Vice : une satire de la politique américaine de l’ère Bush

Vice / DR

Le film Vice est rentré bredouille de la course aux Oscars 2019 où il faisait pourtant figure de favori. L’Académie a préféré nominer le consensuel et rassembleur Green Book plutôt que le brûlot politique d’Adam McKay. Vice a pourtant l’intérêt de démontrer en 134 minutes le triste bilan de la politique étrangère américaine de ces vingt dernières années, tout en décrivant une démocratie US à bout de souffle minée par la corruption. Un pamphlet satirique incroyablement malin, minutieusement documenté, aux résonances troublantes avec l’actualité.


Le portrait d’un inglorious bastard

Vice est présenté (partiellement) à tort comme une biographie de Dick Cheney. Dick Cheney officiait au sein de l’administration de George W. Bush comme vice-président des États-Unis, de 2001 à 2009. Le film est en réalité une parodie de biopic, qui détourne les passages obligés du genre et s’autorise quelques caricatures pour mieux appuyer sa thèse. Adam McKay dresse ici le portrait d’un loser, incapable de terminer ses études, pas loin de devenir sérieusement alcoolique, et qui va pourtant devenir/être/se montrer un des personnages les plus influents de l’histoire politique américaine récente. Un salopard que le réalisateur nous rend finalement attachant, un arriviste cynique que l’on ne peut s’empêcher de trouver fascinant, un génie du mal qu’on irait presque jusqu’à excuser. Vice reprend donc le parti pris qui faisait déjà la saveur de The Big Short (le précédent film d’Adam McKay) : suivre de manière ludique le parcours d’ordures débrouillardes dont le succès illustre la défaillance de tout un système. Le scénario refuse ainsi, à raison, d’adopter un point de vue moral sur la personne de Dick Cheney et s’intéresse, avant tout, à la chaîne d’irresponsabilités qui lui a permis d’acquérir une telle capacité de nuire.

Les jours glorieux de l’empire américain

 Vice nous raconte l’ascension fulgurante de Dick Cheney, qui profite de l’élection de Bush pour devenir un véritable chef d’État de l’ombre, en jouant sur le flou du cadre légal définissant la fonction de vice-président. Ce coup d’État légal, légitimité par de brillants juristes, lui permet alors de maîtriser en direct la force de frappe militaire américaine et de lancer ses grands projets.  Le 11-Septembre est l’opportunité rêvée pour mettre à exécution des plans dessinés à l’avance et lancer la « War on Terror » dont le monde entier subit encore les conséquences aujourd’hui. Un peu de propagande, un zeste de mauvaise foi, des mensonges assumés de l’ONU, quelques fidèles en Europe et le tour est joué. Dick Cheney envahit l’Irak, ouvre de juteux marchés aux entreprises amies, s’arroge les quasi pleins pouvoirs et crée des zones de non-droit comme Guantanamo pour réaliser ses basses œuvres. Le bilan fait froid dans le dos : des centaines de milliers de victimes, américaines, irakiennes, afghanes. Les conséquences géopolitiques sont catastrophiques : le droit international est bafoué, l’ONU décrédibilisée, des régions entières sont déstabilisées. La liste est longue et Vice n’a bien sûr pas le temps de présenter en détails la chaîne de toutes les causalités. Mais ce rappel salutaire permet d’arriver à une question : comment un homme et ses sbires ont pu aller aussi loin sans qu’aucun garde-fou n’ait fonctionné ?

Entre satire et propagande politique

Vice a un propos, des idées et des messages à faire passer. Le film dénonce amèrement la politique étrangère américaine, la faillite d’une démocratie minée par le pouvoir de l’argent, ainsi que le cynisme absolu des loups de Washington. Le réalisateur a, cependant, bien compris que le cinéma militant devait se faire séducteur pour réussir à intéresser au-delà des cercles de convaincus. The Big Short avait réussi le pari de vulgariser en quelques heures de film les mécanismes de la crise de 2008, la folie du capitalisme financiarisé dérégulé. Le film cadrait avec force l’absurdité du pouvoir accordé à quelques apprentis sorciers qui jouent au poker avec la vie de millions de gens et provoquent, par effets dominos, la ruine d’États entiers. Vice conserve le même style et le même panache pour dézinguer d’autres facettes de l’empire américain. Ainsi, le réalisateur s’amuse avec de nombreux gimmicks de mise en scène, comme par exemple une voix off ironique, des passages face caméra, des métaphores visuelles décalées, mais surtout des dialogues ciselés d’une efficacité comique redoutable. Le divertissement, indéniablement de qualité, permet d’accrocher le spectateur… Pour mieux lui raconter des choses qu’il n’avait pas forcément envie d’entendre !

