Ruffin, Binet, Mercier : le choix du mal-travail

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Quels sont les coûts et les causes de ce mal-travail ? Qui en sont les coupables ? Comment en sortir et obtenir de nouveaux droits pour l’ensemble des salariés au sein de l’entreprise ? Comment faire en sorte que les habitants de ce pays puissent bien vivre de leur travail, et surtout, bien le vivre ? LVSL reçoit Sophie Binet (secrétaire générale de la CGT), Isabelle Mercier (secrétaire nationale de la CFDT en charge du travail) et François Ruffin (député de la Somme) pour un grand débat autour de ces questions, modéré par Léo Rosell (doctorant spécialiste de la sécurité sociale et responsable éditorial LVSL). Retrouvez la captation vidéo de la conférence ci-dessous.

Réquisitionner pour mieux régner

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Manifestations à Lyon en 2009 © mafate69

Si le recours aux réquisitions de grévistes a été largement médiatisé, les fondements juridiques de tels dispositifs demeurent sibyllins pour le grand public. Retour sur l’histoire d’une procédure contestée.

Les ordres de réquisition peuvent légitimement être considérés comme des entraves à l’exercice du droit de grève. Comprendre l’histoire de ce procédé de droit administratif permet de mieux appréhender ses applications modernes et ses utilisations récurrentes par les pouvoirs publics.

Michel Pigenet est historien et a notamment dirigé avec Danielle Tartakowsky une Histoire des mouvements sociaux en France (La Découverte, 2014). Le chercheur note que « le droit de réquisition renvoie à un droit militaire, initialement prévu dans une perspective de défense nationale ». En 1938, une loi prévoie en effet des dispositions permettant de réquisitionner des travailleurs en temps de guerre et pour les besoins de la défense nationale.

En réalité, la IIIème République n’aura pas attendue la veille de la guerre pour restreindre le droit des grévistes. En 1910, le gouvernement dirigé par Aristide Briant – pourtant un des promoteurs de la grève générale – met fin à une grève de cheminots en les réquisitionnant pour une « période militaire ».

Quoi qu’il en soit, la loi votée en 1938 est appliquée dès novembre de la même année. Le Gouvernement souhaite alors remettre en cause la semaine des 40 heures. Face à de telles velléités, la Confédération Générale du Travail (CGT) appelle à une grève générale. Il suffit alors au Gouvernement de faire savoir que la situation internationale est dégradée et qu’une telle grève porte atteinte à l’effort de guerre du pays. Alors que la guerre prend fin, l’état de guerre est prolongé jusqu’au milieu de l’année 1946. Le Gouvernement convainc alors le Parlement de la nécessité d’élargir la loi de 1938 pour trouver une solution aux conflits posés par les grèves.

En 1950, une loi est votée pour pérenniser les mesures prévues par la loi de 1938 en temps de paix. L’administration a alors recours à cette loi pour réquisitionner en 1950 des employés du gaz et de l’électricité, en 1953 les cheminots et les postiers, ou encore en 1957 des fonctionnaires de l’administration pénitentiaire.

« Les finalités qui permettent de justifier un ordre de réquisition ont été élargies. »

Eloïse Beauvironnet

Une telle loi offre « un havre salvateur lui permettant de riposter aux grèves de fonctionnaires » fait savoir Eloïse Beauvironnet, docteur en droit public à l’Université Paris 5 Descartes et autrice de La réquisition en droit administratif français. Rappelons que, si le droit de grève a longtemps été refusé aux fonctionnaires pendant la IIIème République, il leur est finalement accordé en 1950 par la décision Dehaene du Conseil d’Etat. La loi sur les réquisitions de 1950 va alors « conduire à la pérennisation en temps de paix d’un dispositif initialement conduit en temps de guerre » estime Eloïse Beauvironnet.

Un risque de banalisation du dispositif

« Alors qu’il existait auparavant une conception très étroite de l’ordre public, peu à peu les finalités qui permettent de justifier un ordre de réquisition ont été élargies » constate Eloïse Beauvironnet. La juriste explique que les réquisitions ont initialement été fondées sur « les besoins généraux de la Nation », un critère qui caractérise une atteinte à l’ordre public au niveau national et qui présente de ce fait « un caractère restrictif ». La grève victorieuse de 1963 frappe de discrédit ce type de réquisitions et va conduire le législateur a introduire de nouveaux recours à ce procédé. Ainsi, les réquisitions de police, aux mains du préfet, sont déclenchées en cas d’atteinte à l’ordre public au niveau local et l’assignation qui permet d’assurer la continuité d’un service public essentiel. « C’est ce qui permet aussi à des entreprises privées gestionnaires de services publics de requérir des salariés grévistes sur le fondement de ce pouvoir d’assignation » explique Eloïse Beauvironnet. Par ailleurs, deux lois de 2003 et 2004 « facilitent le recours aux réquisitions et étendent le pouvoir des préfets » note Michel Pigenet.

« Certains ordres de réquisition n’étaient pas destinés à préserver l’ordre public mais à assurer la continuité de l’activité économique. »

Eloïse Beauvironnet

Pour qu’une réquisition soit justifiée, il faut que deux conditions soient réunies : la réquisition doit parer une urgence et l’administration ne doit pas avoir d’autre moyens pour faire face à cette situation. Ainsi, « on ne peut demander le retour d’un service normal de l’activité » estime Michel Pigenet. « En cas de grève, la réquisition doit normalement être la dernière alternative » conclue ainsi Eloïse Beauvironnet.

Préserver l’activité économique

Pourtant, selon la juriste, les grèves de 2010 contre la réforme des retraites ont illustré combien certaines réquisitions peuvent être « abusives », notamment concernant les installations pétrolières. D’après elle, pour qu’une réquisition de raffinerie soit décidée, il faut que la pénurie de carburant devienne une menace à l’ordre public, comme lorsque les véhicules de secours n’ont plus de carburant. Or, « certains ordres de réquisition n’étaient pas destinés à préserver l’ordre public mais à assurer la continuité de l’activité économique, qui est pourtant une finalité étrangère à l’intérêt général » explique pourtant Eloïse Beauvironnet.

Le Conseil d’État reconnait ainsi en 2010 que « la réalité des risques pesant sur le maintien de l’ordre public » justifient la réquisition du site pétrolier de Gargenville. L’institution estime alors que l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle ne dispose plus « que de trois jours de stocks en carburant aérien ». L’épuisement total des stocks « aurait conduit au blocage de nombreux passagers ». De ce fait, le Conseil d’État conclut que « le préfet peut légalement […] prendre une mesure de réquisition à l’encontre des salariés en grève d’une entreprise privée dont l’activité présente une importance particulière pour le maintien de l’activité économique ». En commentant cette décision dans un article, le maître des requêtes au Conseil d’État Alexandre Lallet estime que la réquisition est devenu « un outil susceptible d’être légalement mobilisé lorsque le bilan coûts-avantages est (suffisamment) positif ». Pour Michel Pigenet, de telles procédures permettent « d’atténuer les effets de la grève ». « Pourtant une grève n’a d’effet que si elle a un impact » note le chercheur.

Néanmoins, les salariés ne sont pas sans défense face aux réquisitions de l’administration. Ils peuvent premièrement, lorsqu’ils sont assez nombreux, passer outre ces procédures et ne pas les respecter. De tels phénomènes ont été observés lors des grèves de 1953 ou de 1963.

Les grévistes peuvent également contester de telles réquisitions devant la justice. Plusieurs procédures d’urgence – à l’instar du référé liberté et du référé suspension – permettent au juge de statuer en urgence sur la légalité de ces recours en 48 heures. « Le salarié qui veut contester ces recours va devoir, dans un très court délai, rassembler les preuves de ses allégations. De même, le juge dispose de peu de temps pour diligenter une enquête et c’est alors une parole contre une autre » estime néanmoins Eloïse Beauvironnet. Ce court délai conduit les magistrats à « avoir tendance, surtout quand il s’agit d’allégations de menaces à l’ordre public, à s’incliner face à l’administration » estime la juriste.

Malgré ces difficultés, la justice donne parfois raison aux grévistes. La justice a ainsi suspendu le jeudi 6 avril 2023 la réquisition de la raffinerie TotalEnergies de Gonfreville-L’Orcher. La préfecture l’avait motivé par l’imminence du week-end de Pâques et l’augmentation « prévisible de 75 % de la circulation automobile ». Le tribunal administratif de Rouen a pourtant estimé qu’aucun « besoin non satisfait de carburant pour les besoins des services publics ne ressort des pièces du dossier » et que l’arrêté préfectoral porte « une atteinte grave et manifestement illégale au droit de grève ». 

Quand les grévistes mettaient les réquisitions en échec

Extrait du Drapeau Rouge. « Vers la grève générale de tous les mineurs ». 1924

Des réquisitions sont régulièrement imposées lors des conflits sociaux. Si elles portent généralement atteinte au succès du mouvement, ce ne fut pas toujours le cas. En 1963, une telle procédure est utilisée à l’encontre d’une grève de mineurs, mais ne parvient pas à les faire plier. Le Général de Gaulle, qui déclarait quelques années plus tôt que la grève apparaissait « inutile, voire anachronique », est contraint de céder. Et avec cette victoire, les grévistes ouvrent même « une brèche dans la digue antisociale de la Vème République », analyse l’historien Michel Pigenet.

En 1963, les mineurs français accusent un retard salarial – que la Confédération générale du travail (CGT) chiffre à 11% – par rapport à la moyenne nationale. À cette insécurité économique s’ajoute un malaise social quant à l’avenir de la profession. Si le charbon est encore dominant, sa part dans la consommation d’énergie primaire est passée de 58,3% en 1960 à 50,3% deux ans plus tard. Cette baisse est entérinée par le plan Jeanneney qui organise la diminution de la production de charbon en France. Des grèves ont déjà éclaté en 1961 et 1962 dans l’Aveyron pour contester la fermeture de l’exploitation de certains puits.

« La réquisition est une arme puissante mais, cette fois-ci, elle ne fonctionne pas et se retourne contre le pouvoir. »

Michel Pigenet

Une telle situation explosive ne tarde pas à favoriser les mécontentements. En 1962, Force Ouvrière (FO) propose l’idée d’une grève des rendements pour demander une hausse de salaire des mineurs. La Confédération Française des Travailleurs Chrétiens (CFTC, ancêtre de la CFDT) propose une grève illimitée que refuse la CGT, qui préfère les grèves perlées. Il faut dire que la grève de 1948, durement réprimée par le socialiste Jules Moch, est encore dans toutes les mémoires. Par ailleurs, Benoît Frachon, alors secrétaire général de la centrale, estime qu’il est primordial de s’assurer le soutien de l’opinion publique. Il est dès lors délicat de décider d’une grève illimitée alors qu’un hiver particulièrement froid frappe l’Hexagone.

Une réquisition mise en échec

Le ministre de l’Industrie Michel Maurice-Bokanowski organise une rencontre avec les « partenaires sociaux » le 27 février à qui il envoie une fin de non-recevoir. La fermeté du pouvoir n’est pas inattendue : depuis 1950, le gouvernement use de nombreuses fois des réquisitions qui permettent souvent de faire plier les grèves. « En 1959, les cheminots veulent faire grève et le gouvernement annonce une réquisition. La CFTC et FO se retirent, la CGT abandonne » rappelle Michel Pigenet – qui a dirigé avec Danielle Tartakowsky une Histoire des mouvements sociaux en France (La Découverte, 2014).

Confiant, le gouvernement adopte alors une posture d’extrême fermeté. Les syndicats appellent à la grève le 1er mars tandis que le Général de Gaulle signe un décret de réquisition de grévistes fondé sur « les besoins généraux de la Nation » le 3 mars. Le Journal officiel est publié un dimanche pour permettre la réquisition le lendemain. Le Général table alors sur la division du mouvement syndical : le lundi étant férié dans le Nord-Pas-de-Calais, les arrêtés de réquisitions ne frappent le premier jour que les bassins lorrains, réputés être peu enclins à la révolte. Contre toute attente, l’ordre de réquisition n’est pas respecté par les mineurs lorrains. Et le mardi, c’est le Nord-Pas-de-Calais qui entre en grève.

« C’est l’attitude qu’il ne fallait pas avoir : le gouvernement pensait être en position de force » explique Michel Pigenet. Selon le chercheur, « le refus de négocier se retourne très tôt contre le gouvernement ».

L’ordre de réquisition est rapidement mis en échec : on compte 178 000 grévistes pour 197 000 mineurs, soit un taux de 90 %. Le gouvernement convoque en avril une « commission des sages ». Cette dernière, présidée par le Commissaire général au Plan Pierre Massé, reconnaît le retard accusé par les mineurs, recommande de réduire leur temps de travail et de leur accorder des congés supplémentaires. Elle permet au gouvernement de « ne pas perdre la face tout en donnant satisfaction aux mineurs : le gouvernement cède sur l’essentiel » note Michel Pigenet. « La réquisition est une arme puissante mais, cette fois-ci, elle ne fonctionne pas et se retourne contre le pouvoir », ajoute savoir l’historien. La grève est telle que, contrairement aux réquisitions de 1953, aucune poursuite n’est engagée à l’encontre des grévistes.

Une solidarité qui assure le succès de la grève

Une telle réussite n’était pourtant pas assurée. « La guerre d’Algérie a étouffé les mobilisations sociales entre 1955 en 1962, année qui marque une double victoire électorale gaulliste » note Michel Pigenet. Le mouvement social apparaît divisé et affaibli. Deux ans auparavant, lors de la grève des mineurs de Decazeville, Charles de Gaulle n’a-t-il pas déclaré à la télévision que « la grève paraît inutile, voire anachronique » ?

Pourtant, l’opinion publique semble favorable aux grévistes. Un sondage estime alors que près de 80 % de la population soutient le mouvement. Il faut dire que la communication du gouvernement n’a pas été parfaitement maîtrisée : les interventions à la télévision du premier ministre Pompidou et du ministre de l’information Peyrefitte ne convainquent pas.

Des mécanismes de solidarité financière se mettent alors en place : des collectes sont organisées un peu partout en France pour venir en aide aux mineurs tandis que les enfants des grévistes sont accueillis dans des familles volontaires. Le mouvement peut également compter sur la solidarité d’autres bassins miniers et de diverses professions. « Il y a des manifestations de solidarité, des gaziers et électriciens débraient, des dockers refusent de décharger du charbon qui vient de l’étranger, des caisses de grève sont mises en place » explique Michel Pigenet. Johnny Hallyday organise même un concert au profit des mineurs tandis que des évêques se distinguent par des déclarations de compréhension et de sympathie pour le mouvement, note l’historien.

Ce succès se traduit par la première mise en échec du Général sur le plan social, dont le taux d’approbation dans les sondages dégringole. Certains des acquis arrachés par les mineurs, notamment l’obtention d’une quatrième semaine de congés payés, profitent par ailleurs à une large partie de la population. Michel Pigenet estime également que « les mineurs ont ouvert une brèche dans la digue antisociale de la Vème république. C’est le début d’un cycle de contestations sociales qui aboutit avec 1968 ». Néanmoins, la victoire des mineurs n’est pas totale sur tous les points : les fermetures de mines ne seront pas remises en cause par ces grèves, « mais sont plutôt accélérées » note Michel Pigenet.

La déroute du gouvernement limite à l’avenir les réquisitions fondées sur « les besoins généraux de la Nation ». Inventive, l’administration met néanmoins en place d’autres procédures pour restreindre le droit de grève…

« Nous aurons prochainement l’occasion de fêter une victoire historique » – Entretien avec Olivier Mateu

Olivier Mateu Le Vent Se Lève LVSL
Olivier Mateu / Ed. LHB

Avec son franc-parler et son attitude déterminée, Olivier Mateu est devenu l’une des figures emblématiques de la mobilisation contre la réforme des retraites. Assumant une ligne radicale et un syndicalisme de lutte des classes, ce natif de Port-de-Bouc, issu d’une famille communiste qui a lutté contre le franquisme en Espagne, est depuis 2016 secrétaire de l’Union départementale de la CGT des Bouches-du-Rhône. Se démarquant d’une direction cégétiste plus modérée, Olivier Mateu prône l’auto-organisation à la base pour s’opposer au gouvernement et au patronat, mais aussi une certaine conception de la lutte syndicale, renouant avec l’ambition de construire une société nouvelle. Dans cet entretien, il revient sur l’actualité de la mobilisation contre la réforme des retraites, à la veille d’une nouvelle journée de mobilisation, sur la stratégie de la grève reconductible, sur la lutte menée à Fos-sur-Mer contre les réquisitions de grévistes, sur son parcours militant ou encore sur le congrès de la CGT qui aura lieu du 27 au 31 mars. Entretien réalisé par Léo Rosell.

LVSL – Alors que le texte vient d’être adopté par défaut, à la suite de l’échec des motions de censure, quel bilan faites–vous de cette première phase de mobilisations contre la réforme des retraites ?

Olivier Mateu – C’est une déroute complète pour le président de la République et son gouvernement. Après des semaines à essayer d’acheter une majorité face à un mouvement social d’une ampleur inédite depuis 1995 voire 1968, leur incapacité à créer une majorité autour de cette réforme est un échec retentissant, alors même qu’ils ont mis des millions sur la table pour convaincre les députés de la défendre dans leurs circonscriptions…

Durant cette séquence, l’attitude des ministres et des responsables politiques du camp présidentiel a relevé de l’ignoble. Il s’agit d’un personnel politique qui n’est non seulement pas à la hauteur de ses fonctions, mais qui ne parvient pas non plus à cacher qu’il est au service d’intérêts différents des travailleurs et du peuple français.

Du point de vue de la stratégie syndicale, je pense que l’on n’en est pas encore au moment du bilan. En règle générale, rien ne marche mieux que quand ce sont les travailleurs et les travailleuses qui décident et s’organisent à la base. D’ailleurs, le fait que depuis deux mois et demi l’intersyndicale survive dans sa forme résulte de cette unité des travailleurs et des populations mobilisées à la base, puisqu’il y a également des jeunes et des personnes éloignées du monde du travail qui viennent prêter main forte.

