les symptômes morbides de celui-ci. Dès qu’il y a une crise organique et que le nouveau ne peut pas naître, que le prolétariat n’est pas encore prêt – par l’intermédiaire du “Prince moderne”, c’est-à-dire du Parti communiste – à assumer le pouvoir d’État et à exercer une nouvelle hégémonie, le pouvoir de la classe bourgeoise et son expression politique se fragilisent. Cela peut entraîner un enchaînement de césarismes et de coups d’État. Le pouvoir se durcit. Il s’exerce de plus en plus sans le consentement des grandes masses. C’est le passage de l’hégémonie à la domination, d’un pouvoir éthico-politique qui arrive à persuader les grandes masses à un pouvoir coercitif, dominateur et dictatorial.

Chez Gramsci, la crise organique est la crise des structures les plus fondamentales de l’ordre social. Par ailleurs, des déstabilisations politiques peuvent également avoir lieu dans des contextes de crises conjoncturelles et non organiques. Par exemple, le passage d’une économie capitaliste fordienne à une économie capitaliste néolibérale représente une transformation d’ampleur, qui se manifeste aussi par des évolutions de la vie politique, mais qui reste interne au capitalisme. Ce changement peut se penser en termes de transition conjoncturelle, de crise conjoncturelle de la société capitaliste. De tels épisodes conjoncturels sont en mesure de provoquer, eux aussi, des phénomènes de crise d’autorité voire de césarisme.

La distinction entre crise conjoncturelle et crise organique est importante. A mon avis il faut résister à la tentation de voir des crises organiques un peu partout aujourd’hui. On parlera surtout de crise organique au sens gramscien si l’on considère que le capitalisme est arrivé à un point où son effondrement prochain est à l’horizon. Il faut être prudent avec ces notions si on veut rester proche du sens marxiste que Gramsci leur donne.

LVSL – Gramsci apprécie les métaphores guerrières pour analyser les tenants et les aboutissants des crises politiques. Il utilise notamment les concepts de “guerre de mouvement” et de “guerre de position”. Comment l’articulation entre ces deux concepts s’effectue-t-elle ?

Nathan Sperber – Les métaphores militaires sont effectivement très fréquentes chez Gramsci. Cet usage est courant dans sa génération. Celle-ci se mêle de politique à la sortie de la Première Guerre mondiale. Pour elle, les questions militaires ont pu être vécues dans la chair. Par ailleurs, Gramsci appartient à un camp politique en Italie qui prend comme modèle la Révolution d’Octobre. Celle-ci a pris la forme d’un assaut sur le Palais d’hiver, un assaut de type militaire, même s’il n’y a pas eu de bataille de grande ampleur ce jour-là. La lecture militaire peut s’appliquer à la Révolution bolchevique, à laquelle succède justement une guerre civile. Les questions militaires sont donc des questions très concrètes pour des communistes des années 1920 comme Gramsci, pour qui l’éventualité du combat révolutionnaire armé était une évidence.

C’est dans ce contexte que Gramsci reformule la distinction entre guerre de mouvement et guerre de position, distinction qui existait dans la stratégie militaire européenne depuis longtemps. En 1914, les états-majors, de façon erronée, tablent sur une guerre de mouvement, d’où la nécessité de mobiliser les troupes au plus vite. C’est ce que les états-majors allemand et français ont tenté de faire, pour se retrouver finalement dans une très longue guerre de tranchées : une guerre de position. En ce qui concerne l’Italie, il y a même une résonance plus immédiate. Pendant la Première Guerre mondiale, l’un des dirigeants militaires italiens, Luigi Cardona, lance des offensives contre les troupes autrichiennes qui se soldent par des échecs à répétition puis par la déroute de la bataille de Caporetto.

Gramsci invoque ces éléments pour aborder la question de la stratégie des révolutionnaires en Europe. Il établit un contraste entre ce qu’il appelle la révolution à l’Est et la révolution à l’Ouest. La révolution à l’Est est la révolution bolchevique. Si la révolution bolchevique a réussi, la révolution en Europe de l’Ouest donne lieu à une succession d’échecs au sortir de la guerre : échec du Biennio Rosso [ndlr, les deux années rouges qui font suite au soulèvement des ouvriers de Turin], échec de la révolution spartakiste en Allemagne, échec de la révolution des conseils en Hongrie.

Introduction à Antonio Gramsci au format Les Repères, éditions La Découverte.

Face à ce constat, Gramsci essaie de comprendre en quoi les structures foncières des sociétés sont différentes et appellent des réponses différentes de la part des révolutionnaires. Il constate qu’à l’Est, la guerre de mouvement prévalait parce que le pouvoir était entièrement concentré dans l’État tsariste, la société civile était faible. La bourgeoisie industrielle russe, avant la Première Guerre mondiale, commence à se développer, mais n’atteint pas le niveau démographique ni bien sûr le niveau de sophistication institutionnelle des classes bourgeoises occidentales. Dès lors, puisque le pouvoir dans la société est principalement concentré dans l’État tsariste, faire tomber cet État c’est prendre le pouvoir.

En Europe de l’Ouest la situation est différente. Sa propre expérience du combat politique, ses réflexions sur l’histoire européenne, sur le développement de la société bourgeoise à la suite de la Révolution française au XIXème siècle, amènent Gramsci à mettre au premier plan le fait que le pouvoir, dans les sociétés de l’Ouest, se réfracte non seulement dans ce qu’il appelle la société politique, dans l’État et ses instruments d’administration et de répression, mais aussi dans la société civile. La société civile, selon lui, comprend les grandes institutions qui structurent la vie culturelle et idéologique : les journaux, les médias au sens le plus large, les écoles, les universités, les religions organisées, etc. Toutes ces institutions sont des sites de pouvoir, qui ont la particularité de ne pas s’appuyer directement sur la force policière ou militaire. C’est là où s’engendre la dimension idéologique de l’hégémonie : le consentement, la persuasion permanente de populations entières qui adhèrent ainsi à un ordre établi.

