JDD, Europe 1, CNews… Derrière la croisade médiatique de Bolloré, la défense d’un empire fossile et néo-colonial

Le Vent Se Lève - Bolloré Le Vent Se Lève
© Éd. Joseph Édouard pour LVSL

L’arrivée de Geoffroy Lejeune au JDD et l’agenda réactionnaire qu’il est en train d’y déployer ont inquiété une partie du monde politique français cet été, de la gauche au centre-droit. Si les méthodes brutales et l’ultra-conservatisme de Vincent Bolloré focalisent l’attention, on oublie souvent que sa préférence pour l’extrême-droite découle largement des intérêts de son groupe, bâti autour des énergies fossiles et de la Françafrique. La montée en puissance d’autres milliardaires représentant ces secteurs, comme Rodolphe Saadé ou Daniel Krétinsky, fait peser le risque d’un basculement plus large du monde médiatique vers l’extrême-droite. Article de la New Left Review par Théo Bourgeron, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

Que signifie le rachat du Journal du Dimanche (JDD) par le milliardaire d’extrême droite Vincent Bolloré ? Pour commencer, revenons sur le rôle que ce journal joue dans le champ politique français. Fondé en 1948, le Journal du Dimanche est un hebdomadaire relativement confidentiel (135 000 numéros par semaine, contre 500 000 ventes quotidiennes pour Le Monde). Cependant, il est devenu au fil des ans une institution médiatique, une sorte de gazette gouvernementale officieuse lue par la plupart des journalistes, des hommes politiques et des chefs d’entreprise français. Et que les gouvernements de centre-droit et de centre-gauche successifs utilisent pour annoncer de nouveaux projets de loi et fixer l’agenda politique. Le JDD se caractérise par sa position invariablement pro-gouvernementale. Le penchant affirmé de sa rédaction pour le centre-droit l’a rendu compatible avec la plupart des gouvernements français depuis sa création. En période de gouvernement socialiste, il s’aligne sans problème sur l’aile droite du PS. Politiques et journalistes eux-mêmes plaisantent souvent sur le rôle que le journal joue dans la politique française. Libération le qualifie ainsi de « Pravda de Macron », tandis que des memes circulent sur Twitter avec les unes du journal, sur lesquelles figurent invariablement, chaque semaine, la photo d’un ministre. Une gazette officieuse du gouvernement : voici donc ce qu’était le JDD jusqu’à cet été. 

Un mécanisme bien rodé

Toutefois, ce statut d’importance n’a pas protégé la rédaction du journal. Depuis quelques années, le milliardaire breton avait patiemment construit une participation majoritaire dans Lagardère, le groupe de presse propriétaire du Journal du Dimanche. Au début de l’été, il juge le moment venu de dévoiler ses intentions. Le 23 juin, il nomme rédacteur en chef du journal un représentant notoire de l’extrême droite, Geoffroy Lejeune. Celui-ci arrive de Valeurs actuelles, un magazine où il a été impliqué dans d’innombrables affaires. Il a notamment fait l’objet d’une enquête pour incitation à la haine raciale, après avoir appuyé la publication d’un « documentaire-fiction » abject présentant la députée Danielle Obono comme une esclave vendue en Afrique. Il a également publié une couverture antisémite présentant George Soros comme un « le financier mondial » qui « complote contre la France ». Un profil inacceptable pour l’équipe éditoriale mainstream du Journal du Dimanche. Ironie du sort, après avoir obstinément ignoré pendant des mois les grèves contre la réforme des retraites d’Emmanuel Macron, 96% des journalistes du JDD votent une grève illimitée, empêchant la parution du journal pendant plusieurs semaines.

Pour Vincent Bolloré, cette prise de contrôle relève de la routine. Au cours des dix dernières années, il a mené de nombreuses acquisitions dans les secteurs des médias et de l’édition, appliquant chaque fois la même stratégie. On sait comment il avait racheté le groupe de télévision Canal + en 2014. L’un de ses principaux actifs était la chaîne d’information en continu de centre-gauche I-Télé. Après avoir racheté le groupe, Vincent Bolloré avait décidé d’en licencier les dirigeants et de nommer ses acolytes, déclenchant une longue grève. Celle-ci s’était conclue quelques semaines plus tard avec le départ de la plupart des journalistes d’I-Télé. Bolloré avait alors embauché une nouvelle équipe et rebaptisé la chaîne CNews, la positionnant délibérément à l’extrême-droite en « Fox News à la française ». Un coup réédité de manière similaire avec la station de radio Europe 1. Il est désormais en pourparlers pour racheter le groupe Hachette, plus grande maison d’édition d’Europe, qui possède un large éventail d’activités, notamment dans le domaine des manuels scolaires.

Un empire bâti sur le colonialisme et les énergies fossiles

Douzième fortune de France avec un patrimoine net de 11,1 milliards d’euros, Vincent Bolloré a longtemps été considéré comme un homme d’affaires moderne. C’est en important des techniques financières sophistiquées des États-Unis qu’il a développé son empire. Adepte du « capitalisme sans capital », il a importé dans le  capitalisme familial français la technique du rachat d’entreprise par effet de levier (LBO, leverage buy out, ndlr) des années 1980, rebaptisée « poulies bretonnes », du nom de sa région d’origine. Son penchant pour l’innovation financière lui vaut alors les surnoms de « Petit Prince du cash-flow » et de « Mozart de la finance » dans la presse économique française. 

Cependant, l’innovation financière ne doit pas masquer l’ancrage traditionnel du milliardaire. Sa fortune s’est essentiellement construite sur des secteurs anciens et en déclin, dans lequel le milliardaire investit à contre-courant de l’histoire. L’entreprise en difficulté qu’il a héritée de son père, OCB, était spécialisée dans le papier à cigarettes. Après l’avoir vendue, il s’est consacré aux actifs post-coloniaux, en particulier les infrastructures portuaires africaines et les plantations, devenant ainsi une figure de la Françafrique. Il possède plus de  200 000 hectares de plantations dans des pays tels que le Cameroun, le Nigeria et la Côte d’Ivoire. Jusqu’à récemment, Bolloré Africa Logistics possédait également des infrastructures portuaires dans la plupart des pays d’Afrique de l’Ouest, du Sénégal au Congo. En parallèle, il a également acquis des actifs dans le domaine des énergies fossiles, notamment des dépôts pétroliers en France et en Suisse

Vincent Bolloré incarne parfaitement le capitalisme familial à la française. À l’occasion du bicentenaire de la société Bolloré, il a même posé en costume de velours traditionnel breton devant l’église de son village avec ses fils, affirmant que ces derniers devaient désormais planifier les deux cents prochaines années. Il prône des valeurs ouvertement réactionnaires, multipliant les déclarations d’attachement à une société catholique, patriarcale et autoritaire. 