Une démocratie américaine à bout de souffle

Adam McKay a bien conscience que la mémoire collective oublie vite et a souvent tendance à tout ramener à des questions de personnes. Vice essaie justement de nous rappeler que les mêmes causes structurelles produiront au contraire les mêmes effets. Le portrait de l’état de la démocratie américaine que dresse le film est sans appel. Il apparaît être un système politique pourri par les lobbies financiers, où l’argent domine et achète tout : dans les campagnes électorales, au Parlement, au Pentagone, à la Maison Blanche. Dans ce simulacre de démocratie, l’État de droit est vacillant face à une armée de diplômés d’Harvard grassement payés qui a le pouvoir de faire tomber en quelques mois les maigres contre-pouvoirs subsistants.

Vice est un pamphlet brillant contre une démocratie américaine à la dérive. Une satire méchante mais jamais cynique, qui tente de mobiliser des sympathisants (qu’on imagine plutôt du côté de Bernie Sanders et Alexandria OcasioCortez) avec humour tout en revendiquant fièrement son ambition pédagogique. De l’excellent cinéma politique !

 

Une petite histoire de l’anti-impérialisme dans Star Wars

©KAMiKAZOW. L’image est dans le domaine public.

Avec la sortie en salles de Rogue One (depuis le 14 décembre), premier film dérivé hors-trilogies, la saga Star Wars, au succès d’ores et déjà intergalactique, s’étend encore et un peu plus. Symbole de la toute-puissance de la machine hollywoodienne et de la logique commerciale des blockbusters, et témoin indiscutable d’une certaine hégémonie culturelle américaine, la saga Star Wars n’avait paradoxalement jamais paru aussi anti-impérialiste qu’avec Rogue One. Décryptage, à travers un retour sur près de 40 ans de critique de l’Empire, quelque soit la forme qu’il prend.

Attention, il y aura moult divulgâcheurs, comme disent nos amis québécois.

« Nazis… I hate these guys »

George Lucas, le père de La Guerre des Étoiles qu’on ne présente plus, ne s’en est jamais caché : c’est un passionné d’histoire contemporaine. Né en 1944, ayant traversé l’adolescence dans le contexte de la Guerre du Vietnam, alors que la guerre occupe tous les esprits et les consciences d’une Amérique bientôt traumatisée, Lucas imagine un univers où la guerre a pris des proportions gigantesques, à l’échelle d’une Galaxie entière. Fasciné autant qu’effrayé par les temps sombres de l’Europe de la Seconde Guerre Mondiale, il crée un grand méchant : l’Empire, entité politique totalitaire et expansionniste assujettissant des mondes entiers. Le parallèle avec l’Allemagne nazie est évident, et pour cause l’inspiration est tout sauf cachée : des uniformes des officiers impériaux au casque iconique de Dark Vador – inspiré d’un modèle allemand – l’Empire galactique se pare sans complexe des oripeaux du Troisième Reich. Lucas inaugure là la figure du nazi comme méchant ultime du cinéma de divertissement, qu’il reprendra dans Indiana Jones. Mais pas seulement.

Car si l’Empire est un calque de l’Allemagne nazie, expansionniste et impérialiste, le public a également su y trouver une métaphore de l’URSS, le grand Empire ennemi de l’époque. En effet, dans le contexte très manichéen de l’ère « bipolaire », l’Amérique a un ennemi bien défini. Et il est facile alors pour le public états-unien, comme pour le public occidental plus généralement d’ailleurs, de reconnaître en l’Empire de Star Wars l’ogre soviétique, son système répressif, son ombre menaçante… Et à l’inverse, il est agréable de s’identifier à l’Alliance Rebelle, union hétéroclite de races et de peuples, unis dans l’idéal de liberté. Champions du « monde libre », les Américains se voient du côté lumineux de la Force, face aux seigneurs Siths de Moscou.

Star Wars est donc avant tout une question d’interprétation, au-delà du propos de George Lucas (pacifiste, au demeurant, et opposé à tout interventionnisme américain). La saga épouse donc les aspirations et craintes du monde dans laquelle elle est produite et regardée.

