RUFFIN, MOUFFE : LA GAUCHE PEUT-ELLE DE NOUVEAU ÊTRE POPULAIRE ?

Mouffe Ruffin Gauche Populaire Le Vent Se Lève
© LHB pour LVSL

Le divorce historique entre la gauche et les classes populaires est-il en train de se refermer ? Le large score de Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle et le succès électoral de la Nouvelle Union Populaire Écologique et Sociale (NUPES) semblent l’attester. Pourtant, une partie des classes populaires continue à s’abstenir massivement ou à se réfugier dans le vote Rassemblement national. Face à cet état de fait, plusieurs stratégies s’opposent pour les reconquérir. Le samedi 25 juin, Le Vent Se Lève invitait Chantal Mouffe et François Ruffin à en débattre à la Maison des métallos. Chantal Mouffe est une théoricienne majeure du populisme de gauche et l’auteure de nombreux livres, dont « L’Illusion du consensus » et « Hégémonie et stratégie socialiste » avec Ernesto Laclau. François Ruffin commence son second mandat de député de la 1ère circonscription de la Somme, il est auteur et cinéaste.

Íñigo Errejón : « L’axe gauche-droite est l’axe de l’establishment »

Politician Iñigo Errejon at “ Mas Madrid “ rally final campaign event during Spain Autonomic and Regional Elections in Madrid on Friday, 24 May 2019.

De passage à Paris pour notre université d’été, Íñigo Errejón nous a accordé un grand entretien qui est désormais un rite annuel. Le paysage politique a beaucoup changé depuis le début de ces échanges : notre interlocuteur a lancé son propre mouvement Más Madrid, tandis que les expériences populistes de gauche sont en crise partout en Europe et que le PSOE a repris la main sur l’agenda en Espagne. Son ancienne formation, Podemos, subit des déconfitures électorales régulières qu’il explique par « l’abandon de sa vocation transversale » et sa conversion en formation de gauche radicale traditionnelle. Le creux de la vague est cependant l’occasion parfaite pour interroger celui qui plaide pour un populisme démocratique. Entretien.

LVSL – Il semble que les partis populistes de gauche traversent à l’heure actuelle une grave crise à l’échelle européenne. La France insoumise est passée de près de 20% à l’élection présidentielle de 2017 à 6% aux dernières élections européennes. Les résultats de Podemos se sont affaissés lors des élections générales du mois d’avril et le parti a perdu deux tiers de ses élus dans les régions. Le Labour a lui aussi subi un revers. Comment analysez-vous ce recul ?

Íñigo Errejón – Tout d’abord, il me semble important de rappeler que nous devons entretenir et prendre très au sérieux les espaces de réflexion collective au service de la transformation et de l’émancipation, car il arrive que la logique partisane nous bride et nous empêche de penser. Avec les partis que vous citez, nous avons renversé l’échiquier politique de nos pays respectifs, ou tout du moins introduit d’importantes nouveautés, car nous avons osé penser au-delà de la discipline des partis. Les formations partisanes ont besoin de discipline pour fonctionner, mais c’est un mécanisme qui tue la pensée. En ce sens, il faut dans un premier temps reconnaître qu’on a assisté à un déclin général et sans palliatifs des formations que l’on a qualifiées, avec tous les problèmes que cela suppose, de populistes de gauche. Cette chute s’est produite quasiment partout.

Nous devons aussi admettre que ce déclin a des causes qui sont propres à ces mouvements. On ne peut pas s’enfermer dans une lecture qui consisterait à justifier les échecs par la mauvaise foi de médias conspirateurs ou par les manœuvres des oligarchies de nos pays, ni rejeter la faute sur nos voisins ou sur ceux qui ne pensent pas comme nous au mot près. On entrerait dans un cercle vicieux d’ailleurs très typique des formations post-communistes qui prétendent ne jamais commettre d’erreurs et qui n’admettent pas l’autocritique. On ne cherche jamais à analyser ce qui aurait pu être mieux fait, ce qui n’a pas fonctionné, et celui qui ose émettre une analyse devient immédiatement un ennemi ou un traître. Dès lors, ne demeurent au sein des partis que ceux qui sont prêts à répéter trente ou cinquante fois la vérité officielle, de telle sorte que si le parti affirme qu’il pleut alors qu’en réalité il fait une chaleur infernale, les porte-paroles répètent en boucle qu’il pleut.

« En réaction à ce déclin les partis cherchent à se rassurer dans la zone de confort de la gauche. »

C’est un bon mécanisme pour assurer la survie interne d’un individu dans un parti politique, mais c’est aussi la meilleure façon de tuer le parti politique en question, qui perd toute capacité hégémonique du fait de son inaptitude à la réflexion. La série Chernobyl, qui contient par ailleurs un certain nombre de préjugés occidentaux à l’encontre de la Russie ou de l’Union soviétique, décrit bien cette réalité effrayante : la volonté de conserver son emploi, son prestige personnel, à l’intérieur d’une structure qui entre en crise et qui accentue par conséquent son autoritarisme, conduit chacun à taire ce qu’il pense réellement. De cette façon, les réunions ne sont que le théâtre de la vérité officielle, personne n’ose émettre un avis sur l’ampleur de la catastrophe nucléaire par peur de perdre sa position et sa sécurité personnelle à l’intérieur de la structure.

La première étape consiste donc à reconnaître le désastre et l’ampleur de la chute. Il est émotionnellement compréhensible qu’en réaction à ce déclin les partis cherchent à se rassurer dans la zone de confort de la gauche. Lorsque la situation se dégrade, on en revient aux fondamentaux, à ce qu’on connaît déjà. C’est une posture rassurante, qui n’exige pas un haut degré de réflexion et qui permet de survivre un temps, mais en aucun cas de gagner.

Je ne sais pas s’il en va de même en France, mais en Espagne, la gauche n’a plus qu’un seul mot d’ordre quelle que soit la question posée : l’union de la gauche. En 2014, Podemos avait cinq eurodéputés et Izquierda Unida six, soit onze au total. En 2019, les deux organisations concourent ensemble aux élections européennes et ne décrochent que six sièges. Mais même devant ce constat implacable, comme s’il s’agissait d’un dogme religieux, on continue à entendre que la solution réside dans l’union de la gauche, que la gauche n’était pas suffisamment unie, etc.

Nous qui n’appartenons pas à ces courants de la gauche plus traditionnelle, nous avons toujours défendu l’idée qu’une force aux aspirations et aux valeurs de gauche n’est utile que lorsqu’elle se transcende et se montre capable d’embrasser au-delà des convertis, d’aller chercher ceux qui manquent, d’entrer en relation avec des secteurs de la population qui ne s’identifient peut-être pas à la gauche d’un point de vue identitaire, mais qui partagent néanmoins les mêmes aspirations, les mêmes craintes, les mêmes préoccupations et les mêmes demandes.

Il est clair que la capacité des forces populistes de gauche à y parvenir a décliné ces derniers temps. Pourquoi a-t-elle décliné ? À mon avis, nous avons sous-estimé le poids des institutions, leur capacité à être les dépositaires de la volonté des classes populaires et à leur permettre de vivre plus en sécurité et plus sereinement. Je pense que nos discours ont souvent été perçus comme exclusivement utopiques ou idéalistes, voire aventuristes, comme si on proposait aux citoyens de lancer les dés et de voir ce qu’il advient. Pendant ce temps, les propositions de nos adversaires, qu’ils soient néolibéraux ou réactionnaires, sont considérées comme crédibles même lorsqu’elles ne suscitent pas la sympathie. Et parfois, dans les périodes de doute ou d’instabilité, nos peuples préfèrent les certitudes négatives aux promesses incertaines.

En venant jusqu’ici, j’ai aperçu sur la route l’affiche d’une force politique de gauche [ndlr, le Parti communiste français] qui disait « pour une Europe des gens contre l’Europe de l’argent ». Le néolibéralisme a naturalisé l’importance de l’argent dans le quotidien : au travail, à l’école, dans tous les aspects de la vie sociale. Tant que nous n’aurons pas déconstruit cette toute puissance de l’argent dans la vie sociale, prétendre vouloir l’éradiquer en un slogan est illusoire, personne ne peut le croire. D’ailleurs, il faudrait plutôt faire la preuve de notre capacité à gérer l’argent, car il est peu probable qu’il disparaisse de l’organisation de nos sociétés. Il est possible que beaucoup de citoyens sympathisent avec l’idée d’une Europe plus proche des gens que de l’argent, mais ils ne saisissent pas comment cela pourrait être possible, encore moins à court terme.

Il faudrait pour ce faire avoir longuement développé sur le terrain social un processus populaire, de transformation, écologique et tourné vers la justice sociale pour démarchandiser les relations sociales régies par l’argent et les remplacer par des relations communautaires, coopératives et publiques. En d’autres termes, faire infuser l’idée que les droits dont nous disposons sont rattachés à la qualité de citoyen et non à celle de client. Bref, c’est ce processus populaire qui permet de rendre véritablement tangible un discours, sans quoi les dizaines de milliers d’affiches soigneusement collées sur tous les murs de Paris ne pèseront rien face au téléphone portable, aux applications mobiles, aux magasins, aux séries Netflix, aux chansons qui rappellent constamment à chacun d’entre nous que c’est l’argent qui commande.

C’est la leçon de Gramsci selon laquelle en politique, il faut attaquer l’adversaire là où il est le plus faible, et non là où il est le plus fort. Ses points forts doivent quant à eux être affrontés sur le terrain culturel et intellectuel. Un écrivain, un artiste, peut se permettre de se confronter aux idées qui sont les plus fermement ancrées dans le sens commun. Mais lorsqu’on fait de la politique, on ne peut envisager son combat sur cinq siècles : une campagne électorale est un combat de quinze jours.

LVSL – Les forces politiques qui se présentent aux élections sont donc impuissantes sur le plan culturel ?

I.E. – On ne peut pas attaquer l’adversaire sur les idées qui sont les plus enracinées dans le sens commun des gens, même si ces idées nous sont détestables. Les idées les plus solidement établies ne se combattent pas par des déclarations d’intention, mais en démontrant dans la pratique, en gouvernant, qu’il est possible d’instaurer des relations sociales d’un autre type. C’est une démonstration du quotidien, à travers des politiques publiques qui déconstruisent l’emprise du marché sur les relations sociales, qui freinent la loi du sauve-qui-peut et la compétition de tous contre tous. Je crois que nos peuples reconnaissent aux forces démocratiques et populaires leur capacité à pointer du doigt les problèmes, à identifier et à dénoncer ce qui ne fonctionne pas, mais ils ne leur reconnaissent pas la faculté de proposer des solutions et de résoudre ces problèmes.

Les citoyens peuvent donc te suivre dans la critique, mais lorsqu’ils se demandent qui sera le plus en mesure d’apporter des solutions, ils ne te trouvent plus si raisonnable. Dans cette configuration, deux réponses émergent : la réponse social-libérale, qu’elle provienne de son aile traditionnelle ou bien de la social-démocratie, qui consiste à dire « il n’y a pas d’alternative au néolibéralisme mais on peut appliquer des rustines » ; ou la réponse réactionnaire, qui consiste à dire « construisons une communauté qui se cimente par l’exclusion du plus faible, de celui qui arrive de l’extérieur sur un bateau de fortune, de celui qui a la peau un peu plus foncée ou un nom à consonance étrangère. »

Nous avons devant nous un travail de taille : convaincre que notre horizon est accessible quand tout le fonctionnement de la société – le loisir, la vie privée, les relations personnelles, l’économie, le travail – indique le contraire. Nous devons être modestes et faire preuve d’esprit stratégique lorsque nous choisissons quelles batailles nous menons, car à vouloir percuter de plein fouet le mur du sens commun néolibéral, on s’ouvre le crâne. Bien souvent, nous ne sommes pas considérés comme des forces capables de garantir la sécurité et l’ordre. Nous devons nous demander quels sont les éléments de nos parcours, de notre biographie, et quels terrains de politiques publiques sont les plus susceptibles de nous rendre crédibles auprès de la population. Car personne ne vote uniquement pour une force de contestation ou de résistance. Ou alors seulement les citoyens dont la plupart des problèmes sont déjà résolus, ou les étudiants, ou les fonctionnaires. Mais les gens qui peinent à boucler les fins de mois, dont les problèmes sont perceptibles au quotidien, ne votent pas pour envoyer la voix de la contestation au Parlement – ou bien seulement au Parlement européen, comme personne ne sait très bien quel est son rôle. Mais il est crucial de démontrer qu’on a la capacité de prendre les rênes du pays, et cette confiance se gagne petit à petit, c’est un processus de longue haleine.

La défaite culturelle que nous a infligée le néolibéralisme ces trente dernières années est à prendre très au sérieux. On ne peut pas s’adresser au peuple comme si Thatcher n’avait pas existé, comme si nous n’étions pas soumis depuis trois décennies à une pensée dominante qui ne se contente pas d’un slogan sur une affiche mais irrigue tous les aspects de la vie. C’est sur ce terrain que nous avons à lutter, même si cela ne nous plaît pas. La première étape pour renverser le néolibéralisme triomphant consiste à admettre sa victoire, pour ensuite exploiter ses failles et ses interstices.

Personne ne peut sérieusement imaginer que l’on va gouverner l’Europe contre l’argent, pas même ceux qui collent les affiches. Même les expériences du socialisme bureaucratique ont été incapables d’éliminer le marché, à quoi bon répéter des mantras dans lesquels on ne croit pas ? Dire l’inverse dans une réunion de gauche est impopulaire, et on s’expose à un procès en réformisme. Mais force est de constater que même les expériences de gouvernement socialistes et démocratiques les plus avancées n’ont pas pu aller au-delà d’un certain seuil, pourquoi alors cherche-t-on à viser si haut dans nos slogans ? Car on ne cherche pas à gouverner, on cherche à être à l’aise dans notre zone de confort. Si l’on veut vraiment gouverner, la question est simple : de quoi ont besoin les gens d’en bas ? Que peut-on obtenir de ceux d’en haut ? Peut-on offrir un projet qui soit compréhensible pour ceux d’en bas et impossible à assumer pour ceux d’en haut ? Ce sont les questions clés pour penser une démarche contre-hégémonique. Faute de se les poser, tout ce que l’on fait, à mon avis, c’est écrire une lettre au Père Noël.

LVSL – Vous avez longtemps argumenté en faveur de l’idée selon laquelle l’axe gauche-droite n’est plus le clivage le plus pertinent à mobiliser pour espérer l’emporter. Mais le 26 mai, lors de votre discours au soir des résultats électoraux dans la Communauté de Madrid, vous avez salué la naissance d’une « nouvelle gauche », en référence à votre parti, Más Madrid. L’étiquette « gauche » a-t-elle repris de la valeur ? Faut-il comprendre par-là que le moment populiste est dorénavant clos ?

I.E. – Ce n’était sans doute pas l’expression la plus judicieuse à employer. J’essaie d’avancer sur deux terrains à la fois, avec un pied sur le terrain de la réflexion intellectuelle et un autre dans le combat politique, en tant que porte-parole de Más Madrid. Lorsqu’on s’investit dans le travail théorique, intellectuel, on s’exprime d’un point de vue plus réflexif, et on s’exprime moins. Un porte-parole doit parler tous les jours. Et je cours le risque de voir chacun de mes propos interprétés dans un sens ou dans un autre. Parfois, c’est sous l’effet de la pression, ou lorsque s’ouvre une conjoncture nouvelle sur laquelle je n’ai pas eu le recul suffisant pour réfléchir. C’est pourquoi je pense qu’il est plus utile de suivre mes propos dans de longs entretiens réflexifs plutôt que dans ce type de déclaration.

« L’axe gauche-droite sert à conserver l’existant. »

Cela dit, il est clair que l’axe gauche-droite est de retour dans la politique espagnole. Pour moi, c’est une mauvaise nouvelle : l’axe gauche-droite est l’axe de l’establishment. Lorsque c’est l’axe gauche-droite qui ordonne le jeu politique, chaque force peut être placée comme un curseur sur une ligne : le PSOE d’un côté, Ciudadanos plus au milieu, ensuite le PP, puis Vox, etc. Dans cette configuration, on finit par se retrouver enfermé dans un petit coin, « à la gauche du PSOE », un petit coin qui ne permet jamais de gagner les élections. L’axe gauche-droite sert à conserver l’existant. Cependant, et c’est peut-être moins le cas en France, je crois que cet axe parle encore aux gens lorsqu’il s’agit de situer les forces politiques. On continue de leur demander de se positionner sur une échelle gauche-droite qui va de 0 à 10. Je pense que nos projets politiques ne doivent pas être déterminés par l’axe gauche-droite, mais il faut avoir en tête qu’il fait encore sens dans notre société. Je dois donc trouver un certain équilibre. D’autant plus que nous n’avons pas trouvé un meilleur mot pour exprimer ce que nous sommes. Nous avons le projet de récupérer et d’approfondir la démocratie en Espagne, de mettre en œuvre des mesures de justice sociale, d’égalité entre les hommes et les femmes, de réaliser la transition écologique, etc. Alors évidemment, c’est très long à dire ! Beaucoup de gens appellent encore tous ces éléments réunis « la gauche ». Ils sont de moins en moins nombreux à s’identifier en ces termes, désormais on voit émerger les termes « progressiste », « libéral », mais aussi « écologiste » et « féministe ». Beaucoup se disent du centre ou apolitiques. Ce sont des étiquettes émergentes, mais une majorité de la population – une majorité décroissante – continue de voir dans la gauche et la droite des références, davantage pour identifier l’autre que pour se qualifier soi-même. Beaucoup de gens parlent de gauche ou de droite pour désigner l’adversaire et s’identifient donc en termes relationnels : « si eux sont de gauche, je suis de droite », et vice-versa.

Je continue de penser que nous sommes avant tout engagés pour les valeurs de l’approfondissement démocratique, de la liberté républicaine, de la justice sociale, de l’égalité et du féminisme, et que l’identité politique qui se construit autour de ces thèmes ne peut être limitée à la gauche. De fait, ce n’est pas seulement la gauche. Par exemple, nous sommes arrivés en tête aux élections municipales dans la ville de Madrid avec Manuela Carmena. Cela signifie-il pour autant qu’il y a une majorité de gauche à Madrid ? Non. Quand la figure de Manuela Carmena est absente, aux élections générales notamment, ce sont les droites qui gagnent à Madrid. Je continue de penser qu’il faut dépasser l’identité politique de la gauche et avancer vers une identité nationale-populaire démocratique plus large.

Néanmoins, l’axe principal de la vie politique espagnole est de nouveau l’axe gauche-droite. Ce phénomène est directement lié au retour de la centralité du PSOE. Le PSOE a repris l’initiative, ce qui nous a ramené à la configuration parlementaire gauche-droite que le mouvement des Indignés avait été capable d’altérer et de dépasser. De mon point de vue, c’est une mauvaise nouvelle, mais je prends acte des conditions discursives dans lesquelles je suis contraint de travailler. Je crois qu’on a toujours besoin de dépasser l’identité de gauche. Toutes les initiatives vraiment intéressantes vont au-delà et désordonnent la frontière gauche-droite. Mais comme une bonne partie de ceux qui m’écoutent donnent encore du sens à la gauche et à la droite, j’y ai toujours recours et je précise que je viens moi-même de la gauche mais qu’il est crucial de s’adresser non pas seulement à la gauche mais aussi et surtout à l’ensemble de la population pour construire un peuple. Quoiqu’il en soit, il est vrai qu’une dichotomie entre bloc progressiste et bloc conservateur s’est imposée.

LVSL – Et ce n’est pas la même chose que gauche et droite ?

I.E. – Cela peut être inclus. Cet axe peut même représenter un retour en arrière dans la mesure où les questions qui divisent le bloc progressiste et le bloc conservateur sont uniquement des questions de droits civils [ndlr, en France, on parlerait de « sociétal »], qui sont par ailleurs tout aussi importantes que les questions de redistribution des richesses et de justice sociale. Mais il est vrai que ces dernières sont occultées par l’axe qui divise le bloc progressiste et le bloc conservateur car celui-ci se crée sur un type de thèmes précis. C’est-à-dire que ce qui divise ces deux blocs n’est pas le fait de mener des politiques énergétiques au service des grandes entreprises d’énergie, de conduire des politiques de flexibilisation du marché du travail ou de favoriser la précarisation et le transfert de richesses des travailleurs vers les dirigeants d’entreprises, car ces politiques sont aussi celles du PSOE. Ce qui différencie le bloc progressiste du bloc conservateur sont la relation et les positions à l’égard des personnes LGBTI, du féminisme et de la mémoire historique. Ces questions sont fondamentales, c’est certain, mais il manque une autre partie du projet qui est la justice sociale, la défense des services publics et la reconquête de la souveraineté populaire pour que l’Espagne mène une politique de réindustrialisation intelligente au sein de l’Union européenne. L’axe progressistes-conservateurs occulte ces questions. Je dirais que c’est un axe qui convient pour les périodes de recul où il faut adopter des positions défensives. Sur le plan historique c’était encore hier, mais il y a quelques années, le débat politique s’organisait à partir du clivage entre les gens d’en bas et le haut de la société, le peuple contre la caste selon la formule consacrée. Aujourd’hui, en partie à cause de la stratégie de Podemos qui s’est réinscrit dans l’espace de la gauche traditionnelle, le débat s’organise à partir de l’opposition entre progressisme et conservatisme. Cette caractéristique de l’agenda politique facilite les choses pour le PSOE qui s’y sent particulièrement à l’aise.

LVSL – C’est ce que nous voulions vous demander. Pendant votre campagne, vous avez particulièrement mis en avant une opposition horizontale entre « ceux qui veulent faire avancer le pays » et « ceux qui veulent le faire retourner dans le passé » de façon assez macronienne. Est-ce que vous avez renoncé à la division entre ceux d’en bas et ceux d’en haut ?

I.E. – Disons que les deux axes existent. Par exemple, pendant un meeting j’ai fait un discours à Leganés [ndlr, une des banlieues populaires de Madrid] qui a eu un certain succès sur les réseaux sociaux. Il a été repris en y ajoutant du rap et d’autres musiques. Il s’agissait clairement d’un discours justicialiste en faveur de la grande majorité de la population par opposition à la petite minorité expropriatrice. J’y opposais de façon vive les intérêts populaires à ceux des privilégiés. Je crois donc qu’il y a ces deux dimensions qui traversent la politique espagnole de façon conflictuelle. Il est évident qu’il y a un axe qui domine l’agenda, qui est pour l’instant celui entre progressistes et conservateurs. Mais moi je n’oublie jamais le second axe, car les libertés conquises ne peuvent pas être durables et soutenables sans institutions et droits sociaux qui te permettent de vivre sans avoir peur du lendemain. Vous ne devez pas oublier que nous avons une droite espagnole, ou plutôt des droites, qui n’ont aucun aspect populaire et social contrairement à une partie de la droite française. Chez nous, elles sont toutes strictement néolibérales sur le plan économique. Elles mènent un projet de néolibéralisme autoritaire qui s’attaque au féminisme et à l’émancipation des femmes, aux droits des LGBTI et aux personnes migrantes. Elles font leur beurre en mettant de l’huile sur le feu sur le conflit territorial lié à la question catalane, ce qui leur permet de construire l’Espagne contre la Catalogne, et non par un accord avec les Catalans. Sur ces questions-là, nous partageons les mêmes vues que le PSOE. Mais sur les enjeux de développement économique souverain intelligent, couplés à une transition écologique et une politique de justice sociale inclusive, nous ne partageons pas la même vision que les socialistes. En conséquence, quand le premier axe domine nous sommes dans le même camp que le PSOE, quand c’est le second, nous lui sommes opposés.

Je vais vous donner un exemple. Le samedi qui vient va avoir lieu une gay pride festive de grande ampleur à Madrid. Cela sera à la fois une mobilisation festive de masse et la première grande manifestation contre la nouvelle municipalité de droite au sein de laquelle Vox [ndlr, l’extrême droite néo-franquiste espagnole] a déclaré vouloir interdire la gaypride à l’intérieur de Madrid pour l’exporter dans un parc de la Casa de campo [ndlr, le principal parc de Madrid]. Ce jour-là, l’axe qui va dominer le débat politique sera le progressisme en termes d’avancée dans la conquête de droits civils contre un conservatisme chaque fois plus réactionnaire que conservateur. Sur cet axe, nous ferons bloc avec le PSOE. Mais quand le débat aura lieu sur la réforme du marché du travail, sur la protection des retraites, sur les conséquences d’une économie fortement oligarchique et dépendante des combustibles fossiles, prédatrice à l’égard du territoire, alors nous irons beaucoup plus loin que le PSOE, et nous suspectons celui-ci de faire des annonces fallacieuses sur ces sujets en clamant ses bonnes intentions mais en ne les mettant jamais en œuvre. C’est un parti qui est réformiste jusqu’à ce qu’il ait à toucher aux intérêts des oligarchies espagnoles, auxquels il ne touche jamais. Il est réformiste en demandant « s’il vous plaît ». Lorsqu’au cours d’un projet de réforme il se retrouve face à l’oligarchie, il s’excuse platement, demande pardon et s’efface. Donc même si on partage des positions avec le PSOE sur un axe, sur l’autre nous cherchons à mettre en œuvre des politiques de changement que celui-ci ne va jamais oser appliquer. Notre défi est de relier les deux axes existants, ce que nous essayons de faire en permanence, de telle sorte qu’aucun des deux ne domine l’autre.

Il y a une partie de la gauche traditionnelle et une partie de la droite communautarienne [ndlr, la droite antilibérale] en Espagne qui essaient d’opposer ces deux axes en disant que si on ne parle pas d’un axe c’est parce qu’on parle de l’autre. C’est une erreur, l’enjeu est d’articuler ces deux dimensions. Il n’y a pas de demandes sociales qui soient erronées et d’autres qui soient vraies. En Espagne, les demandes de liberté et d’égalité qui proviennent du mouvement féministe et du mouvement LGBTI sont extrêmement fortes. Elles sont donc réelles. Il ne s’agit pas de demandes « culturelles » opposées à des demandes « matérielles ». Il n’y a rien de plus matériel que le fait d’avoir le droit de décider de ce qu’on fait de son propre corps ! De la même façon, légiférer pour lutter contre les agressions physiques subies par les couples homosexuels lorsqu’ils se baladent dans la rue de telle sorte qu’ils vivent dans la peur ne peut pas être réduit à du « culturel ». N’est-ce pas dingue que le droit à ne pas se faire frapper soit considéré comme culturel ? Y-a-t-il quelque chose de plus matériel qu’un coup de poing ? Il faut lutter contre cette tentative économiciste d’opposer les luttes culturelles et économiques qui plaît à une partie de la gauche et à une partie de la droite. Doit-on considérer que le droit d’une femme battue à s’en aller de la maison de son agresseur et à avoir un hébergement alternatif soit une lutte culturelle ? Avoir un toit où personne ne nous frappe est quelque chose de purement matériel ! Notre devoir est de rompre cette logique afin de permettre une alliance entre les demandes d’extension des droits civils et de la liberté, et la lutte pour la redistribution des richesses et la justice sociale. Il faut les lier et les entremêler. C’est ce que nous essayons de faire à travers notre projet de patriotisme vert, de patriotisme qui prend soin de la terre comme de la vie. Nous devons prendre soin de notre communauté nationale et de l’environnement dans lequel nous vivons. Mais il est encore tôt pour savoir si ce projet peut marcher. Nous sommes encore à l’étape du work in progress.

LVSL – L’an dernier, dans Le Figaro, vous déclariez que « la plus grande réforme, c’est l’ordre », et vous revendiquiez le fait de répondre à une certaine nécessité conservatrice. En parallèle, vous qualifiez votre populisme de « progressiste ». En France, ce terme a été hégémonisé par Macron et renvoie à l’ouverture à la mondialisation, au processus d’atomisation et à la destruction de tous les liens de solidarité. Ne pensez-vous pas qu’il y a une contradiction profonde entre ce progressisme et le conservatisme que vous revendiquez ?

I.E. – Oui, vous avez parfaitement raison. Mais la contradiction est très simple, c’est la même que lorsque je prends un avion pour atterrir à Madrid. Je crois qu’on va faire de cet entretien un entretien de confession : je me sens parfois plus à l’aise avec les termes à partir desquels le débat politique se construit en France. Mais ensuite je dois rentrer en Espagne… Dans un journal conservateur comme Le Figaro, on comprend mieux ce que je veux dire lorsque je parle d’une certaine forme de conservatisme ; alors qu’en Espagne ou bien cela provoque des polémiques, ou bien le journaliste ne prend pas de notes car cela ne lui semble pas pertinent, même s’il travaille pour un média de droite. Curieusement, je me sens plus à l’aise lorsqu’il s’agit de discuter dans les termes dans lesquels le débat politique est installé dans le champ sémantique français. Mais je ne dédie pas ma vie au travail intellectuel, même si celui-ci me passionne et que j’y consacre mon temps libre. Je suis un porte-parole politique, je m’exprime à la télévision presque tous les jours en Espagne, je dois donc m’exprimer dans des termes qui seront compris dans le débat politique espagnol. Il est en tout cas surprenant de voir comment les débats politiques français et espagnol se sont mis à diverger.

J’utilise à dessein le terme progressiste dans le contexte espagnol et parce que ma formation intellectuelle et politique est très liée aux processus nationaux-populaires en Amérique latine, et en particulier à l’expérience et au travail théorique réalisés autour du kirchnérisme et du péronisme progressiste en Argentine. De fait, je suis actuellement en train de lire la biographie de Cristina [Fernández de Kirchner, ex-présidente d’Argentine]. Ils ont toujours utilisé le terme « progressisme » par opposition aux intérêts de la petite minorité oligarchique et à la préservation de ses intérêts. Je m’inscris dans la filiation de ce travail intellectuel. C’est pourquoi je m’inquiète que dans le débat public français Macron ait hégémonisé le terme progressisme et l’ait associé à une politique de reconnaissance des droits civils, mais de destruction des droits sociaux et d’application d’un paquet néolibéral agressif qui détruit les conditions minimales pour que les gens vivent librement. C’est un problème qu’il vous appartient de régler. Est-ce qu’en France il est plus important d’abandonner le terme « progressisme », car il serait définitivement hégémonisé par le néolibéralisme et par les forces qui gouvernent en faveur des plus riches, et de revendiquer d’autres termes ? Ou faut-il disputer un terme qui a été hégémonisé par un président qui s’apparente à un caudillo néolibéral, mais qui veut dire des choses très différentes dans d’autres parties du monde ? C’est-à-dire l’avancée des droits de ceux qui en ont le moins, des plus faibles ; des plus faibles parce qu’ils ont une identité sexuelle différente, parce qu’ils sont soumis à la possibilité de la violence, parce qu’ils ont été exclus du contrat social ou d’un État social chaque fois plus étroit. Je ne le sais pas. Tout ce que je peux dire c’est que nous élaborons notre pensée stratégique dans des contextes différents. Je viens d’un pays où le progressisme signifie la reconnaissance de droits, pas nécessairement par la confrontation avec les politiques néolibérales certes. Par ailleurs je le fais en sympathie avec une tradition politique, en l’occurrence le kirchnérisme, pour laquelle ce terme est associé à des politiques d’extension des droits pour les gens ordinaires, y compris lorsqu’il faut aller à la confrontation avec les oligarchies nationales.