LVSL – À la veille d’une nouvelle journée de grève et de manifestations, quelle suite attendez–vous pour ce mouvement ? Que lui manque–t–il pour faire définitivement battre Macron en retraite ?

O. M. – Très concrètement, je pense que nous n’avons jamais été aussi prêts de remporter une victoire interprofessionnelle et intergénérationnelle qu’aujourd’hui. Il faut organiser et réussir ces journées d’action, même si elles peuvent sembler trop espacées, et en même temps travailler partout à installer la grève reconductible, qui selon nous ne doit pas être « 24h ou rien ».

« Quiconque peut mettre une heure, deux, quatre, huit heures par jour, une, deux ou trois fois par semaine participe à gagner cette bataille. »

Notre stratégie de grève reconductible est liée y compris à la structuration de l’économie, voulue par le patronat et les gouvernements qui le servent depuis des décennies. L’accumulation de toutes les modalités de grève reconductible fera qu’à un moment donné, l’économie fonctionnera tellement mal et sera tant affectée que ce sera le MEDEF lui–même qui demandera au président de retirer sa réforme.

En ce sens, tout le monde a une part à prendre au combat. Quiconque peut mettre une heure, deux, quatre, huit heures par jour, une, deux ou trois fois par semaine participe à gagner cette bataille. Et ce, dans tous les secteurs, que l’on soit dans le public ou le privé. À titre d’exemple, si les personnels des crèches qui accueillent les enfants le matin, démarrent avec une heure de retard la journée, cela se répercute sur les parents qui doivent garder une heure de plus leur enfant, de telle sorte que les effets de cette heure de grève sont multipliés au moins par deux. Qu’on le veuille ou non, on pèse aussi sur l’économie de cette façon.

LVSL – On vous a vu en première ligne contre les réquisitions de grévistes, notamment dans les raffineries. En quoi ces pratiques constituent–elles selon vous des atteintes au droit de grève, et quels moyens existent pour lutter contre ?

O. M. – Très souvent, ces réquisitions, que le gouvernement et les médias à sa solde estiment légales, se trouvent battues dans les tribunaux. Le problème étant que ces jugements se font a posteriori, alors que sur le moment, cela met un coup au moral des grévistes. C’est d’ailleurs comme cela qu’ils ont évité le mouvement en octobre, en imposant une forte pression médiatique et des réquisitions.

Dans mon département des Bouches-du-Rhône, les réquisitions n’ont pas concerné les raffineries mais le dépôt pétrolier de Fos–sur–Mer, qui est le plus gros dépôt de carburant du pays. Quelle a été la réaction des salariés à l’intérieur, pour ceux qui n’étaient pas réquisitionnés ? Ils ont décidé de maintenir la grève, ce qui a empêché de réaliser la moitié du programme qui était prévu. Ces réquisitions ont donc davantage créé du « buzz » qu’elles n’ont eu d’efficacité réelle. Une autre conséquence est que certains secteurs, comme les remorqueurs qui jusqu’ici n’étaient pas en grève, le sont depuis hier.

Cela rajoute donc du monde dans la lutte, comme les « opérations escargot », notamment une il y a quelques jours vers l’aéroport de Marignane qui a finalement convergé vers le dépôt pétrolier de Fos. Certes, on s’est fait gazer, mais cela a bien perturbé le fonctionnement du site. Encore aujourd’hui, et à la veille de la journée du 23 mars, nous sommes mobilisés sur plusieurs points dans tout le département, ce qui fait que le chargement des camions et l’ensemble des activités économiques du département sont très perturbés.

« Contraindre en les réquisitionnant des travailleurs qui ont accepté de perdre des jours de salaire pour défendre leurs droits, et ce sous le contrôle des policiers, est absolument inacceptable. »

J’insiste à nouveau sur le fait que ces réquisitions sont bien souvent jugées par la suite illégales, mais ne serait–ce que du point de vue moral, contraindre en les réquisitionnant des travailleurs qui ont accepté de perdre des jours de salaire pour défendre leurs droits, et ce sous le contrôle des policiers, est absolument inacceptable. S’ils veulent se servir de policiers, qu’ils les mettent à la frontière suisse et qu’ils arrêtent les évadés fiscaux.

LVSL – Vos positions et votre ton combatifs ont été mis en lumière lors de cette mobilisation. Quel a été jusqu’ici votre parcours militant et syndical ? Quelle est votre conception de l’engagement syndical ?

O. M. – J’ai adhéré à la CGT quand je n’avais pas encore 22 ans, en 1996. Depuis, je ne l’ai jamais quittée. Je suis devenu secrétaire de l’Union départementale des Bouches–du–Rhône en 2016. Ma conception de l’engagement militant se situe donc à la fois sur un plan personnel – chacun s’engage comme il l’entend –, et sur le plan collectif, pour décider d’avancer ensemble vers autre chose que ce système dans lequel nous sommes aujourd’hui enfermés. Partant de là, je ne considère pas qu’il y ait de petites ou de grandes luttes. Tout ce qui vient mettre un coup au capitalisme est bon à prendre et doit aller à son terme.

Dans le même temps, pour ne pas reproduire les mêmes erreurs, nous devons penser très concrètement la société nouvelle dans laquelle on souhaiterait vivre, en dehors du capitalisme. Ce qui me pousse personnellement à m’engager, pour le dire très franchement, c’est le refus de laisser un monde à nos enfants dans lequel ils ne connaîtront que la souffrance et la frustration, pendant que d’autres continuent de se gaver de caviar et de champagne.

Voilà ce que je trouve insupportable et ce qui me pousse au combat. Quand on voit les richesses produites, il y a quand même de quoi faire en sorte que chacun puisse vivre bien, en harmonie, sans que quelques privilégiés sur la planète maintiennent des milliards de personnes dans la misère.

LVSL – En parlant de vie en harmonie sur la planète, et de meilleur avenir pour vos enfants, comment articulez–vous l’action syndicale avec les préoccupations en matière environnementale ?

O. M. – C’est fondamental. Il faut que l’on sorte ensemble du piège dans lequel certains veulent nous faire tomber, à savoir le choix entre mourir les poumons tout noirs ou le ventre vide. Il y a largement matière dans le pays – pour rester à notre échelle – de produire afin de répondre à nos besoins, sans abîmer la planète, à un point qui est devenu inacceptable.

« La logique à imposer est donc celle de reprendre la main sur la définition des besoins et sur les outils de production pour faire en sorte qu’ils répondent à l’intérêt général. »

De façon très concrète, il faut donc penser de nouveaux processus de production et sortir des logiques capitalistes. En revenir à une définition des besoins par les populations elles–mêmes, et plus généralement pour défendre le pays tout entier, non pas pour s’opposer au reste du monde mais parce que, si l’on conquiert une indépendance réelle en matière de production, cela nous permet de sortir du chantage et de la concurrence que les capitalistes nous imposent, et de parler davantage de coopération entre les peuples.

La logique à imposer est donc celle de reprendre la main sur la définition des besoins et sur les outils de production pour faire en sorte qu’ils répondent à l’intérêt général et pas aux intérêts particuliers de quelques capitalistes.

LVSL – La semaine prochaine aura lieu le congrès de la CGT. Comment l’appréhendez–vous, et comment faire en sorte que les lignes qui s’y opposent ne divisent pas l’action syndicale, dans un contexte social aussi tendu ?

O. M. – Je l’aborde de la façon la plus sereine qui soit. C’est le congrès de mon organisation et je n’ai pas d’ennemi en son sein. Si l’on veut s’éviter la division, il faut simplement redéfinir ensemble notre objectif final et créer les conditions nécessaires à la réalisation de cet objectif, en termes de stratégie, de démarche et de structuration de l’organisation.

Au sortir du congrès, l’équipe qui sera désignée doit être la plus à même de porter ces objectifs, pour mettre toutes nos organisations sur le terrain dans la meilleure disposition et redonner confiance aux travailleurs et aux travailleuses de ce pays, dans la pratique de leur travail, dans leur action collective et dans la nécessité de s’organiser face au gouvernement et au patronat. Voilà selon moi l’objectif auquel devraient s’assigner tous les responsables de la CGT et tous ceux qui seront délégués à ce congrès.

« Par-delà la couleur des gilets ou des drapeaux, nous sommes arrivés à faire des choses tous ensemble qu’il faut mener à leur terme, c’est-à-dire à la victoire, au retrait de la réforme. »

Pour finir, je dois avouer que je suis très enthousiaste face aux mobilisations que l’on est en train de vivre. On a déjà vu des choses extraordinaires dans ce mouvement, et cela va continuer. Par-delà la couleur des gilets ou des drapeaux, nous sommes arrivés à faire des choses tous ensemble qu’il faut mener à leur terme, c’est-à-dire à la victoire, au retrait de la réforme. Nous allons reconquérir tout ce qui nous revient. Je pense sincèrement, et je n’applique pas la méthode Coué, que nous aurons prochainement l’occasion de fêter une victoire historique.

« Les mouvements sans grève ne gênent personne » – Entretien avec Jean-Marie Pernot

Manifestation contre la réforme des retraites le 19 janvier 2023 à la Place de la République (Paris). La manifestation parisienne a rassemblé environ 400.000 personnes. © Capture d’écran BFMTV

La forte opposition à la réforme des retraites met de nouveau les syndicats au centre du jeu politique. Après une mobilisation historique le 19 janvier dans la rue, de nouvelles manifestations sont prévues et des grèves se préparent dans plusieurs secteurs. Mais pour Jean-Marie Pernot, politologue et spécialiste des syndicats, un mouvement social se limitant à des manifestations et à quelques « grèves par procuration » ne sera pas suffisant pour faire reculer le gouvernement. L’organisation de grèves dures sera néanmoins ardue, tant les syndicats se sont affaiblis durant les dernières décennies. Dans cet entretien fleuve, l’auteur de l’ouvrage Le syndicalisme d’après. Ce qui ne peut plus durer revient sur les raisons de ce déclin, entre bureaucratisation, incapacité de la CGT et de la CFDT à s’unir, liens compliqués avec les partis politiques ou encore inadéquation entre la structuration des grandes confédérations et l’organisation du salariat contemporain. Propos recueillis par William Bouchardon.

Le Vent Se Lève : La mobilisation contre la réforme des retraites a débuté par une grande manifestation jeudi 19 janvier, avec entre 1 et 2 millions de personnes dans la rue, ce qui est assez historique. Néanmoins, malgré l’unité syndicale, le choix d’une prochaine date de mobilisation tardive le 31 janvier et des suites un peu incertaines suivant les secteurs donnent l’impression d’une fébrilité des syndicats. Comment analysez-vous ce début de mobilisation ?

Jean-Marie Pernot : D’abord, si je peux bien sûr être critique des syndicats, il faut quand même relever qu’ils ne sont pas morts. Qui est capable dans ce pays de mettre un à deux millions de personnes dans la rue ? Tout affaiblis qu’ils soient, on constate quand même que les syndicats ont réussi cela, grâce à une certaine unité. Certes, cette unité est défensive car les syndicats n’ont pas tous le même avis sur les retraites, mais l’opposition à la réforme les réunit. Ce qui me frappe beaucoup dans cette première journée de mobilisation, même si on l’a déjà vu en 2010, c’est la mobilisation dans les petites villes. 1500 personnes à Chaumont (ville de 22.000 habitants en Haute-Marne) par exemple. C’est assez rare pour le souligner. Donc les syndicats ne sont pas morts. Bien sûr, les retraites sont au cœur du pacte social et c’est un sujet très sensible, d’où l’ampleur de la mobilisation.

Une fois dit cela, l’analyse doit se faire non pas sur une journée mais sur une séquence. Depuis 1995, ces conflits se font en effet sur de grandes séquences et les mouvements acquièrent une dynamique propre. Cette première journée était-elle l’acmé du mouvement ou seulement un point de départ ? Il est encore trop tôt pour le dire. En outre, les rythmes de mobilisation sont différents secteur par secteur, selon les syndicats qui dominent. On sait que la CGT va pousser à la grève reconductible dans certains secteurs, mais même au sein de ce syndicat, les stratégies diffèrent. Les grèves dans les transports par rail et les transports urbains vont probablement tenir un certain temps. Outre les habitudes de mobilisation à la SNCF et à la RATP, je rappelle que leur régime spécial est menacé. Mais de manière générale, on va avoir toutes les configurations sectorielles et géographiques. Il y a une immense variété de stratégies syndicales, d’habitudes, de puissance par secteur etc. et donc beaucoup d’inconnues.

Je retiens deux facteurs importants pour la suite. D’abord la question de la grève : en 2010, contre la réforme des retraites de Nicolas Sarkozy, on avait eu une protestation presque sans grève. La vague de manifestations était considérable, sans doute la plus forte depuis 1968, plus forte même qu’en 1995. Même dans les petites îles au Nord de la Bretagne, dans des villages de 300 habitants, il y avait systématiquement des manifestations. Et pourtant il ne s’est rien passé : Sarkozy se fichait de ces manifestations et a fait sa réforme. Macron a sans doute en tête le même scénario : que les gens manifestent une, deux ou dix fois, puis qu’ils finissent par se lasser, que le front syndical se lézarde etc… Si c’est de nouveau un mouvement sans grève, comme en 2010, je ne vois pas en quoi l’issue serait différente. Les mouvements sans grève ne gênent personne. Bruno Le Maire l’a d’ailleurs rappelé il y a quelques jours : il respecte le droit de manifester mais espère un mouvement indolore, qui ne « bloque » pas le pays.

En effet, face à un mouvement de manifestations mais peu de grèves, les patrons ne disent rien car ils ne sont pas directement visés. En revanche, s’il y a des grèves, que la production et l’économie sont pénalisées, ça peut changer la donne. Si le conflit grippe la machine économique, le patronat va se réveiller, alors qu’il est globalement pour la réforme pour l’instant, du moins en ce qui concerne les gros patrons du MEDEF. Ce n’est pas évident bien sûr : avec l’inflation, les gens réfléchissent à deux fois avant de faire grève. Certains secteurs tiennent des discours de grève dure, mais il faudra voir sur la durée. Dans les raffineries par exemple, cela peut avoir des impacts à la pompe à essence mais aussi pour l’approvisionnement des entreprises. Je suis incapable de connaître la suite, mais en tout cas, contrairement aux manifs, le mouvement syndical a perdu de sa puissance sur ce point.

Le deuxième point, c’est la mobilisation des jeunes. Lorsque les jeunes s’en mêlent, on ne sait jamais où ça va s’arrêter. Il suffit de penser au CPE en 2006, où c’était devenu difficile à gérer. Là-dessus aussi, difficile de trop s’avancer : il y avait beaucoup de lycéens ou d’étudiants le 19 janvier dans la rue, mais pas sûr que la question des retraites les mobilise jusqu’au bout. 

Enfin, il y a un troisième facteur, que j’ose à peine évoquer, c’est la violence. Depuis 2010, nous avons eu les gilets jaunes, qui n’étaient pas un mouvement institutionnalisé. Ils ne suivaient pas les habitudes des syndicats : déposer un trajet, assurer le service d’ordre, se disperser tranquillement… Ils faisaient le trajet qu’ils souhaitaient et cela pouvait dégénérer, pour le meilleur comme pour le pire. Ce qui peut jouer dans cette affaire, c’est l’incroyable mépris de Macron. Sarkozy n’était pas un modèle, mais au moins il n’allait pas parader en Espagne le jour où il y avait deux millions de personnes dans la rue. Ce mépris total peut radicaliser un certain nombre de gens, se transformer en haine et susciter de la violence. Ce n’est pas le pari des syndicats bien sûr, mais la situation peut leur échapper. 

LVSL : Je reviens au premier facteur que vous évoquiez : la grève. On sait qu’il y en aura un certain nombre, même si leur forme et leur durée sont encore inconnues. Mais n’y a-t-il pas un risque, comme c’est souvent le cas depuis 1995, que les grèves se concentrent dans quelques bastions comme la SNCF, la RATP ou quelques services publics, les salariés d’autres secteurs se contentant de les soutenir sans y participer ? La « grève par procuration » est-elle devenue la norme ?

JM Pernot : C’est fort probable. Dans d’autres secteurs, notamment le secteur privé, il est devenu difficile de faire grève : comme c’est une pratique minoritaire, elle est d’autant plus risquée pour ceux qui s’y livrent. D’autant que la question du pouvoir d’achat n’encourage pas à la grève. Il y a donc un risque de délégation ou de procuration, avec des gens qui posent des RTT pour aller manifester en soutien aux grévistes, mais sans se mobiliser dans leur entreprise. Bien sûr, cela rendra une victoire du mouvement moins probable.

Une grève par procuration est donc un signe que les gens ont du mal à tenir une grève sur la durée. Mais s’ils soutiennent les grévistes, notamment via les caisses de grèves, c’est déjà pas mal. En 1995, par exemple, les transports en Île-de-France étaient tous à l’arrêt et c’était très pénible, mais les gens ont soutenu le mouvement. La droite avait essayé d’organiser les usagers contre les grévistes, mais excepté un petit rassemblement ponctuel dans les beaux quartiers, ça n’avait pas pris. 

Donc oui, c’est sûr que s’appuyer sur un faible support gréviste fragilise le mouvement. On connaît la liste des secteurs à l’avance. Mais le fait que la CFDT soit contre la réforme peut jouer, notamment chez les routiers. En 1995 et en 2003, les routiers avaient été très mobilisés et cela avait pesé. Or, la CFDT y est majoritaire. Ce n’est pas rien : contrairement au fret ferroviaire qui ne représente plus grand chose, le fret routier est essentiel pour les entreprises. Mais attention : les pouvoirs publics ont appris de ces mobilisations passées et y sont très attentifs, ils essaieront d’éviter le blocage des routes. 

Plus largement, ce phénomène de grève par procuration traduit des changements de l’organisation du travail. Avant, les grandes entreprises étaient des points forts de la mobilisation syndicale. Aujourd’hui les grandes entreprises sont en majorité composées de cadres et le travail ouvrier est sous-traité dans tous les sens. Or, les syndicats ont très peu d’appuis chez les sous-traitants.

