Macron et les médias : comment la presse a renoncé à son rôle de contre-pouvoir

Pendant la campagne présidentielle 2017, Emmanuel Macron avait défrayé la chronique par la complaisance sans précédent des médias à son égard, confinant parfois à l’adoration. Très logiquement, une presse bouche bée d’admiration devant le candidat Macron n’est pas subitement devenue une presse violemment critique à l’égard du Président Macron, suite à son élection. Ce que l’on craignait s’est réalisé : la presse, qu’elle soit publique et privée, faillit à son rôle de contre-pouvoir. Elle accepte l’auto-censure, mais aussi une censure d’Etat qui croît de manière inquiétante depuis l’investiture d’Emmanuel Macron.


Une grande partie des titres de la presse privée sont détenus par des amis du pouvoir. S’ils se permettent de temps à autre d’émettre des critiques à l’égard du Président, ils ne se départissent jamais de leur admiration pour Emmanuel Macron. En juin, François Pinault, propriétaire du Point, avait déclaré dans un entretien au Monde que Macron, selon lui, “ne comprenait pas les petites gens” et qu’il craignait que le Président “mène la France vers un système qui oublie les plus modestes”. Le gouvernement n’a pas tardé à riposter par la voix de Benjamin Griveaux, pointant du doigt l’ironie de la situation : un magnat de la presse milliardaire, exilé fiscal, s’intéressait soudainement aux “petites gens”. François Pinault a alors très vite fait le choix de rétro-pédaler pour indiquer qu’il éprouvait une “grande admiration” à l’égard de l’action menée par Emmanuel Macron, regrettant la “polémique excessive” provoquée par ses propos.

Un petit couac finalement assez emblématique du compromis tacite qui lie pouvoir politique, grandes fortunes et détenteurs de titres de presse : on ne s’attaque pas entre nous.

La presse privée, quelque part entre Gala et la Pravda

Ce n’est certes pas dans le Point que l’on trouvera une contestation particulièrement vive du pouvoir et des politiques menées par Emmanuel Macron. Entre autres intellectuels de renom, Bernard-Henri Lévy y tient un bloc-note hebdomadaire, qui oscille entre le tract macroniste et l’homélie dirigée contre les “démagogues”, les “populistes” et autres “factieux”.

Le son de cloche n’est pas tellement différent du côté de l’Express, dont les Unes, qui érigent Emmanuel Macron en demi-dieu, oscillent entre Gala et la Pravda.

Cet hebdomadaire est financé par Patrick Drahi, à qui Emmanuel Macron avait facilité le rachat de SFR lorsqu’il était ministre avec un contrat de 14 milliards d’euros. Echange d’amabilités : en octobre 2016, Bernard Mourad, PDG de SFR France (propriété de Patrick Drahi) intégrait l’équipe de campagne du candidat devenu Président. Pourquoi mettre fin à une alliance qui fonctionne si bien ?

L’Obs, Libération et le Monde constituent-t-ils une bouffée d’air frais dans ce magma macronien ? Il suffit de se pencher sur le traitement médiatique que ces journaux effectuent à l’égard des divers mouvements sociaux qui ont scandé l’ère Macron (manifestations contre les ordonnances sur le travail, grèves des cheminots, Gilets Jaunes) pour comprendre qu’il n’en est rien. Les quelques égratignures que ces médias se permettent à l’égard de l’action présidentielle ne sont rien en proportion de la violence qu’ils déchaînent contre ces mouvements sociaux. Un parti-pris qui n’a en dernière instance pas grand chose de surprenant si l’on prend en compte le fait que l’Obs et le Monde sont propriétés de Xavier Niel – qui estimait il y a peu que le Président Macron était à l’origine de “lois fantastiques” – ou que Libération est une propriété du multi-milliardaire Patrick Drahi. Celui-ci, dans un souci de pluralisme, a en effet racheté le journal “de gauche” Libération après avoir racheté le journal “de droite” l’Express.

Si les Unes sont moins dithyrambiques qu’elles ont pu l’être auparavant, les grands n’oublient jamais de réaffirmer publiquement leur soutien au Président.

