Les nouveaux créanciers privés des pays en développement

Conférence internationale des Nations unies à Bonn, en Allemagne ©Wolfgang Rattay/Reuters

Depuis plus d’un demi-siècle, les institutions financières occidentales que sont le FMI et la Banque mondiale jouent un rôle déterminant dans le financement des pays en développement. L’hostilité grandissante envers ces institutions et les réformes structurelles qu’elles obligent ont, peu à peu, permis à d’autres États et organisations de s’imposer. En particulier, après des années de très forte croissance, la Chine est devenue un créancier de taille dans de nombreuses régions, notamment en Afrique. Son ralentissement économique et démographique vient toutefois refroidir ses grandes ambitions. Désormais, forts du pouvoir qu’ils ont acquis par des soutiens publics toujours plus importants, les créanciers privés occupent un poids grandissant dans le financement des pays en développement. Le signe d’un basculement ?

Une crise de la dette est proche. Les effets de la crise sanitaire, de l’inflation, de la hausse des taux d’intérêten Occident et de la hausse globale du dollar ne cessent de fragiliser des pays déjà en proie à des difficultés de toute sorte. Sur les trois dernières années, 18 défauts de paiement ont été enregistrés dans dix pays en développement, soit plus qu’au cours des deux dernières décennies. Les plus à risque restent ceux à faible revenu, dont les emprunts sont pour près d’un tiers émis à taux variable. Environ 60% de ces pays sont considérés comme surendettés ou en phase de le devenir. Ainsi, selon l’ONU, 3,3 milliards de personnes souffrent du fait que leurs gouvernements sont contraints de privilégier le paiement des intérêts de la dette sur des investissements essentiels. Et en 2024, le coût global du service de la dette devrait augmenter de plus de 10% pour les pays en développement, et de 40% pour les pays plus pauvres. Face à cette situation aux conséquences économiques, politiques et sociales parfois désastreuses, les réformes en cours de l’architecture financière internationale n’apportent aucune réponse. 

Les institutions occidentales contraintes de se réinventer ?

Les programmes du FMI et de la Banque mondiale imposés depuis quatre décennies en vertu du Consensus de Washington connaissent un rejet grandissant. L’été dernier, le président Tunisien Kais Saied avait notamment refusé un prêt du FMI de 1.9 milliard. Dans un monde de surcroît fragmenté, les institutions financières occidentales sont contraintes de se réinventer.

Le 9 octobre dernier s’ouvraient ainsi, pour la première fois en Afrique depuis 50 ans, les réunions annuelles du FMI et de la Banque mondiale à Marrakech. Au programme : réforme des institutions de Bretton Woods et financement climatique. L’objectif : teinter les nouveaux prêts d’un vert clair qui laisseraient presque croire à des dons. Depuis plusieurs années déjà, le FMI propose des prêts à des taux proches de zéro et à échéance 20 ans avec pour objectif de « financer l’action climatique » dans les pays les plus pauvres. Alors que la contribution de ces derniers dans les émissions de carbone mondiale est quasi nulle, et que les pays du Nord n’ont pas tenu, selon les échéances décidées, leur engagement de financer à hauteur de 100 milliards de dollars annuels les plus pauvres dans leur politique climatique…

Les États-Unis peuvent appliquer un droit de veto systématique aux décisions importantes qui nécessitent, toutes, 85% des votes à minima. 

Parallèlement, ces réunions ont soulevé la question fondamentale de la gouvernance de ces institutions – largement dirigées par les pays occidentaux et pourtant créées pour stabiliser le système financier international au lendemain de la Seconde guerre mondiale. Aucun changement véritable n’a été négocié puisque les pays émergents (où figurent les BRICS) conservent une place très minoritaire et non influente tandis que l’Afrique subsaharienne n’a obtenu qu’un troisième siège, peu significatif, au Conseil d’administration du FMI.

Dans ces deux institutions, les droits de vote de chaque pays dépendent de leur quote-part (contribution au capital des institutions) calculée, de manière arbitraire, selon leur poids économique et géopolitique dans le monde. Les États-Unis détiennent 17,4% des votes, la Chine 6,4% (alors que son économie représente 20% du PIB mondial environ) et l’Allemagne 5,6%… Ce qui permet à l’Occident de réunir aisément une majorité, et aux États-Unis d’appliquer un droit de veto systématique aux décisions importantes qui nécessitent, toutes, 85% des votes à minima. 

Enfin et surtout, l’objectif affiché de ces réunions fut de modifier la politique de financement de ces institutions pour accorder davantage d’emprunts. Comme les pays membres fournissent la majeure partie des financements selon leur quote-part dans chaque institution, une proposition visant à augmenter de 50% les quotas distribués a été validée. Néanmoins, alors que les conditions d’emprunts se resserrent dans les pays avancés (qui distribuent une part significative des prêts) face à des niveaux d’endettement publics historiquement élevés et des finances publiques dégradées, le volume de leurs financements risque de diminuer. Dans la continuité des années passées, cette situation devrait théoriquement bénéficier à la Chine dont le statut de créancier n’a cessé de prendre de l’importance. Mais le gouvernement de Xi Jinping est confronté à des difficultés majeures.

La Chine, puissant créancier en panne

Depuis plus d’une décennie, la Chine se concentre particulièrement sur son développement extérieur (au détriment de sa population). Pour ce faire, elle recycle l’épargne qu’elle a accumulée pendant ses années de forte croissance pour prêter à ceux qui ont des besoins de financement. À travers une politique singulière où les emprunts ne sont assortis d’aucunes conditionnalités, elle se démarque des institutions financières occidentales. Les méthodes de remboursement sont en théorie plus souples car la dette du débiteur est souvent rééchelonnée si celui-ci est proche du défaut de paiement (au même titre, finalement, que le Club de Paris à la fin du 20ème siècle) et des prêts de sauvetage sont instaurés si la situation financière du pays se détériore (à des taux avoisinants toutefois 5%, soit deux fois plus élevés que ceux pratiqués par le FMI notamment).

L’empire du milieu a notamment prêté en Asie centrale et en Afrique, où les ressources naturelles abondent, afin de renforcer les liens économiques utiles pour son développement technologique et militaire. Elle peut notamment compter sur ses banques étatiques (la Banque de développement et la Banque d’export-import) qui ont réalisé près de 70% des prêts chinois à destination des économies émergentes et en développement sur les vingt dernières années, mais aussi sur ses banques nationales. La majorité de ces prêts (80% environ) sont, toutefois, dirigés vers les pays émergents afin de protéger son secteur bancaire d’éventuels défauts de paiement. De plus, la Chine échange massivement avec ces pays jusqu’à devenir le principal partenaire commercial du continent africain depuis 2009, mais aussi de pays d’Amérique latine (Argentine, Brésil, Chili, Pérou), et de nombreux autres.

Une ère s’achève cependant. Avec un modèle économique à bout de souffle , son statut de créancier se retrouve affaibli. Elle prête nettement moins qu’auparavant. En Afrique par exemple, les prêts chinois ont atteint seulement 1 milliard de dollars en 2022, soit leur plus bas niveau depuis 2004. Elle s’est par ailleurs retrouvée contrainte de déroger à ses pratiques habituelles en acceptant de rejoindre, entres autres, l’initiative occidentale DSSI créée par le G20 et visant à suspendre de manière ciblée les paiements des intérêts de la dette chez certains pays. Globalement, cette situation pénalise davantage les pays débiteurs que la Chine, dont la baisse des prêts à travers le monde n’est que le reflet d’une économie en déclin. En revanche, elle a longtemps profité aux créanciers privés.

Le poids grandissant des créanciers privés

La financiarisation économique des pays avancés a incontestablement déplacé le pouvoir du public au privé, d’autant plus à mesure que les programmes de soutien des pouvoirs publics (en particulier des banques centrales) envers les acteurs financiers se sont multipliés. La garantie de sauvetage que ces derniers ont obtenu, quoi qu’il en coûte, leur permet par ailleurs de prêter dans des conditions parfois risquées mais particulièrement rémunératrices. Contrairement aux États, les taux qu’ils proposent sont généralement deux fois plus élevés et les conditions de remboursement plus agressives. Ces acteurs sont aussi épargnés des initiatives publiques visant à annuler, suspendre ou restructurer des dettes, conduisant parfois à des subventions publiques indirectes lorsque l’allègement de la dette permis par un État se fait au profit des acteurs privés. 

Ces dernières années, le rôle des créanciers privés dans le financement des pays en développement s’est intensifié. En particulier, celui des acteurs du shadow banking (hedge fund, capital investissement…), des banques de détail et d’investissement, ainsi que des gérants de matières premières (l’entreprise Glencore, par exemple, détient 20% de la dette du Tchad). Selon les chiffres de l’Institut de la finance internationale, les financements privés représentent désormais 27 % de la dette publique des pays pauvres, contre seulement 11 % en 2011. En Afrique, ils détiennent plus de 30% de la dette extérieure du continent. Et dans certains pays à revenu intermédiaire comme le Ghana et la Côte d’Ivoire, ce taux atteint près de 60%. 

Les risques, nombreux, conduisent à des besoins de financement de plus en plus élevés. La diminution des recettes budgétaires et d’exportation, la hausse des taux d’intérêt, les variations de taux de change, les fuites de capitaux, la pénurie de devises, et enfin et surtout le ralentissement de la croissance sont tant de défis qui accentuent la dette des pays en développement. S’ajoutent, pour nombre d’entre eux, des problèmes de pauvreté ou d’extrême pauvreté, une situation politique parfois compliquée, et un système social en difficulté. Bien que les contraintes budgétaires des pays avancés peuvent freiner leur capacité à prêter, les créanciers privés restent, eux aussi, vigilants. La crainte de ne pas être remboursé et de recevoir un soutien plus faible des États pourraient les désinciter à prêter. La hausse des taux d’intérêts a aussi fortement ralenti les arbitrages (et par extension les financements) visant à emprunter à taux bas dans des pays avancés pour bénéficier de meilleurs rendements dans des pays en développement. En 2022 par exemple, les nouveaux prêts accordés par les créanciers privés aux pays en développement ont chuté de 23%, soit leur plus bas niveau depuis dix ans. En parallèle, ils ont reçu 185 milliards de dollars de plus en remboursement de capital que ce qu’ils ont prêté aux pays en développement. La Banque mondiale et les créanciers multilatéraux ont dû, de fait, intervenir.

Ainsi se pose la question du manque de financement et de la soutenabilité de la dette dans les pays en développement. Les annulations de dettes doivent se multiplier, pour donner des marges de manœuvre à des pays qui en ont cruellement besoin, et ne pas leur faire payer des risques dont ils ne sont pas responsables. L’architecture financière internationale doit ensuite être repensée, à travers la création de nouvelles institutions financières reflétant les réalités du monde actuel. Un monde multipolaire où nombre des pays émergents n’ont plus d’émergents que le nom tant ils sont devenus des puissances à part entière. C’est la condition sine qua non pour non seulement apporter des équilibres aux enjeux actuels, mais aussi préserver les démocraties très fragiles.

Article originellement publié sur OR.FR et réédité sur Le Vent Se Lève.

Pékin, nouveau créancier du sud : les chaînes ont-elles simplement changé de couleur ?

Chine - Le Vent Se Lève
© LHB pour LVSL

L’émergence de la Chine comme créancier majeur des pays en développement est un phénomène de plus en plus structurant pour l’économie mondiale. Les investissements chinois ont longtemps porté sur l’extraction de matières premières, avant d’évoluer vers des projets d’infrastructures à partir de 2013 et le lancement des « Nouvelles routes de la soie ». Dès lors, la Chine a développé un récit et des éléments de langage particuliers, lui permettant de se présenter en alternative crédible au système financier occidental (FMI, Banque mondiale). Elle s’appuie sur de nouveaux instruments financiers, des partenariats dits « sud-sud » et un principe affiché de non-ingérence politique qui a séduit de nombreux pays en développement. Si la Chine leur offre bien une alternative avantageuse aux institutions de Bretton Woods, les chaînes de la dette n’en sont que plus redoutables sur le long terme.

Le récit chinois

La dernière décennie a vu la Chine assumer de manière croissante son statut de grande puissance. La crise financière de 2008 a été perçue par la Chine comme une faillite du système occidental et une opportunité de prouver la supériorité de son système auprès des pays durement touchés. L’arrivée au pouvoir de Xi Jinping fin 2012 a mis un coup d’accélérateur à cette tendance.

Le projet des Nouvelles routes de la soie (Belt and Road Initiative – BRI) s’est accompagné, dans le discours officiel chinois, de slogans tels que le « destin commun pour l’humanité », dans le cadre d’un « siècle chinois ». La Chine s’est dès lors présentée comme un leader bienveillant pour les pays en développement, en s’appuyant sur un discours de plus en plus critique de l’Occident en général et des États-Unis en particulier.

À l’inverse du cadre posé par l’OCDE ou le Club de Paris, Pékin favorise les négociations bilatérales, mettant en avant une « coopération Sud-Sud ».

Au service de cette stratégie, Pékin propose à ses partenaires des « partenariats gagnant-gagnant », qu’elle oppose aux méthodes de « jeu à somme nulle » des États-Unis. Elle met également en avant les « solutions chinoises » qui sont à l’origine d’une spectaculaire victoire contre la grande pauvreté en Chine, et invite d’autres pays émergents à s’en s’inspirer pour leur propre développement – sans pour autant chercher à les imposer.

Ce dernier point est crucial pour comprendre l’approche chinoise des relations bilatérales. Contrairement aux investissements occidentaux et aux prêts accordés aux pays en développement par le FMI, les prêts chinois ne sont généralement accompagnés d’aucune conditionnalité. Là où le FMI incite à des « réformes structurelles » et à la mise en place de « méthodes de bonne gouvernance », Pékin a fait du principe de non-ingérence la pierre angulaire de ses relations bilatérales. Un principe prisé dans l’hémisphère sud, où l’on garde de mauvais souvenirs de l’interventionnisme, et où les politiques de sanctions économiques se font durement sentir.

Bien sûr, ces déclarations d’intention n’empêchent pas Pékin de s’ingérer de manière discrète dans la vie politique de ses partenaires économiques (Philippines, Maldives…) lorsqu’elle a l’ascendant ; ni d’user de méthodes commerciales coercitives, qui s’apparentent à des sanctions qui ne disent pas leur nom. Mais pour l’heure, ces pratiques ne se révèlent pas systématiques, et permettent encore à la Chine de se distinguer des méthodes du FMI et de la Banque mondiale.

Les nouveaux outils financiers de la Chine

L’initiative Belt and Road est venue répondre à un besoin considérable d’investissements dans les infrastructures de nombreux pays, en Afrique, en Asie centrale, jusqu’en Europe de l’Est. Cette approche a été d’abord perçue positivement par de nombreux pays dont la difficulté est souvent de sortir de leur dépendance aux matières premières.

Alors que le projet célèbre sa première décennie, le bilan apparaît néanmoins contrasté. La Chine a indéniablement étendu son influence par le biais de ses investissements et d’un ensemble d’outils de smart power. En revanche, le sentiment antichinois a également gagné du terrain dans de nombreux pays, y compris les plus proches de la Chine (Pakistan, Zambie), où les pratiques des entreprises chinoises ont été particulièrement mal reçues : opacité, corruption, surcoûts, absence d’impact sur l’emploi local, etc.

De nombreuses institutions financières appuient les entreprises chinoises dans le cadre de l’initiative Belt and Road : la Banque asiatique d’investissements pour les infrastructures, créée en 2016, dont sont membres 106 pays, parmi lesquels 26 européens, et le Silk Road Fund. Ces banques viennent s’ajouter à la Banque chinoise d’investissement et à la Banque chinoise d’import-export. L’ensemble de ces organisations financières sont placées sous la tutelle du département d’Etat de la République Populaire de Chine et répondent aux besoins du programme chinois d’aide publique au développement.

Ce programme n’est pas régulé par les protocoles habituels de l’OCDE et du club de Paris, car Pékin favorise les négociations bilatérales avec les pays bénéficiaires de ces aides, considérant toujours qu’il s’agit de « coopération Sud-Sud ». Cette implication directe de l’État chinois s’accompagne d’objectifs politiques de long terme. À l’inverse des investisseurs privés, pour qui la maximisation du profit demeure l’unique boussole, les institutions sous influence chinoise se permettent de soutenir des projets dont la rentabilité n’est pas certaine – ce qui renforce leur hégémonie sur le long cours.

De même, la Chine est un moteur de la banque des BRICS, dont l’ex-présidente brésilienne Dilma Rousseff a pris la direction début 2023. Alors que les BRICS, regroupant cinq économies dites émergentes (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), a longtemps été considéré comme un forum informel sans grande profondeur stratégique, la guerre en Ukraine lui a conféré un second souffle. Face au risque de sanctions américaines, un nombre croissant de pays affiche leur volonté de rejoindre les BRICS, de réduire leur dépendance au dollar et réaliser leurs échanges bilatéraux dans leurs monnaies souveraines, ce qui coïncide avec les intérêts chinois. L’élargissement des BRICS à six pays (Arabie Saoudite, Iran, Emirats Arabes Unis, Argentine, Égypte, Éthiopie) démontre un intérêt certain pour de nombreux pays dits émergents – mais il est trop tôt pour savoir quel sera l’impact réel sur une éventuelle dédollarisation du commerce international.

Le piège de la dette au service d’une volonté hégémonique chinoise ?

Les méthodes chinoises d’investissements et de prêts bilatéraux font l’objet de critiques récurrentes : Pékin aurait des pratiques financières prédatrices et chercherait à tendre un piège de la dette à ses partenaires par le biais de taux anormalement élevés et de clauses léonines. Par ailleurs, ces prêts, accordés de manière peu transparente, seraient accompagnés de pratiques de corruption de représentants politiques. La Chine est en outre soupçonnée de vouloir refermer le piège de la dette sur des pays faibles dans l’objectif d’obtenir des concessions politiques, voire territoriales.

L’épisode du Sri Lanka est à cet égard emblématique. Surendetté, le Sri Lanka avait été contraint, en 2018, de céder le contrôle de son port commercial de Hambantota à son créancier pour une durée de 99 ans, en échange d’une restructuration de dette. Cet épisode, s’ajoutant à l’ouverture d’une base militaire chinoise à Djibouti (2017), avait laissé craindre que la Chine n’utilise le « piège de la dette » pour militariser des ports commerciaux qu’elle a préalablement financés. Une crainte particulièrement ressentie en Inde, encerclée par ce qu’elle perçoit comme un « collier de perles » de ports commerciaux financés par la Chine : Gwadar au Pakistan, Kyaukphyu en Birmanie, Chittagong au Bangladesh…

La forte médiatisation du cas sri lankais a mis l’accent, à juste titre, sur le rôle joué par la Chine dans la déprédation du pays… en passant soigneusement sous silence le rôle des créanciers occidentaux

De manière générale, les États-Unis et certains de leurs alliés craignent que les prêts chinois ne servent à réaliser d’autres scénarios similaires à Hambantota, à mesure qu’un nombre grandissant de pays sont identifiés comme dangereusement dépendants de la Chine : Kenya, Zambie, Sri Lanka, Pakistan, Laos, Argentine… Cette dernière, tristement célèbre pour son histoire avec le FMI, se tourne de manière accrue vers les financements chinois. Son endettement l’a menée à céder l’accès à Pékin d’une station de recherche spatiale en Patagonie, soulevant des craintes, à Washington, d’une présence militaire chinoise dans le cône Sud.

Les investissements sont également utilisés par la Chine comme un levier pour obtenir la reconnaissance internationale de certains États au détriment de Taïwan, notamment en Amérique centrale et dans le Pacifique. Cette critique peut toutefois se retourner contre Taipei, également coutumière de la diplomatie du chéquier pour conserver quelques rares reconnaissances de sa souveraineté (13 Etats seulement). Les États qui ont le plus récemment changé de position vis-à-vis de Taïwan sont le Honduras en 2023, avec qui la Chine a ouvert des négociations d’un traité de libre-échange, le Nicaragua en 2021, qui a rejoint la Belt and Road Initiative pour l’occasion, et les îles Solomon en 2019, qui viennent de passer un accord sécuritaire avec Pékin.

Pékin souffle le chaud et le froid

S’il ne fait aucun doute que la Chine, comme toute grande puissance, cherche à détrôner les autres et à accroître son influence internationale, cette dynamique doit être mise en rapport avec les tensions grandissantes avec l’Occident. Dans le cadre des conflits larvés qui opposent les deux blocs, la médiatisation tous azimuts des pratiques prédatrices chinoises ne donne qu’un aperçu partiel de la situation. Le cas du Sri Lanka est un cas d’école. Sa forte médiatisation a mis l’accent, à juste titre, sur le rôle joué par la Chine dans la déprédation du pays… en passant soigneusement sous silence le rôle des créanciers occidentaux, auprès desquels le pays est également fortement endettée, qui rechignent tout autant à faire des concessions en la matière.

