« Les sanctions économiques jettent la population dans les bras du gouvernement » – Entretien avec Temir Porras

Temir Porras

Depuis l’invasion de l’Ukraine, plusieurs « États voyous », hier honnis, retrouvent les bonnes grâces de Washington. Tout à leur volonté de sanctionner la Russie, les États-Unis ont été contraints de se rapprocher de plusieurs de leurs adversaires géopolitiques, notamment l’Iran et le Venezuela, exportateurs majeurs de pétrole. Sous le joug d’un quasi-embargo financier depuis plusieurs années, le Venezuela a particulièrement souffert des sanctions imposées par Washington, qui pourraient bientôt être levées. Si la population en a fait les frais, si l’économie vénézuélienne en est sortie été dévastée, le gouvernement, lui, n’a pas été ébranlé par les sanctions. Nous avons rencontré Temir Porras, qui fut vice-ministre des Affaires étrangères sous la présidence de Hugo Chávez, puis directeur de cabinet de Nicolas Maduro, avant de démissionner. Il revient pour Le Vent Se Lève sur l’impact des sanctions américaines sur le Venezuela, la récente convalescence de l’économie du pays, et les perspectives politiques qui se dessinent. Entretien par Vincent Ortiz, retranscription Agathe Contet.

Le Vent Se Lève – La situation économique du Venezuela s’améliore. Comme vous le notez dans un article pour le Washington Post, l’inflation est passée sous la barre des 10 % mensuels, tandis que le taux de croissance pour l’année 2021 est extrêmement élevé. Pensez-vous que cela soit lié aux mesures de libéralisation des taux de changes mis en place depuis 2018 par le gouvernement de Nicolas Maduro – notamment les facilités accordées à la convertibilité avec le dollar ? 

Temir Porras – Il s’agit d’un facteur fondamental. L’économie vénézuélienne est historiquement liée à la production pétrolière. Depuis le milieu des années 70, cette production est essentiellement sous contrôle étatique – la société nationale pétrolière PDVSA joue un rôle central, accentué depuis l’élection de Hugo Chávez. La PDVSA peut, dans certaines zones où une technologie particulière est nécessaire, s’associer avec des partenaires privés, mais à condition qu’elle demeure majoritaire. Des sociétés d’économie mixte peuvent être établies, mais la société vénézuélienne doit être propriétaire d’au moins 50 % des actions, avec un monopole sur la commercialisation. L’État possède donc de fait un contrôle sur l’exploration, la production et la commercialisation du pétrole. 

L’industrie pétrolière occupe plus de 90% des exportations, et c’est la principale source de revenus en monnaie dure, en dollars. Celui-ci, dans une économie périphérique comme le Venezuela, joue un rôle fondamental, y compris dans l’économie non pétrolière. Même si les revenus de la vente du pétrole ne représentent qu’une fraction du PIB, cette composante est capitale car l’économie vénézuélienne est incapable de produire tous les biens et les services qu’elle consomme et dépend fortement du reste du monde pour les technologies qu’elle utilise. De plus la monnaie vénézuélienne n’est pas librement convertible ; elle n’est pas demandée sur les marchés internationaux – où elle n’a pas de valeur en soi -, il faut donc passer par le dollar pour commercer. Les habitants des pays du Nord n’ont pas toujours conscience de la différence fondamentale entre une économie périphérique – dépendante du dollar – et une économie du centre.

[NDLR : Pour une analyse des difficultés structurelles rencontrées par les économies extractivistes dépendantes du dollar, lire sur LVLS l’article d’Andrés Arauz : « Triage monétaire : comment la pandémie révèle les fractures Nord-Sud » et celui de Pablo Rotelli : « Richesse des terres et pauvreté des nations : l’éternelle malédiction des ressources en Amérique latine »]

L’État joue donc un rôle central dans l’obtention de ces devises : c’est lui, et non le secteur privé, qui procure les dollars dont le pays a besoin. Et c’est un arbitrage d’État qui décide de l’allocation de ces devises à tel ou tel secteur. C’est dans ce contexte que le système de contrôle de changes a pu être justifié.

Depuis plusieurs années, la PDVSA est frappée par des sanctions américaines. Si l’on est rigoureux, il ne s’agit pas de sanctions au sens du droit international, mais des mesures unilatérales coercitives imposées par un État tiers. Ce ne sont pas des sanctions des Nations unies ou du Conseil de sécurité, ce sont des mesures prises par le gouvernement des États-Unis à l’encontre de la PDVSA, qui l’empêchent de commercer avec eux – bien que les États-Unis étaient longtemps été la principale destination du pétrole vénézuélien.

La stratégie américaine a consisté à mettre en place un sabotage économique visant à générer un changement de régime.

Les sanctions visent également à empêcher la PDVSA d’utiliser le dollar : c’est là où le problème de l’extraterritorialité du droit commence. Le dollar est la monnaie des États-Unis mais aussi celle du commerce international. À partir du moment où une société est empêchée d’utiliser le dollar, toutes les banques vont fermer ses comptes, par crainte d’être en violation de la législation américaine. En effet, même si elles ne sont pas américaines, ces banques opèrent en dollar, et sont donc passibles de sanctions si elles permettent à une société sous sanctions de posséder un compte. N’importe quelle banque du monde occidental – et même non occidental – est obligée d’opérer en dollars, donc une mesure législative interne aux États-Unis affecte des tiers en dehors des États-Unis.

[NDLR : Le Vent Se Lève organisait en janvier une conférence à Assas dédiée à l’extra-territorialité du droit américain avec Frédéric Pierucchi, Juliette Alibert et Jean-Baptiste Souffron : « Le droit américain, une arme de guerre économique ? »]

Donc dès lors qu’une société est frappée de sanctions, elle ne peut plus utiliser le dollar et elle n’a plus de compte bancaire. La PDVSA peut bien tenter d’exporter son pétrole malgré tout, mais dans quelle monnaie serait-elle payée ? Cette source de devises étant tarie, toute l’économie vénézuélienne à son tour se voit privée de dollars, donc dans l’incapacité de fonctionner.

De son côté, l’État vénézuélien, frappé lui aussi de sanctions, ne peut plus se financer. Il pourrait émettre de la dette dans sa propre monnaie, mais cette monnaie n’a pas de pouvoir d’achat international – raison pour laquelle les pays périphériques ont tendance à émettre de la dette en dollars, ce qui n’est plus possible au Venezuela. L’État se voit privé de ses revenus pétroliers, de la possibilité de s’endetter et de financer son déficit public. Il commence alors à financer sa dépense par de la création monétaire… ce qui, dans une économie coupée du monde, produit très rapidement des effets hyper-inflationnistes. C’est la descente aux enfers. 

L’État a donc reculé, contraint, permettant au secteur privé – lequel échappe aux sanctions – d’opérer grâce à la dollarisation de l’économie. Dans un contexte d’hyperinflation, le principal problème est que l’on ne sait pas combien les choses vont coûter demain : il est impossible de programmer, planifier, calculer une structure de prix, un coûts, un retour sur investissement, etc. Le secteur privé a donc mécaniquement gagné en importance, l’État étant empêché de jouer le rôle qui était historiquement le sien.

