« On a souvent affirmé avec excès qu’il n’y avait pas d’alternative au parti d’Erdogan » – Entretien avec Jean-François Pérouse

Meeting organisé par Erdogan © The Independent

Les élections municipales turques révèlent la fragilité de l’hégémonie d’Erdogan. C’est seulement deux semaines après les élections que Ekrem Imamoglu, le candidat du principal parti d’opposition, a été déclaré vainqueur à Istanbul, mettant fin à quinze ans de gestion AKP, le parti au pouvoir. LVSL a rencontré Jean-François Pérouse, géographe urbain et turcologue, qui arpente la Turquie depuis les années 90. Il est l’auteur d’Erdogan. Nouveau père de la Turquie ? (Ed. Nouvelles François Bourin, 2016) et d’Istanbul Planète : La ville-monde du XXIe siècle (Ed.La Découverte, 2017). Il revient sur les élections municipales, qui furent le dernier scrutin avant 2023. L’occasion de dresser un panorama de la vie politique turque. Entretien réalisé par Clément Plaisant et retranscrit par Adeline Gros.


LVSL – Que nous révèlent ces élections de l’opposition à Erdogan et de l’état du rapport de force ?

Jean-François Pérouse – On a bien souvent affirmé avec excès, en Europe occidentale, qu’il n’y avait pas d’alternative à l’AKP. Mais il existe un potentiel dans l’opposition. Lorsqu’on analyse les résultats de ces élections dans le détail, on s’aperçoit que partout où il y a eu des luttes sociales sur les lieux de travail, des luttes écologistes contre des projets de centrales hydroélectriques, il y a eu un empowerment in situ des populations. Il existe donc un réel espoir, que l’opposition peut canaliser si elle intègre les dynamiques – féministes, environnementalistes, urbaines… – d’opposition à Erdogan.

LVSL – Erdogan est mû par une mission civilisatrice de modernisation, preuve qu’il n’est pas aussi éloigné d’Atatürk, comme certains l’affirment. Ce discours porte-t-il toujours ? 

JFP – L’économie turque est devenue dépendante de l’extérieur, pour obtenir des liquidités comme pour ses exportations. La situation économique est donc liée à la crédibilité de la Turquie à l’échelle régionale et internationale. Si cette position se dégrade, cela influe aussitôt sur les grands équilibres de l’économie. L’AKP est un parti fondamentalement libéral, constitué d’entrepreneurs qui exaltent la réussite, les initiatives privées, et qui naturalisent ainsi les différences de positions socio-économiques, glorifiant le succès personnel et le profit individuel, sans grand souci de la redistribution entre le capital et le travail.

Cette dépendance accrue de la Turquie à l’égard des marchés internationaux s’est donc faite au détriment d’un acteur qu’on a peu vu dans le débat mais qui est pourtant fondamental : ce sont les forces laborieuses de Turquie. Leur situation connaît des difficultés, du fait de la dégradation de la situation économique : inflation, renchérissement de la vie quotidienne de produits de première nécessité, etc. Ces difficultés sont aussi le produit de salaires très peu élevés, qui sont eux-mêmes la conséquence de la place de la Turquie dans la division internationale du travail : ce qui fait l’attractivité de la Turquie, ce sont ses bas salaires, la docilité de se main-d’œuvre et son faible taux de syndicalisation. Pour sortir des difficultés économiques actuelles, on peut imaginer que le parti au pouvoir imposera un durcissement de ces règles ultra-libérales. 

LVSL – On a beaucoup attaqué Erdogan sur son bilan en matière d’économie. Celui-ci est donc globalement négatif ?

JFP – C’est ambivalent. On a attaqué Erdogan sur son bilan, mais celui-ci se défend en mettant en avant l’entrée de la Turquie dans le club des dix premières puissances économiques prévu à l’horizon 2023. C’est un objectif qui apparaît compromis. La détérioration de la situation économique a certainement joué dans la dés-adhésion d’une partie de l’électorat traditionnel de l’AKP. Paradoxalement, c’est dans les zones où ils pensaient exceller que le désamour s’est produit.

