Fuite des capitaux, dette, bras de fer avec la finance… Comment résister ?

© Bastien Mazouyer pour LVSL

Et si la gauche radicale gagnait les élections ? Bien qu’une réélection d’Emmanuel Macron soit à ce stade l’hypothèse la plus probable pour l’élection présidentielle à venir, la percée de Jean-Luc Mélenchon dans les sondages invite à considérer sérieusement cette possibilité. Si le programme du candidat de l’Union Populaire est très riche en propositions, il s’étend moins sur la façon de le mettre en œuvre, sans doute pour des raisons stratégiques. Or, la réaction des milieux d’affaires, des créanciers et des institutions européennes promet d’être brutale, notamment via une asphyxie budgétaire de l’Etat et la fuite des capitaux. Comment éviter un destin à la Tsipras et ne pas doucher les espoirs des classes populaires ?

« Le verdict du peuple grec signifie la fin de la Troïka » déclarait Alexis Tsipras, tout juste élu Premier Ministre, le 25 janvier 2015. Moins de six mois plus tard, celui-ci signait pourtant un troisième plan d’austérité, malgré le rejet de cette option par plus de 61% des Grecs par référendum. Cette tragique défaite de la gauche radicale rappelle combien les marchés financiers et les institutions européennes peuvent empêcher un gouvernement, pourtant légitimé par les urnes, d’adopter des mesures d’intérêt général. Certes, contrairement aux pays latino-américains, la Grèce n’a pas subi de coup d’état militaire. Mais l’expérience Syriza a laissé un goût amer aux Grecs, pour qui les promesses anti-capitalistes risquent de sonner creux pour au moins une génération.

Si la détermination de Tsipras et de son équipe peut être questionnée, cet épisode rappelle surtout l’impérative nécessité pour un gouvernement prônant une rupture avec le néolibéralisme de se préparer sérieusement à l’opposition frontale des marchés financiers, de l’Union européenne et des multinationales. En effet, si les blocages institutionnels, les éventuelles alliances avec des partis plus modérés ou encore l’opposition médiatique sont déjà de sérieux obstacles à la mise en œuvre d’un programme radical, l’adversaire principal reste le fameux « monde de la finance ». En outre, la démobilisation probable des citoyens et des corps intermédiaires suite à l’élection de la gauche radicale rend ce bras de fer d’autant plus ardu. Enfin, le capital politique dont dispose un gouvernement nouvellement élu tend à s’éroder rapidement en l’absence de gestes forts dès l’arrivée au pouvoir. La chute de Biden dans les sondages suite à ses renoncements à de nombreuses réformes promises durant la campagne (annulation de la dette étudiante, Green New Deal, mesures sociales…) l’a récemment démontré.

Organiser la résistance aux attaques spéculatives

Une récente note du think tank Intérêt Général liste un certain nombre de mesures pouvant être prises quasi-immédiatement pour envoyer un signal fort aux couches populaires. Par exemple, la hausse du SMIC, la revalorisation de certains minimas sociaux ou le blocage des prix peuvent être décidées par décret, sans nécessité d’attendre les élections législatives. Toutefois, les réformes fiscales permettant de financer ces dépenses supplémentaires nécessitent un nouveau projet de loi de finances, traditionnellement voté à l’automne. Dès lors, si un gouvernement radical prenait le pouvoir en France, le déficit de l’Etat augmenterait de manière significative durant une première phase. Depuis la fin du circuit du Trésor à partir des années 1970, c’est-à-dire le financement direct des dépenses publiques par la Banque de France, l’Etat a recours aux marchés financiers (1). Or, avant même la prise de fonction du nouveau gouvernement, ceux-ci peuvent augmenter les taux d’intérêt qu’ils exigent. Ainsi, en 2017, un « risque Mélenchon » était apparu sur les marchés à l’approche de l’élection présidentielle.

Comme le rappelle Raul Sampognaro, économiste à l’OFCE ayant contribué à la note d’Intérêt Général, « même des gouvernements qui ne sont pas de gauche radicale subissent des attaques spéculatives », mentionnant l’exemple de la coalition entre le Mouvement 5 Étoiles et la Lega en 2018 en Italie, qui avait fait bondir les taux d’intérêt, soit autant de « ressources perdues pour la transformation sociale ». Selon lui, la France pourrait connaître un sort similaire. Une situation qu’il estime « gérable » en raison du faible niveau actuel des taux d’intérêts, alors que la Grèce partait de beaucoup plus haut et avait vu ses taux augmenter de plus de cinq points lors des premiers mois du gouvernement Syriza. En outre, face à l’extrême volatilité de la Bourse, les titres de dette souveraine demeurent les actifs les plus sûrs et donc les plus convoités. Sampognaro rappelle enfin que « le fait que les politiques monétaires non-conventionnelles soient devenues plus permanentes que prévu crée un système qui atténue le pouvoir des marchés financiers ». Dès lors, la situation de la France, dont la dette reste soutenable, apparaît plus solide que celle de la Grèce.

« Si vous devez 1 000 livres à votre banque, vous avez un problème. Si vous lui devez un million, c’est elle qui a un problème. »

John Maynard Keynes

Toutefois, toutes les éventualités doivent être prises en compte. Ainsi, la BCE pourrait tout à fait décider de s’opposer au nouveau pouvoir en réduisant ses rachats d’obligations françaises sur le marché secondaire, mettant de nouveau en application la célèbre phrase de Jean-Claude Juncker, qui affirmait « qu’il ne peut y avoir de choix démocratiques contre les traités européens » qui sanctuarisent l’austérité. Si un tel scénario invite à considérer sérieusement l’hypothèse d’une sortie de l’euro, à court terme, d’autres leviers sont actionnables pour contrer les marchés. Les trésoreries d’entreprises publiques, les banques publiques et surtout l’épargne des Français – largement gérée par la Caisse des Dépôts et Consignations – pourraient servir à financer la dette supplémentaire en attendant de lever de nouvelles recettes. L’épargne accumulée dans les banques privées pourrait aussi être mise à disposition, comme l’expliquait l’économiste Jacques Nikonoff au Monde Diplomatique : « On réalise des emprunts forcés auprès des banques et des compagnies d’assurances. En d’autres termes, l’État impose à ces sociétés l’achat d’une fraction donnée de ses émissions de dette. » Si ces dispositifs peuvent paraître risqués, il faut rappeler qu’ils ont déjà été utilisés avec succès par le passé, par exemple en 2009 par la Californie, alors dirigée par le républicain Arnold Schwarzenegger… Ces solutions reviennent en fait à « reconstruire par d’autres canaux des vieux outils qui orientent l’épargne populaire vers le financement d’actions d’intérêt général » résume Raul Sampognaro.