La stabilisation de l’économie a donc à voir avec une meilleure circulation du dollar. Une fois que le dollar commence à circuler, cela a pour premier effet la stabilisation de la hausse des prix : le secteur privé peut en effet à nouveau importer des denrées, ce qui engendre une baisse drastique des niveaux de pénurie. Cela permet de réactiver de larges secteurs de l’économie, ainsi que le commerce, dans un pays qui était à l’arrêt.

La croissance économique se calculant sur l’année précédente, l’année 2021 était la première année durant laquelle l’économie a pu fonctionner d’une façon à peu près normale après des années de chute libre. D’où cette croissance entre 7 et 8,5%. Il faut tout de même prendre en compte le fait que l’économie vénézuélienne n’est qu’une fraction de ce qu’elle était il y a une décennie. Certains calculs estiment que la destruction du PIB du Venezuela est supérieure à 75% – que les trois quarts de l’économie ont disparu en cinq ans ! Par conséquent, n’importe quel redémarrage de l’économie est immédiatement sensible dans les indicateurs macro-économiques. 

Dernier point : l’industrie pétrolière a recommencé à fonctionner. Le secteur privé a accru son rôle dans l’exportation du pétrole et sa commercialisation (la PDVSA étant sanctionnée, elle ne pouvait passer des contrats avec des tiers, qui se seraient eux-même exposés aux sanctions des États-Unis). Un mécanisme a été trouvé : la société pétrolière vénézuélienne vend son pétrole à des privés locaux qui eux-mêmes le commercialisent sur le marché et le monétisent. Une partie des produits de la vente revient dans l’économie nationale.

LVSL – Comment comprendre la stratégie de l’administration Biden ? Les sanctions n’ont pas été levées. D’un autre côté, l’État vénézuélien parvient à les contourner assez ouvertement en passant par le secteur privé, via ce mécanisme que vous venez de décrire. Pensez-vous que Joe Biden hérite de la stratégie de pression maximale qui était celle de Donald Trump visant à imposer un changement de gouvernement au Venezuela ? Ou estimez-vous qu’il a adouci son approche, tout en maintenant des sanctions pour donner des gages à son électorat de Miami ? 

[NDLR : Miami concentre les citoyens américains issus du sous-continent, généralement hostiles à Cuba et au Venezuela]

TP – Revenons à l’origine de ces sanctions. C’est l’administration Obama qui, la première, a bâti les bases légales des sanctions. C’est Barack Obama, en 2015, qui décrète que le Venezuela est une menace extraordinaire et laisse le champ ouvert à l’adoption de sanctions.

C’est ensuite l’administration Trump qui impose le régime de sanctions tel qu’on le connaît aujourd’hui. La stratégie américaine vise, par le biais d’un approfondissement de la crise économique au Venezuela et d’une pression politique constante, à créer une sorte de cocktail interne de pénurie et d’insatisfaction. Du sabotage économique qui vise à générer un changement de régime, en somme. C’est toute l’histoire de Juan Guaido, qui a désigné un gouvernement par intérim alors reconnu par les États-Unis.

[NDLR : Pour une analyse de la stratégie américaine visant à faire tomber le gouvernement de Nicolas Maduro via les partisans de Juan Guaido, lire sur LVSL notre entretien avec Christophe Ventura : « Le Venezuela révèle les fracture de l’ordre mondial »]

Imaginer que la pression économique suffise à générer un changement de régime relève cependant de la gageure. Lorsqu’on effectue un sabotage économique, la destruction économique est certaine – les États-Unis ont pu détruire les trois quarts de l’économie vénézuélienne ! Les conséquence politique sont bien moins prévisibles. Les États-Unis ont pensé que les Vénézuéliens allaient réagir comme des rats de laboratoire et mécaniquement se tourner contre leur gouvernement.

Il ne faudrait cependant pas négliger, à côté de l’establishment diplomatique du Parti démocrate, extrêmement impérialiste, l’existence d’une aile progressiste très forte

C’est plutôt l’effet inverse qui s’est produit. Même les Vénézuéliens qui n’étaient pas particulièrement anti-impérialistes, exposés à une telle situation, ont adopté des réflexes de ce type. Les sanctions ont donc jeté une partie de la population dans les bras du gouvernement. Par ailleurs, l’armée n’a pas eu le comportement que les États-Unis souhaitaient ; elle n’a pas rallié l’appel au coup d’État de Guaido.

Les États-Unis prévoyaient que tout cela aurait un effet très rapide. En 2019, croyant que la transition est au coin de la rue, ils prennent une somme de dispositions qui ont encore aujourd’hui des conséquences majeures, notamment la confiscation des actifs de l’État vénézuélien aux États-Unis et la reconnaissance du gouvernement parallèle auto-proclamé de Juan Guaido. Aujourd’hui, la situation est étrange : une partie de l’opposition, qui n’a pas de pouvoir, a le contrôle sur des actifs de la nation qui sont à l’étranger !

De plus, en 2017, le Venezuela a fait défaut sur sa dette qui était essentiellement en dollars et détenue par des investisseurs américains. Lorsque les créanciers cherchent à récupérer ou à attaquer en justice l’État vénézuélien parce qu’il est mauvais payeur, ils se retrouvent à attaquer l’allié des États-Unis, puisqu’aux yeux du droit américain c’est le gouvernement légitime !

Les sanctions ont débouché sur une situation absurde. À quoi servent-elles ? Si l’objectif était de mener un changement de régime en quelques semaines, pourquoi la population vénézuélienne doit-elle en pâtir plusieurs années plus tard ? Les stratégies de contournement de l’État vénézuélien ne résolvent pas un problème majeur : il ne peut toujours pas émettre de dette, et donc ne peut pas se financer.

Le tout dans le contexte de la pandémie : en Europe, les gouvernements ont réagi par l’émission massive de dette. C’est la doctrine du quoi qu’il en coûte, qui vise à remplacer les revenus autrefois produits par l’économie par des revenus de substitution. Cela donne l’impression que, dans un pays du Nord, il suffit d’avoir de la volonté politique pour agir sur l’économie par simple décision du législateur. Dans un pays comme le Venezuela, il a fallu traverser deux années de pandémie sans revenus pétroliers et sans la possibilité d’émettre de la dette !

Le Fonds monétaire international (FMI), qui avait débloqué une enveloppe modeste de 100 milliards de dollars pour le reste du monde, répondait au Venezuela que, ne sachant pas qui est le président du pays, il ne pouvait accéder à sa demande. Par conséquent le Venezuela n’a même pas eu accès au financement international d’urgence et a dû faire face à la pandémie sans argent ! Les conséquences de cette politique agressive et totalement inutile sont là. 