L’option qui a été privilégiée par le régime, celle d’une économie rentière et exportatrice, s’exerçant au détriment du marché intérieur et de sa production agricole, a échoué. Les produits agricoles de première nécessité sont pour la plupart à présent importés, ce qui contribue à enrichir une caste intermédiaire. Ce mode de développement rentier fonctionne sur le court terme, et fragilise le pays en hypothéquant ses perspectives sur le moyen et long terme. La Turquie, en raison de la dégradation du climat politique, a été négligée par les investissements directs internationaux. La livre s’est dégradée, et dès lors la capacité pour les acteurs économiques turcs, comme pour l’État, d’emprunter sur les marchés internationaux, a été enrayée. Ce qui contribue à compliquer l’équation et à fragiliser ce qui faisait l’une des forces de l’AKP, abondamment instrumentalisée dans la communication du parti. 

Affiche de l’AKP, dans les rues de Bahçelievle, à Istanbul. © Clément Plaisant

LVSL – Les élections municipales turques, qui viennent d’avoir lieu, peuvent surprendre l’observateur français, car elles concernent plusieurs échelles. Ainsi, on ne vote pas uniquement pour le maire métropolitain ?  

JFP – Oui, il est très important de voir qu’il y avait quatre scrutins à la fois. Il y avait l’élection des maires métropolitains d’une part, l’élection des maires d’arrondissements puis d’autre part, celles des assemblées municipales des arrondissements, et l’élection des maires de quartiers. Avec ces quatre enjeux différents se rejoignent quatre logiques différentes dans les comportements des électeurs. On a noté des écarts assez sensibles entre, par exemple, le vote pour les assemblées municipales et le vote pour les maires, qui soient d’arrondissements ou métropolitains. De plus, le même système d’alliance n’était pas le même partout. Par exemple, le système d’alliance a fonctionné davantage pour les élections des maires. En revanche, il n’a pas fonctionné pour les élections des membres des assemblées municipales. 

LVSL – Il y avait donc différentes alliances ?

JFP – En effet, il y avait des alliances extrêmement complexes. Si on prend l’exemple d’Istanbul, on voit que si le parti pro-kurde (HDP) n’a pas présenté de candidat pour les élections du maire métropolitain, il en a présenté dans certains arrondissements. Là où il n’en a pas présenté, il faut remarquer un basculement en faveur du Parti républicain du peuple (CHP) qui a pu conquérir deux des arrondissements les plus peuplés d’Istanbul, à savoir Esenyurt et Küçükçekmece. 

LVSL – La plupart des élections en Turquie suscitent des critiques quant à leur régularité. Celle-ci ne semble pas échapper à cette logique, notamment au regard du déroulement de la campagne. Erdoğan avait ainsi deux casquettes : une de chef de parti et une de chef de l’État. D’autres aspects peuvent être soulignés : le temps de parole et les dépenses de campagnes. Comment voyez-vous cela ?

JFP – Cette campagne a été conduite d’une manière illégale. Tous les moyens de l’État, des collectivités locales, ont été investis pour la campagne de la coalition présidentielle. L’accès aux médias, notamment la radio et la télévision publique, ne s’est pas fait de manière très égalitaire. Par ailleurs, il faut souligner qu’un parti n’a pas vraiment pu faire campagne puisque nombre de ses députés et de ses cadres sont en prison. 

Il s’agit ainsi d’une campagne orchestrée par le parti-État mais qui, néanmoins, a pu se dérouler sans trop de dérapages. A la fin, toutefois, la dégradation du climat s’est ajoutée à une criminalisation de tous les partis d’opposition par la coalition présidentielle, à l’aide d’une rhétorique guerrière : Moi ou le chaos. En somme, on remarque une instrumentalisation de toutes les menaces possibles et imaginables pour bien influencer l’électorat. Malgré cela, une partie de l’électorat a fait preuve d’une relative maturité et n’a pas été abusée par ces arguments catastrophistes. Par ailleurs, pour finir, le dernier grand meeting du dimanche 25 mars a suscité des craintes, notamment à cause du ton employé par les chefs des deux partis de la coalition présidentielle.

LVSL – En 2014, les dernières élections municipales ont été envahies par les enjeux nationaux et internationaux. Est-ce encore le cas ? Comment les orientations géopolitiques d’Erdoğan contribue-t-il à solidifier son assise ?

