Congrès de la CDU allemande : beaucoup de bruit pour rien

Angela Merkel ©Oma Teos

Reporté depuis près d’un an, le congrès de la CDU s’est tenu les 15 et 16 janvier pour élire le nouveau chef du parti et potentiel successeur d’Angela Merkel à la chancellerie. Un moment décisif pour les autres États européens qui s’est conclu par la victoire d’Armin Laschet, candidat de la continuation avec Angela Merkel. Face à lui, Friedrich Merz, tenant d’une ligne plus conservatrice, partisan d’un durcissement austéritaire de l’Union européenne et d’un réalignement atlantiste. Cette opposition illustre les tensions qui traversent les élites allemandes.

Les 15 et 16 janvier s’est tenu le 33e congrès de la CDU. Les militants du parti et leurs délégués y ont choisi l’homme qui mènera leur parti lors des élections de septembre et qui devra tenter de le maintenir au pouvoir. Un exercice délicat après qu’Angela Merkel ait passé 16 ans à la tête du pays. Davantage que le père fondateur de la République Fédérale Allemande, Konrad Adenauer (1949-1963) et autant que le mentor politique d’Angela Merkel, Helmut Kohl (1982-1998).

Konrad Adenauer (1949-1963), Helmut Kohl (1982-1998) et Angela Merkel (2005-2018). Les trois figures tutélaires de la CDU ont chacune dirigé le pays pendant près de 15 ans ©Wikimedia Commons

Cette succession a lieu alors que la CDU est à la croisée des chemins. En 2018, le parti avait déjà dû décider de la succession d’Angela Merkel. Deux candidats et deux lignes s’étaient alors affrontés. D’un côté Annegret Kramp-Karrenbauer, la dauphine d’Angela Merkel. Pour elle et les partisans de l’aile centriste du parti, il s’agissait de préserver le caractère de Volkspartei de la CDU. C’est-à-dire un parti de masse cherchant à rassembler un large spectre idéologique et social allant des employés laïcs aux retraités catholiques traditionalistes en passant par les entrepreneurs issus du christianisme social.

De l’autre, Friedrich Merz, ennemi juré d’Angela Merkel et tenant de l’aile droite du parti. Partisan d’une rupture conservatrice, il dénonçait une “social-démocratisation” de la CDU qui, du salaire minimum au mariage pour tous en passant par la sortie du charbon en 2038, lui aurait fait oublier ses valeurs. Pour Merz et ses alliés, il s’agissait d’en revenir aux valeurs chrétiennes du parti (CDU signifie Union Chrétienne Démocratie) et aux principes de l’ordolibéralisme qui ont fait le succès de l’économie sociale de marché allemande.

La victoire d’Annegret Kramp-Karrenbauer avait été courte dans son score (52% contre 48 pour Merz) comme dans sa durée. Le 5 février 2020, les députés de la CDU en Thuringe avaient convergé avec ceux de l’AfD (principal parti d’extrême-droite, proche des milieux néo-nazis) pour élire Thomas Kemmerich, le candidat libéral, au poste de ministre-président. Le scandale monumental provoqué par l’élection d’un ministre-président avec le soutien de l’extrême-droite avait forcé Thomas Kemmerich à démissionner le lendemain et Annegret Kramp-Karrenbauer cinq jours plus tard.

Certains observateurs estiment que l’élection d’Armin Laschet pourrait être le signe d’un retour à une CDU plus rigide sur l’intégration européenne et le respect des règles en matière de déficit.

Le feuilleton de la succession d’Angela Merkel était rouvert. Il fut cependant reporté par l’arrivée du coronavirus qui obligea un report du congrès de la CDU d’avril 2020 à janvier 2021. La faible ampleur de la première vague du coronavirus a néanmoins offert un répit à la CDU dans la descente aux enfers qu’elle vivait depuis 2015 en soudant les Allemands derrière Angela Merkel.

Friedrich Merz et Annegret Kramp-Karrenbauer lors du congrès de la CDU de 2018 © CDU

Le bon, la brute et le truand ?

Trois candidats ont présenté leurs candidatures pour le 33e congrès de la CDU qui s’est tenu les 15 et 16 janvier. Le candidat inattendu fut Norbert Röttgen, ancien ministre fédéral de l’environnement (2009-2012) tombé en disgrâce. Il a fait campagne sur le rajeunissement et la féminisation de la CDU et sur les thèmes de l’environnement et de la numérisation. Malgré sa rhétorique pro-européenne, il a toujours été opposé aux eurobonds et n’appelait qu’à poursuivre l’unification du marché commun et à « améliorer » la gouvernance de la zone euro, des positions très consensuelles au sein de la CDU. Il n’a finalement obtenu que 22% des voix lors du premier tour et est resté cantonné à son rôle de troisième homme.

Sans surprise, Friedrich Merz a de nouveau tenté un retour. Il fut officiellement proposé par la fédération du Mittelstand, un groupe dédié à la promotion de l’ordolibéralisme originel de la CDU. Les Jeunes de la CDU, connus pour leur positionnement conservateur sur les questions de société, ont aussi apporté leur soutien à Merz. Il était le candidat de tous ceux qui, pas échaudés par l’aventure de Thuringe, souhaitent que la CDU forme des gouvernements minoritaires. La CDU pourrait ainsi s’appuyer sur l’AfD pour faire passer des textes répressifs et conservateurs tout en évitant d’avoir à les faire entrer au gouvernement. Sa victoire aurait signifié un retour à la ligne européenne de l’Allemagne en 2011, davantage austéritaire et fermée à toute forme d’aide aux pays du sud. Il avait d’ailleurs obtenu le soutien de l’ancien ministre des finances, Wolfgang Schaüble. Finalement, il s’est de nouveau cassé les dents sur le second tour avec un score similaire à 2018, 47% des voix.