Quid de l’administration Biden ? Elle ne parle pas de changement de régime, et n’a pas de politique active de confrontation entretenue par des hauts fonctionnaires, comme c’était le cas avec Trump. Dans le même temps – comme souvent avec les démocrates – on se demande s’il y a bien une politique étrangère. Qui est en charge du dossier vénézuélien ? Tout cela est extrêmement diffus. L’administration Biden, par cette sorte d’indéfinition, donne beaucoup moins d’importance aux Vénézuéliens.

Dans ses priorités politiques étrangères elle est obsédée par sa confrontation avec la Russie, grand dossier géopolitique. Sans doute les Vénézuéliens sont-ils traités comme un « sous-produit » des Russes, non comme une priorité centrale. Il faut ajouter à cela le chantage permanent de la Floride, qui est un État avec une sociologie électorale très particulière : c’est la terre de l’immigration riche, la capitale du capitalisme latino-américain avec une base cubaine et vénézuélienne très forte. Le poids de ces populations est tel, qu’avec leur vision du communisme qui leur est tout à fait propre – pour certains, le communisme commence avec Joe Biden ! -, ils exercent un chantage permanent dans la politique américaine vis-à-vis de Cuba.

La politique cubaine n’a pas évolué à cause du lobby en Floride qui considère que la punition de Cuba, même si elle ne produit aucun effet politique, doit rester une politique. Ils raisonnent autant comme Américains que comme Cubains : quitte à ne pas pouvoir renverser les autorités cubaines, il faut au moins que le pays soit puni. Il se produit peu ou prou la même chose avec le Venezuela.

Il ne faudrait cependant pas négliger, à côté de l’establishment diplomatique du Parti démocrate, extrêmement impérialiste, l’existence d’une aile progressiste très forte. Sans en faire un sujet phare, cette composante du Parti démocrate est un facteur de modération de l’administration Biden. 

Il faut garder à l’esprit que les banques vénézuéliennes sont exclues du système financier international. Les devises ne peuvent tout simplement pas entrer dans la pays via le système bancaire. La dollarisation… se fait essentiellement via du cash. Le secteur privé qui monétise le pétrole à l’étranger ramène une partie du produit en cash.

Malgré tout, les sanctions restent en place. Dans cet environnement d’indéfinition et de statu quo, le gouvernement de Maduro déploie sa stratégie indépendamment de ce qui se passe aux États-Unis. Les Vénézuéliens ont décidé de vivre sans attendre une hypothétique levée des sanctions. D’où cette ouverture au secteur privé – qui n’est pas facile à « vendre » politiquement pour un mouvement politique qui s’est construit autour d’un imaginaire anti-capitaliste. Le secteur privé national a également compris qu’il en allait de sa survie. Le contexte des sanctions alimente une sorte de réflexe « patriotique » de survie dans lequel les tensions internes finissent par s’estomper devant la nécessité de subsister. Aujourd’hui le secteur privé est beaucoup moins hostile aux autorités, qui sont celles qui peuvent lui permettre de fonctionner et même lui offrir des perspectives dont il n’aurait pas pu rêver il y a quelques années. C’est dans ce contexte de pragmatisme généralisé que ces réponses se mettent en place.

LVSL – La dollarisation de facto est extrêmement forte – les Vénézuéliens échangent des bolivars contre des dollars dès qu’ils le peuvent, jugés plus stables et indicateurs de valeurs économiques réelles. Une institutionnalisation ou un approfondissement de ce processus est-il à l’ordre du jour ? Si les relations se normalisent avec les États-Unis, un mécanisme de currency board, voire une dollarisation intégrale comme c’est le cas en Équateur, sont-ils envisageables ?

[NDLR : Le Vent Se Lève avait organisé une conférence en février 2019 à l’École normale supérieure avec Guillaume Long, ancien ministre des Affaires étrangères de l’Équateur, dédiée à l’analyse des conséquences de la dollarisation sur ce pays : « Le dollar instaure une relation asymétrique entre l’Équateur et les États-Unis »]

TP – Je vois plusieurs obstacles. Le premier est politique. L’adoption du dollar aurait une charge symbolique très forte. Le gouvernement, même s’il a déjà opéré un virage économique, risque de toucher un symbole et rompre l’équilibre précaire au sein du chavisme.

En termes économiques, il faut garder à l’esprit que le secteur privé demeure partiellement paralysé. Certaines entités privées vénézuéliennes peuvent avoir accès au système économique international et opérer en dehors du Venezuela – des Vénézuéliens basés à Miami ont accès au système bancaire américain, et peuvent importer des produits vénézuéliens. Mais les Vénézuéliens qui ont un compte dans une banque vénézuélienne ne peuvent pas faire de virement ou en recevoir dans des banques vénézuéliennes ! Le Venezuela est coupé du système financier international, les banques vénézuéliennes, même privées, ne sont pas connectées par les systèmes de paiement comme SWIFT.

Les devises ne peuvent tout simplement pas entrer dans la pays via le système bancaire. Aujourd’hui, la dollarisation… se fait essentiellement via du cash. Le secteur privé qui monétise le pétrole à l’étranger rapporte une partie du produit en cash.

Une partie des transactions dans l’économie vénézuélienne se produit en dehors du Venezuela : un supermarché, par exemple peut vous offrir la possibilité de payer aux États-Unis. C’est le cas pour beaucoup de Vénézuéliens de la classe moyenne ou aisés, titulaires d’un compte aux États-Unis. C’est une transaction en dollars mais qui ne touche pas territorialement la juridiction vénézuélienne. Ces exemples-là établissent la précarité de la dollarisation en cours !

On peut ouvrir un compte en dollar dans une banque vénézuélienne, si on a l’argent en cash et qu’on le dépose littéralement au guichet. Ces dollars, une fois déposés, sont plutôt utilisés comme réserve de valeur, puisqu’il n’y a pas de transaction en dollars bancarisée au sein de l’économie vénézuélienne. Les banques privées vénézuéliennes ne sont pas non plus autorisées à prêter en dollar. Elles ne peuvent pas faire de crédit à la consommation. Cela pose de sévères limitations pour que le Venezuela adopte une dollarisation complète. 

Dernière chose : les transitions vers la dollarisation de l’économie comme en Équateur se sont faites en négociation avec le Trésor américain. L’adoption d’une monnaie étrangère nécessite une entente bilatérale. Ce n’est pas possible dans le cas actuel.

LVSL – Le rapprochement de Nicolas Maduro avec le bloc Chine-Russie a fait l’objet d’un commentaire médiatique fourni. Est-ce que ce rapprochement est d’un quelconque secours pour le gouvernement face à ces sanctions américaines – compte tenu de l’hégémonie du dollar et de l’exclusion du Venezuela des marchés internationaux ?