Confrontée à de nouvelles réalités économiques (ralentissement de sa croissance, vieillissement, volonté politique de dynamiser le marché intérieur), la Chine n’a par ailleurs aucun intérêt à ce que les dettes qu’elle possède ne soient pas honorées. Ainsi, le niveau d’IDE chinois s’est sensiblement tari à partir de 2018, avant de chuter depuis 2020. La prudence semble désormais de mise, bien loin des financements abondants de la période 2000-2018, ce qui s’explique autant par le contexte international que par les évolutions politico-économiques internes à la Chine.

Par ailleurs, en réponse aux graves difficultés financières rencontrées par les pays en développement durant la pandémie de COVID-19, la Chine s’est montrée ouverte à des restructurations de dette, en particulier sur le continent africain. Elle s’est ainsi jointe à l’initiative DSSI (Debt Service Suspension Initiative), dans le cadre du G20, sous l’impulsion du président sud-africain Cyril Ramaphosa et à l’appel du Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed. En participant à cette initiative, portée par le Club de Paris et la Banque mondiale, la Chine a accepté un processus multilatéral qui tranche avec ses pratiques discrétionnaires habituelles. Sa présence a également rappelé le changement du rapport de force sur le continent, la Chine détenant désormais 21% de la dette publique des Etats africains.

Certaines banques chinoises privées fortement détentrices de dette africaine n’ont cependant pas participé à cette initiative, faisant l’objet d’accusations par les membres du G7 de vouloir limiter sa portée. Les États-Unis, de leur côté, ne s’étaient pas non plus empressés d’accepter les demandes de restructuration de dette. En dépit de cette rivalité sino-américaine sous-jacente, différents accords de restructurations ont été passés, dans le cadre de la DSSI et sous l’égide du FMI et du groupe de Paris, entre la Chine et certains pays africains, notamment la Zambie en juillet 2023. Cet épisode démontre qu’en dépit de sa volonté de refaçonner le système international selon ses intérêts, la Chine est toujours capable de jouer le jeu du multilatéralisme classique pour soigner son image et se présenter comme un interlocuteur responsable.

Ces quinze dernières années, la Chine est devenue un acteur financier majeur dans les pays en développement : une évolution qui, en Occident, a été analysée sous sa seule dimension prédatrice. Si les accusations de volonté hégémonique chinoise sont en partie fondées, il serait réducteur d’oublier que la Chine s’engouffre dans un manque d’investissements dans les infrastructures. Cet état de fait ne peut que pérenniser le statut de la Chine comme créancier des pays en développement… et tisser autour des plus vulnérables de nouvelles chaînes de la dette.

« La guerre économique prépare la guerre militaire » – Entretien avec Peter Mertens (PTB)

Peter Mertens, secrétaire général du Parti du Travail de Belgique © Salim Hellalet

Érosion de l’hégémonie du dollar, « mutinerie » des pays du Sud contre la politique étrangère occidentale, montée en puissance des BRICS, guerre économique des États-Unis envers la Chine… Le système international né de la fin de la Guerre Froide, dominé par l’hyperpuissance américaine, est en train de s’effondrer et de laisser place à un nouvel ordre mondial multipolaire. Plutôt que de prendre acte de cette nouvelle donne et de diversifier ses liens avec le reste du monde, l’Europe s’aligne toujours plus sur Washington. Mais est-il encore possible de mettre en place une politique altermondialiste, alors que les BRICS se comportent parfois eux-mêmes de manière impérialiste ? Peter Mertens, secrétaire général du Parti du Travail de Belgique, l’affirme, à condition de prendre un tournant radical dans notre politique étrangère. Entretien réalisé par William Bouchardon et Amaury Delvaux, avec l’aide de Laëtitia Riss.

Le Vent Se Lève – Vous êtes secrétaire général du Parti de Travail de Belgique (PTB), aux côtés de Raoul Hedebouw, et vous venez de publier Mutinerie. Comment notre monde bascule (à paraître en français aux éditions Agone début mars 2024, ndlr) afin d’analyser les recompositions du système international. Dans quelle mesure votre parcours au sein du PTB a-t-il nourri l’élaboration de ce livre ?

Peter Mertens J’ai été président du Parti du Travail de Belgique (PTB) entre 2008 et 2021, date à laquelle Raoul Hedebouw a pris ma succession. Avec d’autres membres, j’ai participé au nécessaire renouveau du parti (tout en conservant un socle idéologique marxiste, ndlr) à partir du milieu des années 2000, où nous étions alors un petit parti avec des tendances sectaires. Ce renouveau nous a pris plus de 10 ans. Notre analyse était la suivante : nous devions construire un rapport de force et un parti de la classe travailleuse, capable de peser en Belgique.

Avec la croissance du parti, il y a beaucoup plus de travail, c’est pourquoi nous avons dédoublé le leadership du parti : Raoul Hedebouw est le président et le porte-parole principal et j’en suis le secrétaire général. Comme nous étions concentrés sur la construction du rapport de force en Belgique, nous étions moins occupés avec ce qui se passait à l’étranger. Désormais, nous sommes en train de remettre nos tâches internationalistes à la hauteur des défis d’aujourd’hui. Et sur ce terrain, nous sommes en contact avec de nombreux mouvements et partis à la gauche de la social-démocratie, en Europe et ailleurs dans le monde. 

« Les pays du Sud Global savent très bien que les sanctions économiques sont des actes de guerre économique. »

C’est grâce à ce leadership collectif et à ces rencontres que j’ai pu écrire ce livre, qui n’est pas juste un projet individuel. Je m’appuie aussi sur le service d’étude de notre parti, dirigé par notre directeur politique David Pestieau. Lui et son équipe m’ont aidé à rechercher des documents exhumés dans mon livre, notamment les textes de l’OTAN et de l’Organisation Mondiale du Commerce.

LVSL – Ces organisations occidentales sont au cœur du système international qui a été hégémonique jusqu’à récemment. Le titre de votre livre fait cependant référence à une contestation grandissante du règne de l’hyperpuissance américaine. Comment expliquez-vous que les pays du Sud soient de plus en plus réticents à s’aligner sur la position américaine ?

P. M. – Le titre du livre vient d’une déclaration de Fiona Hill, une ex-membre du National Security Council américain (organe qui conseille directement le Président américain en matière de défense et d’affaires étrangères, ndlr). Selon elle, l’abstention de la plupart des pays du Sud Global sur les sanctions contre la Russie était une « mutinerie ». Soyons clairs : la majorité de ces États ont condamné l’invasion illégale de la Russie sur le territoire ukrainien, ce qui est logique vu que nombre d’entre eux ont été envahis de multiples fois et connaissent bien l’importance de la souveraineté. 

Toutefois, concernant les sanctions, ils n’ont pas suivi Washington. C’est là aussi logique : un pays sur dix sur la planète subit, sous une forme ou une autre, des sanctions de la part de Washington. Ces pays savent très bien que les sanctions économiques sont des actes de guerre économique. Or, dans la majorité des cas, les conséquences de ces sanctions sont supportées par les peuples des pays en question et ces mesures n’ont aucun effet sur le régime politique en place.

Ici, en Europe, nous ne nous en sommes pas rendus compte ; l’eurocentrisme nous aveugle. Le regard de la majorité des peuples du Sud Global sur les événements internationaux est pourtant très différent de la vision développée en Europe. J’ai récemment discuté avec beaucoup de personnes issues du Sud Global et j’ai constaté des moments de fractures profonds avec l’Occident. La première fracture est la guerre des États-Unis contre l’Irak en 2003, qui était illégale et basée sur un mensonge. Au Moyen-Orient, en Afrique, en Amérique Latine et en Asie, c’est un moment charnière majeur. La crise financière de 2008 constitue le deuxième moment charnière. En Europe, cette crise nous a contraint à sauver les banques avec l’argent public et a eu pour conséquence l’austérité. Pour les pays du Sud, cette crise a été plus profonde encore et a montré la fragilité de l’hégémonie du dollar américain, autour duquel est organisé tout le commerce international.

Peter Mertens lors de notre interview © L. R.

LVSL – Renaud Lambert et Dominique Plihon s’interrogent en effet sur la fin du dollar dans le dernier numéro du Monde Diplomatique. De nouveaux accords commerciaux sont, par ailleurs, conclus dans d’autres monnaies et les banques centrales commencent à diversifier le panier de devises qu’elles ont en réserve. Est-ce une des conséquences de la guerre en Ukraine ?

P. M. – Cette érosion du dollar débute avec la crise financière de 2008. C’est à ce moment-là que l’idée des BRICS est réellement née, bien qu’il existe également d’autres raisons historiques à son émergence. Le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud se sont rassemblés car ils veulent faire du commerce sur une autre base que celle du néo-colonialisme, en mettant en place un système financier proposant des alternatives de paiements au dollar. C’est pour cela qu’ils ont créé une banque d’investissement dirigée par Dilma Rousseff, l’ancienne présidente du Brésil. Certes, le dollar reste hégémonique, mais cela constitue malgré tout une nouvelle donne.

Parmi leurs sanctions contre la Russie, les autorités américaines ont débranché la Russie du système international de paiement SWIFT, dont le siège est en Belgique. L’usage de cette puissante arme de guerre économique a entraîné une panique dans beaucoup de pays du Sud, car ils ont réalisé qu’elle pouvait aussi être utilisée contre eux. Avec ce genre de sanction, les États-Unis peuvent prendre otage les pays avec leur propre argent ! Cela a sans doute incité certains pays à vouloir rejoindre les BRICS. Lors de leur dernier congrès à Johannesburg fin août, les BRICS ont accueilli 6 nouveaux membres (l’Argentine, l’Arabie Saoudite, l’Iran, l’Ethiopie, l’Egypte et les Emirats Arabes Unis, ndlr), sur un total de 40 pays candidats. C’est un vrai saut qualitatif.

« Entre 2003 et 2023, il y a eu plusieurs moments de fractures majeurs entre l’Occident et le reste du monde ! Pourtant, la grande majorité de l’establishment et des médias vivent encore dans la période d’avant 2003. »

De ce point de vue, la guerre en Ukraine est en effet un autre moment charnière, en raison des sanctions. J’en citerai encore deux autres. D’abord, la COP de Copenhague en 2009, où les pays occidentaux ont refusé de prendre des mesures fortes pour le climat et pour aider les pays pauvres face au changement climatique. Enfin, le refus des pays occidentaux de lever les brevets sur les vaccins contre le Covid-19, qui a marqué une fracture profonde face à un problème mondial.

Depuis le 7 octobre, la guerre contre la Palestine constitue un nouveau point de rupture, dont l’impact est potentiellement le plus important. L’axe guerrier États-Unis-Israël pratique une violence extrême, pensant être au-dessus de toutes les lois internationales et pouvoir se permettre n’importe quoi. Mais cet axe est plus isolé que jamais. Partout dans le monde, le deux poids deux mesures est devenu évident. Entre 2003 et 2023, il y a donc eu plusieurs moments de fractures majeurs entre l’Occident et le reste du monde ! Et pourtant, la grande majorité de l’establishment et des médias vivent encore dans la période d’avant 2003.

Peter Mertens dans une manifestation organisée par le PTB pour un cessez-le-feu en Palestine © PTB

LVSL – Outre le dollar et leur armée, les États-Unis disposent également d’une puissance technologique redoutable, qu’ils utilisent pour faire avancer leurs intérêts. Les GAFAM espionnent ainsi le monde entier, tandis que de nouvelles rivalités autour des microprocesseurs se mettent en place avec la Chine. Est-il possible d’échapper à l’emprise des États-Unis en matière technologique

P. M. – Je pense qu’il faut regarder en face la puissance économique des BRICS : en termes de PIB mondial, ils pèsent désormais plus que le G7 (qui regroupe ce qui était les 7 pays les plus industrialisés au monde, ndlr). Cette puissance économique constitue une différence avec le mouvement des non-alignés des années 60-70. A l’époque, les États-Unis ont pu tuer le mouvement des non-alignés grâce à la dette. Puis l’URSS s’est effondrée et ils se sont retrouvés sans rivaux sérieux. Mais désormais, la situation est différente, notamment en raison du poids économique de la Chine. La réaction des États-Unis est claire : ils lui ont déclaré la guerre économique. J’emploie le mot guerre de manière délibérée : la guerre commerciale prépare la guerre militaire. Les bateaux de l’OTAN qui encerclent la Chine et les sanctions prises par les États-Unis contre Pékin font partie de la même stratégie.

Dans mon nouveau livre, je cite longuement Alex W. Palmer, un spécialiste américain des microprocesseurs. En 2022, deux dates sont importantes selon ce chercheur : le 24 février 2022 avec l’invasion de la Russie en Ukraine et le 7 octobre 2022, date à laquelle les USA ont pris les mesures pour interdire presque tout développement des microprocesseurs en Chine. D’après lui, ces mesures sont un acte de guerre économique inédit, dont l’objectif est de détruire tout développement économique en Chine. Les États-Unis veulent désormais entraîner l’Europe dans leur guerre économique contre la Chine. Récemment, Joe Biden a convoqué le premier ministre néerlandais Mark Rutte à Washington pour lui ordonner de cesser l’exportation vers la Chine des machines fabriquées par la firme hollandaise ASML, qui sont essentielles pour la fabrication des semi-conducteurs de dernière génération. Le premier ministre hollandais a accepté sans contrepartie. 

« Les États-Unis veulent désormais entraîner l’Europe dans leur guerre économique contre la Chine. »

Les États-Unis sont inquiets de l’avance de la Chine dans les secteurs de technologies de pointe. Il y a de quoi : sur les 90 domaines les plus avancés au niveau des sciences et technologies, la Chine mène la danse dans 55 d’entre eux. Les États-Unis ne l’ont pas vu venir. C’est pour cela qu’ils réagissent désormais par le protectionnisme et la guerre économique. Jack Sullivan (influent conseiller à la sécurité nationale auprès de Joe Biden, ndlr) l’affirme de manière assez transparente : « C’est fini le globalisme d’avant ; il faut du protectionnisme ; c’est fini avec le néolibéralisme ; c’en est fini avec l’accès de la Chine au marché international. »

On constate la même dynamique sur les ressources énergétiques, qui ont toujours formé l’infrastructure du système capitaliste. Au XIXe siècle, c’était le charbon, puis au XXe le pétrole. De l’arrivée de British Petroleum en Irak en 1902 aux guerres du Golfe, d’innombrables guerres ont été menées pour le pétrole. Désormais, c’est la guerre des batteries qui est lancée : tout le monde se rue sur le lithium et les ressources essentielles pour l’électrification. Là aussi, les États-Unis se montrent très agressifs vis-à-vis de la Chine et des BRICS. Malgré tout, je pense que les États-Unis ne parviendront pas à restreindre la montée en puissance de la Chine.

LVSL – Hormis cette opposition à l’hégémonie américaine, il est tout de même difficile de voir ce qui rassemble les BRICS. Par ailleurs, il existe de réelles tensions entre des pays au sein de ce bloc, notamment entre la Chine et l’Inde. Peut-on vraiment attendre quelque chose d’un groupe aussi hétérogène ?

P. M. – Aucune valeur ne réunit les BRICS ! C’est une association de pays strictement pragmatique, car c’est comme ça que l’ordre mondial fonctionne. La gauche a souvent une lecture erronée car elle pense en termes de morale et de « valeurs ». Or, l’impérialisme et les forces anti-impérialistes ne pensent pas en ces termes mais plutôt en termes de pouvoir politique et économique. Les BRICS ne sont pas un projet de gauche, mais un projet pragmatique visant à servir les intérêts de ces pays, en créant une alternative au dollar et au Fonds Monétaire International et en cherchant à favoriser le commerce Sud-Sud.

Je ne suis évidemment pas dupe. L’Inde connaît de grandes tensions avec la Chine et Modi est un homme d’extrême-droite. Ses trois grands amis étaient Jair Bolsonaro, Donald Trump et Boris Johnson. Il est responsable de l’assassinat de plus de 750 paysans lors de la plus grand révolte de l’histoire indienne de la paysannerie et a laissé des razzias racistes contre les musulmans avoir lieu.

De même en Arabie Saoudite : c’est le despotisme total. Il n’y a aucune liberté pour la classe travailleuse et pour les femmes. Il n’empêche que l’entrée de l’Arabie Saoudite dans les BRICS marque un tournant. En 1971, avec les pétrodollars, les États-Unis ont promis à l’Arabie Saoudite d’avoir toujours des armes et une stabilité politique en échange de pétrole bon marché. Désormais, l’Arabie Saoudite vend son pétrole à la Chine non plus en dollars, mais en yuans ! Bien sûr que c’est un régime haïssable. Mais en matière de politique internationale, on ne peut pas juste réagir émotionnellement en fonction de « valeurs », il faut analyser l’échiquier mondial avec réalisme. Et la réalité est que les BRICS défient le système construit autour du dollar. Personnellement, bien que je ne soutienne pas les régimes de certains pays des BRICS, je considère leur émergence comme une bonne nouvelle parce qu’elle défie l’unilatéralisme et l’hégémonie américaine pour la première fois depuis 1991. 

« La dette des pays du Tiers Monde doit être payée en dollars. C’est un mécanisme néocolonial ! »

Mais en parallèle de la mutinerie menée par les BRICS, il y a également une mutinerie au sein de ces pays. En Inde, je suis avec attention les luttes des paysans, des femmes et de la classe travailleuse contre le régime de Modi. De même, l’Afrique du Sud connaît une corruption énorme, le fossé entre riches et pauvres y est considérable et le régime politique est fortement critiqué par la population. Lula est un progressiste, mais son gouvernement n’est pas pour autant socialiste. Et contre les concessions faites aux grands propriétaires fonciers au Brésil, je soutiens ceux qui luttent pour les droits des paysans, comme le Mouvement des Paysans sans Terre.

LVSL – Dans votre livre, vous rappelez l’histoire du mouvement tiers-mondiste, à partir notamment de la conférence de Bandung en 1955. Ce mouvement était porteur d’espoir pour un rééquilibrage des relations internationales et de l’économie mondiale. Croyez-vous à la résurgence de l’altermondialisme et sur quelles bases ? Les tentatives consistant à faire revivre cet esprit de « non-alignement », notamment de la part de Lula, vous semblent-elles prometteuses ?

P. M. – Je crois que la tentative opérée par les BRICS de permettre un commerce dans d’autres monnaies que le dollar relève surtout du pragmatisme. Mais cette démarche est déjà un acte progressiste en soi. Regardons en face la situation depuis les années 50-60 : la dette des pays du Tiers Monde doit être payée en dollars. Cela signifie que ces pays doivent privilégier des monocultures tournées vers l’exportation, plutôt que des productions au service de leurs propres populations, afin d’obtenir des dollars. Et quand ils ont des difficultés à refinancer leur dette, le Fonds Monétaire International (FMI) ne leur octroie des prêts qu’à condition de couper dans les services publics, les salaires et les pensions et de privatiser davantage. Tout cela ne fait que les rendre plus dépendants des États-Unis et de l’Europe. C’est un mécanisme néocolonial ! Désormais, pour la première fois, les pays du Tiers Monde peuvent refinancer leur dette, indépendamment du FMI, grâce à la banque des BRICS. Certes, ce n’est pas un emprunt socialiste mais au moins c’est un mécanisme honnête et sans conditions. Quand bien même ce n’est un progrès en direction du socialisme, cela reste un progrès pour les pays du Sud Global, qui doit être soutenu.

Certes, cela ne suffit pas pour construire un altermondialisme de gauche. C’est pourquoi nous devons aussi soutenir les mouvements de gauche dans ces pays, afin de peser sur l’agenda politique. On peut tout à fait soutenir le MST au Brésil pour mettre la pression sur Lula, tout en reconnaissant qu’il joue un rôle important pour nos idées au niveau international. De la même manière, je soutiens le NUMSA, le syndicat des métallos sud-africains, qui lutte contre la corruption considérable au sein du gouvernement de l’ANC, tout en étant en accord avec la politique extérieure de l’Afrique du Sud. Bien sûr que la gauche a des valeurs à défendre, mais je refuse d’interpréter toute la complexité du monde actuel uniquement en termes de valeurs. L’altermondialisme passe aussi par une forme de pragmatisme sur les enjeux internationaux.

« L’altermondialisme passe aussi par une forme de pragmatisme sur les enjeux internationaux. »

LVSL – L’Union européenne tend à s’aligner sur les États-Unis, contrairement à ce qu’affirment nos dirigeants. S’ils prétendent réguler l’action des GAFAM, ou encore bâtir une « autonomie stratégique » en matière internationale ou de réindustrialisation, la réalité est que nous sommes de plus en plus dépendants des Américains, y compris dans des domaines où cela était encore peu le cas, comme les énergies fossiles. Comment peut-on retrouver une véritable autonomie ? Cela implique-t-il une rupture avec l’Union européenne ? 

P. M. – Ce qui s’est passé en Europe suite à la guerre en Ukraine, surtout en Allemagne, est grave. Quelques semaines après le début du conflit, le Bundestag a renié sa politique de non-militarisation de l’économie vieille de 75 ans et a investi plus de 100 milliards d’euros dans le budget de la défense. Tout ce qui existait en termes de liens avec la Russie, notamment de la part de la social-démocratie allemande – dont les liens de Schröder avec Gazprom (l’ancien chancelier allemand a ensuite siégé au conseil d’administration de la compagnie russe, ndlr) sont le symbole le plus évident – a été détruit. Il s’agit d’un bouleversement considérable : la mémoire des comportements barbares des nazis, qui étaient presque arrivés à Moscou, a longtemps conduit à une politique de coopération entre l’Allemagne et la Russie, plutôt que d’agressivité. En quelques semaines à peine, les États-Unis ont réussi à briser cela.