JFP – Cette tendance s’est aggravée avec une campagne qui a tourné autour de la seule personne du chef du parti, qui a orchestré toutes les obsessions de ce leader politique soucieux de préserver sa position. Dans les premières déclarations, post-élections, Erdogan donnait un sens tout relatif au scrutin. D’une part, celui d’une ré-légitimisation en tant que président, d’une autre part, celle d’une  ré-légitimisation du Parti de la justice et du développement, comme le principal parti en Turquie. Surtout, en présentant des résultats globaux, qui ne tenaient pas vraiment compte des différences locales, les pourcentages qu’il a mis en avant n’avaient pas grand sens pour des élections locales.

LSVL – La coalition menée par l’AKP, le parti au pouvoir, a fait 52%. Ils sont majoritaires dans certaines villes et districts. Peut-on parler d’une d’une défaite cuisante ? 

JFP – Non, c’est exagéré. D’abord, l’alliance avec le parti d’extrême droite, MHP, s’est révélée indispensable. De ce point de vue, la stratégie de Erdoğan a payé pour sauver des positions importantes et maintenir sa situation de premier parti. Si on prend l’exemple d’Istanbul, sur 39 municipalités d’arrondissement, 23 sont aux mains de l’AKP, 1 aux mains du MHP, 14 seulement aux mains du CHP. Cela rejoint ce qu’on disait tout à l’heure sur la portée et la dynamique propre à chaque scrutin : on a pour la mairie métropolitaine, la coalition menée par le CHP qui est en tête alors que si on regarde les choses à l’échelle des arrondissements – Erdoğan a souvent tendance à regarder cette échelle – on peut comprendre que l’AKP maintient très largement ses positions puisqu’il perd des arrondissements mais il en gagne deux autres. Comme ce sont des arrondissements qui n’ont pas le même poids démographiques, cela joue. 

LVSL – Que dire du bilan de l’opposition ? Peut-on dire qu’il est positif compte tenu des circonstances de la campagne ?

JFP – Oui, même si ce n’est pas pour le CHP une percée spectaculaire. L’arme pour le CHP, ce sont finalement les alliances, celles qu’il a conclues et qui se sont révélées fructueuses. Cela lui permet de passer un certain nombre de seuils et de remporter un certain nombres de mairies importantes. Par ailleurs, il y a le facteur candidat. Pour Istanbul et pour Ankara, les choix des candidats furent bons, et les campagnes assez efficaces. Ils ont su parler à des groupes sociaux qu’auparavant le CHP lui même parvenait moins à toucher. Pour prendre l’exemple encore une fois d’Istanbul, Ekrem İmamoğlu, le candidat du CHP, qui provient d’un milieu modeste de la côte est de la Mer Noire s’est révélé être un choix très intelligent. Avec sa une personnalité pieuse, il a su toucher tout le monde. Il a eu cette capacité à sortir des milieux sociaux qui étaient les bases du CHP jusqu’alors. 

LVSL – Qu’en est-il du candidat de l’AKP pour Istanbul? 

JFP – Comme pour Ankara, je crois que les choix ont été très malheureux. Mais justement, cela révèle bien la logique de l’AKP, qui est centrale et partisane et non pas attachée aux candidats et à leurs capacités à convaincre un électorat local précis. Pour Istanbul, c’est un fidèle des fidèles qui était déjà dans l’équipe municipale de Erdoğan entre 1994 et 1998, en tant que responsable des transports maritimes, qui a ensuite été ministre des transports, puis Premier ministre et ensuite président de l’Assemblée nationale. Expérimenté certes mais dont la principale qualité était d’être un fidèle inconditionnel de Erdoğan et d’être erzincanlilar, du nom des habitants de ce département de l’est de la Turquie dont sont originaires un nombre très important de Stambouliotes. C’est une manière, par le biais de cette personnalité et de ses origines, d’actionner le levier des identités d’origines.

Le candidat de l’AKP à Istanbul, Binali Yıldırım. © Clément Plaisant

LVSL – Lors du référendum de 2017, l’AKP perd dans une partie assez précise, celle des grandes villes porteuses de richesses. N’a t-on pas finalement la même carte que lors de ce référendum ?