La complaisance de la presse privée pour le pouvoir en place n’est pas neuve. Ce qui l’est davantage depuis l’investiture d’Emmanuel Macron, ce sont les tentatives de la part de l’exécutif visant à encadrer l’information.

Quand “En Marche” estime être sous-médiatisé

L’année 2018 a débuté sur les chapeaux de roue avec un projet de loi relatif à l’encadrement du traitement médiatique des élections européennes, projet qui a valu au gouvernement des réprimandes de la part du Conseil d’Etat. Ce texte prévoyait de modifier la répartition du temps de parole accordé aux partis dans l’audiovisuel public. Il était projeté que le temps alloué à chaque liste pour les européennes soit proportionnel à la taille du groupe parlementaire de chaque parti. Une telle mesure aurait scandaleusement avantagé les partis qui disposaient des groupes les plus importants en termes d’élus.

Selon les calculs des journalistes de Marianne, la liste LREM aurait pu voir son temps augmenter de 20 minutes à 51 minutes sur les deux heures totales de diffusion de clips de campagne, soit une augmentation de 155%. Toujours selon Marianne, le groupe Les Républicains serait lui passé de 20 à 32 minutes. A contrario, la France Insoumise aurait quant à elle perdu 18 minutes d’antenne, passant de 20 à 2 minutes.

Cette démarche ne peut que faire sourire lorsqu’on se souvient qu’en juin 2017, En Marche avait saisi le Conseil Constitutionnel concernant la durée des émissions de campagne dans l’optique des élections législatives, protestant contre une supposée sous-médiatisation des candidats macronistes ; c’était avant de pouvoir faire siennes les règles du jeu.

Cette tentative de contrôle de la presse qui s’est soldée par un échec cuisant pour l’exécutif ne constitue pas un cas isolé…

“Cela s’appelle de la communication, pas du journalisme”

En février 2018, Marie Roussel, journaliste de France 3 Hauts-de-France avait publiquement dénoncé le fait qu’elle avait été empêchée de suivre la visite de L’Oréal faite par Edouard Philippe et Bruno Le Maire. Elle avait déploré dans la vidéo présente ci-dessous l’accès à un “joli livret sur papier glacé, avec plein de photos de rouges à lèvres et de shampoings à l’intérieur. Elle rappelait à la fin de sa vidéo coup de gueule ce qu’était un reporter : “c’est celui qui rend compte” avant de préciser qu’elle n’avait rien vu de la visite car “Matignon et le groupe L’Oréal verrouillent tout”. Cela “s’appelle de la communication, pas du journalisme”, concluait-elle.

En février 2018 toujours, la présidence avait choisi de déménager la salle de presse en dehors du Palais de l’Elysée, ce qui avait été perçu par l’Association de la presse présidentielle comme une “entrave à leur travail”.

Dans le même temps, comme le rapporte Acrimed “alors qu’ils tentent de couvrir l’évacuation de la ZAD Notre-Dame des Landes, plusieurs journalistes sont empêchés de travailler par… les forces de l’ordre”

Le communiqué du ministère de l’Intérieur assumait parfaitement ce comportement : “Pour la sécurité de tous, le Ministère de l’Intérieur appelle les équipes de reporters présentes sur place à la responsabilité, en veillant à ne pas se mettre en danger inutilement et à ne pas gêner les manœuvres opérées par la Gendarmerie nationale. Les journalistes sont invités à se rapprocher de la Préfecture de Loire-Atlantique, qui met à leur disposition un espace presse. La Gendarmerie nationale mettra à disposition des rédactions, des photos et vidéos de l’opération libres de droits”.

Quand des amis de Macron prennent la tête de chaînes publiques 

En mars 2018, Bertrand Delais était élu par le Bureau de l’Assemblée Nationale pour prendre la tête de La Chaîne Parlementaire (LCP). La particularité de ce documentariste ? Il est publiquement reconnu comme étant un proche d’Emmanuel Macron. Il a notamment réalisé le documentaire En marche vers l’Elysée, documentaire très complaisant avec le nouveau pouvoir qui avait été diffusé sur France 2 très peu de temps après l’élection.