Cette coupure brutale avec la Russie a suscité des remous au sein des grandes entreprises allemandes : les grands patrons de BASF, de Bosch ou Siemens ont demandé au gouvernement allemand de ne pas rompre les liens avec Gazprom, car ils souhaitaient continuer de bénéficier du gaz russe bon marché. En se rendant dépendante du gaz américain, beaucoup plus cher, l’Allemagne est rentrée en récession. En prenant des sanctions contre la Russie, l’Europe a donc pris des sanctions contre elle-même et s’est tirée une balle dans le pied. De surcroît, avec l’Inflation Reduction Act (IRA), les États-Unis tentent d’attirer sur leur territoire des firmes européennes, notamment de technologie de pointe, grâce à d’importantes subventions et remises d’impôts. La réaction de l’Union Européenne à cette offensive américaine a été très faible. Aucune politique industrielle européenne autonome n’émerge.

Les États-Unis veulent maintenant répliquer cela avec la Chine. C’est une folie : non seulement ils auront beaucoup de mal à se couper de la Chine, mais l’Europe en aura encore plus : nous échangeons avec la Chine 850 milliards d’euros de marchandises chaque année ! J’ajoute que la neutralité carbone en Europe dépend pour l’instant de la technologie chinoise. Aussi surprenant que cela puisse paraître, je suis d’accord avec les patrons de Bosch, Siemens, Volkswagen et Mercedes quand ils demandent de ne pas reproduire avec la Chine ce que l’Europe a fait avec la Russie. Dans le conflit inter-impérialiste entre capitalistes, j’espère que la bourgeoisie européenne se comportera de manière sérieuse et dira non à la bourgeoisie américaine qui veut nous entraîner dans de nouveaux conflits.

Peter Mertens lors de notre interview © L. R.

Bien sûr, je n’ai aucune illusion : la bourgeoisie européenne ne veut pas une Europe progressiste, mais cherche au contraire à imposer aux peuples européens une nouvelle dose d’austérité. Elle entend également conserver des relations néo-coloniales avec une partie du monde, bien que le rejet de la France en Afrique ne cesse de grandir. Mais c’est la même dialectique que pour les BRICS : on ne peut pas raisonner uniquement en termes de « gentils » et de « méchants », il y a de nombreuses contradictions sur lesquelles il faut jouer. Donc je soutiens les capitalistes allemands dans leur opposition aux États-Unis, mais continue de défendre une Europe socialiste, contre les intérêts de ces grandes entreprises.

LVSL – Il est vrai que les sanctions prises à l’encontre de la Russie ont renforcé la dépendance de l’Europe vis-à-vis des États-Unis. Pensez-vous qu’il soit possible de réorienter l’Union européenne vers une politique socialiste ? Ou faut-il rompre avec les traités européens et construire de nouveaux cadres de coopération ?

P. M. – Ma position sur cette question est liée à l’histoire belge : nous sommes un petit pays qui a été créé pour jouer le rôle d’État-tampon entre l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni et les Pays-Bas. Un changement de société au niveau de la seule Belgique, ça n’existe pas! ! Je plaide donc pour une autre société, une autre industrialisation et une autre forme de commerce à l’échelle continentale. Cela passera, selon moi, par plus d’échanges entre ceux qui luttent et qui résistent dans toute l’Europe pour créer une rupture au sein de l’Union Européenne. 

Mais cela suppose que nous soyons à la hauteur. J’en ai assez de la dépression collective de la gauche européenne qui passe son temps à se lamenter de la percée de l’extrême-droite ! Quand je vais en Amérique latine ou en Inde, eux aussi s’inquiètent de la montée du fascisme, mais surtout ils le vivent et ils luttent. Bien sûr que l’extrême-droite progresse et nous menace. Mais pour reconquérir une partie de la classe travailleuse tentée par le vote fasciste, on ne peut pas se contenter de se plaindre. La droite et l’extrême-droite s’appuient sur une narratif dépressif, selon lequel la classe travailleuse n’existe pas et l’immigration va nous détruire.

« Face à l’extrême-droite, il faut recréer un narratif autour de la lutte des classes et rebâtir une conscience commune chez les travailleurs. »

Face à cela, il faut recréer un narratif autour de la lutte des classes et rebâtir une conscience commune chez les travailleurs. Les mobilisations sociales massives que nous avons connu récemment en Angleterre, en Allemagne et en France sont des points d’appui. Comme la grève des ouvriers de l’automobile aux États-Unis, avec une belle victoire à la clé ! Et puis nous devons être là où sont les gens, c’est-à-dire avant tout dans les quartiers populaires et sur les lieux de travail, pas seulement avec les intellectuels. Ce n’est que comme cela que nous pourrons arrêter la tentation fasciste au sein de la classe travailleuse. 

Par exemple, avec notre programme Médecine pour le peuple (initiative de médecine gratuite dans les quartiers populaires, ndlr), on touche des personnes qui votent pour le Vlaams Belang (extrême-droite indépendantiste flamande, ndlr). Plutôt que de les exclure, nous discutons avec eux et tentons de les convaincre. Les gens sentent si vous êtes honnêtes et convaincus du discours que vous portez. Donc il faut un langage clair et franc, comme celui de Raoul Hedebouw, qui permet d’attirer vers nous des gens en colère en raison de leur situation précaire et de politiser cette colère. Si l’on se contente des livres, on ne changera rien. Il faut aussi des gens sur le terrain.

Bombardements israéliens à Gaza : le désengagement américain au Proche-Orient remis en question

Signature des accords d’Abaraham en 2020. Supervisés par les Etats-Unis, ils ont conduit à l’ouverture de relations diplomatiques entre Israël et Bahrein et les Emirats arabes unis, puis d’autres pays arabes. © Trump White House

Bien que soutiens indéfectibles d’Israël, les Etats-Unis tentent de modérer la réaction guerrière de Netanyahou pour éviter un embrasement régional. Un tel scénario compromettrait en effet leur volonté de désengagement du Moyen-Orient, articulé notamment autour des accords d’Abraham. Mais le jusqu’au boutisme de l’extrême-droite au pouvoir à Jérusalem et la perspective de combats de guérilla de longue durée à Gaza font craindre qu’un nouveau bourbier n’apparaisse rapidement. Décryptage de la stratégie confuse et fragile de Joe Biden par le journaliste Oliver Eagleton dans la New Left Review, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

Depuis l’opération « Déluge d’Al-Aqsa » conduite par le Hamas le 7 octobre et l’assaut sur Gaza qui s’en est suivi, l’administration Biden s’est livrée à ce que l’on appelle par euphémisme un « numéro d’équilibriste ». D’une part, elle fait l’éloge de la punition collective des Palestiniens et, d’autre part, elle met Israël en garde contre une réaction excessive. Son soutien aux bombardements aériens et aux raids ciblés israéliens est inébranlable, mais elle a néanmoins posé des « questions difficiles » sur l’invasion terrestre initiée début novembre : Y a-t-il un objectif militaire atteignable ? Existe-t-il une feuille de route pour la libération des otages ? Si le Hamas est éradiqué, comment sera gouverné Gaza, en sachant qu’une gouvernance israélienne serait intenable ? 

Washington presse les Israéliens de répondre à ces questions – et envoie ses propres conseillers pour les aider à les résoudre – tout en donnant son feu vert au massacre en cours. Plusieurs facteurs sont à l’origine de cette réaction démocrate à la crise, notamment le désir de devancer les Républicains et l’instinct automatique, dans les deux partis américains, d’être « aux côtés d’Israël ». Mais cette position peut également être replacée dans le contexte de la vision plus large du Moyen-Orient qu’a l’Amérique, qui s’est cristallisée sous la présidence de Trump et confirmée sous celle de Joe Biden.

Washington veut se désengager du Moyen-Orient

Conscients du chaos engendré par leurs tentatives de changement de régime dans la région et désireux de conclure le « basculement vers l’Asie » initié par Barack Obama au début des années 2010, les Etats-Unis ont cherché à se désengager partiellement du Moyen-Orient. Leur objectif est d’établir un modèle qui remplacerait l’intervention directe par une surveillance à distance. Cependant, pour envisager une réelle réduction de leur présence, ils ont d’abord besoin d’un accord de sécurité qui renforce les régimes amis et limite l’influence des régimes réfractaires. Les accords d’Abraham de 2020 ont fait progresser cet objectif, puisque Bahreïn et les Émirats arabes unis, en acceptant de normaliser leurs relations avec Israël, ont rejoint un « axe réactionnaire » plus large englobant le royaume saoudien et l’autocratie égyptienne. Trump a étendu les ventes d’armes à ces États et cultivé les liens entre eux – militaires, commerciaux, diplomatiques – dans le but de créer une phalange d’alliés fiables qui soutiendraient les États-Unis dans la nouvelle guerre froide tout en agissant comme un rempart contre l’Iran. L’accord nucléaire d’Obama n’a pas réussi à empêcher la République islamique d’étendre son influence, seule une « pression maximale » pourrait y parvenir.

Pour envisager une réelle réduction de leur présence, les Etats-Unis ont d’abord besoin d’un accord de sécurité qui renforce les régimes amis et limite l’influence des régimes réfractaires.

Une fois à la Maison Blanche, Biden a adopté le même schéma : le sommet du Néguev, organisé en 2022, a ainsi approfondi les liens entre les pays signataires des accords d’Abraham et réclamé l’établissement des relations formelles entre les Saoudiens et les Israéliens. Quant à l’Iran, le Plan d’action global commun (PAGC) défini par l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien (accord signé en 2015, puis rompu par Donald Trump, ndlr), est resté lettre morte et les efforts pour contenir Téhéran se sont poursuivis, combinant sanctions, diplomatie et exercices militaires. Comme l’a indiqué Brett McGurk, conseiller de la Maison Blanche pour le Moyen-Orient, dans un discours prononcé devant le Conseil atlantique, les principes de cette politique sont « l’intégration » et « la dissuasion » : l’établissement de « liens politiques, économiques et sécuritaires entre les partenaires américains » qui repousseront « les menaces de l’Iran et de ses agents ». Après avoir développé ce programme et présidé à l’essor des échanges commerciaux entre Israël et ses partenaires arabes, Joe Biden a commencé à concrétiser le « désengagement » promis par son prédécesseur en exécutant le retrait d’Afghanistan et en réduisant les troupes américaines et les moyens militaires stationnés en Irak, au Koweït, en Jordanie et en Arabie saoudite.

Le président en exercice a également affiné l’approche américaine vis-à-vis de la Palestine. Alors que Trump avait étranglé l’aide aux territoires occupés et tenté de faire accepter son « accord de paix » chimérique, Joe Biden s’est contenté d’accepter cette réalité bien imparfaite dans laquelle Israël, bien que n’ayant aucun plan viable pour les Palestiniens, semble jouir d’une sécurité relative grâce à la collaboration des autorités de Cisjordanie et à la mainmise de l’armée sur la bande de Gaza. En théorie, il aurait pu vouloir faire revivre la très hypothétique « solution des deux États », faisant cohabiter un géant nucléaire et une nation palestinienne sans défense et bantoustanisée (en référence aux enclaves noires dans l’Afrique du Sud de l’apartheid, morcelées et à l’autonomie limitée, ndlr). Mais comme il s’agissait d’une impossibilité politique, il a appris à vivre avec la situation que Tareq Baconi décrit comme un « équilibre violent » : une occupation indéfinie, ponctuée par des affrontements périodiques avec le Hamas, suffisamment marginaux pour être ignorés par la population israélienne.

Une stratégie extrêmement fragile

Ce scénario régional a toujours présenté de sérieux problèmes. Tout d’abord, si sa raison d’être était la volonté de se concentrer sur la rivalité avec d’autres grandes puissances – en se retirant du Moyen-Orient pour mieux se concentrer sur la Chine – elle s’est avérée en partie contre-productive. En effet, en signalant qu’ils étaient moins enclins à s’ingérer dans la région, les États-Unis ont fait comprendre à leurs alliés qu’ils n’auraient pas à jouer un jeu à somme nulle entre le partenariat américain et le partenariat chinois ; d’où l’accueil de plus en plus chaleureux réservé à la République populaire de Chine dans le monde arabe : la construction d’une base militaire dans les Émirats arabes unis, l’organisation du rapprochement irano-saoudien et son réseau d’investissements dans les secteurs de la haute technologie et des infrastructures. 

Deuxièmement, en axant leur stratégie impériale sur la normalisation du processus israélien, les États-Unis se sont particulièrement appuyés sur ce projet de colonisation juste avant qu’il ne soit capturé par ses éléments les plus extrêmes et les plus volatiles : Smotrich, Ben-Gvir, Galant (ministres israéliens d’extrême-droite, ndlr). Si le soutien américain à Israël a historiquement dépassé tout calcul politique raisonnable, sous Trump et Biden, il a acquis une logique cohérente : placer son allié au centre d’un cadre de sécurité stable au Moyen-Orient. Pourtant, le cabinet israélien qui est arrivé au pouvoir en 2022 – obnubilé par des fantasmes d’épuration ethnique et déterminé à entraîner les États-Unis dans une guerre avec l’Iran – s’est avéré le moins apte à jouer ce rôle.

Aujourd’hui, dans le sillage du 7 octobre, cet équilibre a volé en éclat. L’attaque du Hamas visait à défaire une conjoncture politique dans laquelle le régime d’apartheid avait acquis la conviction qu’il pouvait réprimer toute résistance sérieuse à son autorité, et dans laquelle la Palestine devenait rapidement un non-sujet en Israël et ailleurs dans le monde. Cet état de fait intolérable était sa cible principale. Les dirigeants de Gaza anticipaient une réponse féroce à leur action, y compris une incursion terrestre. Ils s’attendaient également à ce que cela cause des problèmes par rapport aux accords d’Abraham en suscitant une opposition régionale, au niveau de la population comme des élites politiques, en raison des atrocités commises par les forces armées israéliennes. Tout cela s’est confirmé jusqu’à présent : l’accord israélo-saoudien est retardé, le prochain sommet du Néguev reste en suspens, les nations arabes sont secouées par des protestations massives et leurs dirigeants ont été contraints de dénoncer Netanyahou. Que faut-il en déduire pour les ambitions politiques globales de Washington ? La réponse finale dépendra de la trajectoire du conflit.

Vers une régionalisation du conflit ?

Comme de nombreux observateurs l’ont noté, l’objectif déclaré d’Israël de « détruire le Hamas » présente un risque d’escalade continue et prolongée. En planifiant une guerre urbaine contre une armée de guérilla bien enracinée sur son territoire, le gouvernement Israélien d’unité nationale a envisagé diverses solutions, notamment le dépeuplement du nord de la bande de Gaza et des expulsions massives vers le Sinaï. Toute stratégie de ce type est susceptible de franchir des seuils flous mais bien réels qui engendreraient des représailles majeures de la part du Hezbollah et – potentiellement – du Corps des gardiens de la révolution islamique. A ce titre, les forces houthistes du Yémen, soutenues par l’Iran, ont déjà lancé des missiles et des drones sur Israël et sont prêts à en envoyer d’autres au cours des prochaines semaines. Le déploiement par Joe Biden de navires de guerre en Méditerranée et en mer Rouge, ainsi que les navettes diplomatiques de M. Blinken, ont pour but d’éviter ce scénario. Il est trop tôt pour évaluer l’impact de ces efforts, mais un échec entraînerait la super-puissance encore plus profondément dans ce bourbier sanglant. Cela aurait pour effet de fissurer davantage l’axe israélo-arabe et de détourner l’Amérique de ses priorités en Extrême-Orient.

L’objectif déclaré d’Israël de « détruire le Hamas » présente un risque d’escalade continue et prolongée.

Si l’armée d’invasion israélienne parvient à démolir le Hamas politiquement et militairement, les États-Unis devront également faire face au problème de la succession. Actuellement, ils espèrent convaincre les États arabes de fournir une force capable de gouverner le territoire afin de soulager Israël de ce fardeau. Des responsables américains indiquent que des soldats américains, français, britanniques et allemands pourraient être envoyés pour défendre cette hypothétique dictature. Mais si les puissances régionales refusent de coopérer, comme cela semble probable, les propositions alternatives prévoient une coalition de « maintien de la paix » sur le modèle de la Force multinationale d’observateurs au Sinaï (FMO) – à laquelle le Pentagone fournit actuellement près de 500 soldats – ou une administration sous les auspices de l’ONU. De tels projets redonneraient effectivement aux États-Unis le statut d’autorité néocoloniale au Moyen-Orient, malgré les tentatives faites depuis des années pour déléguer ce rôle a des subordonnés locaux. Les forces américaines deviendraient ainsi une cible visible de la rage et du ressentiment engendrés par la guerre sioniste. Un bilan peu enviable pour Biden.

Mais il se peut que nous n’en arrivions pas là. D’autres scénarios possibles sont plus favorables à la Maison Blanche. Compte tenu du refus de l’Égypte de faciliter le nettoyage ethnique des Palestiniens, le bannissement des 2,2 millions d’habitants de Gaza semble peu probable à court terme. Ceci, combiné à la pression diplomatique américaine, a manifestement amené Israël à modifier sa stratégie d’invasion, lui préférant une approche incrémentale plutôt qu’une attaque rapide et massive. Il n’est toutefois pas certain que cela  suffise à réduire le risque d’une intervention du Hezbollah ou de l’Iran. Mais le premier est conscient de sa position précaire au Liban, qui pourrait être encore plus compromise par une conflagration militaire, tandis que le second est soucieux d’éviter les périls d’une implication directe. Quant aux Saoudiens, bien que critiquant ouvertement la position américaine, ils ne sont pas moins désireux d’éviter un conflit qui consumerait l’ensemble du Moyen-Orient et ferait dérailler leur « Vision 2030 ». Dans chaque cas, un certain nombre d’impératifs de politique intérieure s’opposent à l’élargissement de la guerre à toute la région. Est-ce une lueur d’espoir pour l’empire en déclin ?

Alors que les combats de rue sont engagés, les asymétries numériques et technologiques entre les deux parties, en faveur d’Israël, pourraient s’avérer moins décisives.

Que la violence soit contenue ou non, le succès israélien n’est guère assuré. Les 40.000 combattants endurcis du Hamas, adeptes de la guerre hybride et capables de tendre des embuscades à l’ennemi par le biais de tunnels souterrains, contrastent fortement avec les réservistes israéliens qui viennent tout juste de recevoir leur formation de remise à niveau. Alors que les combats de rue sont engagés, les asymétries numériques et technologiques entre les deux parties, en faveur d’Israël, pourraient s’avérer moins décisives. On peut donc imaginer un scénario dans lequel Netanyahou est mené à une impasse, où le tabou du cessez-le-feu est levé et où les deux parties finissent par déclarer leur victoire : le Hamas parce qu’il a repoussé une menace existentielle ; Israël parce qu’il peut prétendre (même si c’est de façon fallacieuse) avoir infligé des dommages irréparables au Hamas et empêché toute récurrence d’une nouvelle attaque.

Par la suite, Gaza émergerait lentement des décombres et reviendrait à quelque chose qui ressemblerait au statu quo ante – mais avec des conditions humanitaires aggravées, ainsi qu’avec un voisin blessé encore plus obsédé par sa destruction. Bien que les États-Unis prétendent vouloir la mort du Hamas, ils tireraient profit de cette situation à plusieurs égards. Cela leur éviterait d’avoir à coordonner la gestion de la bande de Gaza après la guerre, permettrait à la normalisation israélienne de reprendre après l’interruption actuelle et, dans le meilleur des cas pour Biden, limiterait la poursuite de l’escalade tout en sapant les tentatives de la Russie et de la Chine de se positionner à cheval sur les deux parties du conflit israélo-palestinien. Le paradigme des accords d’Abraham pourrait ainsi être rétabli, au moins jusqu’à la prochaine grande flambée de violence. Plutôt que de transformer le Moyen-Orient, la guerre pourrait donc laisser intacte l’« architecture de sécurité » construite par Trump et Biden. Or, l’instabilité de cet édifice n’est plus à démontrer. Ce ne serait qu’une question de temps avant qu’il ne s’écroule à nouveau.

De quoi la peur des BRICS est-elle le nom ?

Les dirigeants des membres fondateurs des BRICS au dernier sommet © Clara Gomez

Depuis la dernière réunion des BRICS, les commentateurs occidentaux oscillent entre alarmisme et ironie. Les uns déplorent la fin d’un monde dominé par l’Occident et dénoncent l’hydre chinoise. Les autres relativisent la signification d’une alliance qui réunit désormais la moitié de la planète. Ces réactions témoignent de la crainte des élites occidentales de voir les États-Unis perdre leur statut de super-puissance (notamment militaire et monétaire). Elles empêchent de porter un regard lucide sur la dynamique en cours – celle d’une multipolarisation progressive du monde, sans rupture brutale avec les États-Unis, lesquels conservent de bonnes relations avec la majorité des membres des nouveaux BRICS. Le risque principal du renforcement des alliances n’est pas que le monde se retrouve sous emprise chinoise – c’est plutôt que rien ne change fondamentalement [1].

