Roman Polanski ne sera pas président des Césars : l’incroyable amnistie des viols dans le milieu du cinéma

Lien
©Georges Biard

Roman Polanski, recherché aux Etats-Unis pour viol sur mineur, ne sera finalement pas président des Césars. Cela fait suite à une intense campagne menée par des organisations féministes. C’est l’occasion de rappeler l’incroyable banalisation du viol dans le milieu du cinéma et en quoi cela participe plus largement de la « culture du viol ».

Après une polémique qui enflait, le cinéaste Roman Polanski a décidé de se retirer, provoquant la satisfaction d’un certain nombre de personnes qui l’y poussaient. Pourtant nul lieu de se réjouir ici, car on doit maintenant s’interroger : comment est-il seulement possible qu’on ait suggéré qu’il préside les Césars, compte tenu de ce dont il est accusé ?   Comment peut-il avoir la possibilité de circuler librement en France ?

Samantha Geimer - victime de Roman Polanski
Samantha Geimer – victime de Roman Polanski

Petit rappel des faits : en 1977, Roman Polanski, âgé de 44 ans se rend chez Jack Nicholson pour réaliser un shooting photo avec une jeune fille. En vérité cette jeune fille est une enfant de 13 ans. Ce jour-là il la droguera et la violera dans des conditions effroyables.

Après qu’il a plaidé coupable pour rapports sexuels illégaux avec un mineur, en accord avec le juge (et en contradiction avec les déclarations de la victime décrivant sans nul doute possible un viol) il s’enfuit vers l’Europe et parcourt librement le monde où toutes les demandes d’extradition de la justice américaine trouveront une fin de non-recevoir.

Exception toutefois notable de la Suisse, qui, en 2010, décide de le faire arrêter alors qu’il est de passage sur son territoire. Roman Polanski publie alors, avec le soutien de Bernard-Henri Lévy, une lettre ouverte où il plaide pour sa liberté, expliquant que les 47 jours qu’il a passés en prison sont bien suffisants. Il avance pour argument le fait que la victime ait demandé l’arrêt des poursuites (après des années et des années de harcèlement médiatique).

Bernard-Henri Lévy lui apporta davantage de soutien avec une pétition rassemblant des gens aussi variés que Yann Moix, Harrison Ford, Jeremy Irons, Claude Lanzmann,  Sam Mendes, Isabelle Huppert, Milan Kundera et bien d’autres… Tous se déshonorèrent gravement ce jour-là, mais pas autant que la Suisse qui céda à la pression et relâcha le cinéaste.

Il ne s’agit pas de contester le talent artistique de Roman Polanski, ni le génie de certains de ses films, tels que La Jeune Fille et la Mort qui évoque d’ailleurs frontalement le thème du viol et de la quête de justice. Il s’agit plutôt de s’interroger sur les raisons pour lesquelles il est juste que le talent, ou même les souffrances inouïes auxquelles ce réalisateur fut confronté dans sa vie (son enfance dans le ghetto de Cracovie, l’assassinat monstrueux de sa femme par Charles Manson et sa secte) servent de passe-droit criminel.

Dylan Farrow
Dylan Farrow

La dernière fois que nous avions entendu parler de cette affaire c’était lors de la Cérémonie d’ouverture du Festival de Cannes 2016. Laurent Lafitte est alors le bouffon officiel de la cérémonie et lance au réalisateur Woody Allen : « ça fait plaisir que vous soyez en France, parce que ces dernières années vous avez beaucoup tourné en Europe alors que vous n’êtes même pas condamné aux Etats-Unis » (contrairement à Roman Polanski donc).
A quoi fait donc référence Laurent Lafitte à ce moment précis ? Au fait que Woody Allen se soit marié avec sa fille adoptive qu’il a élevée toute son enfance ? C’est pour le moins étonnant mais pas illégal… Non, Laurent Lafitte fait ici référence à la lettre ouverte de Dylan Farrow, fille biologique de Woody Allen, qui a  raconté comment son père l’a violée à l’âge de 7 ans. Et que s’est-il passé ? Rien, ou si peu. On a même accusé par ci par là la mère d’avoir manipulé la fille…

Etant donnée la gravité de ce sujet, autant dire que cette blague a provoqué un malaise intersidéral. Il faut dire qu’il n’y a pas franchement de quoi se marrer. A défaut de rire on pouvait au moins admirer une certaine bravoure de l’acteur et se dire « bon, Lafitte n’est pas drôle, mais il a au moins osé, devant des centaines de personnes, mettre un terme au silence ignoble qui entoure ces deux agresseurs ». Mais ça, c’était avant qu’il soit sommé de se justifier. Car quelques jours plus tard le voilà expliquant que sa blague fût mal comprise et qu’il n’avait rien voulu dénoncer si ce n’est… moquer le « puritanisme américain » . C’est le moment où on se demande si on a bien lu, s’il est réellement possible qu’en 2016 un acteur puisse considérer que condamner le viol et l’inceste soit du puritanisme et poursuivre tranquillement sa carrière… Oui, c’est donc possible. Intéressant de voir par ailleurs pourquoi Laurent Lafitte était à Cannes cette année-là, car cela permet de voir que cette blague n’était pas un “dérapage”, comme on le dit trop souvent, mais fait bien partie d’un tout cohérent.