Cela démontre la crise profonde que révèle une situation fluide et contradictoire dans laquelle des mots aussi simples signifient des choses aussi différentes lorsqu’on prend l’avion deux heures. Pas seulement crise des gauches, mais crise de la possibilité d’ancrer des signifiés solides et partagés par l’ensemble de la population. Cela a pour conséquence que tout le monde est à la recherche de signifiants qui puissent stabiliser les choses, car la situation se modifie rapidement et reste particulièrement fluide. D’une certaine façon, Ciudadanos en Espagne essaie de conférer au terme progressisme le même sens que celui qui lui est donné par Macron. Le seul problème de ce parti est qu’il s’allie partout avec Vox, l’extrême droite néo-franquiste, donc personne ne le prend au sérieux. C’est la raison pour laquelle nous avons tendu la main à Ciudadanos afin de mettre sur pied un gouvernement de régénération minimale dans la communauté de Madrid, ce qui aurait permis de rompre avec 25 années pendant lesquelles le Parti Populaire s’est accaparé les institutions madrilènes. Même si cette tentative n’a pas abouti, le fait de leur avoir tendu la main a élargi les clivages internes au sein d’un parti qui prétend avoir une âme libérale-progressiste à la Macron, mais qui a l’air incohérent puisqu’il s’allie à Vox, de telle sorte que Macron lui-même leur dit « l’alliance avec l’extrême droite ne me plaît pas ». Cela génère d’énormes tensions au sein de Ciudadanos. Face à cela il y a deux positions. D’une part, celle de la gauche traditionnelle, c’est-à-dire Podemos et Izquierda Unida, qui considèrent qu’il faut simplement dénoncer Ciudadanos comme étant un parti de droite. Et nous qui disons : « il ne s’agit pas de le décréter, mais de le prouver aux citoyens, et cela se fait en appuyant à l’extrême sur ses contradictions internes en leur offrant une voie alternative. »

LVSL – Il semblerait que même si nous mobilisons les mêmes outils théoriques, hérités des travaux d’Ernesto Laclau, nous sommes confrontés à des moments politiques fondamentalement différents. Alors qu’une unité de conjoncture semblait se dégager après la crise de 2008, les situations politiques des pays européens divergent. Alors qu’en Espagne, le moment populiste semble s’être refermé, la France a pris la trajectoire d’une polarisation politique et sociale accrue, comme le montre le mouvement des gilets jaunes. Partagez-vous cette analyse ?

I.E. – Nos rencontres successives et nos échanges contribuent à façonner une internationale des forces nationales-populaires et démocratiques, certes encore émergente, avec des fragilités et des difficultés. Quelle est la différence entre notre internationale et les internationales communistes traditionnelles ? Comme nous sommes des forces national-populaires, nous accordons une attention particulière au sens commun de nos sociétés respectives et à la culture nationale dans laquelle nous sommes immergés. Nous n’avons pas de recette qui s’appliquerait partout et de façon uniforme. Précisément parce que nous sommes des forces national-populaires, le national prime, mais pas dans le sens de l’absence de solidarité avec autrui, car nous sommes des peuples frères et nous sommes internationalistes.

Cependant, pour nous l’internationalisme est avant tout un désir profond de comprendre autrui, de tisser des liens, et d’imbriquer nos cultures nationales et notre histoire tout en respectant nos différences. C’est la raison pour laquelle nous sommes face à la difficulté de discuter dans des termes communs, comme l’illustre le cas du terme « progressiste ». J’imagine très bien les doutes que peut avoir un ami du Vent Se Lève lorsqu’il entend Más Madrid mobiliser ce signifiant de façon répétée alors que Macron s’est emparé de cet étendard en France.

Pour les partis post-communistes, les choses sont plus simples, car ils répètent tous les mêmes mantras issus des mêmes manuels. De notre côté, comme nous concevons le langage comme un terrain de lutte, comme nous savons que la politique ne se résume pas au simple dévoilement des rapports économiques, mais qu’elle participe à les construire et qu’il s’agit d’une activité culturelle, nous faisons très attention aux termes.

Nous avons les mêmes convictions. Nous voulons reconstruire nos pays et imposer une conception plébéienne de la nation qui intègre dans son identité la transition écologique, la transformation féministe, la justice sociale et la répartition des richesses. Nous voulons la même chose, réunir le peuple et la nation de façon démocratique et ouverte. Cette nation n’existe pas en vertu du passé et des noms de famille hérités, mais par la volonté de se projeter dans le futur ensemble de manière radicalement démocratique et solidaire. Mais même si nous avons les valeurs et les objectifs en commun, il n’y a pas pour autant un schéma unique issu de cette internationale qu’il faudrait appliquer partout. D’une certaine façon, je dirais que nous fredonnons la même mélodie, mais que nous l’adaptons aux styles musicaux locaux. En particulier avec les styles les plus populaires, les plus aptes à être compris dans chaque contexte.

Il est inconcevable que le discours politique mobilisé soit le même dans un pays, la France, qui vient de connaître le très puissant mouvement des gilets jaunes et dans un pays comme l’Espagne où le parti socialiste a repris la main sur l’agenda politique en polarisant à partir de la peur du retour de la droite. Nos scènes politiques respectives sont très différentes. Qu’est-ce qui les différencie ? Ici, j’aimerais introduire deux précisions. Premièrement, il nous faut particulièrement revendiquer notre identité de forces nationales-populaires car beaucoup de gens ont mal compris le populisme en l’associant uniquement à l’antagonisme et à la phase destituante, comme si une force populiste devait sans cesse clamer « qu’ils s’en aillent tous ! » et demeurer une force anti-institutionnelle. Est-ce que les gouvernements nationaux-populaires d’Amérique latine ont été des forces anti-institutionnelles ? Dans certains cas oui, et dans les cas où ils s’en sont contentés, cela s’est mal terminé. Là où ils s’en sont le mieux sorti, c’est lorsque ces forces ont été capables de sédimenter de nouveaux droits et de solidifier un nouveau modèle de société à travers des institutions robustes, qui perdurent, qui sont faites de règles et de normes. Si nous considérons que le populisme, l’institutionnalisme et les valeurs républicaines sont des éléments antagoniques alors nous faisons un beau cadeau aux forces néolibérales. Nous n’avons pas vocation à semer le désordre, mais à construire un peuple et à consolider les liens de solidarité. Ce peuple ne va pas toujours démontrer son existence dans des manifestations de rue massives, car celles-ci ne durent qu’un temps et finissent toujours par s’achever. Nous ne sommes pas ceux qui appellent à la mobilisation populaire et au tumulte, même si c’est parfois nécessaire quand les situations sont injustes. Mais ce sentiment d’injustice doit s’exprimer de façon à se traduire in fine par des institutions nouvelles et par un nouveau modèle de vie quotidienne. Jouer la carte du tumulte et de la contestation est une erreur. Une partie de la gauche, lorsque s’est installée la mode du populisme, s’est contentée de plaquer ses propres schémas traditionnels sur la mode du moment, en parlant de peuple là où elle parlait de classe ouvrière, sans pour autant changer son mode de pensée et le cœur de son discours. Ces secteurs issus de la gauche sont en réalité des forces contestataires et résistancialistes, qui croient que les gens peuvent passer leur temps à manifester et qu’ils ont pour objectif existentiel de devenir un sujet historique. Mais ce n’est pas l’aspiration des gens, qui se résolvent à se constituer en sujet historique lorsqu’ils n’ont pas d’autre voie, et lorsque les coûts ne sont pas trop élevés.

« Nous devons lutter contre l’idée que les forces populistes ne peuvent exister que dans les moments destituants. »

Nous n’avons pas vocation à incarner en permanence le moment destituant. L’objectif est de désarticuler le rapport de forces actuel pour le remplacer par un nouveau rapport de force institutionnalisé. De ce point de vue, je crois qu’il faut revendiquer haut et fort notre conviction institutionnaliste. Il faut certes construire un nouveau peuple, mais ce peuple devra se doter de normes et d’institutions qui sont précieuses, car il n’y a qu’un gauchiste pour croire que les peuples veulent passer leur temps à faire des révolutions. Ce n’est pas comme ça que ça se passe. Les gens font ce qu’ils peuvent pour concrétiser leurs aspirations dans des institutions qui doivent fonctionner de façon quotidienne. Historiquement, les principales mobilisations populaires ne se sont pas produites pour imaginer un nouveau monde, mais pour défendre des acquis préexistants. Par exemple, en Espagne, la santé publique, la sécurité sociale et le système de retraites sont des fragments de socialisme à l’intérieur d’un État capitaliste. Ce sont des morceaux de socialisme car ce sont des lieux de coopération dont les principes sont « à chacun selon ses besoins » et non « à chacun en fonction de ce qu’il possède ». Ces institutions fonctionnent, malgré les tentatives répétées de la droite pour les démolir. L’oligarchie n’entend pas les détruire uniquement pour faire du profit, ils souhaitent rayer de la carte mentale des gens l’idée qu’il puisse exister des biens collectifs. Dans le système de santé publique, personne ne vous demande combien vous gagnez. Vous êtes malades, on s’occupe de vous dès que possible. Ces parcelles de socialisme démontrent qu’il est possible d’avoir des espaces de planification et de coopération. Voilà ce qu’est une institution que nous devons défendre, protéger et améliorer. Nous devons lutter contre l’idée que les forces populistes ne peuvent exister que dans les moments destituants. Ces derniers nous permettent de nous mouvoir de façon plus simple, mais il faut être capables de s’adapter aux moments plus consensualistes, où le poids des institutions est supérieur. Il faut dire les choses clairement : nous ne sommes pas venus abolir un ordre ou le défier, nous sommes venus remplacer le désordre néolibéral par un ordre différent, plus solidaire, écologiquement soutenable, égalitaire entre les genres.

Nous portons aussi une idée d’ordre, et il faut le répéter, sous peine d’être condamnés à être utiles uniquement dans les phases destituantes. Mais paradoxalement, c’est dans ces phases que nous sommes les moins utiles, car les gens n’ont pas besoin de nous pour porter un gilet jaune et se mobiliser. Dans ces situations notre rôle est de faire des propositions, d’ouvrir de nouveaux horizons et de dynamiser la situation. Mais nous sommes encore plus nécessaires lorsque le magma social n’est pas effervescent, lorsque la colère est dispersée, fragmentée, et qu’elle ne s’exprime que dans l’intimité. C’est dans ces moments-là que nous devons faire la démonstration que nous avons un ordre alternatif à proposer.

LVSL – Au cours de votre campagne, la question écologique a pris une place centrale et s’est faite l’écho de la puissance du mouvement climat, de telle sorte qu’on vous a comparé aux Grünen en Allemagne. Cependant, les partis verts du Nord ont en général une sociologie électorale centriste, urbaine et privilégiée. Est-il possible de construire une écologie politique dotée d’un sens anti-oligarchique et qui touche les classes populaires qui se sentent moins concernées par cet enjeu pour le moment ? Comment articuler la transition écologique, le green new deal, avec la volonté de reconstruire une communauté qui protège, ce qui était l’axe central de la campagne de Más Madrid ?

I.E. – Juste avant la campagne électorale, nous avons entrepris un travail théorique qui a été très important pour moi, et qui a été décisif sur la façon dont nous avons mené notre campagne par la suite. En ce qui me concerne, j’ai commencé à militer très jeune parmi les anarchistes, les autonomes et le mouvement libertaire. Cette phase a duré de mes 14 à mes 19 ans, j’ai donc eu le temps de me faire de nombreux amis dans ce milieu. La plupart de ces amis ne m’ont pas suivi dans ma bifurcation nationale-populaire. Ils ont continué leur chemin libertaire et autonome, et beaucoup d’entre eux ont fini par s’acheminer vers l’écologie politique. De mon côté, j’ai eu une évolution idéologique et politique très différente. Parfois, nous nous réunissons à nouveau, nous nous retrouvons comme de vieux compagnons qui ne se sont pas vus depuis 15 ans, en partant du principe qu’on ne va pas forcément débattre puisque nous avons désormais des parcours divergents. Certains font encore campagne en faveur de l’abstention et incitent les gens à ne pas voter, alors que moi je suis député. Mais à partir de ces retrouvailles ordinaires et amicales s’est aussi créé un espace de débats au sein duquel nous avons commencé à échanger des idées et des regards sur le monde.

Paradoxalement, alors que nous avions pris des chemins théoriques différents, nous sommes arrivés à des conclusions similaires. Il y a en particulier deux amis, Héctor Tejero et Emilio Santiago, qui travaillaient depuis longtemps sur les questions d’écologie politique. Ils cherchaient à traduire en Espagne l’idée de green new deal avec l’objectif de fonder une écologie radicale. Cela faisait un moment que j’échangeais avec eux et ils m’ont demandé si j’étais d’accord pour écrire la préface de leur livre. J’ai accepté et intitulé cette préface Ocasio-Cortez feat. Gramsci. J’ai écrit le texte juste avant d’entrer en campagne, au mois d’avril. J’ai dû réaliser un effort politico-intellectuel important, qui nous a marqué par la suite jusque dans notre identité politique, notre discours et nos propositions. J’en ai tiré quatre certitudes. Premièrement, la crise écologique et climatique est désormais centrale dans l’agenda politique et elle le sera chaque jour un peu plus, il n’y a qu’à voir la chaleur horrible qu’il fait ici [ndlr, l’entretien a eu lieu pendant la canicule de la fin du mois de juin en France]. Deuxièmement, un programme de transition écologique ne peut pas être réalisé s’il n’est pas aussi anti-oligarchique, car il exige une déconcentration du pouvoir politique et économique, en particulier économique, qui n’est pas compatible avec le néolibéralisme.

Cela ne veut pas dire que sur un plan purement rhétorique, Macron ne puisse pas parler de crise climatique tout en continuant sa politique néolibérale. Cela signifie cependant que lorsqu’on en arrive aux mesures sérieuses, il faut affronter les lobbies des énergies carbonées et les grandes entreprises de l’énergie. Pensons seulement à une transformation minime : la possibilité que chacun ait accès à des générateurs d’énergie solaire chez lui tout en pouvant revendre ses surplus énergétiques. Cela aurait des conséquences clairement antioligopolistiques et le pouvoir des grandes entreprises de l’énergie diminuerait fortement. Pendant la campagne, j’ai fait une proposition qui me tient beaucoup à cœur et en laquelle je crois fortement. J’ai proposé que la Communauté de Madrid réoriente les critères des achats alimentaires de toutes les institutions publiques (écoles publiques, maisons de retraite, centres de travail publics, hôpitaux, etc.) de telle sorte que l’on privilégie les produits locaux et le 0 km [ndlr, entre le lieu de production et celui de consommation]. L’idée était d’avantager les producteurs locaux afin que les produits consommés ne voyagent pas 3000 kilomètres mais 30. Quelles seraient les conséquences de ce type de mesure ? Cela remettrait en cause le rôle du lobby des grandes entreprises agroalimentaires qui représente un énorme oligopole qui a le pouvoir de décider comment on organise le territoire et de soumettre les pouvoirs publics.

Le troisième élément, qui croise les deux premiers, est que l’écologie me semble entrer particulièrement en résonance avec les aspirations, les peurs et les préférences esthétiques de nos sociétés. C’est-à-dire qu’il conjugue l’exigence anti-oligarchique et le besoin d’être à la mode. Lorsqu’au cours de la conférence que je vous ai donnée j’ai évoqué les hipsters ce n’était pas une blague. Le hipster est l’expression néolibérale d’une pulsion qui existe dans la société, mais qui n’est réalisée que par ceux qui ont les moyens de payer du lait d’avoine ou des muffins hors de prix. Cependant, ce phénomène traduit un sentiment généralisé de défiance croissante à l’égard de ce que l’on mange et d’angoisse à l’égard de la tournure que prennent nos vies. Nous avons le sentiment d’avoir des relations sociales et une vie toujours moins originales. Nous nous consommons les uns les autres comme si nous étions des applications pour smartphone. Nous sommes toujours plus pressés et nous profitons de moins en moins des plaisirs lents de la vie. Le néolibéralisme a l’habileté de capter cette angoisse et cette pulsion. Seulement, il la satisfait de façon perverse, il nous dit : « Pas d’inquiétude, il y a ici une application pour faire du yoga si vous êtes stressé et que vous êtes riche ; si vous êtes fortuné, vous aurez accès à une agriculture bio et à du café issu du commerce équitable. »

L’art du néolibéralisme est de donner des traductions marchandes, impitoyablement réservées à une petite minorité, à des sentiments et des pulsions qui sont réelles. L’enjeu pour les forces nationales-populaires est d’entrer en résonance avec ces désirs et ces aspirations, pour leur donner une traduction différente. Nous ne pouvons pas être des forces politiques qui réprimandent leur peuple, qui se contentent de marteler que les choses devraient être différentes et le monde plus juste. Il faut au contraire se connecter aux désirs et aux affects existants. Personnellement, je crois que le désir d’une vie plus naturelle, locale, modeste, lente et communautaire est un désir qui existe, et qu’il faut que nous représentions une option sexy quand il s’agit de lui donner forme. C’est pourquoi il est fondamental de coller au sens commun de notre époque et non à un sens commun imaginaire. C’est à l’intersection des exigences précédentes que je crois que nous pouvons formuler une option culturellement attrayante et en même temps antioligarchique. L’écologie est une des rares thématiques où l’on peut ne pas passer pour des ringards qui faisons la leçon à tout le monde. Elle offre la possibilité de formuler des propositions adaptées aux codes esthétiques de notre monde tout en chargeant un contenu antioligarchique.

Le quatrième élément, c’est que l’écologie permet de repenser tous les liens communautaires et patriotiques. Car une communauté n’existe pas seulement à travers les chants collectifs dans les manifestations, elle doit aussi trouver une traduction dans la vie quotidienne. Précisément, dans la vie quotidienne, cela s’exprime dans le temps que l’on dédie à ses amis, pas seulement pour boire des verres, mais aussi pour des activités plus lentes, comme le fait de cuisiner ensemble par exemple. Cela passe par le fait de privilégier les voyages à courte distance plutôt qu’à l’autre bout du monde. C’est par ces gestes simples que l’on prend conscience que nos loisirs ont été conditionnés par le logiciel néolibéral, qu’ils sont tristement répétitifs et sans saveur.

Notre proposition de transition écologique doit donc instituer des nouvelles formes de désir et de vie communautaire. Elle doit même aller plus loin et permettre l’émergence d’un nouveau bloc historique. Pourquoi un nouveau bloc historique ? Car nous assistons à une lutte interne au capitalisme entre le vieux capitalisme carboné et le nouveau capitalisme vert. Par exemple, une partie des grandes entreprises de l’énergie qui veulent développer le renouvelable sont des alliés objectifs du processus historique que nous voulons mettre en œuvre ; ou une partie des entreprises qui fabriquent des voitures électriques peuvent être des alliés temporaires de ce projet, etc. Pour les gauchistes, suggérer cette alliance revient à être des capitalistes, des capitalistes verts.

« Être une communauté, c’est prendre soin des autres. Cet élan, il faut l’étendre à l’environnement, car c’est un pilier de notre vie collective. »

En réalité, démanteler un bloc historique comme le bloc historique néolibéral, ce n’est pas le contester, c’est activer les forces centrifuges en son sein afin de l’écarteler. On peut pour cela s’adresser à une partie des petits commerçants, des petits producteurs, qui ont certes une mentalité conservatrice en matière d’impôts, mais qui sont prêts à se mettre de notre côté lorsqu’il s’agit d’affronter Nestlé. Si on leur laisse le choix entre le fait d’avoir du lait français dans les collèges français, plutôt que du lait produit ou acheté par Nestlé à des milliers de kilomètres dans des conditions infâmes, j’ai peu de doutes sur leur réponse. Sur ce terrain, nous avons la possibilité de séparer des éléments alliés à l’establishment et de les arrimer à un bloc différent.

Il est certain que ce bloc sera interclassiste, car les blocs historiques sont toujours interclassistes, comme tous les processus nationaux-populaires. À ce sujet, qu’ont fait les gouvernements nationaux-populaires en Amérique latine ? Ils ont convaincu une partie de l’entreprenariat national qui a davantage intérêt à l’industrialisation du pays qu’à l’ouverture des frontières au libre-échange qui détruit la production nationale. D’un côté, ces gouvernements sont entrés en confrontation avec les pouvoirs financiers et les entreprises agro-exportatrices, mais de l’autre, ils ont fait un pacte avec la bourgeoisie industrielle, un pacte national-populaire, qui intégrait les travailleurs urbains, les ruraux, les exclus, qui avaient tous intérêt au développement national. Je crois que le green new deal peut être une opportunité de réaliser une opération de triangulation qui permette de détacher une partie des secteurs capitalistes qui ont intérêt à la transition écologique pour former une alliance avec les classes populaires et l’État, dont l’impulsion budgétaire est fondamentale pour mener une industrialisation verte. Ces secteurs du capitalisme vert n’ont évidemment pas la main sur le cœur, et cherchent avant tout à faire du profit, mais c’est toujours comme ça avec les capitalistes. Il n’est pas possible de les affronter tous à la fois. Il faut donc s’allier à une partie d’entre eux pour former un nouveau bloc historique, ce qui permet d’affronter de l’autre côté le lobby du carbone. Bien évidemment, il y aura des tensions au sein de ce nouveau bloc historique pour en assurer la direction. Personnellement, j’aspire à ce qu’on en prenne la tête en gouvernant des États plus solides qui retrouvent leur capacité à planifier.

Toutes ces réflexions m’ont bousculé, dans le bon sens, car j’entrevoyais la possibilité de formuler un projet qui soit victorieux sur le plan culturel, qui se traduise concrètement dans des politiques publiques au potentiel antioligarchique, qui nous permette de construire un nouveau bloc historique et qui s’inscrive en plus dans l’agenda politique du quotidien. C’est pourquoi nous avons commencé à travailler sur cette idée, que nous avons reliée pendant toute la campagne à la reconstruction d’un lien communautaire. Qu’est-ce qu’être une communauté ? Ce n’est pas une addition d’individus et de clients, mais une société qui prend soin d’elle. Être une communauté, c’est prendre soin des autres. Cet élan, il faut l’étendre à l’environnement, car c’est un pilier de notre vie collective.

LVSL – Il n’est pas évident de voir le « potentiel anti-oligarchique » dans votre discours écologiste, ni de voir une réelle confrontation antagoniste entre « ceux du bas » contre « ceux du haut ».

I.E. – C’est vrai, mais nous avons particulièrement insisté sur le fait de rendre compatible l’équilibre social et l’équilibre environnemental. Ceux qui ont le plus besoin d’une relation harmonieuse avec l’environnement sont les moins privilégiés. Nous n’avons pas le même schéma de vote que les verts en Allemagne. En prenant la carte de Madrid, de la communauté comme de la ville, on observe qu’on obtient d’autant plus de voix que les revenus sont faibles et vice-versa. Izquierda Unida et Podemos ont appelé à voter pour la petite liste Madrid en Pie qui se situait à la gauche de Manuela Carmena et rassemblait les trotskystes et les communistes. Ils ont justifié ce soutien en expliquant que les classes populaires ne voteraient pas pour une candidature comme la nôtre qui se préoccupait seulement des vélos, de l’environnement et de la régénération démocratique. Madrid en Pie n’a cependant pas réussi à obtenir de représentation au niveau de la Communauté, et n’a pas réussi à toucher les quartiers populaires. Au contraire, Manuela Carmena l’emporte avec des scores de plus de 40% dans de nombreux cas et dans les quartiers les plus favorisés elle perd ou gagne d’une courte tête. À Madrid, notre vote est fondamentalement populaire. Nous gagnons dans les quartiers qui ont le plus été touchés par la crise car nous avons toujours insisté sur le fait que le Green New Deal était une manière de créer de l’emploi et de redistribuer la richesse.

Cependant, il est vrai que nous explicitons moins l’antagonisme. Même s’il y avait un équilibre entre les deux, nous explicitions plus ce que le Green New Deal représentait de bon pour ceux d’en bas plutôt que la manière dont il entrait en confrontation avec les intérêts de ceux d’en haut. Nous l’avons tout de même souligné, par exemple avec certaines de nos propositions, comme l’achat public alimentaire ou notre proposition énergétique, que nous avons présentées en expliquant clairement que cela bénéficierait à certaines catégories de la population et pas à d’autres.

Mais il est vrai que, de façon imprévue, nous avons hybridé notre culture politique avec celle de Manuela Carmena alors que nous venions de traditions différentes. D’une certaine manière, notre discours s’est mélangé avec celui de Manuela qui a une trajectoire différente, une autre façon de communiquer et une autre manière de comprendre la politique. Elle met beaucoup moins l’accent sur l’antagonisme que nous, et cela s’est certainement ressenti pendant la campagne. Il reste la question contrefactuelle qui porte sur le fait de savoir si en adoptant un discours plus antagonique nous aurions obtenu de meilleurs ou de moins bons résultats. Je ne sais pas. Nous avons fait face à une force politique – Podemos et Izquierda Unida – qui a clairement essayé de s’auto-positionner à notre gauche, au niveau municipal comme au niveau de la communauté autonome. Au niveau municipal, ils n’ont pas réussi à avoir des élus, alors qu’au niveau de la Communauté nous avons obtenu trois fois plus de voix qu’eux. Je pense que nous vivons un moment dans lequel l’antagonisme a moins de poids en Espagne.

LVSL – Votre ancrage électoral populaire est étonnant. Votre discours semblait avant tout dirigé vers les jeunes bobos de Chueca, Malasaña, etc. Votre soirée électorale LGBT a été organisée dans l’une des discothèques les plus bourgeoises de Madrid. La campagne semblait moins populaire que les précédentes, de telle sorte que la question se posait de savoir si on pouvait la qualifier de populiste…

I.E. – À Madrid, les résultats sont clairs : dans les zones populaires nous gagnons, alors que dans les zones plus aisées ce n’est pas le cas. En réalité, nous avons créé une alliance. Les secteurs de la classe moyenne aisée progressiste du centre de la ville – ceux qui auraient pu voter pour une formation écologiste européenne – ont également voté pour nous. Je crois qu’à Malasaña, Manuela a obtenu 52% des voix, dans un quartier où les prix des loyers sont extrêmement élevés. C’est un quartier moderne et chic… 52%, c’est une absurdité dont je me réjouis. Cependant, l’un de nos principaux axes de campagne concernait le sud de Madrid, qui concentre les zones les plus touchées par la crise. Ces zones étaient autrefois maillées par des entreprises automobiles et des entreprises d’appareils électroménagers. Notre grand pari a été celui d’une réindustrialisation verte : convertir la « ceinture sud » – ce que l’on appelait la « ceinture industrielle » de Madrid, aujourd’hui démantelée – en une « ceinture industrielle verte ». Il s’agit de notre principale proposition économique et politique. Il faut faire en sorte que les personnes de Getafe ou de Móstoles n’aient pas à aller tous les jours travailler à Madrid.

« Il est possible que nous vivions un moment politique plus consensuel et moins conflictuel. »

Nous avons lancé la liste Más Madrid lors d’un meeting à Villaverde, une zone très populaire, dans une ancienne usine automobile que la mairie a récupérée pour en faire une sorte de centre d’expertise de startups pour jeunes dans un quartier populaire. Lors de ce lancement, Manuela a expliqué que la mairie avait lancé un programme pour que les enfants puissent étudier l’anglais, qu’ils soient de Chamberí ou de Vallecas. Vallecas est un quartier très populaire et Chamberí très aisé, tous les Madrilènes le savent. Quand Manuela a dit « je veux que les enfants de Vallecas aient les mêmes opportunités et qu’ils puissent parler anglais pour demain trouver du travail », en réalité, et sans utiliser de rhétorique de classe, elle parle clairement de la justice sociale et de la lutte pour la répartition des richesses et des opportunités dans la vie. Cependant, Manuela ne le dirait jamais en termes de confrontation contre un « eux ». Elle met l’accent sur l’amélioration de la vie des gens qui en ont le plus besoin. Le leadership de Manuela a été – et continue d’être – un leadership très maternel, qui n’agresse pas mais qui prend soin d’autrui et protège. Il faut à ce titre souligner que personne n’a réalisé de scores aussi élevés, ni eu un tel impact électoral et médiatique. De mon point de vue, cela s’explique aussi par le fait que dans un moment où l’antagonisme a moins de poids, elle représente un leadership politique capable de rassembler. Cela m’a beaucoup fait réfléchir car je sais pertinemment que pour mettre en œuvre de grandes transformations qui rétablissent une certaine justice, il faut se battre et entrer parfois en collision avec les intérêts oligarchiques. Mais nous savons également que pour que cela soit possible il faut avoir la capacité de rassembler les catégories les plus touchées par la crise au-delà des identifications traditionnelles. Manuela ne parle pas de peuple, ni de « construire un peuple », mais elle est tout de même capable de rassembler les premières victimes de la crise. Elle le fait bien mieux que moi. Dans les quartiers populaires où Manuela a gagné les élections, je n’ai pas gagné. J’ai obtenu des bons résultats, mais je n’ai pas gagné. Il y a des quartiers où Manuela a obtenu 34% des voix et moi 18%. Cela m’a fait réfléchir, il faut être humble. La trajectoire politique de Manuela est beaucoup plus longue que la mienne. C’est une figure qui réussit à rassembler beaucoup plus que je ne le fais, y compris en termes de catégories de genre et d’âge.

C’est moins le cas que lorsque nous étions à Podemos mais notre électorat reste plus masculin que féminin et plus jeune qu’âgé. Manuela permet de rompre ce schéma. Elle rassemble plus de votes féminins, car ce n’est pas une figure autoritaire qui provoque de la défiance, mais une figure qui accueille et qui intègre. Elle obtient plus de votes de personnes âgées, et plus de votes de femmes, ce qui était l’un de nos grands points faibles, et un vrai problème lorsque l’on parle aux personnes touchées par la crise car celles qui en ont souffert le plus sont d’abord les femmes et les personnes âgées. En Espagne, l’exemple typique d’une personne victime de la crise, c’est une femme célibataire ou une femme seule avec une retraite qui ne lui permet pas de vivre dignement. Ce sont les catégories les plus précarisées, et ce sont les catégories que nous avons traditionnellement du mal à toucher. Même si nous sommes encore en phase de réflexion, l’une des choses qui m’a le plus marqué, c’est qu’en réalité, sans adopter une rhétorique très populiste, ou même populiste tout court, Manuela a eu beaucoup plus de capacité à rassembler les plus précaires et les plus modestes.

LVSL – La période a donc changé…

I.E. – Exact. Il est possible que nous vivions un moment politique plus consensuel et moins conflictuel.

LVSL – Depuis le 26 mai dernier, votre divorce avec Podemos est acté. La formation morada (violette) a présenté une liste menée par Isabel Serra contre la vôtre aux élections de l’Assemblée de Madrid. Les principaux leaders du parti vous ont souhaité « bonne continuation » avec « votre nouveau parti », alors que dans le même temps, on peut lire dans la presse qu’un congrès devrait être organisé à l’automne prochain afin de transformer la plateforme électorale Mas Madrid en parti politique. Vous avez justifié cet éloignement avec Podemos car le parti « n’aurait jamais dû abandonner la transversalité » mais vous affirmiez en janvier dernier ne pas pouvoir réellement abandonner Podemos car, en tant que fondateur du parti, vous l’auriez toujours « tatoué dans la peau ». Dès lors, comment imaginez-vous être capable de représenter le visage d’un mouvement politique transversal censé incarner le renouveau ? Êtes-vous en train de refaire Podemos après son virage « gauchiste » ?