Parmi les documentaires tournés pendant la campagne, celui-ci avait la particularité de donner la parole au candidat Macron pendant la campagne. Le réalisateur a également publié plusieurs billets sur le HuffPost : contributeur régulier, ses articles traitent de la scène internationale jusqu’en 2017, année à partir de laquelle ils ont globalement tous pour sujet Emmanuel Macron. Les analyses à son égard, on s’en doute, sont globalement très laudatives.

C’est que l’amitié qui unit le Président de la République au Président de la chaîne parlementaire ne date pas d’hier. Les deux hommes se connaissent en fait depuis 2011 ; “à l’époque, on se voyait une fois par mois” avait confié le documentariste au Figaro. Quelqu’un s’étonnera-t-il, après cela, que les intervenants sur LCP ne soient pas des critiques particulièrement acerbes de l’action présidentielle ?

Les nominations pleuvent au royaume de la technocratie… En avril 2018, c’est au tour de Sibyle Veil, camarade de promotion de l’ENA d’Emmanuel Macron d’être nommée présidente de Radio France. Elle avait auparavant travaillé pour Nicolas Sarkozy. S’il ne s’agit pas là directement de la nomination d’une amie comme peut l’être interprétée la nomination de Bertrand Delais, sa nomination témoigne encore une fois de la porosité entre le monde politique et médiatique, censé incarner un “quatrième pouvoir” – dont on voit cependant depuis longtemps qu’il se distingue de moins en moins du premier pouvoir…

Ce rapport instrumental entretenu avec la presse, considérée par l’Elysée comme un relais communicationnel, ne se manifeste jamais mieux que lors des apparitions médiatiques du Président. Le 12 avril 2018, “Emmanuel Macron décide de s’exprimer au cours du JT de 13h de Jean-Pierre Pernaut, sur TF1, dans une école de l’Orne, sélectionnant ainsi son interviewer, et le cadre de l’interview. Trois jours plus tard, il récidive en choisissant cette fois-ci Edwy Plenel et Jean-Jacques Bourdin” (Acrimed). Cette vidéo est mise en ligne sur le site de l’Elysée, faisant de cet entretien de plus d’une heure dans la presse un support de communication. Il avait lui-même choisi l’interviewer et le lieu où se déroulerait l’interview à savoir une école dans l’Orne. Le 15 avril, il fait le choix d’être interviewé par Edwy Plenel et Jean-Jacques Bourdin.

La loi fake news : une tentative d’institutionnalisation de la censure

En mai 2018, la proposition de loi sur le secret des affaires était adoptée malgré la méfiance et les critiques de personnalités politiques et de journalistes qui voient en elle un “outil de censure inédit”. Le Conseil Constitutionnel avait été saisi par 120 élus de la France Insoumise, du Parti Socialiste et du Parti Communiste.

Ce texte qui constitue en fait la transposition d’une directive européenne permet dorénavant de lancer des poursuites judiciaires à l’encontre – entre autres – de journalistes qui enquêteraient ou agiraient tels des lanceurs d’alerte.

En juin 2018, c’est une proposition de loi très contestée, la loi “fake news”, qui a pris forme. Cette loi a été adoptée dans la nuit du 9 au 10 octobre. Depuis le vote de cette loi, les juge des référés peuvent désormais être saisis pour faire cesser la diffusion d’informations considérées comme “fausses” (“fake”) pendant les trois mois qui précèdent un scrutin. De même, le CSA pourra ordonner la suspension de la diffusion “d’un service contrôlé par un Etat étranger”, s’il “diffuse de façon délibérée de fausses informations de nature à altérer la sincérité d’un scrutin”.

Cette loi n’est pas sans poser un certain nombre de problèmes. Que l’on considère d’abord la difficulté qu’il y a à trouver une définition relativement consensuelle de “fake news”. C’est la question de l’objectivité de l’information qui se pose : quelle différence entre une vraie et une fausse information ? Quel critère d’objectivité permet de distinguer entre une “fake news” et une information vérifiée ? Quelle dose de subjectivité humaine intervient dans le processus de sélection et de construction des informations ? Ces questions épineuses sont tout simplement ignorées par les partisans de la “loi fake news”.