Enfin, dans l’hypothèse où la dette deviendrait vraiment insoutenable, l’Etat peut toujours entrer en confrontation frontale avec les créanciers en faisant partiellement ou totalement défaut. Une hypothèse certes assez extrême, mais qui a historiquement permis de purger nombre de créances illégitimes et de sortir par le haut du cercle vicieux de la dette (2). Dans ce cas, l’option la plus stratégique consiste probablement à annoncer un taux maximum auquel les créanciers seront remboursés ou même à en rembourser certains mais pas d’autres pour éviter un front uni d’adversaires. En outre, la dépendance de l’Etat à ses créanciers fonctionne dans les deux sens : comme le rappelait John Maynard Keynes, « Si vous devez 1 000 livres à votre banque, vous avez un problème. Si vous lui devez un million, c’est elle qui a un problème. » Fragilisé par un défaut, même partiel, les banques risqueraient de s’effondrer, permettant leur socialisation à moindre coût par la suite, bien qu’au prix d’un certain chaos temporaire. Cette option n’est donc pas sans risques, mais elle illustre que le chantage des créanciers peut être renversé si la volonté politique est forte.

La menace de la fuite des capitaux

Si la masse considérable d’épargne des Français peut permettre de résister aux pressions des créanciers, encore faut-il que celle-ci ne quitte pas le pays. En effet, une politique de redistribution forte a toutes les chances de susciter une hostilité considérable auprès des gros patrimoines et des grandes entreprises. Or, si le bulletin de vote des investisseurs pèsent autant que ceux de leurs concitoyens, ceux-ci « ont un droit de veto sur la politique démocratiquement choisie » grâce à leur portefeuille, résume Sampognaro. Lorsque ceux-ci disposent de patrimoines peu liquides, c’est-à-dire très ancrés sur un territoire, par exemple des mines ou de l’immobilier, leur préférence va à un renversement du pouvoir. A l’inverse, lorsque leurs possessions sont surtout composées de titres financiers, ils préfèrent quitter le pays pour s’installer dans un État plus accommodant. Ce « paradoxe des actifs » constitue une explication originale pour comprendre, par exemple, pourquoi Salvador Allende a été victime d’un coup d’Etat tandis que François Mitterrand n’y a pas eu droit. Mais même sans effusion de sang, l’opposition des plus fortunés peut être très violente. 10 jours avant la prise de fonction de François Mitterrand, la Bourse de Paris avait ainsi dû être suspendue en raison de sa chute continue. 

Même sans effusion de sang, l’opposition des plus fortunés peut être très violente.

Dans le régime actuel de liberté de circulation des capitaux, reconnue comme « liberté fondamentale » dans l’Union européenne, et étant donné la rapidité avec laquelle les transactions peuvent être faites par ordinateur, cette fuite des capitaux peut être très rapide. Dès lors, des mesures immédiates et fortes sont nécessaires pour l’interrompre au maximum. L’économiste Frédéric Lordon imagine par exemple s’inspirer de la Malaisie, qui, lors de la crise financière asiatique de 1997-1998, avait mis en place un système de deposit : concrètement tous les investisseurs qui possèdent des actifs sur le territoire français ou qui souhaitent s’y implanter doivent verser une part importante de leur investissement dans un fond. L’argent leur est ensuite rendu s’ils quittent le pays, mais seulement s’ils y sont restés un certain temps minimum, par exemple un an. Une mesure qui permet de bloquer les mouvements spéculatifs tout en ne bridant pas les investissements productifs ou le commerce international.

Ensuite, si un contrôle des capitaux à proprement parler ne pourrait être mis en place à très court terme, et imposerait une confrontation directe avec l’Union européenne, le maximum doit être fait pour surveiller les mouvements de capitaux. « Le renforcement des moyens de l’administration, notamment fiscale, est la clé de voûte pour atteindre ensuite les objectifs plus structurels » explique Sampognaro. Même si « légalement un millionnaire a le droit de retirer sa fortune pour quitter la France, il est aussi obligé de le déclarer au fisc. Si l’information est suivie, on pourra le retrouver. » L’instauration d’un « impôt universel », déjà en vigueur pour les citoyens américains et suisses et proposé par Jean-Luc Mélenchon, permettrait alors de demander à ces individus fortunés de payer la différence d’impôts entre le pays où ils ont placé leur fortune et le taux français.

Par ailleurs, un certain degré de contrôle des capitaux pourrait être instauré en abaissant les montants à partir desquels une transaction doit faire l’objet d’une autorisation. La note d’Intérêt général rappelle que de tels dispositifs existent déjà afin de lutter contre la fraude fiscale, le financement du terrorisme, le blanchiment d’argent ou toutes sortes d’activités crapuleuses. Une amende, idéalement d’un montant égal à celui de la transaction, pourrait être instaurée pour les établissements bancaires qui effectuent ces transactions, afin de s’assurer de leur coopération, le tout assorti de contrôles rigoureux. Un tel dispositif avait par exemple été instauré en Islande suite à la crise financière de 2008, dévastatrice pour l’île. « Techniquement on pourrait même retirer les Îles Caïmans et les autres paradis fiscaux de SWIFT » (système international de transactions interbancaires), complète Raul Sampognaro rappelant que tout est question de volonté de politique.

Une telle offensive contre le capital poserait très vite la question du maintien dans l’Union européenne et la zone euro.

Bien sûr, de telles mesures demandent un vrai courage politique et comportent des risques. De plus, bien que nécessaires pour résister aux assauts des grandes fortunes et de la finance mondiale, elles ne permettent en rien de s’assurer du soutien d’une majorité de la population, qui ne pourra être obtenu que laborieusement, grâce à des actes concrets et rapides en matière sociale. Une telle offensive contre le capital poserait aussi très vite la question du maintien dans l’Union européenne et la zone euro. Enfin, les rapports avec le patronat ne manqueraient pas d’être tendus, bien que celui-ci ne soit pas monolithique et tout entier acquis aux revendications du CAC40. Autant de questions majeures qui ne pourront être mises de côté. Certes, de tels plans d’actions ne fédèrent pas les foules. Mais face à la feuille de route parfaitement rodée des élites néolibérales, une résistance déterminée et organisée sera indispensable. Au risque sinon de connaître le même sort qu’Alexis Tsipras.

Notes :

1/ Eric Toussaint, Le système dette: Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017.

2/ Benjamin Lemoine, La démocratie disciplinée par la dette, Éditions la Découverte, 2022.

Comment dépasser le modèle de l’entreprise capitaliste ? – Entretien avec Daniel Bachet

Travailleuses et travailleurs doivent être pleinement impliqués dans les décisions d'orientation de la production.
© Jeanne Menjoulet

Aux côtés de l’association d’éducation populaire Réseau Salariat, le sociologue Daniel Bachet et l’économiste Benoît Borrits ont organisé un séminaire autour du thème de l’entreprise et son monde afin de proposer des voies de dépassement des logiques écocidaires de profitabilité. Le statut juridique de l’entreprise, la socialisation du crédit, le pouvoir des salariés dans l’entreprise, ou encore la comptabilité : autant de thèmes abordés dans l’ouvrage retranscrivant les présentations du colloque. Nous avons rencontré Daniel Bachet pour discuter de leurs constats et de leurs propositions pour mieux organiser les entités productives. Entretien réalisé par Romain Darricarrère.