L’idée de guerre de position est l’idée que la révolution est un combat qui ne peut pas seulement viser un assaut sur l’État comme ce qui a pu réussir dans les circonstances exceptionnelles de la Révolution bolchevique. Ce doit être une ambition de prendre le pouvoir de façon générale dans la société. Cela implique d’investir l’ensemble des sites du pouvoir. C’est le combat des ouvriers au point de production, dans les entreprises, par les grèves. C’est également le combat pour investir les lieux du pouvoir idéologique dans la société, ce que Gramsci appelle les “appareils hégémoniques”.

Il est important de noter que, chez Gramsci, le domaine de l’idéologie n‘est pas quelque chose qui existe purement au niveau des discours mais que c’est quelque chose qui est vraiment ancré dans les institutions que sont les écoles, les universités, les grands journaux, les maisons d’édition, etc. En somme, tout ce par quoi, à l’époque, la culture est produite, se diffuse et résonne dans l’ensemble plus vaste qu’est la société.

« Le combat est beaucoup plus vaste qu’un simple assaut. »

La guerre de position est une guerre qui cherche à investir ce terrain-là. C’est une guerre lente, une guerre de siège et non une guerre d’assaut. Elle consiste à essayer d’influer sur ces institutions ou à créer de nouvelles institutions pour prendre l’ascendant sur les appareils hégémoniques existants. C’est une guerre de très longue haleine, dans laquelle le mouvement ouvrier, le mouvement communiste, se lance avec peu d’armes à sa disposition, puisque c’est un mouvement qui, par définition, ne domine pas les institutions culturelles dominantes de la société bourgeoise.

Il y a une correspondance très forte entre guerre de position et hégémonie chez Gramsci. Une guerre de position est nécessaire parce que l’hégémonie justement se construit à la fois dans les sphères économique, politique et culturelle. Pour se construire dans tous les grands domaines de la société, elle a besoin de réserves infinies d’efforts, de patience et d’ingéniosité.

Cependant, ce serait une erreur de penser que Gramsci met pour autant une croix sur la guerre de mouvement dans les sociétés d’Europe de l’Ouest. Ce qu’il propose plutôt, c’est de faire de la guerre de mouvement un complément nécessaire à la guerre de position au sens où, dans tout processus de prise de pouvoir par un mouvement en scission avec la société établie, il y a des moments où l’assaut se justifie, où il s’agit de prendre l’État. Seulement, il ne faut pas simplement se concentrer là-dessus. Le combat est beaucoup plus vaste qu’un simple assaut. C’est d’ailleurs le reproche que Gramsci fait à Georges Sorel et même à Rosa Luxembourg dans le pamphlet Grève de masse, parti et syndicat tombe dans le piège du volontarisme.

LVSL – Autre concept central dans la pensée gramscienne : le “sens commun”. On peut le mettre en rapport avec le rôle qu’entretient l’imaginaire de l’adversaire dans la construction d’une hégémonie. Quelle place attribuer à ce concept dans le corpus théorique gramscien ?

Nathan Sperber – Le sens commun est central chez Gramsci, qui fait reposer toute sa pensée du politique sur l’expérience quotidienne des êtres humains. Le sens commun, c’est l’ensemble des conceptions les plus fondamentales par lesquelles tous les individus de la société perçoivent et interprètent leur environnement, leur société et leur propre personne. Ce sont les idées les plus répandues, les plus communes par lesquelles on se situe soi-même dans la société.

Pour Gramsci, l’action politique est précisément ce qui transforme les conditions de vie élémentaires en société, transformation réalisée par des êtres humains sur la base de certaines de leurs conceptions critiques. Il s’inspire ici des idées du jeune Marx sur la centralité de la praxis, l’activité critico-pratique. C’est l’activité humaine pensée, concrète, critique vis-à-vis de l’environnement, qui est le fondement de toute transformation sociale. Il faut partir de là. C’est une pensée du politique qui ne procède pas du haut de la société, qui ne part pas de l’État ou d’une avant-garde mais qui cherche à situer les fondements de la politique dans les pratiques quotidiennes, dans la façon dont les êtres humains sont capables, au niveau le plus élémentaire, d’appréhender leur environnement et d’agir sur lui.

LVSL – Comment le parti doit-il se positionner vis-à-vis du sens commun ?

Nathan Sperber – Gramsci fait sienne la conception marxiste selon laquelle la révolution dans les relations de production doit s’appuyer sur la formation d’une classe sociale, d’un acteur collectif de transformation qui est le prolétariat. Chez Marx comme chez Gramsci, la révolution n’est pas le fait d’une clique, d’un groupe ou d’une élite, mais bien d’une classe, le prolétariat, organisée en parti.

La question se pose alors des rapports entre le parti, la classe et le reste de la société. Même si c’est une classe qui est l’acteur principal de la révolution, celle-ci, dans une visée hégémonique, doit embrasser d’une manière ou d’une autre l’ensemble de la société. Cela amène aussi à la question du sens commun. Dans quelle mesure, les activités, les positions du parti peuvent-elles être en résonance avec le sens commun de différents groupes sociaux ? Et comment le parti lui-même peut-il essayer de transformer le sens commun ?

Gramsci évoque notamment la nature des liens à entretenir entre la direction du parti et le sens commun des ouvriers. Il parle à ce sujet d’un mouvement de va-et-vient, d’une « philologie vivante ». Les idées mises en avant par le parti doivent trouver une résonance dans le sens commun de la base. Ces idées se voient du même coup transformées au contact du sens commun, qui va imprimer ses demandes et ses aspirations sur la direction du parti. Une correspondance, qui est tout sauf statique, entre la ligne du parti et le sens commun est donc nécessaire.