Après la prise de contrôle du JDD par Vincent Bolloré, de nombreuses voix se sont indignées. Des représentants de la gauche et du centre-droit ont exprimé leur crainte – fondée – que cette série de prises de contrôle de médias par un milliardaire d’extrême droite ne fasse basculer l’équilibre du débat politique français. Un groupe de 400 personnalités, parmi lesquelles des journalistes, des acteurs, des syndicalistes et d’anciens ministres, ont publié une tribune contre la nomination de Geoffroy Lejeune dans le Journal du Dimanche. D’autres tribunes ont également dénoncé la « toute-puissance » de Vincent Bolloré, engagé dans une « croisade pour l’Occident chrétien », croisade qui aurait pour origine le « terreau favorable » constitué par le capitalisme familial conservateur dont il est l’émanation.

La rhétorique paranoïaque et réactionnaire propagée quotidiennement par ses médias, du grand remplacement à la « dictature verte » en passant par le « wokisme » ne résulte pas seulement des lubies du milliardaire. Elle fait au contraire partie intégrante du modèle économique de Vincent Bolloré.

Cependant, une bonne partie de ces critiques manque la signification réelle de ces rachats médiatiques. Elles ont tendance à se concentrer sur les opinions d’extrême droite de Vincent Bolloré, faisant de ces investissements successifs le caprice d’un milliardaire vieillissant, en perte de vitesse et aux opinions réactionnaires. Or, Vincent Bolloré est bien plus que cela. D’abord, il n’est pas un milliardaire des médias. Il représente au contraire deux secteurs puissants du capitalisme français, les secteurs des énergies fossiles et de la Françafrique. Quant à la rhétorique paranoïaque et réactionnaire propagée quotidiennement par ses médias, du grand remplacement à la « dictature verte » en passant par le « wokisme », elle ne résulte pas seulement des lubies du milliardaire. Elle fait au contraire partie intégrante du modèle économique de Vincent Bolloré. La domination raciale est une composante importante des activités du groupe Bolloré en Afrique. La criminalisation des mouvements écologiques et sociaux est nécessaire pour la poursuite de ses activités dans le secteur pétrolier français. Enfin, son empire industriel repose étroitement sur la domination patriarcale depuis ses débuts, transmis qu’il est de père en fils et d’oncle en neveu depuis six générations

Une nouvelle génération de milliardaires de la presse

D’autant que Vincent Bolloré n’est pas seul. D’autres milliardaires issus des secteurs similaires sont également très actifs dans l’achat de médias français. Le Monde, très réputé, a été en partie acheté en 2018 par le milliardaire tchèque Daniel Kretinsky, qui a amassé sa fortune dans le secteur des mines de charbon et des centrales électriques. Daniel Kretinsky possède également plusieurs autres journaux, dont Elle, Marianne et Franc-Tireur et est en train de racheter à Vincent Bolloré le deuxième groupe d’édition français, Editis. (Les autorités de la concurrence européennes contraignent en effet Vincent Bolloré à céder Editis pour avoir le droit d’acquérir Hachette.) La compagnie CMA-CGM, géante marseillaise du transport maritime, est l’une des premières actrices de la logistique en Afrique et est en passe d’acquérir une partie des activités logistiques de Vincent Bolloré pour près de 5 milliards d’euros. Dans un parallèle troublant, CMA-CGM vient elle aussi de prendre le contrôle du journal économique La Tribune, après avoir déjà racheté La Provence. Le groupe contrôlé par le milliardaire Rodolphe Saadé prévoit également de lancer un concurrent au Journal du Dimanche dans les prochains mois. Alors que les groupes de presse français étaient historiquement contrôlés par des milliardaires des secteurs du luxe, de la défense et des télécommunications, il semble qu’ils soient de plus en plus rachetés par des milliardaires de la Françafrique et des énergies fossiles. 

Comment comprendre cette évolution ? Tout d’abord, ces secteurs ont connu une croissance extraordinaire au cours des dernières années. Si les combustibles fossiles et les business de la Françafrique sont parfois considérés comme des vestiges du passé, ils restent financièrement lucratifs. En 2022, CMA-CGM a atteint le record historique du plus grand bénéfice jamais réalisé par une entreprise française, avec 23 milliards d’euros de profit en un an seulement. Les activités liées aux énergies fossiles de Daniel Kretinsky sont également florissantes. Entre 2020 et 2022, grâce à la crise énergétique, le chiffre d’affaires de son groupe (EPH) est passé de 8,5 milliards d’euros à 37,1 milliards d’euros, et son bénéfice de 1,2 milliard d’euros à 3,8 milliards d’euros. Le bénéfice du Groupe Bolloré pour 2022 semble plus modeste (3,4 milliards d’euros), mais il constitue également un record pour le groupe et la somme est énorme par rapport à sa capitalisation de 16 milliards d’euros. En d’autres termes, c’est d’abord la montée en puissance financière de ces secteurs qui leur permet d’investir l’espace médiatique et politique.

Les milliardaires qui investissent aujourd’hui dans la presse française sont réactionnaires au sens premier du terme : en soutenant l’extrême-droite, ils réagissent à des transformations politiques qui menacent leur capacité à accumuler à long terme.

Deuxième explication, ces secteurs ont aussi d’impérieuses raisons d’intensifier leur lutte politique. Malgré leur succès financier, ils se trouvent confrontés à de nouvelles menaces. Du côté des actifs africains par exemple, l’influence post-coloniale de la France semble aujourd’hui contestée. À la suite des coups d’État, souvent soutenus par la Russie, au Mali, au Burkina Faso, en Guinée et au Niger, le système politico-économique qui permettait aux milliardaires de la Françafrique d’extraire des richesse du continent est sérieusement remis en question. D’autant que la politique africaine d’Emmanuel Macron s’est quelque peu démarquée de celle de ses prédécesseurs, adoptant une position anti-interventionniste, laissant s’effondrer des régimes amis et autorisant la justice française à enquêter sur des affaires de corruption liées à la Françafrique. Dans ces conditions, qui défendra les ports et les plantations africaines de Vincent Bolloré ? Ou les activités logistiques de CMA-CGM sur le continent ? Du côté des énergies fossiles, la politique d’Emmanuel Macron n’a rien de révolutionnaire, mais elle s’est tout de même alignée sur les proposition de la Commission européenne visant à interdire les voitures ayant un moteur à combustion d’ici 2035, les objectifs relativement ambitieux de « zéro émissions nettes » et la diminution des exonérations fiscales aux énergies fossiles. Là encore, qui défendra les dépôts de carburant de Vincent Bolloré et les centrales à charbon de Daniel Kretinsky ? Les milliardaires qui investissent aujourd’hui dans la presse française sont ici réactionnaires au sens premier du terme : en soutenant l’extrême-droite, ils réagissent à des transformations politiques qui menacent leur capacité à accumuler à long terme.

