Le point aveugle de Jean-Marc Jancovici

Jancovici - capitalisme - Le Vent Se Lève
« Je pense que le capitalisme est consubstantiel [à] la démocratie » – Jean-Marc Jancovici, entretien à Thinkerview du 05/09/2023, 2:10:25 (https://www.youtube.com/watch?v=UZX6KKin6m4&ab) © Joseph Édouard pour LVSL

Vulgarisateur de grand talent, Jean-Marc Jancovici dispose d’une expertise notable en matière d’énergie – quoique discutable sur certains points – dont on ne peut qu’apprécier la technicité. Sous couvert d’objectivité scientifique, il s’aventure sur le terrain politique, multipliant les affirmations toutes plus contestables les une que les autres. Dans le monde de Jean-Marc Jancovici, les rapports sociaux n’existent pas. C’est la pénurie énergétique – et non le néolibéralisme – qui explique la récession, la hausse des inégalités et de la pauvreté. Le mode de production capitaliste est un horizon indépassable. Refusant de l’incriminer pour expliquer le désastre environnemental, Jean-Marc Jancovici lui trouve un autre responsable : le striatum, cette partie de notre cerveau influencée par la dopamine et associée à la prise de décisions… Recension de sa bande dessinée Un monde sans fin et analyse de ses dernières prises de position médiatiques.

NDLR : Cette analyse est publiée en deux parties. Celle-ci traite des aspects socio-économiques et politiques, tandis que la précédente examinait les aspects purement techniques des interventions de Jean-Marc Jancovici – laissant volontairement de côté la question du nucléaire.

Jean-Marc Jancovici n’a pas tort lorsqu’il souligne l’importance de l’énergie, impensé majeur de la science économique néoclassique. Mais il tend à tomber dans le travers inverse en voulant tout expliquer par un prisme énergétique (fossile). Page 88 de sa bande dessinée, il fait intervenir un économiste pour énoncer, graphique à l’appui, que « les humains sont devenus secondaires dans l’Histoire aujourd’hui ! La production économique varie exactement comme l’énergie ».

Découplage des émissions et tropisme énergétique

Pourtant, corrélation ne veut pas dire causalité, en particulier en sciences sociales. Est-ce la variation de la consommation d’énergie qui explique la croissance du PIB, l’inverse, ou la relation est-elle plus complexe ? Sur cette question, la littérature économique est abondante et non conclusive.

Pour Jean-Marc Jancovici, les chocs pétroliers de 1973 et 1979 marquent « l’arrêt d’un monde en expansion rapide » (page 41), bien que le PIB mondial ait continué de s’accroître à un rythme soutenu. Depuis 1973, la consommation de pétrole mondial a augmenté de 70 %. Les chocs pétroliers, expliqués exclusivement par des données géologiques dans la bande dessinée, découlent également de choix géopolitiques.

En particulier, la montée en puissance de l’OPEP, qui s’inscrit dans la prolongation du mouvement de décolonisation, signe la fin progressive de la mainmise des investisseurs étrangers sur le niveau de production et les prix. Le premier choc résulte d’un embargo de l’OPEP contre les pays soutenant Israël dans la guerre avec l’Égypte et de la hausse du posted price du baril pour compenser dix ans d’érosion du prix par l’inflation et la dévaluation du dollar. Le second « choc » éclate avec la révolution iranienne qui provoque une chute modeste de la production (-4 %) et un doublement du prix. Les tensions vont se prolonger avec le début de la guerre Iran-Irak.

Le prisme énergétique n’explique pas tout. La mondialisation avec ses porte-conteneurs démarre réellement après les chocs pétroliers et ce que Jean-Marc Jancovici nomme « l’arrêt d’un monde en expansion rapide ».

Si ces chocs pétroliers et le pic de production de pétrole conventionnel états-unien survenu quelques années auparavant expliquent en partie la fin des Trente glorieuses, il ne faudrait pas faire l’impasse sur d’autres facteurs. La science économique classique et orthodoxe pointe du doigt la fin des accords de Bretton-Woods et la dévaluation du dollar suite à l’abandon de la convertibilité en or en 1971. Cette décision découle de l’effondrement de la balance commerciale américaine, en grande partie causé par la compétitivité accrue des économies européennes et asiatiques. Le changement de politique monétaire des banques centrales, dont la hausse brutale des taux d’intérêt de la FED, explique également la récession.

Plus fondamentalement, pour les économistes hétérodoxes, la fin des Trente glorieuses découle des contradictions internes du mode de gestion capitaliste hérité de l’après-guerre, qui a fini par provoquer une forte inflation et l’érosion des marges des entreprises. C’est pour restaurer le taux de profit du capital qu’on va voir apparaître le mode de gestion néolibéral de l’économie, avec une politique de compression des salaires, de délocalisation de la production, de la privatisation de pans entiers du secteur public, de la financiarisation de l’économie et de la dérégulation des marchés. Autrement dit, le prisme énergétique n’explique pas tout. La mondialisation avec ses porte-conteneurs de 400 mètres de long démarre réellement après les chocs pétroliers, et ce que Jean-Marc Jancovici identifie comme « l’arrêt d’un monde en expansion rapide ».

Le polytechnicien attribue la crise des subprimes à la chute de la consommation de pétrole par habitant survenue en 2006 (page 90). Mais cette année marque également le retournement du marché immobilier américain provoqué, en grande partie, par le relèvement brutal des taux d’intérêt de la FED. Les répercussions massives de cette crise s’expliquent avant tout par la titrisation de la finance et la dérégulation bancaire.

Son tropisme énergétique conduit le président du Shift Project à produire deux discours problématiques. Le premier consiste à affirmer l’impossibilité du découplage entre les émissions de gaz à effet de serre et le PIB. S’il estime que la croissance verte est une contradiction dans les termes, force est de constater que la consommation d’énergie n’est pas intégralement corrélée aux émissions de gaz à effets de serre. Réduire les émissions de méthane des champs de gaz serait par exemple bénéfique pour la croissance, mais mauvais pour les profits des exploitants.

Empiriquement, on observe un découplage significatif des émissions de gaz à effet de serre avec le PIB dans de nombreux pays développés, même en prenant en compte les émissions importées. C’est ce qu’affirme une étude de Carbone 4, le cabinet de conseil fondé par Jean-Marc Jancovici. Le problème est que ce découplage ne concerne que les émissions de gaz à effet de serre (pas les autres pressions sur la nature et l’environnement), qu’il reste partiel et s’effectue trop lentement.

Tenir un discours nuancé reconnaissant l’existence d’un découplage limité permet d’éviter d’entretenir un fatalisme décourageant. Avec ses simplifications (compréhensibles dans le cadre d’une bande dessinée de vulgarisation), Jancovici risque d’imposer l’idée que les ENR représentent une perte de temps et la décarbonation de l’économie une entreprise vaine. Or, en matière de climat, chaque tonne de CO2 évitée compte.

Seconde conséquence de son monodéterminisme énergétique : les autres facteurs permettant de comprendre – et résoudre – la crise climatique sont éludés. Parmi eux, les rapports sociaux.

Un monde sans rapports sociaux 

L’énergie permettrait de tout expliquer ou presque : de l’apparition de la démocratie à l’instauration de notre modèle social en passant par l’accroissement des divorces (page 75).

Page 48, on apprend « qu’au début de la révolution industrielle, en 1800, l’espérance de vie est d’un peu moins de trente ans ». Le chiffre est plus proche de quarante ans, la France ayant connu un premier gain de près dix ans entre 1780 et 1805, malgré les récoltes difficiles et les guerres, grâce à la généralisation de certains vaccins.

En 1801 « La Grande-Bretagne, avec une population presque trois fois inférieure, a une production trois fois supérieure à celle de la France » (page 85). Jancovici semble attribuer cette différence à des facteurs énergétiques. En réalité, la meilleure productivité britannique s’explique d’abord par un régime de propriété agraire différent – et ce depuis le XIIIe siècle. En Grande-Bretagne, les lords ne prélevaient pas directement l’impôt sur leurs domaines, mais louaient leurs parcelles aux paysans. Ce système incitait les agriculteurs à produire davantage de surplus qu’un régime à la française, puisque le loyer ne dépendait pas directement de la production. Les baux étaient fréquemment renouvelés et soumis aux offres sur un marché, ce qui contraignait les paysans à accroître sans cesse leur productivité. Le mouvement des enclosures élargit peu à peu le système de rente concurrentielle établi par les beaux, tandis que des lois comme le Vagrancy Act criminalisent le braconnage ou le fait de « refuser de travailler pour un salaire d’usage ».

Attribuer les congés payés à l’abondance énergétique constitue un raccourci curieux (…) Les États-Unis n’ont pas de congés payés obligatoires alors que le pays a baigné plus que tout autre dans le pétrole bon marché.

Ce capitalisme agraire, qui se développe principalement entre le XVe et XVIIIe siècle non sans de nombreuses violences et luttes sociales, va permettre des gains de productivité majeurs. Ce qui va générer un accroissement de la population et le développement d’une classe ouvrière susceptible de venir remplir les usines textiles qui vont apparaître dans les grandes villes avec le début de la révolution industrielle. L’exception anglaise découle des rapports sociaux et du régime de propriété, qui expliquent l’apparition du capitalisme et de la révolution industrielle en Angleterre plutôt qu’en Chine où en Europe continentale, comme le détaille l’historien Alain Bihr.

Jancovici aime rappeler que l’homme n’a pas transité des énergies renouvelables (bois, moulin à vent,…) vers les énergies fossiles par hasard, mais parce qu’elles sont stockables, transportables et très denses. Il faudrait nuancer cette affirmation : comme le montre l’ouvrage d’Andreas Malm Fossil Capital : the Rise of Steam Power and the Roots of Global Warming, les détenteurs de capitaux ont abandonné l’énergie hydraulique alors abondante pour le charbon, plus cher et rare au XVIIIe siècle, parce qu’il permettait d’obtenir un meilleur rapport de force contre leurs travailleurs.

Implanter les usines en bord de rivière et à la campagne impliquait de recruter une main-d’œuvre rare (et qui ne dépendait pas des propriétaires d’usines pour survivre), en position de force pour négocier de bonnes conditions de travail. À l’inverse, le charbon permettait d’installer les usines en ville, où l’on trouvait une main-d’œuvre abondante et corvéable. De même, il est plus facile de privatiser une mine qu’une rivière, dont l’exploitation requiert une gestion en commun. Autrement dit, le charbon permettait d’extraire un profit supplémentaire – élément moteur du capitalisme.

Faisant l’impasse sur ces facteurs, Jean-Marc Jancovici attribue à l’abondance énergétique toute une série de développements historiques : les congés payés (page 76), la baisse des inégalités (page 77), la promesse de l’Université pour tous (page 82), un système de santé performant (page 82), la pérennisation du système de retraites (pages 77, 83, 87). Lorsque Christophe Blain lui fait remarquer « qu’il y a eu des luttes aussi », Jancovici balaye cette remarque d’un simple « elles ont débouché sur un gain de confort pour l’ensemble de la société lorsque l’énergie abondante est entrée dans la danse ». Pour lui, « pendant les Trente glorieuses, au moment où l’approvisionnement énergétique, surtout fossile, a explosé, tous les pays occidentaux ont mis en place un État-providence ». L’idée que les acquis sociaux ont été permis par l’abondance énergétique est répétée dans des interviews très récentes. Pour fastidieux que cela puisse paraître, revenir sur ces affirmations est nécessaire.

L’histoire humaine est scandée par des luttes plus ou moins victorieuses – des révoltes d’esclaves de l’Antiquité aux jacqueries paysannes du Moyen-Âge, des guerres de décolonisation modernes aux grèves contemporaines. Souvent, ces luttes ont cours en des temps de pénurie. C’est le cas de l’après-guerre : en Europe contrairement aux États-Unis, le mouvement ouvrier arrache des concessions majeures au patronat. En Angleterre, Churchill perd les élections et les travaillistes mettent en place le National Health System (NHS).

En France, le Parti communiste épaulé par la CGT met en place, contre le Général de Gaulle, les aspects les plus révolutionnaires du programme du Conseil National de la Résistance dès 1946. Parmi eux, on trouve la Sécurité sociale et ses caisses autogérées par les syndicats. Il y a loin du mythe du « compromis gaullien », entretenu par certains, à la réalité : le Général de Gaulle s’est empressé de supprimer l’aspect autogéré de la « sécu » dès 1958. Les ministres communistes n’ont tenu que dix-huit mois au gouvernement, profitant de cette courte fenêtre de tir pour réformer en profondeur le modèle social français. Contrairement à ce qu’écrit Jean-Marc Jancovici, la création « d’États-providence » précède donc les Trente glorieuses. 

De même, les inégalités n’ont pas constamment baissé avec la révolution industrielle et l’abondance énergétique. Pour Thomas Piketty, les principales causes de leur réduction au cours du XXe siècle sont les deux guerres mondiales (destructrices de patrimoines) et les politiques économiques (le fameux compromis social-démocrate hérité de l’après-guerre). Le graphique présenté page 77 ferait bondir des économistes comme Branco Milanovic (auteur de la fameuse courbe en éléphant qui établit un appauvrissement des classes moyennes et une explosion des très hauts revenus à partir de 1988). Si la France a mieux résisté à la hausse des inégalités, c’est grâce à son modèle social plus solide, hérité du gouvernement communiste de 1946-47. Malgré un moins bon accès à l’énergie que les États-Unis.

L’apparition du chômage et de la précarisation du travail, tout comme la baisse des emplois industriels et l’automatisation des tâches, sont présentées comme des conséquences naturelles à la raréfaction du pétrole (page 64). Ces phénomènes n’ont pourtant pas été de même ampleur partout et précèdent souvent le premier pic pétrolier. Ils découlent d’une volonté concertée de délocaliser la production dans les pays à bas coûts et faibles protections environnementales, dans le but de restaurer les marges des entreprises et la rentabilité du capital. Ils se sont principalement développés dans les années 1985-2000, période où le prix du pétrole était retombé à des niveaux historiquement bas.

Avec succès. Les marges sont passées de 25 % pendant les Trente glorieuses à 30 % après les années 2000, loin du creux de 15 % observé entre les deux chocs pétroliers. Le livre Le choix du chômage démontre bien, documents historiques à l’appui, que ce développement répondait à un choix conscient de sacrifier l’emploi pour préserver le rendement du capital. C’est également cet arbitrage, ainsi que le changement de politique monétaire et la priorité donnée à la lutte contre l’inflation, qui explique l’apparition d’une dette publique importante – mais pas nécessairement problématique. « Après les chocs pétroliers », cette dette ne vient pas « maintenir le niveau de la redistribution et de la protection sociale » (page 89) qui s’effondre en réalité un peu partout dans le monde, mais rétablir les marges des entreprises.

Attribuer les congés payés à l’abondance énergétique constitue un autre raccourci curieux. En France, ils ont été institués suite à un vaste mouvement de grève générale apparu suite à la victoire du Front populaire (1936), dont l’accès au pouvoir résulte de la crise économique de 1929. Les États-Unis, eux, n’ont pas de congés payés obligatoires (en moyenne, les entreprises accordent quinze jours de par an) alors que le pays a baigné plus que tout autre dans l’abondance énergétique et le pétrole bon marché. On pourrait bien sûr élargir la réflexion en notant que les sociétés de chasseurs-cueilleurs, entre autres civilisations égalitaires, jouissaient d’un temps d’oisiveté supérieur à celui des sociétés agricoles et féodales. Si l’abondance permet le temps libre, son partage découle des rapports sociaux. 

Pour expliquer l’incapacité à prendre en compte les limites planétaires, Jancovici se fonde sur l’ouvrage de vulgarisation Le bug humain. Selon ce dernier, notre cerveau ferait de nous des individus égoïstes et court-termistes, motivés par la réalisation de désirs primitifs. Ses hypothèses ont fait l’objet de réfutations détaillées.

Il en va de même pour la qualité du système de santé (que l’on songe simplement à l’écart entre le système américain et de nombreux pays moins riches, mais mieux lotis) et l’accès à l’Université. En France, l’instauration d’une sélection à l’entrée de l’enseignement supérieur date de Parcoursup, mis en place explicitement dans ce but par le gouvernement d’Édouard Philippe, qui se vantait d’avoir brisé une vieille promesse socialiste. En parallèle, ce même gouvernement se privait de recettes fiscales en supprimant l’ISF et l’Exit Tax sans que celaaméliore l’emploi ou l’investissement.

Aux États-Unis, l’abandon de l’Université pour tous débute en 1966, en réaction à la contestation étudiante sur les campus américains, foyers de lutte contre la guerre du Viet Nam. L’économiste Roger Freeman, qui conseillera Reagan pendant des années, déclare textuellement « on risque de produire un prolétariat éduqué. C’est de la dynamite ! ». Sur ses conseils, Reagan coupera les subventions publiques dès 1970, lorsqu’il sera réélu gouverneur de Californie, avant de poursuivre cette politique une fois à la Maison-Blanche. Mais c’est avec l’austérité budgétaire qui suit la crise des subprimes que les États américains, qui ne bénéficient pas du Quantitative Easing de la Fed, sapent les budgets dédiés à l’enseignement supérieur et font exploser les frais d’inscriptions.

Sur la même période, les États-Unis augmentent leur budget militaire. Dire que l’accès à l’enseignement supérieur a été compromis par la fin de l’énergie abondante est faux. Jancovici estime que ce phénomène découle d’une prise de conscience de la pénurie de débouchés dans le secteur tertiaire qui serait, selon lui, plus énergivore que l’industrie – soit l’opposé du point de vue de l’Agence internationale de l’Énergie (AIE), qui explique précisément le découplage C02/PIB par la tertiarisation de l’économie.

À s’obstiner à ignorer les rapports sociaux, on en vient à dégager des conclusions particulièrement curieuses.

Si Jean-Marc Jancovici attribue très justement les problèmes d’EDF, de la SNCF et du marché de l’électricité en France au dogme concurrentiel et néolibéral de la Commission européenne, il ne semble pas comprendre que cette idéologie sert des intérêts bien précis et ne découle pas simplement de l’aveuglement de bureaucrates n’ayant pas été formés aux réalités de la Physique. Pourtant, du propre aveu de ses multiples architectes et défenseurs, la construction européenne s’est faite précisément dans le but de casser le modèle social hérité de l’après-guerre afin de servir des intérêts privés. 

Mentionnons simplement les mots de Bernard Arnault rapportés par Yves Messarovitch, journaliste au Figaro, à propos du Traité de Maastricht : « Là où la fiscalité pénalise l’économie, la concurrence intraeuropéenne exercera une pression telle que nos futurs gouvernements devront renoncer à quelques aberrations qui alimentent d’importantes sorties de capitaux. Citons-en trois : l’ISF, l’impôt sur les bénéfices des entreprises et les tranches supérieures de l’impôt sur le revenu ».

Cet angle mort conduit Jancovici à expliquer l’incapacité chronique à isoler les bâtiments comme un problème collectif « de compétence, de formation, de financement ». Il est muet quant à ses causes plus profondes : le fait que ces investissements sont peu rentables en système capitaliste, que l’État préfère verser 160 milliards par an de subvention sans condition aux entreprises et supprimer l’ISF plutôt que de subventionner et planifier correctement ces travaux – et que ce même prisme libéral l’empêche de former en masse la main-d’œuvre nécessaire pour les réaliser. Le gouvernement refuse de faire interdire la publicité pour les SUV (seconde cause d’augmentation des émissions en France), et préfère financer des campagnes publicitaires pour le SNU et l’armée de Terre que pour les métiers de la rénovation des bâtiments.

Démocratie et abondance énergétique 

La démocratie est-elle un système efficace pour résoudre la crise écologique ? Survivra-t-elle à la fin de l’abondance énergétique ? À ces questions qu’il évoque souvent, Jancovici tend à répondre par la négative, en s’appuyant sur un postulat problématique selon lequel la démocratie découlerait de l’abondance énergétique.

Ce pessimisme s’inscrit dans une vision négative de l’homme. Le Monde sans fin décrit systématiquement les sociétés préindustrielles comme misérables et violentes. Les hommes « s’effondrent sur une paillasse parmi leurs enfants après une journée de labeur à ramasser des patates » (page 45). Sans énergie « tu meurs de froid, de faim, tu t’entretues avec tes semblables » (page 26).

La vie en société n’a pourtant pas débuté avec la révolution industrielle. Et de nombreux travaux anthropologiques établissent que les comportements altruistes ou coopératifs la précèdent. Les effondrements soudains d’approvisionnement énergétique conduisent plus souvent à des comportements d’entraides que de scénarios à la Mad Max.

Si elle n’est pas une condition suffisante au maintien de la démocratie (les monarchies du Golfe sont là pour l’établir), l’abondance énergétique en est-elle une condition nécessaire ?

Face à cette question, un clivage majeur apparaît. Certains estiment que nous sommes collectivement fautifs et responsables ; d’autres, que les problèmes découlent du système économique et de la classe dirigeante. Jean-Marc Jancovici semble appartenir à la première catégorie. Pour lui, « nous sommes des animaux opportunistes et accumulatifs » incapables de renoncer à nos « 200 esclaves énergétiques par personne », car nous sommes mus par notre striatum.

Striatum vs capitalisme : quelles causes à la crise écologique ?

La bande dessinée ne fait aucune référence aux inégalités économiques et leur corollaire en matière d’empreinte carbone. De Bernard Arnault à l’auxiliaire de vie sociale, de Bill Gates à un ouvrier somalien, nous serions tous coupables. Les bureaucrates de la Commission européenne, un peu plus que nous, mais ils agiraient par incompétence et idéologie. Pas par intérêt.

Si Jean-Marci Jancovici critique fréquemment les responsables politiques et les médias, il le fait de manière très superficielle. La presse suivrait essentiellement des logiques commerciales en parlant de ce qui fait l’actualité et favorise l’audience, sous la contrainte imposée par les formats courts. On ne trouvera pas d’analyse sociologique de l’espace médiatique : les questions du champ social des journalistes, de l’identité des patrons de presse, du modèle économique (la nécessité de plaire aux annonceurs, par exemple) et des connivences entre cadres de l’audiovisuel public et pouvoir politique (et économique) ne sont pas traitées. Autrement dit, il n’y aurait aucun rapport social expliquant les choix éditoriaux de la presse. Et Vincent Bolloré serait en train de constituer un empire médiatique promouvant les discours climato-sceptiques par ignorance ou intérêt commercial, pas pour servir les intérêts financiers de sa classe et sa croisade idéologique.

Quant aux politiques, ils ne feraient que suivre l’opinion publique pour se faire élire en « promettant du rab de sucette ». Pour le polytechnicien, « un régime est démocratique à partir du moment où les gens votent », « la compétition électorale se ramène le plus souvent à une surenchère de promesses corporatistes ou sectorielles balayant aussi large que possible » et « la démocratie correspond de fait au système qui permet aux plus nombreux d’exiger la plus grosse part du gâteau, puisqu’ils prennent le pouvoir ». À croire que la Russie et l’Iran sont des démocraties, que le vote contre le traité constitutionnel européen de 2005 a été respecté et qu’on n’assiste pas, depuis les années 1980 et dans toutes les démocraties occidentales, à une concentration des richesses chez les 1 % les plus aisés et une paupérisation des classes moyennes et laborieuses. 

La question des retraites est éclairante : aucun président ayant réformé le système n’avait été élu sur cette promesse ou ne l’a réalisé avec le soutien de l’opinion. François Hollande a fait l’exact opposé de la politique pour laquelle il avait été élu (« mon ennemi, c’est la finance ») au point de ne pas pouvoir se représenter. Si les dirigeants politiques ne prennent pas la question écologique au sérieux, c’est parce qu’elle s’oppose aux intérêts financiers qu’ils représentent. Intérêts qui n’hésitent pas à leur demander des comptes, comme l’établit le recadrage des ministres Gabriel Attal et Clément Beaume par la famille Arnault – qui exerce une influence manifeste sur la classe politique française…

Jancovici n’explique pas l’inaction climatique par les armées de lobbyistes qui achètent les dirigeants et les médias, ni par une dynamique de lutte de classe qui expliquerait à la fois l’idéologie de la Commission européenne, le dogme des gouvernements néolibéraux qui se succèdent au pouvoir depuis les années 1980 et le refus des pays riches de dédommager les pays du Sud. À la place, il invoque le concept de Striatum, partie de notre cerveau associée à la prise de décision émotive influencée par des décharges de dopamine.

Jancovici reprend l’analyse du journaliste Sébastien Bohler, auteur de l’ouvrage de vulgarisation Le bug humain. Selon ce dernier, notre striatum ferait de nous des individus égoïstes et court-termistes, motivés par la réalisation de désirs primitifs en lien avec notre évolution, que Bohler analyse uniquement par le prisme de la compétition. Ses hypothèses, parfois contradictoires, ont fait l’objet de réfutations détaillées. En plus de partir d’un postulat ethnocentré qui ne cadre pas avec la réalité (nous serions tous incapables de prendre soin de notre environnement), les idées de Bohler font l’impasse sur des pans entiers de la théorie de l’évolution tout en reposant sur des interprétations erronées des études neurologiques citées. On doit au média Bon pote une critique détaillée de l’ouvrage Le bug humain, qui permet de mesurer le peu de fiabilité que l’on peut lui accorder.

Si Jean-Marc Jancovici affirme que la croissance verte est une contradiction dans les termes, il se refuse à dire la même chose du capitalisme vert.

On comprend pourquoi cette hypothèse conceptuelle, qui occupe les dix dernières pages de la bande dessinée, a séduit l’auteur d’Un monde sans fin. Elle cadre avec sa vision pessimiste – réactionnaire, diront certains – de l’homme, permet d’évacuer les approches sociologiques et évite de remettre en cause le système économique dominant.

Dépolitisation massive

Invité sur France Inter le 30/05/2023, Jean-Marc Jancovici a montré les limites de son approche dépolitisante. Avant de regretter que Total, poussé par son actionnariat, maintienne son projet climaticide d’exploitation pétrolière en Ouganda, il s’est retrouvé confronté à la question d’un auditeur :

Auditeur : « la lutte contre le réchauffement climatique est-elle compatible avec le capitalisme ? »

JMJ : « Il y a eu des sociétés qui n’étaient pas organisées de manière capitaliste, qui ont été très productivistes et ont exercé une très forte pression sur l’environnement, il y a au moins deux exemples intéressants à avoir en tête, c’est la Chine et l’URSS (…) je ne sais pas si le fait de transformer mon boulanger en fonctionnaire va supprimer les problèmes ».

Face à ce genre d’interrogation, Jancovici invoque systématiquement des arguments dignes du café du commerce pour caricaturer les alternatives au capitalisme ou insister sur son caractère immuable et naturel. Dans C’est maintenant ! Trois ans pour sauver le monde (Seuil, 2009, p. 49), il écrivait : 

« Le capitalisme se définit comme la propriété privée des moyens de production. Historiquement, il existe depuis toujours : un agriculteur qui détenait ses terres ou tel commerçant qui détenait son commerce étaient des capitalistes. »

Comme pour la démocratie, il se base sur une définition extrêmement large reposant sur une condition nécessaire, mais pas suffisante. Si l’on définit le capitalisme par la propriété privée des moyens de production et leur utilisation dans une visée lucrative, il a en réalité débuté en Angleterre, au XVIe siècle (et non « depuis toujours »). Les historiens du capitalisme ajoutent un autre critère : l’organisation des échanges sur un marché soumis à la concurrence. 

Contrairement à ce que semble penser Jancovici, la propriété privée n’a pas toujours existé. Et inversement, elle a existé dans des sociétés qui n’étaient pas capitalistes. Le capitalisme lui-même peut être analysé comme un accident de l’histoire qui n’avait rien d’inéluctable ou de naturel.

Si Jean-Marc Jancovici affirme que la croissance verte est une contradiction dans les termes, il se refuse à dire la même chose du capitalisme vert. Or, il n’est pas nécessaire d’invoquer Marx pour comprendre que la recherche impérative du profit nécessite une croissance perpétuelle. Une entreprise capitaliste qui réduit son activité durablement finit par déposer le bilan, victime de ses concurrents et du poids de ses dettes. De même, lorsqu’une économie capitaliste connaît une période de décroissance, on parle bien de récession.

Le capitalisme ne peut pas organiser la décroissance que Jancovici appelle de ses vœux, mais il ne semble pas davantage capable de réaliser une transition vers les énergies propres dans les délais nécessaires. Pour s’en convaincre, il suffit de lire les déclarations du patron de Shell, qui conditionnait l’investissement dans les ENR par un taux de rentabilité de 8 à 12 %. L’électricité renouvelable est désormais moins chère que le gaz et le charbon. Mais tant que les ENR ne produiront pas les gigantesques marges générées par les énergies fossiles, les grandes compagnies pétrolières qui se sont pourtant engagées à atteindre la neutralité carbone dès 2050 (émissions de leurs clients comprises) continueront de consacrer 95 % de leurs investissements dans le pétrole et le gaz. Et l’essentiel de leurs profits dans le rachat de leurs propres actions. 