JFP – Cela se confirme effectivement. L’AKP perd le contrôle des principaux centres économiques de la Turquie – si Istanbul se confirme – Ankara, Antalya, Adana, Mersin. Un phénomène de ruralisation et de prolétarisation s’observe. Il perd ainsi le contrôle de ces centres de production, de décision, de gestion que sont Istanbul et Ankara. La carte des résultats les plus élevés fait apparaître une Turquie des petites villes ou des villes moyennes, qui ne sont pas très productives. Et en cela, il perd de ce qui faisait sa différence par rapport au MHP il y a encore 5 ans. Il se méhépéise d’une certaine façon.

LVSL – Pour le CHP, ce sera quelque peu compliqué à Istanbul. En termes de politiques urbaines, les deux partis se distinguent-ils vraiment? Y a-t-il finalement une différence entre l’AKP et le CHP en termes de politiques urbaines ou finalement tout est-il mis en place afin que tout change pour que rien ne change ?

JFP – Le CHP n’est pas un parti homogène, il est travaillé par des courants assez contradictoires. Il y a quand même au sein de ce parti des composantes qui sont plus sensibles aux questions environnementales, de justice spatiale et sociale en ville, et le choix du candidat à Izmir va dans ce sens-là. Le candidat du CHP était un ancien maire d’un arrondissement d’Izmir, Seferihisar, un maire qui s’est distingué justement par sa politique en matière de développement durable urbain, par une politique très novatrice. Il a, dans sa campagne pour le grand Izmir, prétendu généraliser à l’ensemble de l’agglomération ce qu’il avait expérimenté avec notamment sa sensibilité à la question de la sécurité alimentaire, des transports de nuit. Ce maire, Tunç Soyer, avait fait entrer Izmir dans le club assez fermé des Slow Cities européen. Ainsi, l’espoir est de mise pour Istanbul, surtout que le maire, qui est aussi un ancien maire d’arrondissement de Beylikdüzü, sans être aussi audacieux que l’ancien maire de Seferihisar à Izmir, paraît plus sensible à cette problématique. 

En outre, dans un certain nombre d’arrondissements qui ont été gagnés, le CHP a fait une campagne contre la transformation urbaine à tout crin, contre les politiques de grands projets pour davantage de prise en compte des attentes des citoyens pour la qualité de la vie. Il devra donc d’une manière ou d’une autre honorer ses promesses. Cela va être une tension qui va travailler le CHP, parti d’entrepreneurs, dans le style de l’ancien maire de Kadıköy qui a été un artisan de la transformation urbaine et très lié au milieu de la construction. Cette composante demeure mais elle peut être tempérée par une autre composante au sein de CHP.

LVSL – Concernant la gouvernance des villes, est-ce que cela ne va pas être compliqué pour le CHP avec l’AKP à Istanbul ? On sait que le président peut faire des décrets présidentiels pour ajuster à sa guise les budgets de la municipalité.

JFP – Il a même fait un certain nombre de déclarations plutôt inquiétantes dans ce sens, en disant qu’au-delà d’un certain montant d’investissements, la décision devra être soumise au président de la république donc on a déjà en définitif pour Istanbul cette désinstitutionnalisation des pouvoirs locaux. Elle est déjà entamée depuis les années 2010 sous des maires AKP. La logique centrale a déjà commencé à prévaloir au détriment des dynamiques locales. L’autonomie des pouvoirs locaux a été considérablement réduite déjà donc en définitif, ce ne serait que la poursuite de cette tendance déjà initiée. Avec ces deux piliers des politiques urbaines de l’AKP à l’heure actuelle qui sont d’une part les grands projets et d’autre part les transformations urbaines, et qui sont des politiques, par définition, définies au centre pour le centre et conduites par les administrations centrales. 

LVSL – Revenons un instant sur la situation du HDP. Leur situation n’est pas facile : ils ont eu des maires destitués, remplacés par des administrateurs locaux, ainsi que des membres emprisonnés. Comment s’en sortent-ils à cette élection?