Cette loi intervient dans un contexte de chasse aux “fake news” lancée par les entreprises multinationales et les grands médias aux mains de capitaux privés. à quelques semaines de la présidentielle, Facebook avait signé un partenariat avec 8 médias français privés, destiné à “fact-checker” l’information – autrement dit, à censurer les informations considérées comme des “fausses nouvelles”. Les réseaux sociaux, dont on avait pu penser un temps qu’ils constituaient un espace de liberté par rapport à la presse privée dominée par le pouvoir de l’argent, risquent à leur tour de voir leur contenu régulé par le pouvoir de l’argent.

La paille et la poutre

Lors de l’affaire Benalla, Emmanuel Macron fustigeait “une presse qui ne cherche plus la vérité”, “un pouvoir médiatique qui veut devenir un pouvoir judiciaire”. Le Président Macron prenait ainsi le contre-pied du candidat Macron, qui en pleine affaire Fillon avait appelé celui-ci à respecter le pouvoir judiciaire et médiatique, affirmant “qu’on ne peut pas prétendre présider la France en étant contre tous les contre-pouvoirs“. Le voilà donc à attaquer la presse avec les mêmes armes qu’il conspuait pendant les élections.

Les dernières semaines ont vu un accroissement inquiétant des violences perpétrées par les forces de l’ordre contre les journalistes qui cherchaient à couvrir les manifestations de Gilets Jaunes. Ce ne sont pas moins de vingt-quatre journalistes et photographes qui ont annoncé vouloir porter plainte pour violences policières suite au traitement dont ils ont été victimes durant la journée du 8 décembre.

Depuis quelques mois, les médias français sont sujets à un encadrement toujours plus important de la part de l’exécutif, auquel s’est ajouté, ces dernières semaines, une répression policière accrue contre les journalistes et reporters.

Sous couvert de vouloir contrôler l’information, et en filigrane de lutter contre certains médias comme Russia Today (RT), accusés de propager des fake news pour déstabiliser le pouvoir, c’est l’ensemble de la presse qui voit planer au-dessus de sa tête une épée de Damoclès.

Comment Vincent Bolloré règne par la terreur sur ses journalistes – Entretien avec Jean-Baptiste Rivoire

Licenciements abusifs, censure de programmes, ingérence dans le contenu éditorial de médias mis au service de ses intérêts en Afrique : les accusations sont nombreuses contre Vincent Bolloré, douzième fortune française, à la tête de Canal+, CNews, C8… Nous avons rencontré Jean-Baptiste Rivoire, journaliste d’investigation et ex-rédacteur en chef adjoint de l’émission Spécial Investigation sur Canal+. Élu du personnel (SNJ-CGT), il revient sur la gestion de la chaîne par Vincent Bolloré.


LVSL – Vous travaillez depuis 2000 à Canal+ comme reporter. Vous dénoncez régulièrement la gestion de la chaîne par Vincent Bolloré, que vous accusez d’ingérence éditoriale. Pouvez-vous rappeler les principaux faits que vous lui reprochez ?

Jean-Baptiste Rivoire – Tout commence en 2012-2013, lorsque Vincent Bolloré s’approprie progressivement une partie du capital de Vivendi [actionnaire de Canal+], jusqu’à devenir son principal actionnaire en 2015. Il manifeste peu à peu sa volonté de contrôler la ligne éditoriale de cette chaîne. La première chose qu’il fait en mars 2015 sur France Inter, c’est d’expliquer ce qui est drôle et ce qui ne l’est pas pour les Guignols de l’info : il faudrait qu’ils se moquent d’eux-mêmes et pas des autres. En réaction, les Guignols se moquent de Bolloré, ce prince du rire qui prétend dicter ce qui est drôle et ce qui ne l’est pas. Ils ne s’attendaient pas à une réaction si violente de la part de Vincent Bolloré ! [Vincent Bolloré a restreint la visibilité des Guignols de l’info aux abonnés de Canal+ et remercié quatre scénaristes de cette émission : Lionel Dutemple, Julien Hervé, Philippe Mechelen et Benjamin Morgaine.]