Cet état de fait n’est pas propre aux pétroliers. Une étude de 2022 a montré que BlackRock et Vanguard, les deux premiers gestionnaires d’actif au monde, poursuivent la même stratégie (tout en s’engageant à respecter les accords de Paris). Dit autrement, même quand c’est rentable, le capitalisme refuse de se verdir si cela conduit à réduire son taux de profit. Le climatologue Jean Jouzel, qui côtoie Jean-Marc Jancovici au Haut Conseil pour le Climat, a tiré les conclusions qui s’imposaient suite à « l’accueil glacial » qu’il a reçu au MEDEF. Face aux acclamations de la salle qui ont suivi les propos du patron de Total assumant de se projeter dans un monde à 3 degré C de réchauffement, il a déclaré à France Inter :

« Je constate que cette transition nécessaire n’imprime pas suffisamment chez les patrons d’entreprise. On a un problème de capitalisme. Le capitalisme tel qu’on le vit actuellement n’est pas compatible avec la lutte contre le réchauffement climatique. »

On pourrait multiplier les exemples. Un article candide du journal Le Monde liste les principales raisons derrière les difficultés rencontrées par le secteur ferroviaire pour concurrencer l’avion. Elles peuvent se résumer à une cause unique : la logique de mise en concurrence et l’exigence de rentabilité propre au régime capitaliste. Idem pour l’explosion des ventes de SUV, permise par le succès des lobbyistes qui ont empêché la convention citoyenne sur le climat d’obtenir l’interdiction de la publicité pour ces voitures. Les constructeurs pourraient vendre de petites voitures électriques, mais les marges sont plus élevées avec des 4×4 de deux tonnes cinq consommant 14 litres au cent.

Alors, faut-il transformer le boulanger de Jancovici en fonctionnaire ?

L’auteur américain Danny Katch définit le socialisme comme un système visant à garantir les besoins de base de tous les citoyens (santé, logement, nourriture, éducation, culture…), par opposition au capitalisme, qui le fait à condition que cela permette de dégager du profit.

La question de l’approvisionnement de l’électricité, à titre d’exemple, est passible de deux approches. Il est possible d’opter pour une organisation du secteur en marché concurrentiel, où le prix est défini par le coût marginal de production et fluctue chaque seconde en fonction des équilibres d’offre et de demande. C’est le système imposé par la Commission européenne que Jancovici dénonce très justement, mais qui permet à de nombreux acteurs de réaliser des profits faramineux.

Ou bien, on peut considérer que l’électricité est un service public et un bien commun, dont le prix doit être défini par le coût moyen de production. Dans ce système, il est concevable d’installer les panneaux solaires (un peu plus coûteux) sur le toit des maisons plutôt que de raser des forêts. Et de ne pas annuler le déploiement de gigantesques parcs d’éoliennes offshore à la dernière minute à cause de la fluctuation des prix. On notera par ailleurs que la baisse spectaculaire des coûts de production de l’éolien, des panneaux solaires et des batteries a été rendue possible par les investissements colossaux de la puissance publique (chinoise, en partie) et les subventions massives octroyées au secteur. La main invisible du marché n’y est pour rien.

Une définition plus complète du socialisme inclurait ainsi la démarchandisation des besoins essentiels (assurés par des services publics) et la propriété non lucrative des moyens de production détenus par les producteurs, gérés démocratiquement. Comme dans le modèle de la fédération des coopératives de type Mandragone (au Pays-Basque) qui emploie plus de 75 000 personnes et génère plus de 12 milliards d’euros de chiffre d’affaires.

Jean-Marc Jancovici a-t-il raison de mettre la question démographique sur la table et de postuler que nous serions trop nombreux sur terre ? (…) Selon l’AIE, les 1 % les plus riches émettent (directement) 1000 fois plus de gaz à effet de serre que les 1 % les moins riches. Les 10 % les plus riches causeraient quant à eux 52 % des émissions.

Contrairement aux forces de l’ordre, pompiers, corps médical et enseignant aujourd’hui, le boulanger de Jean-Marc Jancovici ne serait pas réduit au statut péjoratif de fonctionnaire, mais il profiterait d’un prix de l’électricité fixe au lieu d’être menacé de faillite par les fluctuations du marché. Et cela, sans retourner en URSS.

Si un système alternatif reste certainement à inventer, encore faut-il commencer par reconnaître que la transition écologique passe par la sortie du capitalisme – a minima dans les secteurs clés de l’énergie et des services publics.

Des solutions « conservatrices et réactionnaires » ?

Ainsi, les solutions proposées par Jean-Marc Jancovici doivent être examinées avec soin. Dans Le Monde sans fin, l’accent est mis sur le développement du nucléaire et la sobriété énergétique, aux dépens des énergies renouvelables et d’une meilleure répartition des richesses. Comment faire pour atteindre cette sobriété sans en passer par un système dictatorial ? Jancovici n’esquive pas la question : « un système de type chinois est-il un bon compromis ? Il n’est pas exclu que la réponse soit oui ».

Dans une interview accordée à Socialter en 2019, il explicitait davantage sa vision de la transition écologique.

« Le premier point est de limiter dès que nous pouvons la croissance démographique. Dans l’aide au développement, tout ce qui permet aux pays de maîtriser leur démographie est une bonne idée, car cela amortit les efforts à fournir sur tous les autres plans. Trois leviers : l’éducation des femmes, l’accès aux moyens de contraception, et les systèmes de retraite. Dans les pays occidentaux, il y a un premier moyen de réguler la population de façon raisonnablement indolore : ne pas mettre tout en œuvre pour faire survivre les personnes âgées malades, à l’image du système anglais qui ne pratique, par exemple, plus de greffe d’organes pour des personnes de plus de 65 ou 70 ans. (…) C’est un peu brutal, mais ça me paraît être un moindre mal par rapport aux autres modes de régulation que nous avons connu : la famine et la maladie. Après viennent les mesures techniques. Il faut d’abord supprimer le charbon dans l’électricité le plus vite possible… ».

Passons sur le fait qu’il n’y a, bien entendu, aucune limite d’âge pour recevoir des greffes d’organes en Angleterre. Les lecteurs du Monde sans fin seront surpris d’apprendre que la priorité du polytechnicien, avant les mesures techniques, demeure la réduction de la population. Solution qu’il évacue à regret dans la bande dessinée en la qualifiant de « sujet délicat », « bâton merdique » (page 123) car « tu te mets tous les courants religieux à dos » (page 125).

La question démographique, souvent introduite à l’aide de l’équation de Kaya (une tautologie critiquée par de nombreux experts), revient dans nombre de ses interventions. En mai 2022, Jancovici expliquait à France Info : « la planète n’acceptera pas d’avoir 10 milliards d’habitants sur Terre ad vitam æternam vivant comme aujourd’hui (…) La seule question c’est comment va se faire la régulation. Ou bien on essaie de la gérer au moins mal nous-mêmes, ou bien ça se fera de manière spontanée par des pandémies, des famines et des conflits ». En mars 2021, il tenait les mêmes propos pour Marianne. À chaque fois, Jancovici évoque « un débat difficile » qui toucherait à une forme de tabou (bien que cette question soit régulièrement évoquée par des personnalités de premier plan, relayées sans filtres dans les médias).

L’établissement d’un choix binaire (le contrôle des naissances ou la famine) évacue l’option de la sobriété et postule que nous serions déjà trop nombreux sur Terre, idée qui ne fait aucunement consensus chez les démographes. Pour autant, a-t-il raison de mettre ce sujet sur la table ? 

Il faut rappeler que la croissance de la population mondiale ralentit et que dans les pays ayant effectué leur transition démographique, la population diminue globalement. Surtout, chaque individu n’est pas égal aux autres face aux limites de la planète. Selon l’AIE, les 1 % les plus riches émettent (directement) 1000 fois plus de gaz à effet de serre que les 1 % les moins riches. Les 10 % les plus riches causeraient 52 % des émissions. Pour Oxfam, les 1 % les plus riches sont indirectement responsables de deux fois plus d’émission que la moitié la plus pauvre de l’humanité. Or, c’est de cette moitié qu’on parle en priorité lorsqu’on évoque le contrôle des naissances. L’Afrique représente 3 % des émissions mondiales et 2.75 % des émissions passées. Tandis qu’à niveau de vie et population équivalents, les États-Unis émettent deux fois plus de GES que l’UE.

Du fait des effets-rebonds et des inégalités, réduire de moitié la population mondiale n’aurait pas nécessairement l’effet escompté sur les émissions, si tant est qu’une telle option soit envisageable. Par exemple – et dans le meilleur des cas – imposer la politique de l’enfant unique en Europe ne réduirait les émissions « que » de 18 %, soit l’équivalent de la fermeture des centrales à charbon du continent. Pour un adepte des ordres de grandeur, Jancovici vise à côté. À la question « faut-il arrêter de faire des enfants pour sauver la planète », l’auteur Emmanuel Pont répond par la négative, dans un ouvrage précis et documenté.

En conclusion, si l’on met la question démographique de côté (ainsi que l’arbitrage nucléaire vs renouvelables), les solutions techniques présentées par Jancovici font globalement consensus auprès des partisans de la transition écologique. La question plus importante porte sur leur mise en œuvre. Dans la dernière page de sa bande dessinée, Jancovici suggère que le succès de la transition nécessite de convaincre une masse suffisamment importante. Que cette masse intègre des analyses souvent inexactes serait déjà problématique. Une telle perspective est surtout illusoire. Nos dirigeants, qui ont apprécié le livre de Pablo Servigne sur « l’effondrement », savent très bien ce qu’ils font. Comme les lobbyistes d’Exxon, les membres du MEDEF et les PDG de Shell et Total. 

Le problème n’est pas technique mais politique. Et sur ce plan, Jancovici déploie une énergie surprenante pour nier (ou invisibiliser) les causes. Ce faisant, il fait perdre un temps précieux aux forces luttant pour accélérer la transition.

D’aucuns répondront que son discours « apolitique » lui permet de toucher le plus grand nombre. Il est indéniable que son apport a été considérable. Mais sa vision se limite à affirmer que la transition écologique nécessite nécessairement une baisse importante du niveau de vie et n’adviendra qu’en éduquant les individus les uns après les autres. Or, tandis que le premier point est loin de faire consensus, le second permet d’éviter une remise en cause du système économique, condition pourtant nécessaire à une transition écologique réussie dans le temps qui nous est imparti.

Après les méga-feux à Hawaï, le spectre de la stratégie du choc

Incendie à proximité de Laihana (Hawaï). © U.S. Coast Guard photo by Petty Officer 1st Class Patrick Kelley/Released

Cet été, l’archipel d’Hawaï a été frappé par des méga-feux. Alors que les habitants tentent de reconstruire peu à peu leur vie, les appétits capitalistes s’aiguisent. A Lahaina, sur l’île de Maui, très touchée par les incendies, les braises étaient à peine retombées quand les survivants ont reçu des appels de spéculateurs fonciers espérant racheter leurs propriétés à prix cassé. Un nouvel exemple de la « théorie du choc » conceptualisée par l’essayiste altermondialiste Naomi Klein. Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Camil Mokaddem.

A partir du 8 août 2023, des feux d’une violence extrême ont décimé la ville de Lahaina, provoquant la mort de 115 personnes, et forçant des milliers d’habitants à quitter l’ancienne capitale du royaume d’Hawaï, réduite en cendres. Aussitôt, les spéculateurs fonciers, dont la catastrophe a aiguisé l’appétit, ont alors braqué les yeux sur l’île de Maui.

Quelques jours après le début des feux, des rescapés rapportaient de nombreux coups de téléphone d’investisseurs extérieurs à l’archipel, espérant racheter les propriétés hawaïennes pour une bouchée de pain. Dans un long fil publié sur Facebook, plusieurs agents immobiliers de Maui ont expliqué avoir reçu des appels similaires. L’un d’entre eux a rapporté avoir reçu un appel le 9 août, un jour seulement après le déclenchement des feux.

Les agents immobiliers de Maui, tout comme le reste de cette communauté soudée, ont été révoltés par un tel degré d’opportunisme : « Ces appels viennent de charognards qui nous demandent quels types de terrains sont disponibles », explique-t-il. « Ce n’est pas le moment, c’est incompréhensible de se renseigner de cette manière alors que les gens font face à la mort, mais il faut croire que c’est ça l’Amérique. »

La spéculation foncière suite à une catastrophe naturelle est loin d’être un phénomène strictement nouveau. En 2018, peu après le passage de l’ouragan Michael dans le Panhandle, une région au Nord-Ouest de la Floride, les ventes immobilières ont grimpé de 15 % dans le comté le plus touché. En 2017, l’incendie de Santa Rosa en Californie a donné suite à une augmentation des ventes de 17 %. Chaque fois qu’une ville est détruite, ce réflexe d’achat à bas coût ressurgit.

Le « capitalisme du désastre »

Dans son livre La stratégie du choc, paru en 2007, l’essayiste altermondialiste Naomi Klein décrivait le phénomène de « capitalisme du désastre », un terme qui décrit la façon dont le secteur privé mobilise ses ressources dans des régions dévastées par une catastrophe naturelle ou économique afin d’accaparer des terres ou différents pans des services publics. En parallèle, les élus facilitent cette captation en profitant de l’inattention de l’opinion pour faire adopter des réformes néolibérales impopulaires. Selon Naomi Klein, le « capitalisme du désastre » est un phénomène cyclique, car la consolidation de l’influence du secteur privé à la suite d’une catastrophe affaiblit les infrastructures publiques et contribue au changement climatique, augmentant dès lors le risque de voir survenir d’autres désastres.

L’exemple typique de ce phénomène est celui de la Nouvelle-Orléans (Louisiane), après le passage de l’ouragan Katrina en 2005. Peu de temps après le passage de l’ouragan, un certain Milton Friedman, alors âgé de 93 ans, publie un éditorial dans le Wall Street Journal et déclare que la catastrophe constitue « l’occasion de réformer radicalement le système éducatif ». La ville suit alors la vision du pape libertarien et engage une campagne agressive de promotion des écoles privées et à charter schools (écoles privées indépendantes financées sur fonds publics, ndlr) à travers la mise en place de vouchers, des bons distribués aux parents pour placer leurs enfants dans l’enseignement privé. Rapidement, le comté devient celui avec la grande proportion d’élèves dans le privé de tout le pays et une grande vague de licenciement s’abat sur les enseignants syndiqués. 

D’autres entrepreneurs profitent, eux, de la privatisation des logements sociaux et les remplacent par des condos (immeubles luxueux, ndlr) et des hôtels particuliers. Les prix du logement explosent et les habitants historiques, généralement afro-américains, sont contraints de partir. Dans les années qui suivent, les intérêts privés et le gouvernement de la Louisiane multiplient des mesures et les projets toujours plus favorables au privé, transformant une Nouvelle-Orléans meurtrie en une utopie néolibérale.

À Maui, les capitalistes du désastre se sont attiré les foudres quasi unanimes des habitants de l’île. Le think tank conservateur et libertarien American Institute for Economic Research est toutefois venu voler à la rescousse des entrepreneurs à travers un éditorial intitulé « Maui a besoin des spéculateurs ». Mais si la cupidité de ces investisseurs est massivement dénoncée, leurs pratiques n’ont rien d’illégales. Dans le cas d’Hawaï, elles s’inscrivent même dans une longue histoire d’exploitation et d’oppression des populations indigènes et de la classe ouvrière, qui s’est largement faite dans le respect de la loi. C’est là l’essence même du capitalisme : il tisse des relations économiques et des pratiques parfaitement légales, bien qu’allant à l’encontre des lois de la nature.

Les semences du désastre

Les feux de Lahaina sont les plus mortels jamais enregistrés en Amérique depuis plus d’un siècle, et les responsabilités sont nombreuses. Premièrement, une sirène qui aurait pu alerter les habitants et sauver de nombreuses vies est restée désactivée, sans aucune explication. Ensuite, le feu aurait été déclenché par une étincelle venant d’une ligne électrique endommagée de la compagnie Hawaiian Electric, principal fournisseur d’électricité de l’archipel. La compagnie n’avait pas rénové ses équipements, ce qui aurait pu éviter le danger. De plus, le réseau d’eau, lui aussi en mauvais état, n’a pas pu répondre à la demande des pompiers et plusieurs bouches d’incendie cruciales se sont taries alors que les soldats du feu étaient en pleine intervention. Enfin, des incendies d’une telle ampleur n’auraient pu avoir lieu sans le changement climatique.

Toutefois, la plus grande part de responsabilité revient sans doute aux propriétaires des plantations, qui ont largement dominé l’économie, l’administration et l’écologie des îles d’Hawaï depuis l’arrivée de colons américains. Des décennies durant, des plantations comme celle de la Pioneer Mill Company, à Lahaina, ont exploité l’environnement naturel et la main-d’œuvre locale, laissant derrière eux une terre aride favorisant la propagation des flammes.

Carte de l’île de Maui. © Librairy of Congress

Quand la culture de la canne à sucre et de l’ananas a émergé au milieu du 19e siècle, son fonctionnement ressemblait à s’y méprendre à celui d’une plantation esclavagiste. Les travailleurs autochtones et ou immigrés avaient des contrats de 3 ou 5 ans, et pouvaient être incarcérés en cas de « désertion ». Les employeurs de la plantation contrôlaient l’heure du coucher des travailleurs, les conduisaient dans les plantations avec des chiens, leurs imposaient des amendes en cas de retard et leur versaient un salaire dérisoire en comparaison à celui des travailleurs des autres pays. Ces barons des plantations incarnaient le capitalisme du désastre d’alors, achetant des terres à bas prix dans le sillage de la colonisation, compressant le coût du travail par tous les moyens légaux et amassant ainsi d’immenses fortunes. Leur pouvoir croissant leur permit de renverser le royaume d’Hawaï en 1893. Les Etats-Unis annexent l’île quelques années plus tard, avec le soutien de cette oligarchie.

Cherchant à jouer sur la division entre les travailleurs de différentes origines, les propriétaires des plantations faisaient en sorte de maintenir les différents groupes ethniques séparés les uns des autres. Cela n’empêcha cependant pas ces derniers de serrer les coudes et de développer un cadre multiculturel. Héritage de cette période, la mosaïque culinaire de l’archipel est largement issue des plats que partageaient les travailleurs chinois, japonais, philippins, portoricains, portugais et hawaïens. Les travailleurs finirent par former des syndicats, d’abord divisés par groupe ethnique puis rassemblant les ouvriers sous la bannière de l’International Longshore and Warehouse Union, un collectif puissant capable de transformer radicalement leurs conditions de travail.

Des décennies plus tard, alors que la production sucrière fut délocalisée aux Philippines et en Indonésie, où la main-d’œuvre était moins chère, les plantations comme celle de la Pioneer Mill Company commencèrent à fermer. Ce changement provoqua un déséquilibre dans l’économie locale et les emplois bénéficiant des protections sociales conquises par les syndicats furent remplacés par des emplois dérégulés dans le secteur touristique. Tandis que ce dernier prospérait, les plus grandes fortunes commencèrent à investir à Hawaï, excluant les locaux du marché foncier.

Ces transformations économiques ont eu des conséquences très visibles sur les terres. La régulation très laxiste des systèmes d’irrigation des plantations a fini par transformer des régions comme Lahaina, autrefois humides, en zones arides. Certaines plantations ont été transformées pour construire des centres touristiques, mais beaucoup ont été laissées à l’abandon, laissant la végétation envahir les champs. C’est cette végétation sèche qui a amplifié le brasier qui a fini par consumer Lahaina. Le mépris flagrant du capitalisme pour l’intérêt général a donc ravagé l’économie de l’archipel et conduit son milieu naturel au bord de l’effondrement. Le professeur d’études hawaïennes à la University of Hawaii Maui College, Kaleikoa Ka’eo, a résumé la situation lors d’un entretien pour Democracy Now! : « C’est le pillage de la terre est l’étincelle. » 

Investir contre les catastrophes

Alors que Lahaina s’attelle désormais à sa reconstruction, le contexte politique local apparaît bien différent de celui qu’a connu La Nouvelle-Orléans en 2005. Les pires aspects de la frénésie libérale post-Katrina pourraient être bloqués.

En effet, les pratiques de spoliation foncières par les États-Unis sont gravées dans les consciences à Hawaï. Les habitants ont donc à cœur de protéger les terres de leurs familles et ont donc organisé des réseaux de solidarité afin de protéger les survivants de la spéculation.

Le gouverneur Josh Green a annoncé qu’il prendrait plusieurs mesures positives, telles que le rachat par l’Etat de certains terrains incendiés pour en faire un usage public, ou encore un moratoire temporaire sur les ventes des propriétés frappées par les feux. 

La vigilance reste toutefois de mise : le gouverneur Green a également suspendu temporairement les règles en vigueur en matière de distribution de l’eau, ce qui pourrait bénéficier au secteur touristique, au détriment des autres usages. Les mesures promises doivent être scrutées de près, en parallèle de la reconstruction. Les ressources publiques dont disposait Lahaina, comme les logements abordables gérés par l’État, les écoles publiques, les plages, les écoles, le Department of Hawaiian Home Lands properties (chargé d’administrer les terrains publics, les terres natales hawaïennes et qui offre des baux à 1 $ par mois aux natifs Hawaïens) ou encore les précieux droits sur l’eau doivent être protégés.

Si protéger la ville de la spéculation est une nécessité, le statu quo n’est pas non plus une solution. La protection contre les catastrophes naturelles nécessite des changements de grande ampleur, qui n’ont que trop tardé. La région ouest de Maui d’où sont partis les feux était connue comme une zone propice aux incendies. Mais Hawaï alloue beaucoup moins de ressources par habitant à la prévention des incendies que les autres États vulnérables aux feux. Avec des investissements dans des solutions simples, comme le désherbage régulier, la construction de pare-feux et la création de système d’alerte plus précis, de nombreuses vies auraient pu être sauvées.

Du reste, les incendies ne sont pas le seul danger qui menace les îles d’Hawaï. Tout comme le reste des États-Unis, l’archipel souffre d’un double problème : d’une part, l’aggravation du changement climatique, d’autre part le vieillissement des infrastructures essentielles pour la population. Des ponts et des barrages défaillants, laissés à l’abandon par les politiques d’austérité menées par les élus, pourraient par exemple être à l’origine du prochain désastre mortel.

La rénovation de ces infrastructures et la préparation pour les prochaines crises climatiques nécessitent un investissement massif dans les services publics, un afflux qui devra être financé par les grandes fortunes qui achètent des milliers d’hectares de terre à Hawaï, et non les travailleurs de l’archipel. Les événements récents l’ont montré : Hawaï regorge de milliardaires, à commencer par Jeff Bezos qui s’est engagé à donner 100 millions de dollars pour la reconstruction. Mais la charité soudaine et très médiatisée après une catastrophe n’est pas une solution. Les super-riches qui accaparent les meilleures terrains de l’archipel doivent être mis à contribution. Après le capitalisme du désastre, il est temps de passer à des politiques d’intérêt général.

Le néolibéralisme comme reformatage du pouvoir de l’État – Entretien avec Amy Kapczynski

Le néolibéralisme ne consiste pas dans le simple retrait de l’État au profit du marché : il est l’institution, par l’État, d’une logique de marché. Mais au-delà de ce lieu commun, est-il une simple idéologie, un régime économique ou un paradigme de gouvernance ? Amy Kapczynski, professeur de droit à l’Université de Yale et co-fondatrice du « Law and Political Economy Project », se concentre sur ce troisième aspect. Selon elle, le néolibéralisme consiste en un « reformatage du pouvoir de l’État », qui accouche d’un cadre institutionnel favorable à la maximisation du profit des grandes sociétés dont les géants de la tech et les entreprises pharmaceutiques constituent deux des manifestations les plus emblématiques. Entretien réalisé par Evgeny Morozov et Ekaitz Cancela, édité par Marc Shkurovich pour The Syllabus et traduit par Alexandra Knez pour LVSL.

Evgeny Morozov et Ekaitz Cancela – Comment définissez-vous le néolibéralisme dans votre travail?

Amy Kapczynski – Comme une logique de gouvernance orientée vers l’accroissement du pouvoir des acteurs du marché, et la diminution de l’autorité publique sur ces acteurs. Wendy Brown utilise un terme charmant, le « reformatage du capitalisme ». Il s’agit d’un reformatage du capitalisme qui vise non seulement à accroître le pouvoir des acteurs privés – et donc leur capacité à extraire du profit – mais aussi à combattre le contrôle démocratique sur ces acteurs.

Pour moi, c’est ainsi qu’il faut voir les choses, plutôt que, par exemple, comme un mouvement de déréglementation. Le néolibéralisme est en réalité très régulateur. Il est régulateur avec un paradigme et un objectif particuliers comme horizon. Il est important de garder à l’esprit la manière dont l’économie a été réglementée – par un droit du travail défavorable aux salariés ou une législation antitrust, entre autres – pour d’optimiser la recherche de profit.

Il est également important de comprendre les liens entre cette régulation et les paradigmes réglementaires de l’État-providence, de l’État carcéral, etc. En un mot, la période néolibérale n’est pas une période de déréglementation générale – en particulier aux États-Unis.

EM et EK Si l’on s’en tient à cette définition du néolibéralisme, que vous explorez dans votre excellente conversation avec Wendy Brown, observe-t-on des changements au sein de cette logique au cours des dix ou quinze dernières années ? Ou observe-t-on une continuité depuis les années 1970 ?Quelque chose de distinct est-il apparu à l’horizon, notamment avec l’essor des GAFAM?

AK – Le néolibéralisme a, d’une certaine manière, suspendu les anciennes formes de réglementation juridique pour les grandes entreprises technologiques, puis a amplifié certains aspects de la recherche du profit. Ces intermédiaires technologiques, du paysage des réseaux sociaux à Amazon, contrôlent la vie publique et l’économie d’une manière distincte et nouvelle.

Mais je ne pense pas que ces changements reflètent une mutation dans la logique néolibérale elle-même, mais plutôt sa portée lorsqu’elle est appliqué à un secteur qui peut être transformé à la vitesse d’un logiciel. Aujourd’hui, les processus mis en place par le néolibéralisme peuvent fonctionner avec une vitesse stupéfiante. Et la capacité de ces formes de pouvoir concentré à sillonner les domaines ostensiblement publics et privés est extraordinaire.

EM et EK – Les efforts intellectuels pour penser au-delà du néolibéralisme, sur lesquels vous avez attiré l’attention, se sont concrétisés de deux manières différentes – et vous êtes critique à l’égard des deux. Dans un essai, vous vous concentrez sur le « productivisme », ou libéralisme de l’offre, tel qu’il est défendu par Dani Rodrik et d’autres membres de la gauche progressiste. Dans un autre essai, vous vous attaquez à un mouvement de droite connu sous le nom de « constitutionnalisme du bien commun ».Commençons par le premier. Pouvez-vous nous parler des pièges que vous voyez dans le productivisme ?

Des mutations ont lieu dans la doctrine du droit constitutionnel. Le premier amendement a été interprété dans un sens favorable aux entreprises, qui revendiquent un statut constitutionnel

AK – Le productivisme et le libéralisme de l’offre évoquent tous deux un aspect important de l’incapacité des logiques néolibérales et de la gouvernance économique à produire une économie que nous souhaitons réellement. Ils nomment quelque chose qu’il est important d’aborder. Mais je pense également qu’ils ne doivent pas être considérés comme une réponse au néolibéralisme. Si l’on pense que « là où il y avait le néolibéralisme, il y a maintenant la politique industrielle et le productivisme », alors ce sera un changement très limité…

Le productivisme tel que l’exprime Rodrik – et je pense que le libéralisme de l’offre possède cette même qualité – donne le sentiment que nous nous tournons vers une gestion gouvernementale plus directe des chaînes d’approvisionnement, vers un investissement gouvernemental plus important dans nos secteurs manufacturiers. Le problème est que le secteur des services est bien plus important pour l’avenir des travailleurs américains que le secteur manufacturier. L’ancien concept de « production » ne dit pas grand-chose de l’économie actuelle.

Ainsi, l’idée selon laquelle nous devrions miser sur un nouveau productivisme semble laisser de côté beaucoup de nombreuses dimensions de la critique du néolibéralisme. Qu’en est-il de l’agenda de la santé ? Que fait-on des salariés du secteur des services ? Quid des liens que l’on établit entre le capitalisme et la question environnementale ?

Le productivisme pourrait suggérer, par exemple, que les technologies vertes constitueraient la solution au changement climatique – et on peut bien sûr considérer qu’elles font partie de la solution, si l’on ajoute qu’elles ne seront pas suffisantes. En réalité, le productivisme et le libéralisme de l’offre s’appuient sur des fondements contestables – battus en brèche, par exemple, par les approches féministes et écologistes.