Pour une mise en perspective de l’inflexion – relative – de la politique européenne d’Angela Merkel, lire sur LVSL, par le même auteur : « Allemagne : un plan de relance pour tout changer sans que rien ne change »

Avec 53% des voix, le nouveau chef de la CDU est donc Armin Laschet. Candidat par défaut d’Angela Merkel, son grand fait d’arme fut d’avoir arraché le Land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie au SPD en 2017. En première ligne face à la première vague du coronavirus, sa gestion avait été saluée et sa popularité avait explosé. Puis est arrivé le scandale Tönnies sur les conditions de travail et de logement dans l’abattoir du même nom. Scandale auquel il avait répondu par une déclaration au relent xénophobe envers les travailleurs roumains et bulgares. Ce scandale et un soupçon de favoritisme dans une commande de masques pour une entreprise qui sponsorise son fils influenceur ont contribué à plomber sa côte de popularité.

https://www.cdu-parteitag.de/artikel/neuer-cdu-chef
Armin Laschet lors de l’annonce de sa victoire au 33e congrès de la CDU © CDU/Tobias Koch

Le Vert et le Noir

Deux questions se posent désormais pour la CDU: le programme et les alliances. Or, Armin Laschet peut être un problème sur ces deux sujets. Dès le lendemain de son élection, on trouvait en tendance sur twitter #ArminLassEs (Armin a laissé faire ça). Une campagne des écologistes allemands pour rappeler que la première décision d’Armin Laschet en tant que ministre-président avait été d’autoriser la destruction d’un village pour y creuser une mine de charbon. De manière générale, il a été le lobbyiste en chef des industries automobiles et charbonnières très présentes dans son Land. Il a notamment contribué à repousser la date de sortie du charbon de l’Allemagne à 2038.

Or, la question de l’alliance avec les Verts est cruciale aussi bien pour l’Allemagne que pour l’Europe. Ces derniers ont le vent en poupe en Allemagne et siphonnent des voix à droite comme à gauche en faisant carton plein chez les jeunes et dans les villes (voir les données électorales du Tagesschau). Les dirigeants des Verts, Annalena Baerbock et Robert Habeck, sont favorables à une coalition avec la CDU. Néanmoins, il faudrait pour cela que la CDU accepte une politique davantage verte et pro-européenne.

Si la question des réfugiés qui oppose les deux partis depuis 2016 est désormais moins d’actualité, les questions écologiques et européennes sont de plus graves pommes de discorde. La première avait déjà provoqué l’échec d’une coalition entre la CDU, le FDP et les Verts en 2017 et les pressions contradictoires du patronat (notamment de l’industrie automobile) et des mouvements écologistes vont croissantes.

Cependant, c’est sans doute la question européenne qui est la plus cruciale et difficile à résoudre. Le gouvernement allemand s’est depuis peu engagé dans une phase de détente économique à l’échelle européenne comme nationale – dont la portée est cependant limitée, et qui vise avant tout à conjurer le spectre d’un Italexit. Bien que moins radical que Friedrich Merz, certains observateurs estiment tout de même que l’élection d’Armin Laschet pourrait être le signe d’un retour à une CDU plus rigide sur l’intégration européenne et le respect des règles en matière de déficit. Une position difficile à concilier avec les Verts qui partagent – du moins officiellement – les positions européennes d’Emmanuel Macron en faveur d’une plus grande intégration politique de la zone euro par l’entremise d’un assouplissement des règles économiques.

Un dernier point d’achoppement pourrait concerner la relation avec les Etats-Unis. Traditionnellement un pays atlantiste dépendant militairement des Etats-Unis, l’Allemagne a cherché progressivement à s’autonomiser depuis Gerhard Schröder et Angela Merkel avec la construction des gazoducs Nordstream pour s’approvisionner en gaz russe. Ils satisfaisaient ainsi le voeu d’une partie des élites économiques allemandes, désireuses de développer des liens commerciaux avec la Russie. Cette autonomisation vis-à-vis des États-Unis a été limitée par les sanctions du gouvernement américain, lesquelles ont notamment ciblé Nordstream 2. Ce projet irrite les atlantistes au sein de la CDU et du FDP – mais également les Verts, que ce soit par opposition au gaz ou au régime de Vladimir Poutine. Et ce, alors que la présidente de la Heinrich-Böll Stiftung (le think-tank rattaché au vert) a contribué au lancement d’un groupe de travail pour une relation renforcée et renouvelée entre les Etats-Unis et l’Allemagne. Or, Armin Laschet était sans doute le candidat le plus russophile, refusant de se positionner pour des sanctions après l’affaire Navalny ou de condamner le gazoduc Nordstream II.

Les élections fédérales de septembre vont donc être une heure de vérité pour la CDU. Elle pourra choisir de continuer la politique d’Angela Merkel de pragmatisme géopolitique au service des intérêts allemands caractérisée par douze années de Grandes Coalitions avec le SPD. Elle pourrait encore emprunter la voix de Friedrich Merz et se replier sur sa tradition de stricte ordolibéralisme à cheval sur les politiques d’austérité et d’atlantisme. Enfin, elle pourrait embrasser une coalition inédite avec les Verts et poursuivre les inflexions aperçues ces dernières années en faveur d’une plus grande intégration politique de la zone euro et d’un atlantisme qui fait les yeux doux à Joe Biden et aux démocrates américains.