L’espoir de Gramsci est que le marxisme, ce qu’il appelle la philosophie de la praxis, puisse pénétrer le sens commun dans le cadre d’une révolution de ce dernier. La philosophie marxiste doit devenir vie. Elle doit irriguer le sens commun d’une classe sociale qui doit ensuite représenter la force active et fondatrice d’une action révolutionnaire, porteuse d’une nouvelle hégémonie.

C’est exceptionnellement ambitieux de la part de Gramsci d’espérer ainsi qu’une philosophie devienne vie et se transforme, entraînant parti et masses dans une révolution qui soit simultanément économique, politique et culturelle et qui fonde une nouvelle hégémonie. C’est une ambition qui vise bien au-delà de la seule prise de pouvoir sur l’État.

LVSL – L’intellectuel joue un rôle très important d’articulation entre le parti et les masses. Quelle conception Gramsci a-t-il du rôle de ces intellectuels dans la vie politique et quel rôle doivent-ils jouer dans la réforme intellectuelle et morale qu’il appelle de ses vœux ?

Nathan Sperber – Gramsci se pose, pour son temps, la question de l’intellectuel révolutionnaire qui est un intellectuel communiste. Par ailleurs ses réflexions historiques le conduisent à faire une distinction entre l’intellectuel « traditionnel » qui relève de la longue durée européenne et qui n’est pas attaché à un groupe social ou à une classe particulière – c’est par exemple le clerc, l’ecclésiastique tel qu’il pouvait exister pendant le Moyen-Âge et après – et d’un autre côté, l’intellectuel « organique » qui, par ses idées, accompagne la montée en puissance et l’hégémonie d’une classe. Il a en tête, surtout, l’exemple de la société bourgeoise et de l’intellectuel organique qui accompagne son développement au XIXe siècle. Cet intellectuel organique de la bourgeoisie au XIXe siècle peut avoir différents avatars, de Guizot à Zola. Gramsci appelle ces intellectuels l’autocritique vivante de la classe bourgeoise.

Il donne aussi une définition très large de l’intellectuel. Chez lui ce qualificatif n’englobe pas seulement les écrivains et les penseurs, mais comprend aussi les maîtres d’école, les membres de la haute fonction publique qui pensent les questions et agissent en conséquence, même les hauts gradés militaires, qui sont aussi selon lui amenés à exercer une fonction intellectuelle dans la société au sens où ils reprennent des idées et des doctrines pour les déployer dans leur domaine propre. Ce sont tous ces intellectuels organiques de la société bourgeoise qui ont pensé, chacun à leur manière et en temps réel, l’évolution de cette société.

Les intellectuels organiques ne sont pas seulement la mouche du coche de la classe dominante, ce sont des « persuadeurs permanents », des personnes qui insufflent une énergie et une conscience de soi dans l’ordre politique. Ils donnent vie à l’hégémonie. C’est par l’action de ses intellectuels, et parce qu’elle ne se réduit pas à une exploitation nue de la classe ouvrière par le capital, que la société bourgeoise jouit d’un tel pouvoir d’attraction. Cette société produit non seulement des biens industriels mais aussi des contenus culturels très variés qui peuvent se diffuser, se réfracter dans la société, « faire société » et ainsi contribuer à la construction d’une hégémonie.

Gramsci voudrait que le Parti communiste, qu’il appelle en référence à Machiavel le “Prince moderne”, soit peuplé d’intellectuels organiques du prolétariat, tel qu’il se considère lui-même. Il souhaite que la classe ouvrière qui, a priori, n’est pas composée de personnes ayant accès aux institutions élitaires, puisse par l’intermédiaire de son parti former des intellectuels organiques. Ces intellectuels doivent permettre au parti de penser son action avec un degré supérieur de perspective historique, comme ils doivent animer la relation d’échanges constants, de va-et-vient et de philologie vivante du parti avec le sens commun.

L’intellectuel organique doit aussi assumer la jonction entre une classe et — puisqu’il faut construire l’hégémonie au-delà d’une classe — toute une société. Cela fait de lui la charnière de l’hégémonie, qui vise justement à articuler la montée en puissance d’une classe fondamentale à travers les domaines économique, politique et culturel.

L’intellectuel organique joue donc un rôle essentiel chez Gramsci. Cependant, il ne faut pas oublier que c’est un intellectuel qui est organique parce qu’organiquement lié à un mouvement plus large, porté par une classe sociale révolutionnaire.

LVSL – Dans les Cahiers de prison, on remarque une certaine fascination pour le jacobinisme. Comment peut-on expliquer cette admiration pour la période révolutionnaire française ?

Nathan Sperber – La façon dont Gramsci interprète la Révolution française en général et son épisode jacobin en particulier alimente ses réflexions sur l’hégémonie. À ses yeux, cet épisode est l’illustration la plus retentissante de la construction d’une hégémonie bourgeoise naissante. Il souligne également un contraste entre le projet politique jacobin et ce qui a eu lieu pendant le Risorgimento et l’édification politique de l’État italien unifié à la fin du XIXe siècle.

Pour Gramsci, la Révolution française voit à ses débuts l’ascendant d’intérêts commerciaux, incarnés par les Girondins, dont l’horizon est limité par leur positionnement économique dans la société française de l’époque. Les Jacobins relèvent aussi à leur manière d’un groupe social délimité, ce sont des membres du Tiers-État, par exemple des avocats, ils dessinent une sociologie bien définie. Cependant – et c’est pour cela que Gramsci les admire et voit en eux une force hégémonique de l’époque – les Jacobins tiennent un discours et portent un programme de transformation politique qui va bien au-delà de leurs simples intérêts de groupe ou même de classe. Ils incarnent un projet politique qui dépasse les intérêts de la proto-bourgeoisie française telle qu’elle pouvait exister à l’époque, en s’adressant aussi au peuple parisien des ateliers et aux paysans. Les Jacobins défendent une répartition des terres agricoles la plus égalitaire possible. Ils mobilisent des pans entiers de la population dans les guerres révolutionnaires. Ils parviennent en somme, à l’intérieur d’une dynamique révolutionnaire très serrée dans le temps, à attirer vers eux, à intégrer dans leur programme, des grandes masses populaires. Aux yeux de Gramsci c’est le moment le plus remarquable et le plus admirable de toute la séquence révolutionnaire française. C’est un épisode durant lequel un groupe particulier, les Jacobins, a su se projeter en-dehors de lui-même et universaliser ses intérêts pour construire une hégémonie.