LVSL : En effet, la grève par procuration est le symptôme d’un syndicalisme affaibli. Vous l’évoquez d’ailleurs dans votre livre, qui s’ouvre sur un paradoxe : l’exploitation au travail est toujours bien présente, nombre de cadres font face à une crise de sens, les salaires ne suivent plus l’inflation… Bref, les demandes portées par les syndicats sont tout à fait actuelles et même parfois majoritaires dans l’opinion. Pourtant le nombre de syndiqués est en baisse, comme la participation aux élections professionnelles. Pourquoi ?

JM Pernot : On peut retenir deux causes majeures de l’affaiblissement des syndicats. La première, c’est le serpent de mer de la désunion syndicale. Les gens ne comprennent pas bien pourquoi il y a autant de syndicats et pourquoi ils n’arrivent pas à se mettre d’accord. Beaucoup se disent « mettez-vous d’accord et ensuite on s’intéressera à ce que vous faites ». Ça ne veut pas dire que les divergences n’ont pas de bonnes raisons, mais il faut regarder la réalité en face : les débats stratégiques entre la CGT et la CFDT, ça n’intéresse pas les gens. D’autant qu’aucune des deux stratégies ne donne des résultats. Donc ils continuent de se battre mais leurs stratégies sont chacune perdantes de leur côté et ces bagarres rebutent les gens. Certes, quand les gens ont un problème dans leur boîte, ils vont toujours voir le militant syndical quand il y en a un, mais c’est un service élémentaire de soutien aux salariés en difficulté. Mais pour les syndicats qui parlent de transformation sociale, on est loin de passer de la parole aux actes.

« Désormais, tout le monde sous-traite tout. Cela déstructure les collectifs, éclate les communautés d’action, dissout les solidarités entre travailleurs. »

Le second problème, c’est cette dynamique du salariat que j’aborde dans mon livre, alors que les syndicats sont restés scotchés à leurs structures antérieures. Nous avons eu un grand mouvement de transformation de l’entreprise et des interrelations entre entreprises. C’est notamment le cas avec la sous-traitance, qui est particulièrement forte en France. Désormais, tout le monde sous-traite tout. La question n’est plus qu’est-ce qu’on sous-traite, mais que garde-t-on en interne ? Évidemment, cela déstructure les collectifs, éclate les communautés d’action, dissout les solidarités entre travailleurs.

En revanche, la négociation collective n’a pas changé. Elle a lieu à l’échelle des branches et des entreprises, alors que ces lieux ont perdu de leur substance. Il se passe encore des choses dans les branches, mais les entreprises sont devenues des palais des courants d’air, avec parfois une majorité de travailleurs dont le contrat de travail est ailleurs que dans l’entreprise. Donc les syndicats se sont retrouvés atomisés boîte par boîte et accompagnent l’éclatement des travailleurs. Cela est contraire à la logique inclusive qui est au fondement du syndicalisme confédéré. Normalement, un syndicat emmène un groupe social avec lui. Là, ils font face à des divisions permanentes entre personnes qui travaillent ensemble mais qui sont rattachées à des entreprises ou des branches différentes. Il y a là un énorme hiatus.

LVSL : Oui, vous rappelez d’ailleurs dans votre livre qu’un quart des syndiqués CGT ne sont rattachés à aucune union professionnelle, c’est énorme. Pourtant le problème n’est pas nouveau et les syndicats ont déjà fait face à d’autres réorganisations du monde du travail, au début du XXème siècle et ils avaient réussi à se réformer. Comment expliquer l’inertie actuelle ? Pourquoi les syndicats ne parviennent-ils pas à créer de la solidarité entre des gens qui ne sont peut-être pas rattachés à la même entreprise de par leur contrat de travail, mais travaillent de fait ensemble ?

JM Pernot : Oui, c’est le grand problème. La différence majeure avec le début du XXème siècle, c’est que les syndicats de l’époque n’étaient pas du tout institutionnalisés. Au contraire aujourd’hui, leur organisation, leur mode de financement, leur mode de décision en interne, etc. doit faire face au poids des fédérations professionnelles qui se sont formées au cours de plusieurs décennies. Remettre ça en cause est très compliqué : même si ces fédérations sont en crise, elles font peser une chape de plomb sur les confédérations syndicales. Je lisais récemment les textes du prochain congrès de la CGT, ces questions sont certes abordées. Mais ça fait six ou sept congrès, c’est-à-dire une vingtaine d’années, que l’on dit qu’il faut réformer l’organisation pour mieux refléter le monde du travail !

Cette inertie totale renvoie à l’épaisseur bureaucratique des organisations. Les syndicats sont de grosses bureaucraties avec des rapports de pouvoir et des chefs, ce qui concourt à l’immobilité. C’est paradoxal : ils se vident de leurs adhérents, mais ils restent dans ce fonctionnement bureaucratique. Il faut aussi dire que beaucoup de financements passent par les branches, ce qui contribue à figer les structures. Bernard Thibaut (ancien secrétaire général de la CGT, ndlr) avait tenté de faire bouger les choses, mais tout ça a été étouffé par les fédérations.

« Les syndicats sont de grosses bureaucraties avec des rapports de pouvoir et des chefs, ce qui concourt à l’immobilité. »

En 1901, les syndicats constatent que le capitalisme change, que l’on passe d’une logique de métiers à une logique d’industrie et ils s’adaptent. Bien sûr, cela a été compliqué : dans la métallurgie, cela a pris 20 ans. Cela a secoué les routines et les hiérarchies internes au monde ouvrier. Par exemple, à la SNCF on n’a jamais réussi à syndiquer les conducteurs de locomotive dans le même syndicat que ceux qui posent le ballast sur les voies. Donc bien sûr c’est compliqué. Mais aujourd’hui, on sent qu’il n’y a pas de volonté réelle de changer.

LVSL : En effet, les syndicats sont de grosses machines bureaucratiques. Pour beaucoup de travailleurs, les syndicats apparaissent comme une réalité lointaine : on pense aux délégués du personnel ou aux chefs des centrales chargés de mener un vague « dialogue social » avec le patron ou le gouvernement. Les syndicats ne se sont-ils pas bureaucratisés et éloignés de leur base ?

JM Pernot : Attention, une certaine bureaucratie est nécessaire. S’il n’y en a pas, cela donne ce que l’on observe avec ces nouveaux collectifs de travailleurs qui émergent ces dernières années, par exemple les contrôleurs SNCF qui ont fait grève à Noël. Avec les réseaux sociaux ou une boucle Whatsapp, c’est facile de mettre en lien les travailleurs entre eux. Pour entrer dans l’action, c’est facile. Mais ensuite la direction fait une proposition. Là, le problème débute : comment arbitrer, comment décider ? Est-ce qu’on continue ? Comment négocie-t-on ? Comment vérifier ensuite que l’accord est respecté ? Tout cela, une coordination de travailleurs ne sait pas le faire. Donc toute forme d’action sociale a besoin d’un minimum d’institutionnalisation et de représentation, ne serait-ce que pour négocier. La bureaucratie, c’est ce qui assure la continuité de son action, la reproduction du collectif et l’interface avec les autres institutions.

« Le problème des syndicats, c’est qu’ils ont des bureaucraties bien constituées qui n’ont pas besoin de beaucoup d’adhérents pour survivre. »

Cela étant dit, il faut aussi que l’organisme reste vivant. Qu’est-ce qui prend le dessus ? Le mouvement ou la bureaucratie ? Il y a toujours une tension entre ces deux pôles. Il faut à la fois une représentation et des structures, mais aussi ne pas se figer dans des luttes de pouvoir internes. Or, toute organisation, même un groupe de locataires, est toujours marquée par des jeux de pouvoir pour des postes, pour des rétributions matérielles ou symboliques… Le problème des syndicats, c’est qu’ils ont des bureaucraties bien constituées qui n’ont pas besoin de beaucoup d’adhérents pour survivre. Si on compare l’appareil de la CGT à celui d’IG Metall en Allemagne, ce sont deux mondes différents. Par exemple, je défends, comme d’autres, l’idée de redistribuer des moyens vers l’action locale, donc les Unions locales (UL) et les Unions départementales (UD). Mais c’est un débat à couteaux tirés. La bataille pour la répartition de la ressource est ici comme ailleurs assez compliquée mais aussi très politique.

LVSL : Face à l’inertie des syndicats, des « collectifs » de travailleurs qui ont vu le jour ces dernières années comme vous le rappeliez. On pense par exemple au collectif inter-hôpitaux, aux livreurs à vélo ou encore à celui des contrôleurs SNCF. Finalement, là où les syndicats ont la bureaucratie pour négocier et assurer la représentation, ces collectifs ont eux le lien avec la base. Est-ce que syndicats et collectifs arrivent à travailler ensemble ?

JM Pernot : Ça dépend des secteurs. Par exemple, chez les livreurs à vélo, qui ont été bien étudiés par de jeunes sociologues, des connexions se sont faites avec les syndicats dans certaines villes comme Bordeaux ou Toulouse. Concrètement, les coordinations de livreurs n’affichent pas une étiquette syndicale, mais on leur prête un petit local dans les unions départementales, quelques jeunes se sont syndiqués pour faire un lien, etc. En l’occurrence avec l’économie de plateforme, c’est plutôt la CGT, Solidaires ou la CNT qui sont présents dans ce genre d’univers. Mais la liaison existe.

Jean-Marie Pernot, politologue à l’Institut de Recherches Economiques et Sociales (IRES).

Pour la SNCF, ça reste encore à voir. En 1986, il y avait déjà un mouvement social qui était parti d’un collectif de conducteurs, et cela avait heurté la FGAAC (Fédération Générale Autonome des Agents de Conduite) et la CGT. La CGT s’était remise en question par la suite et elle reste attentive à cela, donc je pense que des coopérations sont possibles.

Dans la santé, la bataille est plutôt perdue pour les syndicats. Ce sont les collectifs inter-urgence ou inter-hôpitaux qui mènent le combat depuis 3 ou 4 ans. Mais dans ces collectifs, il y a des syndiqués. Par exemple l’urgentiste Christophe Prudhomme : tout le monde sait qu’il est syndiqué à la CGT, mais on lui fait confiance car c’est un bon organisateur, il s’exprime bien et ne la ramène pas toujours à son syndicat. Donc les syndicats ne sont pas au cœur des mots d’ordre, mais ne sont pas totalement extérieurs non plus. Lorsqu’il y a eu les négociations pour le Ségur de la santé, ce sont les syndicats qui ont négocié et il y a eu un lien : il n’y a pas eu de soulèvement contre les syndicats, donc ça a plutôt fonctionné. Bref, les formes sont très diverses, mais l’important c’est que ça marche.

LVSL : Vous parliez tout à l’heure de l’unité syndicale. La France a connu une multiplication des syndicats depuis une trentaine d’années, mais les deux principaux restent la CGT et la CFDT. Tout semble les opposer : la CGT est un syndicat de rapport de force, parfois qualifié de « jusqu’au boutiste », tandis que la CFDT est un syndicat « réformiste » souvent accusé de complaisance avec les patrons et le gouvernement. Cette opposition frontale entre « réformistes » et « syndicats de rapport de force » rebute beaucoup de monde. Est-il possible de dépasser ces guerres intestines, au-delà de quelques mobilisations défensives comme en ce moment avec la réforme des retraites ?

JM Pernot : En effet, pour l’instant sur les retraites, l’unité est défensive et la désunion peut revenir par la suite. Alors bien sûr, les stratégies peuvent être différentes, mais tant la CGT que la CFDT ont une stratégie en partage : chacun pense pouvoir faire sans l’autre. Du moins, c’est ce qui a dominé les dix dernières années. Je reste sceptique car la volonté de travailler ensemble semble faible, mais je préfère continuer à rêver que c’est possible. Sinon chacun va continuer dans son coin et tout le monde va se planter. Cette unité peut donc venir d’une nécessité, lorsque chaque bloc a compris qu’il ne parvenait à rien seul.

En ce moment, il y a peut-être un mouvement de la part de la CFDT. Comme c’est un syndicat réformiste, ils ont besoin de bons liens avec le gouvernement ou le patronat pour espérer des victoires. En 2017, la CFDT a accompagné l’arrivée de Macron au pouvoir et ses sympathisants ont voté Macron à plus de 50% dès le premier tour (45% en 2022). Donc idéologiquement, la CFDT n’est pas très loin de Macron. Sauf que Macron ne veut pas négocier, il veut passer en force. Donc Berger se retrouve bien seul et il y a un malaise en interne. Ils sont en train de se rendre compte que Macron, ce n’est pas la deuxième gauche, mais juste la droite. Beaucoup commencent à en avoir marre de servir de faire-valoir du gouvernement sans rien obtenir. Berger fait des propositions unitaires depuis quelque temps, mais tout dépend de la réaction qu’aura la CGT.

« La CFDT est devenue d’autant plus caricaturalement « dialogue social » que la CGT est devenue caricaturalement « grève générale et convergence des luttes ». La dérive de l’une nourrit la dérive de l’autre. »

Or, il y a une dialectique négative entre les deux organisations. La CFDT est devenue d’autant plus caricaturalement « dialogue social » que la CGT est devenue caricaturalement « grève générale et convergence des luttes ». La dérive de l’une nourrit la dérive de l’autre. Quand la CFDT veut justifier sa stratégie, ils disent « c’est contre la CGT » et vice-versa. Il faut sortir de cela, c’est mortifère : la CGT et la CFDT doivent se définir par rapport aux enjeux du moment et non pas l’une par rapport à l’autre.

On verra ce qui va se passer au congrès de la CGT, mais je ne suis pas sûr qu’un rapprochement soit à l’ordre du jour. Les relations sont très mauvaises depuis 10 ans : la CFDT a joué à fond la carte du mandat Hollande, puis Macron, alors que la CGT n’a jamais fait ce pari. Désormais, les conditions pour l’unité sont là. D’autant plus que les grands mouvements sociaux comme celui des retraites posent la question du gouvernement d’après. Si le gouvernement s’entête, les perspectives s’assombrissent : la NUPES, et la France insoumise en particulier, auront beau essayer de surfer sur la colère populaire, une victoire du RN est plus probable. Cela peut contribuer à rapprocher les syndicats.

Donc même si rien n’est fait, je préfère croire que c’est encore possible. Sinon l’histoire est écrite : les syndicats ne susciteront plus que de l’indifférence. J’avais même proposé par le passé une convention citoyenne sur la réorganisation du syndicalisme. En tout cas, il faut essayer des choses sinon les syndicats vont à la marginalisation assurée.

LVSL : Ce divorce des syndicats avec la société se voit aussi par un autre aspect. Bien qu’ils continuent à formuler des propositions intéressantes, les syndicats ne semblent plus porter de vision du monde comme cela a pu être le cas à d’autres époques. Ceux qui veulent s’engager sur cette voie choisissent d’ailleurs plutôt de rejoindre des associations ou des ONG. Est-ce une fatalité ? Les syndicats ne pourraient-ils pas faire émerger de nouvelles idées et élargir leur champ de réflexion, au-delà du travail, sur des questions majeures comme le féminisme ou l’écologie ?

JM Pernot : Oui, il faut que le syndicalisme s’élargisse à de nouvelles problématiques, par exemple, la question du sens du travail, qui est très actuelle. Cela ne doit pas faire oublier que les salaires, les conditions de travail, les retraites, etc. sont toujours des sujets majeurs. Mais votre constat est juste : les syndicats sont peu porteurs d’idées alternatives aujourd’hui. La raison est simple : 30 ans de chômage de masse, cela pèse sur la capacité à penser un autre monde. Depuis le milieu des années 1970, quand la crise s’est installée et que l’élan de mai 68 s’est dissipé, le mouvement social a été dominé par une conjoncture marquée par le chômage de masse. Certes, il y a eu quelques projets intéressants avec l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 autour des nationalisations ou des lois Auroux par exemple. Mais le tournant de la rigueur a très vite cassé cette dynamique et durablement abîmé les relations entre la CGT et la CFDT.

« 30 ans de chômage de masse, cela pèse sur la capacité à penser un autre monde. »

Il est difficile de maintenir un discours de transformation lorsque les travailleurs pensent moins à l’autogestion qu’à la sauvegarde de leur emploi. Inverser la tendance ne sera pas simple. On nous répète que le chômage baisse, mais en réalité il reste beaucoup de chômeurs et la précarité s’accroît. Le capitalisme nous mène de crise en crise : crise financière en 2008, crise du pouvoir d’achat avec la guerre en Ukraine… Avant, les gens s’engageaient en se disant que leurs enfants vivraient mieux qu’eux grâce à leurs combats, aujourd’hui ce n’est plus le cas. L’optimisme qui prévalait dans les années suivant mai 68 a disparu. Et je ne parle même pas du climat !

Donc le champ des luttes s’est plutôt élargi, mais les syndicats doivent aider les travailleurs face à une succession de crises. Les syndicats savent qu’ils ont besoin de la société civile pour penser des alternatives : tant la CFDT que la CGT se sont engagées dans des alliances élargies avec des ONG. On peut citer l’alliance « Plus Jamais ça » ou le « Pacte de pouvoir de vivre ». Mais là encore, ce n’est pas simple et cela cause de vifs débats en interne.

LVSL : La question du lien avec la société civile amène celle des relations avec les partis politiques. En France, les syndicats ont toujours été soucieux de leur indépendance à l’égard des partis, même si les liens entre la CGT et le Parti Communiste ont longtemps été forts. Bien sûr, ils remplissent des rôles différents : les syndicats sont là pour représenter le monde du travail, tandis que les partis politiques ont en charge la représentation des citoyens dans l’arène institutionnelle. Mais beaucoup de citoyens ne comprennent pas que syndicats et partis de gauche n’arrivent pas à travailler ensemble. La « marche contre la vie chère » organisée cet automne par la NUPES a ainsi été critiquée par la CGT, alors que celle-ci partageait globalement les mots d’ordre de la manifestation. Pourquoi aucune coopération ne semble-t-elle possible ? Peut-on dépasser cette situation ?

JM Pernot : Comme vous le rappelez, les syndicats et les partis ont des fonctions différentes. Les syndicats ont un rôle de rassemblement du monde du travail autour de revendications et de construction d’une vision partagée sur certains sujets. Les partis politiques ont la responsabilité inverse : ils sont là pour partitionner l’opinion et faire émerger des visions du monde différentes. Donc on peut comprendre que chacun soit dans son propre sillon.