I.E. – Dans l’imaginaire politique, sur la scène politique espagnole, Podemos occupe déjà de manière claire un espace très défini et très délimité. Le parti occupe l’espace qu’occupait autrefois Izquierda Unida mais avec un candidat bien meilleur que tous les leaders qu’a connus IU ces dernières années, Pablo Iglesias. Son leadership bénéficie également toujours des héritages du 15-M. Ce qui explique pourquoi, bien que Podemos perde toujours plus de voix à chaque élection, le parti n’obtient pas encore des résultats électoraux aussi bas que ceux d’Izquierda Unida. Je pense néanmoins qu’en décidant d’occuper cet espace, Podemos finira par se rapprocher de ces résultats. Choisir ce chemin était une décision idéologique et stratégique légitime, car approuvée par la majorité des militants et de la direction du parti, mais pour nous c’était une erreur. Les cinq millions de voix que nous avons reçues en 2015 étaient des voix transversales et populaires, pas seulement des voix issues de la sphère culturelle et identitaire de la gauche traditionnelle. En choisissant de suivre le même chemin qu’Izquierda Unida, Podemos finira par connaître la même destinée.

Il est vrai que d’une certain façon tout le monde me connaît en Espagne. Les gens que je croise et qui s’informent peu politiquement continuent de dire : « regarde, il est de Podemos ». De fait, nous croyons qu’il aurait été possible d’obtenir un peu plus de voix aux élections de l’Assemblée de Madrid si je n’avais pas continué à être perçu comme le candidat de Podemos par une partie de l’électorat qui m’identifiait toujours à ce parti. Ce qui est assez logique puisque, depuis 2014, ils étaient habitués à me voir comme numéro deux du parti. Ce n’est pas facile de présenter un projet comme neuf et transversal quand les gens t’associent à une autre expérience qui existe déjà. Mais j’introduirais deux nuances. D’une part, même si Podemos continue de s’appeler Podemos, ce n’est pas le même parti que celui que nous avions fondé en 2014. Pour nous, cela a été émotionnellement douloureux de l’accepter et de l’assumer, mais ce n’est plus le Podemos initial. Le Podemos actuel a décidé d’être un parti de gauche, à la gauche du Parti socialiste, et c’est légitime, mais ce n’est pas ce que nous avions construit. D’autre part, ce n’est un secret pour personne que nous avons depuis longtemps des divergences avec Pablo Iglesias sur ce point. Les gens savent parfaitement quelles sont nos divergences et pourquoi elles nous ont poussé à penser que nous devions présenter un projet différent à Madrid. Ce point de vue n’est pas uniquement le nôtre, c’est aussi celui des électeurs qui nous ont permis d’obtenir 15% des voix quand Izquierda Unida et Podemos en récoltaient 5,6%. Les résultats ont donc effectivement validé l’hypothèse qu’il existe un espace pour qu’une force politique différente émerge.

Que devons-nous faire désormais ? Nous devons avoir l’audace et le courage de réfléchir à comment concrétiser, à Madrid, notre hypothèse national-populaire dans laquelle nous avons inclue de manière centrale l’écologie comme un élément concret de construction d’une communauté solidaire et patriotique. Comment cela se concrétise lorsqu’il faut structurer le soutien électoral dont nous avons bénéficié ? Nous sommes la première force politique de la ville avec un demi-million de votes et 15% des voix dans la région. Nous devons construire une force politique capable de donner forme à ces résultats. Podemos continuera à suivre le chemin que ses militants et sa direction ont choisi. J’ai le sentiment que cela se traduira par une union toujours plus étroite avec Izquierda Unida, avec le Parti communiste, jusqu’à se convertir en une seule et même formation politique – et plus seulement une coalition électorale. C’est une décision légitime, mais de notre côté, nous continuons à penser qu’il est toujours possible de construire une nouvelle majorité transversale. Nous travaillerons dans ce sens pour le faire à Madrid. Nous avons reçu un soutien important auquel nous devons apporter des réponses. Dans la région où s’est construit le modèle néolibéral espagnol, nous devons relever le défi qui consiste à construire un projet qui ne parle pas seulement à la gauche, mais qui aspire à créer une majorité différente pour mettre les institutions au service du peuple madrilène. C’est à cette condition que nous reconstruirons une communauté.

LVSL – Pour terminer, nous voulions vous demander quelles lectures est-ce que vous recommanderiez à une personne qui voudrait se former à l’analyse stratégique…

I.E. – C’est une question à la fois très importante et très difficile. Le fait que la réponse ne soit pas évidente est un symptôme qui révèle tout ce que nous avons à reconstruire. Je suis actuellement en train de terminer l’écriture d’un livre avec Álvaro García Linera, le vice-président de Bolivie. Ce livre est une conversation autour des apprentissages que nous avons réalisés au cours de la dernière décennie de gouvernements nationaux-populaires en Amérique latine et de surgissement de forces démocratiques contre le despotisme néolibéral en Europe. Le leitmotiv de cet échange est justement de pouvoir répondre à cette question que beaucoup de jeunes gens, et de moins jeunes, qui deviennent politiquement actifs pour la première fois, nous posent : « Quelle lecture est-ce que vous me recommandez pour commencer ? »

Notre livre tente modestement de définir les questions qu’il faut traiter pour proposer une orientation à celles et ceux qui cherchent la forme adéquate afin de mettre en œuvre notre vision néogramscienne de la politique. Il est clair qu’il nous manque des textes simples et fondateurs qui structurent notre espace international d’échanges intellectuels et de fraternité politique. Je le dis de façon provocatrice, mais c’est pour moi une internationale national-populaire qui ne peut être réelle que si elle met au centre de son identité la transition écologique et la révolution féministe.

Je vais tout de même essayer de vous livrer quelques lectures que je considère indispensables. Il y a tout d’abord La notion de politique de Carl Schmitt, Le savant et le politique de Max Weber et Les cahiers de prisons de Gramsci. En ce qui concerne ces derniers, il faut prendre une bonne édition qui met de l’ordre et qui explique que les différents textes ont été produits de façon fragmentaire, désordonnée, et qu’ils sont parfois cryptique en raison de la nécessité d’éviter la censure des geôliers. En Espagne, la meilleure édition reste pour l’instant celle de Manuel Sacristán, je ne sais pas ce qu’il en est en France. Gramsci doit rester un objet d’études, de discussions et de séminaires qu’il faut diffuser.

Ensuite, je sais que ce n’est pas un texte très accessible, mais pour moi La Raison populiste d’Ernesto Laclau a été une grande inspiration au moment de la fondation de Podemos et me semble rester une référence obligatoire. D’une façon un peu différente, les Réflexions sur la violence de George Sorel m’ont été très utiles pour penser l’importance des mythes dans la lutte politique pour le sens commun et les affects. Il faut en finir avec la division forcée et fausse, héritée des Lumières, entre la politique et les émotions. La politique est une activité de production de liens affectifs et de passions.

J’ai beaucoup de mal à clore cette liste, mais je crois sans aucun doute qu’Álvaro García Linera doit figurer dedans. C’est le meilleur intellectuel « amphibien », qui combine la réflexion théorique avec la pratique politique et l’art de gouverner. Ce qui est une position certes glissante, mais particulièrement fertile. C’est un intellectuel qui ne se laisse pas emporter par la spéculation théorique et un dirigeant qui ne se laisser pas balloter par la conjoncture politique. Je crois que ses 5 tensions créatives au sein du processus révolutionnaire sont très utiles.

La retranscription a été réalisée par Carlos Benguigui et Marie Miqueu, et la traduction par Lenny Benbara, Vincent Dain, Lou Freda et Laura Chazel.

Est-ce la fin du populisme de gauche ?

Les 28 et 29 juin 2019, LVSL organisait son université d’été baptisée “L’Histoire recommence”. Vous avez manqué l’événement ? Retrouvez notre huitième et dernier débat sur le thème “Est-ce la fin du populisme de gauche ?” présenté par Lenny Benbara avec Chantal Mouffe et Christophe Ventura. 


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Le populisme en 10 questions

©nrkbeta

Le populisme n’a jamais fait couler autant d’encre. Il sature depuis plusieurs années le débat public, employé à tort et à travers, souvent comme synonyme de démagogie ou d’extrémisme, afin de stigmatiser toute voix discordante à l’égard du consensus néolibéral. S’il a longtemps été associé aux droites nationalistes, à gauche certains ambitionnent aujourd’hui de retourner le stigmate en s’appropriant plus ou moins explicitement les thèses populistes d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe. On en retrouve certains accents en 2017 dans la campagne du travailliste britannique Jeremy Corbyn et son « For the many, not the few », ou plus récemment dans l’ascension de la socialiste états-unienne Alexandria Ocasio-Cortez, dont la croisade contre l’establishment s’appuie sur des ressorts résolument populistes : « We’ve got people, they’ve got money ». Podemos en Espagne et La France insoumise sont les deux expériences partisanes qui se revendiquent le plus de ces théories encore largement méconnues. En France, la confusion règne : parfois associé abusivement à un souverainisme hermétique aux luttes des minorités, ou réduit à l’abandon de l’étiquette gauche, ses soubassements théoriques et l’amplitude de ses implications stratégiques demeurent souvent ignorés. Deux rédacteurs du Vent Se Lève, doctorants en science politique, abordent en dix questions les enjeux que soulève le populisme, dans l’espoir de dissiper certains malentendus et de contribuer aux débats qui agitent – ou fracturent – les gauches. Par Laura Chazel et Vincent Dain. 


1) Le populisme, c’est quoi ?

Laura Chazel : Le populisme pourrait être défini a minima comme un discours englobant une vision du monde opposant le « peuple » au « pouvoir » et une conception rousseauiste de la démocratie qui associe la politique à « l’expression de la volonté générale »[1]. Néanmoins, c’est un terme polysémique à utiliser avec précaution car il renvoie à de nombreuses réalités. Sa définition est l’objet de luttes de pouvoir dans les champs académique, politique et médiatique.

Dans le langage ordinaire, le terme de populisme est avant tout utilisé pour décrédibiliser tout mouvement politique s’opposant à l’establishment. C’est une arme discursive redoutable car dans l’imaginaire collectif le populisme est associé à la démagogie, à l’irrationalité des masses, aux colères « négatives », à un danger pour nos démocraties. On retrouve cette même vision péjorative dans le monde académique où le populisme se présente comme l’un des concepts les plus contestés et débattus.

Deux grandes écoles s’opposent aujourd’hui : l’approche idéationnelle (représentée par le politiste néerlandais Cas Mudde, largement hégémonique dans la science politique occidentale) et l’approche discursive (représentée par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe). Derrière chaque définition du populisme se trouve une vision du politique et une défense de ce que la démocratie devrait être. Le politiste Federico Tarragoni explique ainsi que la « populologie » se serait transformée en une « ingénierie démocratique » évaluant les « menaces/risques démocratiques » posés par le populisme.

Dans le langage ordinaire, le terme de « populisme » est avant tout utilisé pour décrédibiliser tout mouvement politique s’opposant à l’establishment (…) Dans l’imaginaire collectif, il est associé à la démagogie, à l’irrationalité des masses, aux colères « négatives », à un danger pour nos démocraties.

Dans l’approche muddienne, hégémonique en Europe, le populisme se présente avant tout comme une « menace » pour nos démocraties libérales. Il est par essence « l’autre » du libéralisme et de la démocratie. Au contraire, l’approche laclauienne défend la possibilité de l’existence d’un populisme progressiste. Laclau et Mouffe s’inscrivent dans une « vision dissociative » du politique : le champ politique est défini « comme l’espace du conflit et de l’antagonisme »[2]. En construisant un antagonisme entre le « peuple » et le « pouvoir », le populisme conflictualiserait le champ politique et permettrait ainsi – lorsqu’il adopte une forme progressiste et construit un peuple inclusif – de revitaliser la démocratie.

Les politistes dans la lignée de Cas Mudde s’inscrivent dans une approche libérale opposant les passions et la raison et voient dans le populisme l’expression de pulsions négatives. Au contraire, Laclau et Mouffe considèrent que la politique est avant tout une lutte pour l’attribution de sens, et qu’à ce titre les affects peuvent jouer un rôle positif dans la construction des identités collectives.

Il faut préciser qu’en Europe, la confusion autour du terme de populisme est liée au fait que, depuis les années 1980, le populisme était avant tout associé aux partis d’extrême droite[3], ce qui explique en partie la connotation péjorative donnée à ce concept. Récemment, l’apparition de mouvements populistes de gauche en Europe – Podemos ; LFI – qui se réclament en partie des théories de Laclau et Mouffe, participe à la re-signification de ce terme.

2) Comment définir le populisme selon Ernesto Laclau et Chantal Mouffe ?

Vincent Dain : Il faut d’abord préciser que pour Laclau et Mouffe, le populisme n’est pas une idéologie. C’est une méthode de construction des identités politiques à laquelle peuvent se greffer des contenus idéologiques extrêmement divers. Pour donner une définition synthétique, le populisme est un discours qui établit une dichotomie de la société en traçant une frontière antagonique qui oppose « ceux d’en bas » à « ceux d’en haut ».

C’est la construction d’un sujet politique, le « peuple », par l’articulation d’une série de demandes hétérogènes qui ont en commun – qui ont d’équivalent – leur opposition au pouvoir institué. Le populisme consiste donc à créer une chaîne d’équivalence entre une pluralité de demandes, potentiellement en tension, qui se cristallisent et trouvent leur unité autour d’un « signifiant vide » (un leader, un slogan, un symbole, une idée, etc.) : la « justice sociale » dans le cas du péronisme argentin, la « démocratie réelle » des Indignés espagnols, le gilet jaune en France.

3) Le populisme, est-ce la contestation de l’ordre établi ?

Laura Chazel : Si l’on s’en tient à une lecture « brute » de la théorie d’Ernesto Laclau, oui. Cependant, nombre de ses disciples s’éloignent de cette vision romantique du populisme comme simple opération plébéienne contre le pouvoir. Dans La raison populiste, Laclau distingue deux méthodes de construction du politique : le populisme (« l’activité politique par excellence ») et l’institutionnalisme (« la mort du politique »). En construisant une chaîne d’équivalence contre le pouvoir, le populisme obéit à la « logique de l’équivalence ». À l’inverse, l’institutionnalisme obéit à la « logique de la différence ». L’ordre institutionnel prétend pouvoir absorber chaque demande émanant de la société civile de manière individuelle (différentielle). Le populisme consisterait à transformer la logique de la différence en logique de l’équivalence.

Le populisme ne se réduit donc pas à une logique de contestation, il passe aussi par un récit politique à même de laisser entrevoir la possibilité d’un ordre alternatif.

Dans la théorie de Laclau (2005), ces deux logiques, bien qu’elles aient « besoin l’une de l’autre », sont antagoniques. Au niveau analytique, cette opposition entre « populisme » (rupture avec l’ordre) et « institutionnalisme » (reproduction de l’ordre) présente des limites reconnues par Laclau (2009) lui-même lorsqu’il explique qu’un « populisme pur » ne peut exister et deviendrait « synonyme de chaos social » [4], et lorsqu’il reconnaît (2005) que « limiter » le populisme à une opération de rupture ne permet pas de penser les phénomènes populistes « dans l’horizon de l’Europe occidentale ». Le populisme devient alors une affaire de degrés.

Pour des auteurs comme Gerardo Aboy ou Julián Melo, le populisme doit être compris comme une double opération : (1) de rupture avec l’ordre institué, (2) de proposition d’un nouvel ordre alternatif. Ces lectures plus hétérodoxes de Laclau insistent avant tout sur le « double visage du populisme ». C’est par exemple le cas d’Íñigo Errejón qui insiste sur la nécessité de construire un mouvement politique capable de « remettre de l’ordre » tout en présentant les partis de l’establishment comme producteurs de désordre. Le populisme ne se réduit donc pas à une logique de contestation, il passe aussi par un récit politique à même de laisser entrevoir la possibilité d’un ordre alternatif.

4) Le populisme, est-ce une rupture avec le marxisme ?

Vincent Dain : Ernesto Laclau et Chantal Mouffe reprochent au marxisme orthodoxe son « essentialisme de classe », autrement dit l’idée selon laquelle l’identité politique d’un acteur découlerait mécaniquement de la place qu’il occupe dans les rapports de production. Ils dressent une critique constructiviste du déterminisme marxiste qui postule l’existence d’une subjectivité propre à un groupe social en fonction de sa position objective. Pour Laclau et Mouffe, l’identité politique est contingente, elle n’est pas le reflet de cette position objective mais le résultat précaire du sens qui lui est attribué à un moment donné.

Ils ne sont pas davantage convaincus par la distinction classe en soi/classe pour soi et l’idée selon laquelle les ouvriers seraient objectivement liés par des intérêts communs sans en avoir nécessairement conscience. D’une manière générale, les populistes voient dans cette approche une impasse stratégique. Schématiquement, elle conduirait les gauches à se poser en avant-garde éclairée et condescendante chargée de dévoiler la vérité révolutionnaire aux masses prolétaires aliénées. Dans une vidéo populaire, Pablo Iglesias raille ainsi ses étudiants marxistes déstabilisés par la présence de « gens normaux » au sein du mouvement des Indignés et incapables de s’adresser à eux en des termes intelligibles au-delà de l’entre-soi militant.

Cette critique pourrait aussi s’appliquer aux militants de gauche fustigeant les électeurs populaires qui voteraient « contre leurs intérêts » en accordant leurs suffrages au Rassemblement national, comme s’il y avait un bug dans la matrice. Dans le populisme de gauche, il y a l’idée de se détacher d’une vision idéalisée du prolétariat et de ne pas plaquer sur les catégories sociales des subjectivités fantasmées. Il faut au contraire s’appuyer sur le sens commun de l’époque, prendre en compte les subjectivités telles qu’elles existent pour les orienter dans un sens progressiste.

Dans le populisme de gauche, il y a l’idée de se détacher d’une vision idéalisée du prolétariat et de ne pas plaquer sur les catégories sociales des subjectivités fantasmées. 

Laura Chazel : Dans le cas d’Ernesto Laclau, c’est d’abord l’étude des mouvements nationaux-populaires latino-américains du XXe siècle qui l’amène à se distancer du marxisme orthodoxe. Dès le milieu des années 1970, Laclau réfléchit à la tension existante entre le déterminisme/la nécessité d’un côté – dominants dans l’idéologie marxiste – et l’idée de contingence de l’autre. En observant les classes populaires massivement soutenir Perón en Argentine, Laclau s’éloigne progressivement du matérialisme marxiste et de l’idée selon laquelle il existerait des intérêts de classe « objectifs » qui mécaniquement mèneraient la classe ouvrière vers la révolution prolétarienne.

En effet, comme le montrent Murmis et Portantiero (1971), la lutte des classes « prend une autre forme » en Argentine où le prolétariat ne se présente pas comme le principal sujet politique du changement. Le péronisme est d’abord caractérisé par son poly-classisme, mais l’alliance entre la bourgeoisie et les classes populaires contre l’oligarchie doit être comprise dans le contexte d’une « économie dépendante » dans laquelle cette alliance permet de s’opposer au « schéma Nord/Sud ». Le cheminement intellectuel de Laclau trouve son aboutissement en 1985 dans son ouvrage Hégémonie et stratégie socialiste, co-écrit avec Chantal Mouffe. Cet ouvrage est considéré comme un texte fondateur du post-marxisme. Les deux auteurs y constatent la « crise du marxisme » et l’imperméabilité des gauches marxistes aux demandes post-matérialistes issues des mouvements féministes, antiracistes ou écologistes.

 

5) Le populisme suppose-t-il de reléguer au second plan les luttes féministes, LGBTQI, antiracistes ?

Vincent Dain : Non, c’est une confusion, d’autant plus ironique lorsqu’on a en tête l’ambition originelle de Laclau et Mouffe qui entendaient précisément renouveler le projet socialiste en incorporant les demandes issues de ces luttes. Cette confusion est sans doute entretenue en France par le fait que certains parmi ceux qui ont brandi le populisme en étendard sont davantage portés sur les questions de souveraineté et moins sensibles aux enjeux du féminisme, aux luttes LGBTQI. Lorsque Andrea Kotarac quitte la France insoumise pour soutenir le Rassemblement national, il le fait au nom de la stratégie populiste selon lui abandonnée au profit de concessions à des revendications communautaristes. Cette démarche nocive n’aide probablement pas à y voir plus clair.

Plus fondamentalement, on retrouve l’idée que la priorité pour la gauche doit être de reconquérir les classes populaires tombées dans l’escarcelle du Rassemblement national. Une priorité qui supposerait selon certains de hiérarchiser les combats au profit des questions sociales et au détriment des questions dites « sociétales ». Une fraction des gauches reproche notamment aux socialistes d’avoir théorisé et mis en pratique l’abandon des milieux populaires. Le rapport produit par le think tank Terra Nova en 2011 actait en effet le basculement à droite de la classe ouvrière et privilégiait la formation d’un nouveau bloc électoral composé principalement des jeunes, des minorités, des classes moyennes, auxquels il s’agissait de s’adresser par le biais d’un discours axé sur les « valeurs ».

Il n’y a pas d’incompatibilité a priori entre la défense de la souveraineté populaire et les luttes des groupes minorisés pour leur émancipation. Bien au contraire, elles doivent être conjuguées, et si l’on suit Mouffe et Laclau, l’hypothèse populiste peut être un instrument d’articulation de ces différentes demandes démocratiques.

Dans un débat avec François Ruffin aux Amfis d’été de la France insoumise en 2017, Chantal Mouffe mettait en garde contre la tentation de « faire l’inverse de Terra Nova » en s’adressant exclusivement aux « perdants de la mondialisation » sans prendre en considération la diversité des luttes pour la reconnaissance et l’émancipation. François Ruffin, dont la stratégie s’oriente probablement davantage vers les milieux populaires dans la pratique, ne dit toutefois pas autre chose lorsqu’il plaide pour une alliance des « deux cœurs de la gauche : les classes populaires et la classe intermédiaire ».

De fait, si la France insoumise espère reconduire ou amplifier son score de 2017, la clé réside sans doute davantage dans un alliage entre l’électorat standard de la gauche radicale, les anciens électeurs socialistes désenchantés (ces fameux électeurs qui ont hésité entre Macron et Mélenchon en 2017) et une fraction des milieux populaires réfugiés dans l’abstention ou le vote RN. Ce qui suppose de prendre en charge une pluralité de demandes et d’aspirations, sans nécessairement chercher à s’adresser à un groupe social en particulier.

En somme, il n’y a pas d’incompatibilité a priori entre la défense de la souveraineté populaire et les luttes des groupes minoritaires pour leur émancipation. Bien au contraire, elles doivent être conjuguées, et si l’on suit Mouffe et Laclau, l’hypothèse populiste peut être un instrument d’articulation de ces différentes demandes démocratiques. La campagne de 2017 de Jean-Luc Mélenchon allait d’ailleurs plutôt dans ce sens.

En Espagne, la figure la plus proche des thèses de Laclau et Mouffe, Íñigo Errejón, associe récit patriotique et prise en charge d’un discours résolument féministe et LGBTQI. Dans un autre registre, on pourrait citer le discours aux accents populistes d’Alexandria Ocasio-Cortez qui a pris à contrepied l’establishment démocrate à New-York avant de conquérir le devant de la scène politique états-unienne. Ocasio-Cortez, qui a déployé une spectaculaire campagne de mobilisation sur le terrain et s’évertue à construire un leadership fondé sur l’authenticité et la proximité (« primus inter pares » selon la formule employée par Laclau), incarne très clairement les aspirations des minorités à l’égalité.

 

6) Comment Podemos et La France insoumise se sont-ils emparés du populisme ?

Laura Chazel : Il faut d’abord préciser que la mobilisation de la théorie du populisme d’Ernesto Laclau peut tout autant relever d’une appropriation idéologique que d’un simple usage stratégique. Il est vrai que leur théorie du populisme a permis à la gauche radicale, orpheline d’une idéologie, de repenser la réintroduction du conflit à partir de l’antagonisme opposant « le peuple » à « l’oligarchie » tout en restant dans le cadre de la démocratie libérale.

Mais la mobilisation de cette « référence théorique » peut également être analysée comme une stratégie partisane classique de légitimation par la mobilisation d’une autorité intellectuelle. Stratégie explicitée par Jean-Luc Mélenchon lui-même lorsqu’il explique, par exemple, que « la référence à Laclau satisfaisait le snobisme médiatique et permettait de valider l’existence d’un populisme de gauche sans avoir besoin de l’assumer nous-même ».

À Podemos, on observe une théorisation beaucoup plus poussée de la théorie populiste qu’au sein de LFI. Du côté d’Íñigo Errejón, c’est une réelle appropriation idéologique car le populisme est utilisé comme un outil qui permet de repenser la construction de nouvelles identités politiques. À partir de 2016, Pablo Iglesias, qui vient d’un marxisme beaucoup plus traditionnel qu’Errejón , se détache de « l’hypothèse populiste » en partie car la dimension constructiviste de la théorie laclauienne entre en contradiction directe avec son approche matérialiste. C’est ainsi que l’on comprend pourquoi le populisme est devenu l’un des principaux facteurs expliquant la multiplication de factions au sein du parti.

Jean-Luc Mélenchon est bien entendu influencé par les expériences nationales-populaires latinoaméricaines, et il dialogue régulièrement avec Chantal Mouffe. Cela dit, sa doctrine demeure très imprégnée du matérialisme historique, une tradition dont il est originaire.

Vincent Dain : L’adhésion au populisme et surtout à la vision du politique qui lui est associée est en effet plus flagrante à Podemos – a fortiori chez les proches d’Errejón – qu’à la France insoumise. Sans doute car les initiateurs de Podemos sont enseignants en science politique et se sont davantage confrontés à la foisonnante littérature laclauienne. Par ailleurs, le mouvement des Indignés et ses prolongements ont contribué à forger dans une partie de la société espagnole et des sphères militantes de nouveaux cadres de perception du type « ceux d’en bas contre ceux d’en haut ».

A la France insoumise, l’appropriation est plus circonstanciée. Jean-Luc Mélenchon est bien entendu influencé par les expériences nationales-populaires latino américaines et il dialogue régulièrement avec Chantal Mouffe. Cela dit, sa doctrine demeure très imprégnée du matérialisme historique, une tradition dont il est originaire. Si la référence au peuple était présente en 2012, la campagne de 2017 marque tout de même un tournant. Quand Jean-Luc Mélenchon présente sa candidature à la présidentielle, il oppose « le peuple » à une « caste de privilégiés ». C’est du Pablo Iglesias dans le texte. L’inspiration de Podemos est très nette. Sophia Chikirou, conseillère en communication de LFI, a d’ailleurs observé les campagnes de Podemos et de Bernie Sanders avant de diriger la communication de Mélenchon en 2017.

La stratégie populiste est alors un outil pour se démarquer des primaires du PS et solder l’échec du Front de gauche avec les communistes. On parle alors de « fédérer le peuple » plutôt que d’unir les gauches. Deux ans plus tard, à l’issue des élections européennes, le populisme de gauche est ouvertement contesté au sein de la FI. Il a cependant déjà perdu de sa centralité après la campagne de 2017, cédant le pas à des oscillations stratégiques peu lisibles.

 

7) Un discours populiste est-il forcément patriote ?

Laura Chazel : D’un point de vue analytique, il est important de garder une définition minimale du populisme. De la même manière qu’il existe des mouvements populistes sans leaders – les gilets jaunes – il peut exister des discours populistes ne mobilisant pas de rhétorique national-populaire. C’est par exemple le cas du mouvement du 15-M (« ceux du bas » contre « ceux du haut ») ou du mouvement Occupy Wall Street (les « 99% » contre les « 1% »). Mais il est vrai que lorsque le discours populiste s’institutionnalise dans un parti politique, il est le plus souvent adossé à un discours national-populaire qui construit la notion de « peuple » en lien avec la notion de « patrie ».

Les exemples des populismes progressistes latino-américains des années 1990-2000 sont les plus parlants. Il faut cependant préciser que leur discours patriote est construit dans l’opposition à l’impérialisme américain. Il est donc difficile d’imaginer une importation « pure » de ce modèle. À ses débuts, Podemos a d’abord mobilisé une rhétorique anti-impérialiste opposant les peuples d’Europe du Sud à l’Allemagne et à la Troïka mais ce récit, calqué sur le discours national-populaire latino-américain, a trouvé ses limites en Espagne où l’euroscepticisme reste faible.

Cela pose la question plus générale de l’importation directe et pure de la théorie populiste d’Ernesto Laclau qui est d’abord pensée dans un contexte latino-américain, et qui peine parfois à trouver un écho dans des sociétés européennes beaucoup plus institutionnalisées.

Lorsque le discours populiste s’institutionnalise dans un parti politique, il est le plus souvent adossé à un discours national-populaire qui construit la notion de « peuple » en lien avec la notion de « patrie ».

Vincent Dain : La réappropriation de la patrie est un trait caractéristique des populismes de gauche réellement existants. En Europe, Podemos et LFI ont mis en valeur une conception civico-politique de la patrie qui les distingue en ce sens des nationalismes ethnoculturels. On pourrait qualifier le patriotisme de Podemos d’inclusif ou de « constructif » : il est adossé à la défense des services publics, des droits sociaux, prend la forme d’une « communauté qui se protège » de l’offensive oligarchique.

La patrie constitue alors un élément clé de l’opposition « nous » / « eux ». Le « nous », ce sont « les gens », ni plus ni moins, tandis que le « eux » est constitué de la « caste » qui brade le pays, des « Españoles de pulsera » qui portent au poignet un bracelet aux couleurs de l’Espagne mais cachent leur argent sur un compte en Suisse. On retrouve une partie de ces éléments dans le discours patriotique de Jean-Luc Mélenchon, bien que celui-ci s’inscrive dans une tradition plus ancienne, identifiant la patrie à la République, à l’héritage de la Révolution française.

Mais effectivement, il n’y a pas un lien de nécessité. Ce qui prime, c’est avant tout l’idée de construire une volonté collective, une communauté, un « nous ». Il est vrai que dans un contexte d’offensive néolibérale où l’État-nation est souvent identifié comme le périmètre de protection par excellence vis à vis des dérives de la mondialisation, la référence à la patrie est la plupart du temps privilégiée. Mais il n’est pas impossible a priori d’imaginer que des acteurs politiques s’emparent d’un discours populiste à d’autres échelles d’action, municipale, européenne.

 

8) Le populisme suppose-t-il l’abandon du clivage gauche-droite ?

Laura Chazel : Le rapport au qualificatif « de gauche » fait débat parmi les théoriciens du populisme. Certains, comme Íñigo Errejón, considèrent qu’il ne fait pas sens d’un point de vue analytique et qu’il contrevient à l’ambition fondamentalement transversale du populisme. Chantal Mouffe, lorsqu’elle écrit Pour un populisme de gauche, et se positionne dès lors dans le champ politique, invite quant à elle à resignifier le terme « gauche » afin de mettre l’accent sur les valeurs qu’il charrie – égalité, justice sociale – et se démarquer nettement du populisme « de droite ».

Vincent Dain : C’est aussi une affaire de contextes. De même que les identités politiques ne sont pas figées, les coordonnées du jeu politique ne sont pas fixées une fois pour toutes. Il est important de comprendre qu’avant même d’être une stratégie discursive, le populisme est un « moment ».