TP- La proximité avec la Chine et la Russie a sans doute constitué un recours. Dans le cas de la Chine, cela s’est produit bien en amont des sanctions. Les Chinois, contrairement aux Russes, ont des politiques d’exportation de leur capital, par des programmes de coopérations financières. Cela a permis au Venezuela d’avoir accès à une source de financement alternative au marché de capitaux occidentaux. Les fonds mobilisés par la Chine dans le cadre d’accords bilatéraux étaient, dans la première décennie du XXIe siècle, au moins égaux en volume au montant que le Venezuela avait levé sur les marchés internationaux en émettant de la dette obligataire. 

Dans le cas russe, la coopération est essentiellement centrée sur deux secteurs. D’abord le secteur de défense : l’équipement militaire vénézuélien a adopté à partir de 2006 du matériel russe. Dans le secteur pétrolier ensuite : les sociétés pétrolières russes, pour des raisons géopolitiques, ont témoigné de l’intérêt à l’égard de l’exploitation du pétrole au Venezuela.

Mais il y a des limites. Concernant la stabilité vénézuélienne, d’abord. Le rôle alternatif que peuvent jouer les Chinois n’est possible que dans la mesure où l’économie vénézuélienne est stable. Les Chinois ont une vision géopolitique différente de celle des Américains. Ils sont porteurs d’un récit plus modeste, qui possède un réel attrait pour les pays du Sud ; mais d’un autre côté, ils sont mus par des intérêts essentiellement économico-commerciaux. Ils n’ont aucune d’ambition d’exportation de civilisation ou de valeurs. Or, l’économie vénézuélienne était dans un état désastreux, et il est difficile de prêter à une économie en chute libre. Les Chinois n’ont pas jeté une bouée de sauvetage économico-financière au Venezuela.

En revanche, une fois que la situation a été stabilisée, avec aujourd’hui une croissance économique et la possibilité d’avoir davantage de visibilité sur des projets de nature économique, on a assisté à un regain d’intérêt des Chinois pour des projets d’investissement. Il n’empêche : les banques chinoises ne sont pas immunisées face aux sanctions américaines. Et beaucoup ne vont pas risquer leurs opérations dans le reste du monde pour le Venezuela. Il faut également garder à l’esprit que l’économie chinoise, si elle est la première économie du monde par certains aspects, n’est pas une économie ouverte et libéralisée. En conséquence, le yuan ne remplit pas le rôle du dollar, ce n’est pas une monnaie internationale utilisée dans les échanges – ou alors pour du commerce bilatéral avec un pays comme la Russie… mais cela nécessite une très grande complémentarité entre les deux économies, qui fasse que les opérations puissent se faire par compensation ou par règlement en monnaie locale. Enfin le Venezuela est situé en Occident, et certains fondamentaux économiques sont incontournables. L’importation depuis Miami reviendra toujours moins chère que depuis la Chine.

La Chine est donc une alternative, mais celle-ci nécessite une économie stable et implique de surmonter de nombreux obstacles.

LVSL – On assiste à une nouvelle vague de gouvernements progressistes en Amérique latine : Pedro Castillo au Pérou, Xiomara Castro au Honduras, Gabriel Boric au Chili… Les sondages augurent des résultants prometteurs pour Gustavo Petro en Colombie et Lula au Brésil. Cela permettra-t-il au Venezuela de revenir au coeur de l’intégration régionale, comme c’était le cas sous Hugo Chávez ? Ou du fait de l’émergence d’une gauche moins critique à l’égard des États-Unis, le Venezuela risque-t-il de demeuré un pays diplomatiquement marginalisé, même au sein de la gauche ? Au Chili, Gabriel Boric a après tout nommé une ministre des Affaires étrangères qui tient un discours hostile à Cuba et au Venezuela…

[NDLR : Pour une analyse du gouvernement nommé par Gabriel Boric, lire sur LVSL l’article de Julian Calfuquir et Jim Delémont : « Victoire de Boric : le Chili va-t-il “enterrer le néolibéralisme” ? »]

C’est une bonne nouvelle pour les pays qui ont connu ces victoires. Il y a bien, cependant une réelle question qui se pose quant au rapport d’une partie de la gauche au Venezuela, à Cuba et au Nicaragua, les pays « problématiques » pour l’Occident. Plusieurs éléments à prendre en compte, et d’abord, la vision propre de ces mouvements : sont-ils eux-mêmes anti-impérialistes ? Dans le cas chilien, la gauche semble bien plus intéressée par des réformes internes, qui ont trait à des problématiques proprement chiliennes – ou mondiales comme celles concernant la place des femmes, l’éducation publique, le financement des retraites – que par des questions géopolitiques. Peut-être, du fait des caractéristiques de la société chilienne et de son intégration à l’économie mondiale, de valeurs partagées avec les sociétés occidentales, y a-t-il une perception du Venezuela par une grille de lecture autre que celle de l’anti-impérialisme. Dans tous les cas, il n’y a pas de solidarité automatique entre les gouvernements de gauche, voire une hostilité exprimée d’une manière sans doute excessive des plus modérés aux plus radicaux. 

L’élection d’un gouvernement progressiste dans la région accroit bien sûr les possibilités qu’il y ait une politique moins hostile que celle que pouvait mettre en pratique le Groupe de Lima. Mais, répondant aux injonctions de la droite ou de la presse, le gouvernement chilien fait le choix d’exprimer des opinions hostiles vis-à-vis du Venezuela et de Cuba, ce qui est moins coûteux que de susciter une polémique. Sans doute, également, des leçons ont-elles été tirées de ce qui est arrivé à Podemos en Espagne – qui était continuellement sommé de démontrer qu’il ne recevait pas de financement du Venezuela.

En définitive, on ne peut que se réjouir de l’élection de divers gouvernements de gauche dans la région. Mais on peut regretter qu’une partie de cette gauche soit mal préparée à faire face à des polémiques internes liées au Venezuela, et ne contribue pas de façon plus active à une approche rationnelle de la question vénézuélienne.

La lutte pour l’héritage du chavisme : une possible crise d’hégémonie

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©Valter Campanato/ABr

Six ans après la mort d’Hugo Chávez, la Révolution Bolivarienne vit une de ses crises les plus profondes. Celle-ci se traduit très concrètement au niveau économique et social : dérégulation absolue du marché et hyperinflation, corruption généralisée, impuissance institutionnelle à garantir les droits fondamentaux, exode économique de millions d’habitants et une grande pauvreté. Cette crise du chavisme se répercute également au niveau géopolitique global du fait des intérêts qui touchent les ressources naturelles vénézuéliennes. Par Lorena Fréitez Mendoza (traduit par Marie Miqueu-Barneche), ancienne ministre de l’Agriculture Urbaine du gouvernement de Nicolas Maduro. 


Du point de vue historique, la crise en cours au Venezuela est surtout d’ordre politico-idéologique. Ce qui est en jeu est le chavisme même en tant que subjectivité populaire, soutien et levier du projet bolivarien à long terme.

Sur le front extérieur, les pressions actuelles sur le gouvernement du Venezuela mettent à l’épreuve l’influence idéologique du socialisme bolivarien dans un monde où le néolibéralisme est en crise et où les démocraties commencent à être menacées par des populismes de droite. En interne, cela remet en question l’actuelle orientation politique du processus comme affaiblissement ou renforcement de l’hégémonie du chavisme au Venezuela.