Tout dépend de votre compréhension de l’objectif du productivisme. S’agit-il d’une tentative de fonder une alternative au néolibéralisme ? C’est ainsi que j’ai interprété l’utilisation du terme par Rodrik. Et si c’est le cas, il semble négliger de nombreuses critiques du néolibéralisme en le traitant comme s’il s’agissait uniquement d’un mode de production, et non pas également d’un mode de gouvernement. Si l’on ne voit dans le néolibéralisme qu’un mode étroit de production – dans le sens d’uen consolidation des marché -, on ne comprend rien à la gouvernance à laquelle il est lié. Le néolibéralisme, en effet, consiste également à contraindre certains pour que d’autres puissent être libres.

C’est la raison pour laquelle nous avons investi dans l’État carcéral comme moyen de discipliner les travailleurs et d’éviter les obligations sociales, la raison pour laquelle nous investissons davantage dans la police que dans les travailleurs sociaux, etc.

EM et EK – L’autre approche que vous mentionnez, le constitutionnalisme du bien commun, est mise en avant par certaines franges de la droite théocratique. Avant de discuter de son contenu, pouvez-vous nous parler du rôle de ces écoles juridiques conservatrices dans la consolidation du modèle néolibéral ?

AK – Je considère que le droit, et dans une certaine mesure les écoles de droit et les institutions dans lesquelles elles naissent, assurent la cohésion entre les idées néolibérales et la gouvernance. Ces idées sont toujours reflétées à travers des champs de pouvoir et changent à mesure qu’elles s’intègrent dans la gouvernance.

Le loi relative aux ententes et abus de position dominante en est un bon exemple. Les idées sur les pratiques antitrust introduites dans les facultés de droit sous le titre « Law & Economics » sont devenues très puissantes. Elles ont été utilisées pour normaliser une idée du fonctionnement des marchés. Selon ce point de vue, tant qu’il n’y a pas de barrières à l’entrée érigées par le gouvernement, la concurrence se manifestera toujours et les monopoles seront intrinsèquement instables. Les monopoles étaient considérés comme un signe d’efficacité d’échelle. De nombreuses modifications ont donc été apportées à la législation afin de faciliter les fusions-acquisitions. L’application de la loi antitrust a été soumise à une économétrie extrêmement précise, plutôt qu’à des règles qui auraient pu, par exemple, limiter la taille ou l’orientation structurelle de certaines industries.

La législation antitrust repose également sur une autre idée importante, à savoir que ce domaine juridique ne doit servir qu’un seul objectif : l’efficacité. Dans ce contexte, l’efficacité est définie en grande partie par les effets sur les prix. Les conséquences pour la structuration de notre politique, ou pour les travailleurs en général, n’étaient plus considérées comme importantes. Ce qui importait, c’était de réduire les prix pour les consommateurs. Ainsi, de nombreux modèles d’entreprise se sont bâtis sur l’idée de rendre leurs produits gratuits – comme les réseaux sociaux – ou générer les prix les plus bas possibles pour les consommateurs – comme Amazon. Que le secteur génère un pouvoir structurel démesuré, entre autres effets néfastes, n’est pas pris en compte.

En ce qui concerne le droit de la propriété intellectuelle, de nombreuses modifications ont également été apportées pour faciliter la capitalisation dans l’industrie de l’information. La création de nouveaux types de propriété, les brevets logiciels, les brevets sur les méthodes commerciales, l’extension des droits exclusifs associés à ces types de propriété sont autant de moyens de permettre la capitalisation dans l’industrie. Ils sont apparus en même temps que les formes de réglementation qui auraient pu être utilisées pour limiter la manière dont les entreprises de ces secteurs exerçaient leur autorité. Le Communications Decency Act en est un exemple.

On observe également des changements internes au gouvernement lui-même, comme la montée en puissance de l’analyse coûts-bénéfices.

Enfin, des mutations importantes ont lieu dans la doctrine du droit constitutionnel : que l’on pense à la manière dont le premier amendement est compris. Ce n’est qu’à partir de 1974 qu’il est interprété dans un sens favorable aux entreprises, ce qui revient à revendiquer, pour elles, un statut constitutionnel. Les changements apportés à la loi sur le premier amendement ont eu des répercussions multiformes, des syndicats aux financement de campagnes.

EM et EK – Certaines des caractéristiques que vous critiquez – l’accent mis sur l’efficacité ou l’analyse coût-bénéfice – pourraient également être attribuées au fétichisme de l’économie elle-même. Je ne les attribuerais pas nécessairement au néolibéralisme en tant que tel. Au sein de ce courant, on peut trouver des penseurs – comme James Buchanan – qui refusent de prendre l’efficacité comme horizon. Il semble donc que certaines de ces critiques concernent davantage la pratique que la logique. Lorsqu’il s’agit de la manière dont les tribunaux ou les organismes de réglementation prennent leurs décisions, ils doivent faire appel à certains outils – l’analyse coût-bénéfice étant l’un d’entre eux – mais cette passerelle vers la logique néolibérale pourrait être attaquée par les néolibéraux eux-mêmes…

AK – C’est l’occasion de s’interroger sur ce que signifie appeler le néolibéralisme une « logique ». Plus précisément, nous devons parler du néolibéralisme comme d’un reformatage du pouvoir de l’État. En ce sens, il s’agit d’une politique et non d’une logique pure, je suis tout à fait d’accord.

Lorsque vous examinez de près la logique de l’efficience telle qu’elle est utilisée en droit, il s’avère qu’elle est en réalité utilisée pour signifier de nombreuses choses différentes dans de nombreux contextes juridiques différents. En ce qui concerne la propriété intellectuelle, le type d’efficacité dont on parle donne la priorité à l’innovation sur tout le reste ; mais il n’a pas grand-chose à voir avec le type d’efficacité dont il est question dans la législation antitrust, ou avec le type d’efficacité exprimé par l’analyse coût-bénéfice. En fait, elles sont toutes différentes.

Et elles sont toutes différentes parce qu’elles répondent en fin de compte à des idées sur la prédominance d’un certain type de pouvoir : le pouvoir des marchés sur les formes démocratiques de gouvernance. Ces conceptions de l’efficacité s’expriment alors de différentes manières, en fonction des avantages que procurent ces formes de pouvoir. En ce sens, je suis tout à fait d’accord pour dire que nous ne sommes pas face à l’expression pure d’une certaine logique, mais plutôt de nombreuses expressions d’un projet politique qui prennent des formes différentes dans des contextes différents.

EM et EK – Vous avez également écrit sur la relation entre le néolibéralisme et les droits humains, plus particulièrement sur le droit à la santé. Que nous révèle cette focalisation sur la santé quant à la relation plus large entre les droits de l’homme et le néolibéralisme ?

AK – J’ai écrit l’article que vous évoquez en raison de la frustration que m’inspiraient à la fois la forme de la législation et du discours dominants en matière de droits de l’homme et certaines critiques de ce discours, comme celles de mon collègue Sam Moyn. Ayant participé au mouvement mondial pour l’accès au traitement du VIH et à d’autres médicaments, il est clair que la revendication d’un droit à la santé implique nécessairement des questions d’économie politique. Comment peut-on parler de droit à la santé si les sociétés pharmaceutiques, par exemple, se voient accorder des droits de monopole – des brevets – qui leur permettent d’augmenter les prix de produits vitaux, même sans la moindre justification que cela génère de l’innovation ? Regardez les hausses de prix de l’insuline, ou les hausses de prix du vaccin Moderna (qui a été massivement financé par des fonds publics et qui a clairement amorti tous les coûts d’investissement privés) contre le Covid durant la pandémie.

Si vous vous souciez de la santé, vous devez vous attaquer à la structure du secteur et à son pouvoir. Il existe des moyens de structurer l’industrie (notamment en donnant un rôle plus important à l’investissement public et à la réglementation des prix) qui pourraient conduire à la fois à un meilleur accès aux soins et à plus d’innovation. Les tribunaux et les institutions de défense des droits de l’homme devraient s’en préoccuper, tout comme les militants qui luttent pour le droit à la santé. Mais la plupart du temps ils rejettent cette perspective, parce qu’ils considèrent les brevets et la structure industrielle comme quelque chose d’entièrement distinct de la sphère des droits de l’homme.

C’est la frustration que j’éprouve à l’égard des approches fondées sur les droits de l’homme : ils ont pris forme à une époque de néolibéralisme exacerbé, où l’on pensait que les questions d’économie étaient totalement distinctes des questions de droits. Les droits de l’homme sont même revendiqués au nom des entreprises, qui affirment – parfois avec succès, comme dans l’Union européenne – que leurs droits de propriété intellectuelle méritent d’être protégés dans le cadre des droits de l’homme !

Mais il y a également eu des dissidences dans cette tradition – les organisations de lutte contre le sida soutenant que le droit à la santé pourrait permettre aux tribunaux de limiter le droit des brevets, par exemple. En ce sens, les critiques des droits de l’homme comme celle de Sam Moyn atténuent ou négligent parfois les initiatives inédites visant à utiliser cette tradition, y compris pour contribuer à la mobilisation de l’opinion publique, comme l’a fait le mouvement en faveur d’un meilleur accès aux médicaments.

EM et EK – Quels sont les principaux héritages du néolibéralisme dans la gouvernance mondiale de la santé ? Qu’est-ce que le Covid nous a appris sur leur pérennité et leur contestabilité ?

AK – Nous sommes face à un régime de gouvernance mondiale de la santé qui n’a pas contesté le pouvoir du secteur privé, et qui s’est accommodé de discours et de pratiques marchnades qui nuisent gravement à la santé. Dans le contexte du Covid, nous avons pu produire des vaccins extrêmement efficaces – une merveille scientifique – grâce à un soutien public considérable, y compris un soutien à la recherche sur les coronavirus qui a eu lieu de nombreuses années avant la pandémie, ainsi qu’un soutien à la surveillance mondiale des maladies et à l’analyse génomique qui ont été essentiels pour le processus.

Mais au cours des dernières années, des gouvernements ont décidé de ne pas imposer aux entreprises des conditions qui auraient contribué à garantir la possibilité d’utiliser les vaccins obtenus pour faire progresser la santé de tous. Nous avons autorisé un monopole de production des vaccins ARNm les plus efficaces au sein de chaînes d’approvisionnement privées auxquelles le Nord avait un accès privilégié, et nous avons autorisé les entreprises à refuser toute assistance aux efforts critiques de fabrication de ces vaccins dans le Sud.

Bien qu’il y ait eu une nouvelle prise de conscience que l’ordre commercial mondial et l’accord ADPIC (qui fait partie de l’OMC et protège les brevets sur les médicaments) posaient un réel problème, et qu’il y ait eu de petites tentatives de réforme, nous n’avons finalement pas réussi à surmonter la capacité de l’industrie à dicter les termes de la production et de l’accès aux vaccins – ce, en dépit de subventions publiques massives. Il s’agit d’un héritage de l’ordre néolibéral dans le domaine de la santé.

EM et EK – Vous avez expliqué en détail comment le système actuel des brevets actuel profite aux pays riches et aux entreprises. Y a-t-il des raisons d’être optimistes quant à la possibilité de changer la donne ?

AK – Je vois des raisons d’espérer. Le fait que le gouvernement américain se soit prononcé en faveur de la suspension d’au moins certaines parties de l’accord sur les ADPIC concernant le Covid était sans précédent. J’aurais aimé qu’ils aillent plus loin et que l’Europe ne soit pas aussi récalcitrante, mais il s’agit d’une étape importante et nouvelle. Cela reflète le fait que l’ordre commercial néolibéral est réellement remis en question, même si ce qui le remplacera n’est pas encore clairement défini.

Il s’agit de s’éloigner du principe selon lequel les marchés suivent leurs propres lois. Nous établissons les lois, les formes de pratiques sociales qui donnent leur forme aux marchés

Je fonde encore plus d’espoir sur des expériences comme cette nouvelle installation de production d’ARNm en Afrique du Sud, qui est soutenue par l’Organisation mondiale de la santé, et dans le fait que l’État de Californie travaille maintenant à la fabrication de sa propre insuline. Pour contester l’autorité des entreprises, il faudra non seulement modifier les droits de propriété intellectuelle, mais aussi procéder à de véritables investissements matériels comme ceux-ci, afin de modifier l’équilibre des pouvoirs sur les biens essentiels.

Il existe une coalition, petite mais solide, de groupes de pression dans les pays du Nord qui s’efforcent de remettre en cause le pouvoir et les prix des entreprises pharmaceutiques, et dont beaucoup ont commencé à travailler dans ce domaine en tant que militants pour un meilleur accès aux médicaments à l’échelle mondiale. Ce sont finalement ces liens entre les mouvements qui me donnent le plus d’espoir, parce qu’ils impliquent des personnes brillantes et créatives qui se penchent sur les questions les plus difficiles, comme la manière d’améliorer à la fois l’innovation et l’accès, et parce qu’ils le font d’une manière qui peut être réellement bénéfique pour les populations du Nord comme du Sud.

EM et EK – Nous avons parlé plus tôt du bagage ontologique que les économistes apportent à ce débat.Pensez-vous que l’on puisse effectuer une analyse similaire dans le domaine du droit? Que lorsque le néolibéralisme est abordé dans les facultés de droit, on passe souvent à côté du sujet ?

AK – Inversons les rôles. Qu’en pensez-vous ?

EM – Je pense que certaines réalités sont invisibilisées. Mais je ne pense pas qu’il s’agisse uniquement d’un problème spécifique aux juristes. Même dans le cas de Wendy Brown, il y a une certaine réticence à aborder le néolibéralisme comme quelque chose qui pourrait réellement jouir d’une légitimité – même parmi ses victimes, pour ainsi dire. Pour expliquer cela, je pense qu’il faut reconnaître que dans le néolibéralisme il existe des éléments réellement excitants, voire utopiques – ce qui n’est pas le cas si l’on se concentre uniquement sur le reformatage du pouvoir de l’État. Au niveau de la vie quotidienne, il est difficile de s’enthousiasmer pour les réglementations..

Quelqu’un comme Hayek pense que le marché est un outil de civilisation. Ce n’est pas seulement un outil d’agrégation des connaissances ou d’allocation des ressources, mais plutôt un moyen d’organiser la modernité et de réduire la complexité. Ce qui empêche la société de s’effondrer, compte tenu de sa multiplicité, c’est cette gigantesque boîte noire qu’est le marché, qui nous fait aussi avancer.

Si l’on n’en tient pas compte, si l’on n’introduit pas une sorte d’utopie parallèle et alternative, j’ai beaucoup de mal à imaginer comment une logique alternative pourrait voir le jour. Et je ne vois pas comment cette logique pourrait voir le jour en se concentrant uniquement sur la redistribution, les réparations ou la restauration du pouvoir de l’État administratif.

AK – Je suis d’accord pour dire que qu’à certains égards le néolibéralisme exerce un réel attrait. Les analyses historiques sur la manière dont la gauche, ou du moins les libéraux « progressistes », en sont venus à adopter le néolibéralisme, sont instructives. Ce dernier prétendait revitaliser certaines parties de la société américaine. Il possédait un élan libérateur.

Il allait discipliner un État qui était profondément bloqué, incapable de fournir les choses que les gens souhaitaient. Ayant été formé dans une école de droit, j’ai entendu, en tant qu’étudiante, l’histoire du rôle que le tournant vers cette efficacité était censé jouer, en tant que technologie neutre qui nous permettrait à tous de nous entendre et d’avoir les choses que chacun d’entre nous désirait. À ce titre, je pense qu’il a exercé un attrait puissant.

La question qui se pose alors est la suivante : si nous voulons critiquer le néolibéralisme, quelles sont ses alternatives ? Je suis très intéressée par les écrits de l’un de mes collègues de Yale, Martin Hägglund, en particulier par son livre This Life. Ce livre propose une vision laïque de la libération – être libre d’utiliser son temps comme on l’entend, et avoir une obligation envers les autres, pour partager le travail que personne ne veut faire – qui comporte des aspects de gouvernance très intéressants.

Mais ce n’est pas fondamentalement basée sur l’idée, par exemple, d’un État administratif plus fort. Il s’agit plutôt d’une idée de ce que nous devrions attendre d’un État et de ce que nous devrions attendre de notre politique. Pour moi, c’est passionnant parce que cela correspond bien aux mobilisations politiques contemporaines, qu’il s’agisse des mouvements en faveur la généralisation des soins de santé ou des mouvements visant à remplacer les réponses carcérales par des réponses plus solidaires, enracinées dans des formes de soins.

En d’autres termes, les critiques du néolibéralisme devraient prendre au sérieux une partie de son attrait populaire. Critiquer le néolibéralisme ne dit pas grand-chose sur les alternatives possibles. Avoir une idée de ces alternatives me semble très important.

EM – Dans l’un de vos récents essais, vous parlez de la nécessité de démocratiser la conception des marchés. Qu’est-ce que cela implique ?

AK – Il s’agit notamment de s’éloigner du principe selon lequel les marchés suivent leurs propres lois. Nous devons admettre que nous établissons les lois, les formes de pratiques sociales qui donnent aux marchés leur forme et leurs conséquences. Nous devrions comprendre que nous avons un pouvoir sur la conception des marchés et ne pas nous contenter de dire que l’offre et la demande sont à l’origine de telle ou telle chose.

Les produits pharmaceutiques constituent une manifestation indéniable de la manière dont notre pouvoir collectif, par l’intermédiaire de l’État, est utilisé pour façonner ce que l’on appelle les résultats du marché. Nous conférons une grande autorité aux entreprises pour fixer les prix, puis nous constatons que les prix des médicaments augmentent. Cette situation est en profonde contradiction avec l’idée que nous devrions tous avoir un accès à ce dont nous avons besoin pour être en bonne santé.

EM et EK – Mais toutes les alternatives proposées ne relèvent pas de positions aussi progressistes, y compris cette idée de constitutionnalisme du bien commun, pour finalement y revenir.

AK – C’est vrai. Le constitutionnalisme du bien commun est une évolution du raisonnement juridique qu’un groupe de penseurs essentiellement catholiques est en train de consolider, afin de réinjecter une morale catholique dans le discours constitutionnel. Une manifestation très concrète de ceci dans le contexte politique américain est l’abandon par la droite de l’originalisme, une approche historique de l’interprétation de la Constitution qui revient à ce que voulaient les « pères fondateurs », au profit d’un ordre constitutionnel plus musclé et plus affirmé, fondé sur des principes religieux.

Par exemple, les originalistes ont remporté une victoire célèbre dans la récente bataille autour de l’avortement en soutenant que le texte de la Constitution ne protégeait pas l’avortement et qu’il laissait donc cette question à la discrétion des États. Les constitutionnalistes du bien commun, quant à eux, sont beaucoup plus intéressés par une Constitution qui protégerait la vie du fœtus. Plutôt que de laisser les États choisir de protéger l’avortement, la Constitution du bien commun leur interdirait de le faire. Cette imprégnation de l’ordre constitutionnel américain par des valeurs religieuses est l’expression d’un mouvement plus large que j’observe dans la droite post-néolibérale.

Une caractéristique très forte de ce mouvement est de reconnaître les problèmes posés par le fondamentalisme du marché et le néolibéralisme – ils utilisent même ce terme – et d’affirmer que nous devons réintroduire des valeurs dans la vie américaine. Pour eux, cela devrait prendre la forme d’un retour au salaire familial, d’un retour aux familles normatives et hétérosexuelles, d’un retour à des formes de soutien de l’État pour des modes de vie ordonnés par la religion, d’un retour aux valeurs religieuses même sur le marché.

Aux États-Unis, on peut en observer des manifestations économiques à travers une entreprise comme Hobby Lobby, qui souhaite imprégner le marché d’un caractère religieux – et aller à l’encontre, aussi bien, du progressisme marchand que de la couverture des moyens de contraception. Ce qui me préoccupe à ce sujet – bien qu’il ne s’agisse que d’une petite partie d’une droite très large et diversifiée – c’est que cette mouvance possède une idée assez nette de la manière dont elle pourrait parvenir à la prééminence, c’est-à-dire par le biais de la Cour suprême, étant donné le pouvoir dont celle-ci dispose dans ce pays. Il s’agit donc d’une évolution très importante…

EM et EK – Pour revenir aux thèmes du néolibéralisme et de l’utopie, il semble que nous devrions essayer d’élaborer une théorie sociale capable de nous montrer quelles autres institutions permettent de créer un monde aussi diversifié et dynamique que celui qui est médiatisé par les marchés et le droit – ce qui correspond à la vision de Jürgen Habermas, avec quelques mouvements sociaux en plus.

Il y a vingt ans, les écoles de droit américaines étaient très douées pour imaginer cette dimension utopique, même s’il s’agissait d’une utopie naïve. Mais cette dimension a disparu de l’analyse du néolibéralisme aujourd’hui, ce qui est troublant. Les plus utopistes ont-ils été tellement traumatisés par l’essor de la Silicon Valley qu’ils ont renoncé à réfléchir à ces questions ?

AK – Je pense qu’il y a des idées utopiques – certainement des idées progressistes et ambitieuses – dans les facultés de droit de nos jours. Regardez certains travaux sur l’argent. Les gens réfléchissent à ce que cela signifierait de créer toutes sortes de choses, depuis des autorités nationales d’investissement jusqu’à une Fed fonctionnant selon des principes très différents, en passant par la réorganisation de la structure bancaire afin de permettre de nouvelles formes d’aide sociale et de lutter contre le changement climatique. C’est un exemple de quelque chose d’assez nouveau.

Nous voyons également de nombreuses demandes pour ce que l’on pourrait appeler la démarchandisation : des garanties de logement, des garanties de soins de santé, et même des expressions institutionnelles qui pourraient participer à ce que vous décrivez. En d’autres termes, comment gérer un système complexe tel qu’un établissement de santé en se basant sur les besoins plutôt que sur le profit ? Les gens ont vraiment réfléchi à cette question. Nous avons des expressions réelles de ces principes dans le monde, et elles inspirent des idées sur ce que cela signifierait de faire évoluer d’autres pouvoirs institutionnels dans cette direction.

Si vous deviez rassembler un grand nombre de ces éléments – des idées sur la façon dont les investissements pourraient être dirigés plus démocratiquement, sur la façon dont le logement pourrait être organisé plus démocratiquement, sur la façon dont les soins de santé pourraient être organisés plus démocratiquement ; tous ces éléments font l’objet de discussions au sein des facultés de droit, ainsi qu’en dehors de celles-ci – ils constitueraient les éléments d’une vision beaucoup plus affirmée d’un avenir qui n’est pas organisé selon des lignes néolibérales. C’est l’assemblage de toutes ces pièces, et le fait de leur donner un nouveau nom, qui n’a pas encore été accompli.

Mais je pense que ces éléments sont beaucoup plus intéressants que ce qu’on avait dans les années 2000, par exemple les mouvements autour du libre accès et des Creative Commons auxquels vous avez fait allusion, parce qu’ils abordent aussi directement la nécessité de disposer de certaines formes de pouvoir public pour créer ces choses. Et ils ne reposent pas sur une idée purement volontariste de ce que nous pouvons attendre ou réaliser.

EM – Je suis d’accord pour dire qu’il s’agit d’une vision radicale, mais elle est conservatrice à mon goût en ce qui concerne son mélange institutionnel. Je reconnais que la démarchandisation est radicale après 50 ans de néolibéralisme, mais elle n’est pas radicale si on la compare à l’État-providence britannique des années 1940.

AK – Je vous propose à présent de vous interroger sur les alternatives.

EM – La personne qu’il faut convaincre que le règne du marché est révolu n’est pas tant le juge ordinaire que quelqu’un comme Habermas. Or, il n’y a pas grand-chose qui puisse le convaincre que nous nous sommes éloignés du marché et du droit comme les deux formes dominantes à travers lesquelles la modernité prend forme.

Je ne vois pas beaucoup de réflexion sur les autres façons de formater la modernité. Sans elles, la seule chose que nous pouvons changer est l’équilibre entre les deux formes – que, bien sûr, je préférerais du côté de l’État plutôt que du côté du marché.

AK – Quels sont les nouveaux véhicules qui vous viennent à l’esprit ? Un rapport avec le socialisme numérique ?

EM – En fin de compte, je pense qu’il s’agit de formes alternatives de génération de valeur, à la fois économique et culturelle. Et cela implique de comprendre la contrepartie progressiste adéquate au marché. Pour ma part, je ne pense pas que le pendant progressiste du marché soit l’État. Je pense qu’il devrait s’agir de la culture, définie de manière très large – une culture qui englobe les connaissances et les pratiques des communautés.

AK – En ce sens, vous vous situez davantage dans la lignée des biens communs que dans celle de l’État ?

EM – Oui, c’est un moyen de fournir des infrastructures pour susciter la nouveauté et s’assurer que nous pouvons ensuite nous coordonner pour appréhender les effets qui s’ensuivent. La technologie est un élément clé à cet égard.

Le « pillage de la nature », ossature essentielle du capitalisme ?

Mine à ciel ouvert, Cerro de Pasco, Pérou © Vincent Ortiz pour LVSL

Dérèglement climatique, perturbation du cycle de l’eau, sixième extinction de masse, pollution de l’air, des sols et des rivières. Récemment, le dernier rapport du GIEC nous donnait trois ans pour inverser notre courbe d’émissions de dioxyde de carbone pour limiter le réchauffement climatique à un niveau acceptable d’ici la fin du siècle. De même, les niveaux de pollutions atteints dans l’ensemble des écosystèmes ainsi que la baisse rapide de la biodiversité obligent à agir rapidement. Pourtant, la régulation des rapports économiques avec l’environnement nécessite de dresser un constat clair des causes de sa dégradation généralisée. Où faut-il les chercher ? C’est à une analyse sans concession du système à l’origine de cette rupture avec la nature – le capitalisme – qu’il faut se livrer, répondent les chercheurs éco-marxistes John Bellamy Foster et Brett Clark dans leur dernier livre, Le pillage de la nature, dont la traduction française vient de sortir en avril aux Editions critiques.

Dans cet essai, ils se livrent à une analyse fine du lien entre le mode de production et de valorisation capitaliste et la destruction généralisée de la nature. Ils proposent une minutieuse enquête à partir des œuvres de Marx et Engels pour construire une matrice globale d’analyse de la crise écologique et sociale. L’objectif affiché est de proposer une synthèse plus générale de la pensée de Marx en intégrant les prémisses de la pensée écologique présentes dans son œuvre. L’utilisation des outils d’analyse issus du marxisme est intéressante à plusieurs titres. La matrice idéologique marxiste, et sa doctrine matérialiste, permet de penser l’interaction entre un mode de production, et donc notre rapport à notre environnement, et des rapports sociaux qui émergent de ce mode de production. Ce mode de production repose et est adossé à des conditions de reproduction d’ordre écologique et social, qui permettent de perpétuer le processus d’accumulation.

Exploitation du travail humain et expropriation de ses conditions de reproduction

Pour commencer, plonger avec Marx dans sa description de l’accumulation du capital s’impose. Chez Marx, le capitaliste investit son capital dans l’espoir d’en obtenir plus. La création de valeur supplémentaire, la survaleur (ou encore plus-value), se fait grâce aux travailleurs – seuls capables, par leur force de travail, de créer de la valeur et de transformer le capital (moyens de production et ressources apportées par le capitaliste). De là la célèbre formule marxienne d’accumulation du capital : A-M-A’ (Argent → Marchandise → Argent + plus-value), où la marchandise représente l’ensemble des moyens de production capitalistes – capitaux et travail humain. Chez Marx, le capital est avant tout un rapport social, caractérisé par la séparation des travailleurs d’avec les moyens de production (la propriété) et d’avec les produits de la production, le tout dans une visée lucrative de la propriété. C’est donc un rapport de subordination. Le capital, ce « processus circulatoire de valorisation », n’existe qu’en « suçant constamment, tel un vampire, le travail vivant pour s’en faire une âme ».

« Marx a toutefois une conscience aigüe que le mode de production capitaliste repose sur des conditions écologiques et sociales extérieures à sa sphère de valorisation. »

Pour Foster et Clark, Marx a toutefois une conscience aigüe que le mode de production capitaliste repose sur des conditions écologiques et sociales extérieures à sa sphère de valorisation. Pour que le cycle d’accumulation se perpétue indéfiniment, le système s’appuie sur des forces gratuites comme la nature ou le travail domestique, qui ne sont pas valorisées mais sont pourtant indispensables pour alimenter la machine A-M-A’. Tandis que dans son cycle de valorisation, le système du capital exploite le travailleur et la travailleuse, ce cycle nécessite aussi l’expropriation, le « pillage », de la nature. Les auteurs postulent l’existence d’une contradiction fondamentale entre la logique d’accumulation du capital et la préservation de ses conditions de reproduction écologiques et sociales. Foster et Clark distinguent dans le système capitaliste deux dynamiques complémentaires : une dynamique interne (à son circuit de valeur) qui le propulse reposant sur un rapport d’exploitation, et une dynamique externe reposant sur des conditions objectives qui « lui échappent et lui fixent ses limites », gouvernée par un rapport d’expropriation sans échange supposé équivalent. Cette expropriation se déroule en dehors du processus de production et de valorisation du capital. L’expropriation de la nature correspond à la « séparation entre les conditions inorganiques de l’existence humaine et son existence active » (le système économique, la sphère du travail), séparation qui est le fruit du développement du travail salarié et du capital.