Laurent Lafitte était là pour présenter le film Elle. Dans Elle, réalisé par un homme (Paul Verhoeven) , Laurent Lafitte joue le violeur d’une femme incarnée par Isabelle Huppert qui apprend petit-à-petit à apprécier ses viols et à en jouir. La critique a adoré cette apologie du viol à l’image du Figaro qui, au moment de sa sortie à Cannes, trouva cela très subversif et qui pour l’occasion réussit à inventer le concept du « viol avec consentement » (« Michèle devra subir un nouveau viol avant de démasquer son agresseur, qui la violera à nouveau, cette fois avec son plein consentement, dans une scène mémorable où humour et perversité s’entremêlent. Jusqu’à l’orgasme » nous apprend l’article avec enthousiasme).  Pour Philippe Djian, le scénariste du film, « il s’agit d’une femme qui n’a pas envie de se soumettre aux codes qu’on nous soumet à longueur de vie », et le Figaro rajoute « comme par exemple d’appeler la police quand on est victime d’un viol ». Evidemment : les 10% de femmes violées qui portent plainte sont sacrément conformistes, elles feraient mieux d’être subversives comme le Figaro et Laurent Lafitte et d’apprendre à jouir quand elles se font violer. Finalement, nous dit Philippe Djian « c’est sa liberté qui gêne le spectateur ». Oui, possible. Ou bien c’est l’apologie du viol.

Pola Kinski
Pola Kinski

Il faut dire qu’il n’y a pas que sur l’affaire Dylan Farrow que le silence est de mise. Épuisée d’entendre que son père était un génie, Pola Kinski a fini par sortir en 2013 un livre, Tu ne diras jamais rien, où elle explique comment Klaus Kinski, son père, l’a violée, enfant, pendant plus de dix ans. Ces révélations auraient dû ruiner la réputation de Klaus Kinski : il n’en fût rien. Il faut dire qu’en 1975, dans son autobiographie, le tortionnaire expliquait déjà préférer sexuellement les mineurs et racontait avec des détails sordides comment il avait violé une adolescente de 15 ans, sans que cela ne mette un terme à sa carrière.

Maria Schneider
Maria Schneider

« Rien ne peut justifier l’horreur d’une agression sexuelle. Ni l’époque aux mœurs plus légères, dit-on, comme si cela pouvait effacer le traumatisme. Ni l’Art. » dit à raison Paris Match. Mais le magazine parle là d’une autre affaire, celle où Bertolucci a organisé, sur le tournage du Dernier Tango à Paris, une agression sexuelle de Marlon Brando sur une jeune actrice de 19 ans, par souci de réalisme, afin, comme l’explique le réalisateur lui-même, que Maria Schneider se sente réellement humiliée. Ce fut de ce point de vue réussi, la jeune fille fut traumatisée à vie et sa carrière en pâtit énormément.

Mais il n’y a pas besoin de remonter à 1972 pour retrouver ce type de comportements. Le nominé aux Oscars et acteur principal de Manchester by the Sea, Casey Affleck fut par exemple accusé à deux reprises de harcèlement sexuel par ses collègues.

Les abus sexuels à l’encontre des enfants continuent également malgré le fait que l’existence de réseaux pédophiles organisés à Hollywood commence à être connue grâce aux révélations du héros des Goonies ou du documentaire An Open Secret.

Alors quel est l’intérêt de faire cette longue liste glauque et ô combien incomplète des viols dans le milieu du cinéma ? C’est qu’elle permet de mettre en évidence que des personnes célèbres ont pu violer sans faire face à la justice et continuer à exercer dans une indifférence plutôt généralisée. Car l’enjeu est bien là : il ne s’agit pas ici de savoir s’il faut dissocier les artistes de leurs œuvres – c’est un débat interminable – mais d’appuyer le fait que ces hommes ne devraient pas être les auteurs de ces œuvres puisqu’ils devraient être en prison.