« Si le mouvement social est trop marqué par la France Insoumise, cela risque de mettre des gens à l’écart. »

Bien sûr, il peut y avoir des coopérations et des convergences programmatiques entre la NUPES et la CGT existent. Mais attention, les convergences sont plus faibles avec la CFDT, sans parler de la CFE-CGC (syndicat de cadres, ndlr) ou de la CFTC (syndicat chrétien-démocrate, ndlr) et il faut aussi préserver l’intersyndicale. Par ailleurs, la NUPES, et notamment la France Insoumise qui en est le cœur, a tenté de prendre la tête du mouvement social et cela n’est pas bien passé. Que la NUPES ou la FI aient des choses à dire sur les questions sociales, essaient d’agréger d’autres groupes sociaux comme les jeunes ou fassent des propositions alors que les syndicats en font peu, très bien. Mais si les partis tentent de prendre la tête de l’organisation des manifestations, cela se passera mal.

Ce serait même contre-productif : beaucoup de travailleurs peuvent venir à une manifestation syndicale ou se retrouver dans les mots d’ordre d’une mobilisation sans pour autant être électeurs de la France Insoumise. Par exemple à Marseille, mais aussi ailleurs, quand il y a autant de monde dans les rues, on sait très bien qu’on retrouve aussi beaucoup d’électeurs RN dans les cortèges. Bon et alors ? N’était-ce pas Mélenchon qui parlait des « fâchés pas fachos » ? Tous syndicats confondus, environ 15 à 20% de leurs sympathisants ont voté RN. De même avec la CFDT et les électeurs de Macron. On ne va pas jeter ces personnes hors des cortèges. Les syndicats doivent rassembler, la CGT doit viser au-delà des gens que la NUPES intéresse. Si le mouvement social est trop marqué par la France Insoumise, cela risque de mettre des gens à l’écart. Donc les convergences peuvent exister mais il faut faire attention et préserver l’intersyndicale. Les politiques peuvent aider à mobiliser, mais dans un moment comme celui-ci, je pense qu’il faut laisser la main aux syndicats sur la mobilisation.

Le syndicalisme d’après. Ce qui ne peut plus durer. Jean-Marie Pernot, Editions du détour, 2022, 18,90 €.

Quelle place pour la CGT dans l’espace de la contestation sociale ?

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Manifestation_contre_la_loi_Travail_9_avril_2016_04.JPG
Manifestation contre la loi Travail du 9 avril 2016 à Paris. © Wikimedia Commons. 

La multiplication des défaites du mouvement ouvrier dans un contexte d’intensification des crises – écologique, sociale ou sanitaire – a contribué à voir émerger de nouveaux acteurs contestataires porteurs de discours critiques sur l’action des syndicats, et en particulier sur le plus important d’entre eux : la Confédération générale du travail (CGT). Ces critiques invitent à interroger le rôle et le positionnement de la CGT – et, dans une moindre mesure, des autres syndicats de transformation sociale, qui en suivent souvent l’agenda – dans l’espace de la contestation et de la lutte.

Samedi 1er mai 2021, en marge de la manifestation organisée à l’occasion de la journée internationale des droits des travailleurs, le service d’ordre de la CGT a été pris pour cible par des manifestants, dont l’affiliation s’avère compliquée à déterminer. Si la CGT affirme que le mode opératoire des agresseurs s’apparentait à celui de l’extrême-droite, d’autres sources incriminent des Gilets jaunes, des antifascistes ou encore des participants au Black Bloc1. L’identité des individus ayant caillassé des camionnettes du syndicat et blessé vingt-et-un syndicalistes – dont quatre grièvement – s’avère au fond secondaire. On aurait tort, en revanche, de considérer cet épisode comme anecdotique. Il cristallise des questions portant sur le fonctionnement, le rôle et les défis que devront affronter les syndicats dans les temps à venir. Plus encore, il nous fournit l’occasion de revenir et d’essayer de comprendre les déceptions que le syndicat a pu susciter auprès de groupes soucieux de nouvelles formes de politisation – à commencer par les Gilets jaunes.

LA LENTEUR NÉCESSAIRE DES PROCESSUS DÉMOCRATIQUES SYNDICAUX : LA CGT FACE AUX GILETS JAUNES

En premier lieu, il convient de rappeler que la défiance anti-syndicale n’est pas nouvelle. Dans les années 1960-70, il n’était pas rare que des affrontements surgissent entre le puissant service d’ordre de la CGT et des militants de gauche ou d’extrême-droite2. Dans le contexte actuel, cependant, l’affaire prend un autre tour.

Aussitôt après la fin de la manifestation, des témoignages ont émergé accusant la CGT de faire le jeu de la police et du pouvoir3 . Sont revenus sur le tapis les reproches formulés à l’encontre du syndicat, coupable de n’avoir pas soutenu – ou bien très tardivement – les Gilets jaunes. On se souviendra, en effet, des accusations de Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT qui, à la mi-novembre 2018, dénonçait le soutien patronal à un mouvement décrit comme porteur d’un agenda anti-taxe, citant en exemple l’appui de Michel-Édouard Leclerc, dirigeant de la firme qui porte son nom, aux contestataires. On se souviendra plus encore de cette phrase, prononcée sur France Inter le 16 novembre de la même année, à la veille d’une des premières mobilisation des Gilets Jaunes : « Il est impossible d’imaginer la CGT défiler à côté du Front national ; la CGT ne peut pas s’associer. »4 Si certaines Unions locales (UL) ont pu localement s’impliquer dans le mouvement, les organisations de gauche ont mis du temps à se défaire de leur méfiance originelle. La lenteur de la réaction du syndicat n’était toutefois pas uniquement due à des réticences idéologiques. Des raisons structurelles, qui tiennent à l’organisation interne de la CGT, sont également à prendre en considération pour comprendre ce rendez-vous manqué.

La CGT a gardé des temps de sa fondation une double structure : le syndicat est né en 1895 de la fusion d’une part de la Fédération des bourses du travail, organisée suivant une logique territoriale et dont sont héritières les Unions locales et départementales, et d’autre part de fédérations organisées suivant une logique de branche professionnelle (enseignement, métallurgie etc.)5. Cette structure permet aux syndiqués de tisser des liens aussi bien dans leur espace de résidence, où dialoguent les travailleurs de différents secteurs (pour les Unions locales), que dans leur espace d’exercice professionnel.

Par ailleurs, chaque Union locale ou chaque fédération dispose d’organes représentatifs regroupant les militants qu’elle organise. Ce fonctionnement, très efficace en tant que tel, a néanmoins le défaut de ses qualités : la CGT souffre d’un empilement d’instances enchevêtrées, difficilement lisible. Ces instances de base tiennent des congrès, au cours desquels sont élus des secrétaires généraux qui eux-mêmes siègeront dans le comité confédéral national (CCN), sorte de parlement du syndicat, réuni tous les trois à quatre mois, et où sont discutées les grandes orientations de la confédération6. À chaque échelon, la CGT fonctionne selon le principe du mandatement – c’est-à-dire que chaque délégué dispose d’un mandat, défini par les militants des instances qu’il représente, et auquel il doit se tenir. Ce fonctionnement, que d’aucuns jugeront bureaucratique, implique une certaine lenteur dans la prise de décision.

Cette lenteur, qui n’est autre que la condition de mise en œuvre d’une démocratie réellement représentative, se retrouve mise en cause dans un système médiatique contaminé par l’accélération des temps de l’information7. Les chaînes d’information en continu sont symptomatiques de cet emballement du rythme médiatique, qui exige réactivité et empressement. Cette exigence de réactivité n’est pas étrangère à la personnalisation de la vie politique, de plus en plus centrée autour de figures charismatiques déconnectées des organisations qui les portent : le seul moyen de satisfaire aux attentes des nouveaux moyens de communication (chaînes d’information en continu mais aussi réseaux sociaux) consiste en effet à se défaire de toute préoccupation de représentativité, qui supposerait la mise en place d’une délibération collective nécessairement chronophage, pour ne parler qu’en leur nom propre.

Ces évolutions du système médiatique expliquent, entre autres choses, l’autonomisation croissante des dirigeants politiques. En adressant une grande partie de leurs revendications au président de la République8, comme si ce dernier était seul dépositaire de l’autorité publique, les Gilets jaunes ont en quelque sorte contribué – malgré eux, il faut bien le reconnaître – à avaliser cette logique non-démocratique. Refusant eux-mêmes l’extrême concentration d’une parole publique monopolisée par quelques individus, les Gilets jaunes, pour s’adapter à l’accélération du rythme de l’information, ont laissé chacun des membres du mouvement s’exprimer librement, sans préoccupation de représentativité – ce qui a au passage contribué à brouiller leur message, devenu peu audible. Faute d’avoir accepté le principe de délégation du pouvoir, ils ont laissé émerger une multitude de « leaders », sanctionnant ainsi paradoxalement l’autonomisation des dirigeants politiques.

Toujours est-il que la CGT, surprise par la rapidité de surgissement du mouvement des Gilets jaunes, n’a pas su réagir immédiatement – indépendamment de réticences idéologiques que nous avons évoquées plus haut. Cette désynchronisation du temps démocratique et du temps médiatique, dans la mesure où les médias sont devenus le lieu d’expression privilégiée de la délibération collective, constitue un sérieux défi pour toute organisation politique. Seul un ralentissement du rythme de l’information – ralentissement qui ne peut intervenir que si lesdites organisations se montrent capables d’influer substantiellement sur l’agenda politique – permettrait de résoudre cette contradiction apparente.

En attendant, la naissance d’un mouvement revendiquant des formes renouvelées d’expression s’inspirant de pratiques de démocratie directe témoigne, répétons-le, d’une déception vis-à-vis de l’action menée par les syndicats. De cette déception naissent des critiques et des doutes légitimes quant au rôle joué par la CGT, interrogeant la place des syndicats dans l’espace contestataire.

À QUOI SERVENT LES SYNDICATS ?

La crise que subissent les syndicats dans ce contexte d’accélération médiatique ne remet pas en cause leur utilité fondamentale. En premier lieu, outre la défense des travailleurs victimes d’abus ou d’injustices provenant de leur hiérarchie (dans le secteur privé comme dans les trois fonctions publiques – d’État, territoriale et hospitalière), rappelons le caractère décisif des publications syndicales, qui informent les travailleurs sur leurs droits sociaux et sur les transformations affectant leur branche professionnelle. Cette dimension, souvent laissée de côté, revêt un caractère primordial. Les syndicats ont acquis une compétence juridique extrêmement pointue, qui leur permet de défendre au mieux les intérêts quotidiens des travailleurs.

Une fois encore, toute médaille a son revers, et cette capacité à s’appuyer sur le droit se paie au prix d’un attachement aux cadres juridiques, rarement subvertis. De là l’accusation de légalisme, qui conduit les syndicats de contestation sociale (CGT, FSU, Solidaires ou FO) à se voir accusés de mollesse, particulièrement dans les périodes de forte régression des droits sociaux. Les incidents du 1er mai dernier, où les membres du service d’ordre de la CGT se sont vus accusés d’être des « collabos », que cette accusation provienne de groupes d’extrême-droite ou non, sont révélateurs d’une défiance croissante à l’égard du manque de combativité du syndicat, inaudible lors des protestations contre la loi « Sécurité globale », au cours desquelles il a peu mobilisé. Le syndicat ne s’est pas non plus fait entendre sur la loi « Séparatisme », pas plus que sur les multiples reconductions de l’état d’urgence (anti-terroriste puis sanitaire) ou sur le décret du 2 décembre 2020, qui permet de ficher des individus ou des « groupements » en fonction de leur « opinion politique », de leur « appartenance syndicale » ou bien encore de leurs « convictions philosophiques ou religieuses »9, ni même sur les menaces de dissolution de l’UNEF, bien que cette dernière constitue un interlocuteur privilégié de la CGT auprès des étudiants. L’organisation, malgré des communiqués sans équivoque et des recours juridiques plus ou moins efficaces, a donc été peu présente dans ces mobilisations de terrain.

Le rôle politique du syndicat ne se limite pourtant pas aux revendications portant sur le monde du travail. La charte d’Amiens, établie en 1906 et qui demeure un texte de référence pour la CGT (et pour l’Union syndicale Solidaires), affirme ainsi la double mission du syndicat : « Dans l’œuvre revendicatrice quotidienne, le syndicalisme poursuit la coordination des efforts ouvriers, l’accroissement du mieux-être des travailleurs par la réalisation d’améliorations immédiates, telles que la diminution des heures de travail, l’augmentation des salaires, etc. ; Mais cette besogne n’est qu’un côté de l’œuvre du syndicalisme ; il prépare l’émancipation intégrale, qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste ; il préconise comme moyen d’action la grève générale et il considère que le syndicat, aujourd’hui groupement de résistance, sera dans l’avenir le groupement de production et de répartition, base de réorganisation sociale. »

Pour atteindre une telle « émancipation intégrale des travailleurs », il semble incontournable de s’appuyer sur un syndicat comme la CGT, qui demeure la plus grosse organisation politique de travailleurs – en 2019, la CGT revendiquait environ 640 000 adhérents –, avec des militants actifs et impliqués. Les manifestations et grèves massives contre la « Loi Travail », en 2016 – en particulier, les grèves dans les transports, les raffineries ou dans le secteur de l’électricité –, ou contre la réforme des retraites, en 2019-2020, attestent de la puissance de mobilisation de la CGT, acteur central de toute tentative de résistance sociale radicale10.

Toutes ces mobilisations, répétons-le, concernaient le monde du travail, témoignant là encore des difficultés des syndicats à s’aventurer sur des problématiques plus vastes ou à adopter une lecture systémique des mutations contemporaines du capitalisme néolibéral. En un sens, c’est bien un défaut d’analyse politique – insuffisamment englobante – que mettent en lumière les événements malheureux du 1er mai, qui précipitent la division des forces contestataires.

On rétorquera, à la lumière de ses initiatives récentes, que la CGT a bien pris la mesure de cet enjeu, en multipliant les coopérations avec des organisations non-syndicales sur des sujets qui dépassent le monde du travail. En mai 2020, dans le contexte de la crise sanitaire, la CGT (ainsi que la FSU, l’Union syndicale Solidaires, l’UNEF, l’UNL) a par exemple participé à la création de la plate-forme « Plus jamais ça ! Un monde à reconstruire » aux côtés d’associations comme Attac, Greenpeace ou Oxfam. Cette plate-forme visait à proposer une série de mesures permettant de sortir de la crise économique et écologique, opportunité de « prise de conscience et de réflexions »11. Philippe Martinez a même donné un entretien croisé au Monde avec Aurélie Trouvé, co-présidente d’ATTAC, avec l’objectif d’expliquer sa démarche12. Un an plus tard, le 28 avril 2021, ces mêmes organisations se réunissaient devant le ministère des Finances, à Paris, pour une opération médiatique visant à attirer l’attention sur la fermeture de la papeterie de Chapelle Darblay, près de Rouen – seule usine de production de papier recyclé en France et responsable de 231 licenciements.

Cette ouverture de la CGT à la question écologique, largement documentée par la presse de référence, semble plutôt constituer l’arbre qui cache la forêt. Ces initiatives permettent certes de donner une visibilité au syndicat, en particulier auprès des groupes sociaux les plus favorisés, et d’élargir son audience. Les tribunes, plates-formes et autres sommets débouchent toutefois sur des propositions destinées à rester lettre morte, faute de pouvoir être mises en œuvre – et d’autant plus que le grand nombre d’organisations signataires conduit souvent à chercher le plus petit commun multiple les unissant, c’est-à-dire à réduire la voilure sur l’ampleur de leurs revendications. L’opération médiatique du 28 avril dernier, pour reprendre cet exemple, témoigne bien que ces actions ne sont pas en mesure de mobiliser, ou même de politiser, des masses : le rassemblement au pied du ministère des Finances a réuni moins de mille personnes. Ces liens transversaux entre organisations, établis par le haut, accroissent le pouvoir d’alerte de la CGT, sans donner un débouché aux défis auxquels est confronté le syndicat – baisse de l’activité militante à la base, vieillissement des adhérents, difficulté à organiser le nouveau prolétariat précaire des travailleurs de plateformes et à faire valoir ses vues dans le cadre de la généralisation du télétravail. On remarquera, au surplus, que les partis politiques sont demeurés absents des collectifs unissant syndicats, associations et ONG – fait qui entrave encore un peu plus la capacité de ces collectifs à réaliser leurs objectifs.

VERS UNE DIVISION DU TRAVAIL MILITANT

Dans l’espoir de voir émerger une véritable alternative en mesure de produire une nouvelle vision du monde et de transformer la société, il conviendrait en somme, forts de ces réflexions sur la centralité politique des syndicats, de repenser l’articulation entre trois types d’acteurs de manière à aboutir à une véritable division du travail militant. C’est séparément, mais unis par un accord tacite, que doivent agir : en premier lieu, les partis politiques, acteurs privilégiés du jeu électoral, chargés d’établir un programme précis en vue d’une prise de pouvoir gouvernemental.

En second lieu, les syndicats13 (et, dans une moindre mesure, les associations politiques et/ou militantes comme le Droit au Logement (DAL), Attac, la Ligue des Droits de l’Homme), moteurs des luttes sociales – qui à la fois rendent possible la prise de pouvoir susmentionnée par la construction d’une nouvelle hégémonie politique, et contraignent les partis de transformation sociale, si d’aventure ceux-ci parviennent au pouvoir, à tenir leurs engagements. Par la grève ou les manifestations, les syndicats ont en outre pour mission d’établir un rapport de forces entre les classes antagonistes (travailleurs/patronat ; travailleurs/gouvernements) – ce rapport de forces qui seul permet une application du droit favorable aux travailleurs, et qui précisément a manqué, rendant inopérantes les actions juridiques engagées par les syndicats depuis un an.