A l’inverse, ce que déplore Gramsci dans la trajectoire de la construction politique italienne à la fin du XIXe siècle, c’est que ceux qui ont unifié l’Italie lors du Risorgimento n’ont jamais atteint la capacité des Jacobins à embrasser les masses dans un projet politique. Le Risorgimento est un processus politique qui s’est joué au niveau des gouvernants du royaume de Piémont-Sardaigne et d’acteurs politiques socialement privilégiés – les Modérés de Cavour, le parti dit de l’Action de Mazzini et de Garibaldi – mais qui a laissé dans une grande passivité les masses paysannes. Gramsci voit donc un contraste très révélateur entre la passivité des masses paysannes italiennes, qui représentaient la grande majorité de la population à l’époque, et la mobilisation de la population française durant l’épisode jacobin de la Révolution. C’est ce qui l’amène à parler d’hégémonie pour le jacobinisme et de révolution passive pour le Risorgimento.

Gramsci n’admire pas tant les Jacobins pour leurs discours, pour leurs doctrines, que pour leur ambition d’hégémoniser une société entière par des actions concrètes de transformation de cette société. Pour lui, le jacobinisme a été quelque chose d’extrêmement porteur dans une conjoncture particulière du passé : l’avènement d’une hégémonie bourgeoise. En revanche, le jacobinisme n’est pas selon lui une cause qui doit être récupérée ou revendiquée à sa propre époque, où le contexte est devenu celui de l’opposition du prolétariat révolutionnaire à la société capitaliste. Le programme politique des Jacobins a perdu son actualité et est même devenu réactionnaire avec le changement d’époque. L’horizon politique de Gramsci est bien celui de la révolution communiste.

LVSL : Gramsci a beaucoup écrit sur la question méridionale, sur le sous-développement du Sud de l’Italie et sa mauvaise intégration dans l’ensemble national. Comment analyse-t-il cette construction inachevée de la nation italienne ?

Nathan Sperber – Le Risorgimento représente une transformation radicale du champ politique italien. En même temps, il laisse des grandes masses hors du jeu politique : en particulier les paysans, qui sont peu éduqués et qui souvent ne savent parler que leur dialecte local. Jusqu’à l’époque de Gramsci, les paysans restent beaucoup plus nombreux que les ouvriers en Italie. Le sens commun populaire est par ailleurs tributaire ce cette trajectoire historique durant laquelle les grandes masses ont été laissées largement passives.

Il y a ensuite, au sortir de la Première Guerre mondiale qui a envoyé au front des paysans comme des ouvriers, l’expérience du Biennio Rosso, des grandes grèves industrielles à Turin, notamment dans les usines Fiat. Les ouvriers turinois eux-mêmes ont souvent des origines rurales. Gramsci durant les années 1920 tente d’identifier les limites du Biennio Rosso, de comprendre pourquoi ce mouvement n’a pas su entraîner une révolution. Il observe par exemple que le regard des ouvriers sur les événements restait pétri de notions conservatrices, elles-mêmes juxtaposées à des aspirations au changement. Ce qui illustre accessoirement le caractère jamais parfaitement cohérent du sens commun, qui est en pratique un mélange d’idées conservatrices et de désirs de transformation. Mais une autre raison plus fondamentale de l’échec du Biennio Rosso, affirme Gramsci, est que les masses paysannes italiennes n’ont pas rejoint les ouvriers dans la lutte. Leur potentiel d’action politique s’est trouvé neutralisé par le fonctionnement propre de l’ordre politique italien.

Gramsci tente donc de dessiner les dynamiques d’une société italienne qui est en ébullition dans les villes et qui commence à se disloquer dans les campagnes à la suite de l’expérience de la Première Guerre mondiale. Il doit aussi faire le constat que les ouvriers italiens, et son propre parti, ne sont pas encore en mesure de porter un mouvement qui puisse faire le lien, la jonction entre le côté urbain et le côté rural, entre ouvriers et paysans.

À ce sujet, il écrit un texte, peu de temps avant son emprisonnement : Quelques thèmes de la question méridionale. Il y traite de la question méridionale par le prisme de la stratégie politique. Il y jette aussi les bases de la notion d’hégémonie qu’il développera ensuite dans les Cahiers de prison. Il y interroge la manière de faire ce lien entre le combat ouvrier, le mouvement communiste, qui est très urbain, et les aspirations des masses paysannes italiennes, afin d’arriver à une majorité fondée sur des alliances entre classes et groupes sociaux. Il se demande ce que doit faire le mouvement ouvrier italien pour prétendre à exercer un pouvoir d’attraction vis-à-vis de la société rurale. A cette fin il se livre à un véritable tableau sociologique de l’Italie méridionale, distinguant en particulier trois groupes sociaux. Premièrement, les propriétaires terriens qui sont l’élite traditionnelle de l’Italie méridionale: s’ils sont si puissants, c’est que l’Italie n’a pas connu de redistribution égalitaire des terres comme en France au moment de la Révolution. Deuxièmement, ceux qu’il nomme les petits intellectuels de l’Italie rurale : les instituteurs, les apothicaires, les notaires de village, etc. Troisièmement, les paysans qui sont la vaste majorité.