Bush Vador : l’Amérique du Côté Obscur

Entre 1999 et 2005, Star Wars revient, avec une prélogie. Ici, plus d’Empire, ou presque, puisqu’il s’agit de trois films préquels, qui cherchent à montrer comment l’Empire a été créé justement. Sauf que le monde a changé. La Guerre Froide est terminée, l’URSS de l’histoire ancienne. S’il demeure un Empire en ce monde, ce sont les États-Unis eux-mêmes. Et pas n’importe lesquels : c’est l’Amérique de George W. Bush, du 11 septembre 2001 et de la Guerre d’Irak.

La prélogie raconte la chute d’une démocratie, d’une République galactique fédérale, et sa perversion vers un système totalitaire impérial. Elle raconte, en d’autres mots, la chute des États-Unis démocratiques, corrompus par la guerre, et leur mutation en Empire. Plus d’Allemagne, plus de Russie, ici c’est l’Amérique qui est visée. Une Amérique dont George Lucas a peur, qui lui rappelle ses traumatismes d’enfance.

Difficile, par exemple, de rester aveugle aux critiques envers l’administration Bush qui parcourent la prélogie. De la guerre civile provoquée et pilotée par un Chancelier qui maîtrise les deux camps (signifiant que la guerre d’Irak est un excellent prétexte pour asseoir son pouvoir : Bush promulguera le Patriot Act, Palpatine se voit attribuer les pleins pouvoirs pour lutter contre le séparatisme), à la phrase lourde de sens d’Anakin dans l’épisode III (”si tu n’es pas avec moi, tu es contre moi”) quasiment identique à celle de Bush après le 11 septembre, les allusions sont partout. Bush Vador conduit l’Amérique vers l’Empire, lentement et sûrement. Guerre des clones, Guerre d’Irak : même combat, même conséquences, ou presque !

Rogue One : Empire américain et guérilla rebelle

Puis vient le rachat de Lucasfilms par Disney, en 2012. Lucas, usé par les critiques des fans et des professionnels, vend son bébé pour une coquette enveloppe de 4 milliards de dollars. Dorénavant entre les mains de la « souris aux grandes oreilles », orpheline de son créateur, Star Wars aurait pu perdre tout propos politique, tant la machine Disney pousse au conformisme de ses blockbusters.

Rogue One pourtant surprend par ce qu’il montre. Se situant aux origines de l’épisode 4, sorti en 1977, il aurait pu facilement retomber dans la facilité, avec un Empire pastichant une fois de plus le nazisme – ce que faisait d’ailleurs Le Réveil de la Force un an plus tôt avec son « Premier Ordre ». Pourtant, il se situe dans la continuité logique de la prélogie, dans sa conception de l’Amérique impérialiste et de ses dérives. Voyons plutôt. Sur Jedha, planète évoquant de manière évidente le Moyen-Orient, l’Empire se retrouve empêtré dans un conflit urbain proche de la guérilla avec des Rebelles, dont les méthodes – grenades, attentats, embuscades – ne sont pas sans rappeler celles employées contre l’armée américaine en Afghanistan ou en Irak. Des scènes d’action non sans intérêt, questionnant la frontière floue entre rébellion et terrorisme. Pour une fois, les terroristes sont les « gentils » (ou du moins pensent-ils agir pour le bien, ce qui justifie leur méthode à leurs yeux), puisqu’il s’agit de nos héros rebelles.

Le temps où l’Amérique pouvait s’identifier en la Rébellion est révolu, le parallèle avec l’Empire est trop évident : plus tard dans le film, l’Empire teste son arme ultime, l’Étoile Noire, et sème une destruction dont l’imagerie est directement empruntée aux bombes d’Hiroshima et de Nagazaki. Bombes américaines, donc. De plus, si l’Empire est sur Jedha, c’est pour y voler des Cristaux Kyber, artefacts Jedi qui servent à la création des légendaires sabres-laser. Si l’Empire en a besoin, c’est pour alimenter son arme de destruction massive : il pille le patrimoine d’une autre culture, pour alimenter ses besoins industriels et militaires. On y lira sans mal une métaphore certes un peu poussée de la récupération culturelle américaine : l’Amérique pille le patrimoine des uns, pour en faire une arme, l’hégémonie culturelle. Hégémonie qui est, inutile de le préciser, une composante de l’impérialisme.

Star Wars n’a donc pas fini d’être politique. Au moment où Trump accède bientôt au pouvoir, il sera intéressant de voir si la saga s’en trouvera inspirée. Difficile, en tout cas, de ne pas imaginer l’homme qui a promis de « laminer l’État islamique », confortablement installé dans l’Étoile Noire, rayer des villes de la carte, d’une simple pression de bouton…

Crédit photo : ©KAMiKAZOW. L’image est dans le domaine public.