L’ambiguïté d’Emmanuel Macron

L’aspect le plus curieux de cette histoire reste la position ambiguë d’Emmanuel Macron. Après le début de la grève au journal, Emmanuel Macron s’est bien gardé de critiquer Vincent Bolloré. La Première ministre Elisabeth Borne a ainsi expliqué qu’il s’agissait d’une question « délicate » et que le gouvernement « n’avait pas à s’immiscer dans la gestion des médias ». Rompant les rangs, le ministre de l’éducation nationale, Pap Ndiaye, a malgré tout déclaré quelques jours plus tard qu’il était « inquiet » au sujet du rachat, étant donné comment Vincent Bolloré avait transformé les autres médias qu’il avait rachetés en médias « d’extrême droite ». Dans les jours suivant l’interview de Pap Ndiaye, les chaînes d’information de Vincent Bolloré se sont déchaînées contre lui, dénonçant sans rougir une tentative de limiter la liberté d’expression. Quelques semaines plus tard, à l’occasion d’un remaniement gouvernemental, Pap Ndiaye est limogé et affecté à un obscur poste d’ambassadeur auprès du Conseil de l’Europe.

D’autres détails étonnent. Après quarante jours de mobilisation, les journalistes du Journal du Dimanche ont fini par abandonner la grève. Le dimanche suivant, un nouveau numéro du JDD est publié. Dans la grande tradition des casseurs de grève d’extrême droite, il avait été rédigé en secret par une autre équipe de journalistes recrutés chez CNews, Minute et Valeurs actuelles. À la surprise générale, le numéro comprend une interview d’une ministre de Macron : la secrétaire d’État à la ville, Sabrina Agresti-Roubache. Critiquée pour avoir semblé approuver la prise de contrôle par Vincent Bolloré, celle-ci se défend en expliquant qu’elle avait accordé l’interview à la nouvelle équipe du Journal du Dimanche pour défendre « Charlie Hebdo » et la « liberté d’expression », sous-entendant bizarrement que les journalistes auraient entravé la liberté de la presse par leur grève.

L’ambivalence d’Emmanuel Macron à l’égard du milliardaire d’extrême droite est-elle si surprenante ? Après tout, les médias contrôlés par des milliardaires ont joué un rôle important dans ses campagnes électorales de 2017 et de 2022. Malgré les récentes manœuvres hostiles de Vincent Bolloré, le contrôle des grands médias par des milliardaires est l’une des clés de voûte des néolibéraux représentés par Emmanuel Macron. En outre, depuis qu’il a perdu sa majorité parlementaire en 2022, le Président de la République cultive une ambiguïté stratégique à l’égard de l’extrême droite, condamnant et adoptant alternativement ses idées en fonction des humeurs des instituts de sondage. Il est encore trop tôt pour savoir dans quelle mesure ces empires capitalistes et le centre-droit macroniste finiront par coopérer ou s’opposer. Ce que l’on sait déjà, c’est l’objectif que ces capitalistes poursuivent : un glissement vers l’extrême droite de la politique française. Qu’il s’agisse de Marine Le Pen ou d’un Emmanuel Macron 2.0, version Viktor Orbán, peu importe. Ils veulent protéger leurs intérêts économiques et ils ont les moyens de le faire.

NDLR : Face à la concentration croissante des médias entre les mains de milliardaires, Le Vent Se lève a réuni l’an dernier plusieurs journalistes spécialistes du sujet pour évoquer des pistes de solution face au pouvoir de l’argent sur la presse. Une conférence à retrouver ci-dessous :

Reconquérir les médias : rendez-vous le 5 mars

Le samedi 5 mars, à la Bourse du Travail de Paris (Salle Henaff), Le Vent Se Lève organise un après-midi sur le thème de la reconquête des médias. Un appel à contributions (13h30 – 15h) sera suivi d’une grande conférence (15h – 17h).

Un appel à contributions est lancé

La prise de conscience est désormais généralisée : la pluralité ne fait pas le pluralisme médiatique. Il est impératif de faire vivre des rédactions, non seulement indépendantes, mais aussi engagées dans la bataille de l’information. Le Vent Se Lève s’est donné pour objectif de promouvoir les projets d’une génération qui ne se reconnaît plus dans les médias traditionnels. 

À l’occasion du 5 mars, les équipes du Vent Se Lève seront présentes pour accueillir les propositions éditoriales : articles, reportages, podcasts, séries vidéo, illustrations, partenariats avec des éditeurs… Face au mur médiatique, les moyens financiers autant que les ressources créatives sont asymétriques : les capitaux sont là où s’achètent l’influence, les énergies là où s’invente l’alternative.

Quelles stratégies de reconquête ?

À l’issue de ce premier moment, une grande conférence, intitulée « Médias sous influence : quelles stratégies de reconquête ? », réunira Marc Endeweld (journaliste, auteur de L’emprise. La France sous influence aux éditions Seuil), Salomé Saqué (journaliste à Blast), Laëtitia Riss (rédactrice en chef du Vent Se Lève), Sophie Eustache (membre d’Acrimed, auteure de Bâtonner aux éditions Amsterdam), Jean-Baptiste Rivoire (journaliste d’investigation, longtemps salarié de Canal +). Les liens entre médias et pouvoir économique seront esquissés et un bilan stratégique sera établi afin de contrer les dynamiques de confiscation du débat public. 

L’après-midi sera clôturé par un temps d’échange informel : cafés, discussions et stands de livres, grâce au soutien d’une libraire indépendante. Les partenaires du Vent Se Lève seront également représentés : le think tank l’Institut Rousseau, la revue Germinal, le mouvement Le Vent Du Changement.

À la veille des présidentielles, des médias menacés

Le contexte médiatique et politique récent motive l’organisation de cet événement. Les acquisitions du groupe Bolloré ont mis sur le devant de la scène la question de la concentration médiatique, aussi bien dans la presse que dans l’édition. Le constat n’est pas neuf. Depuis plusieurs décennies, certains médias et associations se dédient à son analyse à l’instar du Monde diplomatique ou d’Acrimed. Aujourd’hui pourtant, le degré de concentration est inédit, au point qu’un seul groupe paraisse en mesure d’influencer l’élection présidentielle à venir.

Programme détaillé

13h30 – 14h45  | Appel à contributions 

Venez soumettre vos propositions éditoriales à l’équipe du Vent Se Lève ! 
Articles, reportages, podcasts, séries vidéo, photographies, illustrations, partenariats…  En accord avec notre ligne éditoriale, ils peuvent trouver leur place dans notre média. 