En mai 2015, Vincent Bolloré ordonne à la direction de censurer une émission de Spécial Investigation consacrée à son ami Michel Lucas, patron du Crédit Mutuel, qui a eu le malheur d’être égratigné par l’une de nos enquêtes. Une des anciennes filiales du Crédit mutuel, la banque Pasche, recevait de l’argent liquide en masse dans son agence de Monaco, ce qui avait déclenché une enquête de la justice française. Le documentaire de Nicolas Vescovacci évoquant cet épisode est torpillé sur ordre de l’actionnaire Vincent Bolloré, en violation de la loi de 1986 qui prévoit qu’un actionnaire ne peut venir entraver la liberté éditoriale des journalistes. Dans un premier temps, on n’en croit pas nos oreilles. Quand Médiapart révèle que c’est Vincent Bolloré en personne qui a pris la décision de torpiller cette enquête, on tente d’abord de se rapprocher de la direction ; peine perdue. En septembre 2015, Reporters sans Frontières tente de saisir le CSA, qui demande des preuves, en reçoit… et ne donne plus de réponses. Les journalistes écrivent à Gaspar Gantzer, conseiller de François Hollande, démarchent Fleur Pellerin, ministre de la culture : ils font la sourde oreille. Pour faire court, il ne se passe absolument rien.

Bolloré se sent investi d’une telle impunité qu’il vient en comité d’entreprise de Canal+ en septembre 2015, pour dire qu’il ne faut pas attaquer BNP et Le Crédit Lyonnais : il assume totalement la censure du reportage sur le Crédit Mutuel. Quelques jours plus tard la direction justifie à nouveau, par écrit, la censure du reportage sur le Crédit Mutuel, en disant qu’elle préfère désormais “éviter les attaques frontales ou polémiques contre nos partenaires contractuels, actuels ou futurs“. C’est une manière de nous dire que la direction fait ce qu’elle veut, qu’elle peut censurer n’importe quoi, car concrètement nous ne savons pas qui sont ces partenaires futurs ; nous avons demandé des éclaircissements sur leur identité et n’en avons pas reçu. Cela signifie que la direction a tout pouvoir, qu’elle peut mettre fin à n’importe quelle enquête à n’importe quel moment, de manière totalement arbitraire. Cela nous place dans l’impossibilité de travailler correctement. Rendez-vous compte : cela signifie que vous devrez contacter des sources, des lanceurs d’alerte, qui parfois ont peur de témoigner, le font… tout cela pour que votre actionnaire puisse, d’un simple coup de téléphone, mettre fin à l’enquête. Et ce, dans l’indifférence la plus totale du CSA et de la Hollandie.

Plus récemment, en octobre 2017, la direction nommée par Monsieur Bolloré – qui fait des affaires au Togo – a fait censurer un reportage sur le Togo qui a disparu des plateformes de Canal+. Quand il a été rediffusé par erreur en novembre, la direction a renvoyé deux personnes, dont le numéro deux de Canal Afrique. Comme si cela ne suffisait pas, pour donner des gages au potentat africain qui dirige le Togo, la direction a fait diffuser sur Canal un publireportage, le 21 décembre 2017, dans lequel on apprend que le régime togolais est un modèle de stabilité politique. On en arrive à un stade où Vincent Bolloré fait parfois de Canal+ un instrument de propagande.

LVSL – Justement, Vincent Bolloré est régulièrement accusé de défendre sur sa chaîne les intérêts de ses entreprises en Afrique, et d’être un rouage essentiel de ce que l’on nomme la Françafrique [concept forgé en 1994 par François-Xavier Verschave, qui désigne l’intrication des intérêts économiques et politiques des grandes entreprises françaises en Afrique, qui sont souvent de nature néocoloniale]. Qu’en pensez-vous ? [Lire à ce sujet sur LVSL : Bolloré en Afrique : entre réseaux de pouvoir, jeux d’influence et esclavage moderne.]