Le troisième acteur de ce triptyque résiderait dans ces mouvements de base auto-organisés formant la nébuleuse mouvementiste, dont la radicalité de l’action aurait pour but de pousser les masses à prendre position, c’est-à-dire à prendre la parole – donc à se politiser. Ces mouvements ne pourraient entretenir avec les deux types d’organisation précédemment évoqués que des relations invisibles et silencieuses – tacites, nous l’avons dit –, sans quoi ils risqueraient d’hypothéquer la capacité des partis et syndicats à élargir leur assise politique. Chacun à leur façon, les Gilets jaunes, les organisations antifascistes ou le Black Bloc sont le signe d’un désir de radicalité qui s’exprime au sein de la société française face au renforcement du capitalisme néolibéral, et leur action alimente les tentatives visant à voir émerger des chemins politiques alternatifs.

Cette répartition exige que ces trois acteurs, unis par une dialectique d’élargissement/approfondissement, demeurent disjoints mais solidaires – à rebours des divisions que connaît un mouvement d’opposition déjà minoritaire –, respectueux de leurs différences, et sans que l’un des trois pôles ne recherche la domination sur les deux autres.

Précisons enfin : l’articulation unitaire de ces trois pôles n’exige pas qu’ils soient monolithiques en leur sein. Au contraire, on pourrait imaginer qu’entre eux, partis, syndicats et mouvements auto-organisés déclinent les mêmes relations d’accord tacites, en couvrant là aussi un large spectre politique (de Génération.s à Lutte ouvrière en passant par le Parti communiste français, la France Insoumise et le Nouveau Parti Anticapitaliste ; de la FSU à Solidaires ou la CNT etc.), articulant intégration à l’espace de la contestation anticapitaliste – ou à tout le moins antinéolibéral – et radicalisation au sein de cet espace.

On l’aura compris : dans ce schéma, les syndicats dits contestataires – et, au premier chef, le plus puissant d’entre eux : la CGT – ont une place de choix. Plus qu’à d’infinis débats visant à identifier les responsables de l’atonie de la contestation sociale, c’est donc à une réflexion sur leur rôle, leurs modes d’action et la ligne politique qu’ils défendent qu’ils doivent désormais s’atteler.

1 « Après les violences du 1er-Mai à Paris, la CGT met en cause la préfecture de police », Le Monde, 5 mai 2021.

2 Entretien avec Sophie Béroud, « La CGT prise pour cible le 1er-Mai : ”Une attaque ciblée, qui dépasse la seule critique des syndicats” », Le Monde, 4 mai 2021.

3 Voir l’article publié sur paris-luttes.info, dont l’auteure est issue plutôt de la mouvance autonome.

4 « “Blocage du 17 novembre” : Philippe Martinez (CGT) pointe le patronat qui “aide à la mobilisation” en favorisant les arrêts de travail », FranceTvInfo, 16 novembre 2018.

5 Michel Dreyfus, Histoire de la CGT. Cent ans de syndicalisme en France, Bruxelles, Complexe, 2005.

6 Deux autres instances constituent la direction de la CGT : le bureau confédéral et la commission exécutive.

7 Harmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2013. Lire en particulier le chapitre 4, « Accélération des techniques et révolution du régime spatio-temporel », pp. 125-136.

8 Emmanuel Terray, « Gilets jaunes, irruption de l’inédit », intervention organisée le 23 janvier 2019 par l’Institut Tribune socialiste au Maltais rouge (Paris Xè).

9 Décret n° 2020-1511 du 2 décembre 2020 modifiant les dispositions du code de la sécurité intérieure relatives au traitement de données à caractère personnel dénommé « Prévention des atteintes à la sécurité publique », paru au JORF n° 0293 du 4 décembre 2020. Cela ne signifie pas que la CGT ne s’est pas positionnée dessus, en l’occurrence par un communiqué du 16 décembre 2020.

10 On notera du reste que les syndiqués des transports, des raffineries et de l’électricité ont tendance à assumer le poids des mobilisations, y compris d’un point de vue financier – les grèves reconductibles s’étant faites très rares dans les autres secteurs, qui ne se mobilisent plus guère que lors de journées d’actions sporadiques.

11 Voir https://cdn.greenpeace.fr/site/uploads/2020/05/Le-plan-de-sortie-de-crise.pdf.

12 Entretien avec Philippe Martinez et Aurélie Trouvé, « Face à la crise, il faut sortir du système néolibéral et productiviste », Le Monde, 26 mai 2020.

13 Il n’est ici question que des syndicats dits de contestation sociale (FSU, Solidaires, FO, CGT, CNT).

2021 : Année Croizat

Croizat
Ambroise Croizat © Rouge Production, Creative commons

Alors que 2020 a fait l’objet d’une grande activité mémorielle et éditoriale autour du centenaire du Parti communiste français, 2021 apparaît quant à elle comme l’année Croizat. En effet, 2021 sera l’occasion de commémorer les 120 ans de la naissance d’Ambroise Croizat, les 75 ans de la loi sur la Sécurité sociale qui porte son nom et les 70 ans de sa mort, le 11 février. Sa trajectoire et son œuvre rappellent les réalisations les plus marquantes du PCF : la promotion de cadres politiques issus des classes populaires, permettant leur représentation politique, et la participation à l’édification d’une législation sociale qui marque encore aujourd’hui la France. L’histoire du ministre communiste du Travail à la Libération et « père » oublié de la Sécu demeure encore largement méconnue. Retour sur les principaux événements marquants de la vie du « ministre des Travailleurs ».

28 janvier : 120e anniversaire de la naissance d’Ambroise Croizat

Le 28 janvier dernier, les 120 ans de la naissance d’Ambroise Croizat ont donné lieu à une intense activité mémorielle, qui a utilisé les canaux historiques du militantisme cégéto-communiste, avec notamment une pétition parue dans le journal L’Humanité. Ce texte, qui a réuni une trentaine d’élus, de syndicalistes et d’intellectuels, appelait ainsi à la panthéonisation d’Ambroise Croizat, « pour que la Sécu entre au Panthéon ».

Fils de manœuvre, né le 28 janvier 1901 à Notre-Dame-de-Briançon en Savoie, Ambroise Croizat connait particulièrement bien la réalité de la condition ouvrière.

Arguant que « le XXe siècle retiendra à n’en pas douter, avec le recul, la fondation du système de santé public créé par Croizat comme l’une de ses plus grandes conquêtes », les signataires considèrent ainsi que l’ancien ministre du Travail est digne de recevoir les honneurs de la nation. Cette demande hautement symbolique témoigne du renouveau mémoriel autour de la figure d’Ambroise Croizat.

Longtemps méconnu de l’histoire dite « officielle » et de la population, celui qui a participé activement à la mise en place du régime général de la Sécurité sociale, avec entre autres Pierre Laroque, Alexandre Parodi, Georges Buisson et des milliers de syndicalistes anonymes, a ainsi vu sa mémoire réhabilitée ces dernières années. Des productions comme celles de Michel Etiévent, de Gilles Perret, de son petit-fils Pierre Caillaud-Croizat, du Comité d’honneur Ambroise Croizat ou encore de Bernard Friot, ont ainsi contribué à remettre sur le devant de la scène cette figure qui est longtemps restée confinée aux milieux militants, et dont le nom devient aujourd’hui de plus en plus fréquent sur les réseaux sociaux, dans les mobilisations sociales ou dans les paroles de certains dirigeants politiques.

Fils de manœuvre, né le 28 janvier 1901 à Notre-Dame-de-Briançon en Savoie, Ambroise Croizat connait particulièrement bien la réalité de la condition ouvrière. En 1906, son père, Antoine Croizat, organise l’une des premières grèves pour revendiquer une protection sociale, à travers une caisse de secours qui garantirait une couverture en cas d’accident ou de maladie. La grève aboutit à une victoire, mais Antoine Croizat se retrouve licencié en représailles. Sa famille part pour Ugine, puis Lyon, où Ambroise devient ouvrier dès l’âge de treize ans, et entre aussitôt à la CGT.

Un ouvrier au ministère : Croizat, exemple de l’élite ouvrière produite par le PCF et hissée au sommet de l’État

Ambroise Croizat constitue en ce sens un très bon exemple de ces cadres issus des classes populaires et laborieuses, formés à l’école du Parti communiste et qui, par leur engagement militant et leur fidélité au Parti, en ont gravi les échelons jusqu’à atteindre une position de pouvoir. Selon le sociologue Julian Mischi, « le PCF a permis à des catégories dominées de s’affirmer dans l’espace public. » En ce sens, le PCF a su incarner cette fonction de représentation et de formation des classes populaires, en apparaissant comme le « parti de la classe ouvrière », tout en s’affirmant comme celui de la nation, et en menant une politique de valorisation des profils issus du peuple dans les instances du parti. Une fonction que le PCF a progressivement cessé d’assumer, depuis la fin des années 1970 selon le sociologue.

La trajectoire militante d’Ambroise Croizat est à ce titre exemplaire. Dès 1917, il s’inscrit aux Jeunesses socialistes. L’année suivante, il adhère à la SFIO. Il rejoint le Parti communiste dès sa création en 1920, anime dans la foulée les grandes grèves de la métallurgie lyonnaise, puis prend la tête des Jeunesses communistes. Il est par la suite nommé secrétaire de la Fédération unitaire des travailleurs de la métallurgie. En 1936, il devient secrétaire général de la Fédération des métallurgistes de la CGT unifiée, la plus grande fédération de la centrale syndicale. Surtout, la même année, il est élu pour la première fois député de Paris, mandat au cours duquel il est le rapporteur de la loi sur les conventions collectives à la Chambre.

Arrêté en octobre 1939 avec les autres députés communistes restés fidèles au PCF à la suite du pacte de non-agression germano-soviétique, Ambroise Croizat est déchu de son mandat de député et condamné à cinq ans de prison, puis transféré au bagne d’Alger. Libéré le 5 février 1943, il est aussitôt nommé par la CGT clandestine à la Commission consultative du Gouvernement provisoire à Alger. Par la suite, il siège à partir de novembre 1943 à l’Assemblée consultative provisoire, au titre de la CGT. Président de la Commission du Travail et des Affaires sociales, il participe à l’élaboration d’une législation sociale destinée à être mise en place à la Libération, dans laquelle la Sécurité sociale s’inscrit pleinement.

Son rôle dans la mise en place de la Sécurité sociale apparaît à son apogée lorsqu’il devient ministre du Travail.

Cette implication précoce d’Ambroise Croizat dans le projet de Sécurité sociale est en tout cas confirmée par Georges Buisson, dans un discours à l’Assemblée consultative le 31 juillet 1945, lors duquel il présente son rapport : « Dès avant ce dépôt [d’une demande d’avis sur le projet du gouvernement], notre commission, sur la demande de son président [Ambroise Croizat], s’était saisie de cette importante question et avait consacré deux séances à un examen préalable. »

Croizat Laroque
Au centre, Ambroise Croizat, ministre du Travail et de la Sécurité sociale. Assis, à sa droite, Pierre Laroque, directeur de la Sécurité sociale. Marcel Willard, directeur de cabinet d’Ambroise Croizat, est à sa gauche, décembre 1945. R.Viollet/LAPPI

Par la suite, il est élu membre des deux Assemblées constituantes, ainsi qu’à l’Assemblée nationale, de 1946 à sa mort. Mais son rôle dans la mise en place de la Sécurité sociale apparaît à son apogée lorsqu’il devient ministre du Travail le 21 novembre 1945, en remplacement d’Alexandre Parodi. Pierre Laroque est alors directeur de la Sécurité sociale.

22 mai : 75e anniversaire de la « loi Croizat »

C’est en effet à Ambroise Croizat que revient, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le rôle de déposer les projets de lois sur la Sécurité sociale et la retraite des vieux travailleurs. Il lui revient également de les défendre publiquement devant l’Assemblée, les groupes d’intérêts opposés et la presse, et de mobiliser les militants dont les efforts sont nécessaires à la concrétisation de ces principes sur le terrain.

Son premier discours en tant que ministre du Travail à l’Assemblée, le 3 décembre 1945, témoigne de la priorité que constituent pour lui la Sécurité sociale et la retraite des vieux travailleurs : « Il faut en finir avec la souffrance, l’indignité et l’exclusion. Désormais, nous mettrons l’homme à l’abri du besoin. Nous ferons de la retraite non plus une antichambre de la mort mais une nouvelle étape de la vie  ».

À la tête de ce ministère, il ne déposera pas moins de quarante-cinq projets de loi. Entre novembre 1945 et juillet 1946, il jouera également un rôle majeur dans l’implantation de Caisses sur l’ensemble du territoire : 138 caisses primaires d’assurance maladie et 113 caisses d’allocations familiales. Le 7  avril 1946, Croizat propose déjà à l’Assemblée nationale d’étendre à tous les Français l’allocation accordée aux vieux travailleurs salariés. Le 22 mai 1946, est adoptée la loi portant généralisation de la Sécurité sociale, alors surnommée « loi Croizat ».

Le nom de Croizat est ainsi associé à la fois à la construction de l’édifice législatif de la Sécurité sociale, à sa dimension affective pour les militants, et à l’implantation territoriale de ses Caisses – en somme, à la concrétisation du plan rédigé par Pierre Laroque, afin qu’il ne demeure pas une simple orientation théorique classée sans suite.

Pour ce faire, il s’appuie sur les travailleurs et les militants de la CGT avec lesquels il semble garder un contact permanent. Aussi s’adresse-t-il à eux le 12 mai 1946 : « Rien ne pourra se faire sans vous. La Sécurité sociale n’est pas une affaire de lois et de décrets. Elle implique une action concrète sur le terrain, dans la cité, dans l’entreprise. Elle réclame vos mains … »

Huma Croizat
Extrait de l’Humanité du 3 mai 1946, vantant la “loi Croizat”. © Gallica

À la tête du ministère, Ambroise Croizat tente par exemple de contourner l’interdiction de valorisation salariale en doublant les allocations familiales, puis en augmentant de 50 % la rémunération des heures supplémentaires. Il supprime également l’abattement de 10 % sur les salaires féminins, ce qui, en plus de réaliser l’égalité salariale entre les sexes, permet une hausse des cotisations pour la Sécurité sociale, créant ainsi un cercle vertueux en faveur du régime général.

C’est dans une ambiance particulièrement conflictuelle que, le 8 août 1946, Ambroise Croizat prononce devant l’Assemblée l’un de ses principaux discours. Il y qualifie la législation adoptée de « compromis, mais un compromis très positif, réalisé sous la pression populaire ». Il témoigne ainsi à la fois des avancées que cet ensemble de lois représente pour la population, – réalisées grâce au soutien de celle-ci –, et en même temps des limites imposées par les différentes oppositions au régime général.

Les débuts de la Guerre froide jouent un rôle décisif dans la conflictualisation des relations entre les forces du tripartisme, ce qui ne manque pas de menacer la bonne application du plan de Sécurité sociale. Cette situation de tension aboutit en 1947-1948 à la scission entre la CGT et FO, scission qui porte atteinte au front syndical ayant permis la mise en place réussie des caisses de Sécurité sociale.

Cette rupture se traduit également, au même moment, par la fin de la participation des ministres communistes au gouvernement, – et parmi eux, d’Ambroise Croizat. En ce sens, l’historienne Claire Andrieu relève que « le commencement de la Guerre froide et le départ des communistes du gouvernement marquent la fin de l’expression au niveau politique des solidarités nées dans la Résistance. Le programme du CNR perd son milieu nourricier et entre dans la légende. »

Le lendemain de son éviction du ministère du Travail, Ambroise Croizat, dans un meeting à Saint-Denis, indique : « Ma présence au ministère ne m’a jamais fait oublier mon origine et mon appartenance à la CGT. Je ne mériterais pas votre confiance si, par malheur, je m’étais laissé aller, au cours de mon activité gouvernementale, à oublier vos souffrances et vos intérêts. Ces derniers se confondent trop avec ceux de la nation pour qu’un ministre communiste puisse les oublier. […] La lutte continue pour l’indépendance nationale et l’instauration d’un bien-être pour tous … »

« Jamais nous ne tolérerons que soit rogné un seul des avantages de la Sécurité sociale, nous défendrons à en mourir et avec la dernière énergie cette loi humaine et de progrès. »

Ambroise Croizat et ses camarades, renvoyés sur les bancs de l’Assemblée, semblent demeurer quelque peu impuissants dans les évolutions portant sur la Sécurité sociale et les retraites. Entre son exclusion du gouvernement Ramadier le 5 mai 1947 jusqu’à sa mort, l’ancien ministre du Travail et de la Sécurité sociale ne déposera pas moins de quatorze projets de loi en tant que député, mais ces propositions auront désormais avant tout valeur de témoignage.

Elles s’inscrivent dans une stratégie de lutte visant la défense de l’œuvre dont il a été l’un des principaux acteurs. Quelques mois avant sa mort, il lèguera ainsi en quelque sorte cette lutte en héritage, lors de son dernier discours à l’Assemblée, le 24 octobre 1950 : « Jamais nous ne tolérerons que soit rogné un seul des avantages de la Sécurité sociale, nous défendrons à en mourir et avec la dernière énergie cette loi humaine et de progrès. »

Cette citation, l’une des plus reprises par la littérature militante évoquant Ambroise Croizat, sonne comme une mise en garde pour l’avenir de la Sécurité sociale, source d’inquiétudes pour son ancien ministre, dont la santé décline.

11 février : 70e anniversaire de la disparition du « ministre des Travailleurs »

Son décès, le 11 février 1951, s’accompagne de nombreux hommages, rendus par l’ensemble de la classe politique. Le plus représentatif est certainement celui d’Édouard Herriot, alors président de l’Assemblée, qui prononce le 13 février un éloge funèbre au début de la séance, devant les députés debout pour honorer la mémoire de leur ancien collègue.