Le quinzième sommet des BRICS, marqué par l’adhésion de six nouveaux membres, a fait l’objet des commentaires les plus contradictoires au sein de la presse occidentale. « L’expansion des BRICS est une grande victoire pour la Chine », peut-on lire sur CNN. Mais Foreign Policy défend que « l’expansion des BRICS n’est pas un triomphe pour la Chine ». Elle marque tout de même « un échec du leadership américain », selon Bloomberg, bien que Deutsche Welle ajoute que les États-Unis sont « détendus » face à cette évolution. « Les BRICS sont réellement en train de construire un monde multipolaire », lit-on ailleursà moins que qu’il ne s’agisse « de rien d’autre que d’un acronyme vide de sens » ?

Bien sûr, tout cela ne peut être vrai en même temps. Mais les multiples contradictions de ces réactions établissent que l’on s’aventure en terres inconnues, et que les élites occidentales ne savent qu’en penser.

Un défi au règne du dollar

Les réactions ont oscillé entre rejet et crainte. Côté rejet, les commentateurs ironisent sur l’événement, qui aurait rencontré un faible succès – quand il n’aurait pas consisté en un « agrandissement du salon de discussion » pour la Chine. Les trois jours de délibérations n’auraient donné lieu qu’à un « défilé de princes, d’autocrates, de démagogues et de criminels de guerre », dont « les actes et les paroles allaient du semi-grotesque à l’insignifiant ».

Côté crainte, on souligne la « bataille pour la suprématie mondiale » menée par Pékin et sa tentative, conjointement avec la Russie, de « défier l’hégémonie américaine », visant à rivaliser avec le G7, voire avec l’OTAN et les alliances militaires telles que le Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (le QUAD) ou AUKUS. Un article de Bloomberg a synthétisé l’ensemble de ces réactions : l’événement est qualifié de « Sommet des superpuissances subalternes », et les BRICS de « vaisseau dominé par la Chine ».

Les uns et les autres se trompent. Ce sommet n’a pas consisté dans le fiasco que certains appelaient de leurs voeux, mais n’a pas tout à fait marqué l’entrée vers un nouvel ordre mondial non plus. Avec l’arrivée de six nouveaux États membres – l’Arabie saoudite, l’Argentine, l’Égypte, l’Éthiopie, l’Iran et les Émirats arabes unis (EAU) -, le groupe dépasse désormais le G7 en termes de part du PIB mondial et réunit désormais la moitié de la population mondiale. Le G7, quant à lui, n’en regroupe que 10 %. Il ne s’agit pas d’une évolution insignifiante, à l’heure où une partie croissante du monde tente de se défaire de l’influence pesante des États-Unis et de l’Union européenne.

Plus important encore, avec ses nouveaux membres, les BRICS se sont imposés au cœur du commerce mondial du pétrole. Ils comptent désormais parmi leurs membres quatre des plus grands producteurs mondiaux (l’Arabie saoudite, la Russie, l’Iran et les Émirats arabes unis), trois membres de l’OPEP (l’Arabie saoudite, l’Iran et les Émirats arabes unis), qui est elle-même le plus grand exportateur de pétrole au monde, et deux des plus grands importateurs de pétrole au monde (la Chine et l’Inde).

En conséquence, les BRICS sont désormais responsables de 42 % de la production mondiale de pétrole, soit plus du double de ce qu’ils détenaient auparavant, et de 36 % de la consommation mondiale de pétrole. Cela représente une part considérable des échanges – qui plus est dans un contexte où les États-Unis et l’Arabie saoudite sont caractérisées par une tension croissante.

Or, on sait l’importance de l’axe américano-saoudien dans le maintien de l’hégémonie du dollar comme monnaie de réserve mondiale, qui permet la domination des États-Unis sur le système financier international – une suprématie au moins aussi essentielle à leur position superpuissance géopolitique que leur armée. Ce rôle précis joué par le dollar est précisément une cible de choix des membres fondateurs des BRICS.

Avant même ce sommet, le système des pétrodollars avait déjà subi quelques coups d’estoc. L’Inde, troisième importateur mondial d’or noir, a commencé l’année dernière à acheter du pétrole russe à prix réduit dans des devises autres que le dollar – parmi lesquelles le yuan. Pékin et le gouvernement saoudien ont quant à eux discuté de l’éventualité d’échanges pétroliers en yuan. L’expansion des BRICS, on le devine, pourrait accroître cette dynamique.

D’aucuns pourraient être rassurés par la froideur avec laquelle l’appel du président brésilien Lula en faveur d’une monnaie commune a été accueilli – avec l’exception notable de la Russie. Le sommet s’est toutefois concentré sur la manière dont les États-membres pourraient accroître l’utilisation de leurs propres monnaies dans leurs échanges commerciaux. Si rien de précis n’a été convenu en la matière, une grande partie du commerce mondial du pétrole est contrôlée par les membres élargis des BRICS, et s’effectue entre eux : faire de cette résolution une réalité ne semble pas hors de portée.

La Nouvelle banque de développement (NBD), créée en 2014 comme alternative au FMI et à la Banque mondiale, actuellement dirigée par l’ancienne présidente brésilienne Dilma Rousseff, tente de réduire le montant de la dette mondiale détenue en dollars. « Les monnaies nationales ne sont pas des alternatives au dollar. Ce sont des alternatives à un système », a déclaré Dilma Rousseff à ce propos.

Ainsi, même si la « dédollarisation » que de nombreux pays appellent de leurs vœux n’a pas beaucoup progressé, les éléments nécessaires à la contestation de la suprématie du dollar semblent se mettre en place. Le développement de systèmes de paiement alternatifs à SWIFT, un autre moyen potentiel de contourner l’ordre financier dominé par les États-Unis, a également été discuté. Il s’agit de grandes avancées sur des mécanismes qui sont pratiquement demeurés intacts depuis plus d’une décennie.

Pourquoi maintenant ? Si le krash de 2008 et le rejet de la diplomatie par les sanctions de Washington alimentent une hostilité de longue date au billet vert, c’est la tentative infructueuse de conduire l’économie russe vers un effondrement qui constitue le véritable catalyseur de cette nouvelle donne. De nombreux « experts », dont la secrétaire au Trésor Janet Yellen, ont d’ailleurs tiré la sonnette d’alarme quant à l’impact des sanctions financières américaines en termes de dédollarisation.

L’union autour des matières premières

Bien entendu, ce n’est pas seulement du billet vert dont il est question. Un tel poids dans le commerce des matières premières les plus importantes confère des avantages géopolitiques incontournables, et le pétrole n’est qu’un élément du tableau.

Selon une analyse datant de 2019 commanditée par ABN AMRO, les BRICS fournissaient déjà près de la moitié de l’offre – et de la consommation – mondiale de matières premières. On leur devait notamment la moitié ou plus de l’aluminium, du cuivre, du fer et de l’acier, ainsi que plus de 40 % du blé, du sucre et du café – et environ un tiers du maïs. Il faut ajouter à cette configuration un grand producteur de café et d’or – l’Éthiopie -, un grand exportateur de blé et de maïs – l’Argentine – et un grand producteur de gaz naturel – l’Égypte.

Le groupe compte également quatre des quinze premiers détenteurs de réserves de lithium – dont le second détenteur au monde avec l’Argentine. Le pays qui possède les réserves les plus abondantes, la Bolivie, a également déposé une demande d’adhésion.

Étant donné l’opposition des BRICS au système financier dominé par les États-Unis, il n’est pas difficile de comprendre pourquoi l’adhésion à cette alliance peut sembler attrayante pour des pays comme Cuba, le Venezuela ou la Syrie – soumis à des années de sanctions brutales depuis des années. Du reste, les quatre premiers membres des BRICS ont soigneusement refusé de signer les sanctions américaines à l’encontre de leur partenaire russe, tout comme les nouveaux membres.

On aurait également tôt fait de sous-estimer l’aura des BRICS dans l’intégralité du monde « en développement ». Depuis leur création, les BRICS ont toujours prétendu porter leur voix. Inclure l’Afrique du Sud en leur sein, en 2010, n’avait pas grand sens en termes étroitement économiques. Mais la signification politique de cette décision était considérable, car elle permettait d’y inclure une voix africaine. Il en va de même pour l’intégration de l’Éthiopie, l’un des pays africains les plus peuplés et à la croissance la plus soutenue.

Que quarante pays aient exprimé leur intérêt pour les BRICS et que vingt autres aient officiellement déposé leur candidature suggère que le « Sud global » voit dans l’intérêt affiché des BRICS pour les pays « en développement » autre chose qu’un effet rhétorique. En creux, ces chiffres illustrent le degré de rejet de l’ordre mondial dominé par les États-Unis.

La peur d’un monde multipolaire

Il n’est donc pas difficile de comprendre pourquoi une certaine partie du commentariat européen et américain a exprimé un rejet marqué pour les nouvelles initiatives prises par les BRICS.

Faisant écho à de nombreux commentaires récents, un article du Financial Times a sonné l’alerte : les BRICS étaient en train de devenir « le fan club d’un aspirant hegemon ». Il soulignait en partie l’entrée nouvelle de pays « redevables à la Chine par des liens de dette ou d’investissement », comme l’Éthiopie et l’Égypte. Un autre article prétend dévoiler le « projet du gouvernement chinois pour un ordre mondial alternatif » – ce qui rejoint très exactement la rhétorique officielle des BRICS eux-mêmes !

De quoi cet alarmisme est-il le nom ? Malgré les parallèles ave l’OTAN et l’AUKUS que l’on a pu lire ici et là, les BRICS ne constituent pas une alliance militaire. Et on aurait tôt fait de sous-estimer les divisions entre pays-membres. Imagine-t-on l’Inde, dont les ambitions géopolitiques sont bien connues, tout comme ses conflits avec Pékin, devenir un simple « vassal » de la Chine ? De même, des divisions sont apparues quant à l’élargissement de l’alliance : le Brésil et l’Inde étaient moins enclins que d’autres à accueillir autant de pays nouveaux.

On ne comprendra rien à l’attrait des BRICS si on y voit une alliance chapeautée par la Chine. L’attrait pour un monde multipolaire est profond – un monde dans lequel les pays n’auraient pas à s’aligner sur une puissance dominante et se retrouver à sa merci.

La consolidation des BRICS n’accroîtrait pas nécessairement les tensions internationales. Il faut rappeler que de nombreux pays des BRICS n’ont pas rompu avec Washington. Pour le moment, les relations entre Lula et l’administration Biden sont au beau fixe. L’Inde demeure l’un du Quad dirigé par les États-Unis. Quant à l’Égypte, elle est l’un des principaux bénéficiaires de l’aide militaire américaine. Quant à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis, on ne pourrait trop souligner l’obséquiosité dont les États-Unis font preuve à leur égard – comme le montre leur soutien continu à leur guerre criminelle au Yémen.

Le renforcement des BRICS pourrait faire progresser le caractère multilatéral de l’ordre mondial et conduire à une désescalade. Le sommet fut pour l’Inde et la Chine l’occasion de progresser dans la désescalade des tensions liées à leur différend frontalier. L’entrée de l’Iran et de l’Arabie saoudite suggère une intensification du rapprochement entre les deux pays sous l’égide de la Chine. L’entrée de l’Iran ouvre d’ailleurs la voie à un accroissement du commerce bilatéral, qui permettrait d’atténuer l’effet des sanctions épouvantables imposées par Washington.

Et si, comme le note le Financial Times, l’objectif des BRICS est de démocratiser les Nations unies, quel mal pourrait en résulter ? L’invasion de l’Ukraine par la Russie – et le droit de veto dont dispose cette dernière – ne montre-t-elle pas l’urgence d’une réforme du Conseil de sécurité ? S’opposer à un tel changement parce qu’il pourrait avantager la Chine aurait aussi peu de sens que de s’opposer à une transition post-pétrole parce qu’elle pourrait avantager les États-Unis…

Bien sûr, il faut se garder de pécher par excès d’irénisme. On peut être dubitatifs face à la surenchère séductrice de la Chine et des États-Unis à l’égard de l’Arabie saoudite. Mais c’est un état de fait qui n’est pas né avec les BRICS…

Le risque principal de cette alliance réside plutôt dans le peu de changements qu’elle est capable d’apporter. Un ordre multipolaire remettrait-il en cause la nature du système économique dominant, et l’asymétrie entre États faibles et puissants ?

S’il est difficile de prendre au sérieux les avertissements concernant la nature autoritaire et antidémocratique des BRICS – à l’exception de la Russie et de la Chine, tous les États-membres ont de bonnes relations avec Washington – il faut se garder d’idylliser les régimes de ses pays-membres. Nombre d’entre eux subissent une montée d’un nationalisme autoritaire, tandis que leur prétention au rang de grandes puissances indique qu’ils aspirent davantage à remplacer les dominants de l’ordre actuel qu’à le bouleverser.

En finir avec l’alarmisme

Ce serait une bien triste réussite pour les BRICS que substituer à l’exploitation du Sud par les sociétés occidentales une exploitation multinationale du monde entier. Et si un monde véritablement multipolaire devait voir le jour, on ignore encore si les BRICS – avec sa structure lâche, voire inexistante et ses divisions internes – sera ou non l’agent qui lui permettra d’émerge. Pour autant, un « monde multipolaire » ne serait ni nécessairement dominé par la Chine, ni à craindre. Comme levier pour accroître l’influence de la grande majorité de la population mondiale sur le cours des choses, il doit demeurer un horizon.L

La population américaine elle-même aurait à y gagner. Elle serait libérée du fardeau de l’aventurisme militaire sans fin à l’étranger, et de l’obsession de sa classe dominante à conserver sa suprématie. Ce serait pour elle l’occasion de réorienter ses ressources vers la résolution de la myriade de crises intérieures que connaissent les Américains…

[1] Article originellement paru chez notre partenaire Jacobin, sous le titre « The BRICS expansion is not the end of the world order – or the end of the world ».

Taïwan, à l’ombre des empires

Chine Taïwan Le Vent Se Lève
© LHB pour LVSL

Point de tension international majeur, la question taïwanaise agite régulièrement le monde politico-médiatique français, peu avare de simplifications. Le statut international de l’île fait l’objet d’un contentieux historique avec la République populaire de Chine (RPC), héritage de la guerre civile ayant opposé communistes et nationalistes (1927-1949). Les deux parties n’ont officiellement jamais renoncé à leur objectif de réunification. Dans les faits, Taipei n’a plus aucune revendication sérieuse en la matière et a intérêt au statu quo. Il n’en va pas de même pour Pékin. Si la voie de la réunification pacifique a toujours eu les faveurs du discours officiel, Xi Jinping devait briser un tabou en 2019, déclarant ne pas exclure un recours à la force… Cette posture a été renforcée par les liens de plus en plus denses entre Taïwan et les États-Unis, pour qui l’île est une pièce maîtresse de leur stratégie chinoise, tout en jouant un rôle de premier plan dans l’approvisionnement mondial en semi-conducteurs.

L’autonomisation de Taïwan et les puissances étrangères

La guerre civile ayant opposé les communistes, emmenés par Mao Zedong, et les nationalistes du Kuomintang (KMT), emmenés par Tchang Kaï-Chek, a duré jusqu’en 1949. À la victoire des forces communistes, le KMT s’est réfugié sur l’île de Hainan, au Sud, et sur l’île de Taïwan, à l’Est, qui était alors encore sous occupation japonaise. Si les communistes sont parvenus à reprendre pied à Hainan, ils n’ont pas réussi à reprendre le contrôle de Taïwan, officiellement cédé par les Japonais aux nationalistes suite au traité de San Francisco (1951). La RPC considère quant à elle que la souveraineté japonaise sur Taïwan avait déjà été perdue au profit de la Chine lors de la déclaration de Potsdam en 1945, ce qui constitue encore à ce jour le point majeur de divergence juridique entre les deux rives du détroit.

Le conflit s’est poursuivi jusqu’en 1953, avant de cesser, sous pression américaine. Une phase de coexistence s’ouvre alors, durant laquelle l’enjeu se déplace vers la question de la reconnaissance internationale.

En pleine Guerre froide, l’Occident rechigne à considérer la République populaire de Chine comme un État à part entière et c’est Taïwan – « République de Chine » (ROC) – qui siège au Conseil de Sécurité des Nations Unies. Il faudra attendre l’année 1971 pour que la RPC prenne le siège de la ROC aux Nations Unies ; les États-Unis de Richard Nixon viennent en effet d’opérer un rapprochement spectaculaire avec Mao Zedong, par calcul politique visant à affaiblir l’URSS.

Dès lors, les États-Unis adhèrent au principe d’une seule Chine, tout en conservant des relations informelles avec Taïwan. Cette position équilibrée permet à Washington d’entretenir une forme d’ambiguïté stratégique supposée prévenir toute déclaration unilatérale d’indépendance de Taïwan, tout en utilisant l’île comme un moyen de pression contre la RPC à échéance régulière…

Si les États-Unis entretiennent traditionnellement une « ambiguïté stratégique » quant à la défense de Taïwan, Joe Biden lui affiche un soutien plus marqué.

Le dialogue finit par reprendre et débouche sur le « consensus de 1992 » : les deux côtés du détroit s’accordent alors sur le principe d’une seule Chine. Des divergences d’interprétation demeurent : la réunification est admise comme un but partagé, mais Taipei et Beijing ne s’accordent pas sur la légitimité politique qu’aurait l’un sur l’autre. Aussi les relations se refroidissent-elles à nouveau en 1996, alors que Taïwan connaît un virage pluraliste sous l’impulsion de Lee Teng-hui, premier président élu au suffrage universel (1996-2000). Cette ouverture à l’alternance – qui permet aux indépendantistes de se présenter aux élections – est vue par Pékin comme une rupture du consensus de 1992, débouchant sur la troisième crise du détroit de Taïwan, durant laquelle le soutien militaire américain à l’île s’est avéré considérable…

Vases communicants entre Taipei et Pékin

Les deux décennies suivantes verront les relations inter-détroit osciller au gré des alternances politiques taïwanaises et des diverses postures du Parti communiste chinois (PCC). Le statu quo perdure sur le plan politique, mais le rapprochement économique est considérable : les échanges commerciaux inter-détroit sont multipliés environ par quinze en 20 ans. Malgré cela, le sentiment d’appartenance à une aire civilisationnelle chinoise ne fait que diminuer au sein de la population taïwanaise. En 1992, 20,5% des Taïwanais se disaient Chinois et seuls 17% s’identifiaient comme Taïwanais. Trois décennies plus tard, ces chiffres se sont radicalement inversés : 64% des personnes interrogées se disent Taïwanaises, 30% se sentent à la fois Taïwanais et Chinois, et seul 2,4% Chinois. Comment expliquer cette évolution ?

Plusieurs interprétations sont possibles. L’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2012, et, avec lui, d’une ligne plus dure et de la montée en puissance d’un culte de la personnalité, ont accru la méfiance des Taïwanais, désormais attachés à leur système libéral. Par la suite, les événements de Hong Kong en 2014 (loi électorale) et 2019 (loi d’extradition) n’ont fait que la renforcer. Le non-respect par la Chine du principe « un pays deux systèmes » pour Hong Kong renforce la défiance de Taïwan, qui ne croit plus en cette solution pour lui-même. En 2016, Tsai Ing-wen, candidate du Parti démocrate progressiste (PDP) et considérée comme indépendantiste, remporte les élections présidentielles avec 56% des voix. Elle est réélue haut la main en 2020 à 57% des voix. Le modèle taïwanais de gestion transparente de l’épidémie, avec une faible mortalité malgré l’absence totale de confinement, contraste avec l’opacité et la dureté de la politique zéro COVID en Chine. 

Un jeu de vase communicant se crée ainsi entre Taipei et Pékin, dans lequel l’assertivité du PCC alimente les velléités indépendantistes des Taïwanais et du PDP, appuyés par une posture pro-américaine opportuniste, qui accroît elle-même la méfiance du PCC. 

À l’international, les deux rives s’affrontent également dans une course à la reconnaissance largement dominée par la Chine. La Chine rejetant la double normalisation, tout pays souhaitant établir des relations avec Pékin se voit ainsi obligé de rompre en amont avec Taipei. Alors qu’ils étaient 56 en 1971, seuls 13 États reconnaissent aujourd’hui Taïwan. Parmi eux, de nombreuses nations insulaires proches des États-Unis et plusieurs pays d’Amérique latine, dont le nombre ne cesse de décroître : en mars 2023, c’était au tour du Honduras de Xiomara Castro de rétablir des relations avec la Chine. Dans cette bataille pour la reconnaissance, Pékin comme Taipei recourent à la diplomatie du dollar. Chaque année, Taïwan dépenserait près de 100 millions de dollars en investissements et en aide au développement auprès de ses alliés diplomatiques. La Chine n’est pas en reste et poursuit la même stratégie.