Jean-Baptiste Rivoire – On a le sentiment qu’en Afrique, Bolloré n’aime pas la concurrence ! Il tente de maintenir une certaine connivence avec les dirigeants des pays dans lesquels ses entreprises sont implantées, comme pour conserver la main sur les marchés et y pratiquer des prix élevés. Il a été mis en examen récemment parce que la justice le soupçonne d’avoir aidé les présidents du Togo et de la Guinée-Conakry à décrocher des victoires présidentielle via Havas, dans le but d’obtenir des concessions portuaires. Plusieurs témoins affirment que les présidents Sarkozy et Hollande ont parfois aidé Vincent Bolloré à décrocher des marchés en Afrique.

Est-ce que c’est dans l’intérêt des Africains ? Je n’en suis pas sûr ! Un certain nombre d’associations ont par exemple pointé du doigt les prix très élevés pratiqués par Vincent Bolloré qui tendent à asphyxier l’économie des pays africains – les transports, on le sait, sont très importants dans le développement économique d’un pays, et c’est un secteur que Vincent Bolloré cherche à contrôler.

“L’auto-censure et la censure coexistent. Vincent Bolloré a pratiqué à plusieurs reprises la censure, mais le message qu’il envoyait par là même déborde très largement le strict cadre de la censure directe. (…) En 2015, en présence de tous les élus du personnel, il a renvoyé une DRH qui ignorait qu’elle devait être licenciée et l’a appris en même temps que tous les membres présents à la réunion ! Le message a très bien été compris. Tout le monde s’est écrasé, a fait profil bas et a obéi.”

LVSL – Ceux qui étudient le système médiatique avancent essentiellement deux thèses pour expliquer l’alignement des journalistes sur les intérêts des actionnaires et le consensus néolibéral : l’auto-censure (le poids de l’idéologie dominante et la puissance des actionnaires pèsent si lourds qu’il poussent les journalistes à mettre en veille leur esprit critique) et la censure. Laquelle privilégiez-vous ?

Jean-Baptiste Rivoire – Ces deux formes de censure existent. Nous avons subi une forme de censure que Fabrice Arfi (de Médiapart) qualifie de “chimiquement pure” dans le cas du Crédit Mutuel, puisque Vincent Bolloré défendait à cette occasion Michel Lucas, un partenaire en affaires qui l’a aidé à monter au capital de Vivendi, et donc à prendre le contrôle de Canal+. En comité d’entreprise, Bolloré a assumé cette pratique de la censure. On a ici toutes les caractéristiques d’une censure directe, qui est au demeurant assez rare, mais qui témoigne de la décomplexion et du sentiment de toute-puissance qui habitent certains grands actionnaires. À partir du moment où les grandes fortunes françaises possèdent plus de 80% de la presse, on sait très bien que ne seront pas nommés à la tête des médias ceux qui sont déterminés à s’attaquer aux puissants, à dénoncer l’optimisation fiscale, la violence que subissent les salariés, etc… On le constate en lisant la presse au quotidien, comme par exemple Le Parisien, quotidien contrôlé par le milliardaire Bernard Arnault : sont mis en avant les conflits mineurs entre citoyens, des faits divers individuels, à raison de deux ou trois par jour. Ces faits divers peuvent constituer une nuisance indéniable dans la vie quotidienne, mais leur sur-médiatisation éclipse totalement d’autres enjeux : est-ce qu’on a des enquêtes sur la violence dans le monde du travail, par exemple ? Les reportages d’Élise Lucet sur ce sujet rencontrent un très large succès, parce qu’ils passionnent des millions de Français et reflètent leur quotidien. Cette violence au travail ne concerne pas seulement les salariés de Lidl où on travaille comme des robots : elle est de plus en plus répandue, et très peu traitée dans les médias. On pourrait prendre d’autres exemples de cette nature : dans l’ensemble, on constate que les sujets qui viendraient déranger les intérêts de l’ordre établi sont très peu traités. À l’inverse, je suis frappé par la médiatisation massive de faits divers totalement inoffensifs pour les puissants : les vols, les disputes, les écarts de conduite individuels, etc.