Le Vent Se Lève – Pour commencer, pouvez-vous revenir sur les apports et sur l’importance de l’approche comptable dans les domaines du travail et de l’entreprise ? C’est une dimension concrète bien que souvent impensée. Ne s’agit-il pas d’une manière de présenter et d’interpréter le réel socio-économique ?

Daniel Bachet – La façon de compter oriente chaque jour des décisions stratégiques qui ont des effets immédiats sur le travail, l’emploi et la qualité des modes de développement et de vie. On peut penser que la comptabilité financière constitue aujourd’hui le cœur de notre système socio-économique. Ainsi, dans la comptabilité sont repliés les rapports sociaux fondamentaux du capitalisme (rapport salarial, rapport monétaire et financier, rapports de propriété, etc.).

Depuis les années 1980, un droit comptable international inique et dangereux a été institué par les États à l’échelle de la planète. Les normes IFRS – International Financial Reporting Standard, sont devenues la référence internationale pour les grandes sociétés auxquelles elles imposent un modèle de gestion appelé « juste valeur ». Ces normes conduisent les PDG de ces sociétés à satisfaire en priorité les intérêts à court terme des actionnaires. Une entreprise est appréhendée comme un actif qui s’évalue à sa valeur potentielle de vente sur un marché. Les bénéfices sont déterminés sur la base d’un taux de rentabilité exigé de l’ordre de 10 à 15 %, parfois plus, qui contribue à mettre en danger notre vie commune sur la planète eu égard à sa finitude. Autrement dit, les États instituent de manière intentionnelle et irresponsable une véritable constitution économique mondiale fondée sur ces normes comptables, qui n’ont rien de naturel.

C’est pourquoi adopter un langage comptable plutôt qu’un autre, c’est adopter une représentation de l’entreprise, de sa finalité, de son efficacité et des rapports de pouvoir. Aussi, il est possible de penser et de compter différemment en vue de proposer une alternative cohérente et opératoire à l’entreprise capitaliste, notamment pour que les décisions économiques soient prises à l’aune d’autres considérations : c’est le cœur du pouvoir.

LVSL – Plus techniquement, en quoi peut donc consister cette manière alternative de compter ?

D. B. – Dans cet ouvrage collectif nous présentons les comptes de valeur ajoutée et de valeur ajoutée directe – VAD[1] ainsi que l’approche CARE – comptabilité adaptée au renouvellement de l’environnement [2]. Ce sont les outils de gestion les plus appropriés pour faire exister l’entreprise comme structure productive dont la finalité est d’abord de produire et de vendre des biens et/ou des services. Ils ont également pour mission d’empêcher les atteintes aux fonctions environnementales essentielles à la survie de la biosphère et de prévenir les dégâts collatéraux du développement économique sur les humains : risques socio-psychologiques, accidents, coût de l’insécurité environnementale, etc.

« Adopter un langage comptable plutôt qu’un autre, c’est adopter une représentation de l’entreprise et de sa finalité plutôt qu’une autre. »

Dans cette nouvelle logique, le travail devient une source de valeur et de développement et non un coût ou une charge à réduire sans cesse.

L’intérêt social est alors celui de l’ensemble des parties constitutives de l’entreprise qui sont toutes aussi légitimes les unes que les autres pour agir et être impliquées dans les processus de création et de décision. Cette représentation de l’intérêt social remet en question le droit issu de la propriété qui donne habituellement tous les pouvoirs aux seuls détenteurs de capitaux et à leurs mandataires, les dirigeants des sociétés.

Les outils comptables que nous proposons sont dès aujourd’hui opératoires mais il faut les généraliser et se positionner sur un plan macro-institutionnel. C’est à un niveau politique qu’il faut agir pour les faire exister, là où se construisent, se fabriquent et s’organisent les langages légitimes, les conventions et les systèmes d’information qui permettent l’exercice du pouvoir. L’objet de notre livre était de mettre en évidence le caractère essentiellement normatif et performatif de la construction des conventions comptables, mais aussi de souligner la possibilité d’ensembles cohérents alternatifs.

LVSL – Comment analysez-vous la fermeture de l’espace de la social-démocratie, évoquée tant à plusieurs reprises dans l’ouvrage, mais aussi par d’autres économistes comme Frédéric Lordon par exemple ? L’impossibilité d’agir dans ce cadre ne légitime-t-elle pas d’autant plus un changement de paradigme profond ?

D. B. – Le mode de gouvernement de la social-démocratie s’est rapidement aligné sur les règles du néo-libéralisme à la fin des années 1970 : libéralisation du commerce des biens et des services, dérégulation financière avec suppression du contrôle des capitaux et mise en place de la gouvernance actionnariale ou corporate governance. On peut même rappeler que la social-démocratie a initié les premières mesures qui ont conduit à la libéralisation financière. C’est un Ministre socialiste de l’Économie et des Finances, Pierre Bérégovoy, qui met en place avec son équipe une nouvelle architecture institutionnelle : la loi bancaire de 1984-1985, la suppression de l’encadrement du crédit, la disparition de la plupart des prêts bonifiés – et puis, petit à petit, la levée du contrôle des changes, pour faire revenir les investisseurs internationaux.

Il faut donc reconstruire le cadre institutionnel si l’on veut sortir du libre-échange et de la dérégulation financière. Cela suppose de mettre en place des zones de protection en fixant par les lois et par la négociation internationale le degré de liberté du commerce qui reste compatible avec la souveraineté des peuples quant au choix de leur modèle de société. De même, seule une politique résolue de contrôle sur les mouvements de capitaux est capable de remettre le système sur ses pieds et d’assurer que la finance serve aux activités productives et non à la spéculation.

Dans notre ouvrage, nous n’avons traité que du thème de l’entreprise et de sa refondation, tout en montrant que le modèle de la social-démocratie était totalement disqualifié y compris sur ce sujet. Aucun gouvernement social-démocrate n’a proposé un véritable partage du pouvoir dans les organes de direction des sociétés. Le projet de faire valoir un soupçon de codétermination dans les entreprises françaises n’a jamais abouti. Sous la Présidence « socialiste » de François Hollande, le nombre d’administrateurs salariés dans un conseil d’administration était de 2 lorsque le nombre total des administrateurs était supérieur à 12 (et de 1 lorsque le nombre d’administrateurs était inférieur ou égal à 12). C’est dire que la social-démocratie n’a offert rien d’autre qu’un strapontin aux représentants des travailleurs dans l’entreprise. Du point de vue de l’organisation des pouvoirs, la puissance du capital n’a jamais été entamée par les gouvernements socio-démocrates. Le dépassement du modèle social-démocrate et social-libéral est un impératif qui s’impose pour construire de nouvelles règles du jeu. Si le cadre économique, social et politique pose de plus en plus problème pour mettre en place une authentique démocratie délibérative, il convient de le transformer en profondeur voire, à terme, de sortir du cadre lui-même.