Annalena Baerbock et Robert Habeck espèrent faire rentrer les Verts au gouvernement fédéral à l’issue des élections de septembre © Scheint sinnig, Raimond Spekking

L’homme venu des Alpes

L’incertitude demeure pourtant sur le sort d’Armin Laschet car un homme pourrait bien profiter de sa forte impopularité et de sa faible compatibilité avec les Verts: Markus Söder, le chef de la CSU (Union Chrétienne Sociale) et ministre-président de la Bavière. La CSU est le parti-frère de la CDU en Bavière, Land dans lequel elle est hégémonique depuis la fin de la guerre. Mouton noir de la politique allemande après un mauvais résultat historique aux élections régionales de 2018, Markus Söder est désormais l’homme politique le plus populaire au sein de l’union CDU/CSU et en Allemagne (derrière Angela Merkel) grâce à une politique de durcissement systématique des mesures contre le coronavirus adoptées au niveau fédéral.

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Markus Söder, ministre-président de la Bavière, président la CSU (l’équivalent bavarois de la CDU) et figure montante de la politique allemande © Kremlin

En plus de sa popularité, Markus Söder a un avantage considérable sur Armin Laschet: il est un caméléon politique. Précurseur sur les questions écologiques au sein de la CSU, il avait effectué un virage à droite sur les questions migratoires et sécuritaires après les attentats de Paris en 2015 pour ensuite se recentrer depuis les élections de 2018. Il pourrait donc être le candidat idéal pour rassembler les deux ailes de la CDU tout en étant capable de former une coalition avec les Verts. Un élément joue néanmoins contre lui. Les deux élections où l’union CDU/CSU était conduite par le chef de la CSU ont été des défaites. Markus Söder devra donc réussir à convaincre qu’il n’est pas un tenant de l’égoïsme bavarois traditionnel mais qu’il peut être le chancelier d’une Allemagne ouverte aussi bien en Europe qu’à l’intérieur vis-à-vis de l’ex-Allemagne de l’est.

Le choix du candidat devrait avoir lieu à la mi-mars après des élections régionales en Bade-Würtemberg (seul Land dirigé par les Verts, en coalition avec la CDU) et en Rhénanie-Palatinat (dirigé par le SPD, en coalition avec les Verts et le FDP). Un échec de la CDU à s’emparer de ces deux régions marquerait sans doute la fin des ambitions d’Armin Laschet et conduirait à une candidature de Markus Söder.

En Allemagne, la recomposition politique avance à grands pas

Merkel en fin de course?

Au cœur d’une Europe en plein bouleversement, où chaque élection confirme une recomposition politique rapide et radicale avant tout motivée par le dégagisme d’élites honnies, l’Allemagne semblait longtemps faire figure d’exception. Pourtant, seulement trois mois après la difficile formation d’un quatrième gouvernement dirigé par Angela Merkel celui-ci semble déjà se fracturer sur la question migratoire. En parallèle, l’extrême-droite continue de progresser et inspire toujours davantage les partis de droite classique à la recherche d’un nouveau souffle. En face, le SPD continue de perdre son statut de grand parti de la gauche allemande, les écologistes semblent maintenir leur puissance électorale, et Sarah Wagenknecht cherche à briser le plafond de verre atteint par Die Linke. Une recomposition majeure de la scène politique allemande prend donc forme, à la fois similaire à d’autres en Europe et unique en son genre.


 

La fin d’une époque

Si la reconduction d’Angela Merkel pour quatre nouvelles années à la chancellerie allemande lors des élections législatives de septembre dernier n’a surpris personne, en déduire une inertie politique totale outre-Rhin serait une grave erreur. Certes, la Chancelière dispose toujours d’un certain talent politique et d’une image plutôt bonne, et peut toujours égaliser le record de longévité au pouvoir – seize ans, de 1982 à 1998 – de son mentor politique Helmut Kohl. Pourtant, si l’Union chrétienne-démocrate qu’elle dirige a réuni un tiers des voix l’an dernier, dominant largement le reste du spectre politique, la continuité et la stabilité proposées semblent séduire de moins en moins. L’électorat de la CDU-CSU est vieillissant et avant tout composé de retraités aisés ou d’indépendants souhaitant prolonger un contexte économique qui leur est favorable. Pour le reste de la population, ce projet politique séduit peu, après plus de douze ans d’exercice du pouvoir par Angela Merkel. D’autant qu’il y a de nombreux problèmes qu’ils n’estiment pas traités correctement par le pouvoir actuel, en particulier la question migratoire et les inégalités grandissantes.

“L’électorat de la CDU-CSU est vieillissant et avant tout composé de retraités aisés ou d’indépendants souhaitant prolonger un contexte économique qui leur est favorable.”

La difficile formation d’un nouveau gouvernement en témoigne : six mois, alimentés de nombreuses péripéties, ont été nécessaires pour y parvenir. En effet, les chrétiens-démocrates ont d’abord tenté de mettre en place une “coalition Jamaïque” avec les libéraux du FDP et les écologistes de Die Grünen, en réponse à la volonté du SPD de retourner dans l’opposition pour mieux se relancer par la suite. Après moultes discussions, le dirigeant du FDP Christian Lindner a fini par annoncer son refus de participer à un tel attelage politique, jugeant l’accord préliminaire de gouvernement trop imparfait à son goût. Afin d’éviter de nouvelles élections qui auraient sans doute vu leur base électorale se réduire davantage et usant de la peur d’une nouvelle progression de l’extrême-droite, le leader du SPD Martin Schulz se montra alors prêt à renouveler la “Groẞe Koalition” avec la CDU-CSU en échange de concessions minimes. Au terme d’un succinct mouvement de contestation intitulé “NoGroKo” mené notamment par la faction jeune du parti et d’un scrutin interne, le SPD a approuvé cette option, débouchant sur la création du gouvernement actuel, en mars 2018. Depuis, l’Allemagne se contente de mener la même politique ordolibérale que précédemment, quoi qu’en dise le SPD, qui promettait un tournant en obtenant le ministère des finances jusqu’alors tenu par Wolfgang Schaüble.