Ainsi Marx distingue d’une part « l’exploitation de la force de travail dans l’industrie capitaliste moderne », différente de « l’expropriation au sens historique plus général de pillage ou vol en dehors du processus de production et de valorisation ».

Les auteurs avancent alors que le capitalisme sape ses propres fondations. Cette hypothèse s’appuie notamment sur les travaux précurseurs portant sur la « seconde contradiction du capitalisme » du penseur éco-marxiste James O’Connor (1992). Celui-ci détaillait déjà en 1992 comment « la logique du profit conduit le capital à refuser d’assumer les coûts de reproduction des ” conditions de production ” : force de travail, infrastructures, aménagement et planification, environnement. » Pour revenir à Marx, « le capital épuise les deux seules sources de toute richesse : la Terre et le travailleur ».

En cela, les auteurs rejoignent aussi l’analyse formulée par Andreas Malm dans L’anthropocène contre l’histoire. Malm explique que si le travail est « l’âme du capitalisme », la nature et les ressources qu’elle fournit en sont son corps. Sans la nature, les énergies et les ressources nécessaires à la mise en valeur du capital, le processus d’accumulation fondamental du capitalisme ne serait pas possible. Les énergies fossiles, qui permettent de démultiplier dans des proportions considérables la production d’un travailleur, sont l’adjuvant parfait et le corollaire nécessaire au processus de mise en valeur du capital par le travail humain. Le charbon et l’huile, plus tard le pétrole et le gaz, sont les auxiliaires de la production capitaliste. Ils sont, dit Malm, le « levier général de production de survaleur ». Ils sont les matériaux indispensables à la création de valeur capitaliste. En reprenant la terminologie de Foster et Clark, leur expropriation est une des conditions de reproduction indispensable du mode de production capitaliste.

Mais quelle est donc le mécanisme fondamental conduisant à une exploitation intensive systématisée des ressources naturelles ? Les chercheurs avancent que « les contradictions à la fois économiques et écologiques du capitalisme trouvent leur source dans les contradictions entre le processus de valorisation et les bases matérielles de l’existence indispensables à la production marchande capitaliste. ». Cette affirmation repose sur une analyse renouvelée de la théorie de la valeur marxiste. Il existe en réalité deux contradictions inhérentes à la machine capitaliste. La première, abordée ensuite, qui opère dans la sphère de la marchandise, intrinsèquement liée au processus de valorisation capitaliste, et la seconde, qui opère dans la sphère de la production, où les ressources naturelles sont surexploitées pour maximiser la productivité des agents.

Ainsi, la dissymétrie entre la logique du capital et l’environnement est issue du processus-même de valorisation du capital. Du point de vue théorique, le constat semble alors limpide. Alors que les conditions écologiques sont indispensables au déroulement de l’accumulation capitalistique, celles-ci ne sont pas prises en compte dans la sphère de valorisation du capital, au même titre que les autres conditions de reproduction à l’image du travail domestique principalement féminin.

Le paradoxe de Lauderdale

Au début du XIXème siècle, le comte de Lauderdale énonçait le paradoxe qui porte son nom qui stipule qu’il existe une corrélation négative entre la richesse publique et les fortunes privées. D’une part la richesse publique repose sur des valeurs d’utilité liées par exemple à l’abondance de l’air, de l’eau ou de jolies forêts, tandis que d’autre part, tout au contraire, les fortunes privées sont constituées à partir de valeurs d’échange, valeurs reposant sur le principe de la rareté. Lauderdale soulignait déjà ici la dialectique centrale de la théorie marxiste entre valeur d’usage et valeur d’échange. La logique du capital conduit alors à confondre valeur et richesse, dans un système fondé sur l’accumulation de valeurs d’échange, aux dépens de la richesse réelle. Le capitalisme se nourrit de la rareté et poursuit ensuite une logique de « marchandisation sélective » d’éléments de la nature. Les auteurs résument cela ainsi : « C’est l’opposition entre la forme valeur et la forme naturelle, inhérente à la production capitaliste, qui génère les contradictions économiques et écologiques associées au développement capitaliste. ». Ils rappellent ensuite que la valeur d’échange « est un rapport social spécifique à la société capitaliste, enraciné dans la classe et la division du travail ».

Certains travaux récents proposent donc de repenser le système de comptabilité actuel en prenant en compte le prix de la nature, le coût des externalités ou en introduisant des notions comme celle de « capital naturel ». Ce sont des travaux de ce type qui sont par exemple entrepris à la chaire de comptabilité écologique à l’Université Paris-Dauphine. Foster et Clark nous mettent toutefois en garde contre cette approche. Même s’ils permettent de mettre en évidence le caractère absurde du système actuel, ils rappellent que celui-ci reflète précisément les réalités capitalistes de la sous-valorisation des agents naturels. La notion de « capital naturel », quant-à-elle, constitue une « internalisation de la nature au sein de l’économie marchande ».

De là naît un double-enjeu pour un potentiel modèle socialiste de remplacement de la logique capitaliste. Comment créer un système qui est d’une part conscient de ces éléments indispensables au fonctionnement de notre système économique que sont le travail domestique ou bien les services rendus par la nature, mais d’autre part qui protège ces sphères de la logique de marchandisation et de valorisation ?

La rupture métabolique et l’exemple de l’Irlande au XIXème siècle

Les contradictions entre mode de production capitaliste et environnement s’expriment de manière concrète par ce que Marx appelle la rupture métabolique et qui constitue le concept central de l’œuvre de Marx écologiste.

La rupture métabolique repose sur le constat qu’il existe une « séparation entre les conditions inorganiques de l’existence humaine (i.e. les services de la nature) et l’activité humaine, séparation qui n’a été posée comme séparation totale que dans le rapport du travail salarié et du capital » (Marx, Manuscrits dits Grundrisse). Plus précisément, Marx observe qu’il existe dans les rapports entre capitalisme et nature un décalage entre les rythmes de régénération des conditions naturelles de reproduction du capitalisme et la vitesse à laquelle celui-ci dégrade ces conditions naturelles pour satisfaire ses pulsions d’accumulation. Le capitalisme perturbe le métabolisme entre l’Homme et la Terre et engendre une disjonction entre systèmes sociaux et cycles de la nature.

« Marx observe qu’il existe dans les rapports entre capitalisme et nature un décalage entre les rythmes de régénération des conditions naturelles de reproduction du capitalisme et la vitesse à laquelle celui dégrade ces conditions naturelles pour satisfaire ses pulsions d’accumulation.»

Cette analyse découle des travaux du chimiste allemand Justus von Liebig (1803-1873), dont Marx a attentivement lu les travaux. Von Liebig s’est employé à analyser l’impact de l’agriculture capitaliste sur les sols et met en évidence une rupture des cycles des nutriments au sein des terres. Plus précisément, la séparation entre les lieux de production agricoles (les campagnes) et les lieux de consommation (les villes) entraîne un déplacement des nutriments des champs vers les flux de déchets issus de la ville (effluents, ordures) qui ne retournent plus aux champs. Marx et Engels ont alors proposé une description fine des conditions et des rapports sociaux à l’origine de cette rupture métabolique dans le cas de l’Irlande du XIXème siècle (chapitre II).

Marx distingue dans l’organisation de la société agraire irlandaise deux phases, celle dite des « baux usuraires » (1801-1846) et celle « d’extermination » (1846-1866). Au XIXème siècle, l’Irlande est colonisée par les Anglais depuis au moins 1541, et c’est une classe propriétaire terrienne anglo-irlandaise qui possède la terre. Les propriétaires ne sont pas présents sur place et louent à de petits paysans et métayers irlandais des lopins de terre dans un système dit des « baux usuraires ». Les loyers à payer aux propriétaires sont particulièrement hauts et augmentent régulièrement. Toute amélioration technique (irrigation ou drainage) fait l’objet d’un loyer supplémentaire. La production agricole est orientée selon une rotation triple sur une même année : tout d’abord du blé puis de l’avoine, voués à l’exportation vers l’Angleterre, qui suffisent à peine à payer les loyers et dont l’argent des revenus n’est pas réinvesti mais envoyé vers l’Angleterre par les propriétaires terriens. Puis une rotation de pommes de terre pour assurer la survie des familles. La pression financière entraîne l’impossibilité d’organiser des jachères ou de planter du trèfle notamment pour laisser reposer et réenrichir le sol en nutriments (fixation d’azote, etc.). Ces cultures, très intensives en nutriments, obligent les paysans pauvres à déployer une grande ingéniosité pour assurer le renouvellement des nutriments : recours aux algues, aux excréments d’animaux, au sable, avec des techniques agricoles d’enfumage et d’épandage demandant un investissement humain considérable. Cette action permet de limiter la fuite des nutriments et la rupture métabolique qui va avec.

Figure 1 – Champs en Irlande

En 1845 survient en Irlande une maladie, le mildiou de la pomme de terre, qui va gravement pénaliser les rendements de pomme de terre. Aux famines s’ensuivent les exils massifs vers l’Amérique de 1846 à 1866. Au total, ce sont 1 millions d’habitants que perd le sol irlandais, et la disparition de près de 120 000 fermes. La main d’œuvre manquant fortement, l’enfumage des terres et l’entretien du cycle de nutriments ne peuvent plus être pratiqués, entraînant une baisse rapide des productions céréalières de l’Irlande. La loi du remplacement des nutriments de Liebig est violée. De 1855 à 1866, Marx indique que « 1 032 694 Irlandais ont été remplacés par 996 877 têtes de bétails ». L’organisation agraire capitaliste a contribué à stériliser l’Irlande en un demi-siècle pour la transformer en terre à vache peu productive.

Cette rupture dans le cycle des nutriments prend une dimension mondiale au cours du XIXème siècle pour les Anglais. Afin d’enrichir les sols anglais appauvris par l’agriculture capitaliste et pour augmenter les rendements, les Anglais vont littéralement piller des engrais naturels aux quatre coins du globe. Des quantités considérables de guano et de nitrates sont importées, notamment du Chili, jusqu’à épuiser les réserves des pays pillés. Celles-ci servent à soutenir la production agricole de l’hémisphère Nord. Plus extrême encore, les champs de bataille et les catacombes de l’Europe entière sont vandalisés pour en broyer les os et les répandre sur les champs britanniques, afin de répondre à la rupture du cycle des nutriments, dans une forme d’échange écologique inégal.

Cette analyse est une illustration des liens que peuvent entretenir rapports sociaux de production et maintien de la fertilité du sol dans le cadre du secteur agricole. Marx explique notamment que « la fertilité n’est pas une qualité aussi naturelle qu’on pourrait le croire : elle se rattache intimement aux rapports sociaux actuels ». Cette analyse peut sembler convaincante dans le cas de la destruction de la terre par le capitalisme. Elle peut par exemple faire penser à la stagnation connue par les rendements agricoles du sol français depuis 1990, alors même que l’utilisation d’engrais et de produits phytosanitaires ne cesse d’augmenter. Cette logique de « rupture métabolique » s’observe-t-elle dans nos interactions avec d’autres écosystèmes naturels ? Une telle enquête pourrait être d’une grande pertinence, pour s’intéresser par exemple à l’impact des rapports sociaux de production issus du capitalisme sur l’exploitation des forêts, sur la pêche ou encore en matière énergétique.

Une exploitation du travail domestique qui suit une même logique

A partir du même prisme analytique, Foster et Clark tentent dans cet ouvrage de réhabiliter la capacité de la pensée de Marx à théoriser d’autres types de domination s’exerçant sur les femmes, les colonisés [1], les « races inférieures » ou encore les animaux. Ils montrent en particulier l’intersection et la similarité des mécanismes qui existent de manière régulière entre l’expropriation et l’exploitation de la nature d’une part et l’exploitation du travail domestique. Ainsi, au chapitre 3 intitulé « les femmes, la nature et le capital », les auteurs montrent comment la domination de la femme et la non-reconnaissance du travail de reproduction domestique (entendons l’entretien du foyer et le soin des enfants notamment) relèvent d’une logique similaire à l’expropriation de la nature. Marx explique que « la logique interne du capital (…) fait peu de cas de tous les autres rapports naturels et sociaux et des conditions de production héritées, qui restent extérieures à son propre mode de production ». Le travail domestique, principalement accompli par les femmes, est, comme pour la nature, le symbole d’une « externalisation de ses coûts (du capitalisme) sur des domaines situés en dehors de son circuit de valeur interne ». Alors que le travail domestique est une des conditions de reproduction indispensable au mode de production capitaliste (au même titre que les conditions naturelles), celui-ci est exproprié et considéré là encore comme une « force gratuite de la nature ». La logique du capital exproprie le travail de reproduction sociale dans le foyer. En cela, les auteurs se rapprochent beaucoup des analyses faites par les tenants du courant féministe marxistes de la théorie de la reproduction sociale et en premier lieu de Tithi Bhattacharya.

Pour ce qui concerne l’expropriation du travail de reproduction domestique, les auteurs distinguent deux phases. Une première phase, analysée par Marx et Engels, est celle du 19ème siècle, au cours de laquelle, dans les villes industrielles anglaises, le travail capitaliste détruit profondément ce travail de reproduction pourtant indispensable. Les femmes ouvrières, enchaînées plus de 12h par jour, n’ont, dans l’Angleterre du 19ème, même plus le temps de s’occuper de leurs enfants. Ceux-ci sont confiés à des nourrices, allaités avec des mixtures très peu adaptées. Les taux de mortalité infantile atteignent des niveaux considérables. En somme, un tableau digne des romans de Charles Dickens. La malnutrition et la famine fait tomber à des taux extrêmement bas le nombre de survivants à l’âge adulte. En détruisant et en réduisant plus qu’au strict minimum le travail au foyer, le système capitaliste détruit la santé des travailleurs (et même leur fitness pour reprendre la terminologie spencérienne ou darwiniste sociale) et leur capacité à se reproduire, générant un réel enjeu anthropologique. Les auteurs montrent alors, en s’appuyant sur les travaux de la philosophe Nancy Fraser ou de Maria Mies, comment la société anglaise a paré à ce défi en développant la « femme-au-foyerisation » en faisant reposer ensuite le rôle de soutien de famille uniquement sur les hommes. Un nouveau rôle serait alors dévolu aux femmes, hors de la sphère de valorisation capitaliste, consistant à assurer le travail de reproduction au domicile, avec une nouvelle forme d’expropriation des services rendus par cette sphère.

Figure 2 – La Spinning Jenny, la machine à filer qui va révolutionner l’industrie du textile britannique et contribuer à exploiter un prolétariat majoritairement féminin et (très) jeune

Cette analyse du travail domestique reste toutefois à prendre avec des pincettes, dans la mesure où cette dimension est très longtemps restée un impensé de l’analyse de Marx pour la majorité des spécialistes. De surcroît, les progrès scientifiques et médicaux ont profondément transformé le travail de reproduction au foyer au cours des 150 dernières années. En effet, la baisse forte des taux de mortalité infantile ainsi que les évolutions dans l’organisation de la société (déploiement des crèches, médecine infantile) ont permis de nouveau un retour des femmes dans la sphère productive, en retournant au travail. En cela, cette nouvelle dynamique réenclenche un développement des forces productives accru en lien avec la logique d’accumulation du capital.

Cet essai décrit aussi avec précision l’interaction entre exploitation de la nature et des formes d’oppression raciales. Ils décrivent notamment l’exemple de l’exploitation du guano au Pérou. Cet amas d’excréments d’oiseaux marins, indispensable à la fertilisation des champs britanniques, est exploitée localement par des « coolies », des travailleurs chinois émigrés, traités comme des esclaves et obligés de ramasser le guano dans des conditions épouvantables. Plusieurs autres exemples et analyse viennent émailler les différents chapitres d’illustration du lien entre domination coloniale et dégradation de la nature.

Capitalisme : un rapport aux frontières dévastateur

Enfin, l’analyse des auteurs est assez éclairante en ce qui concerne le rapport du système du capital aux limites et aux frontières qu’il rencontre. Selon eux, le capital se distingue par sa « tentative nécessaire et persistante de transcender ou de réajuster ses limites eu égard à ses conditions externes de production, afin de renforcer le processus d’accumulation ». Ainsi, lorsque le capitalisme se heurte à des frontières, à des limites à son expansion, il met en œuvre toute une série de mécanismes et de déplacements pour continuer cette expansion : utilisation de nouvelles ressources, de nouvelles réserves minérales, en changeant le lieu de production ou en développant de nouvelles technologies. Ces déplacements permanents créent de nouvelles frontières d’exploitation et de nouveaux lieux ou mécanismes de domination, de destruction, afin de perpétuer le processus d’accumulation.

Le capital est guidé par une volonté d’amasser de plus en plus de richesses, « exigeant un débit de plus en plus fort d’énergies et de ressources, (…), générant plus de déchets, (et qui) constitue la loi générale absolue de la dégradation sous le capitalisme ».

Pillage de la nature : un système socialement et historiquement situé et donc dépassable ?

Que retenir de cet essai ? Foster et Clark proposent une analyse globalement très convaincante de l’interaction entre logique capitaliste et destruction de la nature. Ils montrent avec précision comment le mode de production capitaliste repose sur des conditions de reproduction sociale et écologique extérieures à sa sphère de valorisation. Le capitalisme reposerait alors sur une externalisation de ses coûts hors de sa sphère productive, coûts qu’il n’assumeraient pas. De là naîtrait alors une contradiction inévitable de la logique du capital, incapable de valoriser ce qui est indispensable à sa reproduction. Cette contradiction est aussi le fruit du conflit entre valeur d’usage et valeur d’échange.

Le message que tentent de faire passer les auteurs est clair : nous ne pourrons traiter la crise écologique et climatique sans étudier puis transformer les rapports sociaux de production responsables de cette destruction. Pour cela, les auteurs proposent une voie socialiste ayant pour objectif de « sortir de la forme valeur du capitalisme pour permettre le développement d’un monde riche en besoins, tout en régulant le métabolisme entre humanité et nature ». Une sorte de « gouvernance par les besoins » capable de remettre en cause la pratique capitaliste de la valeur d’échange. Crise sociale et crise écologique sont les reflets d’une même image, d’un même système : « la source commune de ces deux crises se trouve dans le processus d’accumulation du capital ». Fin du monde, fin du mois, même combat, apparaît ainsi comme bien davantage que le simple slogan qu’affectionnent les militants écologistes…

L’essai livre pourtant une leçon qui permet de nourrir un certain optimisme. La dévastation écologique est le fruit d’un système d’organisation socialement et historiquement situé, celui de la forme capitaliste de l’organisation des modes de production. Loin d’être la conséquence d’une certaine « nature humaine originelle », le rapport dévastateur à l’environnement serait lié au système capitaliste. Pour sortir par le haut de la crise écologique, un dépassement du système d’accumulation du capital s’impose…

Note :

[1] Il existe chez les marxistes une controverse quant à la spécificité ou non des rapports entretenus par le capitalisme dans les pays colonisés entre notamment les tenants de « l’accumulation par dépossession » (Harvey) et ceux qui estiment que cette distinction est peu opérante et que le développement rapide du salariat dans les pays colonisés a conduit aux mêmes caractéristiques d’exploitation au Nord qu’au Sud (Wallerstein).

Annulation de la dette étudiante aux États-Unis : la fin d’un totem néolibéral

Un manifestant d’Occupy Wall Street demandant l’annulation des dettes étudiantes en 2011. © hardtopeel

En annulant quelque 300 milliards de dollars de dette étudiante contractée par 43 millions d’Américains, Joe Biden n’a pas uniquement tenu une promesse de campagne concédée à la gauche américaine ni pris une décision électoralement habile à deux mois des élections de mi-mandat. Il a surtout fait tomber un totem néolibéral et conservateur : celui de l’absolue nécessité de payer ses dettes. La droite américaine a réagi avec autant d’hystérie et de colère que de nombreux anciens conseillers d’Obama. Preuve que ce qui se joue dépasse largement la question de la dette étudiante.

D’un trait de plume, Joe Biden vient d’annuler 10 000 dollars de dette étudiante pour tous les Américains gagnant moins de 125 000 dollars par an. Ceux qui avaient contracté leurs prêts en tant qu’étudiants boursiers voient le montant de l’annulation porté à 20 000 dollars. Au total, près de 45 millions d’Américains sont directement concernés par cette mesure, dont le coût est estimé à 300 milliards de dollars. Il sera supporté par le gouvernement fédéral, qui détient plus ou moins directement les créances concernées. Pour l’État américain, il s’agit essentiellement d’un jeu d’écritures comptables entre la FED et le Trésor. Mais pour les bénéficiaires, cette décision offre une bouffée d’oxygène inespérée.

En 2022, 47 millions d’Américains doivent rembourser une dette étudiante s’élevant à 1700 milliards de dollars. Soit 37 000 dollars par personne et en moyenne, pour des mensualités de l’ordre de 400 dollars. Ces chiffres masquent une réalité plus dramatique. 40 % des emprunteurs ont abandonné leurs études en cours de route, souvent du fait des contraintes financières. Ils font face à une double peine : une dette élevée, et pas de diplômes pour obtenir un emploi qualifié susceptible de les aider à rembourser leurs créances. Or, du fait des taux différés souvent importants, même les diplômés payent parfois les intérêts de leurs prêts pendant des années sans parvenir à réduire le principal. Un tiers des emprunts ne sont ainsi jamais remboursés, selon les chiffres du ministère de l’Éducation.

Les dettes étudiantes limitent la capacité des débiteurs à obtenir d’autres crédits (immobiliers, automobiles) et freinent leur entrée dans la vie active. Comme le reconnaît le New York Times, ces dettes « retardent les mariages, repoussent l’arrivée des premiers enfants et empêchent les diplômés endettés d’accéder au niveau de vie de la classe moyenne ». Loin de permettre un nivellement par le haut, l’éducation supérieure devient un facteur d’aggravation des inégalités. Les personnes issues de familles à faibles revenus s’endettent plus fortement, ce qui accroît drastiquement le coût de leurs études, comparé aux étudiants issus des classes supérieures dont les parents financent les études.

Pour ce cadre républicain, l’annulation de la dette « établit un dangereux précédent ». Sur cet aspect, la droite ultraconservatrice est rejointe par le centre néolibéral démocrate, à commencer par les anciens conseillers économiques de Barack Obama et le prestigieux New York Times

Ainsi, la dette étudiante moyenne des Afro-Américains atteignait 52 000 dollars en 2020, près du double des étudiants blancs. Douze ans après être sortis de l’université, ils devaient encore rembourser 112 % du montant initial en moyenne. Parmi les personnes endettées, on trouve de nombreux étudiants victimes des pratiques prédatrices d’universités privées de faible qualité et d’organismes de crédits rapaces, qui opèrent comme intermédiaires entre le gouvernement fédéral et les potentiels emprunteurs. 

En réponse à cette crise profonde, l’aile gauche démocrate exigeait l’annulation de toutes les dettes étudiantes. Fidèle à lui-même, Joe Biden a concédé le minimum. Ce qui est loin d’être insignifiant : un emprunteur sur trois va voir la totalité de sa dette étudiante effacée, et un sur deux l’aura réduite de moitié ou mieux. Parce que les dettes les plus faibles sont souvent celles des populations les plus défavorisées, qui n’ont pas fait de longues études prestigieuses (médecine, droit) dans les grandes universités, elles sont les premières bénéficiaires de cette annulation partielle. Jusqu’à 90% du montant total de l’annulation sera perçu par des individus ayant un salaire inférieur au revenu moyen. Selon les estimations de la Maison-Blanche, 20 millions d’Américains vont voir la totalité de leur dette étudiante effacée.

Bien sûr, de nombreux emprunteurs vont continuer d’être écrasés par le poids des créances restantes. Et sans réforme structurelle de l’éducation supérieure, la génération suivante va progressivement se retrouver dans une situation similaire. Mais cette demi-mesure, appliquée par directive ministérielle, est suffisamment révolutionnaire pour provoquer une crise d’angoisse chez les néolibéraux et conservateurs américains.

Néolibéraux et conservateurs paniquent 

Côté républicain, l’hostilité n’a rien de surprenant. Mitch McConnell, le leader de l’opposition au Sénat, a dénoncé « un crachat à la figure des familles américaines qui ont économisé durement pour payer leurs études, ceux qui ont remboursé leurs prêts, décidé de ne pas faire d’études supérieures ou de s’engager dans l’armée pour financer leurs diplômes ». Pour lui, il s’agit « d’une décision injuste » qui « redistribue les richesses en prenant aux travailleurs pour donner aux élites » afin de « motiver la base électorale des démocrates ». En résumé, puisque l’annulation ne profite pas à tout le monde, elle n’aurait pas dû être décidée. Avec une telle logique, il faudrait supprimer l’école publique et les transports en commun…

En réalité, la décision de Biden est très populaire, y compris chez les électeurs républicains qui n’ont pas ou plus de prêts étudiants, mais voient leurs enfants ou petits-enfants plier sous le poids des dettes. Les enquêtes d’opinion et reportages sur le terrain ne laissent guère de place au doute. Ce qui n’a pas empêché les médias conservateurs de tirer à boulets rouges sur cette décision. Sean Hannity, le présentateur vedette de FoxNews, a dénoncé « un plan de sauvetage pour les riches, pour qu’ils puissent envoyer leurs enfants à l’université » avant de se contredire bizarrement en déclarant « soyons honnêtes, qui va profiter de ce plan ? Les classes moyennes ! Quand on y réfléchit, les gens qui sortent tout juste de l’université ne gagnent pas beaucoup d’argent, ceux qui travaillent pour mon émission par exemple, ils ne gagnent pas 125 000 dollars par an, ils seront éligibles à ce plan ». Une perspective qui lui fait visiblement perdre ses moyens.

La droite trumpiste montre ainsi ses vraies couleurs. Loin de défendre « le peuple » et la classe ouvrière, elle s’oppose aux politiques redistributrices. L’élue trumpiste et pro-QAnon Marjorie Taylor Greene a ainsi qualifié cette annulation partielle de « profondément injuste ». La Maison-Blanche a contre-attaqué, en rappelant que dans le cadre des politiques Covid, sa PME avait souscrit un prêt de 183 504 dollars auprès de l’État, qui avait été effacé par le gouvernement fédéral. De manière presque caricaturale, la droite démontre qu’elle est favorable à l’annulation des dettes lorsqu’il s’agit de secourir les banques et les entreprises, et y est opposée lorsqu’il s’agit de venir en aide aux travailleurs américains. 

La réponse du Parti républicain est également électoraliste. Comme l’a reconnu le sénateur trumpiste Ted Cruz dans un podcast, « il y a un risque réel que l’annulation de la dette étudiante augmente la participation des électeurs démocrates aux midterms ». D’où ce tir de barrage à destination de l’opinion.

La seconde préoccupation de la droite est illustrée par la tentation de recourir à la voie judiciaire pour contester la directive de Biden devant la Cour suprême. Pour l’un des principaux cadres républicains qui organisent cet effort désespéré, l’annulation de la dette « établit un dangereux précédent ».

Sur ce second aspect, la droite ultraconservatrice est rejointe par le centre néolibéral démocrate, à commencer par les anciens conseillers économiques de Barack Obama et le prestigieux New York Times

Le journal de centre-gauche avait mené une véritable campagne contre la proposition d’annulation de la dette étudiante, publiant de nombreuses tribunes hostiles et un éditorial aux arguments particulièrement surprenants. En substance, le Times déplorait l’extrême gravité de la situation, mais refusait l’idée d’une solution impliquant l’annulation de la dette. Comme chez les conservateurs, il soulignait le côté « injuste » et le risque d’établir un dangereux précédent.

De nombreux anciens cadres de l’administration Obama sont également montés au créneau. Larry Summers, l’architecte du sauvetage bancaire et du plan de relance d’Obama, a vigoureusement dénoncé une politique inflationniste et « déraisonnablement généreuse » qui se substituerait à des aides ciblées pour faciliter l’accès à l’éducation supérieure. Comme si les deux politiques étaient mutuellement exclusives et que la réforme de l’éducation supérieure proposée par Biden ne venait pas d’être torpillée au Sénat… L’autre économiste en chef des années Obama, Jason Furman, a publié de multiples tribunes dans les journaux plus ou moins proches du parti démocrate pour s’opposer à cette décision « inconsidérée », « qui jette de l’huile sur le feu de l’inflation ». À peine la décision de Biden rendue publique, il a vidé son sac sur Twitter :

Parmi ses inquiétudes, on retrouve de nouveau le risque d’établir un précédent dangereux. Melissa Kearny, économiste au Brookings Institute, un cercle de réflexion proche du parti démocrate, a qualifié l’annulation partielle de « décision incroyablement mauvaise » et s’est publiquement demandé si les économistes de l’administration Biden n’allaient pas mourir de honte après avoir laissé faire une telle infamie. Ben Ritz, le directeur du cercle de réflexion Progressive Policy Institue, a demandé à ce que tous les conseillers de Biden qui ont travaillé sur ce décret soient limogés après les élections de mi-mandat. À chaque fois, les arguments de fond qui accompagnent ces réactions épidermiques rejoignent peu ou prou ceux du Parti républicain.