LVSL – Comment s’opposer efficacement aux réformes successives du code du travail qui font primer les accords d’entreprise sur la négociation collective ? Cela n’implique-t-il pas, précisément, de dépasser le cadre de l’entreprise capitaliste pour la négociation et la fixation des salaires ?

D. B. – L’enjeu politique des différents gouvernements qui se sont succédés depuis plus de 30 ans est bien d’affaiblir la loi et les conventions de branches, au profit de la négociation collective d’entreprise qui est la plus déséquilibrée.

Les défenseurs de l’inversion de la hiérarchie des normes considèrent que le projet qui consiste à renforcer la primauté des accords d’entreprise sur les accords de branche puis à étendre ces dérogations à d’autres domaines introduit de la souplesse dans les relations de travail. En fait, il s’agit de favoriser le dumping social en fragilisant les salariés.

Le fait de se replier sur l’entreprise renforce le pouvoir des propriétaires et des dirigeants qui ont déjà la maîtrise du contrat de travail. Ce contrat de travail est le produit du droit de propriété qui lui-même reproduit la séparation des salariés des moyens de production. Les salariés se retrouvent donc isolés face à des entités juridiques dominées par les propriétaires qui, disposant de tous les pouvoirs, sont globalement en mesure de fragmenter et d’atomiser le salariat.

Il ne faut donc pas enfermer les espaces de délibération sur les salaires à l’intérieur des seules unités de production. Cela suppose au contraire de concevoir des formes institutionnelles méso et macro sociales qui soient à même de définir les niveaux de salaires dans les entreprises mais également les choix d’orientation des investissements ou les niveaux de qualification. Bernard Friot propose ainsi d’instituer des caisses de salaires et d’investissement pour socialiser les salaires au-delà de chaque entreprise prise individuellement. Benoît Borrits souhaite, lui, mettre hors marché une partie de la production privée, puis la redistribuer afin de garantir des revenus décents à toutes celles et ceux qui ont participé à cette production. La rémunération de chaque travailleur ne serait plus garantie par l’entreprise mais, de façon mutualisée, par l’ensemble des entreprises. Ce sont là des institutions encore inédites qui devraient permettre une intervention politique à plusieurs niveaux de façon à garantir des meilleures rémunérations pour tous.

NDLR : Pour en savoir plus sur la proposition de Benoît Borrits, lire son article sur LVSL : Entre revenu universel et emploi garanti, une troisième voie ?

Daniel Bachet est Professeur de sociologie à l’Université d’Evry-Paris Saclay et membre du conseil scientifique d’Attac. Proche des thèmes chers à Réseau Salariat, il a organisé, avec Benoît Borrits,
un séminaire pour penser le dépassement de l’entreprise capitaliste.

LVSL – Vous rappelez dans l’ouvrage que seule la rémunération du capital est totalement rivale de celle du travail. Comment exploiter efficacement cet énoncé basique pour faire évoluer les représentations des discours de droite classique, notamment dans la perspective d’outiller le mouvement social ?

D. B. – Dans les représentations dominantes véhiculées par les théories néoclassiques – théorie de l’agence, théorie des marchés efficients, seul l’actionnaire de contrôle est censé prendre des risques. Il est rémunéré par des dividendes. On l’appelle le créancier résiduel car il peut ne pas recevoir de dividendes et tous les autres créanciers d’une entreprise sont rémunérés avant lui en cas de difficultés. Dans la mesure où l’actionnaire peut être considéré, en tant que propriétaire d’une entreprise, comme un créancier résiduel, le droit des sociétés assigne dans la plupart des pays au conseil d’administration le devoir de surveiller les dirigeants pour protéger les intérêts des actionnaires, dans le cadre de procédures de contrôle internes. Le statut de créancier résiduel donne à l’actionnaire la légitimité pour s’approprier le profit résiduel, mais aussi pour dicter les objectifs à atteindre par la firme.

Or, cette représentation est arbitraire et inexacte. Les actionnaires et les financiers sont parvenus à faire croire qu’ils avaient le monopole de la détermination des intérêts de l’entreprise. Ce n’est là qu’une tentative de détournement du pouvoir car personne n’est propriétaire de l’entreprise du fait que cette entité n’existe pas en droit. L’actionnaire de contrôle n’est propriétaire que des parts sociales ou des actions de la société (entité juridique). Néanmoins les actionnaires de contrôle se comportent comme s’ils disposaient de tous les pouvoirs dans l’entreprise et sur l’entreprise.

La seule limite à ces pouvoirs relève des droits sociaux accordés aux salariés. Or, comme chacun le sait, ce sont de très faibles contrepouvoirs. Ainsi, les droits des salariés, lorsqu’ils sont en confrontation directe avec le droit des propriétaires dans une structure telle que la société de capitaux, arrivent en derniers quand il s’agit de fixer les règles du jeu et en particulier les salaires. Les propriétaires sont les agents dominants qui occupent au sein de l’entité juridique qu’est la société une position telle que cette entité agit systématiquement en leur faveur. De plus, les salariés ne sont pas des associés comme les propriétaires des actions, ce sont des tiers vis-à-vis de la société et des coûts dans la comptabilité capitaliste. N’ayant pas le statut d’associés, c’est-à-dire de propriétaire ou d’actionnaires, les salariés ne sont pas membres de la société alors qu’ils font partie de l’entreprise en tant que collectif de travail.

Pour sortir de la logique de domination imposée au travail par le capital, il ne faut plus penser en termes de propriété mais de pouvoir. L’entreprise fait partie du rapport capital/travail sans toutefois se confondre ni avec le capital ni avec le travail. C’est une unité institutionnelle qui dispose d’une autonomie relative. Au sein du capitalisme, elle est le support de création collective qui engage des agents et des collectifs aux intérêts multiples. C’est pourquoi l’entreprise est une entité profondément politique qui transforme le monde social.

« Il ne serait pas logique d’avoir pour ambition de mieux rétribuer le travail sans remettre en question le niveau de rémunération du capital. »

Le fait d’assigner à l’entreprise un autre objectif que le seul profit permet de remettre en question la notion, non fondée en droit, de propriété de l’entreprise, et de faire en sorte que le pouvoir d’entreprendre ne provienne plus de la seule propriété des capitaux.