La sortie de crise rendra intelligible la lutte sanglante entre classes, que la crise a elle-même révélée, ainsi que le rôle de l’Etat en tant qu’organisateur du pouvoir et garant ou non de l’intérêt général. Les gagnants seront ceux qui auront réussi à convaincre les classes populaires de l’orientation de l’État en ce qui concerne les contradictions que la crise concentre. Ceux-ci gagneront la conduite de l’État pendant au moins les dix prochaines années.

La capacité du chavisme à se défendre pendant ces six années sans Chávez a montré que, malgré ces bases de soutien relativement affaiblies, il continue à être le projet politique avec le plus de ressources politiques, sociales et idéologiques du Venezuela. C’est pourquoi tous se disputent le sens de l’héritage de Chávez, autant du côté des opposants que des diverses tendances qui articulent le bloc chaviste.

Les déclarations d’Elliott Abrams [NDLR : envoyé spécial des États-Unis au Venezuela] le 24 avril 2019, après l’échec de l’Opération Liberté menée par Juan Guaidó et Leopoldo López, confirment cette idée : « Le PSUV [NDLR : Parti socialiste unifié du Venezuela, qui regroupe les soutiens au chavisme] devrait jouer un rôle dans la reconstruction du Venezuela », « j’ai un message pour le PSUV et tous les adeptes du président Chávez : vous êtes en train de voir le régime de Maduro détruire son héritage. En réalité, ça ne m’inquiète pas (…) mais le PSUV et les chavistes devraient s’en inquiéter ».

Ce contexte explique pourquoi, aujourd’hui, les désaccords symboliques sur l’essence même du chavisme structurent la crise politique : qui représente le chavisme ? que reste-t-il du chavisme ? et en fonction de ce qu’il en reste : comment cela transformera-t-il la société vénézuélienne ?

L’hétérogénéité du chavisme

La crise révèle l’hétérogénéité du chavisme. De multiples tendances luttent avec véhémence pour imposer leur orientation politique au processus. Parmi ces tendances, il y a des secteurs qui, malgré leur auto-définition comme fervents défenseurs de Chávez, défendent des politiques néolibérales qui se fondent sur la flexibilité économique et commerciale, remettant en question les expropriations que Chávez avait réalisées à partir de sa réforme agricole de même que les nationalisations des entreprises stratégiques, ou qui souhaitent impulser des zones économiques spéciales avec des facilités douanières pour attirer les investissements étrangers.

D’autres tendances misent sur un capitalisme d’État hautement centralisé qui, dans le cadre d’une économie mixte, favoriserait certains secteurs entrepreneuriaux proches du gouvernement mais sans que l’État perde le contrôle des secteurs stratégiques. A partir de là, ils espèrent construire un État social nostalgique des social-démocraties fonctionnelles à l’attention des demandes individuelles dans le cadre d’une intégration sociale subordonnée.

Il existe un troisième secteur, le plus faible, qui mise sur un approfondissement de la démocratie économique où la démocratisation des moyens et secteurs productifs parmi les classes populaires s’imposerait sous différentes formes de propriété, pour le développement d’enclaves productives locales et décentralisées. Pour cette tendance, plus qu’une politique de protection sociale propre au bienestarismo [NDLR : welfarisme], le pari chaviste est d’approfondir une politique de participation sociale centrée sur des auto-gouvernements territoriaux qui renforceraient l’autonomie et la mobilisation permanentes du pouvoir populaire.

Le chavisme et la refonte de l’Etat

La stratégie bolivarienne cherchait à transformer l’économie politique d’État dont elle avait héritée en travaillant à la construction de nouveaux contrepoids politiques. L’État fonctionnait au travers d’accords entre élites et était géré par deux partis politiques qui faisaient une redistribution clientéliste et inégale de la richesse publique (les revenus du pétrole). Pour le chavisme, le changement voulait dire travailler intensément à la construction d’un nouveau bloc au pouvoir.

Le secteur militaire et un nouveau sujet politique, le pouvoir populaire, seraient les deux facteurs déterminants de ce nouveau bloc. Si le secteur militaire était la ressource la plus immédiate qui permettrait à Chávez d’obtenir un pouvoir réel au sein de l’État, c’est le pouvoir populaire qui représentait le centre de sa stratégie démocratique, la base d’un nouveau rapport de forces qui pourrait transformer les logiques de l’État.
En ce sens, les premiers besoins politiques du projet furent : d’abord traduire l’écrasante majorité électorale de 1998 (56,2%) en un tissu social et politique qui pousserait les transformations souhaitées ; ensuite compter sur une identité politique qui permettrait l’unification symbolique de l’hétérogénéité sociale et politique qui s’est rassemblée autour de la figure d’Hugo Chávez ; enfin promouvoir une base sociale ayant la capacité de se transformer en la nouvelle classe productive du pays.

Pour atteindre ces objectifs, accompagnés d’une profonde contestation culturelle qui revendiquait des phénotypes, des jargons, des goûts et des habitudes des classes populaires comme étant l’expression authentique de la culture nationale, ils ont construit un cadre stratégique : la démocratie participative et protagoniste. Une forme démocratique radicale qui concrétise la grande réforme politique grâce à laquelle de nouveaux équilibres sociaux et économiques pourraient se produire.

Dans ce cadre, la participation protagoniste de la population (directe, sans intermédiaire partisan) serait le processus qui générerait la construction du modèle de développement du socialisme bolivarien. Dans un premier temps, cela signifiait inviter les masses à occuper l’État, à être les acteurs de la définition et de l’exécution des politiques qui, en même temps qu’elles réglaient leurs problèmes les plus urgents, leur permettaient de devenir les sujets de la transformation et de se politiser comme les principaux mobilisateurs d’une bureaucratie sclérosée au service des élites. Dans un deuxième temps, cela s’est transformé en une invitation à construire des organisations territoriales (auto-gouvernements) qui assumeraient le développement des processus productifs. Ces organisations populaires territoriales créeraient de nouvelles classes productives nationales régies par des logiques d’autogestion et de contrôle social.

Afin d’aller plus loin dans l’exposé des critiques des erreurs d’un chavisme qui prétendait construire une révolution par le haut, il est nécessaire de comprendre que dans un pays comme le Venezuela, avec la faiblesse des tissus de solidarité sociale au début du siècle et la centralité économique et politique de l’État, une force politique de caractère populaire avait besoin de contrôler l’État pour rassembler les secteurs subalternes qui avaient tendance à se fragmenter ; utiliser les symboles du pouvoir de l’Etat pour consolider les positions de leadership, dans un pays où le pouvoir est représenté par qui a les capacités d’administrer les revenus ; et réorganiser la distribution de la richesse pétrolière vénézuélienne pour pouvoir réduire les inégalités colossales et gouverner en faveur de la majorité.