JFP – Pour l’instant, 52 municipalités ont été gagnées, bien que des recomptes très musclés sont à noter, jouant souvent en défaveur pour ce parti. Néanmoins, un contre exemple est à souligner : Iğdır, à l’extrême est de la Turquie, qui s’enfonce en direction de l’Iran et de l’Azerbaïdjan. Cette enclave de l’Azerbaïdjan du nakhitchevan est un milieu de grands trafics internationaux. Il y a un enjeu qui est le contrôle de ces flux. Le HDP a ainsi récupéré, à deux ou trois voix près, ce point si stratégique.

Finalement, le HDP a deux fois moins de mairie qu’en 2014, avec des résultats extrêmement surprenants dans des villes qui ont été laminées en 2015-2016 comme Şırnak. Il y a ainsi lieu de s’inquiéter pour les pouvoirs locaux à l’est de l’Euphrate.  S’il y a une mobilisation autour d’Istanbul, on constate que c’est pour la défense des résultats, pour un recompte équitable. Mais à l’Est, c’est différent puisque c’est une région moins contrôlable par la société civile. Les citoyens ont une marge de manœuvre qui est beaucoup plus réduite par rapport aux institutions sécuritaires qui font encore le jeu politique.

LVSL – L’AKP est une machine électorale, ayant une stratégie bien définie avec notamment un contrôle de la distribution des ressources publiques avec la complicité d’un milieu. Ils s’appuient sur des acteurs sociaux parfois peu ragoutants comme Sandi Paker, qui est une figure de la pègre. Ces élections peuvent-elles ébranler ce système de l’AKP fondé sur l’encadrement de la population? 

JFP – Il y a des bastions sur lesquels peuvent se replier ces composantes troubles, en marge, qui constituent en quelque sorte l’AKP profond. Ils constituent l’articulation entre un État profond reconfiguré et l’AKP, dans une ville comme Sakarya, qui est un bastion. Ces forces occultes continuent à exister et sont dans une logique de revanche. Elles vont utiliser toutes les occasions pour tenter de conserver leur position et de faire en sorte que l’immunité, l’impunité qui pouvait prévaloir continue à prévaloir. Ce sont des acteurs qui se nourrissent de l’opacité. 

La Turquie à l’heure du renouveau politique et de la contestation électorale

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Muharrem entouré par ses soutiens du CHP pendant la campagne présidentielle

Le 24 juin 2018 restera sans doute un jour historique pour la Turquie. Les citoyens turcs sont convoqués à un double scrutin, pour des élections à la fois présidentielles et législatives. Alors que ces élections se déroulent un an et demi avant leur date officielle, anticipées par le président en exercice, Recep Tahip Erdoğan, elles promettent bien des surprises. Retour sur un climat politique en pleine effervescence, marqué à la fois par l’espoir d’un renouveau électoral, ainsi que par les contradictions d’un Etat autoritaire qui n’a pas dit son dernier mot.


Des élections anticipées aménagées au gré de manipulations constitutionnelles et de stratégies politiques

Le 18 avril, Erdoğan avait annoncé l’anticipation de ces élections, entérinée le 20 avril par la Grande Assemblée nationale, au sein de laquelle son parti détient la majorité des sièges. Les motivations sont avant tout d’ordre constitutionnel : il s’agit d’appliquer au plus vite la réforme de la Constitution votée à une courte majorité lors du référendum entaché de soupçons de fraudes d’avril 2017. Cette réforme de la constitution vise justement à faire disparaître le rôle de Premier ministre, au profit d’un poste de chef de l’État aux prérogatives très élargies : possibilité de promulguer des décrets présidentiels, de nommer et révoquer des hauts fonctionnaires, de choisir des membres du Conseil supérieur de la magistrature… Ces élections doivent donc marquer le passage de la Turquie à un régime purement présidentiel, allant dans le sens de la concentration des pouvoirs dans les mains d’une figure autoritaire, niant jusqu’à la possibilité même d’existence d’une opposition et d’un contre-pouvoir parlementaire.

http://en.kremlin.ru/events/president/news/49702
Recep Tayyip Erdogan : un dictateur présidentiel concentrant tous les pouvoirs