« C’était comme un fleuve veiné de tricolore où tremblait la brume des cravates de crêpe. Œillets, lilas par milliers, des couronnes sur toute la largeur de la rue. Par milliers, sur des kilomètres. Comme si des parterres fleuris s’étaient mis soudain à marcher. »

Édouard Herriot salue ainsi cet homme, qui « tenait un langage de ministre, remarquable chez un homme qui n’a été formé que par les cours du soir. […] On comprend que les travailleurs se montrent à ce point émus par la disparition de celui qui leur fut si étroitement dévoué. Ministre du travail, il leur disait un jour : “J’entends demeurer fidèle à mon origine, à ma formation, à mes attaches ouvrières et mettre mon expérience de militant au service de la nation.” Reconnaissons qu’il est demeuré fidèle à ce programme. »

Outre les hommages provenant de la classe politique, qui reconnaît unanimement le dévouement de Croizat, son enterrement « à la Victor Hugo », qui aurait réuni jusqu’à un million de personnes selon Michel Etiévent, démontre la reconnaissance du peuple ouvrier pour celui qu’il nomme le « ministre des Travailleurs ».

Capture d'écran de l'enterrement de Croizat
L’enterrement d’Ambroise Croizat, le 19 février 1951, Ciné Archives (Capture d’écran, modifiée)

Le lyrisme du journaliste de L’Humanité Jean-Pierre Chabrol, présent le 17 février 1951 à l’enterrement d’Ambroise Croizat, permet de saisir l’importance de cette cérémonie pour les militants communistes et cégétistes : « C’était comme un fleuve veiné de tricolore où tremblait la brume des cravates de crêpe. Œillets, lilas par milliers, des couronnes sur toute la largeur de la rue. Par milliers, sur des kilomètres. Comme si des parterres fleuris s’étaient mis soudain à marcher. Mineurs du Nord ou d’Alès, en bleu, lampe au côté, métallos de Citroën ou de Renault, élus barrés d’écharpes, la France entière s’était, ici, donné rendez-vous. »

En témoigne aussi Fernand Crey, ouvrier chimiste de Savoie, qui a fait le déplacement à Paris : « Il y avait un monde fou. Le Père-Lachaise était plein et la foule arrivait de partout. C’était la première des grandes figures du Parti communiste qui disparaissait après la Libération. Il laissait un héritage social considérable. On lui devait tout : la Sécu, les retraites, les conventions collectives, la prime prénatale, le statut des mineurs et des électriciens et gaziers, les Comités d’entreprise, la Médecine du travail … Tout ce qui te rend digne et te débarrasse des angoisses du lendemain ».

Les images filmées du cortège d’Ambroise Croizat sont à ce titre saisissantes, dévoilant en effet une foule immense, preuve de la popularité du défunt, portant ses portraits, des gerbes offertes par les délégations ouvrières, des drapeaux en berne, et une tribune d’où lui rendent hommage les principaux dirigeants du mouvement ouvrier alors présents.

Auteur d’un article sur la « liturgie funèbre des communistes », Jean-Pierre Bernard propose une analyse intéressante du devoir de mémoire communiste, révélant un usage politique, mais aussi une dimension quasi métaphysique, à travers une forme de sacralisation laïque de ses héros disparus, dont le dévouement pour la classe ouvrière inspire à la fois humilité et admiration.

« L’image de la mort prématurée imputable à l’activisme militant revient régulièrement » selon lui, avant de citer l’exemple d’Ambroise Croizat, s’appuyant sur un article qui lui rend hommage dans L’Humanité, le lendemain de sa mort : « Après une grave intervention chirurgicale parfaitement réussie, la convalescence suivait son cours et l’impression du corps médical était que la guérison devait venir normalement. Brusquement, une hémorragie intestinale s’est produite, compliquée d’une crise d’urémie, qui a entraîné une mort rapide. Cette complication a été d’autant plus grave que l’organisme d’Ambroise Croizat était déjà miné par les privations et le surmenage de sa vie militante ».

Croizat est ainsi présenté comme mort d’épuisement afin de réaliser la conquête de nouveaux droits pour les travailleurs, symbole de sa générosité et de son dévouement héroïque, voire sacrificiel, à la classe ouvrière. Sa mort prend donc une dimension communautaire, se place à l’origine d’une mémoire collective dans une étape importante du mouvement ouvrier, à travers l’exemple qu’il constitue pour les militants.

Malgré l’importance de ces obsèques et la claire volonté d’inscrire l’œuvre d’Ambroise Croizat dans la mémoire collective de la classe ouvrière, les décennies suivant sa disparition seront marquées par une activité mémorielle en déclin. La place que l’histoire de la Sécurité sociale lui accorde, malgré des premiers travaux sortis dès les années 1950, semble secondaire par rapport à celle qu’y occupe Pierre Laroque. Celui-ci poursuivra au cours des décennies suivantes son activité de haut-fonctionnaire en charge des questions liées à la protection sociale, mais de telle sorte que son ancien ministre de tutelle tombera peu à peu dans l’oubli pour se confiner à des cercles militants de plus en plus réduits.

L’intérêt nouveau porté ces dernières années à Ambroise Croizat, dans un contexte de fortes mobilisations sociales et d’utilisation accrue des réseaux sociaux à des fins militantes, a toutefois permis de rappeler le nom cette figure majeure du mouvement ouvrier et de l’histoire du système social français.

« Croizat mérite la reconnaissance de la nation » – Entretien avec Pierre Caillaud-Croizat

Pierre Caillaud-Croizat
Pierre Caillaud-Croizat, lisant le numéro spécial de L’Humanité pour le 120e anniversaire d’Ambroise Croizat, le 28 janvier 2021.

À l’initiative de L’Humanité, une trentaine d’élus, de syndicalistes et d’intellectuels ont interpelé Emmanuel Macron afin qu’Ambroise Croizat, ministre du Travail à la Libération et « père » oublié de la Sécurité sociale, entre au Panthéon. Pierre Caillaud-Croizat, porteur de la mémoire de son grand-père, a accepté de répondre à nos questions sur cette pétition, et plus largement sur l’histoire et la mémoire du seul ministre du Travail français à avoir été ouvrier. (1) Entretien réalisé par Léo Rosell.

LVSL Vous faites partie des signataires de la tribune de L’Humanité en faveur de l’entrée d’Ambroise Croizat au Panthéon. En tant que petit-fils de l’ancien ministre du Travail et de la Sécurité sociale, pourquoi avez-vous soutenu cette démarche ?

Pierre Caillaud-Croizat – Il y a une dizaine d’année, à l’occasion d’une commémoration dans la commune de Varennes Vauzelles (Nièvre), un journaliste du Journal du Centre qui découvrait Ambroise Croizat déclarait dans son article que la place de Croizat était au Panthéon. Nous nous en étions beaucoup amusés ma mère et moi. Et puis au fil du temps, cette idée a fait son chemin et est apparue de moins en moins saugrenue. Elle est d’ailleurs très répandue sur les réseaux sociaux.

D’autre part, je fais partie du Comité d’Honneur Ambroise Croizat dont l’idée de départ est qu’un hommage national doit être rendu à Croizat. Ce comité, à l’origine de multiples initiatives, ne pourra que se satisfaire de cette démarche car en matière d’hommage national, la panthéonisation est certainement la référence suprême.

Quand le journal L’Humanité m’a demandé ce que je pensais de ce projet, j’ai répondu que la famille était honorée et apporterait son soutien à la démarche. Mais cet avis ne doit en aucun cas se prévaloir d’une importance majeure. Croizat est un homme public, chacun devrait savoir qu’il porte sur lui une trace de son héritage, la carte vitale. L’enjeu dépasse largement le cadre familial. Alors j’ai juste fait état d’une exigence. Si Croizat est déplacé du Père Lachaise au Panthéon, Denise son épouse doit l’accompagner car ils avaient formulé le vœu d’être ensemble pour leur voyage dans l’éternité.

Croizat, c’est l’homme du collectif. Il fut fort parce qu’il n’était pas seul. L’honorer, c’est aussi rappeler le travail de ses camarades.

À titre personnel, je pense que cette reconnaissance serait amplement méritée. Comme le souligne le journal L’Humanité dans son appel, l’accès à l’éducation pour tous a marqué socialement le XIXe siècle, l’accès à un système de prise en charge de la santé publique a marqué le XXe siècle, et le nom de Croizat est associé à cette avancée majeure.

Rien que cet aspect justifie la place de Croizat au Panthéon, d’autant plus que la Sécu n’est que la partie visible de l’iceberg : si on regarde de plus près, l’héritage législatif en matière sociale qu’il laisse derrière lui n’a pas d’équivalent à ma connaissance, avec entre autres la retraite par répartition étendue à l’ensemble de la population, le rehaussement des allocations familiales, les conventions collectives, la médecine du travail, les comités d’entreprises ou encore sa contribution à l’élaboration du statut des mineurs et des électriciens et gaziers..

Croizat Laroque
Au centre, Ambroise Croizat, ministre du Travail et de la Sécurité sociale. Assis, à sa droite, Pierre Laroque, directeur de la Sécurité sociale. À sa gauche, Marcel Willard, avocat communiste et directeur du cabinet d’Ambroise Croizat, décembre 1945.

Toutefois, je tiens absolument à préciser un autre détail. Croizat, c’est l’homme du collectif. Il fut fort parce qu’il n’était pas seul. L’honorer, c’est aussi rappeler le travail de ses camarades, les autres responsables communistes dans les ministères et ailleurs. C’est apporter une réelle reconnaissance à tous ces anonymes qui ont construit par leur travail la grandeur de la France et qui l’ont défendue quand elle était en danger au prix d’énormes sacrifices. Et il ne faut pas oublier que si des ministres communistes ont été nommés et ont pu accomplir autant de choses, c’est grâce à l’implication du monde des travailleurs dans la Résistance.

Croizat a tiré sa force de la relation privilégiée qu’il avait avec les travailleurs en général et avec la sphère militante en particulier. Ce qu’ils ont accompli, et Croizat en est un excellent représentant, mérite la reconnaissance de la Nation.

LVSL Le 13 septembre 2018, Emmanuel Macron avait reconnu la responsabilité de l’État français dans l’assassinat du mathématicien communiste Maurice Audin pendant la Guerre d’Algérie, quelques mois après une conférence de presse commune des députés Cédric Villani et Sébastien Jumel qui appelaient à cette reconnaissance officielle. Si la panthéonisation de Croizat pose d’autres enjeux, espérez-vous que le précédent Audin augmente les chances d’aboutir de votre pétition ?

Pierre Caillaud-Croizat Très curieusement, le président Macron a réussi à m’étonner à deux reprises. Il a évoqué, lors d’un déplacement en Algérie, les méfaits et les horreurs de la colonisation, ce qui contraste avec certains de ses prédécesseurs qui en avaient souligné l’œuvre bienfaitrice et civilisatrice. Son positionnement dans l’assassinat de Maurice Audin est bien sûr à inscrire en positif dans son bilan. Cette reconnaissance était un combat porté depuis toujours par ceux qui s’étaient opposés aux comportements sauvages et brutaux des réactionnaires de tout poil qui étaient prêts à toutes les horreurs pour que l’Algérie reste française au mépris le plus total de la volonté d’un peuple souverain.

Finalement, ces hommages parfois un peu excentriques ont contribué à remettre en lumière des personnages que l’Histoire officielle avait conduits aux oubliettes, et les ont remis un tant soit peu à la place qu’ils méritaient.

Pour en revenir à Croizat, des camarades m’ont déjà interpellé sur leurs réserves par rapport à cette démarche de panthéonisation. Leur crainte repose sur une instrumentalisation du personnage que pourrait en faire le président Macron s’il donnait une suite favorable à cette proposition. C’est l’occasion de rappeler la tentative de récupération de Guy Môquet par le président Sarkozy qui, c’est vrai, m’avait choqué en son temps.

Mais finalement, ces hommages parfois un peu excentriques ont contribué à remettre en lumière des personnages que l’Histoire officielle avait conduits aux oubliettes, et les ont remis un tant soit peu à la place qu’ils méritaient. Celle des héros, qu’il s’agisse de Maurice [Audin] ou de Guy [Môquet].

S’il venait à l’idée du président Macron d’honorer la mémoire de Croizat pour mieux nous asservir ou pour mieux piller son héritage, il est pour ma part hors de question d’accompagner une quelconque démarche de cette nature. La vigilance reste donc de rigueur mais les dirigeants politiques qui cautionnent cette démarche sont suffisamment clairvoyants pour baliser et encadrer cette entreprise.

LVSL Les représentants de toutes les forces politiques de gauche, du PCF au PS en passant par la France insoumise, EELV et les syndicats CGT et Solidaires, font partie des premiers signataires de cette tribune. Comment expliquer que la figure d’Ambroise Croizat soit aussi partagée par des organisations qui ont tant de mal à s’entendre sur un projet politique commun ?

Pierre Caillaud-Croizat  C’est ce qui m’a sauté aux yeux quand j’ai regardé la liste des premiers signataires. La plupart des responsables des organisations qui se réclament de la gauche ont signé cet appel. Il ne manquait qu’Olivier Besancenot. Le journal n’a peut-être pas eu le temps de le contacter avant la mise en page car lors d’un échange furtif sur un piquet de grève, il m’avait fait part de toute l’admiration qu’il avait pour le personnage.

Je ne m’étonne en rien de sa popularité et de sa capacité à dépasser les clivages. Croizat touche tous les républicains car son travail est enraciné dans une conception républicaine du vivre ensemble, dans la recherche d’un contrat social comme en son temps l’avait théorisé Jean-Jacques Rousseau.

Plus étonnant encore, l’appel de l’Huma a été relayé par plusieurs médias dont Le Figaro ou le Huffington post. Je remercie d’ailleurs Pauline Chopin pour son beau papier dans le Nouvel Obs. 70 ans après son décès, Croizat est un personnage qui irradie bien au-delà du cercle habituel des militants de la CGT et du Parti communiste.

Je ne m’étonne en rien de sa popularité et de sa capacité à dépasser les clivages. Certes, il est marqué par son identité politique, mais il touche en même temps tous les républicains, de droite comme de gauche, car son travail est enraciné dans une conception républicaine du vivre ensemble, dans la recherche d’un contrat social comme en son temps l’avait théorisé Jean-Jacques Rousseau.

Croizat discours Chartres 
© Archives familiales.
Ambroise Croizat à Chartres, le 11 août 1946 © Archives familiales.

En cela, le mode de gestion des cotisations des salariés dans la Sécu version Croizat était exemplaire. 75% de représentation des assurés et 25% de représentation patronale. L’objectif était clairement posé : ce fonctionnement devait conduire à l’émancipation des travailleurs, qui géraient eux-mêmes les cotisations dont ils étaient les propriétaires.

Dans les témoignages que je reçois, il y a une large amplitude de soutiens qui va de gaullistes à des anarchistes. Il est vrai que j’ai eu connaissance de documents qui critiquaient Croizat, mais ils sont rares, complètement à la marge et très ciblés politiquement.

LVSL Alors qu’Ambroise Croizat, « ministre des Travailleurs », fut très populaire de son vivant, son nom est progressivement tombé dans l’oubli. Quels ont été selon vous les facteurs de ce « trou de mémoire » difficilement compréhensible lorsque l’on voit l’ampleur de son œuvre sociale et la foule impressionnante, d’un million de personnes à en croire son biographe Michel Etiévent, venue de toute la France pour lui rendre un dernier hommage lors de ses funérailles en 1951 ?

Pierre Caillaud-Croizat  Ceux qui à cette époque maîtrisaient l’écriture de l’Histoire officielle avaient tout intérêt à faire disparaître le souvenir d’Ambroise Croizat.

Le souvenir de Croizat est resté longtemps vivace dans les couches populaires.

Ils n’avaient aucun intérêt à mettre en valeur les idées novatrices et émancipatrices qui bousculaient les rapports de force dans une société capitaliste. Mettre en avant Croizat aurait donné du crédit aux idées communistes. De plus, il ne faisait pas partie de leur sérail. Expliquer qu’un métallo qui n’avait pas son certificat d’études a fait plus en 18 mois que l’ensemble des ministres du Travail, pour eux, ce serait se tirer une balle dans le pied.

Pour autant, le souvenir de Croizat est resté longtemps vivace dans les couches populaires. Il y a cet enterrement qui a vu défiler le peuple de France. Et puis il y a les commémorations organisées par le Parti communiste, la CGT et en particulier la Fédération de la Métallurgie.

Ces initiatives hélas sont souvent restées cantonnées à la sphère militante et petit à petit, le temps faisant son travail, ceux qui avaient connu la période disparaissant, le nom de Croizat a fini par sortir des écrans radars, ou en tout cas par se faire de plus en plus rare.

LVSL Toutefois, ces dernières années, sa mémoire a été invoquée de façon plus régulière, dans les milieux militants de la gauche traditionnelle, lors des mobilisations sociales et même dans le mouvement des gilets jaunes. Quel regard portez-vous sur le regain d’intérêt autour de son parcours et de son action politique ?

Pierre Caillaud-Croizat  Plusieurs étapes ont permis de remettre le personnage en lumière. Le livre de Michel Etiévent intitulé Ambroise Croizat ou l’invention sociale, paru en 1999 puis dans une seconde édition en 2012, a été diffusé massivement dans les milieux militants, ce qui a été un élément déterminant. De son côté, le Comité d’Honneur n’a pas ménagé ses efforts et a porté de nombreuses initiatives pour faire vivre la mémoire de Croizat.

Croizat métro
Plaque en hommage à Ambroise Croizat de la part de la RATP, Métro Porte-d’Orléans © Flickr remiforall

Puis, est arrivé en 2016 le documentaire de Gilles Perret, La Sociale, qui est une référence en matière de recadrage de l’histoire de la Sécu et qui a remis en perspective le rôle tenu par Croizat dans cette réalisation. En plus, ce film a connu un certain retentissement dans le contexte de la campagne présidentielle et de la polémique provoquée par le projet de réforme de la Sécurité sociale portée par le candidat François Fillon, ce qui a permis de démontrer l’actualité de cette question éminemment politique.

Ce regain d’intérêt pour Croizat peut s’expliquer d’une part par sa démarche universaliste, et d’autre part, par son exemplarité.

Suite au travail de Michel Etiévent, de Gilles Perret, des membres du Comité d’Honneur et de plein d’anonymes, beaucoup de monde a découvert Croizat. Ces gens ont communiqué et les échanges sur les réseaux sociaux ont fait le reste, permettant de diffuser la figure de Croizat à un public élargi.