D’ores-et-déjà, le gouvernement Merkel IV se fissure, à mesure que certains appétits politiques progressent, en particulier celui de Horst Seehofer, ministre de l’intérieur et leader de la CSU bavaroise (parti frère de la CDU au sein de “Die Union”, présent uniquement en Bavière et historiquement plus conservateur que cette dernière). Jouant sur la vague d’opposition à l’arrivée de migrants en Allemagne et en vue des élections bavaroises d’octobre, ce dernier a encore réclamé de nouvelles mesures pour expulser davantage à l’occasion d’une rencontre avec le très droitier chancelier autrichien Sebastian Kurz. Si cette insistance sur la question migratoire dure depuis 2015, elle a cette fois-ci franchi une nouvelle étape, avec la menace d’une rupture de l’alliance entre la CSU et la CDU, ce qui priverait Angela Merkel de majorité au Bundestag. Une nouvelle coalition sans la CSU et avec les Verts – qui soutiennent la politique d’accueil des migrants – et le SPD semble être en discussion pour permettre d’évacuer l’encombrant ministre de l’Intérieur, mais la séparation CSU-CDU n’en représenterait pas moins un coup de tonnerre politique. Au-delà des manoeuvres de Seehofer, il faut également s’attendre à de plus en plus de soubresauts internes chez les chrétiens-démocrates de la part d’une génération de “jeunes loups” impatients d’exercer le pouvoir maintenant qu’Angela Merkel est sur une pente déclinante.

Une fin de règne se prépare donc, nonobstant les ridicules présentations téléologiques qui qualifiaient encore récemment Angela Merkel de “femme la plus puissante du monde” ou de “leader du monde libre”. Surtout, ce sont plus largement les fondements de la politique allemande d’après-guerre qui s’effondrent les uns après les autres : le compromis économique social-démocrate a été démantelé par les réformes libérales du chancelier Gerhard Schröder (SPD) ; le bipartisme traditionnel, avec le FDP en force d’appoint, disparaît à mesure que la CDU-CSU et le SPD cèdent du terrain face aux autres partis; l’extrême-droite est entrée en force au Bundestag l’an dernier, et voilà maintenant que l’alliance CDU-CSU, aussi vieille que la République fédérale, est remise en cause. Loin de ne constituer qu’un épisode politique mineur, la déclaration de Seehofer est donc l’expression d’une crise politique beaucoup plus large, et de changements majeurs à venir.

A droite toute !

Rencontre entre Horst Seehofer (CSU) et Sebastian Kurz (ÖVP).

C’est avant tout à droite que la recomposition politique allemande a débuté, avec pour déclencheurs la crise de l’euro du début des années 2010 puis la crise migratoire qui dure depuis 2015. En effet, ces évènements majeurs, desquels la politique voulue par Berlin est directement responsable, ont conduit à une mutation profonde, et à un essor, des partis de droite, comme cela est visible ailleurs en Europe. Suite à la multiplication des difficultés financières des pays du sud de l’Europe, toujours plus dépendants industriellement de l’Allemagne, l’AfD (Alternative für Deutschland, extrême-droite) voit le jour en 2013 comme parti anti-euro, accusant les pays du sud de vivre à crédit sur le dos des contribuables allemands, premiers contributeurs aux plans “d’aide” austéritaires. Par la suite, alors que l’Allemagne accueillait plus d’un million de réfugiés en 2015 afin d’endiguer son déclin démographique, le parti s’est concentré sur l’opposition à l’immigration, les questions sécuritaires et a critiqué de plus en plus violemment l’islam, donnant naissance à la première formation politique d’extrême-droite allemande depuis la Seconde Guerre Mondiale. Désormais au coude-à-coude avec le SPD pour la seconde place dans les sondages, l’AfD est donc le produit direct de l’Europe ordolibérale d’Angela Merkel qui a désindustrialisé les pays d’Europe du Sud et rendu toute gestion humaine de l’immigration impossible pour ces pays paupérisés, conduisant à une catastrophe humanitaire.

Le succès fulgurant de l’AfD a rapidement inspiré le FDP, absent du Bundestag entre 2013 et 2017, qui a vu son électorat siphonné par les chrétiens-démocrates après avoir gouverné avec eux lors du second mandat Merkel (2009-2013). Afin de séduire des électeurs partis pour la CDU-CSU, Christian Lindner a décidé d’adopter la rhétorique d’intransigeance budgétaire et de refus d’aide financière aux pays d’Europe du Sud abandonnée peu à peu par l’AfD. Cette stratégie, couplée à une opposition grandissante à l’immigration et à une campagne de communication focalisée sur la personnalité de Lindner, a permis au parti de réaliser un score relativement élevé l’an dernier, 10,7%. Le refus de participer à une nouvelle coalition avec les chrétiens-démocrates et les écologistes s’explique donc par la volonté de s’opposer depuis la droite à la CDU-CSU, en continuant à siphonner le réservoir électoral traditionnel d’Angela Merkel.

Désormais, ces deux crises atteignent le coeur de la droite allemande traditionnelle, à savoir la CDU-CSU. Malgré le soutien du SPD au projet de réforme de la zone euro d’Emmanuel Macron – qui visait la création d’un ministère des finances de la zone euro et des nouveaux instruments de contrôle des budgets nationaux pour mieux resserrer le contrôle de l’UE sur les états-membres de l’union monétaire – Merkel s’y est opposée vigoureusement, afin de ne pas céder davantage de terrain politique au FDP. La courte phase d’accueil massif de réfugiés en 2015 a quant à elle vite été remplacée par une politique de lutte contre l’immigration, notamment sur volonté de la CSU. Il faut dire que le climat politico-médiatique est devenu brûlant sur cette question à mesure que la surenchère sécuritaire se déployait et que des évènements particuliers venaient renforcer l’assimilation des réfugiés à un vaste groupe de terroristes et de criminels. Dernier exemple en date: l’assassinat et le viol d’une adolescente par un demandeur d’asile irakien, débouté en 2015 et demeuré dans le pays illégalement depuis.

