Face à l’écologie anti-populaire : tout changer ?

La place prise par la question écologique et environnementale n’arrête pas de grandir dans le débat public. Au point que, face à la centralité de cet enjeu, même un parti historiquement éloigné de la question climatique et écologique comme le Rassemblement national commence à étoffer ses prises de positions. De l’autre côté de l’échiquier politique, les mouvements aux programmes écologiques fournis (EELV, La France insoumise) peinent cependant à défendre ces sujets auprès des classes populaires, alors qu’elles sont les premières concernées par les conséquences du dérèglement climatique et le saccage de la nature. Le diagnostic est limpide : l’écologie politique est dans une impasse au sein de la France populaire. Le naufrage du dernier meeting de lancement de la campagne des Européennes des Verts, entre séance de « booty-therapy » et intervention du chantre du libéralisme Gaspard Koenig, n’en est que la dernière illustration. Quel bilan dresser du rapport entre écologie politique et classes populaires ? Quelles pourraient être les lignes de force d’un discours écologique de gauche apte à convaincre les classes populaires ?

Rompre avec le discours écologique dominant

Pour de nombreux Français, l’écologie politique est loin de leur préoccupations, de leur quotidien et on observe un réel fossé entre les classes populaires et le discours écologique dominant. Cette distance peut avant tout être interprétée comme la conséquence d’une distance forte entre une bonne partie des Français et la forme du discours écologiste. La perception souvent négative du discours écologiste dominant peut s’expliquer par plusieurs facteurs. Par discours écologiste dominant, il semble pertinent de considérer un ensemble de prises de positions et de politiques publiques qui dépassent largement EELV et englobent aussi une partie du discours libéral sur l’écologie du gouvernement ainsi que les discours professés dans de nombreuses sphères intellectuelles, que ce soit sur LinkedIn ou Twitter.

Premièrement, le discours écologiste dominant est souvent perçu comme moralisateur, donneur de leçons et individualisant, à l’image des diverses polémiques qui ont rythmé ces derniers mois (l’affaire du barbecue synonyme de virilité selon la députée EELV Sandrine Rousseau, la suppression du sapin de Noël par la mairie écologiste de Bordeaux, l’appel à la sobriété individuelle sur le chauffage de la première ministre Elisabeth Borne). La dimension individualiste du discours écologiste, invitant le citoyen à ne plus prendre l’avion, à changer sa voiture et sa chaudière, méconnaît complètement la réalité du rapport des classes populaires à l’écologie. Celles-ci subissent depuis plusieurs décennies une très forte pression à l’écologisation de leurs modes de vie, symbolisée par l’omniprésence des éco-gestes dans les campagnes de sensibilisation, dont s’est emparée entre temps la droite libérale. S’il ne faut pas mettre de côté le rôle joué par les médias dans cette perception individualisante du discours écologiste, le sentiment d’ensemble reste présent. Cette individualisation génère une dimension moralisante, faisant reposer sur les épaules des individus le destin de la société.

La dimension individualiste du discours écologiste, invitant le citoyen à ne plus prendre l’avion, à changer sa voiture et sa chaudière, méconnaît complètement la réalité du rapport des classes populaires à l’écologie. 

Deuxièmement, le discours écologiste dominant peut paraître profondément déconnecté des conditions matérielles d’existence concrètes des classes populaires. Les changements promus par l’écologie dominante sont avant tout des appels à des gestes personnels : rénover sa maison, changer sa chaudière et sa voiture, manger moins de viande. Si ces gestes représentent effectivement à l’échelle macro-économique les principaux leviers de décarbonation, ils sont présentés comme dérivant de démarches isolées, incitant par-là même à une prise en charge individuelle du problème collectif que représente le changement climatique. Concrètement, les incitations à l’écologisation des modes de vie sont perçues comme hors-sol, en décalage complet avec la vraie vie, celle « du travail et des dettes » et au goût pour le « raisonnable, le concret, l’intelligible » des classes populaires. Les trajectoires concrètes de transformation ne sont pas claires, faute d’un discours suffisamment ancré dans la réalité des contraintes temporelles et économiques des ménages populaires.

Troisièmement, le discours écologiste dominant se caractérise par la très forte versatilité de la critique qu’il porte et des clivages qu’il mobilise. Autrement dit, il est difficile de comprendre ce que dénonce clairement l’écologie en vigueur et quels sont ses ennemis. Pour les écologistes libéraux du gouvernement, l’ennemi ce sont les habitudes de consommation des gens et l’être humain dans son ensemble. Pour les Verts, l’ennemi porte de nombreux noms : capitalisme, patriarcat, société de consommation, parfois l’idée de progrès, parfois même le prolétaire qui désire acheter un pavillon et une voiture. Si ce discours de dénonciation globale s’appuie souvent sur des travaux fondés (par exemple le lien entre argent, masculinité et consommation de viande), il ne semble pas du tout opérationnel pour convaincre la majorité, entraînant une forme de confusion. À la fin, l’adversaire de l’écologie politique n’a pas de nom, pas de visage. Et l’invitation d’intellectuels comme Gaspard Koenig, essayiste libéral s’il en est, au dernier meeting de lancement de la campagne des Européennes, finit définitivement de brouiller les pistes.

Quatrièmement, alors même que les classes populaires sont en moyenne déjà bien plus sobres et économes que les classes supérieures (le décile le plus modeste émet près de 3 fois moins de Co2 que le décile le plus riche), elles tirent bien moins de gains symboliques de l’écologisation de leurs modes de vie. Ce qui est valorisé par la sphère écologique, ce sont les start-ups écologiques de diplômés sortis de grandes écoles, les bobos mangeant bio et allant au vélo au travail ou bien les courageux vacanciers ayant choisi de prendre le TGV à la place de l’avion, ou au mieux, les « bifurqueurs » partant faire de l’agriculture de leurs mains. Des actions éloignées pour la plupart de la réalité des classes populaires. Au contraire, l’application de gestes écologiques au quotidien en milieu populaire (réduire sa consommation d’eau, d’électricité, prendre les transports en commun) n’apporte que peu de gloire supplémentaire et constitue en réalité le quotidien d’une partie conséquente de ses membres.

Le tableau électoral est également sans équivoque. La scission avec les classes populaires y apparaît clairement. Le vote le plus représentatif de l’écologie politique reste le vote pour les Verts. Pour les élections européennes de 2019, 94% des électeurs écolos indiquaient que la question environnementale avait été déterminante dans leur choix. Ce constat est beaucoup moins tranché pour les autres partis de gauche, ce qui nous invite à analyser ce choix quasi-pur. Aux Européennes, si la liste menée par Yannick Jadot recueille 13,5%, elle plafonne à 7% chez les ouvriers, 10% dans l’ensemble des classes populaires, 5% chez les sans-diplômes, 18% chez les diplômés du supérieur. Son score relativement élevé de 15% chez les personnes au niveau de vie modeste s’explique principalement par un fort vote étudiant (23% chez les 18-24 ans). Lors de la dernière présidentielle, le résultat est sensiblement similaire. Alors que la liste EELV obtient globalement près de 5%, ce score tombe à 1% chez les ouvriers, 4% chez les employés, 1% chez ceux se déclarant comme défavorisés. Par ailleurs, d’après un sondage IPSOS, seuls 25% des CSP- avaient (parmi trois autres critères) choisi leur vote pour des questions environnementales contre 31% chez les CSP+.

La rupture est aussi géographique avec une transformation écologique à deux vitesses. Si les grandes villes et métropoles sont gagnées par une vague verte (Lyon, Bordeaux, Strasbourg, Marseille ont basculé) et que l’écologisation des villes se poursuit au moyen de pistes cyclables, de ressourceries, de magasins bio et de transports en commun, la France périphérique et rurale voit les services publics de proximité s’éloigner, les grandes surfaces détruire le commerce local et les lignes de chemin de fer se fermer au fur et à mesure. Pour les classes populaires rurales, l’écologie reste souvent une incantation venue des villes et des ministères sans aucun lien direct avec leur quotidien. Cela se traduit dans les élections locales, qui voient les partis aux programmes écologiques renforcés patauger dans la France des bourgs.

Les incantations écologistes moralisatrices et individualisantes coulent à sens unique depuis les plateaux-télés et les think-tank parisiens en direction du reste du pays.

La fresque des disparités électorales du vote écologiste n’est que l’émanation d’une véritable scission sociologique, géographique et discursive dans l’imaginaire collectif entre une classe écologiste urbaine et bourgeoise et les classes populaires et intermédiaires. Les incantations écologistes moralisatrices et individualisantes coulent à sens unique depuis les plateaux-télés et les think-tank parisiens en direction du reste du pays. Si la transition écologique est plus que souhaitable, sous une forme planifiée et égalitaire, elle ne saurait être confiée aux lois du marché et à l’absence de cap et d’objectifs clairs, qui ne viennent qu’ajouter de l’incertitude au quotidien déjà chahuté de nombreux citoyens.  

La « bifurcation écologique » : un plan d’avenir à éclaircir

Si l’écologie politique peine tant à séduire les classes populaires, c’est aussi que ces dernières perçoivent de manière claire que le grand plan de bifurcation dont on leur parle n’est pas clairement ficelé et présente encore des zones d’ombres à éclaircir. Le discours d’écologie politique actuel repose principalement sur deux idées-phares : d’une part la dénonciation du saccage de la nature opéré par les ultra-riches, qui seraient en conséquence les responsables quasi-uniques du dérèglement climatique, et d’autre part une projection naïve dans un monde futur « désirable », avec une « harmonie entre les êtres vivants et la nature », de « réconciliation entre les êtres vivants et la nature ». Ce qui fait cruellement défaut, c’est une passerelle fiable et compréhensible à emprunter pour aller d’un monde à l’autre. Intuitivement, la plupart des gens savent que la bifurcation écologique va bousculer leur mode de vie, probablement bien plus que pour ce qui concerne les ultra-riches. C’est tout du moins clair pour deux sujets-clés.  