Gramsci s’interroge donc : comment les paysans pourraient-ils être amenés à mettre en résonance leurs aspirations avec le mouvement ouvrier des villes, et comment le mouvement ouvrier lui-même, donc le Parti communiste, doit-il agir envers les paysans et transformer son discours dans cette visée ? C’est toujours un va-et-vient, ce n’est jamais un parti qui va réussir à attirer comme par alchimie un autre groupe. Cela se fait par des réponses concrètes apportées à des aspirations concrètes. Gramsci pose aussi la question suivante : comment faire pour que ces intellectuels de village, qui ne sont pas des intellectuels organiques de quelque hégémonie que ce soit, mais plutôt des intellectuels traditionnels, au sens où il y a toujours eu ces sortes de couches intermédiaires dans l’Italie rurale, puissent trouver leur compte dans une transformation sociale qui serait portée par le mouvement ouvrier ? C’est pour lui un enjeu crucial car ces petits intellectuels à la campagne, s’ils devaient se rapprocher collectivement de la cause communiste, et prendre parti pour les paysans contre les propriétaires terriens, seraient en mesure de renverser entièrement les rapports sociaux dans l’Italie rurale.

LVSL : Gramsci connaît un regain d’intérêt ces derniers années. C’est une des références d’Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, et des intellectuels populistes comme Iñigo Errejón. Peut-on considérer que le populisme démocratique est un héritage de la pensée gramscienne ?

Nathan Sperber – Il y a un héritage au sens où ces nouveaux mouvements politiques décrits comme populistes font appel aux idées de Gramsci et à des pensées qui s’inspirent de ce dernier. Parfois leurs cadres et leurs dirigeants trouvent une inspiration directe dans la lecture de ces textes. De ce point de vue-là, il y a un héritage intellectuel indéniable. Cependant, il existe des différences importantes entre la formulation de ces idées populistes et les propos de Gramsci lui-même. Donc s’il y a bien inspiration, on peut aussi souvent parler de révision voire de déformation des idées de Gramsci.

A mon avis il n’y a pas de correspondance intime entre les idées et les objectifs originels de Gramsci et ce qui se dit et se fait dans les mouvements populistes d’aujourd’hui. D’ailleurs, les personnes lucides au sein de ces mouvements le savent très bien et assument sans difficulté le fait de trouver une inspiration dans Gramsci tout en cherchant à transformer, à réviser certains aspects de sa pensée pour les combats politiques actuels. Je ne dis pas que c’est illégitime, c’est à examiner et à discuter au cas par cas.

Le contraste le plus flagrant entre la pensée de Gramsci et les idées des mouvements populistes actuels réside dans le fait que ces derniers récusent explicitement la conception marxienne de la lutte des classes. Les populistes rejettent l’idée qu’il y a principalement deux classes en lutte qui sont le prolétariat et la bourgeoisie. Chantal Mouffe et Ernesto Laclau sont très clairs sur ce point, ils écrivent que la primauté de la lutte des classes n’est plus d’actualité. Or, on sait que Gramsci structurait toute sa pensée dans ces termes-là. Chez Gramsci, le Prince moderne est le parti du prolétariat, l’intellectuel révolutionnaire est l’intellectuel organiquement lié au prolétariat, et ainsi de suite.

La seconde différence, c’est que les penseurs populistes prennent plus largement leurs distances avec l’analyse structurelle du capitalisme. Ainsi Mouffe et Laclau, dans leur ouvrage Hégémonie et stratégie socialiste, proposentune conception radicalement constructiviste du politique, où les intérêts, au lieu de préexister au moment politique, au lieu d’être ancrés dans les rapports de production, dans la vie économique, dans des relations d’exploitation, dans des relations de travail, sont entièrement tributaires de la sphère du discours et de la construction à laquelle ils peuvent donner lieu dans cette sphère.

Je leur ferais la critique de tout aplatir sur le moment discursif ou idéologique. C’est aussi abandonner la façon dont Gramsci pensait le bloc historique. Mouffe et Laclau évoquent le bloc historique en lui donnant une portée beaucoup plus réduite comparé au propos de Gramsci, chez qui toute l’hégémonie s’articule sur l’interdépendance entre ce qui se passe dans la sphère économique, dans la sphère politique et la sphère culturelle. Dans la pensée de Mouffe et Lacau, il y a la volonté d’affirmer que les catégories essentielles de la politique sont construites, que ce sont les discours qui les construisent et que c’est là qu’il faut s’investir entièrement. Or, on pourrait très bien renoncer à l’idée que le ressort foncier du politique dans la société est la lutte des classes entre prolétariat et bourgeoisie, tout en continuant à fonder sa réflexion critique sur une analyse structurelle de l’économie, ce que Mouffe et Laclau ne font pas.

Je ne veux pas suggérer que le domaine économique détermine de façon univoque ce qui se passe dans la sphère politique, ce serait du déterminisme vulgaire. Mais quant à cet aspect important des rapports entre l’économique et le politique, j’ai parfois l’impression, justement, que les mouvements populistes flottent un peu. Tantôt, ils sont partisans de la ligne la plus iconoclaste, celle formulée par Mouffe et Laclau dans les années 1980, qui consiste à dire que les intérêts sont avant tout construits discursivement. Pourtant, les militants, les cadres, les dirigeants des mouvements populistes vont aussi souvent admettre que leur ascension est tributaire d’une conjoncture socio-économique particulière, la crise de 2008 en particulier, et plus largement de transformations du capitalisme depuis plusieurs décennies. Ce qui revient peut-être à accepter en creux l’idée que les intérêts sont toujours pour partie économiquement structurés. A titre personnel, en tout cas, je pense qu’il est assez dommageable de renoncer à l’analyse structurelle ou organique du capitalisme et d’axer entièrement son combat sur les discours politiques, sur la bataille des mots dans le champ politique.