Après leur reconnaissance de Pékin au détriment de Taipei, en 2019, les îles Salomon auraient bénéficié de 8,5 millions de dollars de fonds de développement chinois. A l’inverse, le Paraguay, allié fidèle de Taïwan, subit des restrictions sur ses exportations de bœuf et de soja vers la Chine. La stratégie chinoise reste toutefois limitée et le volet de la diplomatie non-officielle de Taïwan ne doit pas être sous-estimé. Taipei entretient de solides relations avec les États occidentaux, bien que ces derniers ne reconnaissent pas formellement l’indépendance de l’île. Taïwan poursuit également une stratégie de pénétration des institutions internationales, tout en misant sur sa solide diplomatie économique et commerciale.

Rivalité sino-américaine

La question taïwanaise revêt un enjeu stratégique considérable. Aux États-Unis, le containment de la Chine fait l’objet d’un consensus transpartisan depuis plus d’une décennie. L’administration Obama adoptait une stratégie de leadership from behind dans laquelle ses alliés asiatiques étaient mis en avant. L’administration Trump s’est inscrite dans cette continuité, bien que le président républicain ait davantage mis l’accent sur la guerre économique que son prédécesseur. L’administration Biden s’oriente vers une synthèse des deux approches, s’appuyant en plus sur un discours de défense de la démocratie face aux dictatures. Le style change, les pratiques demeurent. 

Si les États-Unis entretiennent traditionnellement une « ambiguïté stratégique » quant à la défense de Taïwan, Joe Biden lui affiche un soutien plus marqué. Ainsi, la visite de la présidente de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, à Taïwan en août 2022, a été vécue par Pékin comme une provocation. De son côté, Xi Jinping n’hésite plus à évoquer une réunification par la force. Les deux puissances misent ainsi un capital politique de plus en plus important sur cette affaire. Au risque de multiplier les prophéties autoréalisatrices ? 

Le containment de la Chine se matérialise par une forte présence militaire dans ce que Pékin nomme le « premier cercle d’îles », allant du Japon aux Philippines. En réalisant sa réunification avec Taïwan, la Chine ferait sauter un verrou stratégique et militaire majeur en s’ouvrant les portes du Pacifique. Xi Jinping aurait notamment déclaré en 2015 à des diplomates américains que « le Pacifique est assez grand pour embrasser la Chine et les États-Unis ». 

L’un des enjeux de cette montée des tensions sino-américaines dans la région est de savoir jusqu’où doivent s’impliquer les puissances régionales. En plus des relations bilatérales, les États-Unis s’efforcent d’améliorer l’interopérabilité entre armées par le biais d’exercices militaires de grande ampleur. Le QUAD (Dialogue quadrilatéral pour la sécurité), composé des États-Unis, de l’Inde, du Japon et de l’Australie, initialement créé en 2007, a connu différentes phases de dialogues, de revirements et d’approfondissement de l’interopérabilité bilatérale entre pays protagonistes, avant d’accoucher d’un exercice militaire annuel de grande ampleur à partir de 2017. Hésitante, et sous la menace d’un conflit avec son voisin du Nord, la Corée du Sud est souvent pressentie pour rejoindre un QUAD+1. L’Australie est également membre de la nouvelle alliance AUKUS (Australie, Royaume-Uni, États-Unis), qui a tant fait parler d’elle lors de l’affaire des sous-marins.

D’autres puissances plus régionales, telles que les Philippines ou le Vietnam, ont leur propre contentieux en mer de Chine méridionale avec la RPC, les conduisant à approfondir leurs relations avec les États-Unis. Les pays de l’ASEAN semblent cependant vouloir préserver leurs relations économiques avec la Chine, et ainsi se maintenir à égale distance des deux superpuissances, ce qui apparaît de plus en plus comme étant un dilemme insoluble. Le nouveau président philippin, Ferdinand Marcos Junior, élu en 2022, semble vouloir réparer le lien avec les États-Unis, après la présidence houleuse de Rodrigo Duterte. Il a proposé l’ouverture à l’armée américaine de quatre bases militaires en territoire philippin – avant d’ajouter qu’elles ne pourraient servir de zone de stockage pour défendre Taïwan…

Mutations de l’Armée populaire de libération

La crainte d’un encerclement militaire américain est ancrée dans la pensée stratégique chinoise depuis plusieurs décennies. L’un des plans majeurs de recherche et développement visant à rattraper le retard technologique de l’armée chinoise, nommé plan 863, remonte à 1986. Les différents plans de modernisation de l’APL ont mis l’accent à la fois sur les capacités conventionnelles, les capacités nucléaires et, plus récemment, l’intelligence artificielle. L’installation en Corée du Sud du THAAD (bouclier antimissile américain), à la fin des années 2010, a été vécue comme un défi supplémentaire par Pékin, qui a considérablement développé ses propres capacités balistiques en retour.

Les capacités de la marine chinoise, essentielles dans l’optique d’un conflit autour de Taïwan, ont également atteint des sommets ces dernières années, dépassant probablement celles de la marine américaine, tout en suivant une trajectoire de croissance considérable à l’horizon 2030. Si des doutes persistent quant à leur usage opérationnel, ces avancées permettraient théoriquement à la Chine de réaliser un blocus maritime sur Taïwan, et d’empêcher une intervention américaine selon une stratégie A2/AD (déni d’accès et interdiction de zone). La visite de Nancy Pelosi à Taïwan en août 2022 a été l’opportunité pour l’APL de réaliser une démonstration de force d’une ampleur inédite, tant sur le plan aérien, naval que balistique.

Sur le plan macro-économique, les dépenses militaires de la Chine ont connu une progression marquée. Elles frôlaient les 300 milliards de dollars en 2021 – un chiffre qui demeure cependant plus de deux fois inférieur à celui des États-Unis. 

Au-delà des capacités matérielles, Xi Jinping a également fait évoluer la Commission Militaire Centrale (CMC), en s’entourant de figures qui lui sont proches. L’un des deux vice-présidents de la CMC depuis 2018, Zhang Youxia, est un ami d’enfance de Xi. Âgé de 72 ans, son mandat a été prolongé fin 2022. Le second vice-président et n°3 de la CMC, He Weidong, a été nommé par Xi en 2019 à la tête de la zone orientale de commandement, qui fait directement face à Taïwan.

Le numéro 4 de la CMC, le ministre de la Défense nationale Li Shangfu, est quant à lui issu d’un groupe de pouvoir important, dit la « clique aérospatiale » en raison du lien de proximité qu’entretiennent ses membres avec ce secteur. Li a travaillé puis dirigé le centre de lancement de satellite Xichang durant 31 ans, période durant laquelle il aurait supervisé des tests de missiles antisatellites en 2007. La promotion de ces deux personnages et la multiplication au sein de la CMC de vétérans du conflit de 1979 avec le Vietnam démontre la volonté de Xi de rendre l’APL plus opérationnelle. 

Une invasion inéluctable ?

De nombreux observateurs s’accordent pour dire que la Chine sera en capacité d’envahir Taïwan à l’horizon 2027. D’après les renseignements américains, Xi Jinping aurait demandé aux autorités militaires de se préparer à la prise de l’île pour cette date, qui coïncide par ailleurs avec le centenaire de la fondation de l’APL et la fin du troisième mandat du président chinois. L’amiral américain Philip Davidson, commandant de la flotte du Pacifique, avait fait part de cette éventualité dès 2021. Les résultats d’une étude réalisée auprès d’une soixantaine d’experts de la question sont également sans appel : 63% d’entre eux considèrent une invasion possible dans les 10 années à venir.

Toutefois, malgré ces discours alarmistes fortement médiatisés, rien n’indique qu’une invasion se prépare de manière inéluctable. Une telle opération nécessiterait de considérables efforts de préparation militaire, que Pékin ne pourrait que difficilement garder secrets. De plus, la Chine n’amorce que tout juste sa réouverture, après plusieurs années de strict confinement, et les autorités devraient avant tout se concentrer sur la reprise économique.

Il paraîtrait en outre plus qu’incertain que Pékin amorce un conflit alors que Xi Jinping s’attelle à s’imposer comme un juge de paix sur la scène internationale ; c’est en effet sous l’égide de la Chine que l’Iran et l’Arabie saoudite ont scellé leur réconciliation en avril 2023, deux mois après que Pékin ait présenté un plan de paix pour résoudre le conflit en Ukraine.

Surtout, il semblerait peu probable que la Chine s’engage dans une bataille qu’elle ne serait pas certaine de remporter. Malgré le renforcement croissant de l’APL, sa capacité à envahir Taïwan d’ici 2027 est encore sujette à discussions. L’armée chinoise n’est pas rompue au combat et n’a mené aucune guerre depuis l’invasion du Vietnam en 1979.

En face, Taïwan se prépare depuis longtemps à l’éventualité d’un conflit : l’île est fortifiée et l’armée taïwanaise, dotée d’équipements militaires occidentaux, poursuit sa modernisation. Le pays multiplie les programmes d’achats d’armements auprès de ses partenaires et la présidente Tsai Ing-wen a annoncé fin 2022 une série de réformes de l’armée. Taïwan peut surtout compter sur le soutien des États-Unis, l’adoption du « Taiwan Policy Act of 2022 » ayant permis un renforcement de l’aide militaire américaine. Début mai 2023, l’administration Biden aurait en outre préparé un programme d’armement de 500 millions de dollars à Taipei

L’échec russe en Ukraine pourrait également tempérer les ambitions de la Chine, qui tire les leçons des erreurs commises par Moscou lors des premiers jours de son offensive. La comparaison est toutefois hasardeuse : dans le cas de Taïwan, le rapport de force apparaît plus favorable à la Chine qu’il ne l’était pour l’armée russe en Ukraine. Xi Jinping et la CMC continuent d’affiner leur stratégie militaire et d’étudier les scénarios qui permettraient à l’APL de prendre le contrôle de l’île en un temps record tout en neutralisant ses capacités de résistance, et ce avant que les États-Unis ne puissent contre-attaquer. 

Dans cette équation, l’inconnue réside en effet dans la réaction américaine. Suivant leur position officielle dite « d’ambiguïté stratégique », les autorités américaines se sont toujours abstenues de se prononcer clairement sur le sujet. Néanmoins, plusieurs évolutions laissent à penser que les États-Unis interviendraient militairement auprès de Taïwan, qui dispose désormais du statut d’« allié majeur hors OTAN » : outre le renforcement de l’aide militaire à l’île, Joe Biden a laissé entendre à plusieurs reprises que l’armée américaine défendrait Taïwan, suscitant l’ire de Pékin.

Une récente étude du très sérieux Center for Strategic & International Studies montre que la Chine ne pourrait probablement pas réussir à mener à bien son invasion si les États-Unis venaient à intervenir dans le conflit. Conscient du risque d’immixtion de Washington, Pékin se veut donc pragmatique. 

L’élection présidentielle de 2024, prélude à la réunification pacifique ?

Si, aux yeux du PCC, la réunification avec Taïwan apparaît inéluctable, l’option militaire n’en est pas la seule sur la table. Bien que le PCC se réserve le droit d’user de la force pour reprendre l’île, Pékin prône en priorité la réunification pacifique. Celle-ci s’inscrit dans la continuité du principe d’« un pays, deux systèmes » et pourrait suivre une intégration politique et économique accrue.

Pékin n’hésite pas à faire miroiter les avantages économiques mutuels qu’entraînerait la réunification. En effet, malgré les dissensions politiques entre Pékin et Taipei, les deux rives ont toujours entretenu de solides relations économiques. En 2021, les deux pays ont réalisé près de 230 milliards de dollars d’échanges commerciaux, tandis que 42% des exportations taïwanaises étaient destinées à la Chine et Hong Kong (contre 15% pour les États-Unis). Dans le même temps, la plupart des grands groupes taïwanais (y compris TSMC et Foxconn) sont implantés sur le sol chinois, qui aurait accueilli plus de 130 milliards de dollars d’investissements taïwanais depuis 1991. Ces échanges s’étaient accrus sous la présidence de Ma Ying-jeou (KMT), entre 2008 et 2016. Durant cette période, un certain statu quo est observé, alimenté par un flou diplomatique. Les liens économiques et humains entre les deux rives s’amplifient, de nombreux accords commerciaux sont signés et l’ouverture des liaisons aériennes directes permet à des millions de touristes chinois de se rendre sur l’île. Après la défaite du KMT à la présidentielle de 2016 et l’arrivée au pouvoir de Tsai Ing-wen (PDP), les relations entre Taipei et Pékin se sont néanmoins taries et les tensions se sont amplifiées.

Contrairement au PDP, le KMT est traditionnellement considéré comme étant plus conciliant envers Pékin. Le parti est en effet favorable au rapprochement avec la Chine, soutenant le consensus de 1992 tout en s’opposant à l’indépendance formelle de Taïwan. A l’approche des élections présidentielles de 2024, et alors que les tensions géopolitiques ont atteint leur paroxysme sous la présidence de Tsai Ing-wen, la Chine mise donc sur une victoire du KMT pour amorcer un travail de réunification pacifique. Le scrutin verra s’affronter le candidat du KMT et maire de Taipei, Hou Yu-ih, au candidat du PDP et vice-président sortant, William Lai. La question de la Chine est au cœur des débats.

Le KMT aborde cette campagne revigoré par son succès inédit aux élections municipales de novembre 2022. La formation avait remporté 13 des 21 circonscriptions taïwanaises, dont la capitale Taipei ; un véritable désaveu pour le PDP au pouvoir, dans un contexte géopolitique tumultueux. A Pékin et Taipei, l’on s’interroge donc : le positionnement du KMT serait-il en train de séduire l’électorat taïwanais ?

Bien qu’à ce stade, le PDP soit en tête des sondages, aucun parti n’a encore remporté trois fois de suite l’élection présidentielle. La dégradation des perspectives économiques et la crainte d’un conflit pourraient en outre venir favoriser le KMT, qui se veut pragmatique : la formation historique de Chiang Kai-Shek limite les références à la question chinoise et fait campagne sur le développement économique du pays. En prônant le dialogue avec Pékin, le KMT se présente aussi comme le parti de la paix, pointant du doigt le risque d’affrontement en cas de réélection du PDP. Tant le PCC que le KMT jouent également la carte du développement inter-détroit et mettent en avant les nombreuses opportunités économiques qui découleraient de l’amélioration des relations entre l’île et le continent.

En Chine continentale, les autorités veulent croire en la victoire du KMT. Le PCC espère que son arrivée au pouvoir ouvrirait la voie au dialogue et à une intégration accrue, laquelle pourrait mener à la réunification. En cas de victoire marginale du KMT, la Chine pourrait également jouer sur les divisions du pays et la fragilité du gouvernement pour renforcer son emprise sur l’île. En sous-main, Pékin opère donc un rapprochement accru avec le KMT, tout en lui apportant un discret soutien. Preuve s’il en est de cette proximité grandissante, Andrew Hsia (vice-président du KWT) et Ma Ying-jeou (président de 2008 à 2016) se sont tous deux rendus en Chine au début de l’année 2023. Les deux hommes ont notamment rencontré Wang Huning, idéologue du PCC récemment nommé responsable du Bureau des relations avec Taïwan. Wang aurait pour mission d’établir une nouvelle solution politique différente « d’un pays deux systèmes ».

Alliés de circonstance, le PCC et le KMT défendent avant tout leurs propres intérêts. Il serait simpliste de présenter le KMT comme résolument pro-Chine, alors que ses cadres restent critiques envers Pékin et s’abstiennent de mentionner clairement la question de la réunification. Considéré comme modéré, le candidat Hou Yu-ih, s’oppose à l’indépendance de Taïwan mais rejette également le principe d’« un pays, deux systèmes ». Il serait donc réducteur de présenter, l’élection à venir comme une confrontation entre la paix et l’affrontement, ou l’unification et l’autonomie. En dépit d’un rapprochement avec le PCC, une victoire du KMT ne signerait pas pour autant la réunification des deux rives… Tout en soutenant le KMT et en observant avec attention le début de campagne électorale, la Chine continue de fourbir ses armes et garde l’option militaire sur la table, quel que soit le résultat.

Guerre économique : l’enjeu des semi-conducteurs

Moins connu que son équivalent chinois, le « miracle économique taïwanais » a transformé, dans les années 60-70, une économie principalement agraire en une économie fortement industrialisée et de haute technologie. Le secteur des semi-conducteurs est un secteur dans lequel Taïwan est particulièrement compétitive, par le biais de son géant national TSMC, qui détient plus de 50% du marché mondial. L’un des enjeux du marché des semi-conducteurs est la miniaturisation, domaine dans lequel Taïwan est également en avance, TSMC détenant plus de 90% du marché pour les modèles les plus miniaturisés. Consciente de son retard dans ce secteur à très forte valeur ajoutée et de sa vulnérabilité à l’égard de Taïwan, la Chine investit massivement pour rattraper son voisin.

La pandémie de COVID-19, et la pénurie de semi-conducteurs qui s’en est suivie, a également fait prendre conscience aux États-Unis de la nécessité de développer leur propre industrie des semi-conducteurs, essentielle pour d’autres secteurs technologiques clés (téléphonie, voitures électriques, défense, IA etc.).

En août 2022, le président américain Joe Biden signe le Chips and Science Act, un plan de 53 milliards de dollars d’investissements dans le secteur des semi-conducteurs, incluant la R&D, des subventions de production et de la formation professionnelle. De manière totalement explicite, la Maison Blanche communique sur une loi qui vise à « baisser les prix, créer des emplois, renforcer les chaînes de valeur et contrer la Chine ». En parallèle de ce plan, Washington cherche depuis un an à créer l’alliance Chip 4, incluant Taïwan, la Corée du Sud et le Japon, soit les trois premiers fournisseurs de semi-conducteurs de la Chine. L’objectif de cette alliance est de renforcer les échanges technologiques, d’accroître les investissements (notamment de TSMC sur le sol américain) et surtout, d’isoler la Chine. En effet, l’alliance Chip 4 conditionne l’accès aux subventions de ce programme par un engagement des entreprises à ne pas investir en Chine pendant les dix prochaines années.

Perçu à juste titre par Pékin comme une « démarche discriminatoire qui vise à exclure la Chine », le Chip 4 est également critiqué dans les pays concernés, pour qui la Chine est un partenaire commercial incontournable. La Corée du Sud et ses chaebols, notamment Samsung qui assure 16,3% de la production mondiale de semi-conducteurs et pour qui la Chine est un partenaire majeur, se retrouvent face à un dilemme économique dont ils se seraient bien passés. À Taïwan, la question est toutefois différente, en raison des tensions inter-détroits. Le gouvernement taïwanais a ainsi promulgué en janvier 2022 une réglementation selon laquelle les entreprises taïwanaises sont tenues de demander une autorisation si elles souhaitent vendre ou céder un actif ou une usine en Chine, dans l’objectif de protéger son savoir-faire technologique.

En octobre 2022, le Bureau américain de l’industrie et de la sécurité avait annoncé toute une série de restrictions concernant les exportations vers la Chine dans le domaine des semi-conducteurs, dans le but d’endiguer la montée en puissance de l’industrie électronique chinoise. Sur le plan juridique, comme sur le plan économique et technologique, Pékin a riposté. Après avoir porté réclamation auprès de l’Organisation mondiale du commerce, la Chine a annoncé des crédits d’impôt et des subventions massives à ses entreprises afin de soutenir la production chinoise de semi-conducteurs. De manière plus symbolique, les autorités chinoises ont également lancé une enquête sur l’entreprise américaine de cartes mémoire Micron Technology, l’évinçant de plusieurs secteurs critiques chinois pour des motifs sécuritaires

En août 2022, lors de sa visite à Taïwan et en marge de sa rencontre avec Tsai Ing-wen, Nancy Pelosi s’est entretenue avec le fondateur, le président et le vice-président de TSMC. Depuis cette visite, les annonces d’investissements et d’ouverture d’usines TSMC aux États-Unis, au Japon et en Europe se multiplient. En décembre 2022, TSMC annonçait ainsi la construction d’une deuxième installation en Arizona, pour un coût de 40 milliards de dollars. Ces épisodes démontrent, s’il le fallait, l’imbrication qui existe entre la question taïwanaise, le soutien américain et l’industrie des semi-conducteurs. Les États-Unis semblent vouloir assurer une continuité de production de cette filière hautement stratégique, dans l’hypothèse d’une invasion chinoise et d’un conflit de grande ampleur à Taïwan.

Véritable assurance-vie de l’île, l’hégémonie de Taïwan sur les semi-conducteurs lui garantit le soutien de ses partenaires occidentaux, soucieux de sécuriser leurs approvisionnements.

Côté taïwanais, on s’interroge. Véritable assurance-vie de l’île, son hégémonie sur les semi-conducteurs constitue la première de ses protections en lui garantissant le soutien de ses partenaires soucieux de maintenir la sécurité de leurs approvisionnements. Se pose alors la question de savoir si les États-Unis, une fois leur autonomie stratégique renforcée dans le domaine des semi-conducteurs, seraient toujours aussi enclins à prendre la défense de Taïwan. 

Malgré la complexité des relations politiques inter-détroit, les deux parties sont parvenues à préserver le statu quo jusqu’à aujourd’hui. Celui-ci est désormais menacé par une assertivité chinoise qui trouve sa justification dans l’attitude offensive des États-Unis, tant sur le plan politique et économique, que technologique et militaire. En dépit des récents succès électoraux du KMT, la population taïwanaise semble, quant à elle, plus éloignée que jamais d’une volonté de réunification. Si le pire n’est jamais certain et que le dialogue inter-détroit doit être encouragé, la volonté politique de réunification affichée par Xi Jinping, et la détermination américaine à contenir l’ascension chinoise, placent les deux puissances sur une trajectoire conflictuelle dont Taïwan n’est finalement que le catalyseur. 