Une première cause de cette hostilité inédite vient du fait que cette politique contredit et ridiculise l’action de ces mêmes économistes au sein de l’administration Obama. Face à la crise des subprimes, Summers et Furman avaient mis en place un plan extrêmement complexe et ciblé dans le but d’éviter les expulsions de détenteurs de crédits immobiliers. Le mécanisme avait pour principale fonction de sauver les banques, comme l’avait admis le ministre des Finances d’Obama Timothy Geithner, qui comparait le plan à « de la mousse pour la piste d’atterrissage ». Dans son image, la mousse était constituée des dix millions de familles américaines qui allaient se retrouver à la rue pour amortir l’atterrissage du Boeing 777 censé représenter les banques privées.

En clair, Biden abat un totem néolibéral en rompant avec le célèbre adage « les dettes doivent toujours être remboursées ». Le danger n’est pas tant le risque inflationniste que le fait d’offrir une victoire idéologique à la gauche américaine

L’obsession des conseillers d’Obama pour éviter que des emprunteurs indisciplinés ou des gens trop fortunés bénéficient de l’aide d’État pour éponger les crédits immobiliers avait provoqué un échec retentissant du plan. À peine un million de familles ont perçu l’aide à temps, alors que l’administration Obama n’a réussi à dépenser que 3 % du budget autorisé par le Congrès pour éviter une vague d’évictions.

Les mêmes obsessions se retrouvent au cœur du discours des opposants démocrates à l’annulation partielle décrétée par Biden : elle risquerait de profiter à des Américains non méritants ou trop aisés, ne ciblerait pas assez efficacement ceux qui ont le plus besoin d’aide et découragerait les futurs emprunteurs de payer leurs dettes. Pour Elizabeth Popp Berman, chercheuse à l’Université du Michigan, l’annulation partielle représente une profonde rupture avec le modèle économique dominant et une remise en cause du système de pensée des cercles de conseillers et experts en politiques publiques de Washington.

Leur logiciel idéologique est remis en cause par l’approche de Biden : une annulation quasi universelle, sans condition, et, ultime affront, financée par l’endettement public. En clair, Biden abat un totem néolibéral en rompant avec le célèbre adage « les dettes doivent toujours être remboursées ». Le danger n’est pas tant le risque inflationniste que le fait d’offrir une victoire idéologique à la gauche américaine, qui ringardise superbement l’approche suivie par Obama et ses conseillers face à la crise des subprimes

Une victoire idéologique majeure pour l’aile gauche américaine

La première personnalité politique à avoir porté l’annulation de la dette étudiante sans passer par le Congrès n’est pas Bernie Sanders, mais Jill Stein, candidate indépendante du Green Party (écologiste, situé à la gauche du parti démocrate) lors de la présidentielle de 2016. À cette époque, même des comédiens marqués à gauche tels que John Oliver, avaient tourné la proposition en ridicule : « c’est comme si elle proposait de rendre les États-Unis indépendants énergétiquement en ordonnant au service postal national d’envahir le Canada. Non Jill, c’est une très mauvaise idée, irréaliste, et il semblerait que tu n’y comprennes rien ». Signe du chemin parcouru en six ans, c’est une mesure que Joe Biden vient de faire sienne. 

Il remplit ainsi sa promesse de campagne, formulée en réponse aux programmes d’Elizabeth Warren et de Bernie Sanders au cours des primaires de 2020. La première souhaitait faire annuler 50 000 dollars de dette étudiante détenue par chaque débiteur gagnant moins de 100 000 dollars par an, pour un coût total de 640 milliards. Le second avait proposé, en accord avec sa philosophie socialiste, une annulation universelle, sans condition et totale de la dette étudiante. Depuis qu’il est à la Maison-Blanche, Biden faisait l’objet de multiples pressions de la part de militants et d’élus progressistes pour le contraindre à tenir son engagement.

L’annulation de la dette étudiante est rapidement devenue un cheval de bataille de la gauche américaine, pour au moins deux raisons. Politiquement, il s’agit d’une des rares réformes ambitieuses applicables sans passer par le Congrès. Depuis le Higher education act de1965, l’exécutif est autorisé à effacer les dettes étudiantes détenues par l’État fédéral sous la clause de compromise and settlement. Cette disposition a été invoquée par Trump puis Biden pour suspendre les mensualités des prêts étudiants depuis le début de la crise Covid, l’État fédéral détenant l’essentiel des créances étudiantes. Pour les annuler, une simple directive du ministère de l’Éducation suffit. Elles sont ensuite retirées du bilan financier du gouvernement sans nécessiter de nouvelles dépenses ou sources de financement. 

Deuxièmement, l’annulation constitue une politique publique qui cible en priorité l’électorat clé de la gauche américaine : la jeunesse diplômée et défavorisée. Les bénéfices attendus dépassent les simples emprunteurs. Leurs familles profitent plus ou moins directement de l’effacement de leur dette, tandis qu’une étude économique a estimé l’apport de l’annulation totale de la dette étudiante à 1000 milliards de dollars de PIB supplémentaire et 0,3 point de chômage en moins. Enfin, cette politique s’inscrit dans une approche fondamentalement différente de l’éducation supérieure, considérée non plus comme un investissement laissé au choix des individus, mais comme un droit inaliénable et un bien commun et qui, à ce titre, doit être fournie gratuitement. C’est pourquoi cette proposition s’inscrit dans un programme plus vaste visant à rétablir la gratuité de l’éducation supérieure, arbitrairement décrétée comme payante là où le primaire et secondaire sont accessibles gratuitement à tous les enfants américains.

En obtenant cette annulation, la gauche remporte une importante victoire idéologique. D’habitude, les annulations de dettes sans contrepartie sont accordées aux banques, assurances, organismes financiers et entreprises. Pas aux classes moyennes et populaires. 

Ce succès résulte de la mobilisation des militants et des élus progressistes, qui ont acquis à leur cause de nombreux cadres plus modérés du parti. En particulier, le sénateur de New York, Chuck Schumer, président de la majorité démocrate au Sénat, a défendu l’idée d’une large annulation de la dette. Ce revirement s’explique certainement par la menace d’une primaire que faisait peser sur lui l’élue de gauche radicale Alexandria Ocasio-Cortez, elle aussi fortement mobilisée en faveur d’une annulation totale de la dette étudiante. 

Les circonstances politiques ont également aidé. Depuis la crise du Covid, le gouvernement fédéral a largement recouru à la création monétaire pour financer ses politiques de soutien aux entreprises et à la population. Dès 2020 et sous Donald Trump, un moratoire a été instauré sur le remboursement des prêts étudiants, toujours sur pression de la gauche américaine. Ce moratoire a coûté la bagatelle de 130 milliards de dollars au Trésor américain en deux ans et demi (sous la forme d’intérêts non perçus) et effectivement effacé quelque 5000 dollars de dette pour la majorité des détenteurs de prêts étudiants. Annuler purement et simplement une large part de la dette restante représentait l’étape logique suivante. 

Aux origines du mal

Du reste, les 1700 milliards de dettes étudiantes ne tombent pas du ciel. Ils découlent d’un choix prenant racine dans les années 1960. Face à l’agitation politique qui dominait alors les campus américains et structurait la résistance à la guerre du Viet Nam, les élites conservatrices avaient tiré la sonnette d’alarme. Le directeur du FBI Edgard Hoover et le patron de la CIA John McCone décrivaient le campus de Berkley (Californie) comme étant « sous influence communiste » – situation qui « nécessitait une action corrective ».

Avec l’élection de l’acteur de série B Ronald Reagan au poste de gouverneur de Californie, la droite conservatrice avait pu commencer à restreindre les budgets des universités publiques. Roger Freeman, son conseiller à l’éducation, déclarait : « nous faisons face au risque de produire un prolétariat instruit, ce serait de la dynamite ! On doit être sélectif !». Couper les subventions publiques et transférer le coût des études sur les étudiants, incités à s’endetter pour payer leurs frais d’inscriptions, devait permettre de placer une barrière à l’entrée des études supérieures. Il s’agissait d’une petite révolution : jusqu’ici, les politiques publiques visaient à éduquer un maximum de citoyens, gratuitement. 

Les frais d’inscriptions en Université ont ainsi augmenté progressivement depuis le début des années 1970, sous l’effet des baisses des subventions, de la privatisation accrue et de la mise en concurrence des universités. À ce titre, la crise des subprimes a provoqué une accélération spectaculaire du coût des études. Les États étant responsables du budget des universités, les politiques austéritaires mises en place après la crise de 2008 ont asséché les caisses des pouvoirs publics locaux et incité à des coupes drastiques dans l’éducation supérieure. Une aubaine pour l’armée américaine, qui recrute les jeunes issus de milieux défavorisés contre l’engagement de payer leurs études universitaires à la fin du service militaire. 

L’annulation partielle de la dette étudiante décrétée par Joe Biden est le premier effort sérieux pour inverser la tendance initiée à la fin des années 1960. Bien qu’insuffisante, elle constitue une victoire significative de la gauche américaine, susceptible d’affaiblir le carcan néolibéral qui domine Washington. 

Evgeny Morozov : « L’Union européenne a capitulé face aux géants de la tech »

Evgeny Morozov © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

Auteur d’ouvrages influents sur la Silicon Valley, Evgeny Morozov analyse les conséquences de la mainmise des géants américains de la tech sur les sociétés occidentales [1]. Il met en garde contre les critiques qu’il estime superficielles de cette hégémonie, focalisées sur la défense de la vie privée ou de la souveraineté du consommateur, tout en restant silencieuses sur les déterminants économiques et géopolitiques de la domination des Big Tech américaines. Nous l’avons interrogé dans le cadre de sa venue à Paris pour une intervention lors de la journée de conférences organisée par Le Vent Se Lève le 25 juin dernier. Entretien réalisé par Maud Barret Bertelloni, Simon Woillet et Vincent Ortiz, retranscrit par Alexandra Knez et Marc Lerenard.

Le Vent Se Lève – En 2021, l’annonce par Joe Biden du démantèlement des Big Tech et la plainte contre Facebook intentée par la procureure démocrate Letitia James avaient suscité un important engouement médiatique. Cette volonté de briser le pouvoir des géants de la tech semble cependant appartenir au passé, en particulier depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Comment faut-il comprendre l’agenda de Biden sur les Big Tech ? Était-il une simple annonce médiatique, ou le symptôme de tensions grandissantes entre l’État américain et les entreprises de la tech ?

Evgeny Morozv  Le débat sur les Big Tech aux États-Unis – tout comme en Europe – est fonction de nombreux intérêts divergents et concurrents. Il résulte des conflits entre différentes factions du capital : certaines appartiennent au capital financier, d’autres au capital de type entrepreneurial (start-ups, capital-risque) ou à des industries qui ont un intérêt dans les données, comme le secteur pharmaceutique. La deuxième dimension du débat est géopolitique : elle tient à la volonté de maintenir le statut hégémonique des Etats-Unis dans le système financier international. Après 4-5 années de politiques incohérentes de l’administration Trump, il faut d’une part comprendre ce que l’on fait de la libéralisation des échanges, des traités bilatéraux ou encore des pactes commerciaux, et de l’autre ménager la puissance chinoise qui se profile à l’horizon, comme rivale possible à cette hégémonie.

Au vu des forces en présence, je ne m’attendais personnellement à aucune cohérence quant à l’agenda Biden sur les Big Tech – une farce progressiste, qui renouvelle une critique libérale éculée du capitalisme dominé par les grandes sociétés. Les différences factions du capital, nationales et internationales, tirent dans des directions opposées. La faction qui souhaite maintenir l’hégémonie américaine s’oppose à toute forme d’affaiblissement des Etats-Unis et de renforcement conséquent de la Chine ; cela n’a rien de nouveau. Quand Mark Zuckerberg se rend au Congrès avec une note qui dit déclare en substance : « ne nous démantelez pas, sinon la Chine gagnera », il ne fait que reconduire une vieille stratégie. Pendant les audiences du Congrès de l’ITT, dans les années 1973-74, les cadres de cette entreprise utilisaient la même rhétorique, déclarant que si l’on affaiblissait ITT, Erickson allait arriver et dominer les marchés américains [2].

LVSL – Par rapport au contexte des années 1970, comment caractériseriez-vous la relation actuelle entre l’État américain et les entreprises de la tech ? On a aujourd’hui une idée assez claire des contours du complexe militaire-industriel de l’époque, avec l’investissement de l’État dans la R&D (recherche et développement) et un important financement académique. Quelle est la nature de ce soutien aujourd’hui ?

EM – Il y a toujours d’important financements à travers la National Science Foundation, quoique bien inférieurs aux dépenses de Guerre froide. Walter Lippmann, l’un des penseurs les plus lucides de l’hégémonie américaine, soulignait dans un essai au début des années 1960 à quel point ce n’est que grâce à la Guerre froide que les États-Unis ont véritablement innové et développé la recherche et l’industrie nationales dans le domaine de la science et des technologies. D’une certaine manière, il trouvait ce contexte de Guerre froide bienvenu : une fois terminée, aucun de ces efforts de R&D ne survivrait. La Chine prend aujourd’hui le relai. Des individus comme Peter Thiel ont parfaitement compris que la menace chinoise est l’argument le plus simple pour mobiliser de l’argent pour le financement des entreprises privées. Elle est nécessaire pour maintenir artificiellement en vie les projets bancals du capital-risque – et la valorisation qui leur est associée – ainsi que pour soutenir la Silicon Valley ou la bulle du Bitcoin, qui risqueraient autrement de s’effondrer.

Je ne pense pas que l’Europe ait un quelconque pouvoir face à l’agenda des Big Tech. Il n’y a aucun lobby qui pèse en ce sens, si l’on met à part quelques militants à Bruxelles.

Évidemment, il n’y a pas de compétition nucléaire. Les Chinois ne font pas le poids en termes de capacités militaires. Ils pourraient envahir Taiwan, mais cela n’a rien à voir avec le niveau de compétition que l’Union soviétique imposait aux États-Unis. J’ajoute qu’avec le contexte actuel, les Big Tech elles-mêmes subventionnent la recherche dans les universités sur des thématiques telles que le respect de la vie privée ou la lutte contre les trusts !

LVSL – Nous observons une augmentation des taux d’intérêts, après deux décennies de taux très bas, qui permettaient à l’Etat américain de soutenir les Big Tech dans leur financement. Comme analyser la décision de la FED, après des années de contexte économique qui a permis aux Big Tech prospérer ?

EM : Je ne pense pas que la FED conçoive sa politique de taux d’intérêt en ayant les Big Tech à l’esprit. Les raisons qui la conduisent à relever ses taux ont trait au prix de l’énergie et à la guerre en Ukraine. Leur remontée aura évidemment des conséquences sur l’industrie de la tech : observez la manière dont la bulle des cryptos a explosé ! Cela va certainement engendrer de la pression sur les liquidités, et de nombreuses banques (celles à taux subventionné) vont en souffrir, ainsi que les acteurs qui dont la rentabilité reposait sur la capacité à emprunter de la monnaie à taux faible, investir et satisfaire les investisseurs avec une période d’attente de 5 à 10 ans.

Evgeny Morozov © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

À plus petite échelle, la plupart des acteurs du capital-risque suivent la même logique. Lorsque l’argent coûte plus cher, il est plus difficile de justifier le financement d’une start-up en état de mort cérébrale, alors qu’il est au contraire aisé d’acheter des obligations. Nous avons traversé une période d’accélération massive de cycles de développement technologique associée à un environnement de taux d’intérêt faibles de long terme, ce qui a fait oublier à beaucoup de personnes que l’argent que ces projets attiraient n’avait rien à voir avec leurs mérites ou ceux de leur industrie. On n’avait simplement nulle part ailleurs où investir cet argent. Quand le fonds souverain qatari devait décider où placer son argent, il n’avait pas beaucoup d’autres d’options que de le donner à des banques à taux subventionnés, qui ensuite le réinvestissaient. Il y désormais de nombreuses autres voies pour l’investir. Je m’attends à ce que ce que l’on entre dans une période très dur, avec de nombreux licenciements. Les start-ups n’auront plus d’argent, et celles qui auront besoin de se refinancer ne vont pouvoir le faire qu’à une valorisation plus faible…

LVSL – On peut conjecturer qu’un effet de concentration dans le secteur va en résulter, comme au moment du crash de la bulle internet en 2001. Quelles seront ses conséquences sur le développement technologique ?

EM – Les Big Tech sont toujours assises sur une montagne de cash. Ils continuaient jusqu’à présent d’emprunter parce que ce n’était pas cher. Maintenant ils vont emprunter beaucoup moins et réinvestir leurs bénéfices non distribués au lieu de réinvestir l’argent qu’ils empruntent. Les petites et moyennes entreprises et les start-ups seront les plus affectées, mais ce n’est pas forcément pour le pire : il y aura moins d’idiots en concurrence pour des fonds et les fonds pourront être investis dans des projets qui comptent. C’est difficile de juger de l’impact que cela aura.

LVSL – Mais qu’en est-il de la concentration de données, d’infrastructures de calcul et de travailleurs qualifiés dans ces rares entreprises ?

EM : Cela n’a rien avoir avec la profitabilité du secteur. Du point de vue d’une start-up, la concentration pourrait engendrer un accès bon marché à des biens d’équipement. Plutôt que de les développer, elles pourront emprunter à bas coût des capacités de reconnaissance faciale, de reconnaissance vocale de base, d’analyse d’image, etc. La concentration pourrait aussi permettre de réduire les coûts de transaction, avec un fournisseur unique pour tous ces services. Je n’ai à ce jour trouvé aucun argument convaincant pour dire que la concentration des données dans les mains de ces sociétés technologiques réduit les possibilités de développement technique.

LVSL – Mais l’effet de concentration dans le développement technologique revient à mettre tout acteur extérieur aux Big Tech dans une position d’utilisateur final, comme c’est le cas avec les modèles pré-entrainés dans le domaine du machine learning

EM – On se trouve en position d’utilisateur final à chaque fois que l’on emploie des biens d’équipement. Lorsque, dans une usine, j’utilise une machine, lorsque dans une mine j’utilise un camion, je me trouve dans une position d’utilisateur final. Pourquoi ce fétiche de tout vouloir construire soi-même ? Je ne vois pas pourquoi réduire les coûts d’accès aux biens d’équipement aurait, en soi, des conséquences négatives pour l’économie. Ce serait le cas si l’on pensait à un modèle de conglomérat gigantesque, où certaines sociétés sont présentes dans chaque industrie. On croyait autour de 2012 que ce serait le cas, mais la plupart des entrées des Big Tech dans la santé, l’éducation ou le transport n’ont pas été un succès. Où est cette Google car que tout le monde attend depuis 12 ans ?

LVSL – L’Europe et les États-Unis ont récemment signé un nouvel accord sur les transferts transatlantiques de données, après la révocation de l’accord Privacy Shield l’an dernier en raison du manque de garanties en matière de protection des données. Comment comprenez-vous la situation actuelle ?

EM – Je ne pense pas que l’Europe ait un quelconque pouvoir en la matière. Il n’y a aucun lobby qui pèse dans ce sens, si l’on met à part quelques militants à Bruxelles et peut-être quelques juges allemands attachés la question. L’Europe a cherché à sauver la face en affichant une forme d’exceptionnalisme européen. Poussée dans ses derniers retranchements – c’est ce qui est arrivé il y a quelques mois au moment de ce nouveau compromis – elle a capitulé. Cela est lié à l’existence d’une faction qui essaye de pousser pour une renaissance des traités commerciaux comme le TTIP, le TPP, etc. La libre circulation des données a été mentionnée dans ces traités, peut-être pas de manière très sophistiquée, mais ils pourraient à présent permettre de relancer le sujet de manière beaucoup plus forte.

Au-delà de cela… La vie est trop courte pour y penser : c’est un combat perdu d’avance et je ne sais pas que faire de cette information, pour être honnête.

LVSL – Christine Lagarde, présidente de la Banque Centrale Européenne (BCE), affirmait récemment que « les cryptos ne valent rien ». Comment analysez-vous l’explosion de la bulle des cryptos après des années d’enthousiasme en la matière ?

EM – Peu importe à quel point vous comptez sur les crypto-monnaies ou sur la monnaie numérique d’une banque centrale… tant que vous avez une mauvaise banque centrale. Peu importe si c’est 100% cash, ou 50% cash et 50% crypto, ou 40% crypto et 10% de monnaie numérique de banque centrale (MNBC), tant que la politique monétaire reste orientée vers la stabilité et la stabilisation des prix.

Le débat sur les crypto-monnaies en ce moment, à gauche, substitue un débat sur les imaginaires à un débat de substance. La question est de savoir quelle politique monétaire nous voulons. Qu’est-il possible de faire avec l’euro ? Comment allons-nous le mobiliser pour la reconstruction de l’État-providence ? C’est cette vision plus large qui manque actuellement. Une fois qu’on aura la réponse, alors là, oui, cela deviendra presque un problème technique : compte tenu de la quantité d’émissions de CO2 sur laquelle nous voulons nous engager, compte tenu de l’argent dont nous disposons, compte tenu de l’état de notre pénétration technologique – nous pourrons déterminer les outils techniques appropriés.

Je ne vois pas ce que la gauche gagne à présenter certaines parties du capitalisme actuel comme rétrogrades et impures, comme « féodales ». Dans la théorie marxiste, le féodalisme a une dynamique très particulière que l’on peut étudier et comprendre : ce n’est pas la dynamique que nous vivons.

LVSL : Mais les crypto-monnaies ne sont-elles pas actuellement dans une position critique ? La déclaration de Christine Lagarde risque-t-elle de fragiliser les efforts de stabilisation et de marketing des crypto-activistes avec les grandes entreprises financières ?

EM – Cela dépend de jusqu’où cela va chuter, mais cela, je ne peux pas le prédire. À l’heure actuelle, on trouve encore beaucoup d’acteurs pour les défendre, ainsi que des institutions qui y ont un intérêt direct. Il reste encore beaucoup de résilience institutionnelle et elle n’est pas près de s’estomper. Il y a aussi probablement des hordes de lobbyistes pour cette industrie qui est, ne l’oublions pas, toujours aussi riche qu’auparavant. Andressen Horowitz a encore un fonds de crypto à 3 milliards – avec 3 milliards, vous pouvez acheter beaucoup de lobbyistes [3]. Une fois que vous possédez ces lobbyistes, vous pouvez alors agir par la voix des politiciens.

LVSL – Dans un récent article pour la New Left Review, vous critiquez le recours à gauche au terme de « techno-féodalisme » pour décrire l’économie numérique et le système politique qui lui est associé [4]. Pourquoi estimez-vous qu’il ne rend pas compte de la réalité ?

EM – Je ne vois pas ce que la gauche gagne à présenter certaines parties du capitalisme actuel comme rétrogrades et impures, comme « féodales ». Comme si rendre le capitalisme plus évolué et plus pur pouvait changer quelque chose ! Cela ne me semble pas être une position défendable pour la gauche.

La conclusion principale qui découle de l’analyse en termes de techno-féodalisme est que nous devons combattre les rentiers et les monopoles, faire respecter la concurrence et nous assurer que les données constituent un terrain de jeu équitable. C’est ce que l’on retrouve par exemple dans les essais de Cédric Durand – auteur de Techno-féodalisme – : il fait allusion à de nouvelles formes de planification et ne veut pas démanteler les GAFAM – même s’il veut en quelque sorte faire quelque chose avec eux, mais quoi, il ne nous le dit pas… Si c’est à cela que doit nous amener le diagnostic du techno-féodalisme, je ne vois pas ce que l’on gagne à légitimer cette critique à gauche.

Evgeny Morozov © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

LVSL – On retrouve le concept de féodalisation sous la plume d’Alain Supiot. Dans La gouvernance par les nombres, il soutient que la numérisation relie les individus à des structures d’allégeance variables, sur un mode féodal…

EM – Des critiques intéressantes du pouvoir peuvent découler de positions comme celle de Supiot. Elles offrent un antidote à des positions comme celles de Fukuyama ou de Steven Pinker, qui pensent que le monde avance de manière téléologique et que tout s’améliore obligatoirement.

Elles peuvent être utiles pour leur rappeler au contraire que la répartition du pouvoir dans la société est moins démocratique aujourd’hui qu’il y a 30 ou 40 ans, et qu’en ce sens il s’agit d’un retour en arrière. Mais c’est un retour en arrière dont on s’aperçoit en analysant les effets du capitalisme ; ce n’est pas un nouveau mode de production qui serait féodal dans son fonctionnement. Dans la théorie marxiste, le féodalisme a une dynamique très particulière que l’on peut étudier et comprendre : ce n’est pas la dynamique que nous vivons.

LVSL – En quoi consisterait un programme de gauche en matière de technologie ?

EM – La gauche est prisonnière d’une vision étriquée de l’action sociale, d’inspiration wébérienne : elle croit passionnément que l’action est rationnelle et que l’action économique consiste à maximiser cette action, par le biais d’une planification centrale. Cela revient à s’assurer que tous les besoins sont satisfaits… et ce n’est que par la suite que l’on pourra retirer la raison instrumentale de l’ordre du jour. Les gens seront ces types créatifs, buvant du vin l’après-midi et écrivant de la poésie, tout en chassant. Mais en attendant, il faut d’abord s’occuper des besoins. Cette vision est profondément étriquée. Elle ne correspond en rien à la manière dont les gens rationnels agissent : je n’agis pas en ayant un objectif et en analysant le meilleur moyen de l’atteindre. Non, je commence quelque chose pour atteindre cet objectif et je me rends compte ce faisant que c’est le mauvais objectif, je passe alors à un autre objectif, je reviens en arrière… L’expérience humaine typique est marquée par le jeu, la créativité, l’ingéniosité.

Cette façon naturelle d’agir devrait être soutenue par la technologie et le big data. Si vous parvenez à permettre aux gens de s’engager dans une forme de collaboration, vous produirez bien plus de valeur et bien plus d’innovation qu’avec une planification centrale. Pour moi, ça devrait être cela le programme économique de la gauche ! Les technologies pourraient permettre à chacun d’agir, de se réaliser. L’approche actuelle les aliène les uns des autres, de la technologie et de l’infrastructure.

LVSL – Comment expliquez-vous dans ce cadre que la souveraineté numérique ne soit pas défendue par la gauche ?

EM – Quand on parle de souveraineté technologique, on désigne le plus souvent la capacité d’une nation à avoir accès aux technologies les plus avancées, pour la production industrielle. Mais si vous quittez le jeu de la compétition industrielle, pourquoi en auriez-vous besoin ? Si les services sont la seule chose qui vous intéresse, quel besoin de souveraineté numérique ? Prenez le cas de la Lettonie : ils ont une industrie bancaire, ils ont des touristes et ils ne prévoient pas d’avoir une industrie lourde. Quel est leur besoin de souveraineté numérique ? Ce genre de chose est plus facile à expliquer en Amérique latine. Ils ont essayé l’industrialisation dans les années 50 et 60 – avec la CEPAL et autres – mais ils ont été bloqués dans cette voie par de nombreux coups d’État militaires. Pourtant ils ont essayé de relancer tout le processus. Vous avez encore des gens là-bas – des personnes de 95 ans aujourd’hui – qui se souviennent de cette tradition, des gens qui ont travaillé dans les bureaux de la CEPAL à Santiago en 1965, des gens comme Calcagno et d’autres, qui savent ce que cela représentait dans le temps.

En Europe ce débat n’a pas eu la même ampleur, il a toujours été mené par les corporatistes, des gens comme François Perroux et d’autres. On ne peut plus y faire grand-chose maintenant. La vraie question en la matière est de savoir – et j’utiliserai une expression très populaire en Amérique latine dans les années 70 – quel style de développement souhaitons-nous ? Or, je ne pense pas que la gauche en Europe ait du tout pensé à un style de développement. Elle a un style de défense, oui : défendre le droit que les travailleurs ont acquis et l’État-providence, mais à part ça, les gauches ne savent pas ce qu’elles veulent.

Si vous allez demander aux gauches du monde entier : quel genre de nouvelles industries voulons-nous développer ? Elles vous diront ce dont elles ont besoin dans leur économie – d’informatique quantique par exemple – mais si vous leur demandez sur le fond, si vous interrogez comment cela se relie au développement économique et social, elles n’ont aucune réponse. Elles ne se demandent plus : faut-il des industries qui emploient plus de monde, ou moins de monde, etc. ? En Europe, ce débat a été gagné par les néolibéraux, tout le contraire de ce qui se passe en Amérique Latine. Le débat n’a pas été complètement gagné en Chine. Mais, franchement, en Europe, je pense que c’est une cause perdue.

Notes :

[1] L’aberration du solutionnisme technologique : pour tout résoudre, cliquez ici, Fyp, 2014 et Le mirage numérique : pour une politique du Big Data, Fyp, 2015.