Le troisième contraste entre les idées de Gramsci et les théories du populisme a trait au rôle du parti. Chez Gramsci, justement parce qu’il y a une classe sociale révolutionnaire qui vise à construire une hégémonie dans la société, il y a aussi une organisation qui est portée par cette classe sociale et qui agit en son nom : le parti. Ce parti est organisé et hiérarchisé. Gramsci fait d’ailleurs appel à une métaphore militaire pour décrire son fonctionnement : il y a l’état-major en haut qui se compose des dirigeants ; il y a les sous-officiers qui sont les cadres du mouvement ; et il y a les soldats qui sont tous les autres membres de l’organisation. Chez Gramsci, alors même qu’il y a nécessairement un va-et-vient entre la ligne du parti et les aspirations des masses, il y a aussi toute une organisation hiérarchisée. Sur cet aspect-là Gramsci trouve clairement une inspiration chez Lénine.

Un tel modèle du parti est absent chez Mouffe et Laclau, qui font au contraire l’éloge d’une plus grande horizontalité, d’une convergence d’aspirations disparates, sans que l’une prime sur l’autre dans un rapport de priorité établie des luttes. L’idée centrale chez Gramsci du rôle dirigeant d’une élite politique est aussi largement évacuée chez Mouffe et Laclau. La notion même d’élite en politique peut apparaître conservatrice ou réactionnaire mais Gramsci fait néanmoins le choix de se l’approprier. A son époque les théories élitistes de la société sont associées à des penseurs influents comme Gaetano Mosca, Vilfredo Pareto et Robert Michels. Tout en rejetant les thèses de ces penseurs, qui n’ont rien de démocratique, Gramsci se pose comme eux la question de la fonction dirigeante en société. Seulement, cette fonction dirigeante, il l’ancre dans le parti, et le parti, il l’ancre dans la classe.

Dernier contraste, et non des moindres, entre les idées de Gramsci et les stratégies populistes actuelles : le rapport à la légalité et aux institutions électorales. Il me semble qu’aujourd’hui, pour des raisons qui se comprennent sans doute, les mouvements populistes en Europe affichent un attachement absolu à la légalité électorale.

Gramsci, quant à lui, dirigeait un parti qui était persécuté et réprimé de la façon la plus violente et arbitraire qui soit par le fascisme, à une époque où il arrivait aux communistes en Europe de se battre physiquement et d’être tués par leurs adversaires. Après l’arrivée de Mussolini au pouvoir en Italie, les activités de son parti deviennent largement clandestines. Dans le même temps, il continue à jouer son rôle de député jusqu’à son arrestation en 1926. Gramsci était donc amené à penser ensemble l’action politique institutionnelle et extra-institutionnelle, à ciel ouvert et souterraine, légale et illégale.

Cette double perspective fait écho à la complémentarité entre guerre de position et guerre de mouvement. La première amène à investir les sphères existantes du pouvoir, les institutions légales de la société. La seconde, selon la façon dont on l’interprète, peut laisser la porte ouverte à l’action militaire ou violente. Au yeux de Gramsci, qui restait un grand admirateur de Lénine et de la Révolution d’Octobre, il ne faisait pas de doute que le Prince moderne pouvait être appelé, selon les exigences de la conjoncture, à agir illégalement et violemment. Aujourd’hui, on se pose moins ces questions, du moins au sein des mouvements populistes qui aspirent à prendre le pouvoir.

Conférence “Gramsci et la question de l’hégémonie”, le 15 juillet 2018, à l’Université d’été de LVSL avec Nathan Sperber et Marie Lucas, présentée par Antoine Cargoet. 

Propos recueillis par Antoine Cargoet, retranscription réalisée par Marie-France Arnal.


 

Introduction à Antonio Gramsci, George HOARE, Nathan SPERBER. Editions La Découverte, Collection Repères, 2013, 128p, 10€

 

 

Pourquoi Antonio Gramsci nous appelle à la guerre de position

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Des soldats français chargent durant la première guerre mondiale

En temps de crise du socialisme, Antonio Gramsci invitait ses camarades de parti à réfléchir sans complaisance aux causes et aux conséquences de leurs échecs. Ne pas avoir eu « une conception propre de la vie, de l’histoire, du développement de la société humaine », écrivait-il, « voici notre faiblesse, voici la principale raison de la défaite ». Cette fragilité théorique, trahie par le fiasco politique, tenait à son sens à une ignorance des exigences de la politique moderne. Celle-ci implique le passage de la « guerre de mouvement », conquête des institutions réservée à un petit nombre d’experts, à une « guerre de position » qui engage tous les domaines de la société et une participation massive. Par Marie Lucas et Lenny Benbara.


Sensible, comme toute sa génération, aux mutations profondes entraînées par le premier conflit mondial, Gramsci choisit à dessein de faire appel à l’expérience collective de la guerre de position. Celle-ci marque la fin d’une conception technique et circonscrite de la fonction militaire. C’est désormais l’ensemble de la société qui est, bon gré ou mal gré, appelé à soutenir l’effort de guerre sur un temps long. Or il est urgent, estime Gramsci, de transposer cette évolution du domaine militaire au champ politique.

Cette transition d’une conquête fulgurante du pouvoir à une lutte de longue haleine et sur plusieurs fronts est inévitable dans les sociétés modernes industrialisées, où les gouvernements n’ont plus le monopole du pouvoir. Gramsci oppose les sociétés occidentales, complexifiées par l’ordre capitaliste, aux nations orientales telles que la Russie d’alors pour mettre en évidence la différence des deux terrains de lutte politique. L’absence de participation des masses à la politique russe rendait possible et efficace une poussée révolutionnaire « à l’ancienne », une guerre de mouvement vouée à bouleverser l’organisation générale du pays, à imposer une nouvelle force à la fois gouvernante et dirigeante : la Révolution d’octobre 1917 l’a montré. Mais dans le cadre des sociétés complexes issues du capitalisme, il ne suffit plus de devenir la classe gouvernante, de se saisir du pouvoir par les urnes ou par la force, pour devenir une force dirigeante, douée d’une influence concrète sur la société. Le pouvoir institutionnel n’est pas l’hégémonie.