De fait, l’entreprise est un ensemble composé de la société (entité juridique) et de la structure productive. L’existence de la structure est assurée par la société qui seule dispose d’une personnalité morale. La finalité de la société est de faire exister l’entreprise comme structure productive en vue de produire et de vendre des biens et/ou des services. Le revenu qui en découle, la valeur ajoutée, est la contrepartie économique de la production et de la vente des biens et des services. Elle représente le revenu commun des parties constitutives de l’entreprise et à ce titre, il doit être partagé équitablement.

Il ne serait pas logique d’avoir pour ambition de mieux rétribuer le travail sans remettre en question le niveau de rémunération du capital. La valeur ajoutée est à la fois le véritable revenu de l’entreprise et la source des revenus des ayants droit entre lesquels la valeur ajoutée est répartie. Cette grandeur économique est essentielle, car elle permet de financer les salaires, de rémunérer les intérêts des banques, les impôts et les taxes demandés par l’État, mais également d’assurer l’autofinancement – amortissements + parts réinvesties du résultat, et de verser les dividendes. C’est donc la valeur ajoutée qui permet de couvrir le coût global de la structure qu’est l’entreprise – salaires du personnel, amortissement de l’outil de production et rémunération des capitaux engagés, alors que le profit – l’excédent brut d’exploitation, ne représente qu’une partie de la valeur ajoutée. Cette grandeur est une expression comptable qui reflète l’augmentation de la valeur des marchandises apportée par le travail humain. En termes d’outils comptables, la prise en compte de la valeur ajoutée ouvre la possibilité de définir une autre finalité à l’entreprise que la maximisation du profit. De plus, les consommations intermédiaires des entreprises devraient dorénavant intégrer et prendre en compte la conservation et la protection des êtres humains et du patrimoine naturel.

LVSL – Dans l’ouvrage, Olivier Favereau défend la codétermination, c’est-à-dire un partage du pouvoir entre salariés et actionnaires. Cette idée est séduisante, mais comment se prémunir des pièges qui se sont refermés sur la cogestion allemande pour finalement l’étouffer – lois Hartz, mini-jobs… ?

D. B. – Le principe de codétermination que défend, par exemple, le Collège des Bernardins [3] se révèle impuissant face à la mondialisation des chaînes de valeur. Olivier Favereau en est conscient, contrairement à certains de ses collègues qui pensent qu’un simple partage des pouvoirs dans les conseils d’administration ou de surveillance serait une avancée décisive pour le monde du travail. Dans un monde où la concurrence des systèmes sociaux et fiscaux est extrêmement féroce et où priment des objectifs de rentabilité, la participation des salariés aux décisions stratégiques dans l’entreprise les conduiraient à des contradictions paralysantes. Ils pourraient être conduits eux-mêmes à réduire les effectifs pour répondre aux injonctions des marchés et donc à s’auto-exploiter. C’est ce qui s’est passé avec le système de cogestion allemande qui a cohabité avec des politiques économiques régressives pour les travailleurs les plus fragiles et les moins formés. Ce système dual ne peut que généraliser de la précarité sociale.

« Dans un monde où la concurrence des systèmes sociaux et fiscaux est extrêmement féroce et où priment des objectifs de rentabilité, la participation des salariés aux décisions stratégiques dans l’entreprise les conduiraient à des contradictions paralysantes. »

C’est pourquoi, au-delà de la révision complète de la comptabilité capitaliste, qu’il ne faut plus caler sur des critères financiers, il convient simultanément de socialiser les marchés. Il peut exister des échanges marchands sans pour autant que les forces du marché dominent la vie économique et sociale en imposant une concurrence déchaînée. Le marché, si l’on admet cette fiction performative, est injuste dès lors qu’il oriente les décisions des investisseurs vers les catégories sociales solvables et non en fonction des besoins sociaux les plus urgents.

Une démocratie économique radicale constituerait un moyen de dépasser le marché capitaliste. Elle impliquerait de maîtriser les conditions de production et d’écoulement des produits tout en suscitant encore plus de liberté, d’initiative et d’inventivité que le capitalisme n’en est capable. Car il faudrait mobiliser des procédures plus économes – matières premières, humains, que les moyens utilisés sans discernement par le capitalisme qui ont conduit aux gaspillages et aux désastres écologiques que l’on connaît.

La codétermination n’est donc pas une fin en soi, surtout avec des règles du jeu économique inchangées. Sinon elle se trouvera enkystée localement dans un certain nombre d’entreprises sans pouvoir mettre en place les principes d’une véritable démocratie économique à l’échelle du pays.

LVSL – François Morin défend un intéressant système qui met en avant différents collèges délibérants avec des représentants des apporteurs du capital et des apporteurs du travail. Au-delà de la potentielle complexité de cette formule pour les PME, les apporteurs de capitaux y sont souvent aussi travailleurs. N’est-ce pas là un risque pour que le capital conserve toujours l’avantage ?

D. B. – François Morin a pour projet d’instituer juridiquement l’entreprise et de sortir de la confusion entreprise/société. L’assimilation de l’entreprise à la société conduit à exclure de la réflexion sur le gouvernement d’entreprise les salariés. F. Morin pense d’abord au statut des sociétés-mères des groupes de sociétés actuels. L’entreprise, conçue comme nouvelle unité institutionnelle devient une personne morale alors que ce statut n’est, jusqu’à aujourd’hui, conféré qu’à la société (entité juridique).

À lire sur LVSL, l’entretien de François Morin par William Bouchardon : « Si on nationalise, alors allons vers la démocratie économique »

L’entreprise se substitue à la société qui n’est plus présente dans la nouvelle entité juridique. Au sein de cette dernière cohabitent deux collèges – actionnaires et salariés, un président du conseil d’administration ou du conseil de surveillance et un directeur général du directoire ou du comex. Le représentant légal de l’entreprise, nouvelle personne morale instituée juridiquement est le président qui peut être un salarié ou bien un représentant des actionnaires. Dans cette perspective, le contrat de subordination entre salariés et capital n’existe plus. Le fait d’attribuer à l’entreprise le statut de personne morale peut concerner quasiment toutes les entreprises, PME comme grands groupes. Dans l’approche que défend François Morin, les actionnaires ne seront que des apporteurs de fonds ou des prestataires de services qui possèdent des parts. Ils n’auront plus le pouvoir de créanciers résiduels et leurs voix ne seront plus prépondérantes dans la prise de décision. C’est une étape dans la démocratisation générale de l’économie qui concerne, comme on l’a indiqué plus haut, la nouvelle conception d’un marché socialisé mais également la création monétaire qui doit être, elle aussi, adossée à des instances démocratiques.

François Morin propose, comme il le dit lui-même, un « point de bascule » pour aller beaucoup plus loin par la suite. Il présuppose que les salariés puissent acquérir une culture gestionnaire et critique de façon à éviter l’emprise de la comptabilité capitaliste sur les choix économiques et sur leur vie.