14h45 – 15h  | Bienvenue et remerciements

Vincent Ortiz, Rédacteur en chef adjoint du Vent Se Lève
Emmanuel Vire, journaliste, secrétaire général du SNJ-CGT

15h – 17h | Grande Conférence : “Médias sous influence : quelles stratégies de reconquête ?”

Sophie Eustache (Journaliste, Acrimed)
Marc Endeweld (Journaliste indépendant)
Salomé Saqué (Journaliste économique et politique, Blast)
Jean-Baptiste Rivoire (Journaliste, Fondateur de Off Investigation)
Laëtitia Riss (Rédactrice en chef LVSL)

Présentation : William Bouchardon (Membre du Comité de rédaction LVSL)

17h – 17h30 | Forum : livres, cafés et partenaires 

Avec une librairie indépendante.
Avec le think tank l’Institut Rousseau, la revue Germinal,
le mouvement Le Vent Du Changement. 

17h30 – 20h | Apéro au Grand Turenne 
À deux pas de la Bourse du Travail : 27 Boulevard du Temple

Infos pratiques :

📆 Quand ?  Samedi 5 mars | 13h30 – 17h30
🎯  Où ? Bourse du Travail, Annexe Varlin, Salle Henaff
85 Rue Charlot, 75003 Paris

https://fb.me/e/1t7vlP0a4

Pas d’inscription, pas de passe sanitaire.
Port du masque obligatoire. 

Vincent Bolloré, empereur des médias au pays de la complaisance

Bolloré commission
Vincent Bolloré © Creative commons

Face aux sénateurs de la commission d’enquête sur la concentration des médias, mercredi 19 janvier, Vincent Bolloré n’avait plus qu’à se féliciter de sa victoire. Il faut dire que ses hôtes ont été particulièrement bienveillants. Présidée par Laurent Lafon, membre du groupe Union centriste, cette commission sénatoriale s’était donnée pour but d’enquêter sur le phénomène de concentration des médias en France et d’en « évaluer l’impact […] sur la démocratie ». L’actionnaire majoritaire du groupe Bolloré, dont le chiffre d’affaires s’élevait à 24 milliards d’euros en 2020, s’est donc prêté au jeu de l’interrogatoire. Une véritable promenade de santé pour le chef d’entreprise qui, pendant deux heures, a fait les questions et les réponses, dopé par les louanges des uns et l’indulgence complice des autres. Si la figure de Vincent Bolloré est aujourd’hui pointée du doigt par certains médias, c’est parce qu’il est le principal bénéficiaire d’un système capitalistique, encouragé par les décisions politiques de ces dernières décennies. Son autorité désormais acquise dans l’espace médiatique français est en effet le résultat d’un long processus de laisser-faire, soutenu et entretenu par l’État. Elle illustre les effets d’une complicité devenue aliénante entre élites politiques, économiques et culturelles du pays.

Élève modèle, business model : l’argumentaire gagnant de Bolloré

Sans aucun doute, cette audition publique aura permis à Vincent Bolloré de redorer son image et d’écarter toute forme de méfiance à l’égard de son ambitieux empire médiatique. Sur un ton calme, presque léger, l’homme d’affaires a joué avec brio la carte de l’humilité, se disant presque « flatté » d’avoir été convié à cette commission et décrivant son entreprise comme « un tout petit », face aux géants des GAFAM. Patron dévoué, il s’est dit prêt à jouer les « boucs émissaires », affirmant n’avoir aucun projet idéologique ou politique : « Notre intérêt est purement économique » clame-t-il.

L’auditoire a pu constater, sans cacher son admiration, l’efficacité du business model Bolloré, oubliant presque l’objectif de sa présence.

Élève modèle, il a demandé à diffuser ses propres diapositives, afin d’appuyer son propos. Courbes et diagrammes ont défilé sous les yeux des sénateurs, ainsi convaincus de l’honnêteté de l’homme et de la rigueur de ses arguments. Et, parce que des mots illustrés renforcent la performativité d’un discours, aussi ubuesque soit-il, l’auditoire a pu constater, sans cacher son admiration, l’efficacité du business model Bolloré, oubliant presque l’objectif de sa présence.

Mais plus concrètement, par quels moyens l’interrogé a-t-il réussi à inverser la dynamique de l’entretien, retournant les questions à son avantage et réduisant la minorité réfractaire au silence ? Aux accusations de censure, Monsieur Bolloré répond que son entreprise est si grande – le groupe compte aujourd’hui 80 000 employés – et variée – toutes les chaînes et journaux de Canal +, Prima media, la majorité du groupe Lagardère ainsi qu’une trentaine de maisons d’édition – qu’il serait irréaliste de croire en sa seule force de nuisance. De plus, il balaie toute forme d’activisme politique d’un revers de main, clamant que « [s]on ADN, c’est la liberté ». Ce qui en dit long.

Vincent Bolloré n’a qu’à se référer à son histoire familiale et à celle de cette entreprise qui, depuis 1822, ne cesse de grandir et de « faire rayonner la culture française dans le monde », pour faire vibrer les défenseurs de l’idéal méritocratique. Créateur d’emplois, mécène, ambassadeur de la France et de sa richesse créative à l’étranger, l’homme incarne la réussite de l’entrepreneur qui travaille dur et qui sait saisir les chances disponibles dans son pays pour les lui rendre, en mieux. Un exemple que les apôtres du libéralisme ne peuvent qu’aduler, puisqu’il montre en quoi laisser faire les volontés individuelles peut, par la magie de la cohabitation de citoyens travailleurs et ambitieux, créer les opportunités d’une vie enviable.

Ainsi séduits, aucun des sénateurs n’a semblé dérangé par la confusion, entretenue tout au long de l’audition, entre la pluralité des médias détenus par l’homme d’affaires et le pluralisme de l’information. Or, le nombre de tentacules déployés par la créature Bolloré ne garantit en rien l’autonomie de ceux-ci. Quand bien même l’entrepreneur ne serait guidé que par ses intérêts économiques, comme il le prétend, nul ne peut croire de bonne foi que cela n’implique pas d’enjeux politiques cruciaux : taxation, ou non, des grandes fortunes, gestion de la concurrence entre l’audiovisuel privé et public, soutien aux journalistes indépendants…

Si les liens entre Bolloré et Macron en 2017, et le rôle de ses chaînes de télévision dans l’ascension de Zemmour, aujourd’hui candidat, ont abondamment été démontrés, il est clair qu’aucun aspirant à des responsabilités politiques n’a intérêt à se mettre sérieusement Bolloré à dos.