La réponse à la crise du logement en situation d’effort écologique est loin d’être évidente. Par exemple, la priorité écologique nécessite de diminuer nettement le rythme d’artificialisation des sols, ce qui se heurte à la dynamique globale de développement de l’habitat pavillonnaire et de préférence collective pour l’individuel au détriment du logement collectif. Dans un sondage Cluster 17 de juillet 2023, 77% des Français ne souhaitaient pas renoncer à un logement individuel. La politique de zéro artificialisation nette (ZAN) s’ajoute aux interdictions de location de passoires thermiques qui réduisent mécaniquement la part de logements louables, renforçant la tension sur le marché de la location. Sur ce sujet-là, le discours d’une écologie de rupture doit s’affiner, affronter la complexité et proposer une différenciation territoriale dans la mise en œuvre de ces politiques. Cela nécessite aussi d’identifier clairement sur qui l’effort va porter pour résoudre cette équation à première vue insoluble, par exemple en ciblant clairement les 3% de ménages possédant 25% du parc de logements, les 8,3% de logements vacants et les 9,5% de résidences secondaires sous-occupées pendant que 8,7% des logements sont en suroccupation.

Deuxième thématique sur lequel le discours de gauche doit se clarifier : celui des transports et du positionnement face à la voiture individuelle. À l’heure actuelle, 83% des kilomètres sont parcourus en voiture individuelle, roulant ultra-majoritairement au pétrole. La gauche axe alors systématiquement son discours sur le développement massif des transports en commun (trains du quotidien, RER métropolitains, bus à haut niveau de service etc.). Or, cette focalisation ne résiste pas à l’analyse scientifique. En 2050, même dans les scénarios de report modal vers les mobilités douces et les transports en commun les plus optimistes, la part de la voiture individuelle restera au minimum à 50% dans l’état actuel de l’aménagement du territoire et de la répartition de la population française. Une préoccupation centrale est celle de l’acquisition de voitures électriques, plus susceptibles de correspondre aux attentes des classes populaires. 

Pourtant, plusieurs partis de gauche ont encore une forme d’embarras avec la voiture électrique, en raison notamment des autres risques écologiques liés à son développement (matériaux critiques, pollution due au freinage, etc.). S’il faut planifier la sobriété dans l’usage de la voiture (baisse du poids, des kms, développement du covoiturage), il importe également d’envisager des politiques publiques ambitieuses, qui permettront à chaque ménage en ayant besoin d’accéder à une voiture électrique à prix raisonnable, adaptée, car chaque voiture thermique devra être remplacée. Autrement dit, il ne faut pas que le message en matière de transports se résume à des politiques au cœur des centres-villes de métropoles qui ne s’appliquent pas partout, et paraîtront à la fois déconnectées et inadaptées à de nombreux territoires.

Le déjà-là écologique des classes populaires

Pour sortir de l’impasse, il semble indispensable de partir du déjà-là écologique des classes populaires, des pratiques individuelles et collectives vertueuses existante et d’opérer une remise à plat complète, claire et précise. En rejetant à la fois l’écologie moralisante et minoritaire à la Rousseau et l’écologie individualisante et soumise aux lois du marché à la Macron, il doit être possible de tracer les lignes de force de l’écologie de rupture populaire de demain. Plusieurs principes peuvent structurer ce renouveau programmatique et discursif.

Il convient tout d’abord de se mettre d’accord sur les objectifs d’un discours sur l’écologie porté par la gauche de rupture. Première évidence, ce discours doit répondre aux préoccupations environnementales des Français et avoir comme objectif principal d’imposer à l’agenda politique et médiatique un programme de bifurcation écologique ambitieux, liant la question écologique à la question sociale. Mais ce discours devra s’inscrire dans le contexte qui est celui décrit depuis le début de l’article et attacher une attention particulière à contrer le discours supposé écologique mais immobilisateur de la droite et de l’extrême-droite. Et surtout, le guide principal doit être de bâtir un discours qui ne constitue pas un repoussoir pour les classes populaires. Non qu’il s’agisse de pure rhétorique pour dire ce que l’on pense que les classes populaires aimeraient entendre, mais bien au contraire, de démontrer qu’une réponse à la hauteur de la crise écologique leur sera structurellement favorable, et de partir de leurs réalités quotidiennes pour décrire le chemin de la transformation. La profitabilité de la transition écologique pour les plus modestes n’est plus à démontrer, car ce sont eux qui sont les plus touchés par le changement climatique et ses conséquences.   

Deuxièmement, afin échapper à l’image d’une écologie urbaine, moralisatrice et déconnectée, les propositions programmatiques et le discours attenant doivent se réancrer au plus proche des réalités matérielles des classes populaires. Cela implique dans le discours explicatif de partir systématiquement de la question de la satisfaction des besoins fondamentaux : se loger et se chauffer, se nourrir, se déplacer, et se faire plaisir. Plus précisément, la méthode doit être la suivante :

1) expliquer en quoi la crise écologique et sa gestion capitaliste et néolibérale génèrent les crises à l’origine de la difficulté à pourvoir chaque besoin fondamental ;

2) en partant des réalités matérielles vécues par les gens, préciser la manière dont la bifurcation écologique contribue à sécuriser et à sortir de l’aléa la réponse à ces besoins fondamentaux ;

3) privilégier systématiquement le concret, le tangible, le raisonnable et l’intelligible.

Ainsi, il convient de proposer un horizon liant écologie, pouvoir d’achat et sortie des besoins essentiels de la sphère marchande. Mais cela ne doit pas être assimilé à la démarche discursive choisie par exemple par le PCF de Fabien Roussel qui méconnaît la diversité des classes populaires et les essentialise en les assignant à des comportements spécifiques (aimer la « bonne viande et manger gras », boire un pastis au camping). Le politique n’a pas uniquement vocation à se faire le porte-voix des revendications des électeurs mais il contribue, comme disait Jaurès, à « élever une société supérieure ».

Il convient de proposer un horizon liant écologie, pouvoir d’achat et sortie des besoins essentiels de la sphère marchande.

L’exemple du réseau de chaleur en réponse à la crise énergétique illustre avec clarté cette logique. Les logiques impérialistes et la dépendance du capitalisme aux énergies fossiles déstabilisent en permanence l’accès à l’énergie fossile. La gestion néolibérale des marchés de l’énergie renforce la crise et soumet des millions de personnes, et tout d’abord les classes populaires, aux aléas du marché, notamment pour se chauffer au gaz chaque hiver. Avec un réseau de chaleur alimenté par des énergies renouvelables locales (géothermie de surface ou profonde, récupération de chaleur industrielle, biomasse), une chaleur renouvelable est proposée, au prix maîtrisé chaque année et on diminue structurellement les émissions de CO2 du territoire. Cette logique est encore plus vertueuse lorsque l’exploitation du chauffage est confiée à un opérateur public, sous l’égide d’une gestion citoyenne ou confiée aux pouvoirs locaux. En résumé, il s’agit de sortir de la logique du marché un besoin fondamental – se chauffer – pour en faire un commun et de rendre au citoyen la maîtrise de la reproduction de ses conditions d’existence.  

Troisièmement, il est nécessaire de mobiliser les clivages favorables à un programme de rupture écologique. En matière écologique, l’évidence consiste à renforcer le clivage entre un « nous », « le peuple qui par son sens des responsabilités fait déjà ce qu’il peut et fera collectivement sa part du travail » contre un “eux”, le 1-5% qui vit au-dessus des moyens de notre planète. La notion de responsabilité du « peuple et des classes populaires » semble déterminante à mettre en avant pour justifier d’une part l’effort collectif indispensable en matière de sobriété et d’évolution des modes de vie (manger moins de viande, diminuer les distances parcourues, consommer moins) et d’autre part mettre la pression sur les classes aisées oisives, au mode de vie particulièrement destructeur pour la planète. Ce premier clivage se laisse compléter par un clivage dont essaie aussi de se servir d’une autre manière une partie de l’extrême-droite entre un « nous, le peuple souverain » et un « eux » assimilé au capitalisme néolibéral et à l’Union européenne avec le triptyque concurrence-croissance-mondialisation qui saccage la planète, qui est déjà historiquement régulièrement mobilisé par la gauche.

Quatrièmement, et c’est une suite du point précédent, un discours de rupture écologique doit aussi identifier précisément dans l’espace socio-politique qui sont ses alliés et ses ennemis. Il faut élargir l’alliance écologique au-delà des associations et réseaux traditionnels, assumer de prendre ses distances par moments avec certains mouvements qui défendent des intérêts écologiques locaux contre des intérêts écologiques globaux (exemple des mines, de l’opposition à certaines infrastructures ferroviaires). Il faut bâtir des passerelles fortes avec un monde syndical qui se structure pour l’insertion des questions écologiques, comme l’initiative du « Radar travail et environnement » de la CGT.

Cinquièmement, il faut construire un discours sur l’écologie qui assure autant de gains symboliques aux classes populaires qu’aux classes supérieures. Cela nécessite tout d’abord de bâtir un « grand récit mobilisateur », un « appel aux armes » apte à mettre en mouvement toutes les forces vives du pays pour répondre à l’urgence écologique. En d’autres termes, construire une économie de guerre face à la crise écologique, comme le suggèrent certains scientifiques et politiques, et mettre en branle les grands chantiers de la bifurcation : rénovation thermique des logements, transformation des pratiques agricoles, réindustrialisation verte. Mais cette dynamique devra s’appuyer sur une mise en valeur permanente des pratiques écologiques des classes populaires et des métiers populaires « écologiques ». Il faut acter la réhabilitation des métiers manuels, la valorisation de la débrouille dans un contexte de renforcement de la réparation et du réemploi, promouvoir l’imaginaire de vacances en France plutôt qu’à l’étranger. Il faut mettre en valeur tout ce qui dans le quotidien populaire est déjà écologique : le « sens de l’économie », la capacité à agir sous contrainte de ressources. 

Ainsi du réancrage de la question écologique au cœur de la question sociale : c’est bien un unique système économique, le capitalisme néolibéral, qui saccage le travail et la nature, et rend impossible la satisfaction des besoins fondamentaux. C’est le rôle du politique de s’y opposer, de tracer des priorités, des frontières, de prendre des décisions et de refuser les propositions faiblardes qui se gargarisent d’être « nuancées ». S’il est certain que construire un programme et un discours écologique constitue par nature un défi complexe et difficile, il est aussi essentiel de le relever avant que l’extrême-droite ne s’en empare, plus encline à cliver sur le sujet contre le prétendu monopole de la gauche. Ce dernier constat doit mener à une réorientation discursive forte, imperméable à l’écologie moralisatrice, et capable de construire une véritable hégémonie culturelle.