Derrière le retour du folklore maoïste, la mise au pas des travailleurs chinois

© Marc Burckhardt, en illustration d’un article du Wall Street Journal intitulé « Xi Jinping s’inscrit dans l’héritage radical de Mao »

Le Parti communiste chinois (PCC) connaîtrait-il un retour à l’ère maoïste ? Depuis quelques années, les médias occidentaux ne sont pas avares de comparaisons entre Xi Jinping et le fondateur de la République populaire de Chine (RPC) Mao Zedong. Un rapprochement favorisé par la propagande du PCC lui-même, qui multiplie les références au marxisme et au socialisme – « à la chinoise ». Cette inflation rhétorique masque mal la réalité d’une société de marché brutale, où la répression contre les mouvements ouvriers s’est accrue depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping. Ce dernier s’appuie sur une partie de la faction « maoïste » du PCC, et les mécontents de la transition vers le capitalisme en général. Si leurs revendications sont piétinées par les orientations politiques de Xi Jinping, du moins obtiennent-ils satisfaction dans les symboles… Par Marc Ruckus, traduction Albane le Cabec.

Dans les années 1990, la République populaire de Chine (RPC) devenait « l’usine du monde » des biens de consommation. Le boom de la manufacture, de la construction et d’autres secteurs reposait sur une main-d’œuvre abondante, procurée par la migration interne de travailleurs chinois issus des campagnes.

Leurs conditions de travail difficiles ont entraîné de nombreux conflits sociaux, notamment des grèves sporadiques dans les usines et sur les chantiers de construction, suivies de près par de courtes vagues de grèves dans les provinces de la côte est – en particulier dans le Guangdong. Ces mobilisations comprenaient également des formes cachées de résistance quotidienne sur le lieu de travail – sabotage, ralentissements et ce que James Scott nomme les « armes des faibles ».

De la migration interne à la lutte

Dans la première moitié des années 2000, les revendications des travailleurs migrants étaient majoritairement défensives, réclamant le respect du droit du travail ou le paiement des arriérés. S’ils ne négligeaient pas les stratégies de pression sur la direction, ils recouraient surtout aux voies légales, comme les conseils d’arbitrage ou les tribunaux du travail.

Dans la seconde moitié des années 2000, l’expérience des travailleurs s’est accrue et ils ont commencé à adopter une attitude plus offensive, réclamant des augmentations de salaire, un meilleur traitement de leur hiérarchie et une diminution de leur temps de travail – parfois même des négociations collectives ou une représentation adéquate des travailleurs au sein de l’entreprise.

Dans l’industrie légère, la construction et les transports – secteurs caractérisés par une forte concentration de travailleurs, ce qui leur confère une capacité d’action particulière – les mouvements les plus significatifs ont eu lieu. Les travailleurs ont ainsi bénéficié de l’amélioration de leur pouvoir de négociation générée par les pénuries de main-d’œuvre dans certains secteurs clés de la côte est.

Le nombre de manifestations ouvrières a continué d’augmenter jusqu’en 2015, avant de décroître lentement. La nature des protestations changeait elle aussi : la tertiarisation de l’économie a notamment impliqué davantage de travailleurs des services – transports, éducation, banque, informatique – dans les conflits sociaux.

Les travailleurs chinois migrants ne se définissaient pas eux-mêmes comme « travailleurs », ils utilisaient plutôt le terme de dagongmei, « garçon travailleur », ou nongmingong, « travailleur du pays », qui expriment le statut précaire et temporaire des travailleurs des villes

Avec le ralentissement de la croissance économique, et les restructurations et délocalisations qui en ont résulté, les travailleurs ont multiplié les luttes contre les licenciements massifs qui avaient cours. Il faut ajouter à cela que suite au vieillissement des travailleurs migrants – dont beaucoup atteignaient alors la quarantaine ou la cinquantaine -, les cotisations sociales sont devenues un objet de revendications.

Conflit de classes sans langage de classes

La plupart de ces luttes étaient spontanées et autonomes des organisations. Elles prenaient place dans un contexte législatif où les grèves n’étaient ni garanties ni protégées par la loi, et où le Parti communiste chinois (PCC) n’autorisait pas la création de syndicats indépendants.

Lorsque leurs luttes se sont propagées dans les années 2000, les travailleurs migrants n’exprimaient pas leurs revendications en termes de classes sociales. La base de l’auto-organisation était souvent constituée du lieu d’origine des travailleurs – issus d’un même village ou d’une même région. Mais avec leur installation pérenne dans des zones urbaines, de plus en plus de protestations se sont organisées sur la base d’intérêts communs et l’emploi commun, le département commun, ou l’usine commune sont devenus le fondement de la mobilisation.

Dans les débats publics, le langage des classes (jieji) et de la lutte des classes (jieji douzheng) avait disparu dans les années 1980, abandonné par le PCC et la plupart des universitaires et analystes, pour être remplacé par un discours wébérien sur les « couches sociales » (jieceng).

Les travailleurs migrants ne se définissaient pas eux-mêmes comme « travailleurs », car le terme chinois gongren était encore réservé aux travailleurs des entreprises publiques urbaines. Ils utilisaient plutôt celui de dagongmei, « garçon travailleur », ou nongmingong, « travailleur du pays », qui expriment le statut précaire et temporaire des travailleurs des villes.

Si elles se sont heurtées à la répression du parti-État, les mobilisations et les luttes des travailleurs migrants ont été victorieuses sur plusieurs plans.

Dans les années 90 et 2000, le parti au pouvoir, alors sous la direction de Jiang Zemin et en pleine restructuration de l’économie chinoise, n’a souvent pas été en mesure de répondre aux conflits sociaux de manière cohérente et planifiée ; il a préféré les résoudre en envoyant la police, jetant de l’huile sur un feu déjà brûlant. La stratégie du gouvernement change seulement avec Hu Jintao dans le milieu des années 2000 et s’appuie davantage sur des méthodes de concession et de cooptation.

La carotte et le bâton

À cette époque, les grèves présentaient rarement un problème majeur pour les entreprises, publiques ou privées : le faible niveau des salaires et le boom de l’économie autorisaient de petites concessions. Les autorités locales ou régionales toléraient les manifestations ouvrières tant qu’elles se limitaient à une seule entreprise, tandis que les organisateurs de grève étaient licenciés et les tentatives de création de syndicats indépendants étaient sévèrement réprimées.

C’est seulement lorsque les luttes ouvrières se sont propageaient au-delà des limites de l’entreprise, accouchaient de revendications politiques ambitieuses ou ne pouvaient être résolues rapidement que les autorités locales intervenaient. Après plusieurs années de développement de ses capacités répressives cependant, l’État chinois était prêt, dans la décennie 2010, à recourir à des mesures policières plus systématiques. La police avait crû en nombre et en qualification, la surveillance et de censure en ligne avaient gagné en efficacité, les activités des ONG étaient mieux réglementées – sans compter que de nouvelles lois sociales encadraient davantage la vie au travail et renforçaient le pouvoir des syndicats officiels.

La passation de pouvoir entre Hu Jintao et Xi Jinping n’a rien changé quant aux méthodes institutionnalisées de résolution des conflits au travail, qui ont continué à demeurer prévalentes. Dans le même temps cependant, la répression des conflits s’accroissait à mesure que la croissance se tassait, tandis que d’autres facteurs – les fermetures d’usines causées par leur délocalisation, les problèmes liés au vieillissement des travailleurs migrants, etc – tendaient à les multiplier.

ONG syndicales et néo-maoïsme : la nouvelle donne politique

La popularité des ONG s’accroissait en Chine à mesure que l’État cessait peu à peu de remplir ses fonctions de service public – respectant à la lettre le slogan « petit gouvernement, grande société » (xiaozhengfu, dashehui). La plupart n’affichaient au départ aucune coloration politique et ne se présentaient pas en opposition au régime. Seule une minorité soutenait ouvertement les luttes sociales.

Des militants de gauche issus de Hong Kong n’ont pas peu fait pour politiser les ONG et investir les réseaux syndicaux chinois. Et certaines de ces organisations ont alors commencé à recevoir un soutien financier d’ONG et de fondations basées à Hong Kong, en Europe et en Amérique du Nord.

La répression repose sur une palette variée d’outils destinés à limiter l’activité de la gauche d’opposition, et ce depuis son renouveau dans les années 1990. Les libertés politiques ont été plus restreintes encore sous la nouvelle direction de Xi Jinping après 2012.

Elles ont joué un rôle non négligeable lorsque les luttes des travailleurs migrants se sont généralisées à la fin des années 2000 – aidant en coulisse à coordonner des mobilisations, notamment sur internet, appelées « actions collectives déguisées » ou « mobilisation sans les masses ».

Une grande diversité caractérisait ces « ONG syndicales » en termes d’orientation politique. Le Bulletin des travailleurs chinois, par exemple, basé à Hong Kong, défendait une perspective sociale-démocrate et d’indépendance syndicale. D’autres étaient influencées par le trotskysme.

L’utilisation croissante des plateformes a créé un espace de débats qui a permis à une variété de courants d’émerger – du moins jusqu’à ce que la censure ne restreigne leur importance. C’est dans le néo-maoïsme que les militants syndicaux ont puisé leur influence la plus importante – un courant distinct de la gauche maoïste qui avait fait ses armes au cours de la Révolution culturelle. Dans de nombreuses universités chinoises, de jeunes étudiants issus de milieux urbains – et de plus en plus fréquemment de familles migrantes – ont formé des « groupes d’étude marxistes » où la littérature maoïste était relue à l’aune de la nouvelle réalité capitaliste de la RPC. Les visites dans les zones industrielles du sud sont devenues monnaie courante, ainsi que les enquêtes secrètes dans des usines – comme celles du fournisseur d’électronique Foxconn. Des actions spectaculaires d’étudiants rejoignant l’usine pour y soutenir les luttes ouvrières ont eu lieu.

La répression a commencé après l’affaire de l’usine Jasic à Shenzhen – fabricant de machines à souder – en 2018. Au départ, les étudiants maoïstes recevaient peu de soutien des autres travailleurs. Mais lorsque la police locale a procédé à des arrestations, ils sont parvenus à organiser des mobilisations massives. C’est alors que la police a procédé à une campagne nationale de répression contre les groupes d’étude maoïstes dans tout le pays.

Cette vague de répression a frappé non seulement les personnes impliquées dans l’affaire Jasic, mais également d’autres groupes militants et ONG syndicales. Au sein de la gauche, elle a disqualifié la stratégie néo-maoïste d’éducation populaire et d’organisation des travailleurs portée par ces groupes étudiants.

Au tournant de la décennie 2010, un clivage politique s’est creusé entre différents courants du néo-maoïsme. Alors que certains saluaient les réformes sociales de Hu Jintao (et son programme visant à instituer de « nouvelles campagnes socialistes »), le « modèle de Chongqing » suscitait encore davantage d’enthousiasme. Dans la grande ville de Chongqing, à l’Ouest de la Chine, Bo Xilai, le dirigeant du PCC, défendait une politique de logement et de protection sociale tout en menant une campagne contre le crime organisé. Il entretenait soigneusement le folklore maoïste et la nostalgie des grandes années « rouges » de la Chine.

Bo était largement perçu comme le concurrent du successeur désigné de Hu Jintao, Xi Jinping. La direction du parti trancha contre la ligne de Bo, qui fut finalement arrêté en 2012 et reconnu coupable de corruption. Le « modèle de Chongqing » s’éteint avec lui. Mais non sans avoir durablement accru les fractures entre les tendances de « gauche maoïste » (maozuo) et de « droite maoïste » (maoyou). La « gauche maoïste », qui converge dans un rejet du tournant pro-capitaliste du PCC, est elle-même un courant très large, unissant des socialistes démocrates à des partisans d’une forme plus autoritaire de socialisme.

La droite maoïste, de son côté, continue de critiquer l’impact négatif des réformes libérales sur la classe ouvrière, mais s’accroche à l’idée marxiste-léniniste d’un parti-État unique. Elle espère ramener la direction du PCC vers une voie « socialiste » et a même soutenu la direction du parti sous Xi Jinping, qui avait multiplié les clins d’oeil à son égard ces dernières années…

Repeindre en rouge l’intégration des « capitalistes » au Parti

La répression repose sur une palette variée d’outils destinés à limiter l’activité de la gauche d’opposition, et ce depuis son renouveau dans les années 1990. Les libertés politiques ont été plus restreintes encore sous la nouvelle direction de Xi Jinping après 2012. La répression contre différentes formes d’opposition organisée s’est intensifiée, et ciblait les journalistes, les avocats et les militants.

Alors que bon nombre de ces personnalités de l’opposition étaient des libéraux éloignés des actions militantes, la répression contre les militants syndicaux et les ONG en décembre 2015 a indiqué qu’ils sont également dans le collimateur des forces de sécurité de l’État. Sur le front idéologique, et afin de renforcer sa légitimité, le PCC a promu une interprétation monolithique et simplifiée du marxisme, du maoïsme et de son propre héritage socialiste. La redéfinition du « marxisme » par la direction du parti avait commencé peu de temps après que les « capitalistes » furent autorisés à rejoindre leurs rangs, dans les années 2000.

Le parti craignait alors de perdre sa légitimité et son soutien parmi les ouvriers et les paysans. Sous Xi Jinping, la direction a tenté de renforcer le pouvoir du parti par des réformes à la fois institutionnelles et idéologiques. Confronté au ralentissement de la croissance économique, aux contradictions généralisées au sein du parti au pouvoir et de l’appareil d’État, et à la persistance des inégalités et des tensions sociales, il a décidé de renforcer son pouvoir par des campagnes, des purges et la censure.

Les mesures répressives ont été complétées par la réintégration d’une rhétorique de gauche et marxiste dans le discours officiel. La répression étatique de l’opposition de gauche est devenue préventive, et tente désormais de tuer dans l’œuf toute coordination entre les manifestants et les militants. Ni les ONG syndicales ni les groupes d’étudiants maoïstes n’ont pu poursuivre leur engagement depuis le début de la vague de répression. Cette jeune génération de militants pourrait d’ores et déjà être arrivée à son terme.

« Socialisme à la chinoise » ou « totalitarisme » ? Comprendre le régime à l’issue du 20ème Congrès du PCC

© Yueqi Xhou

Composé de plus de 90 millions de membres, le Parti communiste chinois (PCC) domine la vie politique chinoise depuis sa prise de pouvoir et la création de la République populaire de Chine en 1949. Qualifier sa nature est un exercice périlleux, qui peut mener à des simplifications, de la caricature, ou au contraire de la complaisance. Autoritarisme, totalitarisme, « socialisme de marché aux caractéristiques chinoises » : ces qualificatifs caricaturent ou simplifient la nature du régime chinois. Une chose apparaît de plus en plus évidente néanmoins : si la Chine s’était éloignée des dérives autocratiques et du culte de la personnalité depuis la mort de Mao Zedong en 1976, elle s’en est à nouveau rapprochée depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, ce qu’est venu confirmer le 20ème Congrès du Parti, qui s’est déroulé du 16 au 22 octobre 2022.

De Mao Zedong à Xi Jinping, une ère réformiste

À la mort de Mao Zedong en 1976, secrétaire général du PCC et dirigeant de la République populaire de Chine, s’ouvre une ère de développement et de croissance pour la Chine, incarnée dans un premier temps par le réformiste Deng Xiaoping (au pouvoir entre 1978 et 1992). Cette ère de réformes économiques n’a jamais mené à une démocratisation, comme le rappelle tristement le massacre de Tiananmen de juin 1989, mais plutôt à une évolution du système politique chinois. Presque quatre décennies de croissance ininterrompue ont vu naître un adage répété à l’envi : le XXIème siècle sera chinois. Adage qu’il convient aujourd’hui de relativiser.

Le PCC a démontré sur cette période, pour le meilleur et pour le pire, sa capacité extraordinaire de résilience et d’adaptation au contexte économique et géopolitique. L’ouverture relative de Pékin à l’économie de marché a eu pour conséquence de voir la Chine devenir « l’usine du monde ». Les zones économiques spéciales (ZES) du littoral chinois ont servi de point d’entrée aux investissements étrangers et de point de sortie aux exportations. Cette stratégie commerciale mène à une intégration de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001, ce qui est perçu dans un premier temps comme une formidable opportunité pour le monde occidental, où une vision « sans usine » de l’économie a le vent en poupe.

Si les mandatures de Jiang Zemin (1989-2002) et de Hu Jintao (2002-2012) à la tête du PCC s’inscrivent dans la continuité du cycle réformiste ouvert par Deng Xiaoping, l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2012 marque un tournant qu’il convient d’analyser à l’aune de son troisième mandat.

Inflexion économique et politique de Xi Jinping

La crise financière de 2008 marque un tournant politique pour la Chine, qui se montrera dès lors plus assertive et sûre d’elle-même et de la supériorité de son système politique sur la démocratie libérale. La dépendance chinoise à la bonne santé économique et financière de l’Occident est désormais perçue par Pékin comme une vulnérabilité à sa propre ascension. À son arrivée au pouvoir, Xi Jinping esquisse sa vision pour l’économie chinoise, secondée par son premier ministre Li Keqiang, dont l’influence sur les questions économiques n’est pas à négliger. Le projet des Nouvelles Routes de la Soie vise à réinvestir les excédents commerciaux considérables de l’économie chinoise dans des projets d’infrastructure à l’échelle mondiale. L’objectif affiché est de sécuriser et pérenniser l’approvisionnement en matières premières dont l’industrie chinoise a besoin, ainsi que l’ouverture de marchés de débouchés par les exportations.

Moins médiatisé mais tout aussi stratégique, le projet Made in China 2025, porté par Li Keqiang, identifie les secteurs technologiques clés dans lesquels la Chine ambitionne le leadership mondial. L’objectif est de réaliser une remontée progressive des chaînes de valeurs mondiales, afin d’accompagner la nouvelle classe moyenne vers des métiers à plus forte valeur ajoutée.

Adossée à ces deux projets, la décennie de pouvoir de Xi Jinping n’a toutefois pas été linéaire sur le plan économique. N’étant pas partisan d’une ligne idéologique marquée avant son accession au pouvoir, le secrétaire d’État du PCC a alterné entre un renforcement du secteur privé comme moteur de croissance, et une reprise de contrôle de l’État dans l’économie, selon les circonstances intérieures et extérieures. Malgré une présence importante de l’aile réformiste du Parti dans son administration, le cap économique s’est considérablement durci ces dernières années. La volonté affichée par Washington de contenir l’ascension chinoise (volonté désormais trans-partisane), la crise du COVID et les fragilités structurelles de l’économie chinoise (notamment dans le secteur immobilier), ont vu le Parti accroître son contrôle sur les grands groupes privés.

L’épisode Jack Ma symbolise cette reprise de contrôle du politique sur l’économie. À la suite de critiques du Parti exprimées publiquement fin 2020, l’ancien patron d’Alibaba disparaît plusieurs mois, avant de réapparaître dans une allocution télévisée pro-Parti, manifestement sous contrainte. Divers scandales financiers et une campagne de régulation des plateformes Web imposées par l’État verront Jack Ma céder ses parts de la filière financière Ant Group en janvier 2023.

Dans le discours officiel des autorités, la notion de « double circulation » de l’économie fait progressivement son apparition. Il s’agit pour Beijing de s’appuyer autant sur son commerce international que sur son marché intérieur pour accroître sa capacité de résilience face aux crises. Les autorités redoutent l’éventualité d’un front antichinois emmené par les États-Unis et leurs alliés, et se préparent ainsi à l’éventualité d’un découplement économique, technologique et normatif du monde.

Ce revirement s’est accompagné d’un durcissement du ton diplomatique (diplomatie dite des « loups guerriers » pour désigner une génération de diplomates très offensifs, parmi lesquels l’ambassadeur chinois en France Lu Shaye) et d’une plus grande assertivité chinoise sur les questions internationales, à commencer par les revendications territoriales en mer de Chine méridionale et la réunification avec Taïwan.

Ces évolutions laissent planer l’incertitude sur les Nouvelles Routes de la Soie, dont le premier bilan décennal apparaît mitigé : projets inachevés ou en surcoût, surendettement des pays bénéficiaires, dégradation de l’image de la Chine… À l’aune d’un troisième mandat inédit, la ligne économique que choisira Xi Jinping demeure à ce jour incertaine.

Le 20ème Congrès du PCC : victoire totale de Xi Jinping ?

Le Congrès quinquennal est l’un des événements les plus importants de la politique chinoise. Il réunit environ 2 200 délégués, qui doivent « élire » 200 membres du comité central, élisant eux-mêmes 25 membres du bureau politique – ou Politburo. Parmi ceux-là, un comité permanent est nommé, pouvant aller de cinq à neuf membres selon les Congrès, formant le cercle décisionnel le plus proche autour du secrétaire général du Parti. Les décisions sont prises à l’avance, faisant du vote une formalité, mais il serait réducteur de considérer le secrétaire général du PCC comme tout puissant, aucun dirigeant n’ayant la capacité d’exercer un contrôle absolu sur une telle pyramide de pouvoir. Aussi, différents clans (ou cliques) se forment et la gouvernance résulte généralement de compromis.