Les théoriciens et praticiens du populisme considèrent que la crise de 2008 a ouvert la voie à un « moment populiste » où l’hégémonie néolibérale vacille et l’adhésion au consensus se fait de plus en plus chancelante à mesure que s’accumulent des demandes insatisfaites dans la société. Dans cette conjoncture, les mécontentements, les résistances et les contestations ne trouvent plus à s’exprimer par le biais des canaux institués de la représentation (partis politiques, syndicats) qui sont bien souvent décrédibilisés au même titre que le pouvoir en place. Alors que les loyautés partisanes s’affaissent, le terrain devient propice à la construction de nouvelles logiques d’identification politique en dehors des lignes de clivage traditionnelles. De nouveaux « sujets politiques » peuvent ainsi voir le jour à travers l’articulation des demandes insatisfaites, dans un sens réactionnaire – le Rassemblement national à l’ère Philippot – progressiste – La France insoumise et Podemos – ou par un attelage plus difficilement qualifiable – le Mouvement cinq étoiles italien.

Plutôt que de s’adresser au traditionnel « peuple de gauche », les populistes considèrent qu’il est possible d’agréger des fragments d’électorat en dehors des identifications habituelles à travers un discours plus transversal et le tracé d’une nouvelle frontière peuple/oligarchie.

Les acteurs du populisme « de gauche » s’efforcent de prendre leurs distances avec le clivage gauche-droite car ils estiment que celui-ci n’est plus opérant aux yeux d’une majorité de citoyens déboussolés. Ils font donc un pari sur le niveau de décomposition des allégeances traditionnelles : plutôt que de s’adresser au traditionnel « peuple de gauche », ils considèrent qu’il est possible d’agréger des fragments d’électorat en dehors des identifications habituelles à travers un discours plus transversal, désencombré des marqueurs identitaires de la gauche radicale (le drapeau rouge, l’Internationale, etc.), et par le tracé d’une nouvelle frontière peuple/oligarchie.

Cela reste un pari dont l’issue dépend du degré de résilience de ces allégeances traditionnelles, comme l’explique fort justement Arthur Borriello dans Mediapart. Difficile de balayer totalement un clivage gauche-droite qui a structuré la vie politique des décennies durant en Europe occidentale. En Espagne, Podemos se trouve pris au jeu d’un système parlementaire qui oblige à nouer des alliances, et l’allié privilégié se situe à la gauche de l’échiquier politique, le PSOE. Par ailleurs, Pablo Iglesias est aujourd’hui embarrassé par une forte relatéralisation gauche-droite du système partisan, accélérée par l’émergence d’une force d’extrême-droite.

En France, l’hypothèse populiste a incontestablement contribué au succès de la campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon en 2017, par la capacité à conjuguer contestation plébéienne de l’oligarchie et projection d’un horizon alternatif autour de l’humanisme et de l’écologie, par le souci de s’adresser transversalement à la société. Elle a sans doute joué dans la percée de la candidature Mélenchon parmi les plus jeunes électeurs et les chômeurs, et permis de très bons reports aux législatives au cours des seconds tours. Dans le même temps, ce sont les électeurs « de gauche » qui ont fourni les gros bataillons de l’électorat du candidat insoumis, avant de se disperser entre l’abstention et une pluralité d’options à gauche en 2019.

 

9) Peut-on parler d’un moment populiste aujourd’hui en France ?

Vincent Dain : La séquence ouverte par la mobilisation des gilets jaunes réunit certaines caractéristiques majeures du « moment populiste ». Elle correspond à une agrégation des colères d’une « France d’en bas » – les catégories populaires y sont surreprésentées – cristallisées autour d’un signifiant vide, le gilet jaune, qui peut symboliser le fait que les invisibilisés entrent dans la lumière pour faire valoir leurs droits. L’ensemble des demandes pour le moins hétérogènes portées par les gilets jaunes sont condensées en une revendication particulière, le RIC, qui prend une dimension universelle.

Par ailleurs, il s’agit d’un mouvement qui émerge à distance des organisations syndicales et des partis politiques, qui font parfois l’objet d’un vif rejet. Les premiers résultats des enquêtes sociologiques en cours démontrent qu’une majorité d’entre eux ne s’identifient pas sur l’axe gauche-droite. A l’heure actuelle, les canaux institués de la contestation se sont montrés incapables de récupérer le mouvement, tandis que le pouvoir en place peine à intégrer les demandes qui en sont issues. Emmanuel Macron, qui entendait construire l’image d’un Président moderne à l’écoute de la société civile, incarne désormais l’oligarchie personnifiée.

Ceci dit, les gilets jaunes demeurent un mouvement sans leader, qui répugne à intégrer l’arène politico-électorale en dépit de certaines initiatives résiduelles. À court terme, comme en attestent les résultats des élections européennes, le mouvement n’a pas bouleversé le système politique, même s’il a contribué à accentuer l’identification de LREM à un « parti de l’ordre » et accéléré à ce titre le siphonnage d’une bonne partie de l’électorat des Républicains. Mais les équilibres politiques ne sont pas stabilisés, le recomposition amorcée en 2017 est toujours en cours et des chamboulements majeurs ne sont pas à exclure dans les années à venir.

Le mouvement des gilets jaunes correspond à une agrégation des colères d’une « France d’en bas » cristallisées autour d’un signifiant vide, le gilet jaune, qui peut symboliser le fait que les invisibilisés entrent dans la lumière pour faire valoir leurs droits.

Laura Chazel : Laclau distingue trois situations : (1) un ordre institutionnel stabilisé dans lequel la construction d’une « chaîne d’équivalence » est limitée ; (2) un ordre institutionnel « moins bien structuré » dans lequel le discours populiste doit porter deux masques: « insider » et « outsider » du système institutionnel ; (3) une crise organique qui permet au populisme de « reconstruire la nation autour d’un nouveau noyau populaire ».

Si l’on suit cette typologie, le contexte politique français semble aujourd’hui correspondre à la seconde situation. Le mouvement des gilets jaunes, l’effondrement des partis politiques traditionnels (PS, LR), l’effacement partiel du clivage gauche-droite sont autant d’éléments qui valident cette hypothèse.

Nous sommes donc bien dans un « moment populiste » car nous pouvons observer une colère populaire autour de demandes insatisfaites que le système institutionnel n’est pas capable d’absorber. Le phénomène Macron montre dans le même temps que l’ordre institutionnel est capable de s’auto-structurer et de s’auto-régénérer en adoptant des traits « populistes » – ici, la transversalité et le bouleversement des coordonnées politiques traditionnelles. Dans un tel contexte, les mouvements populistes devraient donc, si l’on suit la théorie de Laclau, se présenter dans le même temps comme des « éléments intégrés » et des « éléments extérieurs » au système.

 

10) Peut-on dire que Macron est populiste ?

Laura Chazel : La stratégie de Macron peut davantage être qualifiée de « transversale ». Elle est difficilement qualifiable de « populiste » car l’opposition entre progressistes et conservateurs qu’il dessine ne s’oppose pas au pouvoir en tant que tel. Dans la théorie de Laclau (1977), des leaders, comme Perón, Mao, Hitler, peuvent être populistes dès lors qu’ils interpellent le peuple « sous la forme de l’antagonisme » et « pas seulement de la différence ». Dans le cas de LREM, Macron dessine un nouvel horizon avec l’idée d’une France « modernisée » et participe ainsi à la construction de nouvelles identités politiques, mais il répond de manière institutionnelle, différentielle, aux demandes émanant de la société civile. La « logique de l’équivalence » est cependant présente contre une série de menaces – les populistes, les antieuropéens, les gilets jaunes violents -, auxquelles il oppose un « art d’être Français » et « une Europe qui protège ».

La stratégie de Macron peut davantage être qualifiée de « transversale ». Elle est difficilement qualifiable de « populiste » car l’opposition entre progressistes et conservateurs qu’il dessine ne s’oppose pas au pouvoir en tant que tel.

Vincent Dain : Certains auteurs, comme Jorge Moruno, parlent de populisme néolibéral ou de populisme technocratique. Dans la campagne de 2017, Macron a pu intégrer certains aspects du discours populiste en opposant la société civile, avec son dynamisme et son désir de modernisation, au « vieux monde » des partis sclérosés au pouvoir. Mais le macronisme est avant tout une entreprise politique méticuleusement conçue dans l’objectif d’impulser une recomposition au centre de l’échiquier politique, en ralliant les franges libérales du PS et de LR, invitées ou contraintes de renoncer à leurs querelles artificielles pour rejoindre un projet fondamentalement néolibéral.

Lorsque Macron s’émancipe du clivage gauche-droite, ce n’est pas tant pour dénoncer la collusion idéologique des partis de gauche et de droite que pour souligner qu’il y a du bon des deux côtés, à gauche et à droite, que les digues qui séparent droite libérale et sociaux-libéraux ne font plus sens et qu’il est préférable de réunir les « bonnes volontés » pour faire « avancer » le pays. Il n’est pas dit qu’Emmanuel Macron parvienne à conserver in fine cette centralité, au regard des politiques menées – réforme du marché du travail, suppression de l’ISF, privatisations, loi asile et immigration, etc. –  et du déplacement de son socle électoral vers la droite.

Une approche gramscienne serait peut-être plus intéressante pour interpréter la manière dont une fraction des classes dominantes a décidé de faire sécession vis à vis des appareils traditionnels, par l’élaboration d’un nouveau récit politique mobilisateur censé remédier à la crise de l’hégémonie néolibérale.

 

[1] Voir : Laclau, E. (2005). On Populist Reason. London: Verso ; C. Mudde (2004). The Populist Zeitgeist. Government and Opposition. 39(4), 541–563.

[2]Mouffe, C. (2018). Pour un populisme de gauche. Paris : Albin Michel. p. 123.

[3]Voir Moffitt, B. (2018). The Populism/Anti-Populism Divide in Western Europe. Democratic Theory, 5(2), 1–16.

[4]Laclau (2005) aborde brièvement cette question lorsqu’il explique que le populisme « subverti[t] l’état des choses existant » tout en proposant un « point de départ d’une reconstruction d’un ordre nouveau ».

Triple droite en Espagne : chronique d’une radicalisation du politique

https://en.wikipedia.org/wiki/Huamantla#/media/File:MonumentoToroBravoHuamantla_14.JPG
Monumento al Toro Bravo by Diodoro Rodriguez Anaya at the entrance to Huamantla, Tlaxcala, Mexico / Wikimedia commons

Depuis quelques mois, l’Espagne connaît une radicalisation du politique menaçant directement le consensus forgé autour de la transition démocratique. La poussée réactionnaire incarnée par VOX a conduit Ciudadanos et le PP à lui disputer cette identité politique. C’est le résultat d’un retour du politique initié en 2011 avec le mouvement du 15M. Cette explosion démocratique a mené Podemos à ouvrir la boîte de Pandore de l’agonisme mouffien en 2014. En articulant des identités politiques hétérogènes, Podemos a réussi à construire un horizon d’espérance, faisant de l’utopie le moteur de son projet. Toutefois, à l’occasion de la dernière campagne électorale, l’agressivité de la droite a pris le pas sur l’horizon progressiste porté par Podemos. Sur le plan théorique, le politique consensuel mouffien s’est radicalisé jusqu’à la version belliqueuse prônée par Carl Schmitt. Le but de cet article sera de comprendre la généalogie d’une telle métamorphose.


DU LOGOS AU PATHOS : L’OUVERTURE DE LA BOÎTE DE PANDORE

Suivant les enseignements d’Aristote, Patrick Charadeau nous apprend que le discours politique repose toujours sur deux piliers : la raison (logos) et le sentiment (pathos). La prégnance d’un de ces deux éléments sur l’autre est souvent le résultat de contextes historico-symboliques particuliers. Avant l’apparition de Podemos, lors des premières années de crise, le logos est maître dans le débat public. L’esprit politique de la transition démocratique et son ambition modernisatrice sont alors hégémoniques, tandis que la raison et la modération régissent le système politique espagnol bi-partisan. 

Si l’on se penche sur les archives, on en ressort surpris par la solennité des débats électoraux d’antan. En 2008, le leader du PP, Mariano Rajoy dresse calmement le tableau de la crise économique. Il utilise sa « minute d’or » pour rassurer les Espagnols en leur promettant de bien conduire l’économie. Son homologue du PSOE, M.Zapatero, riposte sur un ton savant et léger, saluant les libertés démocratiques acquises depuis la fin de la dictature. Dans aucune de ces minutes d’or, l’adversaire n’est présenté comme un danger ou comme un traître.

En 2011, la crise bat son plein et le 15M a résonné dans tout le pays. M.Rubalcaba succède à M.Zapatero à la tête du PSOE. Il ouvre sa minute d’or avec un fade « j’ai essayé, dans la mesure du possible, de vous expliquer ce que sont mes solutions pour notre pays ». M.Rajoy renforce cette atmosphère monocorde et termine son discours par un « on est à votre disposition », sur un ton bureaucratique. Dans les deux cas, le débat est un exercice de raison qui s’adresse à une population tempérée. Les partis politiques ressemblent d’avantage à des agents passifs qu’à des protagonistes actifs. Au lieu d’impulser la création d’un corps politique propre, ils se positionnent comme des partis de gouvernement qui prennent en compte l’hétérogénéité électorale du pays. L’avantage que leur donnent leur présence historique dans le paysage politique leur permet de faire des élections une simple discussion entre programmes.

Sur ces entrefaites, une révolution du pathos frappe le politique, comme le romantisme éclata au XIX siècle. Podemos arrive sur la scène politique en 2014, dans l’effervescence du 15M, avec pour ambition de « prendre d’assaut le ciel ». En suivant les incursions théoriques du courant national-populaire dans la psychanalyse, le jeune parti se transforme en machine capable de mobiliser les affects. C’est par ce discours que le consensus forgé autour de la transition démocratique est bousculé. Dans le pays germe l’idée qu’un nouveau peuple, mué par l’esprit de solidarité et un imaginaire utopique, constitue le moteur de la politique. C’est, sans aucun doute, l’avènement d’une nouvelle transition politique.

Sourire aux lèvres, le leader de Podemos, Pablo Iglesias prophétise que le changement institutionnel qui a bourgeonné dans les rues se concrétisera tôt ou tard. Sans plus attendre, l’Espagne doit dire « au revoir à 1978 et bonjour à 2015 ». Albert Rivera, leader de Ciudadanos, fera de même en revendiquant l’idée de “changement” et en plaidant, lui aussi, pour une deuxième transition. Une nouvelle atmosphère politique imprime sa marque dans les sphères esthétiques et discursives du politique.

Podemos arrive en 2014 dans l’effervescence du 15M en Avec pour Ambition de « prendre d’assaut le ciel »

Lors du débat électoral de 2016, Pablo Iglesias termine son intervention en proclamant que, contre ceux qui relient le projet de changement à la peur, il convient d’aller voter avec la joie et l’espoir dans le cœur. « Oui, nous pouvons », tel est le maître mot d’une organisation qui agite l’esprit de beaucoup d’Espagnols. Il faut se souvenir que, quelque mois avant l’élection, en janvier 2015, Podemos est la première force politique, selon Metroscopia, avec 28,2% des voix. Comme prévu, Albert Rivera et Pedro Sánchez – nouveau leader du PSOE – suivent la cadence initiée par Podemos. Le candidat de Ciudadanos parle d’un rêve réalisable pour l’Espagne. Sánchez, de son côté, donne une touche tragique à son discours en faisant allusion à la pauvreté infantile, désormais dramatiquement élevée.

Pendant ces années, en Espagne, le politique entre en mutation profonde : c’est le retour de l’émotion en politique. Cette tendance, ouverte par Podemos, va se retourner contre le mouvement. Avec le conflit catalan, la puissance mobilisatrice de l’émotion se déporte sur la droite de l’échiquier politique, bien que le PP de Mariano Rajoy constitue alors le dernier bastion de la raison cartésienne. Quoiqu’il en soit, l’espace politique est ouvert. La solidité du bloc hégémonique hérité de la transition démocratique ressort définitivement fracturé par cette nouvelle dispute pour le sens commun. Les forces politiques ne raisonnent plus de manière passive selon une culture politique qui leur précéderait. Bien au contraire, elles manient les structures mêmes du politique pour définir un terrain de combat qui leur soit favorable.

DU PATHOS À LA GUERRE : RUPTURE DE L’ÉQUILIBRE AGONIQUE

En quelques mois, l’Espagne passe d’une politique de l’affectif à une politique de la confrontation radicale. Le point d’inflexion de ce basculement intervient à la fin de l’année 2017, avec l’irruption de la question catalane. La journée traumatique du 1er octobre fait exploser la fragile frontière qui sépare l’agonisme mouffien de l’antagonisme schmittien. Le Catalan n’est plus un adversaire pour “l’Espagne constitutionnelle” mais bien un ennemi, comme l’est l’État espagnol pour le mouvement indépendantiste. L’Autre, indépendantiste ou unioniste est vidé de sa dignité humaine et n’est perçu que comme un problème structurel, irréconciliable avec les aspirations de l’Un. Cette tension phagocyte l’opinion publique jusqu’aux dernières élections législatives de 2019. 

Dans le tourbillon dialectique de cet affrontement identitaire, l’horizon utopique de Podemos est muet. Le mouvement invite les parties au dialogue et défend obstinément le droit des Catalans à l’autodétermination, ce qui le marginalise.

Sur fond de crise nationale, Pedro Sánchez prend le pouvoir à la suite d’une motion de censure. Ses négociations avec les leaders indépendantistes éveillent encore davantage l’agressivité de la droite qui, par effet de mitose, ouvre la porte au phénomène VOX. La division entre « constitutionnalistes » et pro-indépendantistes constitue le nouveau terrain politique inauguré par la droite. La puissance de cette délimitation force Podemos à fonder sa stratégie électorale sur les articles « sociaux » de la constitution.

Le conflit catalan permet à Santiago Abascal de greffer la doctrine Bannon en Espagne. Ce dernier avait, en effet, fondé The Movement avec l’objectif de soutenir les mouvements politiques conservateurs et réactionnaires en Europe. M.Abascal n’est pas un phénomène isolé dans la vie politique espagnole. Son émergence vient après l’arrivée de mouvements politiques tels que CitizenGo, une association politique qui combat le droit à l’avortement ou encore le mariage homosexuel. CitizenGo est l’héritier direct de HazteOir, mouvement politique conservateur et ultra-catholique.

Peu à peu, cette nébuleuse d’extrême-droite remet en cause le consensus établi sur des questions telles que le féminisme, l’autonomie des régions ou l’immigration. Le conflit catalan a permis à Vox de parler ouvertement de misogynie, de centralisme administratif et de xénophobie. La stratégie est claire : faire de la politique la continuation de la guerre par d’autres moyens. Comme aux États-Unis, comme au Brésil, les quelques règles bienveillantes du jeu politique sont complètement bouleversées par l’idée que, dans la guerre, tout est possible. 

Privé du temps de penser lucidement, le citoyen se réfugie dans la force politique AYANT créé le problème qu’il fuit. La logique vicieuse de cette grande diversion RÉSIDE DANS LE FAIT que, pour maintenir l’attention du citoyen, elle déploie un réalité COMPLÈTEMENT apocalyptique.

VOX imite Trump et reprend sa stratégie fondée sur ce que Lakoff appelle le preemptive framing. Le parti de Santiago Abascal impose son propre tempo au débat public. Il détermine ainsi l’agenda des partis politiques et des médias.

C’est avec cet objectif en tête qu’il défend l’usage privé des armes à feu. Ainsi, VOX permet à une question tombée en désuétude de revenir sur la scène politique. Dans le contexte espagnol, cette proposition est explosive. Le royaume reste marqué par les souvenirs douloureux de la guerre civile, tandis que la dissolution de l’ensemble des structures liées à l’ETA (organisation terroriste basque) avait rendu le débat sur les armes à feu obsolète. Faisant appel aux instincts les plus primitifs, ici la survie, VOX ré-ouvre de vieilles blessures, tandis qu’une idée jusqu’alors complètement exclue du débat public gagne une place, construite artificiellement. 

Le citoyen se réfugie dans la force politique qui a créé le problème qu’il fuit. La logique vicieuse de cette grande diversion réside dans le fait que, pour maintenir l’attention du citoyen, elle déploie un réalité complètement apocalyptique. M.Abascal n’hésite pas à parler de dictature progressiste ou de totalitarisme de l’idéologie du genre. A l’occasion d’une réunion publique à Valence, il avertit ses soutiens : en cas de gouvernement progressiste, le chaos et la violence s’empareraient du pays. Il associe Podemos, Izquierda Unida et la gauche espagnole au camp républicain de 1936. Ciudadanos et le PP reprennent cette rhétorique en agitant le chiffon rouge du communisme et de fondamentalistes catalans qui agresseraient les non-indépendantistes. Par l’évocation des mânes du terrorisme basque, la droite répand le pire visage du mouvement catalan. De la même manière, le PP parle d’invasion migratoire, dans un pays où la principale préoccupation est le chômage et la corruption.

L’hyperbolisation discursive DE LA RÉALITÉ permet de diluer la gravité d’un ÉVÉNEMENT POLITIQUE PROBABLE : UNE COALITION RÉUNISSANT LES FORCES DE centre-droitE ET l’extrême droite.

Le 14 avril, le village d’Errenteria (Pays Basque) commémore le jour de la république espagnole. Ce village est historiquement marqué par son appartenance au camp républicain et à la gauche. Par provocation, Ciudadanos organise un meeting sur la place du village, interrompant la commémoration que ses voisins organisent tous les ans. Ces derniers, indignés, décident de perturber l’événement d’Albert Rivera à coup de casseroles. Résultat : Ciudadanos obtiendra 2,9% de voix à Errenteria, tandis que la coalition formée par Podemos, PSOE, et Bildu rassemble 71,96% des voix. L’objectif était de créer un conflit dans une zone historiquement marquée par la gauche et l’indépendantisme, afin de se présenter en martyre.

Cette hyperbolisation discursive de la réalité permet de diluer la gravité d’un événement politique probable : une coalition réunissant les forces de centre-droite avec l’extrême-droite. Ciudadanos voit en VOX un partenaire « constitutionnaliste ».

Pour faire fonctionner cette machinerie idéologique, la guerre de l’information est fondamentale. Comme dans les campagnes menées par Donald Trump et Jair Bolsonaro, il y a une relation ambivalente entre les médias et les outsiders d’extrême droite. L’extrême-droite esquive les grands journaux en donnant priorité aux réseaux sociaux pour propager le message de VOX. Toutefois, elle s’appuie sur le rejet dont elle ferait l’objet de la part des médias pour se forger un statut de dissident. C’est ainsi que VOX ne participe à aucun des deux débats télévisés. Plus que satisfaite, la direction du parti demande à tous ses représentants de simuler la stupeur devant cette prohibition de la part du comité électoral. Par le biais des réseaux sociaux, le parti mitraille l’opinion publique de fakes news et d’affirmations hyperboliques qui organisent une représentation dichotomique et manichéenne du réel. Enfin, le souffle épique de l’histoire est un ingrédient clé du discours de VOX comme c’est pour le cas pour le Rassemblement National, Donald Trump ou la Lega italienne.

Comme dans la campagne de Trump et celle de Bolsonaro, il y a une relation ambivalente entre les médias et les outsiders d’extrême droite.

Les deux concurrents réactionnaires de VOX participent également de cette guerre médiatique. Ils ont recours à des campagnes massives de diffusion d’informations, dont plusieurs se sont avérées faussées. Le PP de Pablo Casado en arrive à pratiquer l’astroturfing, qui consiste en la création massive de faux comptes sur Twitter pour donner une centralité au candidat. Les expériences américaine et brésilienne ont donné à voir l’hypocrisie de ce « contournement intentionnel des médias ». Ces derniers, pour la plupart privés, se nourrissent des déclarations juteuses et catastrophistes de la droite. Au lieu de tempérer le débat en confrontant ces déclarations aux faits, ils centrent leur attention sur ce fétichisme morbide pour le conflit et le sang. L’extrême droite et les médias mainstream, opposés en apparence, se nourrissent mutuellement, dans une spirale d’hystérie collective qui pousse le PP et Ciudadanos à adopter une rhétorique similaire.

Lors des débats télévisés, Pedro Sánchez se moquait de son homologue du Parti Populaire en appelant à l’invention d’un détecteur de mensonges. Cette plaisanterie se rapproche dangereusement de la réalité du comportement adopté par le leader de la droite. Sans aucune vergogne, Casado jongle avec des chiffres de plus en plus extravagants pour influencer les téléspectateurs. Il multiplie par deux le chiffre des pensions de retraite congelées par Zapatero durant la crise. Pour ce qui concerne le chômage, il prélève les chiffres des mois les plus mauvais du gouvernement Sánchez et les fait passer pour la moyenne sur l’ensemble de son mandat. Albert Rivera, obsédé par la question catalane, évoque un pacte entre les socialistes et les indépendantistes qui n’a existé que dans l’imagination du leader de Ciudadanos. Il évoque des distinctions territoriales dans l’accès aux services publics, en contradiction avec les dispositions de la loi 16/2003.

Montage publié sur le compte officiel de VOX le jour des élections avec la légende “La bataille commence!”.

LA RECONQUÊTE DU CAMP PROGRESSISTE DOIT S’APPUYER SUR UN NOUVEL IMAGINAIRE INCLUSIF ET TRANSVERSAL

L’instrumentalisation de la peur est sans doute une méthode pitoyable pour se faire une place dans l’échiquier politique. Reste qu’elle n’est pas moins dangereuse, et ce, pour une raison simple : la peur entraîne une mécanique difficile à enrayer. Avec Machiavel, on peut soutenir que l’on « fait la guerre quand on veut, on la termine quand on peut ». C’est le problème, apparemment sans solution, qui constitue le point nodal du développement de l’extrême-droite, en Espagne comme dans le reste de l’Europe. Une fois lancées, les colonnes infernales de l’inimitié et de l’antagonisme radical sont difficiles à arrêter.

L’appel à des fronts antifascistes, dans la continuité belliqueuse du discours politique ambiant, ne fait qu’agrandir l’adversaire. Podemos, qui défendait jusque-là cette position, a rectifié le tir lors des derniers débats électoraux. L’attitude sereine adoptée par Pablo Iglesias, face à des adversaires nerveux et se coupant sans cesse la parole, lui a valu une appréciation positive. Une attitude sobre et déterminée est la meilleure des défenses au milieu de la cacophonie politique.

l’appel à des fronts antifascistes, dans la continuité belliqueuse du discours politique AMBIANT, ne fait qu’agrandir l’adversaire.

Pour passer à l’attaque de nouveau, il faut cesser de perdre son temps avec l’hystérie de la nouvelle droite. Comme l’indique Iñigo Errejón, les progressistes doivent arrêter d’érotiser l’arrivée de VOX et sortir de la prison de son pathos apocalyptique. Cette position est une erreur stratégique difficilement réversible qui ne sert qu’à revitaliser l’imaginaire politique des années 30. On revient au discours de la vieille gauche, par la vieille gauche, pour la vieille gauche. Pendant ce temps, un terrain précieux est laissé dans les rues et dans les consciences, au bénéfice de l’extrême-droite. 

La meilleure défense contre le phénomène de VOX est de démystifier son image de parti nouveau et exotique. Son leader vient du PP. Il a bénéficié des largesses du parti. Lorsqu’il était au service d’Esperanza Aguirre (Présidente de la Communauté de Madrid), Abascal gagnait un salaire de 82.492 euros l’année pour une activité productive remarquablement réduite. Ses discours sur les armes, le terrorisme ou l’idéologie de genre ne sont que des confabulations délirantes qui n’ont rien à voir avec l’Espagne contemporaine. Au lieu de livrer une lutte titanesque contre son discours, il conviendrait de se consacrer à l’Espagne de notre temps pour lui proposer un projet de futur encourageant. L’Espagne de la haine n’est pas celle dans laquelle nous voulons vivre.

Cette nouvelle stratégie doit passer par le féminisme. Le 8 mars a mis l’Espagne à l’avant-garde du mouvement. D’une manière ou d’une autre, tout le monde se positionne vis-à-vis de sujet structurant. Contre la virulence machiste et la radicalisation du conflit dans le politique, on ouvre le chemin d’une politique où les être humains prennent soin les uns des autres. C’est cette Espagne, inclusive et bienveillante, qui doit être défendue par les forces progressistes et patriotiques. Le PSOE et Podemos paraissent avoir compris cela.

Contre la virulence machiste et la radicalisation du conflit dans le politique, on ouvre le chemin d’une politique où les être humains prennent soin les uns des autres. C’est cette Espagne, inclusive et bienveillante, qui doit être défendue par les forces progressistes et patriotiques.

Le bilan des élections est positif, mais limité. Le peuple espagnol a censuré une radicalisation excessive du politique. Le camp progressiste bénéficie d’un peu de répit pendant que la droite (et notamment le PP) est en convalescence. Ciudadanos, PP et VOX ont tous reconnus des erreurs dans leur communication. Ciudadanos et le PP admettent le danger que représente leur dérapage idéologique et reviennent vers une position centriste. Casado ose enfin qualifier VOX de parti d’ultra-droite. Jusqu’alors, il défendait avec un grand sourire, sa proximité personnelle avec la formation.

Cette restructuration du camp conservateur donne à la gauche un temps précieux pour imposer son agenda politique. Chaque mouvement doit être sous-pesé, notamment parce qu’une grande partie des voix ont été empruntées à des citoyens qui avaient plus de peur du « trifachito» que d’admiration pour le projet progressiste. La volonté du PSOE de gouverner en solitaire risque de mettre en danger la collaboration vertueuse de la gauche. Si Podemos souhaite survivre comme force motrice, il devra revenir vers la transversalité oubliée. Podemos doit renouer avec un agonisme courageux mais profondément démocratique et populaire. Autrement, ils seront condamnés à être le nouveau visage d’Izquierda Unida.

Chantal Mouffe : “S’il y a du politique, c’est qu’il y a du conflit”

The Belgian political theorist Chantal Mouffe, post-Marxist philosopher and currently teaching at University of Westminster, was in Paris. She talked about yellow vests’ movement and about the French political life including populism. 19th January 2019, Paris.
La politologue belge Chantal Mouffe, philosophe post-marxiste et professeure a l’Universite de Westminster, etait a Paris. Elle s’exprima sur le mouvement des gilets jaunes et a propos de la vie politique francaise et notamment sur le populisme. 19 janvier 2019, Paris.

Il y a quelques mois était publié Pour un populisme de gauche, le dernier ouvrage de Chantal Mouffe paru chez Albin Michel. Désormais, c’est Hégémonie et stratégie socialiste, un des ouvrages majeurs de la philosophe belge et d’Ernesto Laclau, qui est republié chez Fayard en version poche, signe de l’intérêt grandissant pour les travaux des deux auteurs post-marxistes. L’Europe vit en effet un « moment populiste » qui se manifeste par des bouleversements politiques rapides dans de nombreux pays. À l’heure des gilets jaunes, nous avons pu nous entretenir longuement avec la philosophe sur l’ensemble de son œuvre théorique, et sur son utilité pour analyser et pour agir dans la période politique actuelle.


LVSL – Ce mois de janvier vient de paraître la version de poche de l’ouvrage que vous avez coécrit avec Ernesto Laclau Hégémonie et stratégie socialiste, initialement publié en 1985. Dans cet essai vous portez l’ambition de renouveler les schémas de pensée d’une gauche sclérosée tant du côté de la famille communiste que du côté de la famille social-démocrate. Quels étaient les fondements du projet initial ?