Les contradictions de l’électorat Le Pen – Par Bruno Amable et Stefano Palombarini

Le bus de campagne de Marine Le Pen à Carcassonne. © GhFlo

Le vote pour le RN est-il motivé par le racisme ou par le rejet de « l’assistanat » ? Alors que l’électorat de Marine Le Pen s’élargit à chaque élection et que le parti d’extrême-droite a abandonné toute remise en cause du système néolibéral (fin du projet de sortie de l’euro, opposition à la hausse du SMIC, abandon de la défense de la retraite à 60 ans…) pour séduire l’ancien électorat LR, on peut se demander ce qui réunit les électeurs frontistes… et ce qui serait susceptible de les diviser. Pour les économistes Bruno Amable et Stefano Palombarini, l’explication par le seul racisme est trop simpliste et néglige d’autres facteurs. D’après eux, il est possible pour la gauche de faire éclater la coalition électorale du RN en pointant l’imposture du discours social de Marine Le Pen, mais arrimer les couches populaires de la France périphérique à la NUPES sera néanmoins compliqué. Dans Où va le bloc bourgeois ? (Editions la Dispute), ils analysent la séquence électorale de 2022 et les évolutions par rapport à 2017 et esquissent des hypothèses sur les recompositions à venir. Extraits.

Amélie Jeammet : Au moment des résultats du second tour de l’élection présidentielle, une vidéo tournée à la mairie de Hénin-Beaumont a a pas mal circulé sur les réseaux sociaux, montrant des habitants de la ville protester avec beaucoup de colère et de brutalité verbale contre l’annonce de l’élection d’Emmanuel Macron. Usul et Ostpolitik ont fait une chronique sur Mediapart à propos des commentaires qu’a suscités cette vidéo sur Twitter. On peut les classer en deux grandes tendances : d’un côté, ce qu’on pourrait appeler un racisme de classe, qui passe par l’expression d’un mépris pour ces classes populaires « vulgaires » et « basses du front » et, de l’autre, des commentaires qui soulignent le mépris des premiers, et qui font appel à la souffrance sociale dans laquelle vivraient ces personnes filmées, laquelle rendrait leur colère compréhensible. Pour ce second groupe de commentaires, le vote Le Pen s’expliquerait donc par cette souffrance sociale, et non par une adhésion à une idéologie raciste.

La chronique d’Usul et d’Ostpolitik renvoie alors ces deux groupes de commentaires dos à dos en expliquant qu’ils dénient ce qui unifie les électeurs de Le Pen, à savoir le racisme, la xénophobie, la peur et la haine de l’islam, tout ce qui peut évoquer les Arabes ou les musulmans, et qui constituerait le véritable ciment de ce bloc d’extrême-droite. Bien sûr, la macronie n’est pas exempte de dérives idéologiques racistes de ce type, elle nous en a donné des exemples avec certaines lois plus ou moins explicitement dirigées contre les musulmans et leur présence dans l’espace public. Alors, effectivement, l’électorat de Le Pen est disparate, et il y a ce malentendu socio-économique entre les classes populaires qui votent pour elle et la base néolibérale de son programme économique, mais n’y a-t-il pas cette unité de haine ou de peur de la figure du musulman ?

Bruno Amable : Je crois que, lorsqu’on essaie de trouver des éléments communs à cette base sociale, c’est effectivement cela qui ressort. C’est finalement le seul point commun qu’ont ces groupes disparates. Mais pour l’analyser, il faut interroger la hiérarchie des attentes.

Stefano Palombarini : Oui, il y a de ça. Mais c’est réducteur de dire que c’est un électorat unifié autour du racisme. Un élément qui montre que cette façon de voir les choses est trop simple est le résultat de Zemmour, qui en termes de racisme a essayé, si l’on peut dire, de doubler Le Pen sur sa droite. Si le seul facteur qui attire le vote vers Le Pen était le racisme, Zemmour aurait été pour elle un vrai concurrent. Et il ne l’a pas été, notamment en ce qui concerne le vote des catégories populaires. C’est donc plus compliqué que ça. À mon sens, si on veut expliquer le paradoxe de classes pénalisées par les réformes néolibérales qui votent pour une candidate qui de fait les valide, il faut considérer trois éléments différents. 

Le premier, c’est que le RN profite d’une rente en quelque sorte. Il n’a jamais gouverné, et il profite ainsi du profil d’un parti anti-système. Il n’est pas le seul dans cette situation, car LFI par exemple n’a jamais été au pouvoir non plus, mais Mélenchon a été ministre, il était au PS, il a été soutenu dans deux campagnes présidentielles par le PCF, qui a été un parti de gouvernement. Quarante années d’alternances dans la continuité des réformes incitent à identifier le néolibéralisme au « système », et donc rapprochent ceux qui souffrent de ses conséquences du seul parti perçu comme anti-système.

Le deuxième élément est constitutif de la stratégie de l’extrême-droite, et il revient à dire : vos difficultés ne sont pas liées à l’organisation économique et productive, ce sont d’autres menaces qui pèsent sur vous. Il y a clairement une composante au minimum xénophobe là-dedans, et sur ce détournement des thèmes du débat, qui fait que dans les médias on discute beaucoup plus de burkini que de retraites, d’identité française que de pouvoir d’achat, il y a une convergence d’intérêts objective avec le pouvoir macroniste. Gérald Darmanin, Jean-Michel Blanquer et compagnie n’ont pas été sur ce terrain par hasard. Si les thèmes économiques et sociaux ont eu un peu de visibilité au cours des deux derniers mois de la campagne présidentielle, c’est uniquement grâce à la percée de Mélenchon dans les sondages. Mais il ne faut pas oublier qu’avant, le débat médiatique était tout entier consacré à l’immigration, l’insécurité, l’islam, la laïcité, etc., et cela a laissé bien sûr une trace dans les résultats électoraux. Je ne sais pas si Macron a voulu aider Le Pen à se qualifier, mais il avait certainement intérêt à orienter le débat dans cette direction pour invisibiliser les effets de son action sur le terrain social et économique. Cela profite à l’extrême-droite car des gens qui se sentent fragilisés, menacés ou directement en souffrance sociale ont eu tendance à se positionner par rapport à des thématiques sur lesquelles l’extrême-droite se propose comme protectrice.

« Sur ce détournement des thèmes du débat, qui fait que dans les médias on discute beaucoup plus de burkini que de retraites, d’identité française que de pouvoir d’achat, il y a une convergence d’intérêts objective avec le pouvoir macroniste. »

Le troisième élément découle de la croyance dans le TINA (There is no alternative), c’est-à-dire de l’idée que les réformes néolibérales sont nécessaires et inéluctables, et il est directement relié au racisme. L’extrême-droite propose de répartir de manière inégalitaire les conséquences de réformes auxquelles il serait impensable de s’opposer, mais qui vont faire mal aux classes populaires. C’est la préférence nationale mais pas seulement. Il faut de la main-d’œuvre flexible ? D’accord, laissons les immigrés dans la plus grande précarité, avec des CDD qu’il faut renouveler, sinon on les renvoie « à la maison». Il faut réduire la protection sociale ? Réservons-la exclusivement aux Français. L’objectif est une segmentation des classes populaires et ouvrières fondée sur des critères ethniques ou religieux, avec la promesse aux «Français de souche » de faire retomber sur les autres le coût social des réformes. Cet élément identitaire est central pour l’extrême-droite et se combine avec les deux autres dans le vote RN. C’est plus compliqué que de dire que ce sont des racistes qui se rassemblent, même si le racisme joue un rôle-clé. Mais si le RN était simplement le parti des racistes, on y trouverait une présence bourgeoise bien plus forte, car le racisme en France est très loin d’être l’exclusive des classes populaires.

Bruno Amable : C’est un paradoxe. On pourrait affirmer que la société française est probablement moins « raciste » qu’elle ne l’était il y a quatre ou cinq décennies. Les politistes ont des indicateurs pour le montrer. C’est aussi l’impression qu’on peut avoir de façon anecdotique. Le paradoxe étant qu’il y a quatre ou cinq décennies, les partis d’extrême-droite ne dominaient pas la vie politique. Si on voulait expliquer par le racisme la montée de l’extrême-droite, on devrait dire que la société est devenue plus raciste, ce qui n’est pas le cas. On peut même affirmer l’inverse.

C’est pour cela qu’il faut prendre en compte la hiérarchie des attentes. Les électeurs étaient en moyenne plus « racistes » il y a plusieurs décennies, mais cette préoccupation était relativement bas dans la hiérarchie de leurs attentes, ce n’était pas leur préoccupation principale. Je pense que, même parmi les électeurs de gauche qui ont porté Mitterrand au pouvoir, il y avait probablement plein de gens qui pensaient qu’il y avait trop d’immigrés, mais ce n’était pas ça qui leur importait principalement, c’était autre chose. Dans les 110 propositions de Mitterrand, comme dans le Programme commun, il devait y avoir le droit de vote aux élections locales pour les immigrés. Je suis bien persuadé que dans tout l’électorat, y compris populaire, il y avait des gens qui n’en voulaient pas. Comme la suppression de la peine de mort et peut-être d’autres propositions. Mais ce qui importait dans leur décision de vote ou de soutien politique était les mesures qui figuraient plus haut dans leur hiérarchie des attentes. Donc la question est de savoir pourquoi la hiérarchie des attentes d’une certaine partie des classes populaires s’est bouleversée à ce point et que les questions autour de l’immigration semblent avoir été considérées comme plus importantes qu’elles ne l’étaient par le passé. On revient à ce que disait Stefano : la restriction de l’espace du compromis est telle que, fatalement, on se tourne vers d’autres choses. 