Le cinéma est un exemple marquant, mais il n’est qu’un exemple parmi d’autres, permettant d’illustrer parfaitement ce que les féministes appellent « la culture du viol » – c’est-à-dire les représentations qui façonnent la conception que l’on a du viol et qui permettent de le banaliser. On a ici la preuve que cette culture du viol est extrêmement puissante : dans ces affaires les victimes ont systématiquement été accusées d’avoir menti, d’avoir été consentantes (oui, même droguée à 13ans – Samantha Geimer raconte comment elle fût considérée comme « une petite salope »), d’avoir mis trop de temps à faire savoir qu’elles ont été violées… Pire encore, on a vu que le viol est érotisé, que l’on peut dire sans trop de soucis qu’il appartient au domaine du jeu sexuel. On a constaté la croyance selon laquelle la plupart des femmes violées portent plainte. On a remarqué qu’il est simple de se justifier d’avoir violé au nom de l’art ou de ses souffrances personnelles, que l’on trouve toute sorte d’excuses aux bourreaux et toutes sortes de blâmes à l’encontre des victimes. On a vu que les célébrités peuvent violer sans être inquiétées par la justice et que cela ne déclenche ni l’opprobre des critiques, ni celle des spectateurs ou plus largement de l’opinion publique, pire qu’une grande part de ces derniers n’hésite pas à prendre la défense des tortionnaires. Le fait que le viol soit socialement accepté dans le milieu du cinéma et par le public montre quelque chose d’encore plus grave et d’encore plus large.

Ce que cela prouve, c’est que ce n’est pas seulement chez les célébrités que le viol est banalisé et impuni : c’est dans toute la société. Pour le dire autrement, il ne s’agit pas ici d’une injustice de classe mais bien d’une injustice de genre. En effet si près de 100 000 femmes sont violées par an en France, seule 1 femme sur 10 porte plainte après un viol. Sur ces plaintes, seule 1 sur 10 aboutît à une condamnation. Le viol est donc massivement impuni. Son impunité s’explique en grande partie par une culture du viol omniprésente, dont le milieu du cinéma est un exemple tristement marquant.

Pour en savoir plus – la BD de Commando Culotte sur l’impunité des hommes célèbres. 

Crédits Photos :
– http://www.thetimes.co.uk/tto/arts/film/article3868909.ece
– http://www.thewrap.com/dylan-farrow-responds-backlash-betrayal-woody-allen-sex-abuse-allegations/

– http://www.huffingtonpost.fr/2013/09/18/roman-polanski-the-girl-victime-livre_n_3945603.html
– http://koktail.pravda.sk/hviezdne-kauzy/clanok/255600-klaus-kinski-roky-zneuzival-vlastnu-dceru-priznala-to-az-teraz/

Manchester by the Sea : le film que Camus aurait pu réaliser

©Bex Walton. Licence : Attribution 2.0 Generic (CC BY 2.0).

Voilà 57 ans qu’Albert Camus nous a quittés après un tragique accident de voiture. Sa réflexion sur l’absurde est encore très présente aujourd’hui. Manchester by the Sea, le dernier film de Kenneth Lonergan (scénariste de Gangs of New York) met en scène un personnage principal, Lee Chandler, comparable à Meursault, le protagoniste de L’Étranger

 

« Il n’y a pas d’amour de vivre sans désespoir de vivre. » (L’Envers et l’endroit)

Le film s’ouvre sur plusieurs scènes dans des appartements différents où Lee Chandler, incarné par Casey Affleck, concierge et homme à-tout-faire, répare chez les gens des fuites d’eau, des ampoules, débouche des toilettes. On se prend rapidement d’empathie pour lui, il n’est pas respecté, mal payé. Mais il accepte cette vie miséreuse dans un T1 crasseux et se bat dans les bars la nuit tombée, lorsqu’il est alcoolisé.

L’intrigue bascule quand il apprend que son frère décède. Une scène hallucinante déstabilise le médecin, l’infirmière et un ami de son frère, quand ils constatent que Lee est insensible au décès. Il ne pleure pas, ne s’énerve pas et s’enquiert rapidement des démarches à suivre. On lui demande s’il veut voir son frère, il hausse les épaules et, nonchalamment, suit le médecin. Devant la dépouille, aucune larme, seulement un câlin et un baiser froid, comme le cadavre.

« J’ai dit “oui“ pour n’avoir plus à parler. […] Le directeur m’a encore parlé. Mais je ne l’écoutais presque plus. Puis il m’a dit : “Je suppose que vous voulez voir votre mère.“ Je me suis levé sans rien dire et il m’a précédé vers la porte. […] J’ai eu alors envie de fumer. Mais j’ai hésité parce que je ne savais pas si je pouvais le faire devant maman. J’ai réfléchi, cela n’avait aucune importance. » (L’Étranger)

 

©Jean Louis. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.