Ce qui est important dans la révolution bolivarienne est qu’au milieu des difficultés que suppose la construction d’un nouveau sujet populaire depuis l’État, ses acteurs ont articulé une doctrine et une méthode pour concrétiser l’inquiétude récurrente de la réflexion d’Hugo Chávez sur une administration juste du pouvoir : seule la force d’un peuple organisé et conscient du rôle qu’il endosse dans un projet de transformation profonde de la société est capable de changer les inerties historiques d’un État qui gouverne pour les élites. Si c’est le cas, comment transférer le pouvoir au peuple ?

Le pouvoir du peuple est une construction symbolique populaire et nationale qui renforce le rôle des secteurs populaires dans l’imaginaire politique du pays, mais constitue également un ensemble de décisions politiques qui cherchent à ouvrir des espaces au sein même de l’État afin de le concrétiser. D’abord installer une Assemblée Nationale Constituante pour créer un nouveau cadre constitutionnel qui favoriserait la participation sociale et la démocratisation économique. Ensuite le développement de politiques publiques ancrées dans des processus massifs de mobilisation sociale (Missions Sociales). Aussi une réforme agricole pour démocratiser les moyens de production et une politique de nationalisations qui permettraient le contrôle public de ressources stratégiques (communications, alimentations, minéraux). Enfin une législation spécifique (les lois du pouvoir populaire) pour garantir la construction d’auto-gouvernements territoriaux (communes) avec des compétences pour administrer directement les ressources venant de l’Etat.

Ces décisions n’ont pas seulement été confrontées à des conflits violents, comme des tentatives de coups d’Etat, de la part des forces politiques rattachées aux oligarchies nationales historiques, mais aussi à des conflits internes au chavisme quant au choix entre modération ou radicalisation démocratique. Durant sa mise en place, il y a eu diverses tensions liées à l’institutionnalisation subordonnée d’un pouvoir populaire administré par des chavistes d’avant-garde, ou au sujet de la construction de canaux institutionnels qui protégeaient et renforçaient le poids et l’autonomie du pouvoir populaire pour la transformation du fonctionnement du pouvoir.

Ces tensions sont directement en lien avec la composition finale du bloc chaviste à la tête de l’État. Le nouveau bloc de pouvoir nécessaire pour modifier l’économie politique de l’État n’a pas pu se construire seul avec uniquement des organisations populaires. En plus de la place importante des militaires dans le gouvernement, les alliances interclassistes et la construction d’un lourd parti de masses ont rendu complexe cette dynamique.
Pour rester au pouvoir, le chavisme a dû créer des alliances avec des secteurs économiques qui, comme c’était la tradition, avaient profité d’un accès direct aux revenus du pétrole grâce à leurs alliances avec le bipartisme du vingtième siècle. Ces secteurs se sont infiltrés dans différents services de l’administration chaviste, consolidant d’importants lieux de pouvoir spécifiques et construisant de nouvelles élites économiques, la bolibourgeoisie, qui sont aujourd’hui les responsables des plus importantes pratiques de corruption du chavisme. Par ailleurs, parallèlement à la construction du pouvoir populaire, un puissant parti politique, le PSUV, s’est construit en regroupant les petits partis qui avaient accompagné Chávez dans son ascension vers le pouvoir, se transformant en une puissante machinerie électorale qui a intégré des milliers d’activistes du pouvoir populaire.

La construction simultanée d’un parti hautement hiérarchique et d’un tissu social populaire recherchant une plus grande autonomie génère inévitablement des contradictions entre le pouvoir constitué et le pouvoir constituant qui ont marqué jusqu’à aujourd’hui le chemin pris par la révolution bolivarienne.

L’ère de Nicolás Maduro

En plus de maintenir sa position et sa propre légitimité en tant que leader de la révolution bolivarienne, la problématique omniprésente pour Nicolas Máduro est de savoir comment maintenir les compromis chavistes et en même temps mener la lutte contre une bolibourgeoisie de plus en plus puissante au sein du parti, des élites nationales traditionnelles qui n’arrêtent pas de réclamer les revenus pétroliers, des capitaux internationaux qui ne renoncent pas à leur ambition de contrôle des ressources naturelles vénézuéliennes et un pouvoir populaire qui, affaibli, est conscient du rôle qu’il doit jouer dans ce projet.

Au-delà du fait que l’Opération liberté ait permis à Maduro de repousser certaines contradictions, d’exiger certaines loyautés et d’obtenir une cohésion sociale et politique autour de lui-même, alors que le contexte habituel ne l’aurait pas permis, la question la plus complexe de sa conduite politique reste la gestion de l’économie politique. Comment distribuer des revenus en baisse par rapport aux ressources disponibles il y a une dizaine d’années ?

Il n’y a pas assez d’argent pour satisfaire tous les secteurs alliés, de sorte qu’il est obligé de choisir. En conséquence, il garde des ressources pour développer une politique sociale qui s’éloigne du discours de la participation protagoniste et se rapproche du discours traditionnel de la protection sociale subordonnée qui s’occupe des demandes individuelles des secteurs les plus vulnérables à qui il offre des revenus minimums palliatifs. Il centralise la politique d’importation des aliments pour garantir le contrôle de la distribution des aliments subventionnés aux secteurs les plus vulnérables, touchant environ 30% de la population. Il organise des alliances avec les classes entrepreneuriales, du secteur agroalimentaire principalement, proches de la bolibourgeoisie, à qui il alloue des devises afin de réactiver l’agro-industrie. Il investit dans les appareils répressifs de l’Etat dans la perspective d’assurer le contrôle interne, investissant dans les forces armées et dans les corps spéciaux de sécurité.

Ces décisions montrent bien les alliances qu’il priorise, de même que la logique politique qui mène la conduite du processus. Au sujet des alliances, les liens avec les banques et le secteur entrepreneurial sont clairs : il cherche à assurer un certain contrôle économique du pays, même si cela ne se traduit pas par une possible amélioration de la situation économique. Par rapport à la gestion politique des bases du chavisme, il impose une logique corporative qui donne au parti un rôle excessif dans les décisions politiques et dans le contrôle de toute la politique sociale, spécialement celle qui se consacre à la distribution d’aliments subventionnés dans un contexte d’hyperinflation.

Cette logique corporative limite le pouvoir populaire au secteur social que soutient le gouvernement, le définissant comme l’unité de base d’un modèle de développement. La politique de service social individualisé pulvérise le tissu social et affaiblit les logiques de mobilisation collective qui ont marqué le chavisme comme sujet populaire. Cela, ajouté aux alliances avec les secteurs entrepreneuriaux, aux tentatives de suppression des nationalisations et aux arrêts d’investissement dans certains secteurs publics et en faveur des initiatives productives du pouvoir populaire, frappe en plein cœur les piliers centraux du chavisme : protection étatique du contrôle des secteurs stratégiques et renforcement de l’autonomie du pouvoir populaire, le pouvoir du peuple.