Il y a aussi, dans certaines fractions des classes populaires, des attentes qui ne sont pas nécessairement sympathiques. Des attentes alimentées par le ressentiment social à l’égard des gens plus diplômés, perçus comme plus protégés ou plus aisés, et évidemment, un ressentiment à l’égard des immigrés ou de leurs descendants. Donc, tout ce qui peut gêner ces groupes sociaux à l’égard desquels s’exprime ce ressentiment peut provoquer une sorte de joie maligne fondée sur l’espérance de la mise en œuvre de mesures pénalisantes. L’électorat de Le Pen, Zemmour ou même en partie de LR serait très content si on parlait de couper les budgets de la culture, voire de la recherche ou de certaines aides sociales. Le ressentiment à l’égard des fonctionnaires est bien connu. Vu comme une catégorie privilégiée par certains segments de la population, tout ce qui peut leur nuire peut être jugé positif. On pourrait aussi évoquer ceux qu’on désigne sous l’appellation de « cas soc’ ». On retrouve au sein d’une partie des classes populaires la volonté de ne pas être des « cas soc’ ».

Au-delà du ressentiment individuel, on voit bien que c’est un problème politique, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de proposition politique qui unifierait des groupes autour d’attentes communes qui ne seraient pas ces attentes-là, mais d’autres attentes qui permettraient de satisfaire l’ensemble des classes populaires ou une fraction des classes populaires et moyennes. Ce problème politique est celui de trouver une stratégie politique fondée sur des attentes plus positives. Je me souviens d’une question qui m’avait été posée en interview: qu’est-ce qui pourrait permettre d’unir à la fois le 93 et le nord-est de la France ? La réponse se trouve probablement du côté des politiques qui amélioreraient la situation matérielle de ces populations qui ont en commun de vouloir des écoles ou des hôpitaux de bonne qualité, des services publics de proximité, etc. C’est autour de ce genre de choses qu’on peut tenter de les réunir, plutôt que de jouer sur les différences de ces catégories de population en les exacerbant.

Stefano Palombarini : La réunification politique des classes populaires passe par l’idée qu’on peut avoir des avancées communes. Ce que tu disais sur le fait qu’il y a, dans ces classes, des attentes qui ne sont pas forcément sympathiques, c’est aussi une conséquence de la conviction que tout ce qu’on peut demander, c’est un partage plus favorable de ce qui existe. Donc pour obtenir quelque chose de plus, il faut le retirer aux fonctionnaires par exemple, ou aux immigrés. On pourrait le retirer aussi aux capitalistes, remarque, mais penser cela supposerait d’être déjà sortis de l’hégémonie néolibérale. Sur la fragmentation des classes populaires, un aspect intéressant réside dans la montée du  vote RN dans le monde rural. Dans le débat, on mélange des choses très différentes, on qualifie par exemple de rurales les zones anciennement industrialisées et en voie de désertification, alors que les problèmes politiques qui les caractérisent n’ont rien à voir et les raisons du vote à l’extrême-droite non plus.

« La réunification politique des classes populaires passe par l’idée qu’on peut avoir des avancées communes. »

Mais si on reste à la ruralité au sens strict, et qu’on se pose la question de comment amener les classes populaires qui l’habitent dans une perspective, disons, de gauche, on voit immédiatement la complexité du problème. Ces catégories étaient largement intégrées au bloc de droite, et depuis toujours, elles vivent dans un compromis avec la bourgeoisie de droite. Ce n’est pas si simple alors de les convaincre que, s’il y a quelque chose à prendre, c’est aux classes qui ont toujours été alliées, qui ont toujours voté comme elles, y compris pour désigner les maires et les conseillers municipaux. Les fonctionnaires qui votent à gauche ou les immigrés qui viennent de débarquer sont plus spontanément perçus comme des adversaires. Dans les petits villages ruraux, il y a aussi un aspect directement lié au vécu quotidien: la bourgeoisie de droite à laquelle il faudrait s’opposer, c’est le voisin. Et les immigrés et les classes populaires du 93 avec lesquelles on devrait s’allier, on ne les a jamais vus. Je prends cet exemple pour montrer qu’il y a des héritages culturels, politiques, idéologiques, de plusieurs dizaines d’années, qui pèsent et qui font obstacle à l’unité des classes populaires. Il ne s’agit pas d’obstacles indépassables, mais il n’y a pas non plus de solution disponible et immédiate pour remplacer un travail politique de longue haleine.

Amélie Jeammet : Je lance une hypothèse sur les résultats des législatives. Imaginons qu’il n’y ait pas de majorité absolue qui se dégage, mais qu’on se retrouve avec trois blocs : la NUPES, un bloc Macron et un bloc RN. Devrait-on alors s’attendre, sur quelques dossiers, à des alliances entre le bloc macroniste et le bloc RN?

Bruno Amable : J’ai du mal à l’imaginer, parce que du point de vue de l’extrême-droite, ce ne serait pas très habile. Ils ont au contraire intérêt à rester une force d’opposition ou au moins ne pas apparaître comme des soutiens d’une majorité macroniste. On peut imaginer des alliances ponctuelles, sur des lois ultra-sécuritaires par exemple, mais ils n’auraient pas intérêt à voter la réforme des retraites de Macron. Même s’ils n’y sont pas fondamentalement opposés. Et ils ont aussi intérêt à jouer les maximalistes. Dans le registre des thèmes absurdes des campagnes électorales, il y a cette histoire des « impôts de production». Il y avait une course de Macron à l’extrême-droite pour déterminer qui allait baisser le plus possible ces fameux impôts. Quoi que Macron puisse faire dans cette direction, ils ont toujours intérêt à dire que ce n’est pas assez. Donc je n’imagine pas une alliance explicite parce que je pense que ce ne serait pas rationnel.

Amélie Jeammet : Irrationnel par rapport à l’idée que le RN se donne l’image du parti antisystème, et que cela lui imposerait d’y renoncer ?

Bruno Amable : Si j’étais à leur place, je me dirais qu’on a un avantage à être anti-système parce qu’on n’a jamais gouverné. Si on se met en position de perdre cet avantage parce qu’on vote les lois sans même gouverner, on perd sur tous les côtés. À mon avis, ils n’ont pas intérêt à faire ça. S’il y avait simplement une majorité relative pour Macron, ce serait une situation très instable. S’il y avait une majorité relative pour la gauche, il y aurait intérêt, du point de vue de l’extrême-droite, à s’opposer, mais il y aurait un risque pour les macronistes, qui serait de voter avec l’extrême-droite contre la gauche. Et là, c’est la partie de leur argumentaire qui consiste à dire qu’ils ne sont pas avec les extrêmes qui disparaîtrait.

Stefano Palombarini : Il faut raisonner sur cette structure en trois pôles pour la période qui vient, tout en sachant que cela ne va pas durer très longtemps. Mais dans cette phase, il va y avoir une compétition entre le pôle d’extrême-droite et le pôle de la gauche de rupture pour déterminer qui est le véritable opposant au bloc bourgeois. Et tant que cette compétition est ouverte, ni l’un ni l’autre n’ont intérêt à s’allier à Macron. Le discours est différent pour LR, voire pour la fraction dissidente du PS, qui sont désormais des forces minoritaires. Mais pour ce qui est de l’extrême-droite et de la gauche de rupture, leur objectif est de se légitimer comme l’alternative au pouvoir macroniste, auquel ils ont donc tout intérêt à s’opposer. Après quoi, cette compétition, à un moment donné, va se terminer. Il ne faut pas tirer des conclusions hâtives, mais dans la campagne des législatives, la gauche semble avoir pris un petit avantage. En tout cas, je pense que les choses deviendront claires au cours du quinquennat. Et il y a donc deux scénarios possibles.

« Il va y avoir une compétition entre le pôle d’extrême-droite et le pôle de la gauche de rupture pour déterminer qui est le véritable opposant au bloc bourgeois. Et tant que cette compétition est ouverte, ni l’un ni l’autre n’ont intérêt à s’allier à Macron. »

Le premier passe par l’échec de la gauche, qui deviendrait plus probable si la Nupes se révélait un simple accord électoral sans avenir. Dans ce cas, on irait vers un bipolarisme à l’anglo-saxonne, qu’on retrouve en réalité aussi dans plusieurs pays d’Europe continentale, avec un bloc qui se prétend progressiste et démocrate, opposé à une alliance identitaire et traditionaliste. Il faut voir que, dans ce type de bipolarisme, les réformes néolibérales ne rencontreraient plus d’obstacle au niveau de la représentation démocratique. Bien sûr, elles susciteraient une opposition sociale, qui cependant ne trouverait plus d’interlocuteurs parmi les élus. On peut même dire que la transition néolibérale implique une série de réformes qui portent sur les institutions économiques, et qu’elle implique aussi une telle reconfiguration du système politique. Évidemment, ce scénario correspondrait à l’échec total de la stratégie de Mélenchon, qui, depuis sa sortie du PS, travaille à la construction d’une alternative politique au néolibéralisme. Et ce n’est pas du tout étonnant de constater que Mélenchon est considéré comme l’ennemi à abattre non seulement par Macron et Le Pen, mais par le système médiatique dans son ensemble. Ce n’est pas certain qu’ils y arriveront, car la souffrance sociale engendrée par les réformes est telle que la gauche de rupture dispose, potentiellement, d’un vrai socle social.

Il y a aussi un second scénario, celui dans lequel cette gauche s’affirmerait comme une vraie prétendante au pouvoir. On aurait alors un conflit politique de tout autre nature, qui porterait sur les questions sociales et économiques, et même sur les modalités d’organisation de la production, de l’échange et de la consommation. Une telle situation produirait presque mécaniquement un rapprochement entre le bloc bourgeois et l’extrême-droite, qui sur ces enjeux ont des positions absolument compatibles. Je ne crois pas que cela irait jusqu’à un parti unique de la droite, même s’il est intéressant de noter qu’un tel rapprochement se produirait alors que la succession de Macron sera certainement ouverte du côté de LREM, et celle de Le Pen possiblement au RN. Mais socialement, il n’y aurait pas de fusion complète entre le bloc bourgeois et celui d’extrême-droite. D’une certaine façon, le double jeu du RN ne serait plus tenable, et une partie des classes populaires qui votent pour ce parti ne suivraient pas le mouvement. Si donc le bloc de la gauche de rupture se consolidait et s’affirmait, il se retrouverait confronté à un nouveau bloc qui s’agrégerait autour du soutien au modèle néolibéral, avec une composante autoritaire importante, probablement aussi avec une composante identitaire et xénophobe. Mais bon, ces deux scénarios hypothétiques concernent l’avenir. Pour l’instant, nous sommes dans une configuration tripolaire, et pour revenir à ta question, il n’y a pas dans une telle configuration d’alliance envisageable avec Macron, ni pour la gauche de rupture ni pour l’extrême-droite.