LVSL – Peut-on penser le dépassement de l’entreprise capitaliste non plus simplement en aménageant une nouvelle gouvernance des entités productives, mais en dessinant les voies qui permettront de se passer des apporteurs de capitaux, et donc de leur pouvoir sur notre travail, selon le modèle mortifère du capitalisme contemporain ?

D. B. – Je pense qu’on ne peut passer directement de la situation actuelle à un modèle dépassant l’organisation capitaliste où la rentabilité, le secteur bancaire et le crédit auraient été supprimés. Il faut au moins au préalable construire les rapports de force significatifs pour faire bifurquer les institutions existantes. La proposition consistant à virer les actionnaires peut apparaître comme radicale mais elle n’est pas très opératoire. Quelles sont les institutions qui vont définir et redéfinir l’organisation des pouvoirs en supprimant les détenteurs de capitaux ? Dans tous les cas de figure se poseront des problèmes de financement. Si une crise systémique de la finance survient bientôt comme c’est le plus probable, ne conviendrait-t-il pas à ce moment-là de nationaliser les banques puis de les socialiser ainsi que l’avait déjà proposé Frédéric Lordon en 2010 à travers un système socialisé du crédit ? [4]

Les concessionnaires de l’émission monétaire ne pourront plus être dans ce cas des sociétés privées par actions mais des organisations à profitabilité encadrée. Les banques seront soumises à un contrôle public par les parties prenantes que sont les salariés, les représentants des entreprises, les associations, les collectivités locales, les professionnels du risque de crédit et les représentants locaux de l’État. La démocratisation radicale des banques n’est-elle pas un projet plus facilement défendable dans un premier temps que l’éviction pure et simple des actionnaires ?

« La démocratisation radicale des banques est un projet facilement défendable. »

Une contre hégémonie politique, économique et culturelle est susceptible de se mettre en place sur ce thème d’actualité si elle parvient à toucher le plus grand nombre de groupes sociaux et si les affects qu’elle véhicule sont plus puissants et plus crédibles que les discours des projets concurrents. Ce sont les populations mobilisées qui, sur le long terme, sont les plus à même de faire levier pour des transformations radicales. Mais le dépassement de l’entreprise capitaliste est indissociable de la socialisation des banques et des marchés. Il s’agissait dans cet ouvrage de contribuer à transformer les représentations concernant les finalités et les structures d’une entité centrale du capitalisme. Néanmoins, il reste encore une longue marche théorique et politique vers une véritable remise en cause de la monopolisation des pouvoirs pour parvenir à la souveraineté des producteurs sur le travail.

LVSL – Les réflexions autour du concept de « propriété » ne devraient-elles pas suggérer que le dépassement du capitalisme n’est pas l’abolition de la propriété mais sa mutation profonde ?

D. B. – Ce qui pose problème au sein du capitalisme, c’est le droit issu de la propriété, c’est-à-dire le pouvoir de prendre des décisions qui vont avoir des effets directs sur la vie professionnelle des salariés tels que choix d’investissements restructurations d’entreprise, délocalisations, licenciements, etc. Ce n’est pas le droit à la propriété, qui permet, par exemple, de disposer de l’usage permanent de son téléphone portable, de sa voiture ou de son appartement.

Sachant qu’il n’y a pas d’entreprise sans le véhicule juridique qu’est la société, le plus important est de donner à cette dernière une orientation politique. C’est une entité spécifique à dissocier de la propriété et de la rentabilité. Le nouveau statut de l’entreprise que nous proposons ne pourra plus se couler dans la forme actuelle de l’appropriation actionnariale ou patrimoniale. En lui assignant une autre finalité que la rentabilité immédiate, le collectif de travail sera en mesure de jouer son rôle. Ce n’est pas l’acte d’entreprendre qu’il faut combattre mais le principe d’accaparement qui le conditionne aujourd’hui comme hier.

Plus généralement, il s’agit de se déprendre des formes de domination qui n’ont aucune légitimité dans un monde dit démocratique. C’est dire la nécessité de sortir de l’actuelle asymétrie des pouvoirs qui est fondée, à la fois sur le droit issu de la propriété et sur un rapport de subordination dans l’entreprise. Le rapport d’autorité ou de commandement hiérarchique dans les organisations est incompatible avec la démocratisation des rapports de travail qui privilégie en priorité un espace institutionnel auto-organisé et auto-gouverné. C’est par un nouveau cadre juridique et règlementaire que pourra être instituée la gestion démocratique de la production et de la redistribution des ressources. Dans ce nouveau cadre, les notions de pouvoir et de démocratie délibérative seront essentielles et à ce titre elles devront être dissociées de tout régime exclusif de propriété. La propriété ne peut plus conférer à un détenteur de ses droits un pouvoir supérieur à celui des autres agents pour orienter la production et la répartition des revenus et des richesses. Le projet est bien de sortir de la propriété lucrative orientée profit tout en rappelant que la propriété d’usage relève avant tout de la maîtrise du travail par les salariés-producteurs au sein d’unités institutionnelles qui conçoivent, produisent et vendent les biens et/ou les services.

Notes :

[1] Brodier Paul-Louis, « La logique de la valeur ajoutée, une autre façon de compter », L’Expansion Management Review, 2013/1, n° 148, p.20-27.

[2] Jacques Richard, Alexandre Rambaud, Révolution comptable, pour une entreprise écologique et sociale, Ivry-sur-Seine, Les éditions de l’Atelier, 2020.

[3] Le Collège des Bernardins se définit comme un espace de réflexion pluridisciplinaire où, régulièrement, sont organisés débats, séminaires de recherche et autres ateliers de création artistique.

[4] La crise de trop, Reconstruction d’un monde failli, Paris, Fayard, 2009.

Pour en savoir plus :

Dépasser l’entreprise capitaliste. Editions du croquant – Collection Les cahiers du salariat.
Sous la direction de Daniel Bachet et Benoît Borrits, avec les contributions de Thomas Coutrot, Hervé Defalvard, Olivier Favereau, François Morin et Jacques Richard. Introduction générale de Bernard Friot.

“Le PS est atteint de maladie sénile” – Entretien avec Bastien Faudot

Crédits :
Lancement de campagne de Bastien Faudot : Bastien Faudot.

Bastien Faudot est le candidat du MRC (Mouvement Républicain et Citoyen) à l’élection présidentielle de 2017. Son parti n’a pas été accepté à la primaire de la “Belle Alliance Populaire” et fait donc campagne de façon autonome. Au programme de cet entretien : la primaire du PS, Arnaud Montebourg, Jean-Luc Mélenchon, l’école et les injustices sociales.