[2] ITT (International Telephone and Telegraph), entreprise américaine de télécommunications, a permis aux États-Unis d’asseoir leur hégémonie dans une partie importante du monde non soviétique au cours de la Guerre froide.

[3] Entreprise américaine de capital-risque fondée en 2009.

[4] La thèse du techno-féodalisme, telle que défendue notamment par Cédric Durand, présente les géants de la tech comme le symptôme d’une régression féodale des économies contemporaines. Par opposition à des entreprises capitalistes plus traditionnelles, qui croîtraient par l’innovation, les tenants du techno-féodalisme estiment que les géants de la tech s’enrichissent par la rente, comme les propriétaires terriens d’antan.

« L’échange écologique inégal » : destruction de la nature et accumulation du capital

Déforestation illégale

L’appropriation des ressources naturelles est le socle sur lequel reposent les sociétés contemporaines. Terres agricoles, forêts, eau, ressources énergétiques et minières constituent leur soubassement matériel. Cette appropriation est marquée du sceau de l’inégalité. Les pays les plus riches imposent au reste du monde une division du travail permettant d’assurer l’approvisionnement nécessaire à l’accumulation capitaliste dans les centres de l’économie-monde. Cette appropriation repose sur un mécanisme mondialisé d’exploitation et d’accaparement des ressources biophysiques – terres, eau, matières premières, biodiversité – des pays périphériques. L’échange écologique inégal soutire aux pays pauvres les ressources nécessaires à leur développement de long-terme. Pour penser l’interaction entre régime d’accumulation et destruction de la nature, la réflexion sur l’échange écologique inégal semble déterminante.

Le mode de vie des pays développés repose sur un large socle de ressources matérielles. Ce constat est d’autant plus vrai dans les pays les plus riches. Un Français moyen utilise par exemple annuellement environ 21,6 tonnes de matériaux, son empreinte eau est de 1 786 m3 par an, soit l’équivalent du volume intérieur de deux Boeing 747, ou encore 1 600 litres de produits pétroliers. Toute la société et le mode de consommation contemporains reposent donc sur un apport constant en ressources naturelles venues du monde entier. Les enquêtes du journaliste Guillaume Pitron ont récemment mis en lumière l’impact massif du numérique en matière de consommation de ressources ou d’énergie.

Pour les pays les plus riches, les ressources biophysiques utilisées pour soutenir un mode de vie consumériste proviennent pour une part conséquente de l’étranger, tandis que le poids de l’impact environnemental est déplacé vers les pays les plus pauvres. Ainsi, la France, au même titre que nombre de pays développés, importe près de 1,5 fois plus de matières premières qu’elle n’en exporte (voir graphique). Ce constat est le même en matière d’émissions de CO2 où l’ensemble des émissions sur le territoire français (émissions territoriales) ne représente que la moitié de l’empreinte carbone totale des consommations françaises (émissions territoriales + émissions importées – émissions exportées). De même, de nombreux indicateurs de déforestation importée liée à notre consommation de viande, de café ou de cacao, voient le jour.

Figure 1 : Importations et exportations de matières premières (en net et en prenant en compte les utilisations matérielles intermédiaires dites RME, nécessaires à l’exportation de la matière première finale)

Bien qu’à première vue hétérogènes, tous ces phénomènes répondent à une même logique qui est celle de l’échange écologique inégal.

L’échange écologique inégal comme appropriation des capacités biophysiques des pays pauvres par les pays riches

Pour bien comprendre la notion d’échange écologique inégal, une prise de recul temporelle et spatiale est nécessaire. Comme l’analyse B. Schmitt, la théorie de l’échange écologique inégal repose sur une analyse globale des rapports socio-écologiques entre les sociétés. Dans une approche braudélienne, notre système-monde est dominé depuis des siècles par la logique d’accumulation infinie du Capital dans les régions-centres du système-monde. Cette logique d’accumulation nécessite l’apport croissant de matières premières et de ressources écologiques venues des régions périphériques pour faire croître le stock de capital. L’échange écologique inégal stipule que l’exploitation et les dégradations de l’environnement dans les pays périphériques les plus pauvres sont le fruit de la logique d’accumulation des acteurs économiques dominants. Les pays dominants imposent une division du travail spatiale et hiérarchisée qui détermine et impose la circulation des flux de matière et d’énergie.

L’échange écologique inégal stipule que l’exploitation et les dégradations de l’environnement dans les pays périphériques les plus pauvres sont le fruit de la logique d’accumulation des acteurs économiques dominants.

A. Honborg (2011) définit l’échange écologique inégal comme une appropriation indue des ressources biophysiques des pays périphériques par les pays les plus riches. Ainsi, chaque année ce sont des millions de tonnes de matières premières, de térajoules d’énergie ou des millions d’hectares qui sont exploités dans les pays pauvres au service des pays les plus aisés. L’échange écologique inégal est donc caractérisé en premier lieu par des flux asymétriques de ressources biophysiques des pays pauvres vers les pays riches. L’exportation massive par les pays périphériques de leurs ressources biophysiques crée des entraves importantes à leur développement et à l’accumulation d’infrastructures et de technologies pour générer du développement économique.

L’échange écologique inégal peut aussi s’analyser comme une asymétrie dans la capacité des pays pauvres à valoriser leurs ressources écologiques. Le prix payé pour leurs ressources aux pays pauvres, qui correspond aux prix de marché des matières premières, ne reflète ni les pollutions, ni les dégradations environnementales, ni les conséquences désastreuses pour le développement des pays sur le long-terme.

L’échange écologique inégal au cœur du système colonial

L’analyse de l’échange écologique inégal passe par une analyse historique de long terme des dynamiques d’échanges des ressources biophysiques des nations. De fait, certaines formes d’échanges écologiques inégaux ont toujours existé, notamment entre ville et campagne. La ville a toujours centralisé et accumulé les ressources des campagnes avoisinantes. L’historien Fernand Braudel note ainsi que Paris consommait en 1789 près de deux millions de tonnes de bois et de charbon de bois, et utilisait pour alimenter ses boulangers en farine l’énergie de près de 2 500 moulins répartis tout le long de la Seine. Ces déséquilibres de flux de matières, observables à mille endroits – autour de telle ville, le long d’une certaine rivière ou à la frontière de tel écosystème – ne peuvent être considérés comme un fait global, c’est-à-dire mondial, qu’à partir des XVIe et XVIIe siècles avec la construction et la mise en place des systèmes coloniaux et la mise en exploitation du monde par les nations européennes.

Figure 2 – Echanges de ressources et de biens à la moitié du XVIIIème siècle

Nombreuses sont les illustrations qui mettent en évidence l’existence d’échanges écologiques inégaux au cours de la première phase d’expansion européenne, entre XVe et XVIIIe siècles. Les travaux structurants de S. G. Bunker ont par exemple décrit avec précision les cycles d’exploitation successifs que l’Amazonie a connus pour répondre aux besoins des centres d’accumulation européens. Le bois, le caoutchouc et les ressources minières ont été tour à tour exploités. Chaque cycle est caractérisé par la mise en place d’un échange écologique inégal, imposé par les pays colonisateurs. Sur place, l’extraction des ressources se fait grâce à l’exploitation et la mise en esclavage des populations indigènes locales ou amenées d’autres régions du monde. Bunker détaille comment l’ensemble des institutions économiques, juridiques et politiques, des infrastructures de transport et des termes de l’échange commercial a été mis en place pendant quatre siècles pour répondre aux intérêts économiques étrangers.

Ainsi, les conditions d’exploitation ont été élaborées pour servir des intérêts économiques extérieurs.

Ainsi, les conditions d’exploitation ont été élaborées pour servir des intérêts économiques extérieurs. C’est un constat similaire qui peut être dressé pour l’ensemble des régions sous emprise coloniale, que ce soit dans les Amériques, en Afrique ou en Asie. Les pays dominants ont imposé une division du travail visant à exploiter au maximum les ressources biophysiques des terres colonisées. Ainsi se développent les cultures intensives destinées à l’export. La production du tabac, du café, de l’indigo, du cacao puis surtout de la canne à sucre suivent cette même logique. Les structures d’exploitation des ressources imposées ont créé des sociétés fortement inégalitaires et hiérarchisées, fortement dépendantes de leur capacité à exporter les productions agricoles et minérales demandées par les centres. Les territoires colonisés fournissent aux puissances européennes les terres dont elles manquent, le travail humain via l’esclavage et les ressources écologiques locales. Au fur et à mesure que se déroule le processus d’accumulation capitaliste au sein des centres du système-monde, les frontières d’exploitation sont repoussées et de nouvelles contrées sont intégrées à l’économie-monde capitaliste.

L’échange écologique inégal comme facteur explicatif de la révolution industrielle

L’échange écologique inégal est un fait historique dûment documenté. L’accaparement des ressources écologiques et biophysiques des périphéries a joué un rôle-clé dans l’accumulation au sein des centres de gravité de l’économie-monde. Certains historiens proposent une thèse encore plus forte. Ils arguent que la capacité à mettre en place un échange écologique inégal a pu jouer une fonction déterminante dans la révolution industrielle et le boom économique des XVIIIe et XIXe siècles. Sans évoquer directement la notion d’échange écologique inégal, c’est bien un argument de ce type que propose l’historien K. Pomeranz dans son livre La grande divergence. À partir d’une comparaison entre deux régions du monde en 1750, l’Angleterre et la vallée du delta du Yangzi en Chine, il met en évidence le rôle-clé joué par l’exploitation à la fois des colonies et des ressources en charbon du sous-sol pour expliquer la divergence économique qui a eu lieu entre ces deux régions et la naissance de la révolution industrielle en Angleterre. Selon lui ce qui explique la « grande divergence » en matière de développement économique entre ces deux régions, ce ne sont ni les différences géographiques et écologiques, ni les différences institutionnelles, ni l’organisation des marchés ou des familles, ni les différences de niveau ou d’espérance de vie, ni le niveau technologique et la productivité agricole, mais bel et bien la capacité de l’Angleterre à échapper à ses contraintes naturelles en exploitant le charbon des sous-sols ainsi que les terres et les ressources de ses colonies.

[Certains historiens] arguent que la capacité à mettre en place un échange écologique inégal a pu jouer une fonction déterminante dans la révolution industrielle et le boom économique des XVIIIe et XIXe siècles.»

Alors que la Chine a été obligée, face à sa croissance démographique, d’intensifier la production agricole en augmentant la part du travail humain par hectare, l’Angleterre a déplacé les secteurs intensifs en travail humain et en terres au sein de ses colonies, et ainsi délocalisé la production intensive en travail. Cette thèse entre en résonance avec celle des « hectares-fantômes ». Ce sont l’ensemble des surfaces terrestres que l’Angleterre a économisées en utilisant le charbon de son sous-sol et les ressources biophysiques de ses colonies. Grâce à l’exploitation du charbon et la mise en place d’un échange écologique inégal avec ses périphéries, l’Angleterre a dépassé ses contraintes écologiques et consommé bien plus de ressources écologiques et énergétiques qu’initialement permises par ses capacités biophysiques propres (ressource en bois et rivière en premier lieu).

L’échange écologique inégal s’illustre parfaitement avec l’exemple de l’industrie du textile britannique. L’industrie textile repose sur l’utilisation massives de terres dans les colonies pour faire pousser le coton. Un exemple concret vient corroborer cette allégation. A. Hornborg (2011) indique qu’en « 1850, en échangeant sur le marché mondial 1 000 livres de textiles contre 1 000 livres de coton provenant de ses colonies, la Grande-Bretagne échangeait en fait 4 092 heures de travail britannique contre 32 619 heures de travail à l’étranger, soit un gain de près de 700%, et l’usage de moins d’un hectare de terres britanniques contre l’usage de 58,6 hectares de terres à l’étranger. ». Par ailleurs, au sein des colonies, la Grande-Bretagne met en place un ensemble d’institutions permettant l’émergence de l’échange écologique inégal : société esclavagiste, hiérarchisée et tournée vers la satisfaction des besoins de la métropole, sans prendre en compte le développement propre des régions exploitées. Le coton cultivé requiert plus de travail humain et appauvrit les sols, contribuant ainsi à la dégradation environnementale des périphéries.

L’échange écologique inégal, plus présent que jamais

L’asymétrie des flux biophysiques n’a cessé depuis de se renforcer et de s’accroître à travers les décennies et les siècles. De plus en plus de régions sont constamment intégrées au système-monde pour répondre aux besoins exponentiels des centres d’accumulation. Aux centres d’accumulation historiques (Europe et Etats-Unis) sont venus s’ajouter de nouveaux acteurs importateurs nets de ressources écologiques, contribuant à la mise en exploitation de l’intégralité du globe. Ces nouveaux centres s’ajoutant aux premiers sont en particulier les pays du Golfe ou l’Est asiatique. La division internationale du travail assujettit de nombreux pays à rester éternellement exportateurs nets de contenu écologique pour les pays les plus riches. Ce constat s’articule au sein de nombreux domaines de recherches et courants théoriques et idéologiques : post-colonialisme, ingérences étrangères dans les pays les plus pauvres, exploitation des ressources par les multinationales, impérialisme.

Figure 3 – Avancée du front de déforestation au Pérou sous la poussée des cultures exigeantes du café, province du Junin

Recul de la ligne de frondaison des forêts au bénéfice des cultures de café et de cacao, exploitation de gisements miniers toujours plus importants et polluants aux quatre coins du monde dont le projet de Montagne d’or en Guyane n’était que le dernier exemple, épuisement des ressources halieutiques par les flottes de pêche des pays dominants. Les illustrations de cette mise en exploitation du monde au bénéfice des centres d’accumulation ne manquent pas. Ce fait global a été récemment mis en évidence de manière empirique et systématique dans une étude mondiale concernant les flux de ressources biophysiques. Ainsi, une vaste enquête (Dorninger et al.,2021) démontre que l’échange écologique inégal est un fait empirique prouvé des 25 dernières années et que la valorisation des ressources écologiques est bien plus faible pour les exportations des pays les plus pauvres. À l’exception de l’Inde et de la Chine, l’ensemble des pays du monde sont des exportateurs nets de ressources vers les pays les plus riches du monde (peu ou prou ceux de l’OCDE). L’échange écologique inégal leur permet simultanément de s’approprier les ressources écologiques indispensables à l’accumulation de capital et de réaliser un gain monétaire net grâce à l’échange international. Ainsi, la valeur ajoutée par tonne d’une matière première extraite dans un pays riche est 11 fois plus importante que celle de la même matière première extraite dans les autres pays.

Le graphique ci-dessous, tiré de l’étude susmentionnée, illustre ces transferts de ressources biophysiques entre pays riches (HI : high-income), moyennement riches (UMI), moyennement pauvres (LMI), et pauvres (LI) auxquels on ajoute la Chine (CHN) et l’Inde (IND). Le graphique (a) représente les transferts en termes d’empreintes matières, le (b) en matière d’énergie incorporée dans les exportations, le (c) en matière d’utilisation incorporée de terre et le (d) en matière de travail incorporé. Pour chaque indicateur on observe des flux nets allant des pays pauvres vers les pays les plus riches, illustrant parfaitement le concept d’échange écologique inégal. Enfin le dernier graphique met en évidence le gain à l’échange des pays les plus riches en terme de valeur ajoutée nette de l’échange de ressources biophysiques, alors même qu’en valeur absolue, ils en importent bien plus qu’ils n’en exportent.

Figure 4 – Flux de matériaux, d’énergie, d’hectares et de travail incorporés entre groupes de pays par niveau de vie, Dorninger et al.

Quelles implications de l’échange écologique inégal ?

L’échange écologique inégal est donc un fait empirique majeur de l’histoire des sociétés depuis plusieurs siècles. Sa conceptualisation recoupe et synthétise un grand nombre de concepts et de courants théoriques et idéologiques. Par ailleurs, il offre des éclairages nouveaux ou complémentaires sur différentes hypothèses-clés de la réflexion sur les interactions entre les sociétés capitalistes modernes et l’environnement. En particulier, il entre en résonance avec la théorie marxiste de la rupture métabolique, issue des travaux de Marx sur les liens entre agriculture et capitalisme. L’hypothèse de la rupture métabolique énonce l’idée que la production capitaliste « épuise en même temps les deux sources d’où proviennent toute richesse : la terre et le travailleur » et qu’il existe une rupture métabolique entre les lieux de production des conditions matérielles d’existence (les campagnes) et de consommation de celle-ci (les villes). Par ailleurs, le support de la croissance capitaliste est un support biophysique fixe qui occasionne un échange à somme nulle de ressources écologiques entre les pays. La notion d’échange écologique inégal vient alors parfaitement s’articuler autour de la question de la possibilité d’un capitalisme sans croissance ou stationnaire.

Ainsi, et ce depuis des siècles, les pays les plus riches imposent au reste du monde une division du travail permettant d’assurer l’approvisionnement en ressources nécessaires à l’accumulation capitaliste dans les centres de l’économie-monde. Cette appropriation ne se fait pas au travers d’un échange d’égal à égal mais repose sur un mécanisme mondialisé d’exploitation et d’accaparation des ressources biophysiques, terres, eau, matières premières, biodiversité, des pays périphériques. L’échange écologique inégal soutire aux pays en développement les ressources pourtant nécessaires à leur développement de long-terme et accroit les inégalités entre pays. Pour penser la crise de la biodiversité et des baisses des contributions de la nature aux sociétés, la réflexion sur l’échange écologique inégal semble pour l’instant indépassable.

Bibliographie :

Bunker, Stephen. 2003. « Matter, Space, Energy, and Political Economy: The Amazon in the World-System ». Journal of World-Systems Research, août, 219‑58. https://doi.org/10.5195/jwsr.2003.241.

Dorninger, Christian, Alf Hornborg, David J. Abson, Henrik von Wehrden, Anke Schaffartzik, Stefan Giljum, John-Oliver Engler, Robert L. Feller, Klaus Hubacek, et Hanspeter Wieland. 2021. « Global Patterns of Ecologically Unequal Exchange: Implications for Sustainability in the 21st Century ». Ecological Economics 179 (janvier): 106824. https://doi.org/10.1016/j.ecolecon.2020.106824.

Hornborg, Alf. 1998. « Towards an Ecological Theory of Unequal Exchange: Articulating World System Theory and Ecological Economics ». Ecological Economics 25 (1): 127‑36. https://doi.org/10.1016/S0921-8009(97)00100-6.

Schmitt, Boris. 2016. « Exploitation des ressources naturelles et échange écologique inégal : une approche globale de la dette écologique ». VertigO, no Hors-série 26 (septembre). https://doi.org/10.4000/vertigo.17522.

Pomeranz, Kenneth. The Great Divergence: China, Europe, and the Making of the Modern World Economy. NED-New edition. Vol. 117. Princeton University Press, 2021. https://doi.org/10.2307/j.ctv161f3dr.

« Avec Macron, nous avons franchi un cap dans la violence et le mépris de classe » – Entretien avec les Pinçon-Charlot et Basile Carré-Agostini

Se définissant eux-mêmes comme des « sociologues de combat », spécialistes de la bourgeoisie, Monique et Michel Pinçon-Charlot sont à l’affiche du film À demain mon amour, réalisé par Basile Carré-Agostini. Celui-ci revient sur les quatre premières années du quinquennat Macron qui s’achève, avec pour sujet principal l’engagement à la fois amoureux et politique de ce couple de chercheurs atypique, et en toile de fond les mobilisations sociales qui ont rythmé le dernier mandat, en particulier la crise des Gilets jaunes et la mobilisation contre la réforme des retraites. Dans cet entretien, ils reviennent tous les trois sur ce film original, tourné dans l’intimité du couple, et sur leur parcours de sociologues engagés. Entretien réalisé par Raphaël Martin et Léo Rosell. 

LVSL – Pourriez-vous nous raconter comment vous est venue l’idée de faire ce film, quelle était votre motivation principale et comment vous vous êtes rencontrés ? De votre côté, Monique Pinçon-Charlot, qu’est-ce qui vous a incité à accepter ce projet, qui n’est pas simplement un film sur les luttes mais aussi un film assez personnel et intime ? 

Monique Pinçon-Charlot – Nous avons été présentés par une productrice, Amélie Juan, avec laquelle nous avions déjà fait d’autres films pour la télévision. Nous venions de publier un livre sur la fraude fiscale, pour lequel nous avions travaillé, Michel et moi, avec de nombreux lanceurs d’alerte. Nous étions fascinés par ces hommes et ces femmes qui sont capables de se mettre en danger et de mettre en danger leurs familles pour lancer des alertes d’intérêt général. 

Finalement, le réalisateur pressenti n’a pas pu poursuivre le projet, et c’est alors que nous avons rencontré Basile, que nous avons appris à connaître et peu à peu nous nous sommes apprivoisés mutuellement. À partir de cette rencontre, le projet initial d’un film sur les lanceurs d’alerte a peu à peu évolué. 

Basile Carré-Agostini – En passant du temps avec Monique et Michel, j’ai vite senti, du fait de leur humour, de leur vivacité exceptionnelle, que je pourrais m’appuyer sur l’efficacité du duo, éprouvée en terme dramaturgique. L’analogie entre les idéaux des Pinçon-Charlot et la chevalerie errante m’est vite apparue, Monique et Michel en Don Quichotte et Sancho Panza, avec pour moulins les sirènes du néolibéralisme. À la différence que, dans leur couple, les rôles s’inversent régulièrement et que les dégâts de la macronie sont bien réels. 

Nous nous sommes rencontrés fin 2016, peu de temps avant l’élection d’Emmanuel Macron. Je leur ai proposé de traverser le quinquennat ensemble. Je ne voulais pas le subir comme le précédent.  Si j’ai eu peu de difficultés à convaincre les Pinçon-Charlot de me laisser approcher leur intimité d’amoureux quand tout va bien, en revanche, il a été beaucoup plus compliqué pour eux de me laisser entrer dans leur véritable intimité : celle de leur travail de recherche, dans leurs disputes, dans les tourbillons de leur pensée ou encore quand ils se font bousculer par le réel ou par les remarques d’autres penseurs, qu’ils soient poètes, intellectuels ou simples passants.  

Pour rendre le geste de cinéma possible et espérer projeter avec émotion les questions existentielles qui sont au cœur de ce film, il m’a fallu ce temps long pour contourner puis dépasser deux particularités de mes personnages que sont leur militantisme et la conscience d’être des personnages publics. Le militant n’est pas par essence la personne qui fait le plus facilement part de ses doutes, de de ses contradictions assumées ou non, et quand de surcroit il se sent investi d’une mission, celle de donner de l’énergie à son auditoire, il lui est d’autant plus compliqué de bien vouloir exposer ses faiblesses.  

© Basile Carré-Agostini

Au cours des repérages pendant lesquels j’ai pu petit à petit introduire une caméra dans leur couple, j’ai gagné la confiance de Monique et Michel Pinçon-Charlot. Au bout de quelques mois ils se sont davantage livrés, sans représentation. Montrer leurs fragilités, leurs doutes, est d’abord une manière de leur rendre justice : dans l’intimité de leur travail, il est peu de difficultés qu’ils n’osent affronter. Montrer leurs peurs, les moments où tout semble sur le point de s’effondrer, devant les injustices du monde moderne, c’est aussi indispensable pour les voir se relever. Parce que sans peur, le courage ne vaut rien.  

J’ai documenté les stratégies existentielles du couple avec l’espoir de transmettre au spectateur leur vitalité et leur endurance dans la lutte. La liste des exemples qui font que les Pinçon-Charlot sont plus forts à deux est longue. Le fait de les voir s’entraider est un des aspects de leur couple qui m’a le plus touché et intéressé. Sans trop s’en rendre compte, ils proposent un contre-modèle : leur couple est un début d’ensemble. Il illustre le primat du collectif sur l’individuel.  

Monique Pinçon-Charlot : « Avec Michel, nous avons toujours revendiqués le bonheur dans le statut de chercheurs que nous souhaitions donc le plus vivant possible ! » 

M. P.-C. – Nos recherches sur le fonctionnement de la classe dominante ont révélé des inégalités sociales et économiques devenues abyssales, au point qu’il nous est vraiment impossible de rester neutres. Nous avons toujours souhaité être du côté de l’agneau et non du côté du loup.  

Pour revenir sur le caractère intime du film, cela ne nous a finalement pas déplu d’oublier la caméra et d’être tout simplement nous-mêmes. Au fond, de nous montrer, y compris dans le plus simple appareil pour ce qui concerne Michel – que l’on voit à un moment en slip – est aussi une manière de revendiquer une forme d’humilité et d’humanité qui est tellement absente du monde de la recherche académique ! Cet univers vogue beaucoup trop avec le moteur de la prétention et de la concurrence, ce qui entraine de la sidération et de la paralysie. Le fait de travailler en couple nous a permis de nous échapper de ce que nous vivions comme un véritable corsetage. 

B. C.-A. – En effet, cela m’intéressait de les faire descendre, dès la première séquence, du piédestal sur lequel certains de leurs lecteurs habituels peuvent les placer. Cela permet de désacraliser la figure du chercheur, de montrer ses fragilités et ses doutes.  

Basile Carré-Agostini : « Ce que j’ai envie de faire naître chez le spectateur, c’est de la curiosité. » 

LVSL – Pour autant, peu de séquences sont consacrées à expliquer des concepts et aspects techniques de sociologie ou d’économie, même de façon pédagogique. Était-ce un choix de réalisation délibéré ?  

M. P.-C. – Je pense que la grande force du film de Basile est la façon dont il présente notamment la violence symbolique, à la fois dans les discours évidemment, mais aussi dans les actes et les images. C’est par exemple le cas quand il fait dialoguer le malaise que les lycéens, au début du film, ressentent quand ils découvrent pour la première fois les trottoirs des beaux-quartiers, avec plusieurs dizaines de minutes plus tard dans le montage, la séquence de l’Acte 2 des Gilets jaunes, où sur la même avenue Montaigne, les manifestants maintiennent cette fois-ci le regard des bourgeois et décident de rester droits devant la violence symbolique qui leur est imposée. C’est très fort d’avoir réussi à mettre en image un concept de sociologie de manière aussi limpide et vivante. 

B. C.-A. – De fait, l’objectif du film n’était pas de résumer ou de donner à voir autrement le contenu des livres écrits par les Pinçon-Charlot. Il y a nombre de chercheurs compétents mais aussi de journalistes qui font un très bon travail de vulgarisation de ce type de notions. Personnellement, ce que j’avais envie de faire naître chez le spectateur, c’est une émotion qui devait leur faire vivre ces concepts dans leur chair. 

Le film suggère le travail de Monique et Michel, mais il donne à voir surtout leur regard sur le monde, la réalité de notre pays différemment que dans les médias traditionnels. Il a fallu du temps pour confronter cette vie tranquille de chercheurs avec la violence de la vie politique et du fonctionnement de la société de notre pays. Mon film cherche à poser un regard tendre sur leur vision acérée de la société. Il y a un contraste intéressant entre ce petit antre qu’est le pavillon de Monique et Michel et la rue, ainsi que leur combat pour transmettre leurs connaissances dans des conférences, dans des usines, etc. J’y ai vu la possibilité d’un film vivant où l’intérieur et l’extérieur pouvaient s’alimenter. 

J’ai mis du temps à trouver la bonne distance, j’ai essayé différents types de caméra. J’ai dû trouver les bons axes dans la maison, réfléchir à comment les suivre à l’extérieur, dans les manifestations par exemple. J’ai finalement utilisé une caméra à petit capteur, pour éviter l’effet de flou qui les aurait isolés du monde qu’ils observent et, dans le même esprit, je les ai beaucoup filmés de dos pour donner à voir ce qu’eux regardent. À l’extérieur du pavillon, j’ai essayé d’enfiler leurs lunettes de sociologues, tandis que chez eux, je réenfilais ma veste de documentariste ethnographe. 

M. P.-C. – Cela correspond bien à ce que Michel et moi souhaitions. Nous avons toujours accordé de l’importance aux connaissances – nous avons écrit vingt-sept livres tous les deux – mais ce qui est décisif pour nous à travers le support cinéma, c’est précisément la question de la transmission. Il s’agit d’un maillon essentiel de la chaîne scientifique. 

B. C.-A. – À un moment, Monique et Michel prennent un café avec l’économiste Liêm Hoang-Ngoc, qui leur explique des aspects du CICE [Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi, NDLR] et Monique lui demande de parler plus doucement parce que c’est important qu’elle comprenne bien pour pouvoir l’expliquer à son tour.

Cette séquence résume une grande partie de l’énergie déployée par Monique et Michel pour faire partager à leurs camarades leur vision, leurs lunettes sur le monde. Ils ont cette humilité que peu d’intellectuels ont et qui fait qu’ils ont même accepté de se faire filmer en position d’écolier. C’est l’image de l’insatiable curiosité de ce couple que j’ai reproduite avec cette séquence tout en documentant pour l’Histoire la violence de ce quinquennat. 