Bruno Amable : Pepper D. Culpepper, un politiste américain, fait une différence entre ce qu’il appelle la noisy politics et la quiet politics. En gros, ce qui est lisible dans le débat public, et ce qui échappe au grand public, aux médias… Typiquement, la noisy politics, c’est par exemple la déchéance de la nationalité, et la quiet politics, c’est tout un tas de mesures de libéralisation financière que personne ne remarque parce que c’est trop compliqué, et dont on ne comprend qu’après les conséquences. Macron et l’extrême-droite n’ont pas du tout intérêt à se rapprocher sur la noisy politics. Mais sur la quiet politics, je ne suis pas sûr. Ils pourraient très bien s’entendre sur des choses qui échappent au débat public.

Où va le bloc bourgeois ?, par Bruno Amable et Stefano Palombarini, Editions La Dispute, 2022.

RUFFIN, MOUFFE : LA GAUCHE PEUT-ELLE DE NOUVEAU ÊTRE POPULAIRE ?

Mouffe Ruffin Gauche Populaire Le Vent Se Lève
© LHB pour LVSL

Le divorce historique entre la gauche et les classes populaires est-il en train de se refermer ? Le large score de Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle et le succès électoral de la Nouvelle Union Populaire Écologique et Sociale (NUPES) semblent l’attester. Pourtant, une partie des classes populaires continue à s’abstenir massivement ou à se réfugier dans le vote Rassemblement national. Face à cet état de fait, plusieurs stratégies s’opposent pour les reconquérir. Le samedi 25 juin, Le Vent Se Lève invitait Chantal Mouffe et François Ruffin à en débattre à la Maison des métallos. Chantal Mouffe est une théoricienne majeure du populisme de gauche et l’auteure de nombreux livres, dont « L’Illusion du consensus » et « Hégémonie et stratégie socialiste » avec Ernesto Laclau. François Ruffin commence son second mandat de député de la 1ère circonscription de la Somme, il est auteur et cinéaste.

La fin du consensus néolibéral ?

Le Vent Se Lève vous invite à une après-midi de réflexion et d’analyse sur la séquence politique, en compagnie de Chantal Mouffe, Evgeny Morozov, Barbara Stiegler, Alain Supiot et François Ruffin. Rendez-vous le samedi 25 juin à la Maison des Métallos à Paris à partir de 15h. [Retrouvez ici le lien vers l’événement facebook]

PROGRAMME

LES NOUVEAUX VISAGES DU LIBÉRALISME (15h-17h)

➕ Barbara Stiegler, Professeure à l’Université de Bordeaux
➕ Alain Supiot, Professeur au Collège de France
➕ Evgeny Morozov, chercheur et auteur

« Retour de l’État », « éclipse du néolibéralisme », « réhabilitation de la souveraineté » : à lire les principaux médias, une véritable révolution est en cours depuis la pandémie. Du « quoi qu’il en coûte » d’Emmanuel Macron à l’élection de Joe Biden en passant par l’interventionnisme croissant des banques centrales, une observation superficielle de la séquence pourrait laisser croire que l’on s’écarte du paradigme néolibéral. Pourtant, celui-ci a toujours toléré un certain degré d’interventionnisme étatique et juridique. Et bien souvent, cet interventionnisme a même été la condition de son fonctionnement ordinaire… Les travaux de Barbara Stiegler, d’Evgeny Morozov et d’Alain Supiot apportent des éclairages sur ces problématiques et nous invitent à penser les mutations du néolibéralisme.

RECONSTRUIRE L’AVENIR : LA GAUCHE PEUT-ELLE ÊTRE DE NOUVEAU POPULAIRE ? (17h-19h)

➕ François Ruffin, député et auteur
➕ Chantal Mouffe, Professeure de philosophie à l’Université de Westminster

Le divorce historique entre la gauche et les classes populaires est-il en train de se refermer ? Le haut score de Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle et le succès électoral de la NUPES semblent l’attester. Pourtant, une partie des classes populaires continue à s’abstenir massivement ou à se réfugier dans le vote Rassemblement national. Face à cet état de fait, plusieurs stratégies s’opposent pour les reconquérir. Chantal Mouffe est une théoricienne majeure du populisme de gauche et l’auteure de nombreux livres, dont « L’illusion du consensus » et « Hégémonie et stratégie socialiste » avec Ernesto Laclau. François Ruffin, député de la France insoumise de la 1ère circonscription de la Somme, débattra avec elle.

Rassemblement national, impasse populaire

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:William_Turner_-_Fishermen_at_Sea.jpg?uselang=fr
Fishermen at Sea © William Turner

Après avoir conquis une partie des classes populaires grâce à un discours portant sur l’immigration et la sécurité, Marine Le Pen et le Rassemblement national (RN) tentent désormais d’accéder à l’Élysée en séduisant un nouveau public : les milieux aisés de droite classique. Dans cette optique, le programme du RN a connu d’importants changements ces dernières années, en particulier sur les questions économiques et européennes. De l’abandon de la sortie de l’Union européenne et de l’euro, à un programme libéral en faveur des entreprises et des plus riches, le RN constitue plus que jamais un faux parti populaire.

Le Front national (FN), renommé Rassemblement national (RN) en 2018, est actuellement le principal parti français d’extrême-droite. Il a été fondé en 1972 à l’initiative du groupuscule d’extrême-droite Ordre nouveau, lui-même dissous en 1973 par le gouvernement de l’époque suite à des actions violentes. L’objectif principal du FN dès sa fondation était de rassembler, lors des moments électoraux, toutes les tendances diverses de l’extrême-droite (nationalistes, nationaux, royalistes …) [1].

Le parti a connu des débuts électoraux difficiles. En 1974, il ne rassemble, avec la candidature de Jean-Marie Le Pen (JMLP), que 0,75 % des voix au premier tour de l’élection présidentielle tandis qu’en 1981 il ne présente aucun candidat à cette élection. Toutefois, à partir de l’élection présidentielle de 1988, conjointement à l’affaiblissement du parti communiste français, le FN réalise des scores d’environ 15 %, exception faite de l’élection de 2007. Il faut noter, cependant, qu’entre les élections de 1988 et les élections de 1995, le FN, en la personne de JMLP, change grandement sur le plan idéologique. Alors que, dans le contexte de la guerre froide des années 80, JMLP se disait atlantiste, s’identifiant à une version française de Reagan, et que le FN était soutenu par le Club de l’Horloge (un laboratoire d’idées néolibéral et ethniciste), il opère un revirement dans les années 90 en adoucissant sa position atlantiste (il prend notamment ses distances avec Israël) et en s’opposant de plus en plus fortement au libre-échange et à la mondialisation. À partir de 2012, le FN connaît une forte dynamique montante : près de 18 % des voix récoltées au premier tour de l’élection présidentielle en 2012 et, en 2017, 21,3 % des suffrages au premier tour soit plus de 7,6 millions de voix.

Le RN, pour les pauvres, par les riches

Cette progression du vote Front national est essentiellement associée à un soutien plus important des classes populaires : à la fois de la part des électeurs au niveau de diplôme le plus faible, et de manière corrélée, des électeurs disposant des plus bas revenus. En effet, entre 1988 et 2017, au premier tour de l’élection présidentielle, le parti a constamment progressé parmi les électeurs qui ont un niveau de diplôme inférieur au bac, passant de 16 % à 31 %, ainsi que chez les électeurs disposant d’un diplôme de niveau bac, passant de 13 % à 25 %. Sur la même période, la proportion d’employés votant pour le FN est passée de 14 % à 30 % et celle des ouvriers de 17 % à 39 %.

Cependant, de l’autre côté du spectre éducatif et économique, le Front national continue de repousser. En effet, le niveau de vote FN auprès des électeurs ayant un niveau de diplôme supérieur à bac +2 n’a jamais dépassé les 9 % sur la période 1988-2017. Le même phénomène se retrouve chez les plus aisés, où il n’a jamais dépassé les 14% parmi les cadres et professions intellectuelles supérieures [2].

L’écrasante majorité de ces élus [du FN] vit depuis de longues années dans des conditions aisées, à rebours du récit frontiste.

Toutefois, cette caractéristique populaire du vote FN se distingue des caractéristiques socio-économiques des élus du parti. En effet, lorsque l’on s’intéresse au patrimoine et aux revenus des députés nationaux et européens frontistes, il apparaît que l’écrasante majorité de ces élus vit depuis de longues années dans des conditions aisées, à rebours du récit frontiste. Les députés n’ayant accédé que récemment à des conditions de vie aisées, dont l’exemple typique est Jordan Bardella, sont peu nombreux face aux députés originaires de milieux aisés ou très aisés, à l’image de Jean-Lin Lacapelle (ex-directeur commercial de L’Oréal), Gilbert Collard (avocat renommé, issu de la bourgeoisie, dont la famille possède un château), Hélène Laporte (analyste bancaire et conseillère en gestion de patrimoine) ou encore Marine Le Pen (dont la famille possède l’hôtel Montretout doté d’un jardin de 4800 mètres carrés dans les Hauts-de-Seine). Pire, il semblerait que le RN remplisse un rôle d’entretien financier de personnes vivant dans des conditions aisées. En effet, alors que le salaire moyen mensuel pour les salariés à temps plein du RN s’élevait à 2 721 euros net en 2017, Jean-Lin Lacapelle touchait, en tant que délégué national, 6 000 euros net par mois ; son confrère Alain Vizier, directeur du service presse, gagnait 5 000 euros net par mois et Yann Le Pen, la sœur de Marine Le Pen, était rémunérée 4 170 euros net par mois en tant que grande organisatrice des manifestations du RN. Cette tension entre représentés et représentants due à la différence de condition sociale se retrouve notamment dans l’évolution récente du programme économique et européen du RN.