“Il est fort probable que cette logique bénéficie avant tout au plus radical, à savoir l’AfD, les électeurs préférant l’original à la copie.”

La concurrence politique à droite sur les sujets sécuritaires, identitaires et sur l’euro est donc devenue de plus en plus forte ces dernières années, chaque parti adoptant des positions et des déclarations toujours plus radicales pour se différencier des autres ou dans l’espoir de ne pas céder de terrain. Il est fort probable que cette logique bénéficie avant tout au plus radical, à savoir l’AfD, les électeurs préférant l’original à la copie. A noter également que la candidate de l’AfD pour la chancellerie en 2017, Frauke Petry, a quitté le parti peu après les élections pour créer son propre parti de droite conservatrice avec l’aide de quelques anciens cadres de l’AfD : le parti bleu (Die Blaue Partei). Cette scission se fonde sans doute sur une ambition personnelle, comparable à celle de Florian Philippot en France, bien que des divergences programmatiques entre les “bleus” et les “patriotes” existent. L’émiettement des voix de droite en Allemagne pourrait toutefois se résoudre par une alliance entre droite “traditionnelle” et “extrême”, comme cela a été le cas durant la campagne des élections italiennes – entre la Lega de Matteo Salvini et Forza Italia de Silvio Berlusconi – ou en Autriche, où Sebastian Kurz – ÖVP, droite “traditionnelle” – gouverne avec le FPÖ. Ce type d’alliance a beau être de plus en plus répandu, une longue période de “normalisation” de l’extrême-droite la précède souvent – comme en Autriche où l’ÖVP et le FPÖ ont déjà gouverné ensemble entre 1999 et 2005-, alors que la droite radicale demeure un phénomène récent en Allemagne. Dans l’avenir proche, il est en tout cas certain que la politique d’immigration et européenne de l’Allemagne continuera de se durcir.

 

La “gauche” également en pleine restructuration

Sarah Wagenknecht et Dietmar Bartsch, les “spitzkandidaten” de Die Linke en 2017.

Les forces politiques communément qualifiés “de gauche” connaissent elles aussi de nombreux bouleversements. En premier lieu, le SPD, parti social-démocrate historique qui œuvra pendant des décennies pour plus de justice sociale et pour une cogestion des grandes entreprises entre syndicats et patronat, semble désormais sur la même pente déclinante que les autres partis socio-démocrates européens, sanctionnés pour leur politique néolibérale. A cet égard, l’éphémère leadership de Martin Schulz, précédemment président du Parlement Européen, mérite l’attention : élu par plébiscite – 100% des voix – lors d’un congrès du parti en mars 2017 et profitant d’un engouement médiatique pour sa candidature, il s’élève dans les sondages, avant de retomber tout aussi rapidement et d’encaisser plusieurs défaites dans des Länder où le SPD est historiquement fort. Martin Schulz mène le parti à son plus faible score fédéral depuis 1945, 20,5%, et finit par être contraint de quitter la présidence du parti après avoir accepté de former une nouvelle grande coalition avec Angela Merkel, contrairement à sa promesse durant les élections. L’usure aussi rapide d’une figure politique majeure du SPD démontre que l’insatisfaction des militants vis-à-vis des orientations suivies par le parti est grandissante, alimentant à plein le dégagisme. L’ambiance actuelle au SPD est moribonde, l’énergie militante absente, et la nouvelle présidente du parti, Andrea Nahles, ministre du travail de 2013 à 2017 et soutien de la “GroKo”, semble ne disposer ni du charisme ni de la volonté de rupture avec le centrisme merkelien que réclament les électeurs.

A en juger par les sondages, les premiers bénéficiaires du vote sanction contre le SPD semblent être les Verts, qui ont récemment progressé de plusieurs points, alors que Die Linke est stable. Pourtant, ces variations statistiques légères ne signifient rien en l’absence d’élection et les Verts pourraient tout à fait connaître le même sort que le SPD s’ils venaient à rejoindre la CDU et le SPD au gouvernement. D’après le doctorant en sciences politiques Alan Confesson, l’électorat de Die Grünen est “volatile, peu politisé, majoritairement ancré à gauche et plutôt jeune”, autant d’éléments qui pourraient être défavorables au parti dans un contexte de repolitisation et de radicalisation. Les seuls orientations politiques claires de Die Grünen et de ses militants sont l’écologie et l’accueil de réfugiés, les contorsions idéologiques étant très nombreuses sur les autres thèmes, en particulier la répartition des richesses. Avec l’effondrement du SPD et la perspective de remplacer la CSU au sein du gouvernement Merkel, nul doute que les électeurs allemands auront bientôt un avis bien plus arrêté sur la politique proposée par les Verts.