LVSL – Le 5 décembre, jour de notre lancement, nous révélions que vous alliez candidater à la primaire de la « Belle Alliance Populaire » (BAP). Depuis, et à l’instar d’autres responsables de gauche – Pierre Larrouturou, Fabien Verdier, Sebastien Nadot, ou encore Gérard Filoche – vous avez été recalé par les dirigeants de la BAP. Pouvez-vous revenir sur ce qui s’est passé ? Quel sens a pris la primaire à vos yeux ?

Bastien Faudot – C’est très simple. Nous avions dans un premier temps refusé de participer à une opération tactique qui avait été calibrée pour permettre au président de la République sortant de retrouver une légitimité très abîmée dans l’opinion publique. Empêché de se représenter, l’annonce de son renoncement le 1er décembre ouvrait la possibilité de changer le périmètre et la nature de cette primaire. C’était même, de mon point de vue, la condition de son succès.

Le PS est atteint de maladie sénile : il a choisi le repli sur lui-même et la division

Après la victoire et la dynamique dont bénéficiait Fillon au sortir de la primaire de la droite, avec un FN situé entre 25 et 30 % d’intentions de votes, personne à gauche ne peut se désintéresser du jour d’après le premier tour. La primaire était l’occasion d’un débat franc, sincère, loyal, condition préalable à tout rassemblement. Mais le PS est atteint de maladie sénile : il a choisi le repli sur lui-même et la division. Quelques hiérarques à Solférino ne veulent pas débattre de la seule question aujourd’hui décisive : celle de la souveraineté nationale et populaire. Ils feront donc un congrès à ciel ouvert. Je leur souhaite bien du plaisir.

LVSL – L’attention médiatique est actuellement portée sur les primaires. On y voit des candidats dont le programme semble très proche du vôtre, notamment Arnaud Montebourg. Il s’est d’ailleurs entouré d’anciens responsables du MRC telle que Marie-Françoise Bechtel, chargée des questions de laïcité. Vous revendiquez d’être « La gauche qui aime la France ». Pouvez-vous nous dire ce qui vous différencie d’Arnaud Montebourg et de ses accents patriotiques ?

Je connais Arnaud et j’apprécie son panache et sa détermination. Sur le champ économique, il a le courage de remette en cause la logique de Bruxelles et des eurocrates dans une famille politique qui pratique le déni sur cette question depuis 30 ans. Il a fait l’expérience, comme ministre, de cette technostructure qui entend faire le bonheur des peuples malgré eux. Il a tenté de peser, mais il était à peu près seul, même chez ceux qu’on appelle les frondeurs, à poser la question au bon niveau. Sur la reconquête de notre secteur industriel, sur le “produire en FRANCE”, sur l’étranglement des politiques de déflation par l’offre, il a développé une vraie cohérence et une analyse sérieuse de ces sujets. Cependant, comme Tsipras, je pense qu’il s’arrête en chemin : il refuse l’austérité mais accepte la monnaie unique qui en est le moteur. Peut-être qu’il n’en pense pas moins mais qu’il sait qu’il ne peut rien en dire là où il est…

Par ailleurs, je regrette son silence sur les grandes questions régaliennes : laïcité face aux communautarismes, autorité de l’Etat et sécurité, indivisibilité de la Nation. Il est favorable au droit de vote des étrangers aux élections locales, moi pas. Ces sujets ne sont pas accessoires, ils sont un point d’équilibre de la question sociale. D’une manière plus générale, la gauche ne peut pas se désintéresser de ces sujets là en se focalisant de façon exclusive sur les sujets économiques et sociaux. Ce qui fait société, ce ne sont pas seulement les conditions matérielles d’existence.

LVSL – De même, on peut se demander si un candidat tel que Jean-Luc Mélenchon n’aurait pas été un partenaire possible pour le MRC dans cette élection présidentielle. En effet, celui-ci s’est rapproché des positions que tient le MRC sur la construction européenne et l’euro, tout en tenant un discours républicain. Pourquoi une dynamique de rassemblement du « Non » de gauche à l’UE ordolibérale, que votre parti incarne par ses positions, ne s’est-elle pas enclenchée ? Quelles raisons devraient pousser les électeurs à voter Faudot plutôt que Mélenchon ?

Suivre le parcours de Mélenchon demande un vrai effort. Sénateur socialiste pendant 20 ans, il fait aujourd’hui campagne contre le système. Il a les qualités et les défauts de Nicolas Sarkozy : il a son énergie, une capacité quasi magnétique de capter son auditoire, mais il est lui aussi un exalté. Il suffit de relire son discours au parlement sur Maastricht pour comprendre le symptôme : il fait un portrait dithyrambique du choix de l’Europe fédérale et de la monnaie unique. Vingt cinq ans plus tard, il n’a jamais de mot assez sévère contre cette Europe qu’il chérissait tant. Qu’on se comprenne bien : je ne lui reproche pas d’avoir changé d’avis, au contraire, mais je suis toujours très circonspect sur la vigueur des nouveaux convertis.

Mais à l’inverse de Sarkozy, Mélenchon est un homme instruit, très cultivé, doté d’une vraie pensée politique. C’est rare et ça mérite d’être souligné.

Sur le fond, je suis en complet désaccord avec son grand Bing bang institutionnel de la 6ème République. Pour trois raisons : la première, c’est que je crois qu’on a autre chose à faire que de lancer une constituante au printemps prochain compte tenu de l’urgence économique que nous devons traiter. Un tel processus va occuper le pays jusque quand ? Ensuite, sa 6ème République est une république suspicieuse à l’égard des élus. Mais on ne résoudra pas la crise de confiance en constitutionnalisant la défiance ! C’est le cas avec les procédures de référendum révocatoire par exemple. Des garde-fous, oui, des élus en permanence sur la sellette, non. Enfin, il faut que notre Nation perde la mauvaise habitude qui consiste à changer de constitution deux fois par siècle. Il ne faut pas confondre contenu et contenant. Il y a des ajustements à faire, mais pour le reste concentrons-nous sur le contenu des politiques publiques.

Voter Faudot, c’est voter pour une continuité et une ligne qui ne varie pas au gré des circonstances. C’est aussi voter pour le renouvellement du paysage politique. Je n’ai jamais fait dans le jeunisme, mais il y en a franchement marre de recevoir des leçons d’une génération qui s’est goinfrée pendant les trente glorieuses et qui nous rend la France dans cet état.

LVSL – On parle peu d’éducation dans cette campagne, sauf pour s’autocongratuler des réformes réalisées du côté du PS ou pour promettre des suppressions de fonctionnaires du côté de François Fillon. Dans votre programme, vous avez inscrit des propositions fortes sur l’École Républicaine, avec l’abrogation de la réforme du collège et l’augmentation de 25% du salaire des enseignants sur 5 ans. Vous allez même plus loin, et proposez le port obligatoire de luniforme à l’école, pourquoi cette mesure ?

L’école, comme toutes les institutions publiques, est confrontée à des problèmes de moyens après 30 années d’offensive libérale contre l’État. C’est un sujet sur lequel les gouvernements de François Hollande ont plutôt fait le boulot, il faut être juste.