Le revirement économique de Marine Le Pen en 2022, ou l’abandon des classes populaires 

Historiquement, le programme économique du Front national n’a jamais été au cœur des problématiques chères au parti et intéressait peu ses électeurs, à l’image des revirements de Jean-Marie Le Pen, tantôt admirateur de Reagan, tantôt dénonciateur du « mondialisme ultralibéral ». Dans sa stratégie de polarisation de la société entre d’un côté le peuple français et de l’autre les élites mondialisées, Marine Le Pen avait ensuite davantage opté pour une posture économique en faveur des classes populaires : retraite à 60 ans, valorisation du minimum vieillesse, baisse des tarifs réglementés du gaz et de l’électricité notamment. Ses propositions économiques servaient également un certain opportunisme politique : concernant par exemple sa position sur la taxation des carburants, elle souhaitait vouloir la diminuer en 2012, puis avait supprimé cette mesure de son programme en 2017 avant de la réintégrer pour tenter de suivre les revendications des gilets jaunes. Les déséquilibres budgétaires qu’engendraient de telles propositions compensées par de faibles rentrées d’argent n’apparaissaient pas comme un problème : la sortie de la France de l’Union européenne devait l’absoudre des contraintes budgétaires européennes. Mais plus encore, selon l’historienne Valérie Igounet, Marine Le Pen avançait des propositions pour séduire les électeurs tout en sachant certainement une partie d’entre elles irréalisables.

Cependant, avec l’hypothèse d’une possible accession à l’Élysée, le RN a revu sa position économique, sous l’influence en particulier des « Horaces », un groupe de hauts fonctionnaires anonymes : il fallait en effet adopter un programme économique donnant des garanties au milieu des affaires que Marine Le Pen espère désormais séduire. Elle a ainsi opéré un virage complet dans son programme économique, s’orientant vers le libéralisme classique de la droite. Dans Mediapart, François Ruffin a ainsi comparé l’évolution des programmes et note la disparition de nombreuses mesures sociales depuis 2012 (la revalorisation de 250 € de tous les salaires inférieurs à 1500 €, la défense des petits commerces contre la grande distribution, le relèvement du taux d’imposition sur les sociétés ou encore l’élargissement de l’assiette des retraites aux revenus du capital). Malgré l’absence dans le programme de 2012, déjà, de concepts importants comme « inégalités », « dividendes » ou « pauvres », Marine Le Pen a donc aligné son programme politique sur les politiques libérales en vigueur, influencée notamment par des membres du parti tel que Louis Aliot, Gilbert Collard ou Hervé Juvin.

Marine Le Pen a ainsi opéré un virage complet dans son programme économique, s’orientant vers le libéralisme classique de la droite.

Le programme économique en vue de la présidentielle apparaît ainsi beaucoup plus favorable aux classes aisées qu’aux classes populaires. Dans un « plan pour la jeunesse » présenté à l’occasion de l’allocution rituelle du 1er mai, Marine Le Pen annonce qu’elle compte stimuler le niveau d’activité des jeunes en soutenant les créations d’entreprise : un jeune qui créerait son entreprise recevrait une dotation égale à son propre apport, soit l’inverse d’une mesure de redistribution puisqu’elle aiderait davantage les plus riches des jeunes entrepreneurs qui peuvent apporter un capital plus élevé. Dans la suite de ce « plan pour la jeunesse », elle indiquait vouloir faire évoluer « la fiscalité des donations et successions pour permettre une plus grande mobilité du capital entre les générations », soit la même mesure que proposait Bruno Le Maire au printemps et qui apparaît particulièrement injuste et favorable aux plus riches : un couple avec deux enfants peut déjà transmettre en une seule fois près d’un million d’euros en toute franchise d’impôt, alléger la fiscalité des successions ne bénéficierait donc qu’aux jeunes venant des familles particulièrement riches.

La politique de redressement de la natalité proposée par Marine Le Pen passerait ensuite par des « prêts publics à taux zéro aux jeunes couples », soit la même mesure que proposait un autre membre d’En Marche !, Stanislas Guerini, une mesure peu optimale quand on sait qu’en 2018, 45 % des ménages français avaient déjà un emprunt à rembourser d’un montant moyen de près de 80 000 €. De même, elle reprend la politique du gouvernement actuel en matière de formation en promettant un « chèque formation aux entreprises qui prennent en formation un jeune ». Ce plan pour la jeunesse relève donc bien d’un programme libéral centré sur l’entrepreneuriat et favorisant les riches.

Lors d’une interview sur TF1, le dimanche 12 septembre 2021, Marine Le Pen a confirmé ce revirement libéral en expliquant refuser une augmentation des petits salaires, au bénéfice des entreprises dont elle ne veut pas voir les charges augmenter. La seule voie qu’elle avance pour « redonner du pouvoir d’achat aux Français » consiste à supprimer la redevance télévisuelle, soit 138 € par an, une bien maigre amélioration pour quelqu’un qui prétend défendre les classes populaires ! Cette dynamique était également visible dans les programmes économiques des candidats RN aux élections régionales de 2021. Ils défendaient davantage de soutien aux entreprises, à l’image de Thierry Mariani promettant de doubler le budget régional des aides aux entreprises, ou la réduction des dépenses de fonctionnement, comme Nicolas Bay qui souhaitait ne pas remplacer 200 agents régionaux partant à la retraite. Dans cette perspective d’alignement libéral, Marine Le Pen a par exemple proposé début septembre la « privatisation de l’audiovisuel public », arguant qu’une « grande démocratie » n’aurait pas besoin d’un audiovisuel public de cette taille, dans ce qui pourrait s’apparenter à un cadeau à l’audiovisuel privé dirigé par des milliardaires. Même si le service public de l’audiovisuel n’est pas parfait, et devrait être réformé pour permettre une véritable démocratisation de l’information, il permet pour l’heure, dans une certaine mesure, de contrebalancer l’influence de médias privés inféodés à de puissants intérêts privés. La réforme que propose Marine Le Pen aurait pour conséquence néfaste de renforcer le pouvoir d’influence des milliardaires français sur l’opinion publique, fragilisant d’autant plus l’un des piliers fondamentaux de la démocratie.

Le nouvel objectif du RN : rassurer les élites au pouvoir en conservant les dogmes libéraux

Il y a quelques années, une accession au pouvoir du RN aurait inquiété les milieux d’affaires et financiers du fait des chamboulements qu’elle aurait pu provoquer dans l’ordre économique. Pour séduire une partie de la droite plus classique, Marine Le Pen a voulu améliorer son image auprès des élites dominantes, en donnant des gages de confiance, notamment sur la question européenne et le respect des traités qui en découlent.

Lors des élections présidentielles de 2012 et de 2017, le RN avait adopté une position anti-Union européenne, en proposant notamment la sortie de l’euro et de l’espace Schengen par référendums. Désormais, la position du RN a radicalement changé : Marine Le Pen se veut « pragmatique » et estime que sortir de l’euro ne constitue « plus la priorité [du] combat politique ». Il n’est plus question de sortir ni de l’euro, ni de l’Union, ni de l’espace Schengen, seulement de « discuter avec nos partenaires européens » selon le désormais président du RN, Jordan Bardella. Il justifie ce changement de position par une adhésion moins forte des Français à une sortie de l’euro, ce qui est douteux. Les milieux financiers et économiques à qui profite l’Europe de la libre circulation des capitaux n’ont donc pas à s’inquiéter d’une éventuelle prise des institutions nationales par le RN. Par ailleurs, si le RN tient à appliquer concrètement son discours « localiste », visant à donner la priorité à la consommation et à la production locales, cela nécessitera de désobéir aux traités de libre-échange appliquées dans l’Union, et qui ont une valeur juridique supérieure à la Constitution française [3]. Ainsi, les propositions économiques de relocalisation nationale avancées par le RN semblent incompatibles avec leur nouvelle voie respectueuse des traités européens.

Ainsi les changements que propose le RN pour l’Europe sont radicalement différents aujourd’hui de ce qu’ils étaient par le passé : l’ordre libéral sur lequel l’Union européenne a été bâtie n’est plus remis en cause, et avec lui la question des traités et du respect des contraintes budgétaires.

Le RN annonce tout de même souhaiter opérer quelques changements au niveau de la gouvernance européenne, notamment par rapport au mandat de la Banque centrale européenne (BCE) : selon le parti, un de ses objectifs devrait être la lutte contre le chômage, à l’instar de ce que pratique la Banque centrale des États-Unis, la Fed. Outre les difficultés politiques que susciterait une telle réforme européenne, la rendant pratiquement inenvisageable, des confusions apparaissent rapidement dans l’image que se fait le RN de la BCE, critiquant la création monétaire qui se « perd dans l’économie virtuelle » au lieu de financer directement les États, ou dans le rôle primordial de l’État pour lutter contre le chômage sans le déléguer à une instance non-démocratique comme la BCE. Les fortes inégalités et la pauvreté aux États-Unis suffisent à démontrer que la délégation de cette mission (dont Marine Le Pen refuse désormais de s’occuper) s’avère insuffisante.

Ainsi les changements que propose le RN pour l’Europe sont radicalement différents aujourd’hui de ce qu’ils étaient par le passé : l’ordre libéral sur lequel l’Union européenne a été bâtie n’est plus remis en cause, et avec lui la question des traités et du respect des contraintes budgétaires. Marine Le Pen a d’ailleurs tenté, dans une tribune dans le journal libéral l’Opinion, de rassurer les milieux financiers sur cet aspect : « une dette doit être remboursée ». Un État souverain devrait ainsi « rembourser sa dette contre vents et marées », sans que les moyens qu’elle souhaite mobiliser soient identifiés. Elle prône l’usage d’une « bonne dette et de vrais fonds propres », « le contraire d’une politique d’austérité mais avec une réelle maîtrise budgétaire dans la durée » : l’usage de ces concepts flous a pour objectif d’envoyer un message rassurant aux créanciers du pays, aux investisseurs et aux milieux d’affaires : les règles seront respectées, les volontés réformistes annulées si besoin, et par-dessus tout, leurs intérêts ne seront pas menacés par l’arrivée au pouvoir de Marine Le Pen. François Ruffin a ainsi remarqué que la candidate frontiste avait cessé de s’offusquer des scandales touchant les ultra-riches, notamment dans les affaires « Paradise papers » et « OpenLux ».