On construit ainsi un regard souvent anxiogène sur le monde qui voile les vrais problèmes que connaît la société, à travers la nomination de personnes dociles à la tête des médias et l’intimidation de ceux qui s’opposeraient à elles. Cela peut passer par des licenciements. Dans le groupe Canal +, par exemple, la direction nommée par Vincent Bolloré a contribué au départ d’une centaine de journalistes d’I-Télé en leur refusant des garanties déontologiques, et ce n’est qu’un cas parmi d’autres. Cela fragilise les conditions de travail des journalistes. Comment voulez-vous consacrer suffisamment de temps et d’énergie à une enquête, surtout lorsqu’elle concerne des intérêts puissants, si votre direction vous impose, en tant que journaliste, une cadence infernale ? Le contrôle des chaînes de télévision par des actionnaires qui peuvent écœurer en toute impunité les salariés qu’ils souhaitent produit de l’auto-censure chez les journalistes, et les poussent à se détourner des sujets sensibles.

L’auto-censure et la censure coexistent. Vincent Bolloré a pratiqué à plusieurs reprises la censure, mais le message qu’il envoyait par là même déborde très largement le strict cadre de la censure directe. En comité d’entreprise de septembre 2015, il assumait l’usage de la terreur pour la gestion de Canal+. A cette période, en présence de tous les élus du personnel, il a renvoyé une DRH qui ignorait qu’elle devait être licenciée et l’a appris en même temps que tous les membres présents à la réunion ! Le message a très bien été compris. Tout le monde s’est écrasé, a fait profil bas et a obéi.

D’une manière générale, que des grands groupes industriels possèdent la presse est une catastrophe pour l’information. Il reste encore le service public, qui vit lui aussi sous pression de la Macronie. Emmanuel Macron veut bouleverser le service public pour réaliser des économies budgétaires : on a parlé de renvoyer les trois quarts des effectifs des magazines d’investigation Envoyé Spécial et Complément d’Enquête ; c’est une formidable pression exercée sur les journalistes qui veulent faire un travail d’investigation fouillé. Il faut être clair : si on ne fait plus de journalisme fouillé, on ne fait plus de journalisme. Si on n’a pas le temps de travailler, on se contente de relayer la communication des puissants ; on ne prend pas de risques, car faire une enquête qui dérange peut vous mener devant un tribunal : cela demande beaucoup de temps. La meilleure façon d’empêcher les journalistes de faire leur travail, c’est donc de ne pas leur laisser le temps de travailler.

“Harcelé en justice par Vincent Bolloré, Tristan Waleckx, journaliste qui a reçu cette année le prix Albert Londres, (…) a été victime d’une intrusion dans son propre domicile la veille du procès en diffamation que Vincent Bolloré lui avait intenté à Nanterre. (…) La France ressemblera-t-elle bientôt à Malte, cet État européen où on assassine les journalistes anti-corruption à la voiture piégée ?”

LVSL – L’une des revendications historiques du corps de métier journalistique, c’est le droit à un travail stable, à des conditions de travail décentes. Pensez-vous que la précarisation accrue qui frappe le monde du travail ces dernières années constitue un élément qui permet d’expliquer cet alignement des médias sur le consensus libéral ?

Jean-Baptiste Rivoire – À l’évidence, oui. À I-Télé (désormais CNews), la direction a écœuré plus de quatre-vingts personnes en CDI, avant d’en reprendre certaines en CDD et leur faire miroiter des promesses d’embauche. Il est évident que ce ne sont pas ces salariés qui vont monter une société pour la défense de la déontologie journalistique ! Précariser, c’est fragiliser les journalistes.

Mais de toutes manières, même si on travaille en CDI dans un groupe possédé par un grand industriel et financé par la publicité, ce sera du pareil au même. J’ai parlé de Bolloré, on pourrait prendre d’autres exemples ; Le Figaro était très embêté lorsque Serge Dassault était soupçonné par la justice d’avoir acheté des votes à Corbeille-Essonnes ! Il y a donc un vrai problème d’indépendance à l’égard des grands industriels. On se scandaliserait, en France, si un journal était possédé par un ministre. On devrait avoir la même réaction lorsqu’il s’agit d’un industriel très puissant qui a des intérêts dans le monde entier !