LVSL – Votre film a justement pour toile de fond les mobilisations sociales du quinquennat d’Emmanuel Macron, et montre de façon chronologique leur évolution sur quatre ans. En tant que réalisateur, quel était selon vous l’intérêt d’exploiter cette prise de temps vis-à-vis des événements, que l’on retrouve également dans le film d’Emmanuel Gras, Un peuple ? 

B. C.-A. – Je suis vraiment heureux que le film d’Emmanuel Gras, qui est un réalisateur que j’admire, et le mien, soient sortis en salle presque simultanément. Ce sont deux regards très différents sur le mouvement des Gilets jaunes. La totalité de son film y est consacrée, alors que dans le mien, il s’agit certes d’un grand moment, mais parmi d’autres mobilisations. Ce sont tous les deux des films qui tissent la puissance vitale qu’offre la lutte et la puissance du rouleau compresseur à laquelle ceux qui rêvent d’un monde meilleur sont confrontés.  

Monique Pinçon-Charlot : « Michel et moi étions deux boiteux, mais pas de la même jambe. Nous partagions une sorte de névrose de classe inversée. » 

Il y a visiblement une petite exposition au cinéma pour les documentaires politiques en ce moment. Peut-être est-ce dû au fait qu’ils disparaissent significativement de la télévision ? Emmanuel et moi avons ce point commun d’essayer de mêler vie et politique, joie, amour ou amitié dans nos films. 

LVSL – Quels sont, Monique Pinçon-Charlot, les ressorts et l’histoire de votre engagement ? 

M. P.-C. – Nous avons expliqué avec Michel dans nos Mémoires, Notre vie chez les riches, publiées au mois d’août dernier, qu’il s’agit de deux histoires bien différentes. Michel est originaire d’une famille ouvrière des Ardennes, et moi, plutôt la bonne petite bourgeoisie de province. Mon père était procureur de la République, autoritaire comme le patriarcat l’autorisait. Par la suite, il est même devenu avocat général à la Cour de sûreté de l’État. C’est d’ailleurs comme cela que j’ai rencontré l’historienne et sociologue Vanessa Codaccioni, spécialiste des juridictions d’exception. Ainsi, Michel et moi étions deux boiteux, mais pas de la même jambe. Nous partagions une sorte de névrose de classe inversée. 

Dès que nous nous sommes rencontrés, ça a été le coup de foudre. Mais en réalité, à travers le coup de foudre, rétrospectivement, soixante ans après, on comprend que l’on s’est tout de suite repérés, que l’on a dû se dire à ce moment-là, sans doute inconsciemment, que l’on allait se compléter et que cette solidarité nous permettrait de parvenir à une espèce de « revanche » de classe. 

Nous partions de quelque chose de négatif, que nous avons cherché à transformer en colère positive. Dès notre mariage, nous avons échangé sur nos désirs partagés de faire de la recherche avec le projet de personnifier l’exploitation capitaliste, c’est-à-dire d’arrêter d’employer des slogans sur le grand capital, sur le capitalisme monopoliste d’État, pour étudier et nommer les plus hauts responsables de ce système d’exploitation, comme Ernest-Antoine Seillière ou David de Rothschild, et de tous ceux qui figurent dans le Bottin mondain et le Who’s Who au plus haut niveau. Dès 1986, nous avons annoncé à ceux qui suivaient nos travaux de recherche au CNRS que désormais nous soumettrions à l’investigation sociologique, dans un travail de couple, les membres des dynasties fortunées de la noblesse et de la grande bourgeoisie. 

LVSL – Justement, comment parvenez-vous à concilier votre éthique de chercheur ou de chercheuse et votre engagement militant ?  

M. P.-C. – Tout d’abord, je trouve que les mots « engagé » et « militant » sont de jolis mots que je revendique. Même si ces mots sont aujourd’hui dévoyés par l’idéologie dominante par l’intermédiaire des médias qui appartiennent massivement à des milliardaires. Je pense que la meilleure façon de respecter la rigueur scientifique est de mettre toutes ses cartes sur la table afin que les lecteurs puissent se faire réellement leur opinion. 

Nous avons publié en 1997 un livre de méthodologie sur nos enquêtes aux Presses universitaires de France, aujourd’hui dans la collection Quadrige, Voyage en grande bourgeoisie. Après quatre ouvrages consacrés à l’aristocratie de l’argent et les diverses critiques dont ils ont fait l’objet, nous sommes lancés dans une réflexion d’épistémologie en actes, à une socioanalyse de nous deux, rompant ainsi avec le silence habituel qui règne sur les conditions pratiques de la recherche. La neutralité axiologique peut être parfois brandie pour ne pas avoir à déclarer des positions d’éditocrates dans des magazines appartenant à des oligarques. 

B. C.-A. – Je trouve cela plutôt honnête de la part de Monique et Michel d’affirmer leur engagement politique afin de ne pas se cacher derrière une pseudo-neutralité sur le sujet. Je sais qu’ils trouvent de l’énergie dans leur engagement pour faire un travail sérieux. 

Basile Carré-Agostini : « Comme Monique et Michel ont un visage connu, qu’ils attirent la sympathie, les gens viennent leur parler. L’immense majorité des échanges que j’ai pu filmer exprime une soif de résistance. »

Ce que je respecte énormément chez Monique et Michel, c’est qu’ils ne cachent pas leur idéologie. Ils l’assument. En ce sens, ils ne sont pas extrémistes. Ils défendent un idéal, que l’on peut nommer « communisme », mais surtout, ils sont bien conscients que c’est un choix de société parmi d’autres. 

Le film est construit autour de rencontres profondes et sincères. C’était une chance pour ma caméra. Comme Monique et Michel ont un visage connu, qu’ils attirent la sympathie, les gens viennent leur parler. L’immense majorité des échanges que j’ai pu filmer exprime une soif de résistance. Dans les quelques rencontres que j’ai déjà pu vivre avec le public, les spectateurs témoignent que le film leur donne envie de chercher des nouvelles formes de lutte et je suis heureux d’avoir fait naître ce désir en faisant le portrait de deux sociologues. 

Une séquence du film, celle du chauffeur de taxi, fait beaucoup parler lors des ciné-rencontres. Il y a une forme de fatalisme chez ce chauffeur de taxi, mais il dialogue avec Monique et Michel. Il apporte une contradiction à l’optimisme des Pinçon-Charlot. Cette scène placée à la toute fin du film est aussi le moment pour le spectateur de se positionner, de s’interroger sur son propre rapport à la lutte. J’aimerais que le spectateur se demande s’il trouvera la force de se battre ou si, inversement, il optera pour une forme de repli désabusé.  

Cette séquence alimente des notions qui nous sont chères à tous les trois : l’intelligence collective, la force du dialogue, le fait d’être capable de se parler même si on n’a pas les mêmes opinions. Si le constat existentiel du chauffeur de taxi est amer, mon film est un documentaire, pas une fiction, et en ce moment, si l’on désire être un peu sérieux avec le réel, il n’y a pas vraiment moyen de fabriquer des happy-ends... L’idée première de ce film est de trouver dans la robustesse de mes personnages la force de rester connecté au monde et au collectif et ce quelques soient les violences qui nous attendent mais qui sont surtout déjà bien présentes. 

M. P.-C. – Ce chauffeur de taxi, Noël, nous donne à tous les deux une leçon de courage qui est quand même extraordinaire. Parce qu’à la fin, lorsqu’il descend de son taxi, qu’il enlève son masque acceptant notre livre avec un grand sourire, il envoie un message qui rend optimiste et qui vient casser un discours fataliste si courant dans les classes populaires. J’espère qu’avec cette séquence et plus largement ce film, le spectateur s’interrogera sur son propre engagement et sur son propre courage. 

LVSL – Vous évoquiez votre livre Le président des ultra-riches : Chronique du mépris de classe dans la politique d’Emmanuel Macron (éd. La Découverte). Comment percevez-vous le mépris social qui est au cœur de l’action politique du gouvernement d’Emmanuel Macron ? Et comment évaluez-vous par ailleurs la casse sociale qui a eu lieu pendant ce quinquennat ? 

M. P.-C. – C’est exactement à ces deux questions que le livre tente de répondre. Pour ce qui est de la casse sociale, c’est d’abord évidemment la remise en cause de l’État comme étant au service de l’intérêt général, et qui se retrouve évidé de manière systématique pour servir les intérêts des plus riches. Les mesures antisociales de ce quinquennat n’ont fait qu’augmenter les inégalités déjà criantes dans ce pays, et la réponse donnée aux mouvements sociaux a systématiquement été la violence de la répression.  

Monique Pinçon-Charlot : « Les “fainéants”, “ceux qui ne sont rien”, “les derniers de cordée”, nous n’avions jamais entendu parler ainsi du peuple français. Ce n’est pas pour rien que les Gilets jaunes ont été aussi nombreux dès le départ. » 

Bien sûr, le mépris social est aussi lié aux politiques menées contre les plus pauvres. Nous n’avions jamais vu un tel niveau de décomplexion au niveau des mots employés, quant à la violence et la corruption du langage. Les « fainéants », « ceux qui ne sont rien », « les derniers de cordée », nous n’avions jamais entendu parler ainsi du peuple français. Ce n’est pas pour rien que les Gilets jaunes ont été aussi nombreux dès le départ. C’était aussi en réaction à ce mépris qui était dirigé contre eux remettant en cause leur dignité et leur honneur. On peut avoir faim, on peut avoir du mal à payer l’essence. Mais le mépris, ce n’est pas acceptable. La question du carburant n’a ainsi été que le déclencheur, la petite goutte d’eau qui a fait déborder le vase.  

Tout cela relève d’un processus qui s’est mis en place en 1983 avec « le tournant de la rigueur » sous la présidence de François Mitterrand pourtant membre du parti socialiste. La transformation de l’État providence par le néolibéralisme où tout est petit à petit marchandisé et financiarisé a été réalisée par la social-démocratie. Cela a même été théorisé dans un livre qui est maintenant épuisé et non réédité car jugé bien trop dangereux, La gauche bouge, et dont l’auteur, Jean-François Trans, n’est autre qu’un pseudonyme collectif renvoyant à Jean-Yves Le Drian, Jean-Michel Gaillard, Jean-Pierre Jouyet, Jean-Pierre Mignard et François Hollande. Il s’agit d’un chef-d’œuvre de néolibéralisme, dont toutes les recettes sont déjà là. Après, il n’y a plus qu’à aller placer les siens au FMI ou dans les grandes institutions de la finance mondiale pour les appliquer.  

B. C.-A. – C’est vrai qu’avec Emmanuel Macron, nous avons franchi un cap dans la violence et le mépris de classe. Peu de temps avant l’émergence du mouvement des Gilets jaunes, j’ai vu Monique et Michel analyser la violence des réformes en cours, nous avons entendu les insultes que le Président s’est autorisé à distiller par ses petites phrases au peuple français, rien ne bougeait. Monique et Michel, comme la nébuleuse contestataire que je découvrais grâce à eux, partageait un peu cette idée : « Ça y est, c’est fini, la bourgeoisie peut faire ce qu’elle veut, tout le monde est paralysé par la sidération. ». 

Cependant, il a suffi que le réel fasse irruption à la télévision pour que la France réagisse. Une des raisons de l’émergence du mouvement des Gilets jaunes tient à une erreur de diagnostic de la part des médias dominants, qui se sont dit que les Gilets jaunes étaient anti-écolos, anti-taxes et qu’ils pourraient alimenter la pensée réactionnaire des plateaux de télé. Ils les ont alors filmés et leur ont donné la parole pendant des heures et des heures d’antenne. 

© Basile Carré-Agostini

Des milliers de citoyens se sont sentis moins seuls en comprenant que leur situation sociale n’était pas le fruit de leur manque de volonté d’entreprendre, mais que s’ils étaient si nombreux à souffrir, c’était bien en raison d’un problème systémique dans ce pays. Quand la détresse qui est si habituellement cachée arrive à s’exprimer, une dynamique collective peut naître. Le réel est révolutionnaire. 

LVSL – Dans la perspective des élections à venir, pensez-vous qu’Emmanuel Macron constitue toujours celui qui représente le mieux la bourgeoisie, ou que cette hégémonie au sein du bloc élitaire peut encore lui être contestée par d’autres candidates ou candidats, tels que Valérie Pécresse ou Éric Zemmour ? 

M. P.-C. – La grande bourgeoisie telle que nous l’avons analysée Michel et moi est une classe qui est assez hétérogène, au niveau notamment des montants de richesse, mais aussi dans les traditions politiques, idéologiques ou religieuses. C’est d’ailleurs ce qui fait sa force. Si elle constitue un bloc mobilisé au sens sociologique, ce n’est pas le cas au niveau électoral car les nantis ne misent jamais tous sur le même cheval. Il leur en faut plusieurs afin de jouer au jeu du « face je gagne, pile tu perds ! »  

Regardez, lors des élections présidentielles de 2017, quand François Fillon est tombé, Emmanuel Macron est immédiatement devenu le candidat préféré des beaux quartiers. Toutes les composantes sont donc représentées, de l’extrême droite à la droite dure en passant par quelqu’un comme Emmanuel Macron qui a fait croire à l’alliance de la droite et de la social-démocratie ! 

L’agenda néolibéral des élections de 2022 est toujours celui des puissances d’argent qui détiennent les instituts de sondage, la majorité des médias sans parler du financement par les généreux donateurs qui peuvent déduire une grosse partie de ces dons de leurs impôts. Nous sommes donc finalement un peu les dindons de cette farce, puisque ce sont ceux qui ont le plus d’argent qui financent leurs camarades de classe en politique. Nous sommes face à un serpent qui se mord la queue. 

LVSL – Comment conservez-vous alors cet espoir si présent dans le film et dans votre discours ? 

M. P.-C. – Ce qui nous porte, à titre personnel, Michel et moi, c’est vraiment un diagnostic révolutionnaire, le capitalisme aujourd’hui en bout de course n’étant pas réformable. Ce sont les banques centrales qui ont fait tourner la planche à billets pendant la pandémie du Covid-19 pour payer les dividendes des actionnaires.  

© Basile Carré-Agostini

Toutes les formes du vivant, que ce soit l’humain et les mondes animal et végétal, ont été exploitées jusqu’à l’os. Et aujourd’hui, à cause de la déforestation, de cette exploitation irraisonnable de la terre et de la raréfaction des ressources, naturelles, nous sommes confrontés à des virus, à des guerres informatiques, à des conflits géopolitiques qui ont à voir avec la concurrence sur les matières premières. En tant que scientifique, j’ai été très émue de découvrir, le 20 février 2020, une tribune au Monde, signée par 1000 scientifiques travaillant dans différents domaines liés à la crise du climat, appelant à la désobéissance civile et au développement d’alternatives radicales contre le dérèglement climatique en rejoignant des associations comme Greenpeace ou Alternatiba.  

Si comme le déclarent ces chercheurs, « le futur de notre planète est sombre », il faut bien admettre que le système capitaliste basé sur l’exploitation de toutes les formes du vivant doit être aboli comme le furent l’esclavage et le colonialisme, au profit d’un autre système économique basé sur le partage, la solidarité et le respect de la planète. C’est ce à quoi invite le film de Basile : vivre heureux, vivre digne, vivre simplement dans l’amour et le bonheur de la plénitude de notre si bref passage sur terre !  

« Il est possible de faire plier Uber malgré la mauvaise volonté du gouvernement » – Entretien avec Leïla Chaibi

Leïla Chaibi dans l'hémicycle du Parlement européen
Leïla Chaibi dans l’hémicycle du Parlement européen en septembre 2021 ©Parlement européen

La Commission européenne a proposé en décembre 2021 une directive qui prévoit la présomption de salariat des travailleurs des plateformes, pour lesquels existe un lien de subordination. Fruit d’une longue lutte, ce texte pourrait ouvrir la voie à un reflux du cadre législatif qui a rendu possible l’ubérisation. L’auto-entrepreneuriat, qui sert la majorité du temps de statut légal aux travailleurs des plateformes, pourrait ainsi tomber dans l’illégalité. C’est sans compter la réaction du gouvernement français, qui tente d’ores et déjà d’édulcorer la portée de la directive européenne. Nous avons évoqué ces enjeux juridiques et politiques avec Leïla Chaibi, eurodéputée France insoumise qui plaide depuis des années pour une régulation du secteur des plateformes.

Le Vent Se Lève : La Commission européenne a récemment adopté une directive portant présomption de salariat pour les travailleurs des plateformes. Depuis deux ans, vous plaidez pour un texte allant dans ce sens. Quelles sont ses grandes lignes ?

Leïla Chaibi : La Commission européenne a en effet proposé une directive le 9 décembre 2021 qui concerne les travailleurs des plateformes. Si elle fait suite à l’ouverture du chantier législatif sur ce thème annoncé dès 2019 par la Présidente de la Commission Ursula von der Leyen, elle peut toutefois être revendiquée comme une victoire pour le camp progressiste tant le résultat est éloigné de ce qu’en espéraient les représentants des plateformes et les personnalités acquises à leurs intérêts : le camp des travailleurs a gagné !

L’un des points centraux réside effectivement dans l’établissement d’une présomption de salariat pour tous les travailleurs des plateformes remplissant au moins deux critères parmi une liste de cinq proposée dans le texte de la Commission. Les cinq critères sont les suivants : la détermination du niveau de rémunération par les plateformes ; leur contrôle ou restriction de la communication entre travailleurs et clients ; l’imposition des règles d’apparence ou de conduite aux travailleurs ; la possibilité de vérifier la qualité de la prestation fournie et, enfin, le possible pouvoir de sanction.

L’enjeu est de lutter contre l’usage frauduleux du statut de travailleur indépendant par des plateformes qui traitent comme des indépendants des travailleurs qui se voient imposer des sujétions propres au contrat de travail salarié. Néanmoins, il faut rappeler à nos adversaires caricaturaux qu’on ne veut absolument pas que tout le monde soit salarié. Il existe de nombreuses plateformes qui se contentent véritablement de faire de la mise en relation avec de véritables indépendants, et elles n’entrent, logiquement, pas sous le coup de la directive proposée. C’est le cas de Doctolib par exemple, qui a affaire avec de véritables indépendants, en ce que la plateforme ne sanctionne pas les médecins qui peuvent refuser des consultations un jour dans la semaine ou ne leur impose pas de tarif.

« Instaurer un tiers statut constituerait un cheval de Troie dans le Code du travail. »

LVSL : Au cours de ces deux ans de lutte, vous vous êtes opposée avec vigueur à l’instauration d’un tiers statut, c’est-à-dire la création d’un nouveau régime, entre le salariat et l’indépendance totale. Pourquoi ?

LC : En tant que parlementaire européenne je n’ai pas l’initiative législative. En d’autres termes, je ne rédige pas moi-même le projet de directive. Dans ce cadre, mon rôle et celui de mes camarades députés a essentiellement été d’exercer de fortes pressions sur la Commission, qui rédige la proposition de directive, après que la Présidente de la Commission a ouvert le chantier législatif.

Dès le début, les plateformes y ont vu une opportunité rêvée pour légaliser leur pratique – aujourd’hui reconnue comme frauduleuse par l’écrasante majorité des juridictions européennes – via l’instauration d’un tiers statut. Leur idée était de profiter des avantages à la fois du lien de subordination propre au salariat et de la flexibilité que présente pour elles le statut d’indépendant, mais sans jamais n’avoir à en assumer les contreparties inhérentes. La conséquence d’une telle situation serait que les plateformes tireraient les avantages, et les travailleurs les inconvénients, des deux statuts.

Pareil déséquilibre est logiquement intolérable et c’est autour de cela que le bras de fer s’est organisé progressivement. Finalement, notre démarche s’inscrit dans le seul respect du droit commun du travail : instaurer un tiers statut constituerait un cheval de Troie dans le Code du Travail. Cela serait la porte ouverte au contournement généralisé de ce qui structure le monde du travail depuis les premiers conquis sociaux du début du 19ème siècle.

Plus de 100 travailleurs de plateformes venus de 18 pays différents, réunis le 27/10/2021 à Bruxelles au Forum transnational des alternatives à l’ubérisation organisé par © TheLeft

LVSL : Vous avez organisé une mobilisation particulière, qui s’appuyait non seulement sur les jurisprudences à peu près homogènes des juridictions des Etats membres, mais aussi sur la constitution de ce que vous appelez un « contre-lobby ». Quelles leçons en tirer pour les luttes à venir ?

LC : D’emblée, je veux souligner que la mouture finale de la directive proposée par la Commission constitue bel et bien une victoire pour le camp des travailleurs. A l’échelle européenne c’est assez rare pour être souligné.

On a assez de raisons de penser qu’une telle victoire a été rendue possible par ce qui a caractérisé notre mobilisation, à savoir l’irruption sur la scène bruxelloise des premiers concernés : les travailleurs précarisés des plateformes. C’est d’ailleurs comme une passeuse entre l’intérieur et l’extérieur des institutions que j’ai conçu mon rôle de députée européenne. L’idée était d’utiliser au mieux ma position au Parlement pour donner la parole à ces gens qui, partout en Europe, ne parlent pas la même langue mais disent la même chose.

Alors que l’illusion de l’indépendance tend au contraire à isoler et atomiser les livreurs et autres chauffeurs VTC, notre travail a consisté à trouver les moyens de dépasser les obstacles à la mobilisation collective. Nous avons donc œuvré pour la constitution d’un bloc homogène, d’une force qui lie et unit. L’illustration concrète est l’organisation du Forum transnational des alternatives à l’ubérisation où nous avons permis à des livreurs et des chauffeurs de 18 pays différents de se rassembler et ainsi échanger, construire la mobilisation mais aussi faire pression sur la Commission européenne en rencontrant le commissaire européen Nicolas Schmit, responsable de l’emploi et des droits sociaux. C’est cette force mutualisée et ce que nous en avons fait que nous pouvons appeler contre-lobby ou lobby populaire.

« La mouture finale de la directive proposée par la Commission est une victoire pour le camp des travailleurs. »

De mon expérience de parlementaire européenne, s’il y a bien une chose dont je peux témoigner, c’est que les représentants des intérêts des groupes puissants ont tendance à rédiger seuls leurs amendements et à les faire accepter avec une facilité déconcertante. Dans notre affaire de directive, ils se sont cependant trouvés confrontés à une force opposée à la leur et aux intérêts qu’ils entendaient défendre. Finalement, au-delà de montrer que la mobilisation peut porter ses fruits, je crois que notre combat a aussi le mérite de montrer que quand les décideurs se sentent surveillés par la majorité des citoyens qu’ils représentent, alors ils sont plus enclins à écouter leurs revendications. L’ennemi du progrès, dans les institutions, c’est l’opacité. En remettant de la proximité entre les expériences vécues sur le terrain par les travailleurs et les institutions européennes, on a non seulement permis l’émergence d’une force collective qui a noué des solidarités internationales fortes, mais également une avancée législative d’ampleur pour le secteur.

LVSL : Quelle a été la position des représentants de la majorité présidentielle dans les institutions européennes ?

LC : Depuis le début, les plus gros adversaires politiques du projet de présomption de salariat, ce sont les macronistes, au Parlement et dans toutes les institutions. On ne le répètera jamais assez.

Leur idée de base était qu’au vu des requalifications en chaîne dans tous les tribunaux des Etats membres, il fallait protéger les plateformes (et non pas les travailleurs) du risque de requalification en contrat de travail. C’est d’ailleurs cet objectif que poursuivait l’article 44 de la loi n° 2019-1428 d’orientation des mobilités en instituant une simple charte de bonne pratique passée entre une plateforme et les travailleurs qui, une fois homologuée, aurait empêché le recours devant un juge et la demande de requalification en caractérisant un lien de subordination. Si cet article a heureusement été censuré par une décision du Conseil constitutionnel [1], les représentants des plateformes ont voulu reprendre ce modèle de charte de bonne conduite non-contraignante. C’est dire à quel point les positions de Macron et de ses représentants ont fait ouvertement le choix du camp des plateformes contre les travailleurs.

Ce que la plupart des représentants français à Bruxelles recherchaient, avec le soutien appuyé des représentants des plateformes, c’était donc faire croire à un grand bouleversement de la législation en vigueur en ne modifiant rien en profondeur et en sécurisant et confortant les plateformes dans leurs pratiques abusives. A titre d’exemple, la plupart voulaient se contenter de reprendre l’idée de renversement de la charge de la preuve dans un contentieux de requalification, mais en abandonnant l’idée de présomption. Dans cette configuration, l’initiative et l’effort repose donc sur un travailleur isolé dans une situation extrêmement précaire, ce qui ne le rassure pas dans l’idée d’intenter une procédure coûteuse contre le géant qui l’emploie. Par ailleurs, la portée aurait été extrêmement limitée car c’est ce qu’admettent déjà les juges. En définitive, ça n’aurait rien changé.

LVSL : La France d’Emmanuel Macron assure la présidence tournante de l’UE pour le premier semestre 2022. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

LC : D’abord, je crois qu’il faut relativiser l’importance de la présidence du Conseil de l’Union Européenne. Emmanuel Macron n’aura – fort heureusement – pas le pouvoir de revenir sur ce qu’a dit la Commission, il faut s’en féliciter. L’essentiel de l’impact français consistera dans le choix des dossiers à prioriser ; il s’agit ni plus ni moins que d’imposer un agenda politique, en partant souvent des dossiers déjà en cours.

Le point sur lequel il faudra donc être vigilant, c’est surtout le double discours tenu par la majorité présidentielle, ou plutôt la posture éhontée et scandaleuse qu’elle adopte. En effet, les macronistes ont déjà explicitement affirmé qu’ils tenteront de freiner la proposition de directive.

En d’autres termes, alors que le candidat Emmanuel Macron se présente comme le chantre du social au niveau européen, il s’oppose ouvertement à l’accès au statut protecteur de salarié (donc du salaire minimum, de la représentation collective et de la protection sociale afférents) des plus de quatre millions de travailleurs concernés (et qui le revendiquent), selon les chiffres de la Commission elle-même, par la présomption de salariat.

« Le candidat Emmanuel Macron s’oppose ouvertement à l’accès au statut protecteur de salarié de plus de quatre millions de travailleurs. »

LVSL : Après la loi Riders en Espagne [2], qui instaure déjà une présomption de salariat, Deliveroo a quitté le marché espagnol et les opposants à cette loi de progrès ont en partie organisé leur riposte autour de cet élément. Comment faut-il expliquer que le départ de Deliveroo n’est une mauvaise nouvelle pour personne ?

LC : Ce type de plateformes capitalistes exploitent non seulement les travailleurs, mais exercent également une ponction conséquente sur les petits restaurateurs eux-mêmes qui se voient parfois contraints d’assumer une partie du prix de livraison pour rester compétitifs et ne pas se faire noyer par d’autres enseignes de renom comme McDonald’s par exemple. Voir Deliveroo quitter le territoire ne saurait ainsi être inquiétant pour quiconque voit la prédation d’un mauvais œil.

Surtout, je veux insister sur le fait que, pour prendre l’exemple de l’activité de livraison, il est possible de l’exercer de façon éthique et responsable. Le modèle des coopératives est à cet égard très éloquent : pas de profitabilité ou profitabilité encadrée, souveraineté des travailleurs sur leur activité, respect du droit du travail… Ces alternatives bénéfiques peinent malheureusement à émerger à cause de l’implantation de grosses plateformes qui ne respectent pas les règles du jeu, jouissent d’une force de frappe colossale et ne respectent pas les travailleurs et la réglementation. Si elles partent, elles favoriseront la livraison apaisée et éthique : on voit bien qui sont les seuls à pouvoir le déplorer.

Pour en savoir plus sur les coopératives de livreurs, lire l’interview de Romain Darricarrère sur LVSL : « Les coursiers bordelais : une alternative concrète à l’uberisation »

LVSL : On a tendance à se focaliser sur l’aspect décisif de présomption de salariat. Pourtant, la directive n’oublie pas non plus de s’intéresser aux algorithmes des plateformes qui imposent des cadences infernales et sont obscures pour les livreurs. Quelle solution est proposée ?

LC : Vous avez raison, elle s’y intéresse. Néanmoins, je serais quand même tentée de dire qu’elle apporte une réponse insuffisante, ou qu’en tous cas elle reste trop timide sur ce point.

« Le management algorithmique échappe à toute réglementation, c’est problématique. »

Certes, la question des algorithmes est plurielle, mais l’un des points les plus urgents à résoudre c’est que le management algorithmique échappe à toute réglementation, et c’est assez problématique puisque l’algorithme est la manifestation même du lien du subordination.

Par ailleurs, il ne faut pas oublier que derrière chaque algorithme, il y a des humains qui le conçoivent et l’orientent. Un problème majeur, c’est qu’on ignore à peu près tout de comment il est conçu. Par exemple, si un livreur refuse deux courses courtes, on ne sait pas si l’algorithme lui proposera ensuite des courses plus longues, sera indifférent ou même le sanctionnera en ne lui proposant plus que des courses courtes pendant un moment. L’idée avancée à travers la transparence c’est donc aussi de donner l’autorisation aux inspecteurs du travail d’ouvrir cette boîte noire et d’accéder à ce genre d’informations, cruciales pour une normalisation et régularisation des relations de travail avec les plateformes.