De l’autre côté, l’omniprésence des médias détenus par Bolloré dans notre quotidien – rappelons qu’il a été pionnier dans les chaînes d’information en continu – et l’influence de ceux-ci sur l’opinion publique ne peut laisser aucun responsable politique indifférent. Si les liens entre Bolloré et Macron en 2017, et le rôle de ses chaînes de télévision dans l’ascension de Zemmour, aujourd’hui candidat, ont été abondamment démontrés, il est clair qu’aucun aspirant à des responsabilités politiques n’a intérêt à se mettre sérieusement Bolloré à dos.

Omerta sur les effets du monopole Bolloré dans l’écosystème médiatique

La plus grosse dissonance de l’audition restera peut-être la prétention de l’homme, assumée et jamais contestée, de défendre à lui seul la « souveraineté culturelle » française. Sur le papier, la démarche de cette commission d’enquête semble louable : dresser un état des lieux des médias en France, entendre ses principaux acteurs et tenter de comprendre les raisons de cette « crise de confiance » entre les citoyens et la profession. En effet, cela fait bien longtemps que les textes régissant la presse française n’ont plus force de loi. Celui de 1986, par exemple, timidement évoqué par David Assouline, rapporteur de la commission d’enquête, prévoyait des « seuils anti-concentration », désormais obsolètes.

Plus tôt, le programme du Conseil national de la Résistance et les ordonnances de 1944 stipulaient que « la presse n’est pas un instrument de profit commercial » (art. 1) et que « la presse est libre quand elle ne dépend ni de la puissance gouvernementale ni des puissances d’argent mais de la seule conscience des journalistes et des lecteurs » (art. 3). Sans nul doute, un nouveau texte bâtisseur, qui aurait pour but de redessiner les contours de la presse aujourd’hui, ne se risquerait pas à de telles rêveries. Néanmoins, revenir aux ambitions premières posées par les acteurs de la Libération, n’est pas inutile. Cela souligne le paradoxe béant entre la liberté de la presse, telle que définie il y a moins de quatre-vingts ans, et la situation presque monopolistique de l’empire Bolloré.

L’audition simultanée de quatre propriétaires de journaux indépendants (L’Opinion, Le 1, Mediapart et Les Jours) deux jours plus tard, montre d’ailleurs bien l’importance consacrée aux uns et aux autres dans le débat. Les financements étant l’alpha et l’omega d’un média qui fonctionne et qui dure, le paysage de l’information tend finalement vers la coexistence du groupe Bolloré avec une poignée d’autres titres qui se maintiennent grâce aux soutiens de leurs lecteurs. Une guerre de l’information qui se révèle indéniablement asymétrique.

Une audition révélatrice de la démission du politique

Toutes tentatives de déductions hâtives écartées, reste que l’omerta sur la position prédatrice du groupe Bolloré dans l’écosystème médiatique français, alors même que l’ambition affichée était de comprendre les conséquences de ce phénomène de concentration sur la démocratie, a de quoi laisser dubitatif.

Adhésion, inertie ou impuissance, il n’est pas facile de déterminer la ou les raisons pour lesquelles notre système politique actuel encourage et promeut l’expansion décomplexée de l’entreprise Bolloré. Il ne serait ni rigoureux ni honnête de dire que toutes les personnes présentes à cette commission ont volontairement joué la comédie pour feindre le pluralisme politique et mimer la contradiction. David Assouline, du groupe socialiste, s’est par exemple montré plus pugnace que certains de ses confrères lorsque, deux minutes avant la fin de l’audition, il se fait le porte-voix des journalistes d’Europe 1 qui dénonçaient les atteintes à leur liberté d’informer : « Vous êtes un interventionniste assez direct », assène-t-il. Néanmoins, Vincent Bolloré en sort victorieux, car il a réussi à faire de cette prise de parole, diffusée publiquement, une véritable opération de communication.

Adhésion, inertie ou impuissance, il n’est pas facile de déterminer la ou les raisons pour lesquelles notre système politique actuel encourage et promeut l’expansion décomplexée de l’entreprise Bolloré.

Dans l’espace médiatique, c’est à travers la rencontre entre personnalités politiques, journalistiques et intellectuelles que se développent et s’affrontent différentes visions du monde. Les catégorisations du bien, du mal, les vérités affichées et défendues sont rendues légitimes par l’effet du nombre ; plus elles sont partagées, plus elles paraissent crédibles et indiscutables. La théorie des champs développée par Pierre Bourdieu permet de comprendre comment ces acteurs « travaillent à expliquer et systématiser des principes de qualification, à leur donner une cohérence ». On pourrait croire cette théorie remise en cause par l’influence croissante des réseaux sociaux, rendant plus facile l’accès à l’espace public. En vérité, ce sont ces mêmes personnalités que l’on retrouve abondamment sur Twitter et sur les plateaux télévisés. Derrière la multiplicité des supports d’information et la démocratisation de ceux-ci, notre capacité à convaincre dépend, toujours plus, de la visibilité de nos arguments.

C’est ainsi qu’aujourd’hui, comme le rappelait un article du Monde diplomatique, des visions et des divisions s’imposent, entre les « nationaux » et les « étrangers », les « travailleurs » et les « chômeurs », les « vaccinés » et les « non vaccinés » là où, autrefois, semblait dominer l’opposition entre les « riches » et les « pauvres ». Les termes du débat, imposés par une minorité de médiatisés, eux-mêmes dépendants – pour le moins, économiquement – d’un seul homme, à l’ensemble des citoyens, posent des enjeux démocratiques.

En illustrant, non pas seulement l’inertie de la classe politique, tout échiquier confondu, mais aussi la dépolitisation de celle-ci – en d’autres termes, sa démission par adhésion ou par abandon – cette audition aura été une illustration supplémentaire du fossé abyssal entre les citoyens et leurs responsables politiques.   

Bolloré en Afrique : entre réseaux de pouvoir, jeux d’influence et esclavage moderne

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Absence d’auteur

De Vincent Bolloré, on connaît l’art du coup d’éclat médiatique permanent. Des chaînes de télévision (Canal+, C8, C-News…) à la presse écrite (C-News matin), en passant par la fusion Havas (première agence publicitaire du pays)/Vivendi (multinationale du divertissement), le “petit prince du cash flow” se dote des moyens de promouvoir son empire industriel. Quitte à occulter, si besoin par la censure, les réalités controversées de ses activités en Afrique : travail salarié à la limite de l’esclavage, jeux d’influence auprès des gouvernements locaux, néocolonialisme​ ​industriel…

Vincent Bolloré s’est forgé l’image d’un conquérant et d’un bâtisseur des temps modernes. A elle seule, la branche Bolloré Transport & Logistics de son groupe est un sacré morceau : présente dans 105 pays du monde (dont 45 pays africains) elle a, au travers de ses nombreuses activités (transport multimodal, gestion de la chaîne logistique, manutention portuaire…), la mainmise sur l’essentiel du fret en Afrique de l’Ouest. Bolloré lui-même n’est pas avare d’images pour diffuser sa légende :

C’est plutôt du commando que de l’armée régulière. On ne passe pas beaucoup de temps à discuter de ce qu’il faut faire, on agit. Les Américains disent : “we try, we fail, we fix”. On essaie, on rate, on répare. On aime ça, comme les bancs de poissons qui bougent et se déforment au fur et à mesure”. Mais​ ​Bolloré​ ​le​ ​gros​ ​poisson​ ​tient​ ​aussi​ ​du​ ​requin.