L’écriture blanche de Camus dépeint l’inconsistance du corps et de l’âme, et l’indifférence si choquante de Meursault, comparable à celle de Lee Chandler qui parait embrasser son frère défunt par convenance plus que par amour. Plus tard, Lee apprend du notaire qu’il devient tuteur de son neveu Patrick, seize ans, orphelin depuis la mort de son père, sa mère ayant disparu depuis des années.

Bien que Lee refuse catégoriquement d’être le tuteur, le contexte du deuil fait qu’il doit passer du temps avec lui. Une relation capricieuse se noue. Indifférent que son neveu invite des amis à boire le soir, et mène une existence festive, il l’amène à la fac, chez sa copine, chez l’autre, toujours résigné. « Can you bring me at Silvie’s house? — Okay. » Un mot, pas plus, une résignation. Entouré d’un monde qu’il ne comprend plus, un monde absurde, qui n’a plus aucune signification. Il ne vit plus, il survit.

« Je n’étais pas trop malheureux. Toute la question, encore une fois, était de tuer le temps. » (L’Étranger)

La présence de Lee à Manchester-by-the-sea est quelque peu intrigante, tous les habitants le connaissent : « Is that THE Lee Chandler? ». On comprend qu’il a grandi ici, que c’est une personne au passé atroce qui lui colle à la peau et qu’il est identifié comme tel par les habitants. Par des réminiscences habilement incorporées dans le récit. On remonte pas à pas le fleuve de l’histoire des Chandler, famille à l’histoire tragique.

 

Lee Chandler, un Meursault qui a réussi ?

On peut schématiquement découper le cycle camusien en trois phases qui, sans être des étapes, sont plus des prolongements de l’une par l’autre : absurde-révolte-amour. Dans la première partie du film, Lee Chandler est incontestablement dans la phase de l’absurde. Il se bat dans les bars pour une même raison absurde que Meursault tue l’Arabe (à cause du soleil et de la transpiration qui gênent ses yeux), parce qu’on l’a mal regardé [Lee] ou qu’on l’a bousculé. De plus, l’omniprésence de l’eau dans le film, avec les canaux, la mer, les bateaux et les mouettes, rappelle l’air marin et l’immensité de la mer dans l’Étranger. La majeure partie du film se passe en hiver, la neige crue tombe sur ces âmes amorphes, inconsistantes, mortes.

« L’absurde, c’est la raison lucide qui constate ses limites » (Le Mythe de Sisyphe)

Sans qu’il fasse directement et consciemment l’expérience de l’absurde, Lee va pourtant se révolter par des actions banales mais ô combien significatives. Il se met à chercher du travail pour la fin de la saison, pour permettre à son neveu de finir son année dans la même ville. Mais il est renvoyé de partout, les habitants le voyant comme un paria. Dans un des flash-back, Lee, suite à un drame personnel, vole un pistolet à un policier au commissariat et tente de mettre fin à ses jours. La sécurité n’est pas ôtée, il échoue.

Camus voyait le suicide comme l’acte le plus libertaire, comme « une solution à l’absurde » (Le mythe de Sisyphe), c’est décider d’être libre et de « balancer les tyrans et les dieux » (Lettres à un ami allemand). Si Lee Chandler ne désire plus mourir, il souhaite désormais vivre, acceptant son passé et sa condition d’homme. Lee Chandler délaisse Meursault pour devenir Sisyphe. Même s’il sait pertinemment que son rocher roulera à nouveau en bas, il continuera toujours de le pousser vers le haut.

©Roadside Attractions / Amazon Studios. L’image est dans le domaine public.

Lee Chandler prend finalement la décision de revenir à Boston exécuter son travail de moins que rien pour l’exercer avec dignité. Il veut reprendre sa vie, déménager dans un appartement plus grand avec un canapé convertible pour accueillir son neveu quand il lui rendra visite. Il transfert le tutorat au meilleur ami de son frère pour que son neveu puisse rester à Manchester-by-the-Sea. Lee Chandler n’a pas choisi la facilité : il a décidé d’aimer, non pas de haïr.

« Qu’est-ce qu’un homme révolté ? Un homme qui dit non. Mais s’il refuse, il ne renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement. » (L’homme révolté)

Casey Affleck a su incarner un personnage camusien qui passe par les trois phases sans tomber dans le cliché. Le mélodrame ne sombre jamais dans le pathos facile, l’écriture est épurée, simple, efficace. Manchester by the Sea est un film à voir absolument ! La longueur (2h20) ne nous fait que regretter qu’il ne dure pas plus longtemps.

La bande-annonce :