D’autre part, dans l’avancée de ce scrutin, il y a aussi des motivations de stratégie électorale. En choisissant d’avancer sa date, Erdoğan voulait empêcher que Le Bon Parti (Iyi Parti) tout récemment crée par l’ancienne ministre de l’Intérieur Meral Akşener de participer à l’élection. En effet, cette ancienne figure du MHP (parti d’extrême droite nationaliste), promet dans cette nouvelle formation de droite conservatrice laïque de voler des voix à l’AKP d’Erdogan, parti islamiste, nationaliste et conservateur, qui comporte aussi un électorat centriste qui peut être séduit par Meral Aksener. Afin de tout de même permettre au Bon parti de participer à cette élection décisive, 15 députés du CHP (Parti républicain du peuple, démocrate et laïc) ont décidé de rejoindre le parti, qui a tout de même pu former un groupe parlementaire. Avec ces élections prématurées, le pouvoir central cherchait donc à prendre par surprise ses opposants, et à accentuer leur position de faiblesse. Le parti Kurde (HDP), est en effet mis en difficulté pour l’organisation de la campagne, étant donné que la majeure partie de ses leaders et bon nombre de ses sympathisants sont incarcérés, et que leur assise parlementaire est plus réduite que jamais.

Cette course électorale est rendue d’autant plus inéquitable par la mainmise sur les médias, dans la mesure où 90 % des canaux d’informations, aussi bien publics que privés, sont sous contrôle gouvernemental. En période électorale, la propagande se trouve donc redoublée sous toutes ses formes, et il suffit de regarder n’importe quelle chaîne de télévision pour que le visage d’ Erdoğan envahisse l’écran après quelques minutes.

L’autre grande motivation pour l’avancée du scrutin est liée à des questions économiques. Comme le rappelle Didier Billion, Docteur en Sciences Politiques, le contexte économique turque joue un rôle fondamental : « Il ne faut pas oublier que l’AKP a toujours bâti ses succès électoraux sur les succès économiques et préfère donc que les élections se tiennent avant que la situation économique ne se dégrade ». En effet, malgré sa croissante florissante de 7,4 % en 2017, la Turquie doit faire face au désamour des investisseurs étrangers, à une inflation qui reste bien enracinée, tandis que la livre turque a perdu plus de 10 % de sa valeur par rapport à l’euro depuis le début de l’année. Ainsi, comme le résume l’économiste indépendant Mustafa Sönmez :  «Le gouvernement ne pouvait pas prendre le risque d’attendre encore. Pour les investisseurs locaux et internationaux, il y avait beaucoup de points d’interrogation sur la situation. Maintenant, ils ont une date. Ils vont attendre le scrutin et voir ce qu’il en ressort».

Sondage du 6 juin sur le premier tour des élections présidentielles

Pourtant, derrière tous ces motifs à l’avantage du parti autoritaire qu’est l’AKP, cette précipitation laisse aussi entrevoir le sentiment d’une baisse de popularité, confirmée par les récents sondages, et la peur inavouée de perdre les élections dans une échéance plus lointaine. Comme le rappelle Didier Billion, « recourir à des élections anticipées n’est jamais un signe de force, c’est plutôt un signe de faiblesse ». Cette hâte du gouvernement d’Erdoğan est ainsi interprétée par l’opposition comme l’élection en panique d’un pouvoir démuni, qui offre à ses électeurs l’aveu de faiblesse le plus évident. Néanmoins, cet affaiblissement électoral ne manquera pas d’être compensé par des mesures policières répressives, sous couvert de l’État d’urgence, encore prolongé de 3 mois dans le cadre du scrutin.

Cet état « d’exception » offre la possibilité de comptabiliser les bulletins sans tampon officiel, donne le droit aux forces de l’ordre de pénétrer dans les bureaux de vote et offre au Conseil électoral l’autorité de redessiner la carte électorale ou de déplacer les urnes pour des raisons de sécurité. Autant de mesures qui favorisent sans vergogne la manipulation des voix et le trucage des élections. Pourtant, malgré l’hégémonie de l’AKP sur tous les plans, il semblerait que le processus démocratique ne soit pas éteint. Ces élections sont bien loin d’être le simulacre d’une structure électorale moribonde, et mobilisent au contraire une opposition très organisée, beaucoup plus vivace que ce qui était attendue par le gouvernement. Au total, six candidats se présentent pour les présidentielles, et cette pluralité d’opposants entre en écho avec les revendications des citoyens turcs, qui n’avaient plus pris la parole dans l’espace public depuis la répression des manifestations de Gezi Park en 2013. Les élections ouvrent un nouvel espace de contestation et de revendication, et offrent d’autres visages à l’avenir de la Turquie que celui d’Erdoğan.