Comme​ ​au​ ​temps​ ​béni​ ​des​ ​colonies​ ​?

Le 21 juillet 2016 est diffusée sur France 2 une émission de Complément d’enquête consacrée aux activités de la Socapalm, propriété du milliardaire qui assure la production d’huile de palme au Cameroun. Beaucoup découvrent alors les images de “l’arrière-boutique”. Y témoignent des sous-traitants présentés comme étant mineurs, payés à la tâche, qui travaillent sans vêtements de protection et qui occupent des logements insalubres. Après tout, expliquera plus tard le directeur de la plantation de Mbambou au journal Le Monde, “les gens travaillent pour nous parce qu’ils cherchent des soins médicaux et l’école pour leurs enfants, voilà ce qui les motive. Après le salaire, c’est accessoire”. En face de son bureau, un poster de Tintin au Congo. La polémique renaît en août 2017 sous la pression d’ONG et de villageois qui mettent en cause l’occupation des terres et la pression foncière qu’elle implique sur les habitants, la déforestation et la pollution de l’eau​ ​dues​ ​aux​ ​immenses​ ​concessions.

“La mission de l’ONU au Libéria rend compte des conditions catastrophiques sur la plantation exploitée par une filiale du groupe Bolloré : travail d’enfants de moins de 14 ans, utilisation de produits cancérigènes, interdiction de syndicats, expulsion de​ ​75​ ​villages…”

Depuis des années la liste des scandales ne cesse de s’allonger. Le 21 octobre 2016, un train déraille sur la liaison Yaoundé-Douala, faisant 82 morts et près de 600 blessés. La compagnie ferroviaire Camrail, propriété de Bolloré, est mise en cause, accusée de négligence et d’homicide involontaire. Bien que sa responsabilité ait été établie par un rapport de la présidence camerounaise, les avocats des collectifs de victimes observent que “seuls les lampistes sont appelés à la barre. Les puissants hommes d’affaires, connus de tous, n’y sont pas​”. Ils déplorent les manquements aux promesses d’indemnisation de l’entreprise : “Camrail se moque éperdument de nous. Je réclamais 51 millions de francs CFA [77 750 euros], j’ai reçu à peine 4 millions. Ils nous prouvent que nos vies ne les ont jamais intéressés”, confie ainsi un rescapé au journal Le Monde. Le 17 juin 2017 c’est un train de la société Béninrail, elle aussi propriété de Bolloré, qui est à l’origine de la mort de 4 Béninois dans des conditions similaires. L’histoire se répète. Seuls changent les noms de ceux qui s’efforcent de la conter.

En 2006, selon le site Basta!, la mission des Nations Unies au Libéria avait publié un rapport rendant compte des conditions catastrophiques des droits humains sur la plantation exploitée par une filiale du groupe Bolloré. Au programme : “​travail d’enfants de moins de 14 ans, utilisation de produits cancérigènes, interdiction des syndicats, licenciements arbitraires, maintien de l’ordre par des milices privées, expulsion de​ ​75​ ​villages”.

Sur​ ​les​ ​ruines​ ​de​ ​l’Empire​ ​colonial,​ ​l’empire​ ​Bolloré

En 2009, une enquête de Mediapart revient sur la “face cachée” du capitalisme à visage humain prôné par Vincent Bolloré, qui déclarait jadis préférer “la modernité à la lutte des classes”. C’est sur les vestiges de l’Empire colonial français qu’il a fondé son royaume. A la fin des années 1980, il a commencé à faire son trou en s’immisçant dans les affaires de l’empire Rivaud, puissance financière coloniale propriétaire d’immenses plantations en Afrique et en Asie. Celle-ci avait accumulé des milliards de devises au fil des années dans des paradis fiscaux, grâce à une structure et à des mécanismes complexes. Bolloré a su tirer profit de ses démêlés judiciaires ; il conservera du groupe Rivaud l’essentiel de la structure et de son opacité.

“Bolloré a su tisser sa toile auprès des proches du pouvoir, a été introduit auprès des cercles de gouvernement africains par le biais d’amis, hommes politiques ou industriels, pour qui il constituait un​  informateur​ ​et​ ​négociateur​ ​précieux.”

Entre autres collusions douteuses, la banque Rivaud avait abrité les finances du RPR (un certain Alain Juppé y eut son compte). Profitant de la vague de privatisations stimulée par la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International (les fameux “plans d’ajustement structurel”) dans les pays africains au cours des années 1990, il a pu resserrer les points du maillage des infrastructures dont il était devenu le propriétaire dans un contexte de relative indifférence des investisseurs pour le continent. Son atout : le réseau. Bolloré a su tisser sa toile auprès des proches du pouvoir, a été introduit auprès des cercles de gouvernement africains par le biais d’amis, hommes politiques ou industriels, pour qui il constituait un​ informateur​ ​et​ ​négociateur​ ​précieux.

Réseaux de pouvoir et lobbyisme françafricain

On doit au journaliste Thomas Deltombe d’avoir mis en lumière, dans une série d’articles pour le Monde Diplomatique en 2009, la manière dont le groupe Bolloré s’était érigé en acteur central aussi bien dans le champ économique que politique de l’Afrique de l’Ouest. La constitution de réseaux d’influence, le soutien aux régimes en place (tels que ceux de Charles Taylor au Liberia ou Paul Biya au Cameroun), la maîtrise des ports, sont autant de leviers industriels dissimulés. A la clé : l’effondrement des services publics des pays concernés, la destruction de l’agriculture locale, des catastrophes environnementales, sanitaires et sociales. Ainsi, la “modernité” que Vincent Bolloré loue​ ​ailleurs​ ​au​ ​président​ ​Macron,​ ​s’y​ ​présente​ ​sous​ ​ses​ ​plus​ ​vieux​ ​atours.