Ce programme digne d’un parti « attrape-tout », cherchant à séduire de tous les côtés avec opportunisme, manque de cohérence globale et de crédibilité au regard d’une application pratique.

Malgré ce revirement libéral orthodoxe du programme économique et le respect annoncé des règles budgétaires, la plupart des dépenses proposées par la candidate frontiste ne seraient pas compensées par de nouveaux revenus pour les caisses de l’État. Le parti a souvent été jugé peu crédible sur ces questions économiques, notamment parce qu’il est le parti le plus endetté de France avec près de 25 millions d’euros à rembourser et pourrait même être au bord de la faillite en raison de la gestion catastrophique de ses finances, seulement sauvé par des prêts d’origine russe ou émirati. Auparavant, la sortie de l’euro et des traités européens devait permettre une plus grande liberté budgétaire, mais dans le cadre des limites fixées par Bruxelles, les nombreuses dépenses de ce programme, par exemple les investissements dans la réindustrialisation ou la nationalisation des autoroutes, apparaissent aujourd’hui peu crédibles. Dans la même idée, pour maintenir l’âge de la retraite à 60 ans, Marine Le Pen propose d’être « imaginatifs » et « volontaires » sans proposer de mesures concrètes pour autant. Ce programme digne d’un parti « attrape-tout », cherchant à séduire de tous les côtés avec opportunisme, manque de cohérence globale et de crédibilité au regard d’une application pratique.

La cohérence du repositionnement de Marine Le Pen sur le plan économique et européen apparaît alors de plus en plus clairement : après avoir conquis une certaine frange de la population principalement grâce aux thématiques liées à l’immigration et la sécurité, elle espère séduire l’électorat de droite plus classique par un programme économique libéral, tout en pariant sur un soutien continu des classes populaires malgré ce virage en faveur des plus riches. Au final, ce repositionnement permet d’éclairer la nature profonde du populisme de droite de Marine Le Pen [4] et rappelle les mots que tenait Jaurès en 1888 à propos du mouvement boulangiste : « Or, que fait [la démocratie] ? Elle s’attroupe autour d’un nom propre, elle acclame un soldat qui ne dit même pas le fond de sa pensée. Un grand mouvement était nécessaire : il pouvait se faire par le peuple et pour le peuple, il se fait par un homme et pour un homme. Le paysan, qui cherche l’ordre, la stabilité, la probité, la paix et la justice, verra sortir une fois de plus de l’urne plébiscitaire, avec le nom du général à qui il se livre, la guerre civile et la guerre étrangère, la corruption systématique et l’iniquité. » [5]

Cet article est dédié à la mémoire de Léonard Trevisan.

[1] Pour plus d’informations sur l’origine du Front national, voir LEBOURG, N., PREDA, J., BEAUREGARD, J., « Aux racines du FN L’histoire du mouvement Ordre nouveau », Fondation Jean Jaurès, 2014. Disponible ici :

https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01709289/document

[2] FOURQUET, J., « 1988-2021 : trente ans de métamorphose de l’électorat frontiste », Fondation Jean Jaurès, 28/04/2021. Disponible ici :

https://www.jean-jaures.org/publication/1988-2021-trente-ans-de-metamorphose-de-lelectorat-frontiste/

[3] Sur ce sujet, on pourra aussi lire NARAYCH, L., « Le « made in France » et ses obstacles », Le vent se lève, 07/12/2020. Disponible ici :

https://lvsl.fr/made-in-france-le-marche-au-secours-du-protectionnisme-economique/

[4] Sur ce sujet, on pourra aussi lire SLOBODIAN, Q., traduction par CORANTIN, K., « Les enfants bâtards de Friedrich Hayek : les origines néolibérales du « populisme de droite » », Le vent se lève, 05/09/2021. Disponible ici :

https://lvsl.fr/les-enfants-batards-de-friedrich-hayek/

[5] JAURÈS, J., « La foi en soi-même », La Dépêche de Toulouse, 18/11/1888.

2021 : Année Croizat

Croizat
Ambroise Croizat © Rouge Production, Creative commons

Alors que 2020 a fait l’objet d’une grande activité mémorielle et éditoriale autour du centenaire du Parti communiste français, 2021 apparaît quant à elle comme l’année Croizat. En effet, 2021 sera l’occasion de commémorer les 120 ans de la naissance d’Ambroise Croizat, les 75 ans de la loi sur la Sécurité sociale qui porte son nom et les 70 ans de sa mort, le 11 février. Sa trajectoire et son œuvre rappellent les réalisations les plus marquantes du PCF : la promotion de cadres politiques issus des classes populaires, permettant leur représentation politique, et la participation à l’édification d’une législation sociale qui marque encore aujourd’hui la France. L’histoire du ministre communiste du Travail à la Libération et « père » oublié de la Sécu demeure encore largement méconnue. Retour sur les principaux événements marquants de la vie du « ministre des Travailleurs ».

28 janvier : 120e anniversaire de la naissance d’Ambroise Croizat

Le 28 janvier dernier, les 120 ans de la naissance d’Ambroise Croizat ont donné lieu à une intense activité mémorielle, qui a utilisé les canaux historiques du militantisme cégéto-communiste, avec notamment une pétition parue dans le journal L’Humanité. Ce texte, qui a réuni une trentaine d’élus, de syndicalistes et d’intellectuels, appelait ainsi à la panthéonisation d’Ambroise Croizat, « pour que la Sécu entre au Panthéon ».

Fils de manœuvre, né le 28 janvier 1901 à Notre-Dame-de-Briançon en Savoie, Ambroise Croizat connait particulièrement bien la réalité de la condition ouvrière.

Arguant que « le XXe siècle retiendra à n’en pas douter, avec le recul, la fondation du système de santé public créé par Croizat comme l’une de ses plus grandes conquêtes », les signataires considèrent ainsi que l’ancien ministre du Travail est digne de recevoir les honneurs de la nation. Cette demande hautement symbolique témoigne du renouveau mémoriel autour de la figure d’Ambroise Croizat.

Longtemps méconnu de l’histoire dite « officielle » et de la population, celui qui a participé activement à la mise en place du régime général de la Sécurité sociale, avec entre autres Pierre Laroque, Alexandre Parodi, Georges Buisson et des milliers de syndicalistes anonymes, a ainsi vu sa mémoire réhabilitée ces dernières années. Des productions comme celles de Michel Etiévent, de Gilles Perret, de son petit-fils Pierre Caillaud-Croizat, du Comité d’honneur Ambroise Croizat ou encore de Bernard Friot, ont ainsi contribué à remettre sur le devant de la scène cette figure qui est longtemps restée confinée aux milieux militants, et dont le nom devient aujourd’hui de plus en plus fréquent sur les réseaux sociaux, dans les mobilisations sociales ou dans les paroles de certains dirigeants politiques.

Fils de manœuvre, né le 28 janvier 1901 à Notre-Dame-de-Briançon en Savoie, Ambroise Croizat connait particulièrement bien la réalité de la condition ouvrière. En 1906, son père, Antoine Croizat, organise l’une des premières grèves pour revendiquer une protection sociale, à travers une caisse de secours qui garantirait une couverture en cas d’accident ou de maladie. La grève aboutit à une victoire, mais Antoine Croizat se retrouve licencié en représailles. Sa famille part pour Ugine, puis Lyon, où Ambroise devient ouvrier dès l’âge de treize ans, et entre aussitôt à la CGT.

Un ouvrier au ministère : Croizat, exemple de l’élite ouvrière produite par le PCF et hissée au sommet de l’État

Ambroise Croizat constitue en ce sens un très bon exemple de ces cadres issus des classes populaires et laborieuses, formés à l’école du Parti communiste et qui, par leur engagement militant et leur fidélité au Parti, en ont gravi les échelons jusqu’à atteindre une position de pouvoir. Selon le sociologue Julian Mischi, « le PCF a permis à des catégories dominées de s’affirmer dans l’espace public. » En ce sens, le PCF a su incarner cette fonction de représentation et de formation des classes populaires, en apparaissant comme le « parti de la classe ouvrière », tout en s’affirmant comme celui de la nation, et en menant une politique de valorisation des profils issus du peuple dans les instances du parti. Une fonction que le PCF a progressivement cessé d’assumer, depuis la fin des années 1970 selon le sociologue.

La trajectoire militante d’Ambroise Croizat est à ce titre exemplaire. Dès 1917, il s’inscrit aux Jeunesses socialistes. L’année suivante, il adhère à la SFIO. Il rejoint le Parti communiste dès sa création en 1920, anime dans la foulée les grandes grèves de la métallurgie lyonnaise, puis prend la tête des Jeunesses communistes. Il est par la suite nommé secrétaire de la Fédération unitaire des travailleurs de la métallurgie. En 1936, il devient secrétaire général de la Fédération des métallurgistes de la CGT unifiée, la plus grande fédération de la centrale syndicale. Surtout, la même année, il est élu pour la première fois député de Paris, mandat au cours duquel il est le rapporteur de la loi sur les conventions collectives à la Chambre.

Arrêté en octobre 1939 avec les autres députés communistes restés fidèles au PCF à la suite du pacte de non-agression germano-soviétique, Ambroise Croizat est déchu de son mandat de député et condamné à cinq ans de prison, puis transféré au bagne d’Alger. Libéré le 5 février 1943, il est aussitôt nommé par la CGT clandestine à la Commission consultative du Gouvernement provisoire à Alger. Par la suite, il siège à partir de novembre 1943 à l’Assemblée consultative provisoire, au titre de la CGT. Président de la Commission du Travail et des Affaires sociales, il participe à l’élaboration d’une législation sociale destinée à être mise en place à la Libération, dans laquelle la Sécurité sociale s’inscrit pleinement.

Son rôle dans la mise en place de la Sécurité sociale apparaît à son apogée lorsqu’il devient ministre du Travail.