LVSL – Quelles solutions envisagez-vous à cette situation ? Vous avez mentionné des entraves à la loi de 1986 sur la non-ingérence des actionnaires, ce qui tend à montrer que la loi est relativement impuissante lorsqu’il s’agit de juguler l’influence des actionnaires…

Jean-Baptiste Rivoire – En 1986, une loi sur l’audiovisuel a été votée. Elle prévoyait que les intérêts d’un actionnaire ne devait pas entraver la liberté éditoriale. Cela me paraît essentiel pour le public de savoir que l’information est décidée par les journalistes, et pas par les actionnaires au gré de leurs intérêts. Cette loi a été violée de nombreuses fois. L’exemple du Crédit Mutuel a fait éclater aux yeux de tous le mépris de certains grands industriels pour les règles éthiques. François Hollande, un peu gêné aux entournures, a encouragé le vote d’une nouvelle loi dite “d’indépendance des médias” qui venait réaffirmer le même principe, en ajoutant que les actionnaires comme Bolloré devaient nommer un “comité éthique“. Comme c’était prévisible, Bolloré a nommé un comité éthique bidon, et cette loi n’a servi à rien. Je ne pense donc pas que la solution réside dans des gesticulations législatives.

Les médias doivent avoir à l’esprit que le seul moyen d’être indépendants, c’est d’être financé par ses lecteurs. Je suis en accord avec le slogan de Médiapart : “seuls nos lecteurs peuvent nous acheter“. On peut penser ce qu’on veut de Médiapart, mais ils sont financés essentiellement par leur public. C’était longtemps le cas pour nous, sur Canal+, ce qui nous a donné une formidable liberté. J’en suis arrivé à un stade où je pense que si on ne fonctionne pas sur la base d’un financement par le public, ce seront les annonceurs et les industriels qui feront la loi dans les médias privés, et les politiques dans les médias publics. Les médias publics sont financés par le peuple, mais ce n’est pas lui qui désigne les dirigeants de France Télévisions : c’est le CSA, les politiques… Les chaînes publiques vont subir des baisses de budget sévères et des restructurations ces prochaines années : ceux qui travaillent dans ces médias publics auront du mal à faire une enquête sérieuse sur le pouvoir actuel, dans une ambiance où tout le monde a peur de se faire renvoyer. Canal+ était la dernière chaîne privée qui résistait, maintenant c’est le service public qui va être attaqué. Je pense que l’espoir réside dans Médiapart, dans Le Canard Enchaîné, dans Arrêt sur Images, car ce sont les lecteurs qui financent. Il y a moins d’argent, mais au moins c’est de l’argent propre !

LVSL – Un projet de loi contre les “fake news” est en germe parmi les projets du gouvernement. Le métier de reporter consiste à dévoiler au grand public des vérités qui ne sont pas forcément en accord avec la vision des choses que donne l’État. Que pensez-vous de ce projet de loi ?

Jean-Baptiste Rivoire – Confier à des magistrats le soin de démêler les vraies informations des fausses, c’est une négation totale du rôle de la presse (dont c’est précisément la fonction). Pire : c’est une illusion. Comment un magistrat, débordé par ailleurs, pourra-t-il se prononcer sur la véracité d’une information sans pouvoir enquêter ? Va-t-on confier à la justice, dont certains représentants sont nommés par le pouvoir politique, la rédaction en chef des journaux ? Ce projet est dangereux, tout comme le projet de loi “secret des affaires” voté sous la pression de puissants lobbys industriels. Le pouvoir politique met la pression sur les journalistes, alors qu’il faudrait les défendre. Harcelé en justice par Vincent Bolloré, Tristan Waleckx, le journaliste de France 2 qui a reçu cette année le prix Albert Londres, a vu certains de ses témoins africains renoncer à venir témoigner devant la justice française suite à des intimidations. Lui-même a été victime d’une intrusion barbouzarde dans son propre domicile la veille du procès en diffamation que Vincent Bolloré lui avait intenté à Nanterre. Il a dû arriver au tribunal escorté par un garde du corps. Ces pressions sur un confrère du service public sont scandaleuses. La France ressemblera-t-elle bientôt à Malte, cet État européen où on assassine les journalistes anti-corruption à la voiture piégée ?