Enfin, Die Linke, issue de la fusion du successeur de l’ancien parti unique de RDA (PDS) et de dissidents du SPD sous Gerhard Schröder (WASG), va également au devant de changements majeurs. Alors que les dernières élections du Bundestag ont montré la stagnation du parti autour de 10% des voix, la sociologie et la distribution géographique du vote Die Linke se transforme. Le parti de gauche radicale réalise toujours ses meilleurs scores dans l’ex-RDA mais son électorat populaire est de plus en plus disputé par l’AfD, désormais deuxième force politique à l’Est. Au contraire, Die Linke a sensiblement progressé dans plusieurs grandes métropoles de l’ouest en septembre dernier en séduisant d’anciens électeurs du SPD ou de Die Grünen. Le parti peut donc espérer progresser davantage auprès des électeurs de sensibilité de gauche et obtenir un pouvoir plus important dans un certain nombre de municipalités à l’avenir. Même si le caractère proportionnel de la politique allemande force à l’organisation de coalitions, Die Linke pourrait donc être en mesure d’imposer un certains de ses choix au SPD et aux Verts si ces derniers s’affaiblissent.

“Depuis les élections de septembre, Wagenknecht n’a eu de cesse de critiquer le manque d’attractivité des partis politiques traditionnels, la stagnation électorale de Die Linke et de mettre en avant la nécessité d’adopter un discours ouvertement populiste pour construire un nouveau clivage à même d’attirer des électeurs ne s’associant pas nécessairement à “la gauche”.”

En attendant, la progression du vote AfD dans l’électorat populaire menace de transformer l’image de Die Linke en parti des classes moyennes éduquées, urbaines et jeunes, un bloc électoral important mais évidemment insuffisant. Inspiré par les expériences populistes de la France Insoumise et de Podemos, Sarah Wagenknecht, idéologiquement et personnellement proche de Jean-Luc Mélenchon – tout comme son compagnon et ancien dirigeant de Die Linke Oskar Lafontaine -, prévoit de lancer un mouvement politique similaire au mois de septembre. L’ancienne co-candidate à la chancellerie – partageant la fonction avec le peu charismatique Dietmar Bartsch (ex-WASG) afin d’assurer un équilibre en les différentes tendances du parti – prévoit ce geste depuis un certain temps déjà. Depuis les élections de septembre, Wagenknecht n’a eu de cesse de critiquer le manque d’attractivité des partis politiques traditionnels, la stagnation électorale de Die Linke et de mettre en avant la nécessité d’adopter un discours ouvertement populiste pour construire une nouveau clivage à même d’attirer des électeurs ne s’associant pas nécessairement à “la gauche”. Après la publication d’un rapport détaillé sur la stratégie de la FI par la Fondation Rosa Luxembourg, le think-tank du parti, et le récent congrès de Die Linke à Leipzig marqué par des luttes de pouvoir internes, la rupture semble consommée entre quelques grandes figures du parti et Sarah Wagenknecht. L’ancienne économiste est en particulier critiquée pour son opposition à l’ouverture totale des frontières soutenue par le parti, mais c’est surtout sa volonté de dynamiter les murs du parti et de d’adopter un discours plus populiste qui semble déranger. La question européenne est également une ligne de fracture importante, Die Linke comptant à la fois des soutiens de la stratégie plan A/plan B et des européistes critiques proches de Diem25 mais rejetant catégoriquement toute idée de sortie de l’UE. Si les contours exacts du mouvement populiste de gauche de Sarah Wagenknecht ne seront pas connus avant la fin de l’été, on peut s’attendre à l’émergence d’une nouvelle force politique similaire à la France Insoumise et ayant au moins le mérite de s’attaquer aux défis stratégiques majeurs du parti.

Avec la fragilisation de la coalition gouvernementale, l’épuisement politique du SPD et d’Angela Merkel, la radicalisation des partis de droite sur les questions migratoires et européennes et l’émergence à venir d’un mouvement de gauche populiste, la politique allemande est à son tour atteinte par les recompositions visibles ailleurs en Europe. Un tournant politique majeur, comparable à l’arrivée d’un nouveau président à l’Elysée, est cependant peu probable dans une démocratie parlementaire proportionnelle où les coalitions sont indispensables. Par ailleurs, la structure démographique de l’Allemagne, plus âgée que les pays voisins, et les bons indicateurs macroéconomiques – avec toutes les limitations que chacun connaît – laissent à penser que la transition vers un nouvel équilibre politique devrait prendre un certain temps. Néanmoins, l’après-Merkel se prépare dès aujourd’hui et la demande d’alternative aux grandes coalitions successives devrait continuer à progresser. Comme dans bon nombre d’Etats européens, l’extrême-droite capte pour l’instant l’essentiel de cette demande de rupture, rendant un travail de repolitisation considérable plus que jamais nécessaire pour la gauche radicale.

 

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L’Allemagne est le pays le plus souverainiste d’Europe – Entretien avec Coralie Delaume

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Coralie Delaume est essayiste, co-auteur de La fin de l’Union européenne (Michalon, 2017) et animatrice du site L’arène nue.

Coralie Delaume est essayiste, co-auteur de La fin de l’Union européenne (Michalon, 2017) et animatrice du site L’arène nue où elle aborde régulièrement les problématiques liées à l’Allemagne.

 

Commençons par le fait marquant de l’élection. La CDU réalise son pire score depuis 1949. Le SPD tombe à 20%. Comment expliquer que leur « modèle », si parfait nous dit-on, déplaise tant aux Allemands ?

Je ne sais pas si c’est le « modèle » qui leur déplaît, ou la crainte que celui-ci ne finisse par être détruit qui les a mobilisés. Je pense qu’il y a des deux et que c’est difficile à démêler.

Le « modèle » ne convient sans doute plus à l’électorat de gauche, celui qui aurait dû voter SPD. On le sait, le pays est très inégalitaire. Il compte un nombre record de travailleurs pauvres, de personnes contraintes de cumuler plusieurs emplois, de salariés – surtout des femmes – contraints au temps partiel subi, etc. Par ailleurs, l’Allemagne souffre de sous-investissement chronique en raison d’une préférence marquée pour l’austérité budgétaire, et certaines infrastructures (routes, ponts) sont en piteux état. De nombreux articles sont récemment parus dans la presse française sur ces questions et c’est une très bonne chose. Il est temps qu’on atterisse et que l’on sorte de la fascination longtemps exercée par le « modèle allemand ». Le Monde lui même a fini par se réveiller avec un papier sur « L’envers du miracle allemand » paru au lendemain du scrutin.