La lecture des enquêtes donne le sentiment d’évoluer dans une galerie des portraits vertigineuse. Stéphane Fouks, l’actuel vice-président de Havas, a conseillé le président ivoirien Laurent Gbagbo pendant l’élection présidentielle de 2010, vainqueur autoproclamé d’une élection perdue (selon la Commission électorale indépendante et la communauté internationale) qui finira en guerre civile. Il a également été reçu en audience au Palais de l’unité en 2009 pour soigner la communication de Paul Biya, l’inamovible président de la République du Cameroun depuis 1982 (qui gouverne au prix d’un autoritarisme forcené, accusé de crimes contre l’humanité). Fouks est un communicant aussi influent que sulfureux, notamment auprès de grandes figures du Parti Socialiste : en premier lieu, Dominique Strauss-Kahn, ancien patron du Fond Monétaire International. Fouks n’hésite pas à faire pression sur les ouvrages nuisibles à l’image de ce dernier.

” “Ce qui est bon pour Bolloré en Afrique devient, sur le plateau de M. Roussin, bon pour tous les Africains”, rapporte le journaliste Thomas Deltombe.”

En 2015, Martine Coffi-Studer, l’une des femmes les plus puissantes d’Afrique (selon l’hebdomadaire Jeune Afrique), a pris la tête de la filiale ivoirienne du groupe Bolloré. Son agence de publicité Ocean Ogilvy, présente dans une vingtaine de pays africains, s’était elle aussi vu confier l’animation de la “campagne de la paix” du président Laurent Gbagbo. Elle est l’épouse de Christian Studer, qui fut le bras droit de Vincent Bolloré et directeur de l’antenne de Direct 8, cette même chaîne qui lança en 2006 l’émission “Paroles d’Afrique”, présentée par Michel Roussin. Y “est présentée une Afrique imaginaire qui épouse de très près les intérêts économiques du groupe Bolloré. Ce qui est bon pour Bolloré en Afrique devient, sur le plateau de M. Roussin, bon pour tous les Africains”, rapporte le journaliste Thomas Deltombe. De fait, Michel Roussin, qui fut agent des services secrets français puis ministre de la coopération sous la présidence Mitterrand, vice-président du comité Afrique du MEDEF avant de devenir en 2000 vice-président du groupe Bolloré, est une figure emblématique du lobbying françafricain.

Roussin est également un fervent soutien du président burkinabé Compaoré dont il a promu l’image de pacificateur, président pourtant impliqué dans la plupart des tensions et guerres de la région depuis sa prise de pouvoir, à la suite de l’assassinat du leader panafricaniste Thomas Sankara. Sur Paroles d’Afrique, aux côtés de Roussin : le journaliste Guillaume Zeller. Petit-fils d’André Zeller (un des généraux impliqués dans le “putsch des généraux”), Guillaume est proche des milieux catholiques ultra conservateurs et intervient sur Radio Courtoisie (la radio d’Henri De Lesquen) et Boulevard Voltaire (le journal de Robert Ménard). Tour à tour directeur de la rédaction de D8, rédacteur en chef du site Direct soir, directeur de la rédaction d’I-Télé, il imprime, on le devine, un esprit d’indépendance à ces publications. C’est ainsi que sur Direct Matin, on peut lire des unes qui évoquent “La main tendue de Gbagbo rejetée par Ouatara”. Parmi les chroniqueurs du quotidien gratuit, on retrouve l’écrivain et réalisateur Philippe Labro, qui en fut le vice-président, ainsi que de la chaîne D8 qu’il a contribué à lancer. Il fut un temps le conseiller de Zeller sur I-Télé et il anime depuis mars 2017 sur CNews l’émission “Langue de bois s’abstenir”. Mais on peut également profiter de la plume de Jean-Marie Colombani, directeur du journal Le Monde de 1994 à 2007, mis en cause par les journalistes Pierre Péan et Philippe Cohen dans ​La Face cachée du Monde en 2003, pour avoir contribué à installer le quotidien vespéral au cœur des réseaux de pouvoir français.

Plus récemment, on apprenait que deux salariés de Canal + ont été licenciés. Leur faute ? Avoir laissé passer un reportage critique à l’égard du président togolais Faure Gnassimbé au pouvoir depuis 2005, fils de Gnassimbé Eyadéma, lui-même à la tête du Togo depuis 1967. Ce reportage a été diffusé le 15 octobre 2017 sur Canal +. Le 24 octobre, Vincent Bolloré devait se rendre au Togo pour inaugurer une salle de cinéma construite par Vivendi en présence du président Faure Gnassimbé, l’un de ses meilleurs clients. La proximité entre ces deux événements a-t-elle entraîné le renvoi des deux journalistes ? L’association Reporters Sans Frontières y voit un cas de “censure”. Ce n’est pas la première fois, et sans doute pas la dernière que la direction de Canal+ s’adonne à de telles pratiques…

L’impérialisme​ ​culturel​ ​du​ ​groupe​ ​Bolloré

Accusé de néocolonialisme, le groupe Bolloré se propose d’offrir à l’Afrique de l’Ouest un horizon de civilisation : il entreprend d’y construire des salles polyvalentes spectacle-cinéma-musique. L’enjeu affiché est “d’être le catalyseur de l’industrie cinématographique et musicale de l’Afrique”. Ce qui passe avant tout par la diffusion de films produits et distribués par Studio Canal et de musiques produites par Universal. En janvier 2017 une salle de cinéma du groupe Canal Olympia est inaugurée à Doula au Cameroun. La première oeuvre projetée, annoncée en fanfare, est un film de science-fiction américain, projetant le spectateur dans un futur lointain où les humains ont choisi d’éliminer leurs différences et de se reproduire à l’identique. L’arrière-plan raciste du film suscite l’hostilité de certains spectateurs, qui quittent la salle.

Autant de réalités dont la télé-Bolloré ne laisse pas grand chose filtrer…

Quand i-Télé relaye une étude favorable à Uber et financée par… Uber

Yani Khezzar présente sa chronique sur les revenus des chauffeurs Uber sur le plateau d’I-télé.

Le 15 décembre 2016, à l’occasion du mouvement social des chauffeurs VTC contre Uber, Yani Khezzar, l’un des journalistes-vedettes du service économie de la chaîne d’information du groupe Bolloré a proposé un focus éco sobrement intitulé Combien gagne un chauffeur Uber ? reposant sur une étude réalisée par deux chercheurs. Cette chronique de 2 minutes pose en réalité plus de questions sur le travail journalistique de la chaîne d’information qu’il n’apporte de réponses à la question qu’elle est censée éclairer. 

Tous les ingrédients sont réunis pour donner à cette courte chronique l’apparence de l’objectivité et de la rigueur journalistique : le statut de journaliste-expert en économie du chroniqueur auquel le présentateur demande un éclairage, le ton neutre adopté, les termes factuels employés, le titre simple et les incontournables tableaux et graphiques popularisés par François Lenglet qui semble toujours être la référence indépassable en matière de chroniques économiques à la télévision.