Il reste un point noir : la rémunération des professeurs qui est aujourd’hui très sous-évaluée. Les professeurs allemands gagnent près du double ! Les 25% d’augmentation que je propose sont un minimum absolu car nous sommes aujourd’hui confronté à une crise des vocations. Or, nous ne redresserons pas cette grande et belle institution sans ceux qui la font vivre tous les jours. Si l’on veut un corps de hussards, nous devons valoriser leur mission et notamment à travers la fiche de paie.

Mais les problèmes que rencontre l’école de la République ne se résument pas à la question des moyens. C’est d’abord toute l’approche qui doit être réinvestie après trente années de dérive pédagogiste, cette petite morale misérabiliste, qui triomphe au ministère et dans les IUFM. La réforme du collège incarne cette approche jusqu’à la caricature : enseignements interdisciplinaires qui relèvent davantage de l’animation que du cours, remise en cause de l’enseignement des humanités et notamment des langues anciennes, territorialisation de l’enseignement en fonction des publics. On assomme les professeurs avec la réformite permanente. Avec moi, les enseignants ont deux garanties : ils feront leur métier, c’est-à-dire d’abord transmettre les savoirs, et on leur foutra la paix car toute c’est toute l’institution qui a besoin de stabilité.

Sur l’uniforme, je m’étonne que cela étonne. L’école n’est pas la rue. Pour ma famille politique, c’est un lieu à part. Dans le monde entier, une grande majorité de pays, sur les cinq continents, pratiquent l’uniforme pour les élèves jusqu’au lycée. En quoi cela pose-t-il problème pour notre gauche bien-pensante en France ? Le vêtement, pour les plus jeunes, renvoie à des appartenances sociales parfois violentes : il y a ceux qui portent de grandes marques et ceux qui s’habillent chez Kiabi. Je crois que le rôle de l’école est aussi d’apprendre aux futurs citoyens que l’individualité ne procède pas de l’apparence. Et puis cela règle tous les problèmes de vêtements provocants, des tenues inadaptées, mais aussi de revendication religieuse.

LVSL – 32h, 10% d’augmentation du SMIC, retour à la retraite à 60 ans, suppression de la moitié des niches fiscales, sortie de l’euro et sortie du cadre budgétaire européen, votre programme économique est un programme de rupture avec le néolibéralisme et avec l’Union Européenne. N’avez-vous pas peur du saut dans l’inconnu ? Pensez-vous que l’Allemagne laissera faire ? Qu’est-ce qui justifie ces mesures ?

Ce dont j’ai peur, ce n’est pas qu’on saute dans l’inconnu, mais plutôt qu’on poursuive ce qu’on connaît trop et qui échoue.

Je vais me permettre d’être assez général, mais je veux rendre compte de ce qui motive mes choix politiques. La rupture que je propose avec le monde libéral procède de l’idée que je me fais de l’humanité. Les libéraux veulent nous réduire à nos fonctions marchandes parce qu’ils sont convaincus que nous ne sommes mus, tels les animaux, que par des intérêts immédiats. Leur projet, c’est la naturalisation des  rapports sociaux, le retour à l’état de nature où chacun est en concurrence avec son voisin, son collègue. Ces rivalités existent bien sûr, et elles génèrent aussi des effets stimulants, mais si elles ne sont pas corrigées, encadrées, réglementées, alors c’est un monde de la toute puissance pour quelques uns, d’avilissement et de soumission pour tous les autres.

Ils veulent faire du business sans État, accumuler du capital tranquillement et impunément, ne pas payer d’impôt, mais par contre ils veulent que l’Etat assure leur sécurité et protège leur capital. C’est une escroquerie en bande organisée.

Le rêve des libéraux, d’une économie sans État, sans contrainte, où l’on laisse faire l’autorégulation naturelle, la main invisible, c’est un fantasme d’ado. D’ailleurs, je note qu’il faut beaucoup d’État et beaucoup de lois en réalité pour protéger les intérêts de ces pseudos libéraux ! Le capital, comme la violence physique la plus brutale, broie aujourd’hui les 3/4 de l’humanité. Ils veulent faire du business sans État, accumuler du capital tranquillement et impunément, ne pas payer d’impôt, mais par contre ils veulent que l’Etat assure leur sécurité et protège leur capital. C’est une escroquerie en bande organisée.

Donc oui, mes propositions visent à remettre de la puissance publique, non pas de façon hégémonique, mais de façon stratégique pour permettre à tous les Français d’avoir un rôle, une reconnaissance, une utilité sociale et vivre dans la dignité. Le mérite individuel, le désir de confort, le goût pour l’argent font le reste, je ne suis pas communiste. Mais quand le travail ne permet plus à chacun de gagner son autonomie, nous avons un problème grave.

Quant aux Allemands et à l’Union européenne, je vais être très net : la France n’a pas de comptes à leur rendre. Ma génération n’a connu que les crises, malgré les bons sentiments européens, malgré les refrains sur le couple franco-allemand. Je me sens plus solidaire des 3 millions de mes compatriotes de moins de 30 ans qui sont dans la précarité, que des retraités allemands qui veulent le statu quo pour protéger leur retraite par capitalisation. Si je dois choisir entre les deux, je choisis les premiers sans aucune hésitation.

LVSL – Selon nos informations, vous seriez encore loin des 500 parrainages nécessaires pour l’élection présidentielle de 2017. Que comptez-vous faire si jamais vous n’obtenez pas les parrainages dont vous avez besoin ?

Je ne sais pas ce que sont vos informations. Nous avons un peu plus de la moitié des promesses nécessaires. J’en ai récupéré encore hier et aujourd’hui en me déplaçant dans l’Aisne. On sait depuis le départ que le défi est difficile car nous sommes face à un double verrouillage : les parrainages et les médias. Mais je refuse de jouer la partition de la plainte. Si les élites médiatiques et les élus ne comprennent pas l’intérêt de donner la parole à la gauche souverainiste dans ce débat, le danger ne cessera de croître et la crise politique de s’approfondir.

Nous sommes une organisation politique modeste, notre réseau d’élus ne suffit pas. On se pose les questions les unes après les autres. Si nous ne parvenions pas à obtenir les parrainages, nous prendrions les décisions utiles d’abord au pays, ensuite à la gauche. Mais, quoi qu’il advienne, notre voix portera dans les années qui viennent. Pas parce qu’on a raison seuls contre tous, mais parce que le réel a raison. Je prends rendez-vous.

Propos recueillis par Lenny Benbara pour LVSL

Crédit Photo : http://www.ouest-france.fr/sites/default/files/styles/image-640×360/public/2016/12/06/bastien-faudot-candidat-la-primaire-organisee-par-le-parti-socialiste.jpg?itok=WG4MhY0N