Les règles actuelles du fonctionnement interne du Parti ont été en grande partie instaurées sous l’impulsion de Deng Xiaoping. Ce dernier a notamment instauré une limite d’âge à 67 ans pour la prise en charge d’une nouvelle fonction. La limite traditionnelle de mandats, qui a caractérisé les présidences de Jiang Zemin (1989-2002) et Hu Jintao (2002-2012) a été dépassée par Xi Jinping – bien qu’aucune règle ne le lui interdise formellement. Sans surprise, le Congrès de 2022 a donc entériné un troisième mandat inédit pour Xi Jinping, qui prendra effet en mars 2023. La limite d’âge, jusqu’à maintenant plutôt bien respectée malgré quelques entorses, l’est de moins en moins, laissant une génération complète de dirigeants (la sixième) stagner dans leur carrière politique.

Tout cela était largement attendu et prévisible, mais l’intérêt principal du Congrès reposait plutôt dans la structure du comité permanent du Politburo : avec qui Xi Jinping allait-il devoir gouverner ? Il n’était en effet pas acquis pour Xi d’avoir un Politburo « à sa main ». Au contraire, affaibli par la situation internationale complexe, une politique zéro covid désastreuse et une économie ralentie en conséquence, Xi Jinping aurait pu se voir contraint à des concessions face ses adversaires politiques, notamment l’aile réformiste du Parti représentée par son Premier ministre Li Keqiang. Une telle perspective est désormais entièrement balayée par ce qui apparaît comme une victoire politique quasi-totale de Xi Jinping.

Rivalités internes et politique économique

L’image a surpris jusqu’aux observateurs assidus de la politique chinoise : l’ancien chef d’État et secrétaire général du Parti de 2002 à 2012, Hu Jintao, est escorté de force hors du Congrès le 22 octobre, sous le regard ébahi de ses alliés politiques notamment. Les spéculations n’ont pas tardé à fleurir quant à son sort, certains minimisant l’événement en rappelant son état de santé fragile, d’autres y voyant un avertissement envoyé à ses protégés de la Ligue des jeunesse communistes et à l’aile réformiste du Parti. Quelques heures plus tard, lorsque seront révélés les sept membres du comité permanent, de nombreuses figures réformistes marquent par leur absence, notamment le premier ministre Li Keqiang et l’ancien n°4 du régime Wang Yang.

L’épisode Hu Jintao est d’autant plus surprenant que Xi Jinping avait gouverné une décennie avec cette aile du Parti et avait davantage ménagé les ex-Jeunesses communistes – avec des nuances. La campagne anti-corruption, lancée dès 2013 et qui promettait de s’attaquer « aux mouches et aux tigres » du Parti, a plutôt visé les proches de Jiang Zemin et sa « clique de Shanghai ». Parmi les principales cibles de cette purge politique, on retrouve notamment celui que l’on surnomme le « tsar de la sécurité », Zhou Yongkang, et le secrétaire du Parti à Chongqing entre 2007 et 2012, Bo Xilai. Ce dernier est condamné à une peine de prison à vie, à la suite d’un scandale particulièrement humiliant pour la Chine, durant lequel le chef de la police de Chongqing, craignant pour sa vie après avoir dénoncé les pratiques sécuritaires de Bo Xilai, a demandé l’asile politique à l’ambassade américaine de Chengdu.

Avant sa tombée en disgrâce, Bo Xilai était vu comme un rival de Xi Jinping aux plus hautes fonctions. Il serait pour autant réducteur de voir en lui un opposant au sens politique et idéologique. Bo Xilai était surtout connu pour être à l’origine du « modèle de Chongqing », modèle de développement plutôt dirigiste dont les pratiques ne sont pas sans rappeler celles du chef d’État chinois lui-même. Lorsqu’il était Vice-Président, Xi Jinping s’était rendu à Chongqing et avait loué les pratiques et les résultats spectaculaires de ce modèle : volontarisme fort dans la lutte contre la pauvreté, gouvernance autoritaire, usage de la force face au crime organisé, utilisation de la presse locale pour entretenir un culte de la personnalité. En opposition complète, le « modèle de Guangdong », province côtière caricaturée en Occident comme une « Silicon Valley chinoise », s’est caractérisé par une politique économique plus libérale, sous l’impulsion de son secrétaire du Parti entre 2007 et 2012, Wang Yang. C’est pourtant bien ce dernier qui a gouverné aux côtés de Xi Jinping pendant une décennie avant d’être évincé lors du dernier Congrès.

Dès lors, il apparaît hasardeux d’interpréter ces épisodes à l’aune de la politique économique qu’adoptera Xi Jinping. Le Parti a longtemps été favorable à ces expérimentations économiques à l’échelle provinciale et les deux premiers mandats de Xi Jinping ont été marqués par une politique économique mouvante selon le contexte domestique et international. Les rivalités de pouvoir entre factions pourraient expliquer pourquoi Xi Jinping a souhaité affaiblir la clique de Shanghai hier et les « Jeunesses communistes » aujourd’hui.

Composition du Politburo : récompense à l’allégeance

Il est difficile à ce stade de réaliser une prospective sur la politique économique du pays en observant la composition du nouveau Politburo pour deux raisons. D’une part, le régime chinois a déjà prouvé une capacité de résilience et de pragmatisme surprenante. D’autre part, aucun grand courant idéologique n’émerge de la composition actuelle, comme cela pouvait être le cas au sein des précédentes administrations. Il ressort plutôt de ce Congrès que l’obéissance au chef est le principal critère de choix pour voir évoluer sa carrière politique.

La plus grande surprise est la nomination de Li Qiang, secrétaire du Parti à Shanghai depuis 2017, au rang de n°2 du régime et futur Premier ministre à partir de mars. Particulièrement impopulaire à la suite du fiasco du confinement de Shanghai au printemps dernier, Li Qiang se voit récompensé pour son obéissance au pouvoir central en sautant une étape, puisqu’il n’a jamais été membre permanent du comité permanent du Politburo. Il est considéré comme l’un des membres de « la nouvelle armée du Zhejiang », composée de cadres ayant travaillé aux côtés de Xi Jinping lorsqu’il y était secrétaire du Parti, de 2002 à 2007. Un autre membre de ce clan fait son apparition au sein du comité permanent : l’ancien maire et secrétaire du Parti à Beijing, Cai Qi, désormais chef du Secrétariat du comité central et n°5 du régime. Ancien bras droit de Xi Jinping à Shanghai en 2007, Ding Xuexiang est également promu au rang de n°6 du régime. À « seulement » 60 ans, il est le plus jeune membre du comité permanent.

Deux autres protégés de Xi Jinping se voient promus : Zhao Leji, natif et ancien secrétaire du Parti du Shaanxi, et Li Xi, ancien chef du Parti du Guangdong de 2017 à 2022. Ces deux hommes ont un lien particulier avec la province du Shaanxi, qui a une valeur symbolique particulière pour Xi Jinping. Son père, Xi Zhongxun, y a été posté à l’établissement de la République populaire de Chine et y a effectué ses plus grands faits d’armes. Puis Xi Jinping y a été envoyé comme jeune instruit, dans la préfecture de Yan’an, expérience marquante au point de se définir toute sa vie comme un « natif de Yan’an » (alors qu’il est né à Beijing). Il y a par la suite rencontré Li Xi et Zhao Leji, dont la carrière politique est intrinsèquement liée à sa propre consolidation du pouvoir.

Seule figure du comité permanent qu’on ne peut qualifier ni de partisan ni d’opposant de Xi Jinping, l’idéologue Wang Huning demeure au comité central du Politburo, en tant que n°4 du régime. Pilier majeur du Parti sous les présidences Jiang Zemin, Hu Jintao et Xi Jinping, il est considéré comme l’architecte des différentes doctrines et idéologies mises en avant par ces chefs d’État, notamment la « Pensée de Xi », indiquant une certaine continuité idéologique avec la décennie écoulée. Wang s’est vu confier début 2023 la supervision de la politique de réunification avec Taïwan, laissant supposer une offensive idéologique considérable sur l’île.

Quelle politique domestique et internationale ?

Tout semblait indiquer, à l’issue de ce Congrès, qu’une ligne assertive à l’international était amenée à se maintenir et se renforcer, tant sur la diplomatie des loups guerriers, que la question taïwanaise ou le soutien tacite à la Russie. Il convient cependant de rester prudent car la Chine a l’habitude de souffler le chaud et le froid sur le plan diplomatique. L’attitude étonnamment conciliante de Xi Jinping à l’égard de Joe Biden au dernier G20 à Bali semblait ouvrir une parenthèse de détente que l’incident du « ballon espion » est venu refermer.

De même, Beijing entretien depuis un an une ambigüité dans son soutien à la Russie, faisant mine d’œuvrer pour la paix auprès de ses partenaires occidentaux, mais déclarant son amitié sans limites avec Moscou. Le soutien tacite de la Chine à la Russie, qui tient en grande partie à la bonne relation interpersonnelle entre Xi Jinping et Vladimir Poutine, est un sujet de crispation au sein du Parti. Là encore, malgré un renforcement du pouvoir de Xi, rien n’indique que Beijing ira plus loin dans sa politique de neutralité bienveillante vis-à-vis de la Russie.

La politique intérieure peut également réserver des surprises majeures, comme le montre la levée soudaine des restrictions sanitaires sous la pression des manifestations en décembre dernier. Alors que la croissance économique ne semblait plus être une priorité de Xi Jinping, obstiné à maintenir sa politique zéro COVID et proclamant une victoire totale sur la grande pauvreté, ce revirement marque un coup d’arrêt aux expérimentations de contrôle sociale du régime, pour revenir à un plus grand pragmatisme économique.

Sur le plan militaire, Xi Jinping avait déjà avancé ses pions dès son premier mandat, en limogeant et emprisonnant deux cadres majeurs de l’Armée Populaire de Libération (APL), Xu Caihou et Guo Boxiong, accusés de corruption, ce qui a été mal vécu au sein de l’Armée. Le chef d’État semble avoir un contrôle total sur la Commission Militaire Centrale (CMC), qu’il préside, et brandit la menace d’une réunification de Taïwan « par la force si nécessaire ». Pour autant, la déroute russe en Ukraine fera certainement réfléchir l’APL et le Parti, pour ne pas surjouer sa main avant que la Chine ne soit réellement prête à un affrontement de grande ampleur. La nomination de Wang Huning pour la réunification avec Taïwan pourrait ainsi indiquer une volonté de la Chine de temporiser et d’atteindre ses objectifs par des moyens plus subtils.

S’il est assez complexe de réaliser le moindre pronostic sur l’évolution de la politique économique et internationale de la Chine, au-delà de l’opacité du régime, c’est précisément car le nouveau comité permanent du Politburo ne donne pas d’indications suffisantes sur le plan idéologique, si ce n’est que l’allégeance à la ligne politique de Xi Jinping est un passage obligatoire. Mais quelle sera cette ligne ? Si l’on peut supposer que la tendance politique et diplomatique actuelle sera renforcée, rien n’est moins sûr quant à la ligne économique.

Ce renforcement du pouvoir, et de la centralité de la personne de Xi Jinping comme représentant du Parti, laisse craindre que de nouvelles cliques ne se forment parmi les partisans de Xi Jinping. Âgé de 69 ans et n’ayant aucun successeur désigné, le chef d’État chinois prend à la fois le risque de se mettre à dos différents clans d’opposition, dont certains n’ont pas dit leur dernier mot, mais également de voir apparaître des dissensions parmi ses rangs, dues à des frustrations de ne pas voir sa carrière évoluer, des rivalités interpersonnelles et de nouveaux clivages idéologiques.

Nouvelle Calédonie : comment sortir de l’impasse ?

Poignée de main entre le député jacques Lafleur (délégation française) et le leader indépendantiste Jean-marc Tjibaou lors des accords de Matignon en 1988. © gérard via Flickr

Trente-cinq ans se sont écoulés depuis les accords de Matignon-Oudinot, en 1988, à la suite des tragiques événements de la grotte d’Ouvéa. Dix ans plus tard, les accords de Nouméa venaient encadrer un processus de long terme où les habitants du Caillou seraient appelés à trois référendums d’autodétermination. Le premier, en 2018, a vu la victoire du Non à l’indépendance à 56,7 % des voix contre 43,3 % pour le Oui. Le deuxième, en octobre 2020, s’est encore soldé par une victoire, plus courte cette fois-ci, du Non à l’indépendance à 53,26 % des voix contre 46,74 % pour le Oui. Le troisième et dernier référendum s’est déroulé le 12 décembre 2021 avec une abstention massive, du camp indépendantiste, et a vu le Non l’emporter une nouvelle fois. Aussi, l’impasse institutionnelle est intacte sur le Caillou : l’archipel reste divisé en deux camps irréconciliables. Si le processus dit de décolonisation est arrivé à son terme, la Nouvelle-Calédonie demeure dans une situation géopolitique et socio-économique très précaire.

Une victoire à la Pyrrhus ?

Lors du vote du 12 décembre 2021, les électeurs indépendantistes ne se sont pas déplacés. L’appel au boycott du scrutin par les principaux mouvements indépendantistes dont l’UNI [1] a largement été respecté. Seuls 43,87 % des électeurs de la liste électorale spéciale se sont rendus aux urnes . Ce taux était de 85,69 % en 2020 ! Le vote s’est donc logiquement soldé par une écrasante victoire du Non à 96,5 % contre 3,5 % pour le Oui.

Si le dernier vote est bel et bien légitime d’un point de vue juridique, il reste entaché de l’abstention massive d’une partie de la population, qui ne reconnait pas les résultats. Pourtant, les raisons de cette abstention posent question. Les partis indépendantistes évoquent d’une part la crise sanitaire et, d’autres parts, le deuil kanak faisant suite aux nombreux, mais pas exclusifs, morts de leur « communauté ». Cependant, il apparaissait difficile, voire impossible, de repousser un vote d’une telle importance pour des spécificités ethniques.

À la suite de ce troisième et ultime vote prévu aux accords de Nouméa, la Nouvelle-Calédonie est entrée dans une phase de transition dont le terme devrait normalement intervenir cette année, un an avant les élections provinciales de 2024. Durant cette période, les acteurs de l’archipel devaient se retrouver avec l’État afin de discuter des conséquences juridiques et politiques du Non, mais également d’un nouveau statut pour le caillou. En effet, les accords de Nouméa prennent juridiquement fin après ce troisième référendum, et avec eux leurs lots de dispositions spécifiques. Force est de constater qu’aussi efficaces qu’aient été ces accords pour organiser la paix sur un territoire en proie au chaos, ils n’ont pas réussi à créer les bases d’une sortie positive. Ainsi, ce troisième référendum remporté par les loyalistes n’a, semble-t-il, pas réglé l’épineuse question calédonienne. Forts de cette conclusion et sur la base de l’abstention massive au dernier référendum, les indépendantistes ont boycotté un an durant les rencontres avec les autres forces politiques du Caillou et l’État. Ils ne sont revenus à la table des négociations que très récemment avec la même position : l’indépendance ou rien. Les réunions bilatérales avec l’État reprendront en ce début d’année à la suite du congrès du FLNKS [2].

D’aucuns, dans les commentaires qui ont suivi ce dernier vote, ont fait fi de la manœuvre politique derrière l’abstention massive des indépendantistes. En effet, le sujet du deuil kanak à la suite du Covid 19 reste peu convaincant en la matière. Il s’agissait là clairement d’un choix, pour ces derniers, de rendre le scrutin illégitime. Bien évidemment, ces agissements augmentent la complexité du processus post référendums, entre respect du choix des urnes et nécessité d’associer les indépendantistes. De même, la nomination de Sonia Backès, présidente de la Province Sud et loyaliste, en tant que secrétaire d’Etat à la citoyenneté dans le gouvernement Borne a été perçue par les indépendantistes comme un rupture de neutralité de l’Etat.

Près d’un an après le troisième référendum d’autodétermination, du 12 décembre 2021, en Nouvelle-Calédonie, les ministres Gérald Darmanin et François Carenco, respectivement ministre de l’Intérieur et des outre-mer, se sont rendus sur le Caillou. Cette visite d’une semaine a été l’occasion de renouer un dialogue rompu, depuis un an, avec les indépendantistes et d’aborder les problématiques institutionnelles et socio-économiques, notamment la crise que traverse l’industrie minière de la Nouvelle-Calédonie. Si les contacts ont été renoués entre l’État et les indépendantistes, l’impasse politique demeure. En outre, lors de sa visite, Gérald Darmanin a rappelé qu’il n’y aurait pas de nouveau référendum.

L’incapacité depuis plus d’un an à concevoir un projet commun montre l’impasse dans laquelle se trouve le Caillou. Ce projet est censé se retrouver dans les réflexions concernant le nouveau statut de l’archipel calédonien. Ce dernier nécessitera à terme une révision constitutionnelle. Néanmoins, la répartition actuelle des forces au parlement rend difficile, voire impossible, toute tentative de vote d’une loi organique sous cette législature.

Toutefois, la bipolarisation qui structure la vie politique calédonienne depuis plus de trente est ébranlée par l’arrivée d’un nouveau parti non affilié.

L’Eveil océanien et la bipolarisation de l’échiquier politique calédonien

Le fonctionnement des institutions calédoniennes change de ce que l’on connait généralement dans le reste de la France. La Nouvelle-Calédonie est composée de 3 provinces (Sud, Nord et Iles Loyautés) dont les membres sont élus au suffrage universel pour un mandat de 5 ans. Une partie des élus provinciaux iront alors former le congrès de 54 élus. Le congrès élit par la suite 5 à 11 membres du gouvernement collégial. Ce dernier est une représentation du compromis politique du moment entre les forces non indépendantistes, à majorité européenne, et indépendantistes, à majorité kanak. Pour finir, les membres du gouvernement élisent le Président et son vice-président.

L’arrivée de l’Eveil océanien a quelque peu modifié l’équilibre politique en cours depuis des années.

Très récemment, un nouveau parti a fait irruption sur l’échiquier politique calédonien : l’Eveil Océanien. Son objectif affiché est de défendre les intérêts des populations venues de Wallis et Futuna, cette petite île française du Pacifique. Ces derniers sont présents de très longue date sur le Caillou. Par ailleurs, et paradoxalement, la communauté wallisienne est évaluée à 22.500 personnes en Nouvelle-Calédonie, soit deux fois plus que sur Wallis et Futuna. Sur le Caillou, elle représente la troisième communauté selon l’INSEE.

L’arrivée de ce nouveau parti a quelque peu modifié l’équilibre politique en cours depuis des années. En effet, l’éveil océanien entend constituer une troisième voie possible sur la question de l’indépendance, caractérisée par des alliances de circonstance avec l’une ou l’autre des deux autres forces en présence, indépendantistes et loyalistes. Lors des provinciales de 2019, le parti, à la surprise générale, a glané 4 élus à la Province Sud, où se trouve la grande majorité de la communauté wallisienne. Dès lors, ce nouveau parti a pu bénéficier de 3 élus au congrès. Et, compte tenu de l’équilibre des forces au congrès – 26 sièges indépendantistes et 25 loyalistes – ces 3 nouveaux élus font office d’arbitres et de « faiseurs de roi ». Fort de cette position, l’Eveil océanien formera tantôt des alliances pour élire un Président du congrès indépendantiste, Roch Wamytan, avant de faire alliance avec les loyalistes lors de l’élection du gouvernement afin d’obtenir un poste de ministre.

L’arrivée de ce nouveau parti en apparence non affilié dans la bipolarisation calédonienne est d’autant plus importante qu’elle intervient au moment où les trois référendums d’autodétermination sont mis en place, entre 2018 et 2022. La position officielle du parti sur l’épineuse question de l’indépendance est « Non, pas maintenant ». Cela se caractérise par des entrées et sorties fracassantes au sein du collectif pour l’indépendance.

L’autre fait d’armes de l’Eveil océanien est un renversement de majorité dans le gouvernement collégial, détenu de longue date par les loyalistes, de Nouvelle-Calédonie au début de l’année 2021. Cet événement sous forme de cadeau empoisonné aura eu pour effet de mobiliser les forces indépendantistes sur la gestion des affaires courantes et de la crise sanitaire. Aussi, la recherche d’un accord en vue de l’élection du président de ce nouveau gouvernement a conduit à un long blocage de cinq mois au terme duquel les différents partis indépendantistes se sont finalement accordés pour désigner Louis Mapou, premier indépendantiste à prendre la tête de l’exécutif calédonien. Cette mobilisation des forces sur les négociations politiques n’a pas permis à ces partis de se préparer correctement pour l’échéance du 12 décembre 2021, date du dernier référendum. Ici se trouve en partie l’explication du boycott indépendantistes lors du dernier scrutin référendaire.

L’Eveil Océanien apporte une voix singulière dans le contexte calédonien. Et, il n’hésite pas à jouer de ses alliances pour atteindre ses objectifs politiques. C’est un parti qui compte durant la phase de transition et tentera de renforcer son ancrage lors des prochaines élections provinciales de 2024.