Un échiquier politique inédit pour des élections précipitées

Malgré des débuts chaotiques, les campagnes pour ces élections décisives sont donc bien lancées en Turquie. Sur ce nouvel échiquier on rencontre donc six candidats. D’abord, le trop connu Recep Tayyip Erdogan, à la tête d’une coalition entre l’AKP et le MHP, qui brigue une nouvelle fois les présidentielles afin de s’assigner ce mandat à vie ; son principal adversaire, Muharrem Ince, le candidat du parti kémaliste CHP ; puis Meral Akşener pour le Iyi Parti ; Selahattin Demirtaş pour le parti Kurde du HDP, qui fait campagne depuis sa cellule de prison ; et enfin Temel Karamollaoğlu et Doğu Perinçek, qui représentent respectivement l’extrême droite islamiste et l’extrême gauche des travailleurs. Ainsi, dans les rues d’Istanbul, comme dans celles d’Izmir et d’Ankara, les stands des partisans se côtoient sur les places publiques, rivalisant de tracts et de chansons en faveur de leur candidats. Les plus petites villes sont aussi concernées par cette frénésie, tous les murs sont couverts d’affiches de campagne, et même les particuliers choisissent parfois d’arborer sur la façade de leur immeuble une banderole de plusieurs mètres à l’effigie du candidat qu’ils soutiennent. Les boulevards sont quant à eux parcourus tout le jour par des camionnettes équipées de puissants mégaphones qui diffusent aussi fort que possible des chansons de propagande. Les conversations dans les cafés, sur les places évoquent sans relâche la grande passion politique.

“C’est aussi un tribun de gauche, qui sait s’adresser à la foule, et a une profonde conscience des inégalités sociales qui traversent son pays. En un mot, Muharrem Ince suit la voix populiste, il va au devant du conflit avec Erdoğan, l’attaque sur tous les fronts.”

Les choses bougent donc, en Turquie. Et si les citoyens se prennent autant d’affection pour ces élections, c’est bien car l’espoir du renouveau, concret, se dessine. Celui-ci est incarné par la personne de Muharrem Ince, adversaire imprévu qui emporte toutefois un succès fulgurant. Professeur de physique aux origines modestes, il séduit par sa laïcité à toute épreuve, sans dénigrer la dimension religieuse dans la sphère personnelle. Fervent partisan de la justice, de l’État de droit, de la démocratie et de la liberté individuelle, ses premières mesures comme président seraient d’abolir l’État d’urgence et de rétablir une constitution parlementaire. Par-delà ces valeurs républicaines, il est aussi connu et apprécié pour sa répartie, son humour et la finesse de ses discours, toujours ponctués par des jeux de mots ou un vers de poésie. Car Muharrem Ince est un poète, et un homme de lettres, qui fait preuve de talents oratoires considérables. C’est aussi un tribun de gauche, qui sait s’adresser à la foule, et a une profonde conscience des inégalités sociales qui traversent son pays. En un mot, Muharrem Ince suit la voix populiste, il va au devant du conflit avec Erdoğan, l’attaque sur tous les fronts.