Chantal Mouffe – Notre projet était à la fois théorique et politique. Il s’agissait d’une réflexion théorique à partir d’un problème politique. J’utilise cette démarche dans tous mes livres. Je m’intéresse à la théorie dans la mesure où elle permet d’éclairer l’action, de la comprendre et de conduire à une intervention. Dans le cas d’Hégémonie et stratégie socialiste : Vers une radicalisation de la démocratie nous partions d’un questionnement politique. Le constat qui nous préoccupait était le suivant : tant la gauche marxiste – qui était encore forte à cette époque-là – que la gauche sociale-démocrate étaient dans l’incapacité de penser la nature des demandes qui émanaient des nouveaux mouvements sociaux, à savoir le féminisme, l’antiracisme ou encore les luttes pour l’écologie, et de saisir l’importance d’articuler ces demandes avec celles de la classe ouvrière. Cette gauche demeurait très ancrée dans l’idée que le socialisme concernait avant tout les demandes de la classe ouvrière.

Nous avons essayé de comprendre ce qui se passait, d’où provenait ce blocage, cet obstacle épistémologique – pour reprendre une expression de Louis Althusser – dans cette théorie qui ne nous permettait pas d’appréhender l’importance de ces luttes. Il nous fallait en fait poser la question de l’hégémonie, entendue comme la nécessité pour la classe ouvrière de s’ouvrir à d’autres demandes. Notre réflexion était bien sûr très influencée par Gramsci. D’ailleurs, le premier livre que j’ai publié est intitulé Gramsci and Marxist Theory (1979).

Pourtant, bien que Gramsci fut celui qui soit allé le plus loin dans la pensée marxiste, nous ne trouvions pas chez lui les éléments théoriques qui nous permettaient de poser la question de l’hégémonie au-delà d’une union de groupes sociaux autour de la classe ouvrière. Pour le penseur sarde, il s’agissait d’articuler la lutte de la classe ouvrière du Nord avec la lutte de la paysannerie du Sud de l’Italie. Nous pensions que la perspective de l’hégémonie chez Gramsci constituait un point de départ, mais qu’il fallait pousser plus loin encore.

Le livre comporte trois parties. Il est intéressant de souligner que dans sa publication allemande, il avait pour titre Hégémonie et stratégie socialiste : pour une déconstruction du marxisme. La première partie est effectivement une déconstruction de la pensée marxiste à partir du concept d’hégémonie. Nous avons cherché à établir une généalogie pour déterminer les points d’achoppement et nous sommes arrivés à la conclusion que ce qui empêchait le marxisme de comprendre les nouveaux mouvements sociaux, c’était l’essentialisme de classe, comme nous l’avons formulé. Le marxisme concevait la subjectivité politique comme la stricte expression des positions de classe. Le féminisme, l’écologie, l’antiracisme n’étant pas des antagonismes directement exprimables en termes de classe, leur importance était négligée.

À partir de ce diagnostic, nous avons développé une approche théorique à même de dépasser cet obstacle épistémologique, par une approche anti-essentialiste qui permette d’articuler une perspective non rationaliste. Dans la partie théorique du livre, la seconde, nous avons associé la pensée de Gramsci à plusieurs éléments du courant post-structuraliste de Derrida, Lacan et Foucault. Cette articulation nous a amenés à développer une théorie du politique structurée autour de deux concepts principaux : le concept d’hégémonie et le concept d’antagonisme. Cette partie théorique visait donc à développer notre pensée anti-essentialiste.

Dans la dernière partie de l’ouvrage, nous avons tiré les conséquences de cette analyse anti-essentialiste dans le champ de la politique. Nous avons proposé de redéfinir le socialisme en termes de radicalisation de la démocratie. Cette redéfinition est primordiale pour nous, parce que l’articulation des intérêts de la classe ouvrière et des demandes qui correspondent à d’autres antagonismes conduit à poser la question de l’hégémonie dans un sens bien plus large. Le socialisme entendu comme la défense des intérêts de la classe ouvrière devient dès lors une partie d’un projet plus vaste qui englobe d’autres demandes. Voilà ce qui est à l’origine de notre questionnement, et qui nous a amenés, depuis une question politique, à élaborer toute une réflexion théorique.

LVSL – Cet essai s’inscrit dans le courant que vous avez mentionné et qu’on peut qualifier de post-marxisme. Quelle est votre conception de ce courant ?

CM – En réalité, nous ne sommes pas les initiateurs de cette expression. Avant d’écrire Hégémonie et stratégie socialiste, nous avions publié une série d’articles qui posaient déjà certaines de ces questions. L’un d’eux, publié dans Marxism Today, avait bénéficié d’un certain écho par les débats qu’il avait suscité au sein de la gauche britannique. Les opposants l’avaient qualifié de « post-marxiste » afin de le critiquer. Cette catégorisation ne nous a pas dérangés, et nous avons repris cette formule dans la préface du livre en insistant à la fois sur post et sur marxisme. Il ne s’agit pas d’un post-marxisme qui rejette le marxisme mais plutôt d’une pensée qui part du marxisme et s’en nourrit, mais pour aller plus loin.

Le terme post-marxisme ne dit pas grand-chose. Il ne définit pas clairement ce que sont nos thèses. C’est plutôt un terme descriptif. D’autres courants sont considérés comme post-marxistes, comme par exemple les études postcoloniales, certaines parties des études dites « décoloniales » ou encore les subaltern studies pour ne citer qu’elles. Il peut être intéressant de différencier le courant post-marxiste du courant néo-marxiste. Car il y a toute une série d’auteurs influents qui reconnaissent l’importance d’adapter les catégories marxistes à la situation actuelle tout en maintenant une certaine orthodoxie. Ce sont des néo-marxistes.

Cette question de l’orthodoxie ne m’intéresse pas. Je n’ai aucun attachement sentimental à me dire marxiste. Le marxisme a été important dans ma formation, surtout avec Gramsci, mais d’autres auteurs sont tout aussi importants, comme Freud, Weber ou encore Wittgenstein. Je défends une certaine dose d’éclectisme et je me méfie de toute forme d’orthodoxie.

Notre approche est souvent présentée comme une théorie du discours ou comme École d’Essex car Ernesto Laclau, lorsqu’il était professeur à l’université d’Essex, a développé un programme de doctorat intitulé « Idéologie et analyse du discours ». De nombreux étudiants et doctorants du monde entier sont venus travailler avec lui et ont utilisé par la suite cette approche pour étudier une grande diversité de phénomènes. De ce programme est née une école, mais ce n’est pas une école post-marxiste. Cette période a été très importante dans la diffusion internationale de nos idées et de notre approche discursive. Cette dernière est au cœur de notre réflexion dans Hégémonie et stratégie socialiste.

“S’il y a du politique c’est qu’il y a du conflit”

Pour compléter, je voudrais rapidement indiquer quels sont les points principaux de cette approche de la théorie du discours. Tout d’abord, elle s’inscrit dans une conception dissociative du politique. C’est une conception qui s’oppose au postulat dominant dans la théorie politique libérale – entendue ici au sens du libéralisme philosophique et non du libéralisme politique ou économique – qui est en général porteuse d’une conception associative du politique. Pour celle-ci, le politique est le domaine de l’agir en commun, de la liberté et de la recherche du consensus.

À côté de cela, existe une théorie dissociative du politique. On la trouve dans les écrits de Thucydide, de Machiavel et de Hobbes et plus tard chez Max Weber, Carl Schmitt ou Claude Lefort. Nous nous inscrivons dans cette conception dissociative du politique où politique et conflit sont inséparables : s’il y a du politique c’est qu’il y a du conflit. D’un point de vue plus philosophique, et c’est un point sur lequel nous insistons beaucoup, il y a une négativité radicale que nous différencions de la négativité dialectique. Cette dernière, qui peut être dépassée dialectiquement, est présente chez Marx ou chez Hegel. À l’inverse, la négativité radicale ne peut pas être dépassée : la société est irrémédiablement divisée.

Le second point important réside dans la conception anti-essentialiste selon laquelle toute objectivité est construite de manière discursive. L’espace social est de nature discursive et il est le produit de pratiques signifiantes. Ici, nous contestons l’idée de l’immédiateté, l’idée que le monde social nous est donné, ce que Derrida appelle la métaphysique de la présence. Le monde social est toujours construit par des pratiques signifiantes. En ce qui concerne les identités, comme Freud nous l’a appris, elles sont toujours le résultat de processus d’identification. Dans le domaine politique, les identités sont toujours des identités collectives et le résultat d’un processus d’identification qui comporte des éléments affectifs.

On appelle aussi cette conception post-fondationnaliste dans la mesure où elle affirme qu’il n’y a pas de fondement ultime. Ce n’est pas une position anti-fondationnaliste selon laquelle tout se vaut et tout est possible. Pour nous, il y a des fondements, mais ceux-ci sont toujours contingents. Toute politique vise à établir un ordre qui est de nature hégémonique car il n’est jamais assis sur un fondement définitif. C’est un ordre précaire, contingent et en cela il est post-fondationnaliste.

On accuse cette conception discursive d’être une conception idéaliste. Depuis Hégémonie et stratégie socialiste, nous avons écrit bon nombre d’articles pour expliquer que ce n’était absolument pas le cas. Ce qu’on appelle « pratiques discursives » sont des pratiques signifiantes dans lesquelles signification et action, éléments linguistiques et éléments affectifs, ne peuvent pas être séparés. Lorsqu’on parle de discours c’est au fond la même chose que ce que Wittgenstein appelle des jeux de langage, à condition bien sûr de comprendre que par jeux de langage Wittgenstein ne se réfère pas simplement à des jeux linguistiques. Pour Wittgenstein, les jeux de langage sont aussi des pratiques matérielles. C’est donc une position matérialiste et non idéaliste. J’insiste sur ce fait important car bon nombre de personnes ne semblent pas être capables de le comprendre.

LVSL – Justement, à propos de cette conception anti-essentialiste, vous critiquez l’essentialisme de classe qui conduit à remettre en question l’existence prédéterminée d’intérêts objectifs et d’identités de classes. Intérêts objectifs et identités de classes qui découleraient mécaniquement de la place qu’occupent les individus dans le processus de production. Entendez-vous ici que la lutte des classes, qui a été longtemps au centre de la vision du monde et de l’action politique à gauche au XXème siècle, est une formulation qui est dépassée ?

CM – Il y a eu beaucoup de malentendus par rapport à ce que nous disions de la lutte des classes. Il est évident que la perspective théorique que je viens de développer rompt avec l’ontologie marxiste d’une loi de l’Histoire, avec la représentation de la société comme une structure intelligible qui pourrait être maîtrisée à partir de certaines positions de classe et reconstituée en un ordre rationnel par un acte fondateur. Cette perspective met en question toute l’ontologie marxiste. Elle implique la nécessité d’abandonner le rationalisme marxiste qui présente l’histoire et la société comme des totalités intelligibles qui sont établies par des lois conceptuellement explicables et une nécessité historique dont le moteur est la lutte des classes.

L’une des erreurs, à notre avis, de la perspective marxiste, est de tout réduire à la seule contradiction capital-travail et de postuler l’existence d’une classe ouvrière dotée d’intérêts objectifs adossés à la position qu’elle occupe dans les rapports de production, qui devraient la conduire à établir le socialisme. Dans cette optique, si les ouvriers empiriques ne partagent pas ces intérêts-là, ils seront taxés d’être sous l’emprise d’une fausse conscience. C’est ce que nous remettons en question.

“L’idée que la lutte des classes est le moteur de l’histoire doit être abandonnée.”

Dans notre perspective, et c’est ici que l’anti-essentialisme joue un rôle important, il n’y a pas d’intérêts objectifs mais seulement des intérêts construits discursivement. La classe ouvrière n’a pas de rôle ontologique privilégié, ce qui ne veut pas dire que dans certains cas la classe ouvrière ne puisse pas jouer le rôle principal. Cependant, cette primauté est toujours le résultat de circonstances et de la façon dont les luttes sont construites. Ce n’est donc pas un privilège ontologique. Les intérêts sont toujours des produits historiques, précaires et susceptibles d’être transformés. L’idée que la lutte des classes est le moteur de l’histoire doit être abandonnée.

Ce que nous contestons c’est donc l’idée que la lutte des classes serait une nécessité objective. Par contre nous ne contestons pas l’existence de luttes de classe à condition d’entendre ce terme de classe au sens wébérien ou bourdieusien. Certaines luttes peuvent être appelées luttes de classe dans la mesure où elles sont menées par des agents sociaux à partir de leur position dans les rapports de production.

Deux choses sont importantes pour comprendre notre position sur ce sujet. Tout d’abord, ces luttes menées par des agents sociaux à partir de leurs positions dans des rapports de production ne sont pas nécessairement anticapitalistes. La plupart des luttes menées par les ouvriers sont des luttes réformistes. D’autre part, il faut reconnaître qu’il peut y avoir des luttes anticapitalistes qui ne sont pas menées par des agents sociaux qu’on va appeler « classes ». Aujourd’hui, dans la mesure où le néolibéralisme pénètre de plus en plus et crée des formes de domination dans une pluralité de rapports sociaux, des agents sociaux vont se rebeller contre le capitalisme et mener des luttes anticapitalistes. Sauf qu’ils n’agissent pas en tant que classe. Des luttes féministes peuvent être des luttes anticapitalistes mais elles ne sont pas menées en tant qu’acteur de classe. De même, beaucoup de luttes écologiques peuvent mettre en question le capitalisme, mais pas au nom de positions de classe.

Nous n’avons jamais soutenu l’idée, comme certains nous en ont accusé, que les luttes de classe ne sont plus importantes et que ce sont les luttes sociétales, ou post-matérialistes, qui sont les seules à compter. Nous disons qu’il y a d’autres antagonismes que l’antagonisme économique et que les luttes qui leur sont liées sont importantes pour un projet de radicalisation de la démocratie.

LVSL – Dans Hégémonie et stratégie socialiste vous faites un plaidoyer en faveur d’une forme de réorganisation du projet socialiste en termes de radicalisation de la démocratie. Pouvez-vous revenir sur ce concept central dans vos réflexions, encore très présent aujourd’hui ?

CM – La thèse que nous défendons dans Hégémonie et stratégie socialiste est qu’un projet vraiment émancipateur doit être envisagé comme un projet de radicalisation de la démocratie. Nombreux sont ceux qui ont lu Hégémonie et qui n’ont pas compris ce que nous voulons dire lorsque nous parlons de créer une démocratie radicale et plurielle. Cela ne signifie pas que nous voulons rompre complètement avec la démocratie pluraliste pour établir un régime totalement nouveau. L’idée de radicalisation de la démocratie suppose une lutte immanente à l’intérieur de la démocratie libérale pluraliste. Je préfère utiliser le terme pluraliste que libéral car pour beaucoup de gens démocratie libérale renvoie nécessairement à l’articulation entre un régime politique et le capitalisme. En français et en anglais, on ne peut pas distinguer les différents sens du libéralisme. Les Italiens font eux la distinction entre liberismo et liberalismo.

Par démocratie libérale j’entends une forme de régime au sens d’une politeia, non au sens qu’on lui attribue dans les sciences politiques. C’est-à-dire une forme de vie et d’organisation de la société à partir de certaines valeurs éthico-politiques. En Occident, nous pensons la démocratie comme l’articulation entre deux traditions, la tradition libérale et la tradition démocratique. La tradition libérale est celle de l’État de droit, de la séparation des pouvoirs et de la liberté individuelle. La tradition démocratique a à voir avec l’égalité et la souveraineté populaire. L’idée de pluralisme vient de la tradition libérale et non de la tradition démocratique. C’est pourquoi je crois que cette articulation entre les valeurs de liberté et d’égalité est très importante. J’insiste toujours sur ce que j’appelle les valeurs « éthico-politiques de la démocratie pluraliste », soit la liberté et l’égalité pour tous.

Ainsi, quand nous parlons de radicalisation de la démocratie, nous affirmons qu’il est nécessaire d’étendre ces valeurs à davantage de rapports sociaux. L’application de ces valeurs a commencé dans la société civile avec la citoyenneté. Puis, grâce aux luttes socialistes, ces principes de liberté et d’égalité se sont étendus dans les rapports économiques. Actuellement, les nouvelles luttes visent à étendre ces principes de liberté et d’égalité encore plus loin, comme dans les rapports de genre par exemple.

Mais pour radicaliser la démocratie il est impératif d’être d’ores et déjà dans un régime démocratique. En ce sens, il est impossible de radicaliser la démocratie dans une dictature. C’est pour cette raison que je parle de lutte immanente. Il faut partir de notre société telle qu’elle existe et défendre ces valeurs éthico-politiques à l’intérieur de son cadre. Des critiques, marxistes en général, dénoncent ces valeurs comme étant un leurre. Il est vrai que ces valeurs sont très peu mises en pratique. À partir de là, il y a deux attitudes possibles : rompre avec la démocratie pluraliste et créer quelque chose de nouveau, une véritable démocratie, ou forcer nos sociétés à mettre en pratique les valeurs qu’elles profèrent car ce sont des valeurs qui méritent qu’on les défende.

Je pense qu’il ne faut pas chercher à rompre avec la démocratie pluraliste pour créer une société complètement nouvelle. Toute lutte est toujours une lutte de désarticulation et de ré-articulation de ce qui existe. Il ne s’agit pas d’opérer une rupture radicale. C’est pourquoi la radicalisation de la démocratie consiste à partir des valeurs qui constituent l’imaginaire social de la société. C’est là l’idée que nous développions déjà dans Hégémonie et stratégie socialiste et que je définis comme réformisme radical dans Pour un populisme de gauche (2018). J’y distingue trois positions dans ce qu’on appelle la gauche : la conception léniniste de rupture selon laquelle on va rompre avec l’ordre existant pour créer quelque chose de complètement nouveau ; l’option réformiste, pour laquelle il suffit d’effectuer quelques transformations mais sans mettre en cause l’ordre hégémonique existant ; et la proposition de radicalisation de la démocratie, qui renvoie au réformisme radical et qui consiste à créer une nouvelle hégémonie dans le cadre de la démocratie pluraliste. Dans cette dernière proposition, on cherche à radicaliser des valeurs déjà inscrites à l’intérieur d’une société donnée.

LVSL – Vos travaux engagés à la suite d’Hégémonie et stratégie socialiste approfondissent d’un point de vue théorique le projet de « démocratie radicale et plurielle » esquissé avec Ernesto Laclau. Votre théorie de la démocratie est fondée sur une critique de la démocratie libérale, dont vous ne rejetez pas le cadre pour autant, et s’oppose également au modèle de démocratie dit délibératif. Quelles critiques adressez-vous à ces deux modèles dominants ?

CM – Après avoir écrit Hégémonie et stratégie socialiste, je me suis posé la question suivante : comment devons-nous concevoir la démocratie pour qu’on puisse la radicaliser ? Ce questionnement doit aussi être resitué dans son contexte politique : après la chute du modèle soviétique, beaucoup de marxistes et un grand nombre d’intellectuels de gauche en France se sont convertis au libéralisme. Ce vent libéral me semblait paradoxal, car si je considère qu’il n’y a pas de théorie du politique dans le marxisme, je souhaitais montrer que le libéralisme n’en contient pas lui non plus.

Cela m’a conduit à m’intéresser à la philosophie politique libérale. J’ai commencé à lire John Rawls et Jürgen Habermas pour guider ma réflexion. Le modèle de démocratie qu’ils développent peut-il nous servir à penser les conditions d’une démocratie à même d’être radicalisée ? Je suis arrivée à la conclusion que les modèles issus de la philosophie politique libérale n’étaient pas satisfaisants car ils n’accordaient aucune place à l’antagonisme et à l’hégémonie. J’ai écrit deux livres sur cette question-là, dont The Return of the Political (ce livre a été partiellement traduit en français sous le titre Le politique et ses enjeux : pour une démocratie plurielle (1994) par La Découverte et la revue du MAUSS) et ensuite The Democratic Paradox (2000), traduit en français en 2016 aux éditions des Beaux-Arts de Paris.

LVSL Carl Schmitt vous a fourni un appui supplémentaire pour réintroduire la dimension irréductiblement conflictuelle du politique. Néanmoins, pour le philosophe allemand, l’antagonisme ami/ennemi conduit inévitablement les démocraties libérales fondées sur le pluralisme à une forme d’autodestruction. En quoi le modèle agonistique que vous développez dans vos travaux permet-il de résoudre cette contradiction ?

CM – Cette dimension conflictuelle du politique est déjà présente dans Hégémonie et stratégie socialiste. Nous avons souvent été accusés de suivre la pensée de Schmitt, alors même que nous ne le connaissions pas au moment de l’écriture du livre ! Un ami me l’a fait découvrir au moment de la publication de notre ouvrage.

Je travaillais à l’élaboration d’une critique du libéralisme lorsque j’ai découvert celle proposée par Schmitt. Il écrivait dans les années 1920 que le libéralisme nie le politique, car le libéralisme prétend penser le politique uniquement à partir d’un modèle économique ou d’un modèle moral ou éthique. Cette idée correspondait exactement à ce que je percevais dans la théorie libérale de la démocratie avec d’un côté le modèle agrégatif, qui correspond à une façon de penser le politique à partir de l’économie ; et d’un autre côté la démocratie délibérative qui se pensait quant à elle sur le mode de l’éthique ou de la moralité. Ce que Schmitt expliquait à l’époque était tout à fait pertinent pour appréhender la pensée libérale actuelle. Je dois dire que Schmitt a représenté pour moi un véritable défi… J’étais d’accord avec son idée que le politique repose sur le rapport ami/ennemi – ce que de notre côté nous appelons l’antagonisme, mais Schmitt en conclut que la démocratie pluraliste ne peut être un régime viable parce que le libéralisme nie la démocratie, et la démocratie nie le libéralisme.

Mon projet consistait au contraire à repenser la démocratie pluraliste. Je ne voulais en aucun cas rejeter la démocratie libérale. D’ailleurs, d’une façon paradoxale, je suis devenue beaucoup plus libérale en lisant Schmitt que je ne l’étais auparavant. Je me suis rendu compte que le problème de Schmitt, et c’est la raison pour laquelle il ne s’est pas opposé au nazisme, était son antilibéralisme résolu. J’ai découvert les dangers de l’antilibéralisme, et l’importance de la dimension libérale pluraliste. Quand je parle du libéralisme, je parle du pluralisme.

Mon objectif était de penser la démocratie libérale d’une façon véritablement politique, c’est-à-dire qui fasse place à l’antagonisme, ce que Schmitt pensait impossible. Le développement du modèle agonistique a été ma réponse au défi de Schmitt. J’ai compris qu’il pensait l’antagonisme sur le seul modèle de l’opposition ami/ennemi. Dans ce cas il avait raison de dire qu’une démocratie pluraliste était non viable car penser l’antagonisme de cette manière empêche toute légitimation dans le cadre d’une association politique et conduit donc nécessairement à la guerre civile.

Cependant, il existe une autre façon de mettre en scène l’antagonisme, non pas dans sa forme ami/ennemi, où l’ennemi est perçu comme celui qu’il convient d’éliminer, mais à la manière agonistique, en termes d’adversaires qui savent pertinemment qu’ils ne peuvent s’accorder parce que leurs positions sont antagoniques, mais qui se reconnaissent le droit de défendre leur point de vue et vont faire en sorte de s’affronter à l’intérieur du cadre d’institutions communes. L’enjeu d’une démocratie pluraliste, c’est alors d’établir les institutions qui permettent que le conflit se déroule sans déboucher sur la guerre civile. Dès lors, il est tout à fait possible de penser ensemble antagonisme et pluralisme, ce que Carl Schmitt tout comme Jürgen Habermas d’ailleurs considèrent comme impossible. Schmitt rejette le pluralisme pour défendre l’antagonisme. Habermas, au contraire, nie l’antagonisme pour sauver la démocratie. J’ai essayé de faire tenir ensemble antagonisme et pluralisme et je crois que le modèle agonistique permet cette compatibilité. C’est pour construire cette réflexion que Schmitt a été important pour moi. Un des premiers articles que j’ai publié en français dans la Revue française de science politique s’intitulait « Penser la démocratie moderne avec et contre Carl Schmitt ». La pensée de Carl Schmitt m’a beaucoup stimulée dans mon questionnement et j’ai élaboré le modèle agonistique avec lui et contre lui.

LVSL – Comme vous le reconnaissez vous-même dans votre dernier ouvrage, Pour un populisme de gauche, votre perspective théorique ne peut être dissociée de la conjoncture spécifique dans laquelle elle prend forme. L’écriture de Hégémonie et stratégie socialiste s’inscrivait dans un contexte politique bien identifié : les prémices d’un long déclin de l’hégémonie social-démocrate d’après-guerre, et l’hermétisme des gauches marxistes aux demandes émergentes des nouveaux mouvements sociaux. Quelles sont les conjonctures qui ont présidé à l’élaboration de vos ouvrages plus récents, tels que L’Illusion du consensus, Agonistique ou Pour un populisme de gauche ?

CM – Dans Le Paradoxe démocratique, j’ai consacré ma réflexion à l’élaboration de ce modèle agonistique avant de revenir à l’étude de conjonctures particulières. Dans L’Illusion du consensus (On the Political publié en 2005 et traduit en 2016), je traite de la conjoncture blairiste qui a vu naître la troisième voie, sous la forme d’une discussion des théories de Anthony Giddens. Je dois rappeler ici que nous avions écrit Hégémonie et stratégie socialiste dans un moment de transition entre l’hégémonie social-démocrate et l’hégémonie néolibérale. C’est avec Thatcher que s’établit l’hégémonie néolibérale, puis elle se consolide avec Tony Blair lorsqu’il arrive au pouvoir en 1997. Au lieu de remettre en question l’hégémonie thatchérienne, Blair accepte l’idée qu’il n’y a pas d’alternative et que la seule marge de manœuvre consiste à gérer la globalisation néolibérale de manière un peu plus humaine. C’est dans cette période qu’est théorisée la troisième voie, qui va devenir par la suite un modèle pour le reste de la social-démocratie européenne.

La plupart des analyses développées dans L’Illusion du consensus construisent une critique de cette troisième voie qui considère que l’antagonisme a disparu, que le modèle adversarial de la politique est dépassé et que nous sommes entrés, selon Beck et Giddens, dans une nouvelle forme de modernité réflexive. J’ai théorisé cette idée sous le nom de post-politique : ce moment où l’on en vient à penser qu’il n’y a plus de différences fondamentales entre la droite et la gauche et que les frontières politiques ne font plus sens. Tony Blair disait alors : « On appartient tous à la classe moyenne, on peut tous se mettre d’accord », et cette idée était présentée comme un grand progrès pour la démocratie devenue soi-disant plus mûre.

Pour moi, cette négation de l’antagonisme n’était en rien un progrès pour la démocratie, bien au contraire, elle représentait en fait un danger en ce qu’elle posait les bases propices au développement d’un populisme de droite. Je me suis très tôt intéressée au populisme de droite, surtout dans le cas que je connaissais le mieux, sur lequel j’avais écrit, celui de l’Autriche. À cette époque, Jörg Haider avait pris le contrôle du FPÖ (Parti de la liberté d’Autriche) et puis en 2000 il arrivait au pouvoir en coalition avec les conservateurs. Sa grande force a consisté à se présenter comme celui qui allait redonner une voix aux Autrichiens, alors que l’Autriche vivait depuis longtemps dans un système de grande coalition qui diluait les différences fondamentales entre centre-gauche et centre-droit. La troisième voie qui nous était présentée comme le futur de la social-démocratie ouvrait en réalité la voie à de nouvelles forces réactionnaires. Le développement de cette logique post-politique un peu partout en Europe a favorisé l’essor du populisme de droite. C’est l’idée que je défends déjà dans L’Illusion du consensus.

La publication d’Agonistique en 2013 intervient dans une autre conjoncture, qui correspond principalement à la séquence des mouvements des places. À cette période ont surgi les Indignés, Occupy Wall Street, etc. Dans Agonistique, je développe deux types de réflexions. La première porte sur le modèle multipolaire et esquisse une critique du cosmopolitisme. Dans le cadre de mon activité d’enseignement dans un département de politique et de relations internationales, j’ai rencontré des doctorants intéressés par ce sujet, ce qui m’a amenée à me poser la question de la pertinence de mon modèle agonistique appliqué aux relations internationales.

L’autre partie du livre porte sur le mouvement des places et en dresse une perspective critique. Ces mouvements étaient purement horizontaux et rejetaient toute forme d’articulation politique, ce qui me semblait problématique. Au moment où j’écris le livre, Podemos n’est pas encore né – Podemos est fondé en 2014, le livre publié en 2013. Le terme populisme de gauche apparaît cependant pour la première fois dans la conclusion d’Agonistique, mais c’est un populisme de gauche qui, d’une certaine façon, n’existait pas encore.

Enfin, une partie importante du livre analyse la position défendue par Antonio Negri et les opéraïstes comme Paolo Virno. J’y critique ce que j’appelle la politique de la désertion, selon leur propre terme. Pour eux, il est vain de s’engager dans les institutions ; seule fonctionne la création d’un monde à part, différent et en dehors des institutions existantes. C’est le moment zapatiste de l’insurrection au Chiapas, où une grande partie de la gauche s’enthousiasme pour ce type de mouvement. Je considère pour ma part que le modèle horizontal ne permet pas de véritables transformations politiques. Dans Agonistique, je me posais la question des limites de la stratégie horizontaliste et de la nécessité de penser une autre politique qui permette d’articuler l’horizontal avec le vertical. C’est à ce moment que je commence à jeter les bases d’une conception que je développerai par la suite dans Pour un populisme de gauche.

LVSL – Dans l’introduction de ce dernier ouvrage, Pour un populisme de gauche, il est spécifié qu’il ne vise pas à alimenter les débats académiques autour de la définition du populisme, mais à intervenir explicitement dans le débat politique en faveur d’une stratégie populiste de gauche. À qui s’adresse le propos développé dans cet ouvrage ? Faut-il y voir un programme fourni clé en main aux gauches européennes ?

CM – La différence entre la conjoncture analysée dans Agonistique, et celle qui préside à l’écriture de Pour un populisme de gauche, c’est le fait que nous sommes aujourd’hui réellement dans un moment populiste. Aujourd’hui, les résistances à la post-politique se manifestent à travers des populismes de droite et des populismes de gauche, et nous assistons à une véritable crise de l’hégémonie néolibérale. Cette crise offre une grande possibilité d’intervention pour établir une autre hégémonie.

Ce livre est une intervention politique provoquée par l’urgence de saisir la crise actuelle et le moment populiste, dans le but de donner une issue progressiste à cette crise de l’hégémonie néolibérale. Je crois que la droite a compris que nous sommes dans un moment à saisir. Du côté de la gauche, il n’est pas permis de perdre cette occasion. Je me rends compte que nous sommes entrés dans un moment charnière, assez semblable à celui où, en Grande-Bretagne, face à la crise de l’hégémonie social-démocrate, Thatcher est intervenue en établissant une frontière qui a ouvert la voie à l’hégémonie néolibérale. Aujourd’hui, la configuration est de nouveau ouverte.

« Le populisme de gauche, c’est une stratégie de construction d’une frontière politique, la création d’une volonté collective pour rompre avec l’hégémonie néolibérale et créer les conditions pour une nouvelle hégémonie qui va permettre une radicalisation de la démocratie. »

On peut faire une analogie historique et comparer la situation actuelle avec la situation que Karl Polanyi analyse dans son livre La Grande Transformation. Il étudie la conjoncture des années 1930 et développe l’idée du double mouvement. Polanyi montre en quoi les bouleversements politiques des années 30 ont été une réaction contre la première globalisation, la première grande vague de marchandisation de la société. Il affirme que la société a voulu se protéger contre cette avancée et que les résistances ont pu prendre des formes régressives ou progressistes, ce qui résonne tout à fait dans la situation actuelle. Polanyi démontre comment le fascisme et le nazisme constituent des formes de résistances à la première globalisation, des résistances qu’il qualifie de régressives dans un sens autoritaire.