LVSL : Finalement, les vecteurs d’émancipation dans votre combat sont notamment le statut du salariat, la représentation syndicale ou encore la négociation collective. Comment cela doit-il nous guider alors que l’enjeu des dernières réformes du droit du travail s’en prennent, précisément, à ces éléments ?

LC : Je crois que chaque victoire booste le mouvement social dans son ensemble, et c’est toujours une grande joie de voir des efforts sincères récompensés. Comme nous l’avons dit, la forme prise par notre mobilisation a de quoi irriguer le mouvement social : nos combats doivent être menés en partant des expériences concrètes des premiers concernés, c’est cela la construction d’une alternative émancipatrice et c’est aussi une clé pour la reprise du pouvoir démocratique par les citoyens qui surveillent leurs représentants.

« Le salariat permet de lutter contre la rémunération à la tâche du 19ème siècle. »

C’est vrai aussi que le salariat permet de lutter contre la rémunération à la tâche du 19ème siècle, que la représentation syndicale œuvre contre l’atomisation des travailleurs et même que la négociation collective constitue l’un des plus grands conquis sociaux en ce qu’il permet la participation des travailleurs à l’établissement des règles régissant leur propre travail. En disant tout cela, on comprend que, finalement, notre combat pour le salariat des travailleurs de plateformes est une bataille pour le droit commun. Dans chaque conquête, il y a toujours des opposants qui en atténuent la portée en instaurant des statuts dérogatoires. C’est le cas du CDD ou même du stage, par exemple, qui permettent de contourner les règles de droit commun. L’enjeu essentiel de notre lutte est de rattacher au droit commun plus de 4 millions de travailleurs en Europe que l’on traite indignement comme des indépendants.

Enfin, il y a aussi un signal important envoyé par notre combat : on a réussi dans le cadre de l’UE ce qui aurait été impossible sous Emmanuel Macron en France. La conclusion qui s’impose est somme toute simple : sous son mandat, aucune réforme sociale n’est possible. Pis, ce président entend ouvertement être un obstacle à l’émancipation de millions de travailleurs opprimés et précarisés.

Notes :

[1] Le Conseil constitutionnel a censuré (paragraphes 24 à 28 de la décision DC n° 2019-794) le fait que les plateformes puissent, dans la charte, définir à la place de la loi les éléments qui peuvent être retenus par le juge pour caractériser un lien de subordination.

[2] La loi espagnole dite « Riders » prévoit déjà, depuis son entrée en vigueur en août 2021, une présomption de salariat pour les travailleurs des plateformes capitalistes qui exploitent frauduleusement le statut d’indépendant.

Comment dépasser le modèle de l’entreprise capitaliste ? – Entretien avec Daniel Bachet

Travailleuses et travailleurs doivent être pleinement impliqués dans les décisions d'orientation de la production.
© Jeanne Menjoulet

Aux côtés de l’association d’éducation populaire Réseau Salariat, le sociologue Daniel Bachet et l’économiste Benoît Borrits ont organisé un séminaire autour du thème de l’entreprise et son monde afin de proposer des voies de dépassement des logiques écocidaires de profitabilité. Le statut juridique de l’entreprise, la socialisation du crédit, le pouvoir des salariés dans l’entreprise, ou encore la comptabilité : autant de thèmes abordés dans l’ouvrage retranscrivant les présentations du colloque. Nous avons rencontré Daniel Bachet pour discuter de leurs constats et de leurs propositions pour mieux organiser les entités productives. Entretien réalisé par Romain Darricarrère.

Le Vent Se Lève – Pour commencer, pouvez-vous revenir sur les apports et sur l’importance de l’approche comptable dans les domaines du travail et de l’entreprise ? C’est une dimension concrète bien que souvent impensée. Ne s’agit-il pas d’une manière de présenter et d’interpréter le réel socio-économique ?

Daniel Bachet – La façon de compter oriente chaque jour des décisions stratégiques qui ont des effets immédiats sur le travail, l’emploi et la qualité des modes de développement et de vie. On peut penser que la comptabilité financière constitue aujourd’hui le cœur de notre système socio-économique. Ainsi, dans la comptabilité sont repliés les rapports sociaux fondamentaux du capitalisme (rapport salarial, rapport monétaire et financier, rapports de propriété, etc.).

Depuis les années 1980, un droit comptable international inique et dangereux a été institué par les États à l’échelle de la planète. Les normes IFRS – International Financial Reporting Standard, sont devenues la référence internationale pour les grandes sociétés auxquelles elles imposent un modèle de gestion appelé « juste valeur ». Ces normes conduisent les PDG de ces sociétés à satisfaire en priorité les intérêts à court terme des actionnaires. Une entreprise est appréhendée comme un actif qui s’évalue à sa valeur potentielle de vente sur un marché. Les bénéfices sont déterminés sur la base d’un taux de rentabilité exigé de l’ordre de 10 à 15 %, parfois plus, qui contribue à mettre en danger notre vie commune sur la planète eu égard à sa finitude. Autrement dit, les États instituent de manière intentionnelle et irresponsable une véritable constitution économique mondiale fondée sur ces normes comptables, qui n’ont rien de naturel.

C’est pourquoi adopter un langage comptable plutôt qu’un autre, c’est adopter une représentation de l’entreprise, de sa finalité, de son efficacité et des rapports de pouvoir. Aussi, il est possible de penser et de compter différemment en vue de proposer une alternative cohérente et opératoire à l’entreprise capitaliste, notamment pour que les décisions économiques soient prises à l’aune d’autres considérations : c’est le cœur du pouvoir.

LVSL – Plus techniquement, en quoi peut donc consister cette manière alternative de compter ?

D. B. – Dans cet ouvrage collectif nous présentons les comptes de valeur ajoutée et de valeur ajoutée directe – VAD[1] ainsi que l’approche CARE – comptabilité adaptée au renouvellement de l’environnement [2]. Ce sont les outils de gestion les plus appropriés pour faire exister l’entreprise comme structure productive dont la finalité est d’abord de produire et de vendre des biens et/ou des services. Ils ont également pour mission d’empêcher les atteintes aux fonctions environnementales essentielles à la survie de la biosphère et de prévenir les dégâts collatéraux du développement économique sur les humains : risques socio-psychologiques, accidents, coût de l’insécurité environnementale, etc.

« Adopter un langage comptable plutôt qu’un autre, c’est adopter une représentation de l’entreprise et de sa finalité plutôt qu’une autre. »

Dans cette nouvelle logique, le travail devient une source de valeur et de développement et non un coût ou une charge à réduire sans cesse.

L’intérêt social est alors celui de l’ensemble des parties constitutives de l’entreprise qui sont toutes aussi légitimes les unes que les autres pour agir et être impliquées dans les processus de création et de décision. Cette représentation de l’intérêt social remet en question le droit issu de la propriété qui donne habituellement tous les pouvoirs aux seuls détenteurs de capitaux et à leurs mandataires, les dirigeants des sociétés.

Les outils comptables que nous proposons sont dès aujourd’hui opératoires mais il faut les généraliser et se positionner sur un plan macro-institutionnel. C’est à un niveau politique qu’il faut agir pour les faire exister, là où se construisent, se fabriquent et s’organisent les langages légitimes, les conventions et les systèmes d’information qui permettent l’exercice du pouvoir. L’objet de notre livre était de mettre en évidence le caractère essentiellement normatif et performatif de la construction des conventions comptables, mais aussi de souligner la possibilité d’ensembles cohérents alternatifs.

LVSL – Comment analysez-vous la fermeture de l’espace de la social-démocratie, évoquée tant à plusieurs reprises dans l’ouvrage, mais aussi par d’autres économistes comme Frédéric Lordon par exemple ? L’impossibilité d’agir dans ce cadre ne légitime-t-elle pas d’autant plus un changement de paradigme profond ?

D. B. – Le mode de gouvernement de la social-démocratie s’est rapidement aligné sur les règles du néo-libéralisme à la fin des années 1970 : libéralisation du commerce des biens et des services, dérégulation financière avec suppression du contrôle des capitaux et mise en place de la gouvernance actionnariale ou corporate governance. On peut même rappeler que la social-démocratie a initié les premières mesures qui ont conduit à la libéralisation financière. C’est un Ministre socialiste de l’Économie et des Finances, Pierre Bérégovoy, qui met en place avec son équipe une nouvelle architecture institutionnelle : la loi bancaire de 1984-1985, la suppression de l’encadrement du crédit, la disparition de la plupart des prêts bonifiés – et puis, petit à petit, la levée du contrôle des changes, pour faire revenir les investisseurs internationaux.

Il faut donc reconstruire le cadre institutionnel si l’on veut sortir du libre-échange et de la dérégulation financière. Cela suppose de mettre en place des zones de protection en fixant par les lois et par la négociation internationale le degré de liberté du commerce qui reste compatible avec la souveraineté des peuples quant au choix de leur modèle de société. De même, seule une politique résolue de contrôle sur les mouvements de capitaux est capable de remettre le système sur ses pieds et d’assurer que la finance serve aux activités productives et non à la spéculation.

Dans notre ouvrage, nous n’avons traité que du thème de l’entreprise et de sa refondation, tout en montrant que le modèle de la social-démocratie était totalement disqualifié y compris sur ce sujet. Aucun gouvernement social-démocrate n’a proposé un véritable partage du pouvoir dans les organes de direction des sociétés. Le projet de faire valoir un soupçon de codétermination dans les entreprises françaises n’a jamais abouti. Sous la Présidence « socialiste » de François Hollande, le nombre d’administrateurs salariés dans un conseil d’administration était de 2 lorsque le nombre total des administrateurs était supérieur à 12 (et de 1 lorsque le nombre d’administrateurs était inférieur ou égal à 12). C’est dire que la social-démocratie n’a offert rien d’autre qu’un strapontin aux représentants des travailleurs dans l’entreprise. Du point de vue de l’organisation des pouvoirs, la puissance du capital n’a jamais été entamée par les gouvernements socio-démocrates. Le dépassement du modèle social-démocrate et social-libéral est un impératif qui s’impose pour construire de nouvelles règles du jeu. Si le cadre économique, social et politique pose de plus en plus problème pour mettre en place une authentique démocratie délibérative, il convient de le transformer en profondeur voire, à terme, de sortir du cadre lui-même.

LVSL – Comment s’opposer efficacement aux réformes successives du code du travail qui font primer les accords d’entreprise sur la négociation collective ? Cela n’implique-t-il pas, précisément, de dépasser le cadre de l’entreprise capitaliste pour la négociation et la fixation des salaires ?

D. B. – L’enjeu politique des différents gouvernements qui se sont succédés depuis plus de 30 ans est bien d’affaiblir la loi et les conventions de branches, au profit de la négociation collective d’entreprise qui est la plus déséquilibrée.

Les défenseurs de l’inversion de la hiérarchie des normes considèrent que le projet qui consiste à renforcer la primauté des accords d’entreprise sur les accords de branche puis à étendre ces dérogations à d’autres domaines introduit de la souplesse dans les relations de travail. En fait, il s’agit de favoriser le dumping social en fragilisant les salariés.

Le fait de se replier sur l’entreprise renforce le pouvoir des propriétaires et des dirigeants qui ont déjà la maîtrise du contrat de travail. Ce contrat de travail est le produit du droit de propriété qui lui-même reproduit la séparation des salariés des moyens de production. Les salariés se retrouvent donc isolés face à des entités juridiques dominées par les propriétaires qui, disposant de tous les pouvoirs, sont globalement en mesure de fragmenter et d’atomiser le salariat.

Il ne faut donc pas enfermer les espaces de délibération sur les salaires à l’intérieur des seules unités de production. Cela suppose au contraire de concevoir des formes institutionnelles méso et macro sociales qui soient à même de définir les niveaux de salaires dans les entreprises mais également les choix d’orientation des investissements ou les niveaux de qualification. Bernard Friot propose ainsi d’instituer des caisses de salaires et d’investissement pour socialiser les salaires au-delà de chaque entreprise prise individuellement. Benoît Borrits souhaite, lui, mettre hors marché une partie de la production privée, puis la redistribuer afin de garantir des revenus décents à toutes celles et ceux qui ont participé à cette production. La rémunération de chaque travailleur ne serait plus garantie par l’entreprise mais, de façon mutualisée, par l’ensemble des entreprises. Ce sont là des institutions encore inédites qui devraient permettre une intervention politique à plusieurs niveaux de façon à garantir des meilleures rémunérations pour tous.

NDLR : Pour en savoir plus sur la proposition de Benoît Borrits, lire son article sur LVSL : Entre revenu universel et emploi garanti, une troisième voie ?

Daniel Bachet est Professeur de sociologie à l’Université d’Evry-Paris Saclay et membre du conseil scientifique d’Attac. Proche des thèmes chers à Réseau Salariat, il a organisé, avec Benoît Borrits,
un séminaire pour penser le dépassement de l’entreprise capitaliste.

LVSL – Vous rappelez dans l’ouvrage que seule la rémunération du capital est totalement rivale de celle du travail. Comment exploiter efficacement cet énoncé basique pour faire évoluer les représentations des discours de droite classique, notamment dans la perspective d’outiller le mouvement social ?

D. B. – Dans les représentations dominantes véhiculées par les théories néoclassiques – théorie de l’agence, théorie des marchés efficients, seul l’actionnaire de contrôle est censé prendre des risques. Il est rémunéré par des dividendes. On l’appelle le créancier résiduel car il peut ne pas recevoir de dividendes et tous les autres créanciers d’une entreprise sont rémunérés avant lui en cas de difficultés. Dans la mesure où l’actionnaire peut être considéré, en tant que propriétaire d’une entreprise, comme un créancier résiduel, le droit des sociétés assigne dans la plupart des pays au conseil d’administration le devoir de surveiller les dirigeants pour protéger les intérêts des actionnaires, dans le cadre de procédures de contrôle internes. Le statut de créancier résiduel donne à l’actionnaire la légitimité pour s’approprier le profit résiduel, mais aussi pour dicter les objectifs à atteindre par la firme.

Or, cette représentation est arbitraire et inexacte. Les actionnaires et les financiers sont parvenus à faire croire qu’ils avaient le monopole de la détermination des intérêts de l’entreprise. Ce n’est là qu’une tentative de détournement du pouvoir car personne n’est propriétaire de l’entreprise du fait que cette entité n’existe pas en droit. L’actionnaire de contrôle n’est propriétaire que des parts sociales ou des actions de la société (entité juridique). Néanmoins les actionnaires de contrôle se comportent comme s’ils disposaient de tous les pouvoirs dans l’entreprise et sur l’entreprise.

La seule limite à ces pouvoirs relève des droits sociaux accordés aux salariés. Or, comme chacun le sait, ce sont de très faibles contrepouvoirs. Ainsi, les droits des salariés, lorsqu’ils sont en confrontation directe avec le droit des propriétaires dans une structure telle que la société de capitaux, arrivent en derniers quand il s’agit de fixer les règles du jeu et en particulier les salaires. Les propriétaires sont les agents dominants qui occupent au sein de l’entité juridique qu’est la société une position telle que cette entité agit systématiquement en leur faveur. De plus, les salariés ne sont pas des associés comme les propriétaires des actions, ce sont des tiers vis-à-vis de la société et des coûts dans la comptabilité capitaliste. N’ayant pas le statut d’associés, c’est-à-dire de propriétaire ou d’actionnaires, les salariés ne sont pas membres de la société alors qu’ils font partie de l’entreprise en tant que collectif de travail.

Pour sortir de la logique de domination imposée au travail par le capital, il ne faut plus penser en termes de propriété mais de pouvoir. L’entreprise fait partie du rapport capital/travail sans toutefois se confondre ni avec le capital ni avec le travail. C’est une unité institutionnelle qui dispose d’une autonomie relative. Au sein du capitalisme, elle est le support de création collective qui engage des agents et des collectifs aux intérêts multiples. C’est pourquoi l’entreprise est une entité profondément politique qui transforme le monde social.

« Il ne serait pas logique d’avoir pour ambition de mieux rétribuer le travail sans remettre en question le niveau de rémunération du capital. »

Le fait d’assigner à l’entreprise un autre objectif que le seul profit permet de remettre en question la notion, non fondée en droit, de propriété de l’entreprise, et de faire en sorte que le pouvoir d’entreprendre ne provienne plus de la seule propriété des capitaux.

De fait, l’entreprise est un ensemble composé de la société (entité juridique) et de la structure productive. L’existence de la structure est assurée par la société qui seule dispose d’une personnalité morale. La finalité de la société est de faire exister l’entreprise comme structure productive en vue de produire et de vendre des biens et/ou des services. Le revenu qui en découle, la valeur ajoutée, est la contrepartie économique de la production et de la vente des biens et des services. Elle représente le revenu commun des parties constitutives de l’entreprise et à ce titre, il doit être partagé équitablement.

Il ne serait pas logique d’avoir pour ambition de mieux rétribuer le travail sans remettre en question le niveau de rémunération du capital. La valeur ajoutée est à la fois le véritable revenu de l’entreprise et la source des revenus des ayants droit entre lesquels la valeur ajoutée est répartie. Cette grandeur économique est essentielle, car elle permet de financer les salaires, de rémunérer les intérêts des banques, les impôts et les taxes demandés par l’État, mais également d’assurer l’autofinancement – amortissements + parts réinvesties du résultat, et de verser les dividendes. C’est donc la valeur ajoutée qui permet de couvrir le coût global de la structure qu’est l’entreprise – salaires du personnel, amortissement de l’outil de production et rémunération des capitaux engagés, alors que le profit – l’excédent brut d’exploitation, ne représente qu’une partie de la valeur ajoutée. Cette grandeur est une expression comptable qui reflète l’augmentation de la valeur des marchandises apportée par le travail humain. En termes d’outils comptables, la prise en compte de la valeur ajoutée ouvre la possibilité de définir une autre finalité à l’entreprise que la maximisation du profit. De plus, les consommations intermédiaires des entreprises devraient dorénavant intégrer et prendre en compte la conservation et la protection des êtres humains et du patrimoine naturel.

LVSL – Dans l’ouvrage, Olivier Favereau défend la codétermination, c’est-à-dire un partage du pouvoir entre salariés et actionnaires. Cette idée est séduisante, mais comment se prémunir des pièges qui se sont refermés sur la cogestion allemande pour finalement l’étouffer – lois Hartz, mini-jobs… ?

D. B. – Le principe de codétermination que défend, par exemple, le Collège des Bernardins [3] se révèle impuissant face à la mondialisation des chaînes de valeur. Olivier Favereau en est conscient, contrairement à certains de ses collègues qui pensent qu’un simple partage des pouvoirs dans les conseils d’administration ou de surveillance serait une avancée décisive pour le monde du travail. Dans un monde où la concurrence des systèmes sociaux et fiscaux est extrêmement féroce et où priment des objectifs de rentabilité, la participation des salariés aux décisions stratégiques dans l’entreprise les conduiraient à des contradictions paralysantes. Ils pourraient être conduits eux-mêmes à réduire les effectifs pour répondre aux injonctions des marchés et donc à s’auto-exploiter. C’est ce qui s’est passé avec le système de cogestion allemande qui a cohabité avec des politiques économiques régressives pour les travailleurs les plus fragiles et les moins formés. Ce système dual ne peut que généraliser de la précarité sociale.

« Dans un monde où la concurrence des systèmes sociaux et fiscaux est extrêmement féroce et où priment des objectifs de rentabilité, la participation des salariés aux décisions stratégiques dans l’entreprise les conduiraient à des contradictions paralysantes. »

C’est pourquoi, au-delà de la révision complète de la comptabilité capitaliste, qu’il ne faut plus caler sur des critères financiers, il convient simultanément de socialiser les marchés. Il peut exister des échanges marchands sans pour autant que les forces du marché dominent la vie économique et sociale en imposant une concurrence déchaînée. Le marché, si l’on admet cette fiction performative, est injuste dès lors qu’il oriente les décisions des investisseurs vers les catégories sociales solvables et non en fonction des besoins sociaux les plus urgents.

Une démocratie économique radicale constituerait un moyen de dépasser le marché capitaliste. Elle impliquerait de maîtriser les conditions de production et d’écoulement des produits tout en suscitant encore plus de liberté, d’initiative et d’inventivité que le capitalisme n’en est capable. Car il faudrait mobiliser des procédures plus économes – matières premières, humains, que les moyens utilisés sans discernement par le capitalisme qui ont conduit aux gaspillages et aux désastres écologiques que l’on connaît.

La codétermination n’est donc pas une fin en soi, surtout avec des règles du jeu économique inchangées. Sinon elle se trouvera enkystée localement dans un certain nombre d’entreprises sans pouvoir mettre en place les principes d’une véritable démocratie économique à l’échelle du pays.

LVSL – François Morin défend un intéressant système qui met en avant différents collèges délibérants avec des représentants des apporteurs du capital et des apporteurs du travail. Au-delà de la potentielle complexité de cette formule pour les PME, les apporteurs de capitaux y sont souvent aussi travailleurs. N’est-ce pas là un risque pour que le capital conserve toujours l’avantage ?

D. B. – François Morin a pour projet d’instituer juridiquement l’entreprise et de sortir de la confusion entreprise/société. L’assimilation de l’entreprise à la société conduit à exclure de la réflexion sur le gouvernement d’entreprise les salariés. F. Morin pense d’abord au statut des sociétés-mères des groupes de sociétés actuels. L’entreprise, conçue comme nouvelle unité institutionnelle devient une personne morale alors que ce statut n’est, jusqu’à aujourd’hui, conféré qu’à la société (entité juridique).

À lire sur LVSL, l’entretien de François Morin par William Bouchardon : « Si on nationalise, alors allons vers la démocratie économique »

L’entreprise se substitue à la société qui n’est plus présente dans la nouvelle entité juridique. Au sein de cette dernière cohabitent deux collèges – actionnaires et salariés, un président du conseil d’administration ou du conseil de surveillance et un directeur général du directoire ou du comex. Le représentant légal de l’entreprise, nouvelle personne morale instituée juridiquement est le président qui peut être un salarié ou bien un représentant des actionnaires. Dans cette perspective, le contrat de subordination entre salariés et capital n’existe plus. Le fait d’attribuer à l’entreprise le statut de personne morale peut concerner quasiment toutes les entreprises, PME comme grands groupes. Dans l’approche que défend François Morin, les actionnaires ne seront que des apporteurs de fonds ou des prestataires de services qui possèdent des parts. Ils n’auront plus le pouvoir de créanciers résiduels et leurs voix ne seront plus prépondérantes dans la prise de décision. C’est une étape dans la démocratisation générale de l’économie qui concerne, comme on l’a indiqué plus haut, la nouvelle conception d’un marché socialisé mais également la création monétaire qui doit être, elle aussi, adossée à des instances démocratiques.

François Morin propose, comme il le dit lui-même, un « point de bascule » pour aller beaucoup plus loin par la suite. Il présuppose que les salariés puissent acquérir une culture gestionnaire et critique de façon à éviter l’emprise de la comptabilité capitaliste sur les choix économiques et sur leur vie.

LVSL – Peut-on penser le dépassement de l’entreprise capitaliste non plus simplement en aménageant une nouvelle gouvernance des entités productives, mais en dessinant les voies qui permettront de se passer des apporteurs de capitaux, et donc de leur pouvoir sur notre travail, selon le modèle mortifère du capitalisme contemporain ?

D. B. – Je pense qu’on ne peut passer directement de la situation actuelle à un modèle dépassant l’organisation capitaliste où la rentabilité, le secteur bancaire et le crédit auraient été supprimés. Il faut au moins au préalable construire les rapports de force significatifs pour faire bifurquer les institutions existantes. La proposition consistant à virer les actionnaires peut apparaître comme radicale mais elle n’est pas très opératoire. Quelles sont les institutions qui vont définir et redéfinir l’organisation des pouvoirs en supprimant les détenteurs de capitaux ? Dans tous les cas de figure se poseront des problèmes de financement. Si une crise systémique de la finance survient bientôt comme c’est le plus probable, ne conviendrait-t-il pas à ce moment-là de nationaliser les banques puis de les socialiser ainsi que l’avait déjà proposé Frédéric Lordon en 2010 à travers un système socialisé du crédit ? [4]

Les concessionnaires de l’émission monétaire ne pourront plus être dans ce cas des sociétés privées par actions mais des organisations à profitabilité encadrée. Les banques seront soumises à un contrôle public par les parties prenantes que sont les salariés, les représentants des entreprises, les associations, les collectivités locales, les professionnels du risque de crédit et les représentants locaux de l’État. La démocratisation radicale des banques n’est-elle pas un projet plus facilement défendable dans un premier temps que l’éviction pure et simple des actionnaires ?

« La démocratisation radicale des banques est un projet facilement défendable. »

Une contre hégémonie politique, économique et culturelle est susceptible de se mettre en place sur ce thème d’actualité si elle parvient à toucher le plus grand nombre de groupes sociaux et si les affects qu’elle véhicule sont plus puissants et plus crédibles que les discours des projets concurrents. Ce sont les populations mobilisées qui, sur le long terme, sont les plus à même de faire levier pour des transformations radicales. Mais le dépassement de l’entreprise capitaliste est indissociable de la socialisation des banques et des marchés. Il s’agissait dans cet ouvrage de contribuer à transformer les représentations concernant les finalités et les structures d’une entité centrale du capitalisme. Néanmoins, il reste encore une longue marche théorique et politique vers une véritable remise en cause de la monopolisation des pouvoirs pour parvenir à la souveraineté des producteurs sur le travail.

LVSL – Les réflexions autour du concept de « propriété » ne devraient-elles pas suggérer que le dépassement du capitalisme n’est pas l’abolition de la propriété mais sa mutation profonde ?

D. B. – Ce qui pose problème au sein du capitalisme, c’est le droit issu de la propriété, c’est-à-dire le pouvoir de prendre des décisions qui vont avoir des effets directs sur la vie professionnelle des salariés tels que choix d’investissements restructurations d’entreprise, délocalisations, licenciements, etc. Ce n’est pas le droit à la propriété, qui permet, par exemple, de disposer de l’usage permanent de son téléphone portable, de sa voiture ou de son appartement.

Sachant qu’il n’y a pas d’entreprise sans le véhicule juridique qu’est la société, le plus important est de donner à cette dernière une orientation politique. C’est une entité spécifique à dissocier de la propriété et de la rentabilité. Le nouveau statut de l’entreprise que nous proposons ne pourra plus se couler dans la forme actuelle de l’appropriation actionnariale ou patrimoniale. En lui assignant une autre finalité que la rentabilité immédiate, le collectif de travail sera en mesure de jouer son rôle. Ce n’est pas l’acte d’entreprendre qu’il faut combattre mais le principe d’accaparement qui le conditionne aujourd’hui comme hier.

Plus généralement, il s’agit de se déprendre des formes de domination qui n’ont aucune légitimité dans un monde dit démocratique. C’est dire la nécessité de sortir de l’actuelle asymétrie des pouvoirs qui est fondée, à la fois sur le droit issu de la propriété et sur un rapport de subordination dans l’entreprise. Le rapport d’autorité ou de commandement hiérarchique dans les organisations est incompatible avec la démocratisation des rapports de travail qui privilégie en priorité un espace institutionnel auto-organisé et auto-gouverné. C’est par un nouveau cadre juridique et règlementaire que pourra être instituée la gestion démocratique de la production et de la redistribution des ressources. Dans ce nouveau cadre, les notions de pouvoir et de démocratie délibérative seront essentielles et à ce titre elles devront être dissociées de tout régime exclusif de propriété. La propriété ne peut plus conférer à un détenteur de ses droits un pouvoir supérieur à celui des autres agents pour orienter la production et la répartition des revenus et des richesses. Le projet est bien de sortir de la propriété lucrative orientée profit tout en rappelant que la propriété d’usage relève avant tout de la maîtrise du travail par les salariés-producteurs au sein d’unités institutionnelles qui conçoivent, produisent et vendent les biens et/ou les services.

Notes :

[1] Brodier Paul-Louis, « La logique de la valeur ajoutée, une autre façon de compter », L’Expansion Management Review, 2013/1, n° 148, p.20-27.

[2] Jacques Richard, Alexandre Rambaud, Révolution comptable, pour une entreprise écologique et sociale, Ivry-sur-Seine, Les éditions de l’Atelier, 2020.

[3] Le Collège des Bernardins se définit comme un espace de réflexion pluridisciplinaire où, régulièrement, sont organisés débats, séminaires de recherche et autres ateliers de création artistique.

[4] La crise de trop, Reconstruction d’un monde failli, Paris, Fayard, 2009.

Pour en savoir plus :

Dépasser l’entreprise capitaliste. Editions du croquant – Collection Les cahiers du salariat.
Sous la direction de Daniel Bachet et Benoît Borrits, avec les contributions de Thomas Coutrot, Hervé Defalvard, Olivier Favereau, François Morin et Jacques Richard. Introduction générale de Bernard Friot.