Que ce soit sur l’inflation en hausse, le chômage, la presse et la justice muselées, ses liens passés avec la confrérie Gülen qui est désormais l’ennemi national tenu pour responsable de la tentative de coup d’État de 2016, Muharrem Ince frappe fort, et souligne les contradictions et les échecs collectionnés pendant seize ans par le leader de l’AKP. Il tire parti de l’électorat traditionnel du CHP, mais il a aussi su rallier certaines franges de la population qui avaient cessé depuis bien longtemps de voter, désabusées par les dérives autoritaires du parti islamiste au pouvoir depuis 16 ans. Il séduit donc en dehors des frontières de son parti, et réunit, dans un pari assez étonnant, bon nombre de générations. Umur, étudiant de 24 ans témoigne : « Ce que j’apprécie chez Muharrem Ince, c’est qu’il n’est pas seulement le candidat du CHP, il a une approche beaucoup plus large : il se veut le président de tous. La Turquie est aujourd’hui un pays très divisé, socialement et politiquement. C’est un candidat qui désire la paix, sans aucune oppression envers les minorités – kurdes notamment – mais sans rejeter non plus les musulmans. Il est capable de représenter tous les segments de cette société éclectique. Ce n’est vraiment pas un candidat typique du CHP, contrairement à Kemal Kılıçdaroğlu, l’ancien leader du parti, qui a perdu six élections et a laissé la dictature s’installer, alors que le CHP aurait dû être la plus grande force d’opposition à l’AKP, et le renfort contre l’islam politique. C’est pour cette raison que je voterai pour le Parti Kurde aux législatives ; ils doivent siéger au Parlement, et représentent un contre-pouvoir plus fort symboliquement contre Erdoğan. Par contre, pour les présidentielles, ce sera Muharrem Ince. »

La voix populiste empruntée par Muharrem Ince est donc tout à fait inédite : il ne s’agit pas d’un populisme traditionnel de gauche, mais plutôt d’un populisme d’urgence, de celui qui se doit de rétablir la démocratie, en s’appuyant sur tous les appuis électoraux possibles, des plus religieux déchantant devant l’autoritarisme croissant d’Erdoğan, à ceux qui avaient depuis longtemps fait défection à la vieille structure du CHP. Son programme est d’ailleurs plutôt celui d’un démocrate centriste : il promet de rétablir une justice indépendante, de redonner sa liberté à la presse et aux intellectuels, de mener une politique internationale de paix et de coopération, de relancer le processus d’intégration dans l’Union européenne, de développer l’éducation, la santé, et de relancer l’économie et le commerce… Le tout sans utiliser le palace présidentiel titanesque construit par Erdoğan, qui deviendra un centre pour la recherche scientifique. Ses rassemblements ne désemplissent pas, depuis la très symbolique rencontre de Bursa le 1er juin, qui a réuni des milliers de personnes dans cette ville connue pour être un fief de l’AKP, il enchaîne les meetings aux quatre coins du pays. Il est attendu ce soir à Izmir, où il promet encore de rassembler les foules.

Un espoir de renouveau malgré les menaces du gouvernement

Les résultats du 24 juin sont donc attendus avec hâte par les citoyens turcs. Néanmoins, le spectre du trucage des élections fait peser un poids conséquent sur les bureaux de vote. L’AKP avait été capable, pendant le référendum d’avril 2017 de comptabiliser des bulletins non scellés, et d’envoyer dans les localités kurdes des forces spéciales menaçant de brûler les villages. Ici encore, la volonté d’impressionner devant les urnes demeure, comme l’a prouvée la fuite d’une réunion privée des cadres de l’AKP le 14 juin, où Erdoğan est vu exhortant les représentants du parti à se rendre à l’avance et en nombre aux bureaux de vote afin d’y assurer une pression pendant le déroulé du scrutin, pour prendre la mainmise sur les urnes. Il ciblait en particulier Istanbul, afin d’y « finir le travail avant qu’il ait commencé ». La vigilance démocratique est donc de mise.

Cependant, pour bon nombre d’observateurs politiques, Erdoğan ne passera pas la barre des 50 % de voix au premier tour, ce qui laisserait place lors d’un potentiel second tour à une opposition regroupée autour du candidat vainqueur au sein de l’Union de la Nation. Cette coalition réunit les sociaux-démocrates, et toute la droite. Le Parti Kurde n’a pas rejoint cette union, néanmoins, si Muharrem Ince est le candidat du second tour, il y a fort à penser que les électeurs du HDP pourront reporter leurs voix sur le candidat du CHP. L’opposition coalisée s’organise maintenant, pour empêcher les fraudes dans les urnes. La semaine qui s’annonce sera donc brûlante en Turquie, et les tensions ne risquent pas de s’apaiser d’ici le 8 juillet 2018, date du second tour tant espéré.