Un groupe social à prétention hégémonique doit donc, s’il veut être ferment de renouveau, « être dirigeant avant de conquérir le pouvoir gouvernemental », c’est même là, ajoute Gramsci « une des conditions principales à la conquête du pouvoir ». En d’autres termes, une formation politique doit définir son agenda politique en réfléchissant à l’horizon général vers lequel la société doit tendre. Gramsci insiste sur les qualités d’endurance qu’exige cette lutte d’influence. En effet, même lorsque ce groupe social « exerce le pouvoir et même s’il le tient fermement en main », il ne doit pas négliger de « continuer à être aussi ”dirigeant” ». L’accès à une fonction dirigeante, c’est là l’aboutissement victorieux d’une guerre de position. Il s’agit selon Gramsci de « la question de théorie politique la plus importante posée depuis l’après-guerre » car elle implique de penser à nouveaux frais la politique et d’aborder la société dans toutes ses dimensions.

Devenir dirigeant avant d’être gouvernant

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Antonio Gramsci, intellectuel communiste et fondateur du PCI.

Il faut donc diriger pour gouverner, plutôt que gouverner pour diriger. Les partisans de la guerre de mouvement, s’ils dissocient leur action d’une guerre de position active, risquent, en cas de défaite, voire de victoire, de perdre le soutien des groupes sociaux qu’ils ont voulu incarner. Gramsci met en garde contre la stérilité d’un parti trop rivé au court terme. S’en tenir à cette guerre institutionnelle relève selon lui d’une conception archaïque de la politique et trahit une piètre évaluation de ce qu’est véritablement l’État moderne : « seulement une tranchée avancée, derrière laquelle se tient une chaîne robuste de fortins et de casemates ». Un parti dont le seul objectif stratégique est la prochaine victoire électorale, tel une poignée de francs-tireurs dispersés, gaspille inutilement ses contingents. Il s’expose à l’indifférence et à la démobilisation de « l’arrière » qui ne se sent pas concerné par sa lutte. Très tôt, Gramsci entrevoit le risque, pour son propre parti, de « sombrer dans les hallucinations particularistes », de s’égarer dans des querelles inaptes à associer les masses au développement d’un nouvel idéal de société. L’entêtement à s’occuper de problèmes tels que l’abstention électorale ou de la constitution d’un parti « véritablement » communiste, « véritablement » de gauche, est aux yeux de Gramsci le meilleur symptôme d’un renoncement politique à l’hégémonie.

Il ne faudrait pas pour autant, précise le philosophe sarde, renoncer à la guerre de mouvement et au gouvernement, « ce serait là une grave erreur ». L’important est d’envisager l’assaut électoral comme l’application tactique partielle d’une stratégie plus vaste et ambitieuse que seule la guerre de position permet de concevoir. Il n’y a donc pas d’opposition systématique entre la guerre de mouvement et la guerre de position, ces deux dimensions doivent s’articuler. Néanmoins, les manœuvres de la guerre de mouvement ne peuvent seules décider de l’avenir d’un courant politique, elles ne peuvent qu’en concrétiser la progression réelle.

La guerre de mouvement à l’intérieur de la guerre de position

Dans nos sociétés démocratiques modernes, où la société civile constitue un maillage riche et dense, diffracté en multiples couches épaisses, il n’y a pas de guerre de mouvement possible sans guerre de position. Il n’y a pas de victoire électorale décisive et de constitution d’une volonté collective hégémonique sans travail de sape dans tous les lieux où le pouvoir prolifère : « Par là on ne veut pas dire que la tactique d’assaut, de percée et la guerre de manœuvre doivent être considérées comme désormais disparues de l’art militaire : ce serait une grosse erreur. Mais, dans les guerres entre les Etats les plus avancés industriellement et civilement, elles doivent être considérées comme réduites à une fonction tactique plutôt qu’à une fonction stratégique, comme c’était le cas de la guerre de siège pendant la période précédente de l’histoire militaire. La même réduction doit avoir lieu dans l’art et la science de la politique, au moins pour ce qui concerne les États plus avancés, où la « société civile » est devenue une structure très complexe et résistante aux « irruptions » catastrophiques de l’élément économique immédiat (crises, dépressions etc.) : les superstructures de la société civile sont comme le système des tranchées dans la guerre moderne ». La guerre de mouvement s’insère donc dans une stratégie plus globale qui est nécessairement, dans le contexte moderne, une guerre de position. Une guerre, donc, qui est tout sauf attentisme et passivité. Il s’agit d’une mobilisation générale dont l’enjeu est la possibilité du mouvement et de la victoire décisive.

“Il faut donc étendre l’effort de guerre à tous les niveaux de la vie sociale, s’enraciner dans le vaste et multiple terrain de ses superstructures, nourrir des foyers d’influence dans l’économie, l’éducation, les médias, la culture populaire et savante…”

Une stratégie hégémonique implique en effet une activité d’une grande ampleur. Longue, exigeante, la guerre de position requiert « des qualités exceptionnelles de patience et d’esprit inventif ». La société de masse, traversée par des courants d’influence multiples, n’est pas malléable à l’envi. Les pires crises économiques ne suffisent pas à mobiliser ceux qui les subissent autour d’un projet réformateur. Il faut donc étendre l’effort de guerre à tous les niveaux de la vie sociale, s’enraciner dans le vaste et multiple terrain de ses superstructures, nourrir des foyers d’influence dans l’économie, l’éducation, les médias, la culture populaire et savante… qui sont les tranchées de la guerre moderne. Par ces dispositifs institutionnels et culturels, une conception du monde s’assure de son triomphe. Elle inculque ses valeurs, elle modèle l’opinion à son image. Ainsi se constitue la « structure idéologique d’une classe dominante – néo-libérale par exemple – c’est-à-dire l’organisation matérielle vouée à maintenir, à défendre et à développer le ”front” théorique ou idéologique ».