Mais ces résistances ont aussi pris une forme progressiste comme dans le cas du New Deal aux États-Unis. Le New Deal a été une réponse à la crise : Roosevelt s’est appuyé sur la situation de crise pour établir plus de redistribution et approfondir les droits. Nous sommes aujourd’hui dans une situation semblable, marquée par les résistances à la globalisation néolibérale. Il est urgent pour la gauche de bien comprendre la conjoncture afin de ne pas laisser libre cours à une ré-articulation par le populisme de droite qui souhaite construire une société nationaliste autoritaire. C’est pourquoi, et j’insiste là-dessus, mon livre est une intervention politique. Mon analyse est fondée sur le constat que nous traversons un moment populiste, caractérisé par un ensemble de résistances à la post-démocratie ; conséquence du néolibéralisme.

Je distingue deux aspects dans la post-démocratie. Le premier, l’aspect politique, réside dans la post-politique décrite précédemment. À cette post-politique répondent des résistances qui consistent en tout premier lieu à réclamer une voix : les Indignés espagnols disaient « On a un vote, mais on n’a pas de voix ». Le second aspect de la post-démocratie est économique, il concerne l’oligarchisation de la société et la croissance des inégalités, qui se voient aussi opposer des résistances. Toutes ces résistances se légitiment au nom des valeurs de la souveraineté populaire et de l’égalité qui sont au cœur des revendications du moment populiste. L’issue de ce moment populiste dépendra de la manière dont ces revendications sont articulées. La défense du statu quo ne permet pas de sortir de la crise et ma thèse principale consiste à défendre l’urgence de tracer une frontière politique de manière populiste, entre ceux d’en bas et ceux d’en haut. La droite le fait déjà et il est nécessaire que la gauche intervienne sur ce terrain. Il n’est plus possible de penser qu’on va créer une volonté collective uniquement sur la base d’une frontière d’inspiration marxiste entre le capital et le travail. Les demandes démocratiques importantes doivent être articulées dans la construction d’une volonté collective qu’on peut appeler un peuple, un nous. Et la construction de cette volonté collective ne peut s’opérer qu’à travers la distinction entre le nous, le peuple, et le eux, l’establishment ou l’oligarchie. C’est ce que j’appelle, en suivant l’analyse d’Ernesto Laclau dans La Raison populiste, une stratégie populiste.

Le populisme de gauche, c’est une stratégie de construction d’une frontière politique, la création d’une volonté collective pour rompre avec l’hégémonie néolibérale et créer les conditions pour une nouvelle hégémonie qui va permettre une radicalisation de la démocratie. Avec le populisme il ne s’agit pas d’un régime ou d’une idéologie, il ne possède pas de contenu programmatique spécifique. L’objectif n’est pas d’établir un régime populiste, mais d’opérer une rupture pour créer les conditions de récupération et de radicalisation de la démocratie. La forme de cette rupture va être très différente selon les pays et selon les forces en présence. Imaginons par exemple que Jeremy Corbyn arrive au pouvoir en Grande-Bretagne, Jean-Luc Mélenchon en France et Podemos en Espagne, il est évident qu’ils ne vont pas créer la même chose.

LVSL – Il y a souvent des interrogations autour de ce que vous entendez par peuple. Pour certains observateurs, le peuple du populisme renvoie à un déjà-là sociologiquement cohérent et à une réalité empirique. À quoi renvoie pour vous le peuple du populisme de gauche ?

CM – Il y a ici aussi un malentendu dont je me demande s’il relève de l’ignorance ou de la mauvaise foi. Quand je parle de peuple, je ne fais pas référence à une catégorie sociologique ou à un référent empirique. Le peuple au sens politique, c’est toujours une construction qui résulte de pratiques discursives, qui comportent des éléments linguistiques, mais aussi des éléments matériels et des éléments affectifs. Le peuple se construit dans la lutte. Le peuple du populisme de gauche est le produit de l’établissement d’une chaîne d’équivalences, – un concept que nous développons dans Hégémonie et stratégie socialiste – entre une série de demandes démocratiques. Le moment populiste actuel comporte toute une série de résistances qui peuvent d’une certaine façon toutes être déclarées démocratiques, parce que ce sont des résistances contre la post-démocratie. Elles expriment des demandes qui sont très hétérogènes car ce sont des résistances contre différentes formes de subordination. On peut bien sûr effectuer une série de distinctions : certains parleront de formes d’exploitation, d’autres d’oppression, d’autres de discrimination, selon les types de rapports sociaux.

C’est ici que j’ai un désaccord avec la théorie de la multitude de Hardt et Negri : à leurs yeux, la multitude est d’une certaine façon donnée, elle n’a pas à être construite. Contrairement à ce qu’ils affirment, toutes ces luttes ne convergent pas, et très souvent elles vont à l’encontre les unes des autres : c’est pourquoi il faut les articuler dans une chaîne d’équivalences.

Dans la chaîne d’équivalences, l’articulation est capitale. C’est ce qui détermine le caractère émancipateur ou progressiste d’une lutte, qui n’est pas donné à l’avance. Il n’y a pas de demande qui soit intrinsèquement, nécessairement, émancipatrice. On le voit aujourd’hui avec la question écologique : il y a une forme d’écologie autoritaire et régressive.

C’est un point qui me semble capital pour comprendre le mouvement des gilets jaunes : si on articule, par exemple, leurs demandes avec celles des ouvriers, des immigrés, des féministes, alors on donne à leur lutte un caractère progressiste. Mais si on les articule d’une autre manière, on leur donne un caractère nationaliste et xénophobe. La lutte entre populisme de gauche et populisme de droite se situe justement au niveau du type de chaîne d’équivalences que l’on construit, parce que celle-ci est déterminante dans la construction d’un peuple. L’objet de la lutte hégémonique est de donner des formes d’expression pour articuler les différentes demandes démocratiques.

Il faut s’interroger sur les raisons pour lesquelles les gens luttent. Ce n’est pas une chose évidente. Ce n’est pas parce que l’on se trouve dans une situation de subordination que l’on va automatiquement lutter. Ce qui permet la lutte, c’est cet imaginaire démocratique, ce que Tocqueville nomme « la passion de l’égalité ». Cet imaginaire fait partie du sens commun de nos sociétés démocratiques. Et pour moi, l’élément commun dans toutes ces luttes, c’est justement ce désir, cette demande de démocratie. Ces demandes de démocratie peuvent être articulées de façon régressive, autoritaire ; c’est ce que fait le mouvement de Marine Le Pen, qui articule les demandes démocratiques d’une partie de la population à une rhétorique anti-immigrés. Marine Le Pen construit un peuple, mais de manière xénophobe, nationaliste.

LVSL – On reproche souvent au populisme de gauche de vouloir tendre vers une forme d’homogénéisation du peuple, de nier la pluralité en son sein, voire de gommer la spécificité des différentes demandes qui émanent de celui-ci, au profit d’un seul et unique langage. Que répondez-vous à ces critiques ?

CM – C’est une critique que l’on me fait très souvent. Elle vient du fait que l’on ne comprend pas ce que signifie la chaîne d’équivalences. Ce qui est en jeu c’est l’articulation de différentes demandes : il ne s’agit pas du tout de créer un peuple homogène. Nous avons bien précisé, dans Hégémonie et stratégie socialiste, qu’un rapport d’équivalence n’était pas une relation dans laquelle toutes les différences sombrent dans l’identité mais où toutes les différences demeurent au contraire actives. Si ces différences étaient éliminées il ne s’agirait plus d’une équivalence mais d’une simple identité. Ce n’est pas pour autant que les différences démocratiques s’opposent à des forces et à des discours qui les nient qu’elles peuvent être substituées les unes aux autres… C’est pour cette raison que la création d’une volonté collective à travers une chaîne d’équivalences requiert la désignation d’un adversaire.

Mais il ne s’agit pas d’imposer un discours homogène. Récemment, Étienne Balibar a affirmé que la chaîne d’équivalences visait à imposer un langage unique. Il fait preuve de mauvaise foi car il sait très bien que ce n’est pas le cas vu qu’il a écrit le prologue à la première publication en français d’Hégémonie et stratégie socialiste.

LVSL – Si on admet cette irréductible hétérogénéité des demandes qui sont articulées dans une relation d’équivalence, comment et par quel mécanisme s’opère dès lors l’unification de la volonté collective ? Le rôle du leader est-il fondamental ?

CM – On prétend que nous avons affirmé que le leader était absolument nécessaire à la création d’une stratégie populiste. Nous n’avons jamais dit cela. En revanche, il est nécessaire qu’il y ait un principe articulateur. Une chaîne d’équivalences doit, à un moment donné, pouvoir se représenter, symboliser son unité. Comme l’unité de la chaîne n’est pas donnée, elle ne peut qu’être symbolisée. Ce symbole est souvent représenté par un leader, mais pas nécessairement. Il peut aussi être matérialisé par une lutte qui, à un moment donné, devient le symbole des autres luttes. Ernesto Laclau donnait souvent comme exemple le cas de Solidarność : la lutte des chantiers navals de Gdansk était devenue le symbole de toutes les luttes antitotalitaires en Pologne.

D’un autre côté, il faut reconnaître que la présence d’un leader constitue un grand avantage. On entre ici dans le terrain de l’importance des affects : ce qui est en question, c’est la création d’un nous, et cela implique une dimension affective. Un nous, c’est la cristallisation d’affects communs. Le leader peut devenir le symbole de ces affects communs. Dans tous les cas, il faut un symbole d’unité de la chaîne d’équivalences.

On associe souvent le leader à l’autoritarisme. C’est une erreur. Prenons le cas de Jeremy Corbyn. Tout le monde en Grande-Bretagne reconnaît que le rôle de Jeremy Corbyn a été fondamental, en tant que symbole de la re-signification du Labour comme création d’un vaste mouvement populaire à partir d’une stratégie populiste de gauche. De la même manière qu’à Barcelone la figure d’Ada Colau a été très importante pour cristalliser Barcelona En Comu comme mouvement politique. Ada Colau et Jeremy Corbyn n’ont rien de leaders autoritaires ! À Barcelone, c’est un mouvement qui dans une première phase s’est organisé à partir de luttes horizontales – ce qui est contradictoire avec l’idée d’une structuration verticale du mouvement par un leader autoritaire.

LVSL – Vous parlez d’affects, notamment pour évoquer le leader et l’investissement affectif dont il fait l’objet. Ces derniers sont au centre de votre théorie, au point que l’on vous reproche parfois de verser dans l’antirationalisme et dans des positions anti-Lumières. Que dit le populisme de gauche sur la raison en politique ?

CM – Il n’y a pas de nous sans une cristallisation d’affects communs. Il est d’abord nécessaire de reconnaître l’importance de la dimension affective de ce processus. Je suis absolument persuadée qu’un des grands problèmes de la pensée de gauche vient précisément de son incapacité à reconnaître l’importance des affects en politique. Cela est lié à son rationalisme, la pensée de gauche étant extraordinairement rationaliste.

Gilles Deleuze écrivait : « Il y a des images de la pensée qui nous empêchent de penser ». Je voudrais paraphraser en disant : « Il y a des images de la politique qui nous empêchent de penser politiquement ». Une des grandes images de la politique qui nous empêche de penser politiquement, c’est justement l’idée qui domine à gauche : la politique doit uniquement avoir affaire avec des arguments. L’appel aux affects serait le monopole de la droite, alors que la gauche donnerait des arguments, des faits, des statistiques.

Cela constitue un obstacle très fort en politique – et qui a partie liée avec le rejet de la psychanalyse par une partie de la gauche. Ma réflexion sur les affects est profondément influencée par Freud, qui insiste sur le fait que le lien social est un lien libidinal. Nous insistons beaucoup sur l’idée selon laquelle les identités politiques se font toujours sous la forme d’identifications, cela implique nécessairement une dimension affective.

Cela ne veut pas dire qu’il faut privilégier les affects au détriment de la raison. Les idées n’ont de force que lorsqu’elles rencontrent des affects. Il s’agit de ne pas opposer raison et affects. Les pratiques signifiantes de l’articulation passent bien sûr par la raison, mais aussi par les affects – les idées, si elles ne rencontrent pas les affects, n’ont aucun effet.

On ne peut pas comprendre l’opération hégémonique sans comprendre qu’elle comporte toujours une dimension affective. Pour que l’hégémonie advienne, il faut que les agents sociaux soient inscrits dans des pratiques signifiantes, qui sont toujours à la fois discursives et affectives. Si l’on vise à transformer la subjectivité, à créer de nouvelles formes de subjectivité, il est évident qu’on ne peut pas le faire uniquement à travers des arguments rationnels.

“Pour moi, cela explique en grande partie pourquoi ce qu’on peut appeler l’extrême-gauche est toujours marginale : ces gens-là ne parlent pas aux gens tels qu’ils sont, avec leurs problèmes, ils prétendent leur apporter la vérité sur leur situation et leur dire ce qu’ils devraient penser et ce qu’ils devraient être.”

Il faut toujours parler aux gens à partir d’où ils sont, pas leur dire ce qu’ils devraient faire ou penser. Il faut leur parler à partir de leurs problèmes quotidiens, de ce qu’ils ressentent, etc. J’ai connu il y a quelques années un théoricien marxiste américain, emblématique de la conception rationaliste du politique. Il était convaincu que le problème de la classe ouvrière aux États-Unis, c’était que les ouvriers ne connaissaient pas la théorie marxiste de la valeur. S’ils la connaissaient, pensait-il, ils comprendraient qu’ils sont exploités et ils deviendraient socialistes. C’est la raison pour laquelle il organisait un peu partout des groupes d’étude pour lire Marx et enseigner la théorie marxiste de la valeur.

Pour moi, cela explique en grande partie pourquoi ce qu’on peut appeler l’extrême-gauche est toujours marginale : ces gens-là ne parlent pas aux gens tels qu’ils sont, avec leurs problèmes, ils prétendent leur apporter la vérité sur leur situation et leur dire ce qu’ils devraient penser et ce qu’ils devraient être. La gauche en général tombe dans le même travers rationaliste, et c’est lié à son manque de compréhension de l’importance des affects dans la construction des identités politiques.

Spinoza écrivait qu’un affect ne peut être déplacé que par un affect plus fort. Si on veut changer les formes de subjectivité et le type d’affect des gens, il faut les inscrire dans les pratiques discursives/affectives qui vont permettre la construction d’affects plus forts. Cela implique de ne pas en rester au seul stade du raisonnement.

LVSL – En parlant d’affects et d’investissement affectif, on assiste à l’émergence d’affects très forts qui remettent en cause la représentation. Cette remise en cause de la représentation est l’un des moteurs des mouvements populistes. Nous voudrions revenir sur votre analyse de la représentation en politique, que l’on oppose souvent à l’incarnation. Êtes-vous en faveur d’une forme de démocratie directe ?

CM – Je pense qu’il ne peut pas y avoir de démocratie sans représentation. Je vois cela dans une perspective anti-essentialiste, en vertu de laquelle les identités ne sont jamais données, mais toujours construites. Ce procès de construction discursive est un processus de représentation. Je m’appuie sur les réflexions de Derrida, et sa critique de la métaphysique de la présence, qui estime qu’il n’y a pas de présentation originelle. Tout est représentation parce que tout est construction discursive. C’est un point philosophique général qui implique que parler de démocratie sans représentation, c’est absolument impossible.

Dans la perspective anti-essentialiste, le représentant et le représenté sont co-constitutifs, c’est-à-dire que la construction discursive construit à la fois le représentant et le représenté. Il ne peut pas y avoir de démocratie sans représentation. Même la démocratie directe est une démocratie qui possède des formes de représentation.

Un autre point me semble important à souligner : il ne peut y avoir de démocratie que représentative, parce qu’une démocratie pluraliste a besoin de mettre en scène la division de la société. Ma conception de la représentation en politique se fonde à la fois sur la perspective anti-essentialiste, mais aussi sur la perspective à laquelle je faisais référence au début : une conception dissociative du politique. La société est divisée, il est donc nécessaire de mettre en scène cette division, et cette mise en scène de la division s’effectue à travers la représentation.

C’est pour cela que je crois que les partis sont importants dans une démocratie. Il est nécessaire de mettre en scène cette division de la société, à plus forte raison si l’on prône une démocratie agonistique. Aujourd’hui, la crise de la démocratie représentative est réelle. Mais elle vient du fait que les formes de démocratie représentative qui existent ne sont pas suffisamment agonistiques.

Je ne suis pas hostile à certaines formes de démocratie directe, mais penser qu’on puisse remplacer la démocratie représentative par une démocratie directe est quelque chose de dangereux pour le pluralisme. La démocratie directe suppose en général l’existence d’un peuple uni, homogène, qui puisse s’exprimer d’une seule voix. Cela est incompatible avec l’idée que la société est divisée et que la politique est toujours nécessairement partisane. La démocratie directe présuppose que tout le monde pourrait tomber d’accord. C’est ce qu’on a parfois entendu, avec le mouvement des Indignados ou Occupy Wall Street : ils refusaient souvent de passer par le vote, au nom de l’idée selon laquelle « Si on vote, cela va nous diviser. »

LVSL – Quelle est votre position sur la démocratie directe et l’usage du référendum ou du tirage au sort ? Est-ce un moyen de radicaliser la démocratie ?

CM – Quand je parle de radicalisation de la démocratie, cela passe nécessairement par la représentation mais il peut y avoir diverses formes représentatives. L’idéal serait de combiner différentes sortes de représentation, au gré des rapports sociaux, des différentes conjonctures. Je ne suis pas hostile à certaines formes de démocratie directe et je suis même favorable au fait d’utiliser le tirage au sort dans certains cas.

Je défends l’idée d’une multiplicité des modes d’exercice de la démocratie : la démocratie participative est indiquée dans certaines circonstances, la démocratie directe dans d’autres, le référendum dans d’autres encore… J’insiste sur ce point : ce sont toutes des formes représentatives ; ce n’est pas la démocratie représentative telle qu’on l’entend actuellement, mais ce sont des formes de représentation qui sont différentes de ce qu’est le système parlementaire. En général, quand on parle de démocratie représentative, on pense au système parlementaire. On croit que les autres formes ne sont pas représentatives ; mon argument, c’est qu’elles sont toutes représentatives, mais de manière différente et qu’en réalité, il y a tout à gagner à combiner différentes formes de représentativité. C’est la raison pour laquelle je suis favorable à un pluralisme des formes de représentation.

LVSL – À propos des débats qui traversent le populisme, il y a certains tenants d’une stratégie populiste qui estiment que celle-ci, en vertu de sa vocation transversale, doit s’émanciper du clivage gauche/droite, et donc laisser de côté l’identification à la gauche, vue comme symboliquement discréditée. Vous plaidez, au contraire, pour une re-signification positive du terme gauche, et présentez votre stratégie comme un populisme explicitement de gauche. Les métaphores gauche et droite font-elles toujours sens dans les sociétés européennes, aujourd’hui ?

CM – Pour moi, évidemment, gauche et droite sont des métaphores. L’avantage que je leur trouve, c’est qu’elles permettent de mettre en scène la division de la société. C’est la façon que nous avons de présenter cette division en Europe – je suis tout à fait d’accord pour dire qu’il ne faut pas essentialiser les catégories de droite et de gauche, et que cette métaphore n’est pas forcément pertinente dans un contexte extra-européen, par exemple.

Il ne faut ni essentialiser ces catégories, ni penser que droite et gauche font références à des groupes sociologiques qui auraient leurs intérêts objectifs propres.

Ce sont des catégories qu’il faut envisager d’un point de vue axiologique. Si l’on pense que les valeurs de la gauche sont des valeurs de justice sociale, de souveraineté populaire et d’égalité, à mon avis, ce sont encore des valeurs qui valent la peine qu’on les défende.

Norberto Bobbio défend un argument intéressant dans son petit livre Droite et Gauche : selon lui, ce clivage est structuré par un positionnement sur les inégalités. La gauche défend l’égalité, et la droite justifie, défend les inégalités. Cela permet d’établir une frontière entre populisme de gauche et populisme de droite.

LVSL – Quel clivage faut-il défendre ? Droite contre gauche, peuple contre oligarchie ? Peuple de gauche contre droite oligarchique ?

CM – Il faut d’abord définir une frontière populiste : « ceux d’en-bas » contre « ceux d’en-haut », « le peuple » contre « l’oligarchie ». Mais on peut construire cette frontière de manière très différente : « ceux d’en bas », les immigrés en font-ils partie ou pas ? Ceux d’en haut, qui sont-ils ? Sont-ce les oligarques, l’establishment, une série de bureaucrates ? Tout cela peut être construit différemment ; c’est la raison pour laquelle il y a diverses formes de populismes : des populismes progressistes, des populismes autoritaires… Si on parle d’oligarchie c’est déjà du populisme de gauche quant à l’adversaire que l’on désigne.

Pour moi ce qui est en jeu c’est la manière dont s’effectue la construction du peuple et la construction de son adversaire. Selon la manière dont elle se déroule, on aboutit à une solution autoritaire qui restreint la démocratie ou à une forme égalitaire qui vise la radicalisation de la démocratie : populisme de droite ou populisme de gauche. Je considère qu’il est important de pouvoir distinguer les différentes formes de populisme, quelle que soit l’appellation que l’on donne au clivage (« gauche-droite », « démocratique-autoritaire », « progressiste-conservateur » etc.).

Je souhaite insister sur un point : lorsque je parle de populisme de gauche, ce n’est absolument pas parce que cela me tranquilliserait moralement. Je ne dirais même pas qu’il y a un bon et un mauvais populisme : je suis opposée à l’utilisation des catégories morales en politique… ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de valeurs éthico-politiques, c’est-à-dire propres au politique. Mon attachement à l’idée du populisme de gauche vient du fait que cela permet de défendre une conception partisane du politique.

LVSL – On assiste aujourd’hui à la multiplication de phénomènes qui se caractérisent par leur transversalité, en particulier en France avec le mouvement des gilets jaunes qui, depuis de nombreuses semaines, secoue le système institutionnel français. D’abord qualifié de « jacquerie » voire de « mouvement poujadiste », la transversalité du mouvement a dérouté l’ensemble des observateurs qui ont dû reconnaître qu’on était face à quelque chose de neuf, qui n’avait jamais eu lieu auparavant. Quel est votre point de vue sur le mouvement ?

CM – Avec les gilets jaunes, on se trouve face à ce que j’appelle une « situation populiste ». Je veux expliquer la différence que je fais entre situation populiste et moment populiste. Lorsque je parle de moment populiste, je me réfère à la situation actuelle en Europe occidentale. Mais ce moment populiste est composé de situations populistes, plus localisées et conjoncturelles.

Les demandes des gilets jaunes sont définitivement des demandes qui ont à voir avec des résistances contre ce que j’appelle la post-démocratie, dans ses deux volets : la post-politique et l’oligarchie. Ils veulent avoir une voix, ils veulent qu’on les entende, et mettent en cause, pour cette raison, la post-politique ; d’autre part un certain nombre de leurs revendications renvoient à une critique des inégalités et à des demandes d’égalité.

Je ne dirais pas cependant que les gilets jaunes constituent un mouvement populiste. Dans un mouvement populiste, il y a deux dimensions, horizontale et verticale. Ce que l’on voit avec les gilets jaunes, c’est cet aspect horizontal d’extension de la logique de l’équivalence. Cela correspond tout à fait à ce que nous avons étudié avec Ernesto Laclau : la manière dont un mouvement se constitue à partir d’une série de demandes qui, tout à coup, se reconnaissent les unes et les autres comme ayant un adversaire commun. Mais il n’y a pas chaîne d’équivalences pour autant. Pour qu’il y ait une chaîne d’équivalences, il faut qu’il y ait un principe articulateur, une dimension verticale. Or elle n’existe pas chez les gilets jaunes.

C’est ce qu’on pourrait appeler un mouvement « proto-populiste ». Un mouvement populiste nécessite un principe d’articulation, qui est symbolisé ou bien par un leader, ou bien par une lutte, mais on ne trouve pas cela dans le mouvement des gilets jaunes.

Il y a une extension de la logique d’équivalence, mais il n’y a pas de chaîne d’équivalences qui donnerait un caractère politique, soit une forme de populisme de droite, soit une forme de populisme de gauche. Pour l’instant, on ne sait pas du tout dans quel sens ça peut aller.

LVSL – Peut-on comparer ce mouvement au M5S italien ?

CM – Beppe Grillo constituait un principe articulateur. Je ne crois pas que l’on puisse dire que le gilet jaune joue le rôle de Beppe Grillo, dans la mesure où il ne donne pas au mouvement une dimension de verticalité. C’est ce qui manque, à mon avis.

LVSL – N’est-il pas semblable, en cela, aux Indignés ?

CM – C’est là où je voulais en venir, ça me fait penser aux Indignés. Justement, on trouve dans le mouvement des gilets jaunes les mêmes problèmes que dans le mouvement des Indignés et cela peut déboucher sur la même chose : un essoufflement progressif et ensuite une solution électorale qui porte à nouveau le parti dominant au pouvoir.

Je crois que si les gilets jaunes ne parviennent pas à établir un ancrage institutionnel, ils vont finir comme Occupy Wall Street et les Indignés. Il y a toujours quelque chose qui m’étonne, c’est que tout le monde soit convaincu que le Front national, enfin, pardon, le Rassemblement national sera le grand bénéficiaire des gilets jaunes, alors que leurs revendications ne sont en général pas des revendications du parti de Marine Le Pen. En fait, une grande partie de leurs revendications se trouve dans le programme de l’Avenir en commun. Mais ils ne se reconnaissent pas dans la France insoumise. C’est certainement un mouvement politique, mais qui prend une forme antipolitique de rejet de toutes les organisations politiques.

Il ne faut pourtant pas écarter la possibilité que ce mouvement évolue dans une direction populiste de droite, ou populiste de gauche. Cela va dépendre de la façon dont les différentes demandes vont être articulées. Pour que cela évolue dans une direction populiste de gauche il serait nécessaire qu’il y ait une articulation entre les gilets jaunes et d’autres luttes démocratiques dans un projet de radicalisation de la démocratie. Comme le dit François Ruffin, il faudrait l’articulation entre le peuple des gilets jaunes et celui de Nuit debout. Ce qui est en jeu dans la construction d’un mouvement populiste de gauche c’est une extension de la chaîne d’équivalences à d’autres demandes démocratiques. On a vu des signaux qui vont dans ce sens avec la participation du Comité Adama, ainsi que de certains groupes écologistes aux actions des gilets jaunes. Mais les obstacles sont nombreux et la situation actuelle ne permet pas de faire des prédictions quant à l’issue de ce mouvement…

Entretien réalisé par Lenny Benbara pour LVSL. Retranscription : Hélène Pinet, Marie-France Arnal, Vincent Dain et Vincent Ortiz.

Précis de malhonnêteté intellectuelle : « Le fascisme est la forme durcie du populisme »

Sous couvert d’autorité historique et intellectuelle, Pascal Ory témoigne avec éclat, dans L’Obs du 7 février, de l’usage politique et idéologique du terme populisme. Loin d’offrir une analyse de la notion, l’historien, qui inscrit le fascisme dans la continuité du populisme, perpétue les simplifications et l’hostilité dont ce dernier est l’objet, disqualifiant automatiquement ceux qui s’en revendiquent et contestent l’ordre établi. À l’école de ces professionnels émérites de la parole publique, on supporte mal la contradiction. Faisant fi de toute honnêteté intellectuelle, on préfère apposer des étiquettes-épouvantails sur ses opposants [1]. Après tout, depuis quand parle-t-on avec des fascistes ?


L’histoire au service de l’idéologie

Au premier abord, l’usage stratégique de l’histoire n’a rien de surprenant dans le débat politique. Personne ne s’offusque d’identifier des récits tributaires d’une lecture anarchiste, socialiste, libérale, conservatrice ou encore réactionnaire de l’histoire, qui participent à nourrir le pluralisme démocratique. Mais encore faut-il s’en revendiquer et reconnaître d’où l’on parle. Force est de constater que cette humilité s’est égarée et certains intellectuels, qui bénéficient de l’autorité d’un titre – philosophe, historien, sociologue, économiste –, abusent du crédit qui leur est accordé pour véhiculer des propos d’une partialité criante, se présentant pourtant comme scientifiques. Voilà l’Histoire, telle est la formule magique, qui muselle immédiatement le récit de votre adversaire sous prétexte que celui-ci ne la connaît pas. L’usage politique de l’Histoire se transforme ainsi en usage idéologique : un principe unique d’explication du réel est avancé, qui abrite pourtant un projet qui ne dit pas son nom. Cas d’école, les récentes interventions de Pascal Ory dans la presse au sujet du populisme [2] concentrent des raccourcis et des falsifications, qu’il est urgent de démasquer.

Si le populisme est bien la réalité politique de notre temps, il mérite une confrontation à armes égales et non une délégitimation mécanique à travers des arguments fallacieux. Dans le dossier de L’Obs consacré à Jean-Luc Mélenchon, qualifié de « révolutionnaire imaginaire », qui « au réel […] préférera toujours ses chimères » par Sylvain Courage, l’historien intervient, quelques pages plus loin, pour affirmer une réalité évidente : « Le populisme de gauche n’existe pas. » Et, coup de grâce en règle : « Le fascisme est la forme durcie du populisme. » La « convergence des extrêmes » est également à l’œuvre, un passeport de « gauche radicale » vous offrant vraisemblablement un aller quasi-simple pour l’album de famille des leaders autoritaires. De bonne foi, on concéderait à Pascal Ory, qu’il est vrai, en effet, que des travaux ont réfléchi aux liens entre les épisodes révolutionnaires et les futures matrices totalitaires [3]; de même qu’il est vrai que des historiens du vingtième siècle se sont interrogés sur les passages entre extrême-gauche et extrême-droite [4] ; enfin, qu’il est vrai que le populisme n’est pas exempt de toutes dérives, en certaines de ses déclinaisons [5]. Mais notre bienveillance est balayée par une immense imposture : la prétention de l’historien à analyser le populisme comme un phénomène. Il assure au Point : « Chez moi elle [la notion de populisme] n’est ni positive, ni négative. » Comble de l’hypocrisie, pour quelqu’un qui pronostique une ère populiste depuis le vote du Brexit, qui rappelle avec gravité que « les jeunes générations ne sont pas vaccinées contre le populisme » et qui diagnostique l’accès au pouvoir des dits « populistes » comme une « catastrophe ».