Ce regain d’intérêt pour Croizat peut s’expliquer d’une part par sa démarche universaliste, et d’autre part par son exemplarité, son parcours de droiture. Il est en effet pour beaucoup un exemple de probité et d’honnêteté. Fidèle à ses convictions, il ne suit qu’un seul objectif : obtenir une meilleure répartition des richesses et garantir la dignité des plus modestes. Il se fait connaître comme syndicaliste et sillonne la France en couvrant les conflits sociaux. Partout, il est égal à lui-même et ne poursuit qu’un objectif : travailler à une société plus juste.

Il finit par recevoir en retour une confiance absolue des militants qui sont très influents dans leur cercle à l’époque. Les travailleurs lui accordent leur confiance parce qu’il leur ressemble : il vient du même milieu, il parle la même langue, il vit la même dureté sociale et il subira les pires avanies pour être resté fidèle à ses engagements, à savoir une détention de presque quatre années.

Il est attaché au rayonnement de son pays et de son passage de 18 mois à un poste de ministre, il nous laisse en héritage une œuvre sociale considérable qui fait de la France un espace plus solidaire, qui l’inscrit dans la modernité et qui élève son niveau de civilisation. À travers l’œuvre de Croizat, la valeur de fraternité contenue dans notre triptyque républicain prend tout son sens.

Dans les mouvements sociaux, il est fait de plus en plus référence à Croizat, c’est une réalité. Dans un pays où les grands vainqueurs de toutes les élections sont les abstentionnistes, à force de ne connaître que des reculs sociaux depuis des décennies, devant les nombreux exemples de politiciens corrompus, englués que nous sommes dans une crise systémique, le niveau de précarité et le chômage ne faisant qu’augmenter, beaucoup de nos concitoyens se sont détournés de la lutte, touchés par la résignation et prônant le « tous pourris ».

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Un gilet jaune portant une citation de Croizat, à Paris, le 29 janvier 2020, © pleinledos.org.

Quand la colère finit par exploser, certains parmi eux parlent de Croizat, les autres se renseignent, et ils finissent collectivement par s’approprier un modèle qui répond à leurs attentes et qui leur ressemble. Après autant d’efforts des différents pouvoirs successifs pour effacer Croizat de la mémoire collective, c’est un joli parcours d’en être arrivé là aujourd’hui. La famille exprime toute sa reconnaissance à ceux qui ont œuvré de près ou de loin à obtenir ce résultat.

Note :

(1) Pierre Bérégovoy fut lui ouvrier fraiseur, pendant neuf mois, pendant la Seconde Guerre mondiale, mais ne fut jamais à proprement parler ministre du Travail. Lorsqu’il est ministre des Affaires sociales et de la Solidarité nationale, de 1982 à 1984, il n’y a plus de ministre du Travail au sein du gouvernement, mais un ministre délégué aux Affaires sociales, chargé du Travail (Jean Auroux), puis de l’Emploi (Jack Ralite). On peut donc difficilement dire qu’il fut ministre du Travail stricto sensu, mais le ministre délégué chargé du Travail lui était rattaché.

À (re)lire :

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Syndicalisme : une résurrection envisageable ? – Entretien avec Sophie Béroud

Manifestation syndicale du 5 décembre 2019 à Grenoble. © William Bouchardon

Les dernières décennies ont fait disparaître les syndicats tels que nous les connaissions. De moteurs du progrès social, ils ne font plus office que de caution à une destruction systématique du code du travail. En conséquence la défiance s’accroît à leur égard. Sont-ils pris dans un jeu institutionnel les laissant sans leviers d’action ? Est-ce à cause de leur intégration à la construction européenne ? Ou bien est-ce la structure de l’économie qui les rend obsolètes ? Ce qui est certain, c’est que leur forme est amenée à changer. Sophie Béroud, politiste à l’Université Lyon 2, auteure avec Baptiste Giraud et Karel Yon de Sociologie politique du syndicalisme (A. Colin, 2018), nous éclaire sur le sujet. Entretien retranscrit et réalisé par Louis Blème.


LVSL – La dernière grève, née de l’embrasement suscité par la réforme des retraites, est une grève par procuration et non une grève générale. Pourquoi ? La grève par procuration nuit-elle à l’action collective ?

Sophie Béroud – Cette grève n’a pas été qu’une grève par procuration, loin de là. C’est d’ailleurs l’une des originalités de ce mouvement : le nombre de grévistes a été important, la grève a été reconductible dans certains secteurs et s’est étalée dans le temps (plus de 50 jours de grève à la SNCF et à la RATP). Ce mouvement a à la fois mis au centre de l’action syndicale la grève, et montré les difficultés de certains salariés à la rejoindre. Ces barrières ne sont guère nouvelles et sont particulièrement liées à la dégradation des statuts d’emplois, avec toutes les formes d’emploi précaires (intérim, CDD, stages…) et l’éclatement des collectifs de travail qui en découle et qui est également lié aux formes d’individualisation du travail, des rémunérations, etc..

Le mouvement social contre la réforme des retraites a ainsi ceci d’ambivalent qu’il a permis de montrer l’importance du recours à la grève, mais aussi la difficulté structurelle des syndicats à mobiliser les travailleurs dans leur ensemble.

LVSL – Les policiers ont obtenu le maintien de leur régime spécial de retraite grâce à l’action vivace de leurs syndicats. C’est aussi le cas d’autres corps de métier. Les intérêts catégoriels et corporatistes menacent-ils l’efficacité de la lutte pour tous les travailleurs ?

SB – Il y a une efficacité réelle du syndicalisme dans certains corps de métier, notamment pour les policiers qui sont, contrairement à une idée assez répandue, la plus syndiquée de toutes les professions. Dans un contexte où les forces de l’ordre ont été très mobilisées par le gouvernement, notamment pour réprimer le mouvement des gilets jaunes, les syndicats de policiers ont réussi à défendre avec succès leurs intérêts face au gouvernement.

Cependant, je ne crois pas que les revendications catégorielles soient une entrave à la production des intérêts communs ; elles peuvent constituer un premier socle pour l’action collective. Ce ne sont pas ces intérêts corporatistes qui minent la formation d’un bloc uni ou l’intérêt des travailleurs. Au contraire, ces secteurs dans lesquels l’activité syndicale est plus efficace peuvent servir de points d’appui à l’ensemble des salariés pour engranger des conquêtes. Ça a été le cas des syndicats de l’enseignement pendant une longue période, mais aussi d’autres corps de métiers à statut.

Après il en va aussi des syndicats de dépasser ces intérêts sectoriels et de montrer que malgré la diversité des luttes, il y a un intérêt commun. Les cheminots et les agents de la RATP ont bien montré pendant le mouvement qu’ils parvenaient à articuler la défense de leurs régimes spéciaux de retraite et un refus plus global d’une réforme défavorable à l’ensemble des salariés.

LVSL – Pouvons-nous dire que les dernières décennies ont vu un « apprivoisement » des syndicats par l’appareil d’Etat via une professionnalisation et une bureaucratisation croissantes ?

SB – Ces questions remontent plus loin dans le temps. Dès l’après seconde guerre mondiale, les syndicats ont connu ces processus d’institutionnalisation, mais ce fut pour gérer les acquis sociaux comme les caisses de la sécurité sociale, ou les entreprises nationalisées. Le problème, c’est qu’on demande désormais aux syndicats de participer sans avoir aucun levier de décision, seulement pour cautionner ce qui est déjà décidé. On a l’exemple de la CFDT qui, lors du dernier conflit sur les retraites, a décidé de mettre en place une conférence de financement dans l’objectif de trouver des solutions pour mettre en place une réforme néolibérale. Ici, il y a une intégration évidente au système qui conduit à ne plus contester la rationalité des décisions. L’institutionnalisation peut constituer un point d’appui pour les syndicats, en termes de reconnaissance et de droits, mais quand celle-ci tourne à vide, c’est-à-dire, sans pouvoir apporter de gains aux salariés, alors il y a un véritable problème.

« Le problème, c’est qu’on demande désormais aux syndicats de participer sans avoir aucun levier de décision, seulement pour cautionner ce qui est déjà décidé. »

Après, institutionnalisation et professionnalisation ne sont pas identiques. Le deuxième terme évoque aussi le fait que les représentants syndicaux consacrent tout leur temps à siéger dans différentes instances, c’est-à-dire éloignés des salariés qu’ils représentent. Toute une série de mesures, depuis la réforme de la représentativité syndicale en 2008 jusqu’aux ordonnances Macron, ont été dans le sens d’une plus forte professionnalisation des élus du personnel en les voyant avant tout comme des professionnels de la négociation et en intégrant la négociation à l’ordre managérial, en évinçant tout aspect conflictuel. Cette conception-là de la professionnalisation pose problème.

LVSL – Les syndicats français font partie de la Confédération européenne des syndicats (CES). Or cette confédération subventionnée par la Commission européenne est une actrice majeure du démantèlement du droit du travail en France. Pensez-vous qu’une telle dépendance peut être la cause de conflits d’intérêts expliquant leurs échecs successifs et leur délégitimation ? En outre, le mutisme des syndicats à l’égard de l’UE n’est-elle pas aussi l’illustration d’une certaine hypocrisie ?

SB – L’appartenance des organisations syndicales nationales à la CES ne pose pas problème en soi, mais bien par rapport aux objectifs que poursuit celle-ci, aux moyens dont elle dispose, à l’efficacité dont elle fait preuve. Le manque de combativité de cette confédération, sa faible capacité à se faire entendre par la Commission européenne sur les orientations des politiques économiques et monétaires et à se démarquer de ces politiques posent problème. Son efficacité et sa capacité à produire des solidarités transnationales sont également mises en question. Il faut pourtant toujours pouvoir agir au niveau européen, car, comme la question le formule, l’Union européenne a largement contribué à la diffusion des politiques néolibérales. Il faut savoir donner du contenu à l’action syndicale européenne en la faisant vivre avec des manifestations européennes, ou des coordinations au niveau européen comme cela se fait dans certains secteurs, comme les transports, à l’initiative des fédérations syndicales professionnelles européennes. Malheureusement, des travaux de chercheurs le montrent, la CES est complètement intégrée aux institutions européennes et est très dépendante du financement de la Commission européenne. Des espaces alternatifs se créent : à titre d’exemple, les syndicats et collectifs de livreurs se sont rassemblés au niveau européen pour créer une nouvelle fédération, hors de la CES.

On peut espérer que la mise en cause des orientations de l’Union européenne qui se généralise (avec l’éclatement par exemple des 3% dans ce contexte de crise sanitaire) propose un nouveau cadre à l’action syndicale et permette de faire entendre de nouveau des enjeux comme ceux de la défense des services publics par exemple. L’action européenne est indispensable, mais il est clair que la CES a montré ses insuffisances.

LVSL – L’heure de gloire des syndicats est sans nul doute les Trente Glorieuses. Leur effondrement est corrélé à l’avancée dans les Trente Piteuses. Aujourd’hui l’austérité empêche l’inflation, dont celle des salaires. Le chômage est haut. La croissance moribonde. Le succès des syndicats ne serait-il pas simplement directement lié au contexte économique, et plus précisément à l’importance de la croissance permettant le partage de la valeur ajoutée ?

SB – L’établissement d’un lien entre les cycles économiques et l’efficacité de l’action syndicale a nourri beaucoup de travaux de recherche. Il y a certainement des effets. Cependant, on ne peut pas avoir une lecture aussi mécaniste. Durant les périodes de récession, comme celle des années 30, nous avons assisté aux plus grandes conquêtes des travailleurs sous le Front Populaire en 1936. Alors que le contexte économique était moribond. Il est clair que les mesures proposées par les syndicats peuvent paraître plus crédibles en temps prospères pour les salariés. En même temps, le rôle des syndicats est aussi primordial durant les récessions pour éviter trop de mise en concurrence entre les salariés du fait de l’absence d’augmentation des salaires et du chômage, ou pour dénoncer l’écart entre les revenus du capital et ceux du travail. Donc les changements de conjonctures forcent les syndicats à s’adapter, sans pour autant ôter la pertinence de leur présence quel que soit le climat économique.

LVSL – Vous avez montré que la succession des lois El Khomri, Rebsamen et des ordonnances Macron ont permis le contournement des syndicats, par exemple via l’utilisation du référendum d’entreprise. Ne pensez-vous pas que la condition sine qua non d’une reprise de l’activité syndicale est fondée sur la capacité de l’État à accorder à ces mêmes corps intermédiaires plus de marges de manœuvre ?

SB – Oui, il faudrait complètement inverser la logique et créer de nouveaux droits pour consolider la représentation syndicale au lieu de l’affaiblir. Je pense qu’une possibilité de se développer pour les syndicats est avant tout liée au fait de reconnaître l’appartenance à un syndicat comme un droit, un acte de citoyenneté. Qu’il n’y ait pas de politique de discrimination ou de répression à l’encontre des salariés parce qu’ils sont syndiqués et que de telles pratiques fassent l’objet de plus fortes sanctions.

Sophie Béroud. © Sophie Béroud

Deuxièmement, il faudrait créer des droits de représentation dans les Petites et Moyennes Entreprises (PME) de moins de onze salariés : donner des heures de délégation à des représentants pour faire tout un travail de recueil de mise en commun des expériences de travail et des problèmes, de mise en forme des revendications.

Troisièmement, créer des droits interprofessionnels, pas seulement entreprise par entreprise mais sur un territoire, de manière transversale. Ces droits permettraient de développer l’action syndicale dans certains secteurs d’activités très précarisés, par exemple dans l’aide à domicile ou la grande distribution où il est très difficile de construire dans le temps des implantations syndicales.

Bien d’autres droits seraient à renforcer ou à créer, en particulier pour agir sur les questions de santé au travail qui ont été affaiblies avec la disparition des Comités d’Hygiène, de Santé et de Conditions de Travail (CHSCT) et leur fusion dans les CSE (Comité Social Economique). Les CHSCT ont constitué auparavant des institutions importantes pour les syndicats qui pouvaient demander des enquêtes et expertises sur des enjeux liés à la sécurité et à la santé des travailleurs et mener des actions en justice. On voit aujourd’hui l’importance que cela revêt lorsque des directions imposent des accords de façon quasi unilatérale pour maintenir l’activité économique malgré la crise sanitaire. Ces exemples sont autant de droits qui pourraient aider au renforcement des syndicats.

LVSL – Vous relevez dans vos analyses l’importance pour les syndicats de se restructurer pour s’adapter aux nouvelles formes du marché du travail (passage du secondaire au tertiaire, explosion des contrats courts, etc.). Ne pensez-vous pas que la multiplication des CDD et la mobilité des travailleurs dans le marché du travail, compromettent la restructuration nécessaire des syndicats ?

SB – La multiplication des formes d’emplois précaires, comme les stages, les intérims, les emplois à temps partiels ou les CDD, complique beaucoup la tâche des syndicats. Il devient très compliqué de se syndiquer lorsque les individus ne peuvent pas se projeter dans un emploi. Ces formes précaires fragilisent l’assise des syndicats. Le défi pour eux consiste à atteindre ces travailleurs précaires en leur montrant que l’action collective paye. Et ils le font déjà dans certains secteurs – l’aide à domicile, les livreurs à vélo, les centres d’appel – sans pour autant être uniquement sur une démarche de récolte d’adhésions, mais en cherchant avant tout à construire des collectifs de travailleurs.

LVSL – Le statut d’auto-entrepreneur de plus en plus en vogue dans l’économie tertiarisée (Uber en est l’emblème) est une situation très précaire. En effet, l’employé ne peut jouir de droits sociaux du fait de l’absence de contrat de travail. Pensez-vous que la généralisation de telles pratiques pourrait rendre caduque l’existence même des syndicats à long terme ?

SB – La visée du statut d’auto-entrepreneur est de sortir les travailleurs du salariat pour qu’ils se pensent comme autonomes, maîtres de leur propre destin. C’est une illusion. Toutes les actions des chauffeurs Uber, des livreurs à vélo, montrent au contraire la nécessité de l’action syndicale. Ils réactivent et réinventent l’action syndicale car ils se sont organisés et ont mené des grèves et des actions devant les tribunaux pour mettre en évidence la réalité de la subordination. Les luttes menées dans ce type de secteurs contribuent à réinventer l’action syndicale sur des revendications très concrètes pour faire face à des formes de surexploitation. Ce sont des luttes très importantes dans le renouvellement du syndicalisme.

LVSL – Est-il encore nécessaire de nos jours de recourir au dialogue avec les partenaires sociaux ? Le gouvernement semble s’en être très bien passé avec la réforme des retraites. Les syndicats n’apparaissent-ils pas alors comme les cautions d’un jeu pipé ?

SB – Oui, complètement. Derrière la référence au dialogue social on peut mettre des choses très différentes. Les gouvernements, eux, ont tendance à y mettre des syndicats subordonnés qu’ils dénomment des « partenaires sociaux ». Cela implique pourtant une réalité très éloignée du terme : les concertations n’ont plus grand sens car les décisions sont prises en amont. Il n’y a donc plus de place pour la discussion, le mandat d’Emmanuel Macron le montre. Quand il n’y a pas de reconnaissance de l’interlocuteur, on ne peut pas parler de dialogue social.

Ainsi, l’expression apparaît aujourd’hui très galvaudée car elle a été complètement vidée de son sens. De ce fait, beaucoup de militants et syndiqués ne veulent pas entendre parler de ce terme. Elle est associée à des pratiques, qui, sous couvert de dialogue social, permettent de refuser la négociation. Bien entendu, il y a d’autres conceptions du dialogue social, je donne seulement celle qui est mise en pratique par les pouvoirs en place.

« Derrière la référence au dialogue social on peut mettre des choses très différentes. Les gouvernements, eux, ont tendance à y mettre des syndicats subordonnés. »

LVSL – Les gilets jaunes ont-ils court-circuité le syndicalisme ?

SB – Ce mouvement n’est clairement pas un court-circuitage du syndicalisme, il correspond plutôt à la mise en action d’autres composantes du monde du travail qui ne sont pas ou peu organisées par des syndicats. Le mouvement des gilets jaunes est majoritairement composé de travailleurs dans les Petites et Moyennes Entreprises, d’auto-entrepreneurs, de professions intermédiaires comme les infirmières libérales ou les aides-soignantes, d’indépendants. Ils habitent principalement dans des zones périurbaines et rurales, il comprend beaucoup de femmes. Les gilets jaunes font donc figure d’une partie du monde du travail éloignée du syndicalisme.