En termes politico-idéologiques, cette situation révèle que, malgré la capacité de mobilisation politique que garantit le PSUV, l’affaiblissement du rôle du pouvoir populaire dans la gestion de crise a ouvert une faille structurelle à la base du modèle. Sans un pouvoir populaire qui occupe un rôle central et important, la démocratie participative et protagoniste se transforme en des jeux rhétoriques qui détruisent la légitimité de l’actuelle classe dirigeante, mais également l’hégémonie politique du chavisme à long terme.

Malgré cela, le harcèlement externe permet actuellement de repousser ces profondes contradictions internes du chavisme, de sorte que les perspectives immédiates de sortie de crise conduiront probablement à une victoire à court terme des secteurs chavistes néolibéraux aux côtés des secteurs bienestaristes de contrôle clientéliste. Cependant, peut-être que le sujet populaire construit pendant les premières années de la révolution bolivarienne constitue un tissu social suffisamment solide pour réclamer sa place dans le cadre d’une proposition de renouveau politique du chavisme.

Élections régionales au Venezuela : discrétion et embarras dans la presse française

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Alors que l’élection de l’Assemblée nationale constituante en juillet dernier avait fait l’objet d’une intense couverture médiatique pendant plusieurs jours en France, les élections régionales qui se sont tenues la semaine dernière n’ont pas fait les gros titres de la presse hexagonale cette fois-ci. Est-ce parce que l’opposition y a largement participé et que la campagne et les élections se sont déroulées dans le calme, la thèse de la « dictature chaviste » se voyant ainsi invalidée ? Ou bien est-ce parce que la victoire de la coalition au pouvoir contredit le récit médiatique majoritaire d’un peuple tout entier dressé contre Maduro ? Éléments de réponse.

A la surexposition médiatique, succède le strict minimum journalistique

Rétrospectivement, la couverture médiatique de l’élection de l’Assemblée constituante était d’une toute autre intensité. Avalanche de dépêches, reportages court, moyen et long format, « éclairages » et débats en plateau, titres choc en manchette, interviews, articles de décryptage, photos reportage, tweets enragés d’ « intellectuels engagés » … Le Venezuela et sa constituante auront l’honneur de faire la une de Libération. Tout y est passé pour une couverture médiatique maximale de l’élection de l’Assemblée nationale constituante. L’instrumentalisation du Venezuela à des fins de politique intérieure était à son comble du Front national jusqu’à l’Elysée : il s’agissait de faire d’une pierre, deux coups en diabolisant le Venezuela bolivarien et la gauche de transformation sociale en France (FI, PCF). Un phénomène que l’on a pu observer également en Angleterre avec Corbyn, en Espagne avec Unidos-Podemos, etc. Il faut dire que la frange la plus radicale de la droite vénézuélienne avait alors renoué avec la stratégie insurrectionnelle des « guarimbas ». Une flambée de violence dont les médias, dans leur grande majorité, imputaient la responsabilité au gouvernement accusé d’organiser la répression contre ce qui était présenté comme une insurrection populaire. En réalité, une stratégie de violence d’extrême-droite qui n’avait rien de spontané et qui suscitait alors l’indulgence de la presse hexagonale comme nous l’avions illustré dans un précédent article à relire ici.

 

Nous pouvions donc raisonnablement nous attendre à ce que les médias de masse accordent au moins la même attention aux élections régionales au Venezuela. Un pays accusé d’être une dictature qui organise des élections régionales auxquelles l’opposition, dans son immense majorité, participe : en voilà un scénario qui aurait de quoi susciter l’intérêt d’éditorialistes et de journalistes si soucieux des droits de l’homme et de la démocratie. N’ont-ils pas à cœur de vérifier la validité de leurs thèses sur la dictature vénézuélienne et de répondre à ceux qui, « idéologiquement aveuglés », les contestent ? Où sont donc passés les Enthoven, Naulleau et autres chevaliers blancs du tweet ?

Une élection reléguée au second plan dans les médias français

Bien entendu, la plupart des grands quotidiens et hebdomadaires ont relayé les résultats des élections régionales et la victoire de la coalition chaviste qui remporte 18 gouvernorats sur 23. Cependant, les articles consacrés à l’événement électoral sont souvent des reprises de dépêches AFP ou Reuters ou, tout du moins, ils en adoptent le ton très factuel. Nous sommes loin des unes, des manchettes et des articles exhaustifs de l’été dernier. Pas de reportages non plus sur les chaînes d’information suite aux élections. Des reportages ont en revanche été diffusés par certains journaux télévisés et chaines d’information un peu avant la tenue des élections afin de rappeler à leur manière les enjeux du scrutin. La veille du vote, le présentateur de BFM TV introduit un reportage intitulé « Au pays du chaos » par ces mots : « La dictature ou la démocratie, c’est pour résumer l’enjeu de l’élection de demain au Venezuela. » Même ton pour le JT de 13 heures de TF1 qui consacre un reportage au système D dans le pays caribéen le même jour. L’élection passée, les téléspectateurs devront se contenter des bandeaux d’alerte info en bas de leur écran pour savoir si le Venezuela a fini par basculer dans la dictature ou non. Jean-Luc Mélenchon invité au 20h de TF1 le lendemain des élections n’a pas été interrogé sur le sujet. Ni les autres représentants de la France Insoumise ou du PCF invités dans les médias dans le même laps de temps. Etrange … Les députés de la FI avaient dû faire face à de nombreuses injonctions médiatiques à condamner le « régime» vénézuélien l’été dernier. Décidément, la couverture médiatique des élections régionales n’est pas de la même ampleur.

L’information mise en avant : l’opposition conteste les résultats

Cartographie des résultats officiels publiés par le Conseil National Electoral (CNE) : le PSUV et ses alliés réunis au sein du Gran Polo Patriotico (GPP) remportent 18 Etats ; la coalition de droite (Mesa de Unidad Democratica – MUD) en remporte 5. Source : site internet du PSUV

Les articles insistent presque tous sur le fait que la coalition d’opposition (MUD) conteste les résultats et ce, jusque dans leurs titres. Libération titre sur « la victoire et des soupçons pour Maduro ». Pour l’inénarrable Paulo Paranagua  du Monde, « le pouvoir s’attribue la victoire aux élections régionales, l’opposition conteste ». Pour Courrier international, c’est une victoire écrasante mais contestée du parti au pouvoir. Même son de cloche pour LCI et ainsi de suite.  Ce que ces articles taisent, c’est qu’en 18 ans de révolution bolivarienne, l’opposition a contesté tous les résultats des élections … qui lui étaient défavorables. A l’instar de Laidys Gomez, nouvelle gouverneure d’opposition de l’Etat du Táchira, qui s’était empressée de reconnaitre sa très large victoire face au gouverneur chaviste sortant pour ensuite contester les résultats dans le reste du pays. C’est « le folklore habituel destiné aux médias internationaux et aux chancelleries » juge, tranchant, Benito Perez dans les colonnes du quotidien suisse le Courrier (classé à la « gauche de la gauche »).