Ne jamais rompre avec le sens commun et la dynamique politique

Dessin de ©Claire Cordel

Au-delà des « lieux » fictifs ou réels, au sein desquels les acteurs politiques mènent la guerre de position, on peut étendre cette lutte à l’ensemble des signifiants sur lesquels repose une certaine hégémonie. Ainsi, les forces politiques en présence doivent conduire des assauts pour s’emparer de ces bastions que sont la crédibilité, la justice, l’autorité, etc. L’enjeu n’est pas de mimer l’adversaire, mais de travailler le sens de ces notions, tout en s’en emparant. Cette lutte ne consiste donc pas à produire une vision du monde hors-sol et à la faire fructifier dans l’ensemble de la société. Il ne suffit pas de diffuser une idéologie abstraite. Une vision du monde, pour se répandre, doit absolument puiser dans l’état idéologique et culturel d’une société donnée. Le sens commun, à la fois unifié et fragmenté, est le terrain de lutte de la guerre de position. La bataille politique est alors une lutte pour le sens. Elle est inséparable d’une analyse permanente de l’état idéologique de la société, de reconnaissance du terrain sur lequel la lutte a lieu. Il ne s’agit pas uniquement d’analyse, mais aussi de capacité à « sentir ». Gramsci explique ainsi que : « L’élément populaire « sent » mais ne comprend pas ou ne sait pas toujours ; l’élément intellectuel « sait », mais ne comprend pas ou surtout ne « sent » pas toujours ». Les stratèges et les intellectuels organiques producteurs d’idéologie ne doivent jamais oublier cette donnée, et doivent donc toujours tenter de s’imprégner de ce sens commun avant de tenter le travailler à leur tour. Sans quoi leur adversaire occupera le terrain.

Emmanuel Macron, le 11 décembre 2014. ©Le Web

“Emmanuel Macron n’est donc pas une « dernière cartouche du système ». Le bloc hégémonique néolibéral, tant qu’il n’est pas désarticulé profondément par une guerre de position adéquate, trouve toujours un moyen de diminuer la pression en incorporant une partie de la critique des forces adverses.”

L’art de la politique moderne est un art dynamique, car le terrain de la lutte n’est jamais statique, et le sens commun, diffracté, ne l’est pas non plus. La guerre de position est donc aussi, d’une certaine façon, un art du repositionnement permanent. C’est ce qu’a bien compris Emmanuel Macron. Devant la dévalorisation symbolique des partis politiques, il a incorporé une partie de la critique destituante envers le « système », il a pris en charge une partie de ce sens commun, et a mené un projet de régénération qui refonde l’hégémonie néolibérale. Comme la critique artiste de Mai 68 en son temps, absorbée avec brio par le capitalisme grâce au néo-management « joyeux et inventif » ou grâce à la valorisation de « l’autonomie du travailleur » comme le décrivent Eve Chiapello et Luc Boltanski dans Le nouvel esprit du capitalisme (1999), le projet macroniste a incorporé une partie de la critique démocratique qui structurait les dernières années, et qui s’exprimait par la crise de représentation des partis et par un vote « souverainiste » croissant. L’omniprésence de la thématique de la « société civile » est au cœur de cette stratégie de régénération du projet néolibéral. Emmanuel Macron n’est donc pas une « dernière cartouche du système ». Le bloc hégémonique néolibéral, tant qu’il n’est pas désarticulé profondément par une guerre de position adéquate, trouve toujours un moyen de diminuer la pression en incorporant une partie de la critique des forces adverses. Ainsi, une stratégie pertinente exige de débouter le bloc hégémonique néolibéral de toutes les positions qui assurent sa cohérence globale et sa capacité régénératrice.

Le grand soir n’aura pas lieu

Les forces contre-hégémoniques ne peuvent donc espérer un « grand soir » ou une étincelle qui « mettra le feu à la plaine », et conduirait à remodeler définitivement les rapports de force. En France, seule l’élection présidentielle est un moment de politisation suffisamment puissant pour que les rapports de force basculent dans les grandes largeurs. Que faire dans l’interlude ? Il faut mener un travail de sape multidimensionnel. Sans être exhaustif, produire des cadres, développer une vision du monde, investir les médias, se constituer en média, analyser l’adversaire, l’affaiblir sur les points clés sur lesquels sa domination repose et construire une crédibilité sont autant d’objectifs intermédiaires à atteindre dans la guerre de position. Ils n’ont néanmoins de sens qu’en étant articulés afin de se doter d’une capacité à déterminer l’agenda, car la maîtrise de la narration de la politique est sûrement le meilleur moyen de conquérir la centralité. La détermination de l’agenda doit être globale, et ne peut pas se réduire à l’agenda de la lutte sociale. C’est pourquoi une force culturelle structurée doit offrir une vision du monde générale et unifiée. La politique est alors à la fois une lutte pour le sens et pour la construction du récit quotidien de la société sur elle-même.

Gramsci et la question de l’hégémonie

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De gauche à droite : Marie Lucas, Antoine Cargoet et Nathan Sperber.

Vous n’avez pas pu assister à notre Université d’été ? Revisionnez le débat autour de Gramsci et de la question de l’hégémonie. Nous recevions Nathan Sperber, socio-économiste et co-auteur d’une Introduction à Antonio Gramsci, et Marie Lucas, normalienne agrégée en italien qui effectue ses recherches sur Gramsci.

Crédits photos : ©Vincent Plagniol