« Au « voilà l’histoire » répond « voilà le populisme ». Le couperet est tombé et la richesse théorique, historique et sémantique du terme populisme est complètement évacuée. »

Pis encore, l’essentialisation des faits et des concepts historiques par Pascal Ory manifeste une instrumentalisation croissante de ces derniers, au service de la construction d’un imaginaire-repoussoir. Premier indice, le populisme est « affaire de définition », mais l’historien préfère s’en tenir à la sienne, « qui permet d’être clair ». Comprenez plutôt, qui permet d’avoir raison. Le populisme, présenté comme « une droite radicale, [dont] le génie propre est de l’être dans un style de gauche radicale », ne peut donc échapper à ce périmètre. Au « Voilà l’Histoire » répond « Voilà le populisme ». Le couperet est tombé et la richesse théorique, historique et sémantique du terme populisme est complètement évacuée. C’est qu’évidemment, ce dernier effraie : derrière lui flotte l’ombre encombrante du peuple, en tant que sujet politique, réclamant à juste titre voix au chapitre, au sein de systèmes institutionnels qui l’ont complètement marginalisé. Mais la machine à essentialiser reprend vite la main et se charge de régler la question : le peuple est convoqué au tribunal de l’Histoire et il est déclaré coupable, ad vitam æternam. La méfiance chronique à son égard, ancrée initialement dans les soubresauts insurrectionnels, à l’instar des journées de juin 1848 et l’épisode de la Commune de Paris, s’articule progressivement autour du spectre du fascisme. Le peuple est ainsi tenu pour responsable de toutes les dérives autoritaires et devient, ipso facto, indigne de confiance. Au peuple de 2019 est renvoyé celui de 1929, comme si, au fond, il n’avait pas changé. Ironie d’autant plus grande pour les fossoyeurs du populisme, qui sont les premiers à reprocher à leurs opposants de parler au nom d’un peuple qui n’existe pas. Mais sont-ils seulement conscients que le leur est un fantôme d’autant plus flou qu’il est irrigué non par une théorie politique, mais par un discours idéologique ?

L’ami du peuple, gravure anonyme. (Musée Lambinet, Versailles.)
Ph. Hubert Josse © Archives Larbor

Apogée des malversations de l’historien, l’élaboration d’un prétendu raisonnement analogique, supposé mettre en évidence « la part du structurel et du récurrent », qui prévaudrait entre deux époques historiques. Coupons court au suspens, Pascal Ory soutient : « Au fascisme des années 1930 répond aujourd’hui le populisme » dans Le Monde. La comparaison historique s’est encore une fois transformée en jugement de valeur, sacrifiant toute exigence intellectuelle et aboutissant à une typologie plus que bancale. Repérant des dynamiques (menace-réaction-crise), le parallèle est établi : d’un côté, bolchévisme-fascisme-crise-économique, de l’autre, islamisme-populisme-crise-écologique. Si la première matrice peut être envisageable – elle s’enracine au fond dans une historiographie qui précède largement Pascal Ory [6], la seconde semble le résultat d’une tentative désespérée de remplir les fameuses cases structurelles. Elle perpétue la confusion qui paralyse notre époque autour de ces phénomènes rarement interrogés avec justesse, en raison de ces amalgames néfastes qui brouillent la pensée. Outre la responsabilité de ces intellectuels dans l’incapacité à faire preuve de distance critique et de précaution linguistique, elle est d’autant plus fortement engagée lorsqu’ils professent des évidences, qui sont tout sauf des évidences : « La « réaction » s’appelle évidemment populisme, catégorie dont on a proposé ailleurs une définition qui délimite un large espace au sein duquel le fascisme de l’entre-deux-guerres trouve toute sa place. » La boucle est bouclée : Voilà l’histoire, voilà le populisme, voilà le fascisme.

Nier pour mieux régner

Face à tant d’attaques et de mauvaise foi, que faire ? Rien, précisément, puisque la sophistique suit sa mécanique et qu’elle n’espère qu’une chose : faire de l’adversaire un ennemi. On débat avec le premier, on élimine le second. Le populisme de gauche est immédiatement dénoncé comme un échec intellectuel de la gauche. Si la logique politicienne est redoutable, elle n’en demeure pas moins affligeante lorsqu’elle rejoint le terrain des idées. Sur le sol miné du populisme, on feint la nonchalance : « Certains, comme Chantal Mouffe parlent depuis peu de « populisme de gauche », mais puisqu’il ne s’agit jamais que de définition, de taxinomie, je m’en tiens à la mienne, (…) dans une acception plus large, le terme « populisme » perd toute consistance. » Pascal Ory réduit donc à « une acception plus large », plus de vingt années de réflexion et de théorisation politique [7], se gardant bien de faire droit à leurs arguments. Les travaux de la philosophe, liés à ceux d’Ernesto Laclau, méritent pourtant qu’on s’y attarde, ou qu’on leur réserve, au minimum, un droit de réponse. Dans son dernier ouvrage, Pour un populisme de gauche (2018), Chantal Mouffe écrit ouvertement que son livre est « une intervention politique et [qu’] il ne cache absolument pas con caractère partisan » [8]. Conjuguant engagement politique et rigueur intellectuelle, elle rendrait presque jaloux ses détracteurs qui, définitivement, ne savent plus jouer dans la même cour.

« On appelle le lecteur à prendre conscience du « rationnel du constat du triple échec Lénine-Mao-Chávez » (…) . L’historien s’est transformé en militant, mais il se présente, encore une fois à l’abri de la  rationalité. »

Ainsi, contrairement à ce qu’affirme Pascal Ory, les efforts de théorisation populiste ne sont pas la négation de la théorie marxiste, ou le symptôme de son échec. Ils s’inscrivent bien plutôt dans la prolongation de leurs réflexions. La filiation est évidemment étrangère à l’historien, qui martèle : « On jette le prolétariat avec l’eau du bain, on substitue à la lutte des classes le clivage haut/bas, peuple/élite. Lénine doit se retourner dans son mausolée. » Sous-entendu : la gauche est tellement désemparée qu’elle bricole des concepts pour se prévenir de l’obsolescence programmée [9]. Le message est clair : quelques lignes plus loin, on appelle le lecteur à prendre conscience du « rationnel du constat du triple échec Lénine-Mao-Chávez », rien que ça. L’historien s’est transformé en militant, mais il se présente encore une fois à l’abri de la rationalité. Il est remarquable qu’en un geste typographique – le tiret, voilà une arme précieuse –, Pascal Ory parvienne à démontrer si vigoureusement sa pensée. Face aux figures menaçantes du passé, victimes de la fièvre rouge, il faut désormais revendiquer la quiétude de la logique. Cette dernière ne s’encombre pas d’éléments de contextualisation – les querelles d’historiens sont vaines et reposent dans de paisibles mausolées ! – car, douée de nouveaux talents prophétiques, elle perçoit des dynamiques flagrantes. Révélation soudaine, la vérité saute aux yeux, et l’on se demande encore quel aveuglement pousse certains à ne pas y être sensibles. L’esprit critique est décidément un opium puissant : il s’acharne à préciser que la construction d’un clivage peuple/élite admet les logiques de domination qui habitent les sociétés, mais se détache des présupposés essentialistes de la lutte des classes, afin de créer des chaines d’équivalence [10] entre les multiples demandes démocratiques, dépassant la seule condition ouvrière. Il persiste à dire que le léninisme est une interprétation du marxisme dans le contexte russe et s’inquiète des rapprochements précaires entre Lénine, Mao et Chávez. Il convoque d’anciens ouvrages afin de mesurer dans quelles circonstances ces leaders arrivent au pouvoir et déploient leur programme ; il demande un bilan équitable de ces pages de l’Histoire [11]. Il pose trop de questions, le trait d’union promettait d’être imparable.

Narcisse, attribué à Caravage, 1597–1599. (Galerie nationale d’Art ancien, Rome)

L’impossible conflictualité est implicitement avouée : les voix discordantes parlent, mais elles ne bénéficient d’aucune reconnaissance. La contestation qui s’exprime à travers le rejet des élites trouve ici une de ses raisons d’être. L’antagonisme ne cesse pourtant d’être renforcé, par ces mêmes qui publient tribunes sur tribunes pour dénoncer l’autoritarisme du populisme. Sans jamais s’interroger sur leur dogmatisme borné, ils minent le débat, bien plus qu’ils ne le pacifient. S’ils méconnaissent tant le populisme de gauche, c’est que ce dernier prône une logique qui leur est étrangère : transformer l’antagonisme en agonisme. Depuis l’ancestral agôn grec et les aphorismes d’Héraclite, force est d’admettre l’irréductibilité de la lutte entre des forces contraires. Ce constat a conduit certains à signer en bas du contrat de la guerre de tous contre tous ; il en a guidé d’autres vers la promesse de réconciliation. Réconciliation qu’il est possible de trouver non pas dans la dissolution de l’une des parties, ni dans la quête éperdue d’un consensus de façade, mais bien dans la structuration et dans l’institutionnalisation de la conflictualité. « La société a besoin d’un certain rapport quantitatif d’harmonie et de dissonance, d’association et de compétition, de sympathie et d’antipathie pour accéder à une forme définie », écrit le sociologue Georg Simmel [12]. La polarisation autour des extrêmes qui se donne à voir dans l’espace politique depuis plusieurs années trouve ainsi une de ses explications les plus fondamentales dans la faillite des démocraties représentatives contemporaines à aménager une arène plutôt qu’un champ de bataille.

« La polarisation autour des « extrêmes » qui se donne à voir dans l’espace politique depuis plusieurs années trouve ainsi une de ses explications les plus fondamentales dans la faillite des démocraties représentatives contemporaines à aménager une arène plutôt qu’un champ de bataille. »

À crédit du populisme de gauche, qu’on fait passer pour anti-démocratique, il est utile de citer ceux qui l’ont conceptualisé… « Le remède n’est pas d’abolir la représentation mais de rendre les institutions plus représentatives. C’est bien le but d’une stratégie populiste de gauche » écrit Chantal Mouffe [13], aux antipodes de la charge qu’on oppose à ses travaux. Ainsi, l’entreprise de négation, si elle est une ressource précieuse pour rassurer ceux qui campent sur leurs certitudes, n’en est pas moins dangereuse et risque de se retourner contre eux. En demeurant sourds aux raisons qui sous-tendent la vague populiste et en s’enfermant dans une guerre de positions, ils témoignent, en définitive, d’une profonde méconnaissance de la démocratie, bien qu’ils s’en érigent comme les gardiens les plus fiables.

Le mépris de la théorie démocratique

Dans la grammaire de Pascal Ory, la démocratie se distribue en deux pôles : d’une part la démocratie libérale, de l’autre la démocratie autoritaire, dont le populisme ne serait qu’une manifestation. Citation à l’appui : « La notion de démocratie n’intègre la valeur de liberté que si c’est une démocratie libérale. L’histoire de la démocratie, depuis l’Antiquité grecque des tyrans, est parsemée de démocraties autoritaires, voire totalitaires. » Une division si binaire, qu’on peine à savoir par où commencer pour faire droit avec justesse à cette démocratie, portée partout en étendard, mais qu’on connaît encore vraisemblablement si mal. Les avertissements contre cette dernière remontent bien à l’Antiquité : Platon s’est illustré par sa méfiance à l’égard du régime, certes pour le danger de la tyrannie de la majorité, mais surtout parce qu’elle traduisait politiquement une valeur d’égalité, inconcevable dans la philosophie platonicienne profondément hiérarchisée, annexée sur un ordre naturel. Curieusement, cette notion d’égalité est totalement absente de la distinction effectuée par Pascal Ory, qui lui substitue la valeur de liberté. Un glissement qui annonce déjà le socle dans lequel s’enracine une profonde méprise qui irrigue la plupart des discours tenus dans l’espace médiatique.

La démocratie, en son sens moderne, réfléchie au dix-huitième siècle et mise à l’épreuve par la Révolution française, s’établit sur la tension, en même temps que sur la complémentarité, de l’égalité et de la liberté. Idéalement, elle reconnaît ainsi l’égalité et, par voie de conséquence, la souveraineté populaire, de même que l’ensemble des valeurs du premier libéralisme, concrétisées dans la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789. Cependant, notre histoire est celle d’une progressive occultation d’une partie de son identité originelle : la liberté prenant le dessus sur l’égalité, dans un mouvement s’étendant de la victoire du gouvernant représentatif au lendemain de la Révolution, jusqu’à la conceptualisation de l’État de droit (employé aujourd’hui comme synonyme de démocratie), qui juridicise les rapports politiques et subordonne la souveraineté à l’autorité d’un juge. Si ce cheminement historique s’est pensé autour d’espoirs de rationalité et de pacification, ses contradictions ne pouvaient manquer de resurgir. À ce titre, les travaux de Bernard Manin sont éclairants pour comprendre en quoi « les démocraties contemporaines sont issues d’une forme de gouvernement que ses fondateurs opposaient à la démocratie » [14]. Paradoxalement toutefois, bien que la démocratie ait été amputée d’une partie d’elle-même (l’exigence d’égalité et de souveraineté populaire), le discours politique continue d’affirmer l’inverse et gouverne toujours au nom du peuple, réservoir incontestable de légitimité, tout en accordant à ce dernier un rôle mineur, dont l’expression se voit réduite au vote.

« L’enjeu n’est alors pas, comme on l’entend souvent, de préserver « la démocratie » de la menace populiste ou illibérale, qui risquerait de la faire basculer dans « la démocratie autoritaire », mais de rendre la démocratie à elle-même. »

Ces lignes de failles théoriques sont au cœur des débats qui animent actuellement notre époque : la question qui est posée, au fond, est celle éternelle du meilleur régime. L’apparition de nouvelles terminologies – populisme et illibéralisme – témoignent de cette âme refoulée de la démocratie. L’enjeu n’est alors pas, comme on l’entend souvent, de préserver la démocratie de la menace populiste ou illibérale, qui risquerait de la faire basculer dans la démocratie autoritaire, mais de rendre la démocratie à elle-même. « L’ère populiste » que nous traversons, selon les mots de Pascal Ory, s’apparente bien davantage à un moment populiste, tel que le qualifie Chantal Mouffe, qui emprunte au concept d’interregnum de Gramsci, caractérisant les instants critiques de la conjoncture historique, où le rapport de forces peut se reconfigurer. Rien n’est pourtant joué d’avance et la contestation éruptive qui s’exprime doit désormais être articulée autour d’un projet politique capable de radicaliser la démocratie et de réintroduire l’équilibre entre égalité et liberté, complètement empêché par quarante années d’ère néolibérale [15]. En ce sens, n’en déplaise à Pascal Ory, le populisme de gauche existe bien et il se présente comme une stratégie discursive (et non comme un régime, ou un programme, ou un spectre fasciste), qui refuse de laisser à l’extrême-droite la captation de cette contestation de l’ordre établi. Son objectif ? « La construction d’une volonté collective, un « peuple » capable d’instaurer une nouvelle formation hégémonique qui rétablirait l’articulation, désavouée par le néolibéralisme, entre libéralisme et démocratie », selon Chantal Mouffe [16].

Dans une telle perspective, le peuple reprend ses droits sur la scène politique. Mais on comprend bien que cet acteur encombrant, qu’on avait précédemment présenté comme un chemin en puissance vers le fascisme, soit lui-aussi mal traité dans le répertoire démocratique de Pascal Ory. Interrogé au sujet de la souveraineté populaire dans Le Point (Ce concept de « souveraineté populaire » est pour vous une fiction ?), l’historien répond : « La notion même de « peuple » est, par définition, une fiction. « We, the People » (formule qui ouvre la Constitution américaine) est un discours purement performatif : le peuple est ici ce qui se proclame comme tel, et ce que ceux qui prennent ainsi la parole (donc le pouvoir) pensent qu’il est. » Est-il nécessaire de préciser que se dévoile encore ici la tragédie du peuple incompris ? Pourtant, apogée de la tension dramatique : nous sommes d’accord avec Pascal Ory ! Le peuple est en effet une fiction. Mais de quelle fiction parle-t-on ? Car s’il est certain qu’à travers la rhétorique politique, il est possible de construire autant de peuples que de discours – c’est d’ailleurs le cœur même de la stratégie populiste -, l’ombre d’un autre peuple s’esquisse derrière leurs silhouettes.

Jean-Jacques Rousseau, en sage, tenant le ” Contrat social “

Pour le comprendre, il faut revenir à Jean-Jacques Rousseau, qui compte parmi les premiers à théoriser la souveraineté populaire. Ce qui fonde originellement le peuple n’est autre que le contrat social, aussi appelé « pacte d’association », et bientôt rattaché à l’écriture d’une constitution. Réfutant la légitimité consensuelle développée par Hobbes et Grotius (le peuple consent à transférer absolument sa souveraineté), Rousseau écrit : « Avant donc que d’examiner l’acte par lequel un peuple élit un roi, il serait bon d’examiner l’acte par lequel un peuple est un peuple. Car cet acte étant nécessairement antérieur à l’autre est le vrai fondement de la société. » [17]. Il poursuit : « Si donc le peuple promet simplement d’obéir, il se dissout par cet acte, il perd sa qualité de peuple ; à l’instant qu’il y a un maître il n’y a plus de souverain, et dès lors le corps politique est détruit. » [18] Ce rapide détour par la philosophie politique nous permet d’éclairer des problématiques d’une actualité brûlante : car, en effet, ce qui se joue plus fondamentalement derrière le populisme n’est pas une simple querelle entre qui inventera le meilleur peuple, mais une interrogation éminemment profonde sur le contrat qui lie, ou ne lie plus, nos sociétés. Poser la question de la souveraineté populaire, c’est aussi réfléchir à la permanence de la volonté constituante. Concrètement, c’est donc se demander si les relations entre gouvernés et gouvernants respectent les habilitations données par les premiers aux seconds. Et cela revient, au quotidien, au bout des lèvres des citoyens, lorsqu’ils s’exaspèrent : a-t-on encore notre mot à dire ? Ou, en termes rousseauiste, le corps politique existe-t-il encore ? Les réponses devant y être apportées sont loin d’être univoques et personne – sauf peut-être ces mêmes qui persistent à brandir la menace fasciste – ne prétend détenir la vérité ou l’équation magique, épousant les courbes du réel. En revanche, il est certain que le débat doit avoir lieu, sans caricatures, sans raccourcis et sans malhonnêteté.

« Ce qui se joue plus fondamentalement derrière le « populisme » n’est pas une simple querelle entre qui inventera le meilleur peuple, mais une interrogation éminemment profonde sur le « contrat » qui lie, ou ne lie plus, nos sociétés. »

Ses premières lueurs se donnent d’ailleurs peut-être à voir là où on ne les imaginait pas. Derrière la colère, l’exaspération, la tristesse, la peur, l’enthousiasme, ou encore l’espoir, la vague populiste telle que la décrit Pascal Ory, « se nourrit d’une dimension essentielle, que la science politique a mis du temps à admettre, en raison de ses postulats intellectualistes et, souvent, rationalistes : le rôle capital de l’émotion en politique ». Si l’on s’en tenait à cette proposition, on parviendrait encore à trouver un terrain d’entente… mais les chemins de l’interprétation nous divisent déjà : car si l’historien observe dans ces effluves émotionnels le seul signe d’un danger : voilà le peuple devenu manipulable, en proie à ses passions tristes dirait Spinoza, nous y percevons le signe d’un éveil et d’une sortie de l’indifférence, seule véritable pathologie de notre siècle. Encore une fois, rien n’est programmé et les émotions ne contiennent pas, en elles-mêmes, leur canalisation. La colère peut se radicaliser – il faudra alors se demander pourquoi -, mais elle peut aussi participer d’une indignation salutaire.

Nous la faisons nôtre et nous assumons qu’elle est à la source de l’écriture de ces lignes. En écho à celle que mentionnait déjà Aristote, dans son Éthique à Nicomaque, et au sujet de laquelle il écrivait : « La colère est un désir sombre de vengeance publique face à une manifestation publique de mépris (…) ce mépris étant immérité. » [19] La formulation n’est pas mesurée, mais elle est à la hauteur de l’outrage répété. Il est usant d’être décrédibilisé et sali en permanence, usant de disposer pour se défendre d’une tribune réduite à peau de chagrin, usant d’endosser le mauvais rôle alors qu’on ne cesse de renouveler l’appel au débat. Par conséquent, la colère pointe et elle se présente comme une demande de justice. Enfin, comme la condition même de l’homme libre, car « lorsqu’on est soi-même trainé dans la boue, le supporter (…) le regarder avec indifférence, c’est, aux yeux de tout le monde, avoir une âme d’esclave » [20]. À la colère ont néanmoins succédé les mots, qui se sont voulus nuancés, équitables, patients, ne se contentant pas de dire « vous avez tort », mais cherchant à dévoiler les impostures. En écho, nous espérons que certains intellectuels auront honte d’abuser de la sophistique ou de leur propre surdité, et qu’ils regagneront l’arène que nous leur proposons. « Le poète vise à transformer vieux ennemis en loyaux adversaires, tout lendemain fertile étant fonction de la réussite de ce projet » livre René Char, dans l’urgence de ses Feuillets d’Hypnos [21]Puissions-nous tous, face aux enjeux de notre époque, être fidèles à son éthique et à son exigence.

[1] Voir notamment la tribune de Thomas Branthôme, historien du droit et des idées politiques. Il écrit : « Vecteur d’un puissant effet neutralisant, le populisme est une étiquette qu’on appose sur tout discours contestataire afin de le discréditer », Le Monde, 12 octobre 2018, [en ligne abonnés].

[2] L’Obs (n°2831, 7 février 2019, p.34-35, [en ligne abonnés]), Le Point (n°201811, 13 novembre 2018, [en ligne]), Le Monde (10 novembre 2018, [en ligne]).

[3] Voir François Furet, Le passé d’une illusion, Paris, Robert Laffont/Calmann-Lévy, 1995, (éd. 1997).

[4] Voir notamment la controverse historique autour des travaux de Zeev Sternhell (Ni droite, ni gauche : l’idéologie fasciste en France, Paris, Le Seuil, 1983), remettant en cause l’imperméabilité de la France au fascisme. Du point de vue de l’histoire des idées, ce dernier s’enracinerait dans une révision du marxisme, et s’établirait à la collusion de l’extrême-gauche et de l’extrême-droite. Il écrit notamment : « À beaucoup d’égards, on pourrait écrire l’histoire du fascisme comme celle d’une immense tentative de révision du marxisme, d’un effort permanent vers un néo-socialisme » (p.34). Une approche qui a été vivement contestée et dont le récent ouvrage, Fascisme français ? La controverse (2014), co-signé par Serge Berstein et Michel Winock, se fait encore l’écho.

[5] Dans sa variante de droite, le populisme s’attache bien, par exemple, à construire un peuple national, en mobilisant un discours xénophobe.

[6] Voir, par exemple, E. Nolte, La guerre civile européenne : national-socialisme et bolchevisme, 1917-1945, Paris, Perrin, 1989 (éd. 2011). Voir aussi la réponse de I. Kershaw à ce pan de l’historiographie allemande dans Qu’est-ce que le nazisme ?, Paris, Gallimard, 1997.

[7] Hégémonie et stratégie socialiste, Vers une démocratie radicale (Mouffe, Laclau, 1985, trad. 2008), La Raison Populiste (Laclau, 2005), Le paradoxe démocratique (Mouffe, 2000, trad. 2016), L’illusion du consensus (Mouffe, 2005, trad. 2016), Pour un populisme de gauche (Mouffe, 2018).

[8] C. Mouffe, Pour un populisme de gauche, Paris, Albin Michel, 2018, p.21.

[9] D’autant que le tribunal de l’histoire a encore sévi… « La Commune de Paris n’a duré que 72 jours, l’Union soviétique a duré 72 ans. Et, là, l’expérimentation a eu le temps de se développer à l’échelle de dizaines de pays et de millions de cobayes. Voilà pourquoi le balancier n’est jamais reparti vers la gauche depuis 1975. » (Pascal Ory, Le Point)

[10] Concept développé dans Hégémonie et stratégie socialiste par Chantal Mouffe et Ernesto Laclau.

[11] Voir par exemple l’analyse du socialisme réel par Éric Hobsbawm dans L‘âge des extrêmes : le court XXème siècle (1914-1991), Paris, Complexe, 1994, (éd. 1999).

[12] G. Simmel, Le conflit, Belval, Éditions Circé, 1995 (réédition 2015), p.22.

[13] C. Mouffe, Pour un populisme de gauche, op.cit., p.86.

[14] B. Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 1995, p.10.

[15] Le néolibéralisme se distingue du premier libéralisme évoqué précédemment, en ce sens, qu’il se caractérise par une subordination du domaine politique au domaine économique. Le tournant néolibéral des années 80 aurait ainsi contribué à l’homogénéisation des projets politiques, devant désormais, postuler l’acceptation des logiques de marché.

[16] C. Mouffe, Pour un populisme de gauche, op. cit., p.71.

[17] J-J. Rousseau, Du contrat social (1762), Livre I, 5 : « Qu’il faut toujours remonter à une première convention », Paris, Garnier Flammarion, 1966, p.50.

[18] J-J. Rousseau, Du contrat social (1762), Livre II, 1 : « Que la souveraineté est inaliénable », op.cit. p.64.

[19] Aristote, Rhétorique, Livre II, 2 « De ceux qui excitent la colère ; des gens en colère ; des motifs de colère. », traduction inédite proposée dans l’ouvrage : A. Garapon, F. Gros, T. Pech, Et ce sera justice : punir en démocratie, Paris, Odile Jacob, 2001.

[20] Aristote, Éthique à Nicomaque, Livre IV, 11, « La douceur », trad. Gauthier et Jolif, Louvain, Publications universitaires, 1970, p.110.

[21] R. Char, « Feuillets d’Hypnos », Fureur et mystère, Paris, Gallimard, p.86.

Le populisme et le grand complot rouge-brun

©Olivier Ortelpa

Depuis maintenant le début de l’été, une offensive idéologique est en cours pour diaboliser ce qu’on qualifie généralement de « populisme de gauche ». Accusée de brouiller les frontières idéologiques avec l’extrême-droite, voire de conduire à une dérive autoritaire ou analogue au césarisme, l’hypothèse populiste serait un danger mortel pour la démocratie[1]. Pire encore, pour ceux qui s’identifient à gauche, le populisme consisterait à abandonner le « sociétal » au profit du « social ». En faisant primer la question sociale et en hiérarchisant les « luttes », il faudrait alors s’adresser en priorité à l’électorat populaire du Front national et ranger au placard féminisme, droits LGBT, écologie, lutte contre le racisme, etc. Ce débat est en réalité à côté de la plaque. Explications.

La France tributaire du vieux débat entre la gauche jacobino-marxiste et la deuxième gauche.

La France n’a toujours pas digéré l’innovation intellectuelle de l’école populiste, sur laquelle on reviendra plus loin. Il est d’abord nécessaire d’aborder le contexte idéologique actuel. On oppose régulièrement la gauche jacobino-marxiste à la deuxième gauche, issue de la critique artiste de Mai 68 et de l’émergence des nouveaux mouvements sociaux comme le féminisme, les droits LGBT pour ne citer qu’eux. La première accuse la seconde d’avoir été digérée par le néolibéralisme, qui a incorporé une partie des nouvelles demandes d’égalité et de démocratie. Ce processus culminerait avec la note de 2011 de Terra Nova qui faisait d’un conglomérat de minorités la base de la nouvelle majorité électorale de la gauche dite « libérale-libertaire » et individualiste. La seconde critique la première pour sa vision dépassée de l’État et des organisations, son patriotisme, mais aussi pour son retard et sa négation des revendications égalitaires des minorités. Bref, le terme utilisé est « rouge-brun » pour qualifier une alliance de positions sociales progressistes et de dispositions plus ou moins réactionnaires sur le plan des valeurs. Ce débat faisait déjà rage avant l’élection présidentielle de 2017, mais il a pris une nouvelle forme avec l’émergence du populisme comme thématique du débat intellectuel. Ce serait, pour donner des exemples, une opposition de type : Jean-Pierre Chevènement contre Clémentine Autain ; Christophe Guilly contre Éric Fassin, etc.

Nous vivons cependant un paradoxe intellectuel particulièrement cocasse. En effet, à l’occasion de la mise en œuvre d’une stratégie que l’on pourrait qualifier de populiste de la part de la France insoumise, une grande partie de la tradition de la gauche jacobine et marxiste s’est ralliée à une stratégie largement influencée par… la deuxième gauche. Ce paradoxe est doublé du fait que la deuxième gauche s’est fortement méfiée d’une telle stratégie et a maintenu ses distances théoriques et pratiques malgré sa participation à la campagne de la France insoumise pour certaines de ses composantes comme Ensemble.

L’origine théorique du populisme de Chantal Mouffe et d’Ernesto Laclau.

Les travaux de Chantal Mouffe et d’Ernesto Laclau s’inscrivent dans la tradition postmoderne qui a fortement critiqué le marxisme orthodoxe et son incapacité à incorporer les demandes des nouveaux mouvements sociaux : féminisme, antiracisme, droits LGBT, etc. En faisant de l’appartenance de classe le fondement d’un sujet révolutionnaire privilégié, l’essentialisme marxiste issu de la tradition intellectuelle de la seconde internationale ou du stalinisme était incapable de penser l’articulation entre les différentes luttes “sociales” et “sociétales”. Dans la lignée de François Furet et de la critique anti-totalitaire, Mouffe et Laclau critiquent la gauche jacobine et léniniste qui postule une volonté unifiée d’un sujet révolutionnaire qui préexisterait à toute opération politique et discursive. C’est en particulier le cas dans Hégémonie et stratégie socialiste publié en 1985, ouvrage au sein duquel les auteurs s’emploient à déconstruire les présupposés essentialistes au profit d’une vision contingente et discursive de la politique : un sujet politique se construit par l’articulation de demandes sociales hétérogènes. Il ne préexiste pas à l’action politique.

Comment la gauche jacobino-marxiste a-t-elle pu se rallier à une stratégie aussi éloignée de ses propres présupposés théoriques rationalistes ? Nous avons notre propre idée à ce sujet. Ernesto Laclau et Chantal Mouffe ont insisté sur la puissance des « signifiants vides »[2] et des « signifiants flottants »[3] – comme les signifiants patriotiques – et sur le rôle clé du leader comme modalité d’unification esthétique et symbolique pour agglomérer et articuler des demandes très différentes et potentiellement en tension : féminisme, écologie, justice sociale, souveraineté, démocratie, antiracisme, etc. L’opposition entre ceux d’en bas et ceux d’en haut, l’utilisation du terme « peuple », la question de la démocratie et de la reconquête de la souveraineté, portées par un leader charismatique, sont des points communs avec la tradition jacobine telle qu’elle nous a été léguée par la Révolution française. Ce ralliement est donc en quelque sorte opportuniste et conduit à une forme de syncrétisme qui n’est pas nécessairement cohérent. Beaucoup de ceux qui prônent une stratégie dite « populiste » ne se sont pas pour autant approprié ses présupposés théoriques.

Dans La raison populiste, publié en 2005, Ernesto Laclau propose une analyse du populisme qui renvoie à des logiques présentes dans des phénomènes tels que le jacobinisme français. Il analyse le péronisme, qui est une construction politique au sein de laquelle la logique populiste atteint son paroxysme. Ce phénomène argentin a de nombreux points communs avec le jacobinisme. Ce type de moment politique fait primer la logique de « l’équivalence »[4] sur la logique de la « différence »[5]. En d’autres termes, ce sont des moments politiques où de nombreuses demandes sociales hétérogènes acquièrent une unité sous un certain rapport. Cette unité n’est jamais complète et achevée. Les demandes peuvent cependant entrer en tension et la chaîne d’équivalence peut se rompre. Par exemple, pendant la Révolution française, les tensions entre les demandes de la bourgeoisie et celles des sans culottes étaient un des éléments de potentielle déstructuration du sujet révolutionnaire. De la même façon, le péronisme a été travaillé par la tension entre le capital et le travail, entre sa dimension révolutionnaire et sa dimension conservatrice. L’unité n’est donc jamais donnée, elle est toujours précaire, car les demandes sont à la fois partiellement compatibles et partiellement incompatibles. Et c’est là où intervient le travail d’unification politique et esthétique qui permet ex post la compatibilité et l’articulation entre les demandes.

La méfiance de la deuxième gauche.