Je pense en conséquence qu’il faut voir un rôle complémentaire entre ce nouveau mouvement et les syndicats, des convergences ont d’ailleurs été construites dans plusieurs lieux. Les gilets jaunes permettent ainsi d’interpeller le mouvement syndical sur les limites de ses implantations et ses capacités à porter la voix de l’ensemble du monde du travail.

Médias et pouvoir : La juppéisation En Marche

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©Remi Jouan

La grande mobilisation autour de la grève du 5 décembre a été l’occasion d’une période de grâce relative dans le paysage audiovisuel français : les représentants médiatiques des classes supérieures hésitent face à l’ampleur du mouvement social, face au « spectre de 1995 », et traduisent à leur tour dans leurs argumentaires décousus, les atermoiements du gouvernement au sujet de ce mauvais pas de mi-mandat que constitue pour lui cette réforme totale du système de retraite français. Une petite musique s’installe de façon lancinante : et si le gouvernement d’Édouard Philippe, « à moitié droit dans ses bottes », était en voie de juppéisation ?


La force de la mobilisation accompagnant le mouvement de grève initié le 5 décembre s’identifie à plusieurs aspects : nombre de participants aux manifestations (800 000 et 225 000 sur l’ensemble du pays selon les sources officielles du Ministère de l’Intérieur; 1,5 million et 880 000 selon la CGT pour le 5 décembre et le 10 décembre respectivement) ; ancrage territorial ample (mobilisations très fortes aussi bien dans les grands centres urbains que dans les villes moyennes et petites) ; la transversalité des professions et classes sociales concernées (cheminots, pompiers, enseignants, étudiants en passant par les avocats, les cadres et les professions libérales). Mais l’un des autres faits marquant la réussite actuelle de cette grève, c’est le spectacle saisissant que nous offre la combinaison entre les reculades successives des membres du gouvernement sur plusieurs points de la réforme, et la déconfiture des arguments libéraux sur les plateaux télés, face à la coalescence des mécontentements. Essayons d’analyser les raisons de cette crise de la parole néolibérale, gouvernementale, et médiatique.

Petite remise en contexte, tout d’abord, au cours de l’après-midi, les chaînes d’information en continu diffusant le live de la mobilisation se sont focalisées quasi-exclusivement sur les images des cortèges parisiens (BFM TV, CNEWS), lesquels semblaient pris dans les mailles d’une tactique de guerre de l’image employée précédemment par le dispositif politico-médiatique libéral. Le 1er mai dernier en effet, le cortège syndical s’était vu bloqué en milieu de parcours, au niveau du boulevard de l’Hôpital, obligeant les manifestants à reculer en créant des mouvements de foules, au motif de la difficulté d’assurer le maintien de l’ordre face aux casseurs en tête de la marche, alors que les services d’ordre de la CGT dénonçaient, le soir même, une technique violente de provocation à l’émeute de la part du gouvernement. L’épisode médiatique suivant cette journée fut mémorable : la scène choquante des manifestants cherchant à se réfugier dans les locaux de la Salpêtrière, et l’imbroglio du gouvernement et des principales chaînes d’information, pendant 48h sur le thème casseurs/pas casseurs ?

source : Twitter BFMTV

Face à la mauvaise foi gouvernementale, et aux mises en garde des services d’ordre des cortèges syndicaux, frappés par la police, on était déjà en droit de s’interroger sur l’existence d’une stratégie de l’image élaborée consciemment ou non par la préfecture, qui consiste à empêcher le déroulé traditionnel des images d’un cortège défilant normalement et d’un simple cortège de tête émaillé de violences. L’empreinte télévisuelle du mouvement devient alors exclusivement violente, des scènes de désordre, de confusion, réparties sur l’ensemble du cortège, oblitérant toute image ne serait-ce que neutre du déroulé normal d’une manifestation sociale. La bataille de l’opinion semblait ainsi en partie gagnée pour le gouvernement et les médias néolibéraux, du fait de la confusion perçue par les téléspectateurs, effet compensé en partie par la piteuse communication de Castaner sur les «violents» intrus de la Salpêtrière.

Malgré la teneur sensationnaliste de leurs lives de la mobilisation parisienne, ces chaînes ne sont pas parvenues cette fois à oblitérer la légitimité du mouvement national de grève, car la profondeur de l’encrage territorial plaidait trop fort, trop bruyamment pour l’interprétation inverse : le corps social français dans sa variété et dans sa profondeur rejette la réforme par points du système de retraite.

Le 5 décembre dernier, tout semblait parti pour nous offrir les mêmes images et les mêmes commentaires sur les violences ainsi que France 24, BFM et CNEWS nous l’indiquaient déjà dans leur couverture du départ de la manifestation. Malgré la teneur sensationnaliste de leurs lives de la mobilisation parisienne, ces chaînes ne sont pas parvenues cette fois à oblitérer la légitimité du mouvement national de grève, car la profondeur de l’encrage territorial plaidait trop fort, trop bruyamment pour l’interprétation inverse : le corps social français dans sa variété et dans sa profondeur rejette la réforme par points du système de retraite, et le mouvement, par son ampleur ne peut être réduit à des revendications corporatistes. D’autre part, l’aggravation constante de la politique répressive a cristallisé un certain nombre de réserves dans la presse traditionnelle depuis la mort de Steve Maia Caniço cet été. L’une des manifestations principales de ces réserves quant à la politique répressive est la reconnaissance par le principal quotidien de presse nationale Le Monde, de l’emploi délibéré de la violence dans la doctrine de maintien de l’ordre actuel.

 La stratégie de défense de la réforme se repositionne : le gouvernement tente de mettre un coin entre les syndicats et les gilets jaunes en saluant leur capacité d’organisation et de contrôle des débordements, les commentateurs reprenant en cadence cette rhétorique en insistant  sur le lien entre manifestation gilets jaunes et violences, puis entre manifestation sociales tout court et violences.

 La stratégie de défense de la réforme se repositionne : le gouvernement tente de mettre un coin entre les syndicats et les gilets jaunes en saluant leur capacité d’organisation et de contrôle des débordements, les commentateurs reprenant en cadence cette rhétorique en insistant sur le lien entre manifestation gilets jaunes et violences, puis entre manifestations sociales tout court et violences (par opposition aux manifestations écologistes et féministes). Dans un deuxième temps, la tactique se déploie sur le thème de la dissociation entre manifestants corporatistes défendant les régimes spéciaux, et manifestants perdants apparents de la réforme.

Les enseignants sont alors segmentés des autres professions mobilisées et leurs inquiétudes légitimées, ce qui permet aux éditorialistes de soutenir la parole gouvernementale en relayant les concessions salariales importantes annoncées par Blanquer avant même le début de la mobilisation. Puis vient le tour des agriculteurs, dont on rappelle que, raisonnables, adossés à la parole de la FNSEA, et donc pas dans les rues ce 5 décembre, ils bénéficieront (comme les artisans) de leur intégration dans le régime général de cotisation, et de fait profiteront d’un minimum retraite de 1000 euros. Sauf qu’il s’agit en réalité d’un minimum contributif, c’est-à-dire un minimum pour un départ à taux plein, à 40 annuités cotisées. Donc tout sauf un minimum effectif, hors durée de cotisation. Il n’y a donc aucune garantie d’un minimum retraite à 1000 euros pour ces professions en cas de carrières hachées justement, et en-dessous des seuils complets de cotisation.

Une autre composante de la mécanique argumentaire néolibérale, partagée cette fois entre la rhétorique LaRem et les éléments de pensée et de langage propres aux éditorialistes réformistes, tient à la défense de “l’écoute” du gouvernement, au découplage entre réforme systémique et réforme paramétrique pour rallier la CFDT, et insister sur la clause du grand-père pour les régimes spéciaux.

« Pas de brutalité » nous dit Édouard Philippe, abandonnant ainsi la rhétorique de l’universalité initialement adoptée. La retraite à points, qui, sans augmenter tout de suite l’âge de départ, va fonctionner par phases (y compris et surtout en ce qui concerne les augmentations de salaires compensatoires des enseignants plafonnées à 510 millions d’euros en l’état), voilà la solution ! La preuve : on s’attendait de façon imminente à ce que Laurent Berger, représentant du premier syndicat de France, en retrait des négociations, bien qu’il n’ait pas appelé à manifester, rallie le camp du soutien à la réforme en cas de report des négociations sur l’âge pivot à 64 ans… Pas de pot, la stratégie de passage en force d’Edouard Philippe vient fracasser cet espoir.

Rappelons ici que le soutien des cheminots à la grève de 1995 ne s’est pas arrêté une fois obtenues les principales revendications, en soutien au reste des professions concernées.

Dernière chance pour le camp pro-réforme : jouer sur l’immonde tentative de division inter-générationnelle, baptisée « clause du grand-père ». Cette idée témoignant d’un mépris pour l’argumentaire initial sur la pseudo-égalité du système, et d’un mépris pour les français ramenés à un bloc de bœufs égoïstes uniquement consacrés à leur jouissance immédiate, et incapables de se projeter en soutien aux générations futures. Rappelons ici que le soutien des cheminots à la grève de 1995 ne s’est pas arrêté une fois les principales revendications obtenues mais s’est maintenu dans la durée, en soutien au reste des professions concernées.

Pour résumer, le camp politico-médiatique libéral attendait donc que ceux qui sont déjà partisans du principe de la réforme systémique par points, et qui ne se sont pas mobilisés jusqu’à présent (exception faite des routiers), c’est-à-dire les cadres du secteur privé, et la partie aisée du secteur public, et les économistes socio-libéraux (Jean Pisani Ferry, Philippe Aghion) réaffirment un soutien de plus en plus incertain au gouvernement. Cet état de fait illustre la parfaite déconfiture du camp libéral, et donne à voir la profondeur du rapport de force engagé contre le gouvernement par les syndicats et que même l’éditorialiste des Echos semble reconnaître avec une pointe d’admiration dans la voix :

Et de fait, ce discours implicite, pernicieux, qui naturalise, impose la réforme structurelle par points (au nom d’une universalité dont le gouvernement s’est précisément séparée) aboutit par exemple à l’invitation de Daniel Cohen sur LCI le soir du 5 décembre. Présenté par David Pujadas comme « un des économistes les plus respectés au monde » (sic), et bien que critique du gouvernement en apparence, il sert dans le dispositif politico-médiatique libéral à naturaliser la légitimité du système par points jugé structurellement plus adapté à la correction des inégalités de traitement face aux carrières hachées. Ces fameuses carrières hachées, dont tous ces commentateurs semblent entériner l’existence plutôt que de se soucier de les considérer comme symptômes de la flexibilisation du droit du travail. Pas de réforme paramétrique immédiate donc, nous disent les libéraux, mais une nécessaire réforme systémique, plus juste car détruisant les régimes spéciaux liés à la pénibilité, et surtout plus juste car plus individualiste, comme nous le rappelle ce plombier militant macronien.

Avant même le 5 et le 10 décembre, la racine du mal était identifiée : les hésitations gouvernementales, les discussions depuis 18 mois et toujours pas de projet de loi, en un mot : le manque d’efficacité crée de l’angoisse. Un argument qui infantilise une fois de plus la population, renvoyée métaphoriquement à un enfant attendant sa punition, et que l’angoisse de la claque inquiète plus que la douleur physique en elle-même. Plus à droite (si c’est encore possible…), et depuis plusieurs semaines, un créneau de démarcation a été tout trouvé : la réforme par points est malsaine car visant le développement des fonds de pensions, complexe et inégalitaire (rejoignant la critique de gauche), mais en revanche, c’est à la réforme paramétrique que le gouvernement doit s’atteler sachant que le COR donne pour objectif immédiat de rétablissement des équilibres du système actuel une demi-année de travail en plus pour stabiliser les comptes sociaux à échéance 2025.

À droite donc, on critique le gouvernement pour son aveuglement idéologique et son impréparation, tout en soutenant la nécessité d’allonger la durée de cotisation. À aucun moment l’idée d’équilibrer le système par la hausse des cotisations via la hausse des salaires (des fonctionnaires directement, du secteur privé par l’investissement public dans les secteurs industriels et technologiques de pointe) n’est discutée, car renvoyée aux marécages d’un keynésianisme de mauvaise augure pour une croissance et un monde de l’entreprise pour lequel l’investissement est exclusivement corrélé aux seuls indicateurs actionnariaux.

À ces erreurs politiques, idéologiques, de confiance aveugle dans « le retour des investisseurs » qu’espère le gouvernement via cette privatisation progressive des ressources du système de retraite actuel (300 milliards d’euros environ) s’ajoute la naïveté budgétaire et l’inefficacité de la baisse des cotisations, qui orientent les entreprises vers la concurrence par les prix, via la baisse de la masse salariale, alors que la France n’a pas les moyens de lutter sur les prix, et doit se positionner par l’investissement de masse, dans les transitions technologiques nécessaires à l’industrie écologique du futur.

Au contraire, garantir pérennité du contrat de travail et du système de retraite, c’est offrir une possibilité au système productif français, via la stabilisation de la consommation intérieure, de se projeter sur la compétitivité hors-prix, l’investissement dans l’innovation technologique et les processus de production de pointe face aux Chinois et aux Américains positionnés sur les technologies de la communication et insuffisamment (même en Chine) sur la transition énergétique et industrielle nécessaire pour répondre au réchauffement climatique.

Les journalistes de télévision semblent ainsi pris en étau entre la droite LR et LREM, ne sachant à quel saint se vouer. Reprenant tout d’abord en cadence la proposition de service minimum dans les transports de Bruno Retaillau pour commencer (nouvelle occasion de remettre en cause la légitimité du droit de grève inscrit dans la constitution en renvoyant abusivement cette liberté dos à dos avec la liberté de circulation). Puis voyant la forte mobilisation, ils se rabattent sur la critique apparente des hésitations gouvernementales, tout en soutenant la stratégie gouvernementale de division corporatiste de la mobilisation comme si les Français ne se mobilisaient qu’au nom de leur égoïsme individuel et que la réforme systémique à points était hors des revendications…

L’ultime pièce du mécanisme de défense de l’argumentaire réformiste se trouve dans cette assertion répétée à longueur de plateaux ou d’interviews – en particulier face à un syndicaliste ou un opposant politique à la réforme : « le retrait de cette réforme signerait la fin du mandat de Macron ». Ce dernier étant tout entier légitimé non par la force des urnes, mais en définitive par sa capacité à réformer, c’est-à-dire détruire le programme du CNR, le modèle de la République sociale française. Demander le retrait de la réforme selon ce cadre éditorial, c’est donc formuler une demande irréaliste, et en définitive politique et non syndicale, puisqu’il s’agirait de « faire tomber Macron » au lieu de défendre les salariés, considérés comme intrinsèquement individualistes et consuméristes.

Le « parti pris » d’Arlette Chabot sur LCI lors de l’émission 24h Pujadas, le 5 décembre nous a paru particulièrement représentatif de ce cynisme réformiste propre aux élites de la télévision, convaincues encore des lois néolibérales thatchériennes, et convaincues de la mauvaise foi démagogique de toutes les forces politiques de transformation sociale dans ce pays, puisque un extrait vidéo de François Hollande, manifestant en 1995 contre la réforme des retraites, alors qu’il initiera la réforme Touraine sous sa propre mandature, est cité en modèle de cette « nécessaire » trahison libérale qui colle à la gauche depuis Mitterand.

On en appelle encore au « cercle de la raison » en 2019, alors qu’il faudrait peut-être en appeler à la Cour des comptes, pour établir un rapport sur la prévention des conflits d’intérêts au sujet du système des retraites. Jean-Paul Delevoye, fragilisé par un conflit d’intérêt non-déclaré avait en effet allumé une torche de plus à côté du baril de poudre du 10 décembre, et participé à éloigner le ralliement tant attendu de la CFDT (définitivement enterré depuis le 11 décembre et l’annonce du maintien de l’âge d’équilibre à 64 ans par Edouard Philippe). Le gouvernement lui-même voit sa crédibilité renforcée après les révélations de Mediapart sur les conseils directs prodigués par Black Rock à l’exécutif au sujet de la réforme des retraites. Rappelons au passage que ce fond d’investissement, le plus puissant au monde, lorgne depuis un moment déjà sur les systèmes sociaux européens comme l’indique cet autre article de Mediapart de mai 2019.

Ces derniers participent même à la pédagogie du gouvernement quand ils nous indiquent directement sur leur site, que la loi Pacte anticipait la réforme par points, en défiscalisant les cotisations aux systèmes de retraites complémentaires. Ce qui constitue en soi un rapt fiscal de la majorité des citoyens, étant donné que ceux qui ne cotiseront pas à un système de complémentaire retraite privée, la majorité du peuple, sera donc contraint de financer ce système indirectement du fait des défiscalisations accordées par la majorité LREM. Les Macron Leaks contenaient eux-mêmes dans un échange de mail entre techniciens de la campagne sur le sujet des retraites, qu’il fallait impérativement éviter que des contradicteurs ne se penchent sur ce sujet des défiscalisations des produits de complémentaire retraite ou assurance vie.

Aujourd’hui, la juppéisation du gouvernement est en marche, le Premier Ministre « droit dans ses bottes », paraît vouloir tenter l’épreuve de force en se mettant à dos y compris les syndicats réformistes pour le 17 décembre. Cependant, avec un soutien érodé de la part des médias traditionnels qui plaidaient depuis plusieurs semaines pour le découplage de la réforme systémique et de la réforme paramétrique (condition du ralliement total de la CFDT comme le rappelait Jean-Michel Apathie sur LCI), voire pour certains le retrait de la réforme par points et la seule adoption de mesures paramétriques.

Difficile de croire que le gouvernement dispose de marges de manœuvre politique suffisantes pour enrayer sa descente aux enfers avant les municipales. Et nous n’allons pas contredire Jacques Attali, pour une fois, quand il expose que le gouvernement aurait dû faire passer cette réforme dès le départ, avec la destruction du Code du Travail, quand les Français dormaient encore.