Sortir de l’impasse institutionnelle et penser les urgences

Au sortir de ces 30 ans de débats institutionnels lancinants, la Nouvelle-Calédonie reste dans l’incapacité à trouver une voie commune. La structuration du paysage politique néo-calédonien par des partis héritiers des accords de Matignon-Oudinot conduit à la centralité du clivage autour de la question indépendantiste. Cette polarisation crée un décalage générationnel, dans un territoire où la moitié de la population a moins de 30 ans.

Le nickel calédonien, qui fait vivre 15.000 personnes, est entré en crise. Malgré une année favorable avec des prix du minerai élevé, l’industrie a eu beaucoup de mal à se renouveler face à la concurrence et sortir d’une situation financière délicate.

Pourtant, au-delà de la question institutionnelle, d’autres sujets restent prégnants pour la Nouvelle-Calédonie, tels que celui de la protection face à la Chine hégémonique dans la zone Pacifique. Cette dernière lorgne, depuis longtemps, les ressources tant halieutiques que minières du Caillou. Pékin espérait, avec l’indépendance acquise, jeter son dévolu sur l’archipel calédonien et n’a pas hésité, pour ce faire, à activer divers leviers d’influence auprès des mouvements indépendantistes.

Derechef, le nickel calédonien, qui fait vivre 15 000 personnes, est entré en crise. Malgré une année favorable avec des prix du minerai élevé, l’industrie a eu beaucoup de mal à se renouveler face à la concurrence et sortir d’une situation financière délicate. Pour illustration, malgré de nombreuses aides d’État, la SLN d’Eramet est placée pour la seconde fois de son histoire sous mandat ad hoc. Entre la concurrence de minerais moins chers et les problèmes énergétiques liés à la guerre en Ukraine d’une industrie largement dépendante du charbon et du fioul, l’avenir s’annonce sombre pour le nickel calédonien. En début d’année, une centrale flottante au fioul est arrivée de Turquie pour subvenir à ses besoins, mais l’explosion du prix de l’énergie rend cette solution de moins en moins pertinente. La conséquence directe de ces difficultés a été la suppression de 53 emplois, attisant les tensions sociales entre patrons et syndicats.

Les autres enjeux majeurs sont les inégalités sociales et le défi climatique. Au même titre que les DROM, la Nouvelle-Calédonie présente des standards de vie inférieurs à ceux de l’Hexagone et des inégalités internes très fortes. Le territoire a besoin d’hôpitaux, d’écoles et de sortir de la mono-industrie du nickel. En somme, la protection face à une mondialisation sauvage et la mise en place de mécanismes d’émancipation pour tous. Qui plus est, la position géographique du Caillou le rend extrêmement vulnérable au dérèglement climatique. Une situation qui doit amener à repenser l’aménagement et le développement de la Nouvelle-Calédonie. Pire, l’archipel fait face à un hiver démographique : le dernier recensement de l’INSEE indique un début de déclin démographique. La population y a diminué et est passée sous la barre des 270.000 habitants. En cause ? Un taux de natalité qui s’est effondré, mais surtout un solde migratoire largement négatif dû aux départs, notamment des jeunes, que l’incertitude politico-institutionnelle n’a pas rassuré.

La Nouvelle-Calédonie vit donc, depuis trente ans, dans un temps institutionnel non déterminé. Le processus dit de décolonisation entamé depuis lors a tous les paramètres d’une boîte de Schrödinger. La Nouvelle-Calédonie était à la fois indépendante et française tant que le couvercle des référendums n’avait pas été levé. Mais d’aucuns semblaient oublier qu’il s’agissait bien là de référendums, donc de choix binaires. Le choix, encore et toujours, possible de rester français, quand d’autres entrevoient ce long chemin comme menant à une indépendance certaine. Ainsi, si le Caillou n’en a pas fini avec ses maux institutionnels, les défis démographiques, sociaux, climatiques et géopolitiques restent bien présents sur l’archipel. En cas d’échec des négociations pour définir le nouveau statut du Caillou, les prochaines élections provinciales seront un tournant avec le risque d’une radicalisation de chaque camp et le retour de la violence. D’ici là, l’impasse reste entière.

[1] Union nationale pour l’indépendance

[2] Front de libération nationale kanak socialiste

Une guerre de géants pour quelques nanomètres

Une guerre mondiale a été déclarée le 7 octobre dernier. Si aucune chaîne d’information n’a couvert l’événement, nous aurons tous à souffrir de ses conséquences. Ce jour-là, l’administration Biden a lancé une offensive technologique contre la Chine, en imposant des limites plus strictes et des contrôles plus durs sur l’exportation non seulement des micro-processeurs, mais aussi de leurs schémas, des machines utilisées pour graver les circuits sur silicone et des outils que ces machines produisent. Désormais, si une usine chinoise a besoin de n’importe lequel de ces composants pour produire des marchandises, les entreprises doivent demander un permis spécial pour les importer. Pourquoi les USA ont-ils mis en place ces sanctions ? Et pourquoi sont-elles si dures ? Article du journaliste Marco D’Eramo, publié dans la New Left Review et traduit par Marc Lerenard pour LVSL.

Comme l’écrit Chris Miller dans son dernier livre, « l’industrie du semi-conducteur produit, chaque jour, plus de transistors qu’il n’y a de cellules dans le corps humain » (La guerre des puces : le combat pour la plus indispensable des technologiques mondiales – 2022). Les circuits intégrés (les « puces ») font partie de chaque produit que nous consommons – c’est-à-dire de tout ce que la Chine fabrique -, des voitures aux téléphones, des machines à laver aux grille-pains, des télévisions aux micro-ondes. C’est pourquoi la Chine consomme plus de 70% des produits semi-conducteurs mondiaux, même si contrairement à ce que l’on peut penser, elle n’en produit que 15%. En réalité ce dernier chiffre est même trompeur : la Chine ne produit aucune des puces les plus récentes, celles utilisées à des fins d’intelligence artificielle ou de systèmes d’armements perfectionnés.

Nous ne pouvons aller nulle part sans cette technologie. La Russie l’a découvert lorsque, après avoir été placée sous embargo par l’Occident à la suite de son invasion de l’Ukraine, elle a été obligée de fermer certaines de ces plus grosses usines automobiles. La rareté des puces participe également de l’inefficacité relative des missiles russes : très peu sont « intelligents », c’est-à-dire disposant de micro-processeurs qui guident et corrigent leur trajectoire. Aujourd’hui la production des micro-processeurs est un processus industriel globalisé, avec quatre points nodaux principaux listés par le Centre pour les Etudes Stratégiques et Internationales : 1) les modèles de puces d’intelligence artificielle, 2) les logiciels d’automatisation de conception électronique, 3) l’équipement de fabrication des semi-conducteurs, 4) les composants d’équipements.

Même un commentateur aussi obséquieux que Martin Wolf du Financial Times ne pouvait s’empêcher d’observer que « les annonces récentes sur le contrôle de l’exportation des semi-conducteurs en direction de la Chine sont plus menaçantes que tout ce que Donald Trump a pu faire. C’est un acte de guerre économique ».

Comme il l’explique, les dernières mesures de l’administration Biden exploitent simultanément la domination américaine sur ces quatre points. Ces mesures montrent le degré jusqu’ici jamais atteint d’interventionnisme du gouvernement américain visant non seulement à préserver son contrôle sur ces technologies, mais également à lancer une nouvelle politique visant à étouffer activement de larges segments de l’industrie chinoise – avec l’intention de la tuer.

Chris Miller est plus modéré dans son analyse. « La logique », écrit-il, « est de mettre du sable dans l’engrenage » même s’il souligne également que « ce nouvel embargo sur les exportations ne ressemble à rien de ce qu’on a pu voir depuis la Guerre Froide ». Même un commentateur aussi obséquieux vis-à-vis des États Unis que Martin Wolf du Financial Times ne peut s’empêcher d’observer que « les annonces récentes sur le contrôle de l’exportation des semi-conducteurs, et des technologies associées, en direction de la Chine sont plus menaçantes que tout ce que Donald Trump a pu faire. Le but est clairement de ralentir le développement économique chinois. C’est un acte de guerre économique. Et cela aura des conséquences géopolitiques majeures. »

« Etouffer avec l’intention de tuer » est une caractérisation convenable des objectifs de l’empire américain, sérieusement préoccupé par la sophistication technologique croissante des systèmes d’armement chinois, de ses missiles hypersoniques à l’intelligence artificielle. La Chine a en effet réalisé d’importants progrès en la matière grâce à l’utilisation de technologies qui sont soit détenues, soit contrôlées par les États-Unis. Pendant des années, le Pentagone et la Maison Blanche ont observé avec sourde irritation leur concurrent faire des pas de géant avec des outils qu’ils lui avaient eux-mêmes fourni. L’anxiété vis-à-vis de la « menace chinoise » n’était pas juste une pulsion transitoire de l’administration Trump. De telles préoccupations sont partagées par l’administration Biden, qui poursuit désormais les mêmes objectifs que son prédécesseur, mais avec une vigueur redoublée.

L’annonce américaine a été effectuée quelques jours après l’ouverture du Congrès national du Parti communiste chinois. En un sens, l’interdiction d’exportation était une manière pour la Maison Blanche d’intervenir dans ces assises, qui devait cimenter la suprématie politique de Xi Jinping. À l’inverse des sanctions imposées à la Russie – qui, blocus sur les micro-puces mis à part, ont été relativement inefficaces -, ces restrictions devraient avoir un impact considérable, étant donné la structure unique du marché des semi-conducteurs et la particularité de sa chaîne de production.

L’industrie des puces de semi-conducteurs se distingue par sa dispersion géographique et sa concentration financière, qui s’expliquent par la forte intensité capitalistique de leur production. Cette intensité en capital s’accélère avec le temps, puisque la dynamique de l’industrie est fondée sur une amélioration continue des performances, c’est-à-dire la capacité à gérer des algorithmes de plus en plus complexes tout en réduisant la consommation électrique. Les premiers circuits intégrés fiables développées au début des années 60 contenaient 130 transistors. Le processeur Intel de 1971 en avait 2.300. Dans les années 90, le nombre des transistors dans une seule puce dépassait le million. En 2010, une puce contenait 560 millions, et en 2022 l’IPhone d’Apple en avait 114 milliards. Puisque les transistors deviennent de plus en plus petits, les techniques de leur fabrication sur un semi-conducteur sont devenues de plus en plus sophistiquées : le rayon de lumière qui trace les plans devait être d’une longueur d’onde de plus en plus petite. Les premiers étaient de l’ordre de 700 à 400 milliardièmes de mètres – autrement dit, de nanomètres (nm). Au fil du temps, ils ont été réduits à 190 nm, puis 130 nm, avant d’atteindre les limites de l’ultraviolet : seulement 3 nm.

Une technologie coûteuse et hautement complexe est nécessaire pour atteindre ces dimensions microscopiques : des lasers et des appareils optiques de précision remarquable ainsi que les diamants les plus purs. Un laser capable de produire une lumière suffisamment stable et précise est composé de 457.329 parties, produites par des dizaines de milliers de sociétés spécialisées réparties à travers le monde – une seule imprimante de micro-puces avec ces caractéristiques possède une valeur de 100 millions de dollar, le dernier modèle ayant un coût prévu de 300 millions. Cela veut dire que l’ouverture d’une usine de micro-processeurs requiert un investissement d’environ 20 milliards – plus ou moins le même montant que pour la construction d’un porte-avion.

Notre modernité technologique est caractérisée par un paradoxe de taille : une miniaturisation infinitésimale nécessite des installations toujours plus titanesques, et d’une ampleur telle que même le Pentagone ne peut se les permettre, en dépit de son budget annuel de 700 milliards de dollars.

L’investissement doit porter ses fruits rapidement, puisqu’en quelques années les micro-puces sont dépassées par un modèle plus avancé, plus compact et plus miniaturisé, ce qui nécessite un équipement, une architecture et des procédures entièrement nouveaux. Il y a bien des limites physiques à ce procédé ; nous avons désormais atteint des couches de quelques atomes d’épaisseur seulement – raison pour laquelle il y a tant d’investissements dans l’informatique quantique, dans laquelle l’incertitude quantique n’est plus une limite, mais une caractéristique à exploiter. Aujourd’hui, la plupart des sociétés de composants électroniques ne produisent plus de semi-conducteurs ; ils se contentent de modéliser et de planifier leur architecture, d’où le nom standard que l’on utilise pour les nommer : fabless (« sans fabrication »). Mais ces entreprises ne sont pas non plus des sociétés artisanales. Pour donner quelques exemples, Qualcomm emploie 45.000 ouvriers et a un chiffre d’affaires de 35 milliards de dollar, Nvidia en emploie 22.400 avec un revenu de 27 milliards, et AMD a 15.000 employés et 16 milliards de revenus.

Ainsi, notre modernité technologique est caractérisée par un paradoxe de taille : une miniaturisation infinitésimale nécessite des installations toujours plus titanesques, et d’une ampleur telle que même le Pentagone ne peut se les permettre, en dépit de son budget annuel de 700 milliards de dollars. Et dans le même temps, un tel processus nécessite un niveau d’intégration lui aussi croissant pour assembler des centaines de milliers de composants différents, produits par diverses technologies, chacune d’entre elles hyper-spécialisées.

La poussée vers la concentration est inexorable. La production de machines qui « impriment » ces micro-puces de pointe est sous le monopole d’une seule société néerlandaise, ASM international, tandis que la production des puces elles-mêmes est réalisée par un nombre restreint de sociétés (qui se spécialisent dans un type particulier de puce : logique, DRAM, memory flash, élaboration graphique…). La compagnie américaine Intel produit presque tous les micro-processeurs d’ordinateur, tandis que l’industrie japonaise – qui atteignait des sommets dans les années 80 avant d’entrer en crise à la fin des années 90 – a été absorbée par la société américaine Micron, qui détient toujours des usines à travers l’Asie du Sud-Est.

Il n’y a, cependant, que deux vrais géants de la production matérielle : l’un est Samsung en Corée du Sud, privilégiée par les États-Unis pendant les années 90 pour contrer la montée du Japon, dont la précocité avant la fin de la Guerre Froide était devenue une menace ; l’autre est TSMC (Taiwan Semiconductor Manufacturing Company, avec 51.000 employés, un chiffre d’affaire de 43 milliards, et un profit de 16 milliards), qui fournit toutes les sociétés fabless américaines, produisant 90% des puces mondiales les plus avancées.

Usine du groupe TSMC à Taiwan. © Briáxis F.Mendes (孟必思)

Le réseau de production des puces est ainsi hautement disparate, avec des usines éparpillées à travers les Pays-Bas, les États-Unis, Taiwan, la Corée du Sud, le Japon et la Malaisie. Il est également concentré dans les mains de quasi-monopoles (ASML pour la lithographie ultraviolet, Intel pour les micro-processeurs, NVIDIA pour les GPUs, TSMC et Samsung pour la production) avec des montants d’investissement astronomiques. C’est ce réseau qui rend les sanctions si efficaces : un monopole américain sur la conception des micro-puces, établi par ses grandes sociétés fabless, à travers lesquelles une influence colossale peut être exercée sur les sociétés dans les États-vassaux qui produisent réellement le matériel. Les États-Unis peuvent efficacement bloquer le progrès technologique chinois puisqu’aucun pays dans le monde n’a la compétence ou les ressources pour développer de tels systèmes sophistiqués. Les États-Unis eux-mêmes dépendent d’infrastructures technologiques développées en Allemagne, en Grande-Bretagne et ailleurs.

Cependant, il n’est pas juste question de technologie : des ingénieurs formés, des chercheurs et des techniciens sont aussi nécessaires. Pour la Chine, donc, la pente à gravir est escarpée – et même vertigineuse. Dans ce secteur, l’autarcie technologique est impossible.

Beijing a naturellement cherché à se préparer à cette éventualité, ayant prévu l’arrivée de ces restrictions il y a quelques temps déjà, en accumulant des puces et en investissant de fortes sommes dans le développement d’une production technologique locale. Elle a fait quelques progrès en la matière : la société chinoise Corporation internationale de production de semi-conducteurs (SIMC) produit aujourd’hui des puces, même si sa technologie est en retard de plusieurs générations sur TSMC, Samsung et Intel. Il sera cependant impossible pour la Chine d’arriver à la hauteur de ses concurrents. Elle n’a pas accès à des machines lithographiques ou aux ultraviolets de haute qualité fourni par ASML, qui a bloqué toute exportation. L’impuissance de la Chine face à cette attaque est évidente : il suffit de considérer l’absence totale de réponse officielle des dirigeants de Beijing, qui n’ont pas annoncé de contre-mesures ou de représailles pour les sanctions américaines. La stratégie qui est préférée semble être la dissimulation : continuer à travailler sous les radars plutôt que d’être jeté à la mer sans bouée.

Les vassaux doivent choisir leur camp lorsqu’un conflit éclate. Un conflit qui se présente comme une gigantesque guerre, même si elle est menée pour quelques millionièmes de millimètres.

Le problème pour le blocus américain est qu’une large proportion des exportations de TSMC (puis celle Samsung, Intel et ASML) est destinée à la Chine, dont l’industrie dépend de l’île qu’ils veulent annexer. Les Taïwanais sont bien conscients du rôle central que joue l’industrie de semi-conducteurs dans leur sécurité nationale, si bien qu’ils parlent de « bouclier de silicone ». En effet, les États-Unis veulent tout faire pour éviter de perdre le contrôle de cette industrie, et la Chine ne peut se permettre de détruire ces infrastructures lors d’une invasion. Mais ce raisonnement était plus tenable avant le déclenchement de la Guerre Froide actuelle entre la Chine et les États-Unis.

En réalité, deux mois avant l’annonce des sanctions sur les micro-processeurs à destination de la Chine, l’administration Biden avait lancé le CHIPS Act, qui allouait 50 milliards au rapatriement d’au moins une partie de la chaîne de production, forçant presque Samsung et TSMC à construire des nouveaux sites de production (et à mettre à jour les anciens) sur le sol américain. Samsung a depuis engagé 200 milliards pour construire 11 nouveaux centres au Texas pour les dix prochaines années – même si le calendrier risque de se compter en décennies, au pluriel. Tout cela indique une chose : si les États-Unis sont certes prêts à « dé-globaliser » une partie de leur appareil productif, il est aussi très difficile de découpler les économies chinoises et américaines après 40 ans d’immixtion réciproque. Et il serait d’autant plus compliqué pour les États-Unis de convaincre ses autres alliés – Japon, Corée du Sud, Europe – de démêler leur économie de la Chine, en particulier puisque ces États ont historiquement utilisé ces liens commerciaux pour se libérer du joug américain.

L’Allemagne constitue un cas d’école : ce pays est le plus grand perdant de la guerre d’Ukraine. Ce conflit a remis en question chacune des décisions stratégiques de ses élites ces cinq dernières décennies. Depuis le début du millénaire, l’Allemagne a fondé sa fortune économique – et donc politique – sur sa relation avec la Chine, devenue son principal partenaire commerciale (leurs échanges commerciaux équivalent à 264 milliards de dollars annuels). Aujourd’hui, l’Allemagne continue de renforcer ses liens bilatéraux avec la Chine, en dépit du refroidissement des relations entre Washington et Beijing et la guerre en cours en Ukraine, qui a perturbé le rôle d’intermédiaire de la Russie entre le bloc allemand et la Chine.

En juin, le producteur chimique allemand BASG a annoncé un investissement de 10 milliards dans une nouvelle centrale au Zhanjiang dans le sud de la Chine. Olaf Scholz a même fait une visite à Beijing plus tôt dans le mois, menant une délégation de directeurs de Volkswagen et de BASF. Le chancelier est venu avec des cadeaux, s’engageant à autoriser l’investissement controversé du Chinois Costco dans un terminal pour containers dans le port d’Hambourg. Les Verts et les libéraux (membres de la coalition au pouvoir avec le SPD d’Olaf Scholz, ndlr) ont critiqué cette décision, mais le chancelier a répondu que la part de Costco ne s’élèverait qu’à 24,9%, sans aucun droit de veto, et ne couvrirait qu’un seul des terminaux d’Hambourg – incomparable avec l’acquisition pure et simple du Pirée en 2016. Finalement, l’aile la plus atlantiste de la coalition allemande a été forcée d’accepter la décision.

Dans la conjoncture présente, même ces petits gestes – le voyage de Scholz à Beijing, moins de 50 millions de dollars d’investissements chinois à Hambourg – semblent être des actes majeurs d’insubordination, surtout après les dernières sanctions américaines. Mais Washington ne pouvait pas s’attendre à ce que ses vassaux asiatiques et européens embrassent simplement cette dé-globalisation comme si l’ère néolibérale n’avait jamais eu lieu : comme si durant ces dernières décennies, ils n’avaient pas été encouragés, poussés, presque forcés à lier leurs économies les unes aux autres, créant une toile d’interdépendances qu’il est aujourd’hui difficile de rompre.

Et pourtant, les vassaux doivent choisir leur camp lorsqu’un conflit éclate. Un conflit qui se présente comme une gigantesque guerre, même si elle est menée pour quelques millionièmes de millimètres…