Une partie de l’électorat social-démocrate s’est donc détournée du SPD, qui gouvernait main dans la main avec la droite depuis quatre ans, et n’a absolument rien fait pour infléchir la trajectoire. Ayant appartenu à la « Grande coalition » dirigée par Angela Merkel, le parti social-démocrate n’apparaît plus comme une alternative. D’où son score piteux et son choix d’aller se refaire une santé dans l’opposition, non sans avoir pris soin de placer à la tête de son groupe au Bundestag une représentante de l’aile gauche du parti, Andrea Nahles, ce qui semble indiquer une prise de conscience quant aux raisons de l’échec.

Mais si les électeurs de gauche ont jugé le SPD insuffisamment à gauche, les électeurs de droite ont vraisemblablement jugé, eux aussi, le bilan de la CDU insuffisamment à droite. Eux sont satisfaits du « modèle allemand » excédentaire, austéritaire, idéal pour préserver l’épargne d’une population qui vieillit.  Ils ne veulent en aucun cas partager les fruits de la politique actuelle avec les autres pays européens, souvent jugés dispendieux. D’où une dimension « souverainiste » marquée dans le vote de droite, qu’il s’agisse du vote AfD, ou du vote FDP. Les libéraux allemands du FDP, avec lesquels Merkel va devoir négocier (ainsi qu’avec les Verts) pour former une coalition, sont en effets devenus des souverainistes ombrageux. Ils ne veulent en aucun cas que l’Europe se transforme en « union de transferts », et militent pour que les pays déficitaires soient mis au ban de la zone euro.

L’autre fait majeur de cette élection, c’est la percée de l’AfD qui se situe à 13%. Elle a repris un million d’électeurs à la CDU. Pourtant, l’AfD reste un parti libéral. Pourquoi cette percée dans une Allemagne fracturée par les inégalités ?

Pour la même raison que je viens de donner concernant le FDP : c’est un vote de droite qui juge la CDU insuffisamment à droite. Je pense d’ailleurs qu’il faut regarder le phénomène AfD et FDP avec les mêmes lunettes. Car le second est la version fréquentable et propre sur elle de la première. En Allemagne, les partis les plus souverainistes sont extrêmement libéraux. C’est une particularité logique. Elle tient à la position de pays excédentaire de la République fédérale, à sa situation de créancier des autres pays européens.

L’autre raison pour laquelle l’AfD a fait un très bon score est évidemment l’importance prise par la question migratoire pendant la campagne. Et pour cause ! L’Allemagne, dont le solde migratoire était négatif jusqu’en 2010, a accueilli près de trois millions et demi de personnes en cinq ans (2011-2016), dont plus d’un million sur la seule année 2015, celle de la « crise des migrants ».

Ces immigrés ont d’abord été des Européens, dont l’installation en Allemagne a été favorisée par le principe de la libre circulation des personnes dans le Marché unique et qui, pour les ressortissants des pays d’Europe du Sud, se sont décidés à quitter leur pays en raison du chômage. La République fédérale, qui investit peu dans son propre avenir, aime en effet à ponctionner la main d’œuvre qualifiée disponible chez ses voisins.

Aux flux intra-européens se sont ensuite ajoutés les « migrants », auxquels Angela Merkel a ouvert les bras sans restriction en 2015 pour des raisons ambivalentes, que le sociologue Wolfgang Streeck décrit dans Le Débat comme nées d’un désir conjoint d’expier la « crise grecque » et de fournir des travailleurs bon marché au patronat du pays : « il appartiendra aux historiens d’expliquer les mobiles qui se cachent derrière l’ouverture des frontières allemandes à la fin de l’été 2015. Il semble y a voir eu un désir de détourner l’attention du massacre du gouvernement grec Syriza inspiré par l’Allemagne et de regagner une certaine hauteur morale (…) [En même temps] l’économie allemande souffrait d’une pénurie chronique de main d’œuvre avec la crainte, au sein du patronat, que des goulets d’étranglement ne fassent monter les salaires ». Les motivations d’Angela Merkel furent donc probablement multiples. En tout état de cause, une société ne peut absorber un tel choc démographique en un temps aussi court sans en être profondément secouée.

Die Linke peine à dépasser la barre des 10%. Le parti est divisé entre la ligne de Sarah Wagenknecht et celle de son aile modérée. Die Linke est marginalisé par une sociale-démocratie et des Verts alignés sur la CDU, et semble dans une impasse stratégique. Comment expliquer l’échec du Front de Gauche allemand ?

D’abord, dans le contexte allemand, je pense que le vieillissement de la population joue un rôle. Il n’est pas illogique que le « dégagisme » d’une population âgée se traduise par un vote protestataire de droite, davantage que par un vote révolutionnaire de gauche. En plus, les Linke n’apparaissent pas forcément toujours comme une force nouvelle, puisqu’ils exercent actuellement le pouvoir en Thuringe (où il dirigent une coalition « rouge-rouge-verte »), et dans le Brandebourg (au sein d’une coalition dirigée par le SPD).