Pourquoi cette étude plutôt qu’une autre ?

Répondant à la question “simple” du présentateur en plateau : “combien gagne un chauffeur Uber ?”, l’expert consciencieux explique d’entrée de jeu que c’est un “sujet polémique” et que ”donc plusieurs chiffres circulent”. Pour nous simplifier la tâche, il a cependant sélectionné l’étude “la plus aboutie sur le sujet” qui date de mars 2016. Étant donné que le sujet est polémique et que les spécialistes qui se sont penchés sur la question ne semblent manifestement pas d’accord entre eux, n’aurait-il pas été plus judicieux de présenter ne serait-ce que deux études contradictoires en comparant les résultats et méthodes de calcul afin d’éclairer la controverse autour de cette question, et de permettre au téléspectateur de juger par lui-même ? C’est en tout cas ce qu’on est en droit d’attendre d’une chaîne qui revendique son pluralisme. Nous n’en saurons cependant pas plus sur les autres chiffres qui circulent si ce n’est qu’ils existent et nous ne saurons rien des critères qui ont amené le journaliste à retenir cette étude plutôt qu’une autre.

D’où provient l’étude ?

Yani Khezzar nous indique que l’étude retenue par ses soins a été réalisée par deux chercheurs d’HEC et de l’école d’économie de Toulouse. On peut certes deviner une certaine orientation libérale des auteurs, mais le nom de ces prestigieuses écoles et le statut de chercheur des auteurs semblent conférer à l’étude toutes les vertus de la rigueur académique.

En tapant sur Google le titre de la chronique, on trouve un article de la chaîne concurrente BFM Business appartenant à Alain Weill et Patrick Drahi, qui s’intitule La vérité sur les revenus des chauffeurs Uber. Elle reprend exactement la même étude et nous révèle enfin le nom des auteurs : il s’agit des économistes David Thesmar et Augustin Landier. Renseignements pris, il s’agit bien de deux économistes libéraux.

L’article de BFM Business s’avère être une véritable mine d’informations sur l’étude en question. En effet, un lien hypertexte contenu dans l’article renvoie à un tweet… Provenant du compte d’Uber News ! On constate alors que l’étude a été relayée par l’entreprise Uber elle-même. Si Uber relaye cette étude, c’est qu’elle lui est certainement favorable. Et pour cause. Un clic sur le lien inséré dans le tweet d’Uber News, nous redirige sur une page du blog de la Public Policy Team d’Uber qui contient l’étude en question ;  on peut lire dans les propos introductifs : « Nous avons collaboré avec deux économistes français de pointe de la Toulouse School of Economics et d’HEC afin d’analyser les données conducteur. »

L’étude “la plus aboutie” sur les revenus des chauffeurs Uber, selon les dires du journaliste du Groupe Bolloré, est donc en réalité une étude commandée par…  Uber, qui lui sert à assurer son “employer branding” en France. Alexandre Anizy, membre des économistes atterrés, n’a d’ailleurs pas manqué de dénoncer, sur son blog, ce qu’il appelle la « phobie déontologique » d’Augustin Landier et David Thesmar à propos de cette étude financée par Uber.

De quelle impartialité et de quelle objectivité les deux économistes engagés et rémunérés par Uber pour réaliser une telle étude peuvent-ils donc bien se prévaloir ? Est-il rigoureux de la part du journaliste d’I-télé de parler de cette étude comme d’un travail de chercheurs ? En tout cas, le téléspectateur est en droit de connaitre ces informations sur la provenance de cette étude commandée par Uber.

D’où proviennent les chiffres ?

C’est l’entreprise Uber elle-même qui a fourni aux chercheurs les chiffres qu’ils ont utilisés pour élaborer leurs calculs comme elle le précise sur son blog. On n’est jamais mieux servis que par soi-même. Dans l’article de BFM Business, Auguste Lantier explique “qu’Uber [leur] a donné accès à des données internes.” Il précise : “Ils nous ont donné accès aux chiffres anonymisés des chauffeurs qui indiquent le temps durant lequel ils sont connectés à l’appli et combien ils gagnent.” Qui peut vérifier la fiabilité et la véracité de ces chiffres ? Personne… sauf Uber. Cela ne semble émouvoir ni les chercheurs, ni les journalistes de BFM Business et d’I-télé qui reprennent allègrement des chiffres qui sont tout bonnement invérifiables. Nous n’avons plus qu’à gager qu’Uber ait été honnête.

Ces chiffres sont-ils recevables ?

Le journaliste fait défiler les chiffres calculés par les chercheurs et finit par conclure qu’un chauffeur Uber gagne en moyenne 10 euros bruts de l’heure, ce qui est donc “quasiment juste au-dessus du smic horaire qui est à 9,67 euros bruts”. De là en conclure qu’Uber paie en fin de compte correctement ses chauffeurs, il n’y a qu’un pas. C’est d’ailleurs précisément ce qu’Uber a souhaité mettre en avant en commandant cette étude.

On sait grâce à Yani Khezzar que ces chiffres ne font pas l’unanimité sans savoir précisément de quoi il retourne. C’est bien le cas comme l’explique Alain Renier dans un article publié en mars 2016 sur Alter Eco Plus, journal indépendant d’orientation keynésienne.  En effet, il estime que les résultats de cette étude sont discutables notamment parce que l’étude semble se concentrer « essentiellement sur les chauffeurs à leur propre compte ». Or, il explique que sur les 15 000 chauffeurs Uber en France, « seuls 5 300 sont, ou ont été, à leur propre compte ». Il poursuit en précisant que « les autres sont en fait employés par des sociétés qui ont raflé le gros des licences de véhicules de tourisme avec chauffeur (VTC) délivrées par l’administration, et dont le nombre a été gelé en 2015 par le gouvernement pour répondre à la colère des taxis ». Ces sociétés « captent aussi en contrepartie une part des revenus dégagés par l’activité ». Et de conclure : “Il y a donc peu de chances pour que ces chauffeurs employés par les compagnies de VTC, qui constituent le gros des effectifs, atteignent les niveaux de revenus annoncés dans l’étude”.

Il n’est pas certain que le téléspectateur sache réellement combien un chauffeur Uber gagne après avoir regardé le focus éco de M. Khezza. Le diable se trouve dans les détails. D’où l’importance de rester vigilants en ce qui concerne les chiffres avancés par les médias de masse, et vérifier par soi-même la provenance des données qu’il faut croiser avec d’autres sources. En somme, faire un travail de journaliste. On peut lire sur le site d’I-télé que “l’expertise, la rigueur et les échanges de points de vue sont au cœur de [sa] promesse éditoriale”. La promesse n’est manifestement pas tenue. On n’est jamais mieux servi que par soi-même.