Un florilège de titres que l’on pouvait lire dans la presse française au lendemain des élections.

Les chavistes ont, quant à eux, tout de suite reconnu leur défaite dans tous les Etats remportés par l’opposition incluant des zones stratégiques comme le Táchira, frontalier avec la Colombie. Par ailleurs, Henri Falcon, gouverneur d’opposition sortant en quête d’une réélection dans l’Etat de Lara a reconnu sa défaite en dépit de la position officielle adoptée par la MUD. Même scénario dans l’Etat de Carabobo où le candidat de droite a reconnu la victoire de son adversaire chaviste. Ce qui a bien moins été relayé également, c’est l’avis rendu par le CEELA (Conseil des Experts Electoraux Latino-Américains) et ses 1300 observateurs déployés dans tous les pays pour suivre l’élection, par la voix de son président lors de la conférence de presse de présentation du rapport final de leur mission d’accompagnement : « les élections se sont déroulées dans le calme et dans des conditions en tout point normales, aucun incident n’est à déplorer et le vote reflète en conséquence la volonté des citoyens vénézuéliens. » Le président du CEELA, Nicanor Moscoso, a en outre précisé qu’au terme des 12 audits de chacune des phases du processus électoral auxquels les représentants de tous les partis politiques en lice étaient étroitement associés, le document final a été signé par tous les partis de la coalition chaviste (GPP) et de la coalition d’opposition (MUD), le jugeant donc conforme.

En outre, les articles proposant une véritable analyse des raisons d’un tel résultat ou à défaut avançant ne serait-ce que quelques éléments, ne sont pas légion. Ainsi, pour les Echos, reprenant Reuters, les chavistes remportent l’élection « par surprise ». Surprise, magie, hasard sont rarement les ingrédients d’une élection … Christophe Ventura, chercheur à l’IRIS, spécialiste de l’Amérique Latine qui nous avait accordé un long entretien sur le pays caribéen, avance, quant à lui, quelques éléments d’analyse, d’abord sur les réseaux sociaux puis dans un entretien sur le site de l’IRIS : « Comme en 2015 pour le chavisme (lors élections législatives), l’opposition vient de connaître un « trou » électoral parmi ses électeurs. Une bonne partie des classes moyennes et supérieures urbaines s’est abstenue. […] Cette tendance semble indiquer que le vote est venu sanctionner les événements de l’année et leurs responsables. […] Ils invalident les stratégies de la tension et de la violence développées ces derniers mois. » Peut-être qu’une analyse approfondie des résultats du scrutin s’apparenterait alors à une remise en question pour tous ces médias qui ont depuis longtemps pris fait et cause pour l’opposition vénézuélienne, y compris pour sa frange la plus radicale. Peut-être aussi que la presse française dominante aurait été plus loquace si l’issue de l’élection avait été favorable à l’opposition. Jack Dion, directeur adjoint de la rédaction de Marianne, livre ses réflexions sur son compte Facebook : « Une présumée dictature qui organise des élections avec des opposants en lice, c’est déjà une surprise. Une opposition battue alors que tous les médias la donnaient archi favorite, c’est encore plus étrange. Moralité : la réalité du Venezuela est plus complexe que les raccourcis en vogue, d’où qu’ils viennent. » A méditer …

La droite vénézuélienne est aujourd’hui profondément divisée quant à l’attitude à adopter entre ceux qui, à l’instar des quatre nouveaux gouverneurs du parti Acción Democratica qui ont prêté serment devant l’Assemblée nationale constituante puis ont rendu visite à Nicolás Maduro à sa résidence officielle de Miraflores, semblent jouer l’apaisement et le dialogue, ne serait-ce que temporairement, et d’autres qui prônent la ligne dure comme Henrique Capriles qui a décidé de quitter la coalition en dénonçant la « trahison » d’Acción Democratica, la grande gagnante de ce scrutin au sein du camp antichaviste. La presse française standardisée se montre assez peu diserte sur les dissensions de l’opposition comme Libération qui se contente de relayer une dépêche AFP qui explique en creux que pour comprendre les échecs et les fractures de la droite vénézuélienne, c’est du côté des chavistes et de leur « plan d’accaparer le pouvoir pour toujours » qu’il faut chercher. Sur les ondes de France Inter, Anthony Bellanger, l’ex-directeur de l’information de Courrier international aujourd’hui chroniqueur éditorialiste aux Inrocks,à BFM TV et à France Inter, livre à peu près la même analyse : « On n’est plus à l’époque soviétique où les dictateurs remportaient 99,8% des voix. On gagne les élections, il ne faut pas exagérer, mais on perd un peu de terrain, pour ne pas être ridicules. » Si dictature il y a, celle-ci n’aurait aucun intérêt à livrer à l’opposition des Etats aussi stratégiques que le Táchira, le Mérida ou le Zulia, principale zone pétrolière du pays, à la frontière avec la Colombie et ayant manifesté par le passé des velléités sécessionnistes comme le rappelle le journaliste indépendant Maurice Lemoine spécialiste de l’Amérique Latine et ancien rédacteur en chef du Monde diplomatique dans un article publié par Mémoire des Luttes. Juan Pablo Guanipa, élu gouverneur du Zulia est le seul nouvel élu à avoir refusé de prêter serment devant l’Assemblée Nationale Constituante (ANC) ; il n’a par conséquent pas pu prendre ses fonctions, contrairement à ses quatre autres collègues de l’opposition, et de nouvelles élections seront organisées en décembre. En tout cas, aucune remise en cause conséquente de l’opposition vénézuélienne, de sa stratégie et de sa rhétorique, malgré le désaveu électoral et les profondes divisions, ne semble vraiment à l’ordre du jour dans les salles de rédaction parisiennes.

Qu’est-ce que ce traitement médiatique en dents de scie révèle des relations que la presse française dominante entretient avec le Venezuela ? Loin de vouloir réellement informer sur la situation du pays caribéen, loin de se soucier des droits de l’homme et de la démocratie à Caracas, cette presse proclame inlassablement le mot d’ordre TINA (« There is no alternative – il n’y a pas d’alternative ») et fait le procès sous toutes les latitudes d’une gauche de transformation sociale un peu trop gesticulante à son goût. Toute information en provenance de Caracas qui ne donnerait pas de grain à moudre pas à ce discours ne sera pas mise en avant. C’est manifestement le cas des élections régionales. On préfèrera insister sur le fait que l’opposition conteste les résultats, en omettant qu’elle agit ainsi à chaque défaite électorale depuis 18 ans, plutôt que d’analyser les raisons d’un résultat favorable au chavisme malgré une profonde déstabilisation économique, sociale, politique et géopolitique depuis 3 ans. Et on préfèrera surtout vite passer à une autre « actualité ». Comme, par exemple, la décision du Parlement Européen dominé par la droite de décerner le prix Sakharov à « l’opposition démocratique vénézuélienne » en décembre.

 

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