Ensuite, je pense que Die Linke partage les mêmes difficultés que d’autres partis de gauche en Europe. D’une part, nombre de formations de gauche « radicale » investissent la seule question sociale, ce qui ne fait souvent que les positionner à la gauche de la social-démocratie et ne suffit pas à leur conférer un vrai statut de force alternative. Leur logiciel peut apparaître comme insuffisant au regard des questions soulevées par la mondialisation. Les électeurs potentiels des « gauches alternatives » attendent probablement un discours protecteur plus global que celui – même s’il est juste – sur les inégalités. Même leur vision de l’économie – pourtant leur point fort – relève parfois plus d’une dénonciation de l’ordre établi que de la formulation de véritable propositions. Comme le dit ici Aurélien Bernier, « la gauche radicale passe trop de temps à contrecarrer [le] modèle actuel et pas assez à promouvoir le sien (…) Quel est le modèle alternatif ? Leur contre-projet est un nouveau keynésianisme mais est-ce suffisant ? Peut-on revenir à un système de régulation de la mondialisation sans passer par des nationalisations massives, ni un protectionnisme assumé ? ». Bref, il reste à Die Linke comme à d’autres (de la France insoumise à Podemos) à formuler un projet global, qui soit à la hauteur des enjeux du moment.

Une alliance de la CDU d’Angela Merkel avec le FDP, de retour au Parlement, semble se profiler. Est-ce que cela ne condamne pas les velléités fédéralistes d’E.Macron et toute idée de réconciliation entre l’Allemagne et les pays du Sud ? Un autre résultat aurait-il changé la donné de ce point de vue ?

La coalition future (si elle voit le jour) sera une coalition tripartite, avec le FDP certes, mais également avec les Verts. Elle sera difficile à former, et rien que cela contrarie les plans d’Emmanuel Macron. Tant qu’il n’y a pas de gouvernement définitif en Allemagne, on ne peut pas faire grand chose en Europe. Or ce sera long tant sont grandes les divergences de vues entre les partis concernés.

Pour répondre à votre question, il est évident que la présence du FDP dans la coalition va jouer à plein. Le chef de ce parti, Christian Lindner, a d’ailleurs déclaré que les projets d’union de transfert portés par le Président français étaient pour lui une « ligne rouge ». «Un budget de la zone euro – M. Macron parle de plusieurs points de PIB et cela représenterait plus de 60 milliards d’euros pour l’Allemagne – où l’argent atterrirait en France pour les dépenses publiques ou en Italie pour réparer les erreurs de Berlusconi, serait impensable pour nous et représenterait une ligne rouge», a-t-il dit en substance. Les choses pourraient même aller plus loin qu’un simple refus des propositions d’Emmanuel Macron, et l’on pourrait s’orienter vers l’expression d’une volonté de « rigidifier » la gestion actuelle de la zone euro. Lindner a en effet invité Mario Draghi à « corriger » la politique monétaire de la Banque centrale européenne, jugée elle aussi trop souple, trop généreuse. Notons que les Libéraux briguent actuellement le ministère allemand des Finances. Or celui-ci se libère puisque Wolfgang Schäuble va diriger le Bundestag.

Il faut ajouter que le statut de premier parti d’opposition conquis de l’AfD va contribuer à droitiser le paysage politique du pays. L’AfD est un parti anti-immigration, libéral et eurosceptique. Si son discours porte principalement, désormais, sur les questions identitaires, cette formation s’est originellement constituée autour de l’économiste Bernd Lucke, et en tant que parti anti-euro. Or la CSU bavaroise et une partie de la CDU sont furieuses de s’être laissées dépasser à droite. Elles vont se raidir, que ce soit sur les sujets identitaires ou sur la question de l’euro.

En Europe de l’Est, on constate une montée des discours hostiles à l’UE et à l’Allemagne. C’est le cas en Pologne, en Hongrie et en Slovaquie. Peut-on assister à des changements géopolitiques dans une zone jusque-là cantonnée à un rôle d’Hinterland allemand ?

Les discours hostiles à l’UE, l’eurodivergence, les tensions centrifuges, sont à l’œuvre dans tous les États membres. Ce mélange d’identitarisme et de souverainisme que l’on appelle « populisme » par commodité progresse partout, y compris chez les gagnants de l’intégration européenne comme l’Allemagne. Les Pays d’Europe centrale et orientale sont spécialement touchés, et les gouvernements polonais ou hongrois semblent plus frondeurs que la moyenne. Mais il est possible aussi que ce soit une façon pour eux de gérer une souveraineté limitée, qui l’a d’ailleurs presque toujours été. Comme vous le dites, ils forment « l’Hinterland » de la République fédérale. Leurs économies sont des bases arrières de l’espace productif allemand, et ils ne peuvent pas tout se permettre.

Pour autant, sans doute faut-il commencer à questionner la manière dont on ont été « réunies» les deux Europe après la chute du mur de Berlin. Quand on analyse le scrutin législatif allemand du 24 septembre et qu’on voit comment a voté l’ancienne Allemagne de l’Est (où l’AfD est désormais le second parti), quand on voit ce qui se passe dans les « pays de l’Est », on  s’interroge. Dans son livre intitulé Le second Anschluss, le sociologue italien Vladimiro Giacché qualifie « d’annexion » la manière dont l’ex-RDA a été incluse dans « la famille occidentale », et décrit un processus particulièrement brutal, tant économiquement que politiquement. Quant à Emmanuel Todd, il note dans son tout dernier livre : « le système médiatique européen s’inquiète de la montée des forces conservatrices et xénophobes en Pologne et en Hongrie, de la persistance de la corruption en Roumanie et en Bulgarie, mais il se refuse à analyser, jour après jour, le processus de destruction sociale et humaine qu’a amorcé pour ces nations l’intégration à l’Union (…). La cruelle réalité est que loin d’être de nouveaux eldorados, la Pologne, la Hongrie et les autres pays sont les lieux d’une angoisse fondamentale face à l’avenir ». Nous en sommes là.

 

Crédits photo : Margot l’hermite