À l’inverse, on peut se demander pourquoi ce qu’on peut vaguement qualifier de deuxième gauche ou de gauche mouvementiste, est rétive à une option théorique qui rejoint fortement un de ses leitmotivs : intégrer et penser les nouveaux mouvements sociaux dans une perspective contre-hégémonique. Une série de points nodaux bloquent jusqu’ici l’appropriation de la théorie populiste par cette tradition. Il y a tout d’abord le rapport à la patrie comme élément à resignifier de façon ouverte et inclusive. La tradition de la deuxième gauche est particulièrement méfiante à l’égard du patriotisme, qui est perçu comme intrinsèquement exclusif et aboutissant inéluctablement à un repli sur soi et à des positions anti-immigration. Ensuite, il y a évidemment la place centrale du leader qui est la clef de voûte de l’unification symbolique et identificatoire d’un sujet politique. Enfin, il y a la dimension de reconquête de la souveraineté intrinsèque à toute stratégie populiste. En effet, la question démocratique est la demande la plus forte qui s’exprime dans les moments populistes. Cette reconquête de la démocratie, lorsqu’elle opère dans des États-nation européens, se traduit souvent par des positions eurosceptiques étrangères aux positions de la deuxième gauche. En France, c’est particulièrement le cas puisqu’on sait le rôle qu’a eu la deuxième gauche dans la substitution de l’utopie socialiste par l’utopie européenne.

En conséquence, bien que de nombreux présupposés théoriques du populisme soient proches de ceux de la deuxième gauche, la manifestation concrète du moment populiste se fait à contre-courant de l’imaginaire de celle-ci. En découle une suspicion sur la capacité d’une stratégie populiste qualifiée « de gauche » à articuler les demandes des minorités. Cet arc qui doute va d’une partie du NPA à Benoît Hamon, en passant par Ensemble. Cette suspicion est renforcée par l’appropriation par la première gauche d’une partie de l’option théorique populiste. En d’autres termes : « tout ce que touche l’adversaire est suspect ».

Disons le d’emblée, tous ceux qui rejouent le vieux match de la première et de la deuxième gauche, du marxisme et du postmodernisme, mènent un combat d’arrière-garde. Aucune de ces deux options théoriques n’est aujourd’hui capable de construire une volonté collective suffisamment forte pour se traduire en majorité populaire et en victoire électorale.

L’enjeu est au contraire de définir de nouvelles identités politiques débarrassées des pollutions théoriques et des héritages liés aux diverses positions instituées dans le champ politique depuis trente ans. Il est en réalité possible de rendre compatibles la restauration de la verticalité et du rôle protecteur de l’État tout en développant les espaces d’horizontalité ; de redonner son caractère central à la question sociale – qui ne concerne pas que les “ouvriers blancs” ! – tout en défendant les droits LGBT, le féminisme et l’antiracisme dans un même mouvement ; d’assumer la demande de souveraineté et de protection tout en faisant de l’écologie un élément fondamental du projet de pays que l’on propose.

Les conditions de cette compatibilité.

Comme nous l’avons expliqué, cette compatibilité n’est pas donnée ex ante. Il ne suffit pas de clamer « convergence des luttes » pour que celles-ci convergent. Il ne suffit pas de dire que les droits LGBT et le féminisme vont avec la question sociale pour que ce soit le cas. Ces demandes sont toutes des terrains de lutte hégémonique. La question LGBT peut tout à fait être resignifiée de façon réactionnaire. Les exemples ne manquent pas : Geert Wilders aux Pays-Bas n’hésite pas à s’approprier la défense des droits LGBT en expliquant que les musulmans constituent une menace existentielle contre eux ; l’AfD met en avant l’homosexualité d’Alice Weidel, leader du parti, pour l’opposer à la menace de « l’invasion migratoire », etc. Ce que nous disons par là, c’est que même les demandes les plus intrinsèquement progressistes dans notre imaginaire peuvent faire l’objet d’un travail hégémonique d’incorporation partielle par l’adversaire, de telle sorte qu’il puisse lui donner ex post un contenu réactionnaire. C’est donc le cas de toutes les demandes : la question sociale, la démocratie, le féminisme, l’écologie, la sécurité, l’antiracisme, etc. Elles peuvent toutes faire l’objet d’un travail d’appropriation et de resignification réactionnaire. Un projet contre-hégémonique à l’ordre néolibéral doit donc proposer non pas un ensemble de combats sectoriels et parcellisés, mais une modalité concrète d’articulation entre eux. Car la compatibilité n’est jamais que le résultat d’un travail esthétique, politique et discursif[6] d’articulation de ces différentes demandes.

Nous y voici. Comment articuler la souveraineté avec la question sociale, l’écologie, les droits LGBT et le féminisme ? Comment faire en sorte que des demandes différentes deviennent, sous un certain rapport face à l’ordre néolibéral, équivalentes. L’appareil théorique constructiviste de l’école populiste nous y aide, même s’il n’y a jamais de réponse définitive à ce problème et qu’il se pose toujours différemment en fonction de la conjoncture et de l’état de la lutte hégémonique.

Le piège est souvent de poser la question sous la forme suivante : faut-il hiérarchiser les “luttes” ou faut-il toutes les mener en même temps ? Ce dilemme, sur le plan purement stratégique, n’a aucun sens. Hiérarchiser revient à donner plus ou moins de légitimité à celles-ci. La tentation de vouloir imposer un thème particulier comme « hiérarchiquement prioritaire » est récurrente, mais constitue une erreur si l’on souhaite construire un sujet majoritaire et pluriel. En opposition à cette logique qui prend le risque de masquer ou de reléguer certaines questions, s’est développé un discours selon lequel il faut mener les luttes toutes en même temps, sans se poser la question de leur articulation.

L’articulation exige autre chose qu’une addition ou qu’une hiérarchisation des demandes. L’articulation est un exercice qui consiste à saisir ce qui, dans chaque demande, peut être relié aux autres demandes en réduisant au maximum les frictions. Étant donné le caractère hétérogène des demandes, leurs différences qualitatives peuvent conduire à des tensions entre elles. La question est dès lors : comment traiter chaque demande et les relier de telle sorte que leurs différences qualitatives s’aplatissent et permettent leur équivalence ? Comment éviter que l’hétérogénéité ne prenne le pas, ne fasse exploser la chaine d’équivalence et les parcellise ? Cela implique une certaine forme d’agencement du discours et des demandes. On ne peut traduire politiquement l’intégralité de chaque demande sociale, quelle qu’elle soit, sans quoi elles ne seraient pas hétérogènes et différentes. Concilier cette hétérogénéité est l’art difficile de la politique et de la création d’une volonté collective. L’articulation s’oppose ainsi à la fois à la hiérarchisation et à l’addition. Ajoutons à cela qu’une volonté collective, lorsqu’elle se constitue, devient davantage que la somme des parties qui la compose. Le sujet populiste s’autonomise ainsi partiellement de ses parties.

La construction d’une volonté collective majoritaire.

Il y a au moins trois éléments qui permettent de lier des demandes entre elles. Tout d’abord, la question démocratique, qui est transversale à l’ensemble des demandes et qui permet donc d’opérer un travail de captation partielle de chacune de celles-ci. Proposer un projet de pays, patriotique, populaire, pluraliste et inclusif est fondamental pour faire converger vers le même horizon transcendant et positif l’ensemble de ces aspirations.  Ensuite, il y a la désignation de l’adversaire commun et de son monde : l’oligarchie, les élites, le vieux monde, etc. L’adversaire commun joue le fameux rôle de l’extérieur constitutif, qui permet, par son altérité, d’unifier un corps hétérogène. Mais surtout, le chaînon qui est capable d’universaliser ces différentes demandes, de les faire passer d’un statut d’aspiration particulière à celui d’enjeu universel, est la présence d’un leader qui les cristallise à la fois sur le plan politique et sur le plan esthétique.

Ces éléments ne sauraient constituer une recette, mais une hypothèse. C’est en tout cas celle d’une stratégie qui consisterait à radicaliser la démocratie afin d’offrir une contre-hégémonie à un pays qui a trop longtemps souffert d’un ordre injuste qui nous plonge tous vers l’anomie. Elle nous semble beaucoup plus séduisante que l’éternelle opposition entre les qualifiés « gauchistes » et autres « rouges-bruns », qui mourra avec la vieille gauche.

Adhérer à cette perspective implique de poser plus de questions que de réponses sur la marche à suivre. Ces dernières ne sont jamais que contingentes, contextuelles et limitées. Ce travail de réflexion stratégique et intellectuelle nous semble être un préalable à toute conquête du pouvoir.

[1] C’est tout le contraire puisque la logique populiste s’exprime lorsque les demandes démocratiques sont frustrées par des institutions ou un système qui tend à devenir oligarchique. Ernesto Laclau considère que c’est « l’activité politique par excellence ».

[2] Opérateur symbolique qui permet la construction d’une identité populaire dès lors que la frontière politique antagonique est établie. C’est, par excellence, le cas du leader pour Ernesto Laclau.

[3] Signifiant dont la signification est en suspens.

[4] Logique qui ne s’exprime que lorsque le champ social est divisé en deux camps

[5] Logique qui ne nécessite pas de frontière politique antagonique, et qui permet dès lors la gestion des demandes frustrées par une logique d’administration du particulier.

[6] Le discursif ne renvoie pas à la simple rhétorique ! C’est l’ensemble des pratiques qui ont un effet symbolique, cela concerne donc des champs beaucoup plus larges que la rhétorique, même si le terme peut porter à confusion.

« Dans les cafés, l’humour est une forme de résistance contre les puissants » – Entretien avec Raoul Hedebouw

Photo: www.solidaire.org – Antonio Gomez Garcia

Raoul Hedebouw est porte-parole du Parti du Travail de Belgique, conseiller communal au sein de la ville de Liège et député fédéral du parlement de Belgique. A l’approche des élections municipales et des élections européennes, il revient sur la stratégie du Parti du Travail de Belgique.


LVSL – Quels sont vos objectifs pour les prochaines élections communales en Belgique ?

Raoul Hedebouw – Notre objectif est de matérialiser, dans la réalité concrète, une sympathie exprimée à travers les sondages. Pour nous, il s’agit de structurer notre mouvement à travers des sections locales. Lorsque nous déposons nos listes, nous avons à l’esprit la nécessité de construire des conseils communaux qui partent des aspirations de la rue, les portent au conseil communal et reviennent dans le quartier pour se confronter à l’opinion de nos concitoyens. A ce titre, le but est de s’implanter dans des villes où nous n’étions pas présents auparavant tels que Verviers, Namur, Bruxelles ou Tournai.

« Il nous faut élargir notre audience hors de nos bastions ouvriers pour quadriller tout le territoire. Namur, par exemple, est une commune avec une sociologie bien différente de nos bastions ouvriers : la ville est peuplée d’employés et de professions intellectuelles. C’est un public qu’il nous faut encore conquérir. »

Il faut s’imaginer que nous sommes passés d’un effectif de 3000 militants à 14 000 militants en quelques années. Il faut donc structurer des groupes en formant des cadres. Par conséquent, au moment de déposer les listes, nous nous sommes concentrés sur les communes moyennes et grandes au sein desquelles nous n’étions pas présents : Gand, Tournai et Bruxelles en particulier. Il nous faut élargir notre audience hors de nos bastions ouvriers (Liège, Anvers et Charleroi) pour quadriller tout le territoire. Namur, par exemple, est une commune avec une sociologie bien différente de nos bastions ouvriers : la ville est peuplée d’employés et de professions intellectuelles. C’est un public qu’il nous faut encore conquérir.

Par ailleurs, j’attire votre attention sur le fait que nous sommes le seul parti national de Belgique. Nous devons nous confronter à des réalités locales parfois différentes. Structurellement, le sud du pays est plus combatif sur le plan syndical, tandis que le nord est plus acquis aux idées conservatrices. A cet égard, Anvers constitue un objectif important car il permettrait d’avoir des élus en Flandres. Pour l’instant, nos deux députés viennent de Wallonie.

Les élections communales s’organisent en fonction d’un suffrage proportionnel à un tour. Par conséquent, la formation de coalitions est rendue nécessaire pour gouverner des villes. Évidemment, il ne saurait être question de former des coalitions avec la droite. Nous dénonçons leur vision des communes : le « city-markéting ». Leur objectif est d’attirer beaucoup de promoteurs immobiliers et de les encourager à investir énormément, ce qui rend les centres-villes difficiles d’accès pour les catégories populaires. Dans la ville de Liège par exemple, le bourgmestre souhaite construire 1250 logements dont 90% seront à destination des publics fortunés, quand les 10% restants seront construits pour les classes moyennes. Nous nous réclamons du « droit à la ville » conceptualisé par Henri Lefebvre. Or, ce que je ne peux que constater, c’est que le parti socialiste ou l’écologie politique ne sont pas du tout en rupture avec cette conception de la ville.

Sur le principe, le PTB n’exclut pas de former des coalitions mais cela ne peut se faire que sur une base programmatique commune.

LVSL – Le succès du PTB tient notamment à la dénonciation féroce que vous faites de la corruption du système politique belge. Ne craignez-vous pas qu’une telle rhétorique dénonciatrice soit un frein à la crédibilisation de votre parti, à long terme ?

Raoul Hedebouw – Il faut rappeler que le succès du PTB tient d’abord aux conséquences de la crise capitaliste. C’est le flan marxiste, alternatif et anticapitaliste de notre succès. Il est notamment le résultat de fermetures d’entreprises et de plan de licenciements tels que ceux que l’on a pu observer à Caterpillar ou à Carrefour. Ce succès intervient donc d’abord dans une logique de latéralisation de la gauche contre la droite.

« Les mécanismes de financement des partis politiques permettent cette soumission de la superstructure politique à l’infrastructure économique. »

Il est vrai qu’à partir du scandale Publifin, une partie importante de notre discours a tourné autour de la dénonciation de la corruption du système politique. Cependant, j’insiste sur le fait que ce ne sont pas des dérives isolées. Il y a une véritable collusion entre le capitalisme et le monde politique. Les mécanismes de financement des partis politiques permettent cette soumission de la superstructure politique à l’infrastructure économique. Nous restons marxistes. Si l’on paie les députés 6000 euros par mois, c’est pour des raisons précises. Cela permet d’éviter que les députés évoluent avec les mêmes conditions de vie que les gens qu’ils représentent.

Notre socialisme 2.0 s’appuie sur l’idée qu’il faut vivre de la même manière que le reste de la population. Être député, c’est un honneur. Ceux qui se plaignent de gagner moins en tant que députés que dans le privé sont libres d’abandonner leurs mandats. S’il y avait 30% d’ouvriers au Parlement, ce qui correspond à la réalité sociologique du pays, je pense que les députés voteraient avec moins de facilité la suppression des retraites anticipées. Quand on vit avec 1400 euros par mois, on ne rigole pas. Notre critique de la corruption a une cohérence. Ce n’est pas une simple dénonciation des élites corrompues.

LVSL – Votre statut de porte-parole a permis à la Belgique de découvrir votre personnage gouailleur. Quelle place accordez-vous à l’humour en politique ? Ne courrez-vous pas le risque d’apparaître comme le « bouffon de l’extrême-gauche » ?

Raoul Hedebouw – Au contraire ! Savoir rigoler, c’est un signe que vous faite partie du peuple. Dans les cafés, l’humour est une forme de résistance contre les puissants. C’est quelque chose de très puissant. Petit, j’écoutais avec un énorme plaisir les histoires de Coluche avant de m’endormir. Je sais que, quand il porte sur le physique, ou sur la couleur de peau, l’humour peut être violent et facteur de division. Ceci dit, il peut aussi être facteur d’union des dominés qui se rient des puissants.

Cela n’empêche pas un travail de fond. Notre bureau d’études accomplit un travail extraordinaire. Cela fait partie de l’ADN du PTB. Que l’on soit d’accord ou pas avec lui, chacun reconnait que les livres de Peter Mertens sont fouillés. Ils apportent une contribution théorique à notre réflexion sur l’Europe ou la concurrence par exemple.

LVSL – La gauche a parfois du mal à accepter un leadership fort à la tête d’un parti. Quel rapport le PTB entretient-t-il avec le rôle du leader en politique ? On vous pose cette question car il est évident que le PTB n’aurait pas eu une telle audience sans votre irruption sur la scène politique, même si vous précisez bien que vous n’êtes que porte-parole…

Raoul Hedebouw – Sans le PTB, et sans la lutte de classes, je n’existe pas. Sans parti ni mouvement social, il n’y a pas de dirigeant. C’est une dialectique. Le leader doit toujours ramener le collectif sur le devant de la scène. Sans les militants, je ne passe pas à la télévision. Or, c’est la télévision qui donne ce pouvoir au leader, par ailleurs problématique d’un point de vue démocratique.

« Une idée ne devient matérielle que quand elle entre dans le crâne de quelqu’un. Si personne ne lit notre tract, les mots écrits n’ont aucune espèce d’existence du point de vue du fait social réel. En 2008, ce qui a changé, c’est que nous nous sommes mis à réfléchir à la façon dont le message que l’on envoie allait pouvoir être reçu. »

Pourtant, je ne suis rien d’autre qu’un membre du bureau politique et j’ai des comptes à rendre aux militants et à la classe ouvrière. Quoi qu’il arrive, le collectif doit toujours garder la main sur la stratégie. J’accorde un rôle important au parti comme intermédiaire entre les militants et les leaders. Je n’occulte pas pour autant l’importance prise par les individus dans la mécanique de l’histoire. Reste que si rôle d’un individu dans l’histoire peut être déterminant, il ne se suffit pas à lui-même. Il repose sur les masses humaines qui font l’histoire.

LVSL – Depuis 2008, on observe une professionnalisation de la communication du PTB. Comment avez-vous opéré ce tournant stratégique ?

Raoul Hedebouw – On fait très peu appel à des professionnels extérieurs au PTB. Nous pouvons nous appuyer sur des militants très qualifiés qui, au sein du PTB, sont des experts dans le domaine de la communication. Cela permet de garder une cohérence entre les techniques de communication et le fond du message.

La gauche que nous incarnons a perdu quelque chose en chemin. Par le passé, elle était avant-gardiste sur le plan de la communication. Il suffit de penser aux peintures de Picasso utilisées pendant la guerre d’Espagne ! Or, un certain romantisme à l’égard de l’artisanat nous a fait ignorer les nouvelles technologies. C’est absurde ! Les technologies ne sont pas capitalistes en tant que telles. Cela dépend de l’usage que l’on en fait. Il faut refuser que notre gauche utilise une communication ringarde.

Marx a écrit qu’une idée ne devient matérielle que quand elle entre dans le crâne de quelqu’un. Si personne ne lit notre tract, les mots écrits n’ont aucune espèce d’existence du point de vue du fait social réel. En 2008, ce qui a changé, c’est que nous nous sommes mis à réfléchir à la façon dont le message que l’on envoie allait pouvoir être reçu.

LVSL – Le PTB se réclame encore du marxisme, ce qui peut paraître comme une anomalie en Europe car même les partis communistes ont presque tous abandonné cette référence explicite. Un débat important anime actuellement la sphère politique alternative au néolibéralisme sur la question du populisme. Quelles sont vos divergences avec ce courant théorique ?

Raoul Hedebouw – Avant de vous répondre, et je crois que c’est très important, je tiens à souligner mes convergences avec la France Insoumise et Chantal Mouffe : le rejet des partis traditionnels, la nécessité de sortir de sa zone de confort pour convaincre, et la critique radicale du système économique et politique.

Cela dit, la question qui oriente notre débat avec Chantal Mouffe, c’est la pertinence de l’analyse marxiste pour agréger des masses humaines. Je la trouve toujours pertinente. J’ajoute que le marxisme a pensé la notion de peuple. Marx ne réduit pas la lutte révolutionnaire à la seule classe ouvrière. Il a beaucoup écrit sur le rôle des paysans dans le processus révolutionnaire. Il a beaucoup écrit sur le rôle de la bourgeoisie nationale pour agréger des masses populaires autour d’un projet national, contribuant ainsi à la marche de la révolution capitaliste, étape nécessaire à toute révolution socialiste.

« Croire que l’antagonisme de classe ne détermine plus le positionnement politique de chacun est une erreur. »

Je crois toujours à l’existence de classes antagonistes dans une société. Je reste convaincu que l’infrastructure, c’est-à-dire l’environnement de travail d’un être humain, influence, en partie, son mode de pensée. J’attire votre attention sur un point : Marx n’a jamais été complètement déterministe. Il sait qu’une frange de la classe ouvrière peut succomber à la réaction et au fascisme.

Reste que croire que l’antagonisme de classe ne détermine plus le positionnement politique de chacun est une erreur. Où retrouve-t-on le sens du combat collectif ? Au sein des grands secteurs industriels. Dans une PME, il est plus difficile de combattre. C’est la raison pour laquelle le PTB investit davantage dans des sections d’entreprises car c’est là que le combat est le plus dur, et ce, pour une raison simple : les droits de l’homme s’arrêtent à l’entrée de l’entreprise. C’est pourquoi nous avons développé une réflexion globale pour assurer un équilibre entre les sections d’entreprise et les sections communales ainsi qu’un équilibre entre les différentes parties du territoire belge.

LVSL – Chantal Mouffe vient de sortir un ouvrage intitulé Pour un Populisme de gauche. Si on en croit les contours qu’elle trace pour définir ce concept, le PTB entrerait dans la catégorie des populismes de gauche. Au fond, ce qui vous distingue n’est-ce pas la croyance théorique que le concept de la « classe en soi » implique nécessairement un passage à la « classe pour soi » et donc que le sujet privilégié de la révolution soit nécessairement un sujet de classe ? Cette idée est contraire à l’autonomie de la politique…

Raoul Hedebouw – Ce qu’il y a de commun à tous les ouvriers, c’est qu’ils n’ont rien à dire sur ce qu’ils produisent. La conscience de classe, c’est autre chose. C’est effectivement à ce moment précis que la politique joue un rôle important. Le fait nommé crée la conscience. Lénine écrivait que le spontanéisme peut, au mieux, nous faire atteindre le trade-unionisme, mais certainement pas la révolution !

Il est évident que la lutte politique fluctue avec les flux et les reflux de la lutte de classes. C’est une affaire entendue. Cependant, l’enjeu de la lutte politique, c’est la conscience. Or, celle-ci n’est pas innée. Elle est fortement liée à la pensée théorique qui, elle-même, ne vient pas spontanément. Ce sont les intellectuels qui l’apportent. Or, ces intellectuels, à l’époque, ne sortaient pas, pour la plupart, de la classe ouvrière. C’est le parti qui permet d’organiser la synergie entre les intellectuels et les ouvriers. Je vois ici une dialectique intéressante.

Nous ne sommes pas dans une période où la conscience de classe est extrêmement développée. Ce que je considère, c’est qu’il faut prendre cela comme un défi plutôt que d’abandonner le référent de classe. Je ne crois pas qu’il faille se résigner à une disparition de la conscience de classe causée par 30 ans d’hégémonie néolibérale. Il faut donc travailler au développement de cette conscience ! Lorsque je critique la chasse aux chômeurs menée par les forces néolibérales, je le fais non seulement parce que cela aura des conséquences sociales désastreuses, mais également car lorsque l’on pointe du doigt un travailleur sans emploi, on lui retire la possibilité d’avoir une conscience de classe.

LVSL – Dans un contexte où les évolutions de l’infrastructure économique sont marquée par le fractionnement des processus de production et par l’individualisation des conditions de travail, ne pensez-vous pas que la mobilisation du référent national, en l’investissant d’un contenu progressiste, permettrait d’accroître la conscience populaire ?

Raoul Hedebouw – Les évolutions de l’infrastructure ont évidemment des effets sur la conscience de classe. Cela dit, de ce point de vue-là, je me permets de vous faire remarquer un certain nombre d’éléments positifs. Il n’y a jamais eu autant d’ouvriers qu’aujourd’hui ! L’urbanisation conduit au fait que la population urbaine dépasse la population rurale. Or, l’urbanisation et l’inclusion d’une masse de plus en plus importante de gens dans le salariat, sont les conditions mêmes qui permettent au capitalisme de continuer sa révolution et au socialisme d’être l’étape suivante des sociétés humaines.

« Au fond, des multinationales comme Walmart réunissent des millions de travailleurs dans le monde en les exploitant de la même manière, ce qui leur donne une identité commune. Les conditions sont donc réunies pour travailler au développement de la conscience de classe. C’est à nous de faire le travail. »

Le capitalisme a englobé, au sein de la sphère marchande, une diversité phénoménale de d’activités. On peut penser à la cuisine pour laquelle des masses de gens usent des plats préparés ou à la coiffure, activité traditionnellement artisanale qui a été uniformisée à l’échelle du monde par l’entreprise Dachkin. Où que vous vous trouviez dans le monde, vous retrouverez les mêmes coupes et les mêmes techniques de coiffure. Sur le plan de l’agriculture aussi, on voit bien que la petite paysannerie est en train d’être avalée par l’agro-business. Vous voyez bien que des tas d’obstacles à la révolution socialiste s’effacent.

Un autre élément central de la révolution capitaliste a connu une phase d’expansion extraordinaire : le développement inégal du capitalisme. Marx en parlait déjà à son époque.

Au fond, des multinationales comme Walmart réunissent des millions de travailleurs dans le monde en les exploitant de la même manière, ce qui leur donne une identité commune.  Les conditions sont donc réunies pour travailler au développement de la conscience de classe. C’est à nous de faire le travail. Il ne faut pas prendre nos faiblesses politiques pour des évolutions défavorables de l’infrastructure économique.

J’ajoute que les éléments dont vous avez parlé dans votre question peuvent également nous être favorables. Pensons à ces masses immenses d’intérimaires qui peuplent le marché du travail. Leur condition de tâcherons nous permet de dépasser le vieux problème du corporatisme qui a pu frapper, dans le passé, la classe ouvrière.

Pour répondre à votre seconde question portant sur la question nationale, je commence par vous faire remarquer que Marx n’a jamais ignoré le fait national. Il développera d’ailleurs une vision progressiste du fait national puisque l’agrégation des activités humaines autour d’une bourgeoisie nationale permet de faire évoluer la production et de se débarrasser du féodalisme.

J’ajoute que, dans la plupart des pays du Tiers-Monde, le fait national a une identité éminemment progressiste. Je soutiendrai toujours des peuples qui se battent pour leur indépendance nationale que ce soit sur le plan économique ou sur le plan politique. Si vous m’interrogez sur le point de savoir s’il est possible d’envisager un patriotisme progressiste au sein de nations impérialistes, je serais plus mitigé. C’est généralement une forme d’unité nationale qui se construit contre d’autres nations.

LVSL – À partir du moment où la question identitaire devient aussi importante dans l’agenda politique, n’avez-vous pas intérêt, pour contrer cette vague, à investir l’identité nationale d’un contenu progressiste ?

Raoul Hedebouw – Sur la question nationale, la Belgique est un cas particulier. Nous sommes le seul parti national de Belgique pour une raison simple : nous récusons le sous-régionalisme des régions riches qui s’exercent contre les régions pauvres.

Une fois cette affirmation faite, vient l’instant de considérer la question du rapport de notre nation avec les autres nations. De ce point de vue-là, je crois que l’échelon national n’est plus forcément le bon. En tout cas, le marché européen qui s’est construit ces dernières années nous permet d’envisager la naissance d’une classe ouvrière européenne. Naturellement, pour cela, la langue reste un défi qu’il faut résoudre de manière progressiste pour parvenir à l’unité de la classe ouvrière. C’est la raison pour laquelle nous nous battons aussi fortement contre les sous-régionalismes : ils empêchent ce mouvement d’unité de la classe ouvrière européenne.

Vous m’interrogez sur le point de savoir si face aux destructions d’acquis sociaux qui sont, pour la plupart, le résultat de l’action de l’Union européenne, il faudrait construire un patriotisme progressisme. Je suis assez sceptique. Naturellement, le référent national n’est pas réactionnaire en soit. Je dis simplement que notre rôle est de créer de la conscience de classe et non de remplacer la conscience de classe par une conscience patriotique.

« Les puissances auxquelles nous faisons face sont très fortes, Les classes dirigeantes européenne sont très imbriquées. Il nous faut donc envisager une alternative au niveau sous-continental. A cet égard, la grève des travailleurs de Ryan Air sème les germes de ce mouvement social européen. »

Si l’on y regarde de très près, aucun pays européen n’est opprimé par un autre. Les peuples européens sont opprimés par une conspiration des multinationales. On pourrait me dire que les pays du sud sont victimes de l’oppression des pays du Nord. Je réponds que les élites nationales de ces pays-là permettent cette course à l’austérité.

LVSL – Les élections européennes approchent à grand pas. Dans ce contexte, quelle sera votre ligne stratégique ? Envisagez-vous des alliances ?

Raoul Hedebouw – Nos propres faiblesses politiques ne doivent pas nous conduire à considérer que l’échelle européenne n’est pas la bonne pour mener la lutte de classes. Je ne crois pas que le retour à l’État-nation résoudra cette faiblesse politique. Eu égard aux adversaires qui sont les nôtres, je crois que nous ne pouvons pas nous permettre de les affronter divisés. Mais la question se pose de savoir ce qu’il faut faire après une prise du pouvoir.

« Si nous gouvernons, nous romprons avec l’Union européenne mais ce sera à nos adversaires d’appuyer sur le bouton. Nous appliquerons notre politique quoi qu’il advienne. »

Je ne justifie nullement ce qu’a fait Syriza. Néanmoins, je me permets de signaler que leurs ambitions, aussi réduites soient elles, ont suscité l’ire de la tour de contrôle européenne. Ils ne parlaient pas de nationaliser les grandes entreprises. Ils envisageaient seulement de rééchelonner leur dette souveraine. Cette demande a eu pour conséquence le blocage de l’économie, la fermeture du robinet à liquidités par la BCE et des rumeurs de coup d’État.

Par conséquent, les puissances auxquelles nous faisons face sont très fortes, Les classes dirigeantes européennes sont très imbriquées. Il nous faut donc envisager une alternative au niveau sous-continental. A cet égard, la grève des travailleurs de Ryan Air sème les germes de ce mouvement social européen.

Sur l’Union européenne elle-même, je ne crois pas qu’elle soit réformable. Je pense qu’il faut s’en débarrasser. Pourquoi est-ce que je refuse une rupture unilatérale nationale ? Parce que je pense que si on conduit cette rupture à plusieurs pays, on n’a plus de chance de gagner le combat. J’ajoute que le mot d’ordre de la rupture nationale unilatérale estompe le clivage entre les travailleurs et les multinationales. Si nous gouvernons, nous romprons avec l’Union européenne mais ce sera à nos adversaires d’appuyer sur le bouton. Nous appliquerons notre politique quoi qu’il advienne.

Enfin, sur la question des alliances, notre objectif est de multiplier les points de contact. C’est la raison pour laquelle j’ai eu un regard très positif sur la réunion des amphis d’été de la France Insoumise à Marseille à laquelle j’ai participé. On veut apprendre de chacun. Pour l’instant, nous n’avons encore pris d’engagement avec aucune coalition européenne. Notre souhait est véritablement de parler avec tous ceux qui refusent l’austérité et de permettre le dialogue entre toutes ces forces.

 

Entretien réalisé par Lenny Benbara pour LVSL.

Crédits photos : Antonio Gomez Garcia

Le clivage gauche-droite est-il dépassé ?

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De gauche à droite Manuel Bompard, Chantal Mouffe et Lenny Benbara.

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Crédits photo : ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.