Cette implication précoce d’Ambroise Croizat dans le projet de Sécurité sociale est en tout cas confirmée par Georges Buisson, dans un discours à l’Assemblée consultative le 31 juillet 1945, lors duquel il présente son rapport : « Dès avant ce dépôt [d’une demande d’avis sur le projet du gouvernement], notre commission, sur la demande de son président [Ambroise Croizat], s’était saisie de cette importante question et avait consacré deux séances à un examen préalable. »

Croizat Laroque
Au centre, Ambroise Croizat, ministre du Travail et de la Sécurité sociale. Assis, à sa droite, Pierre Laroque, directeur de la Sécurité sociale. Marcel Willard, directeur de cabinet d’Ambroise Croizat, est à sa gauche, décembre 1945. R.Viollet/LAPPI

Par la suite, il est élu membre des deux Assemblées constituantes, ainsi qu’à l’Assemblée nationale, de 1946 à sa mort. Mais son rôle dans la mise en place de la Sécurité sociale apparaît à son apogée lorsqu’il devient ministre du Travail le 21 novembre 1945, en remplacement d’Alexandre Parodi. Pierre Laroque est alors directeur de la Sécurité sociale.

22 mai : 75e anniversaire de la « loi Croizat »

C’est en effet à Ambroise Croizat que revient, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le rôle de déposer les projets de lois sur la Sécurité sociale et la retraite des vieux travailleurs. Il lui revient également de les défendre publiquement devant l’Assemblée, les groupes d’intérêts opposés et la presse, et de mobiliser les militants dont les efforts sont nécessaires à la concrétisation de ces principes sur le terrain.

Son premier discours en tant que ministre du Travail à l’Assemblée, le 3 décembre 1945, témoigne de la priorité que constituent pour lui la Sécurité sociale et la retraite des vieux travailleurs : « Il faut en finir avec la souffrance, l’indignité et l’exclusion. Désormais, nous mettrons l’homme à l’abri du besoin. Nous ferons de la retraite non plus une antichambre de la mort mais une nouvelle étape de la vie  ».

À la tête de ce ministère, il ne déposera pas moins de quarante-cinq projets de loi. Entre novembre 1945 et juillet 1946, il jouera également un rôle majeur dans l’implantation de Caisses sur l’ensemble du territoire : 138 caisses primaires d’assurance maladie et 113 caisses d’allocations familiales. Le 7  avril 1946, Croizat propose déjà à l’Assemblée nationale d’étendre à tous les Français l’allocation accordée aux vieux travailleurs salariés. Le 22 mai 1946, est adoptée la loi portant généralisation de la Sécurité sociale, alors surnommée « loi Croizat ».

Le nom de Croizat est ainsi associé à la fois à la construction de l’édifice législatif de la Sécurité sociale, à sa dimension affective pour les militants, et à l’implantation territoriale de ses Caisses – en somme, à la concrétisation du plan rédigé par Pierre Laroque, afin qu’il ne demeure pas une simple orientation théorique classée sans suite.

Pour ce faire, il s’appuie sur les travailleurs et les militants de la CGT avec lesquels il semble garder un contact permanent. Aussi s’adresse-t-il à eux le 12 mai 1946 : « Rien ne pourra se faire sans vous. La Sécurité sociale n’est pas une affaire de lois et de décrets. Elle implique une action concrète sur le terrain, dans la cité, dans l’entreprise. Elle réclame vos mains … »

Huma Croizat
Extrait de l’Humanité du 3 mai 1946, vantant la “loi Croizat”. © Gallica

À la tête du ministère, Ambroise Croizat tente par exemple de contourner l’interdiction de valorisation salariale en doublant les allocations familiales, puis en augmentant de 50 % la rémunération des heures supplémentaires. Il supprime également l’abattement de 10 % sur les salaires féminins, ce qui, en plus de réaliser l’égalité salariale entre les sexes, permet une hausse des cotisations pour la Sécurité sociale, créant ainsi un cercle vertueux en faveur du régime général.

C’est dans une ambiance particulièrement conflictuelle que, le 8 août 1946, Ambroise Croizat prononce devant l’Assemblée l’un de ses principaux discours. Il y qualifie la législation adoptée de « compromis, mais un compromis très positif, réalisé sous la pression populaire ». Il témoigne ainsi à la fois des avancées que cet ensemble de lois représente pour la population, – réalisées grâce au soutien de celle-ci –, et en même temps des limites imposées par les différentes oppositions au régime général.

Les débuts de la Guerre froide jouent un rôle décisif dans la conflictualisation des relations entre les forces du tripartisme, ce qui ne manque pas de menacer la bonne application du plan de Sécurité sociale. Cette situation de tension aboutit en 1947-1948 à la scission entre la CGT et FO, scission qui porte atteinte au front syndical ayant permis la mise en place réussie des caisses de Sécurité sociale.

Cette rupture se traduit également, au même moment, par la fin de la participation des ministres communistes au gouvernement, – et parmi eux, d’Ambroise Croizat. En ce sens, l’historienne Claire Andrieu relève que « le commencement de la Guerre froide et le départ des communistes du gouvernement marquent la fin de l’expression au niveau politique des solidarités nées dans la Résistance. Le programme du CNR perd son milieu nourricier et entre dans la légende. »

Le lendemain de son éviction du ministère du Travail, Ambroise Croizat, dans un meeting à Saint-Denis, indique : « Ma présence au ministère ne m’a jamais fait oublier mon origine et mon appartenance à la CGT. Je ne mériterais pas votre confiance si, par malheur, je m’étais laissé aller, au cours de mon activité gouvernementale, à oublier vos souffrances et vos intérêts. Ces derniers se confondent trop avec ceux de la nation pour qu’un ministre communiste puisse les oublier. […] La lutte continue pour l’indépendance nationale et l’instauration d’un bien-être pour tous … »

« Jamais nous ne tolérerons que soit rogné un seul des avantages de la Sécurité sociale, nous défendrons à en mourir et avec la dernière énergie cette loi humaine et de progrès. »

Ambroise Croizat et ses camarades, renvoyés sur les bancs de l’Assemblée, semblent demeurer quelque peu impuissants dans les évolutions portant sur la Sécurité sociale et les retraites. Entre son exclusion du gouvernement Ramadier le 5 mai 1947 jusqu’à sa mort, l’ancien ministre du Travail et de la Sécurité sociale ne déposera pas moins de quatorze projets de loi en tant que député, mais ces propositions auront désormais avant tout valeur de témoignage.

Elles s’inscrivent dans une stratégie de lutte visant la défense de l’œuvre dont il a été l’un des principaux acteurs. Quelques mois avant sa mort, il lèguera ainsi en quelque sorte cette lutte en héritage, lors de son dernier discours à l’Assemblée, le 24 octobre 1950 : « Jamais nous ne tolérerons que soit rogné un seul des avantages de la Sécurité sociale, nous défendrons à en mourir et avec la dernière énergie cette loi humaine et de progrès. »

Cette citation, l’une des plus reprises par la littérature militante évoquant Ambroise Croizat, sonne comme une mise en garde pour l’avenir de la Sécurité sociale, source d’inquiétudes pour son ancien ministre, dont la santé décline.

11 février : 70e anniversaire de la disparition du « ministre des Travailleurs »

Son décès, le 11 février 1951, s’accompagne de nombreux hommages, rendus par l’ensemble de la classe politique. Le plus représentatif est certainement celui d’Édouard Herriot, alors président de l’Assemblée, qui prononce le 13 février un éloge funèbre au début de la séance, devant les députés debout pour honorer la mémoire de leur ancien collègue.

« C’était comme un fleuve veiné de tricolore où tremblait la brume des cravates de crêpe. Œillets, lilas par milliers, des couronnes sur toute la largeur de la rue. Par milliers, sur des kilomètres. Comme si des parterres fleuris s’étaient mis soudain à marcher. »

Édouard Herriot salue ainsi cet homme, qui « tenait un langage de ministre, remarquable chez un homme qui n’a été formé que par les cours du soir. […] On comprend que les travailleurs se montrent à ce point émus par la disparition de celui qui leur fut si étroitement dévoué. Ministre du travail, il leur disait un jour : “J’entends demeurer fidèle à mon origine, à ma formation, à mes attaches ouvrières et mettre mon expérience de militant au service de la nation.” Reconnaissons qu’il est demeuré fidèle à ce programme. »

Outre les hommages provenant de la classe politique, qui reconnaît unanimement le dévouement de Croizat, son enterrement « à la Victor Hugo », qui aurait réuni jusqu’à un million de personnes selon Michel Etiévent, démontre la reconnaissance du peuple ouvrier pour celui qu’il nomme le « ministre des Travailleurs ».

Capture d'écran de l'enterrement de Croizat
L’enterrement d’Ambroise Croizat, le 19 février 1951, Ciné Archives (Capture d’écran, modifiée)

Le lyrisme du journaliste de L’Humanité Jean-Pierre Chabrol, présent le 17 février 1951 à l’enterrement d’Ambroise Croizat, permet de saisir l’importance de cette cérémonie pour les militants communistes et cégétistes : « C’était comme un fleuve veiné de tricolore où tremblait la brume des cravates de crêpe. Œillets, lilas par milliers, des couronnes sur toute la largeur de la rue. Par milliers, sur des kilomètres. Comme si des parterres fleuris s’étaient mis soudain à marcher. Mineurs du Nord ou d’Alès, en bleu, lampe au côté, métallos de Citroën ou de Renault, élus barrés d’écharpes, la France entière s’était, ici, donné rendez-vous. »

En témoigne aussi Fernand Crey, ouvrier chimiste de Savoie, qui a fait le déplacement à Paris : « Il y avait un monde fou. Le Père-Lachaise était plein et la foule arrivait de partout. C’était la première des grandes figures du Parti communiste qui disparaissait après la Libération. Il laissait un héritage social considérable. On lui devait tout : la Sécu, les retraites, les conventions collectives, la prime prénatale, le statut des mineurs et des électriciens et gaziers, les Comités d’entreprise, la Médecine du travail … Tout ce qui te rend digne et te débarrasse des angoisses du lendemain ».

Les images filmées du cortège d’Ambroise Croizat sont à ce titre saisissantes, dévoilant en effet une foule immense, preuve de la popularité du défunt, portant ses portraits, des gerbes offertes par les délégations ouvrières, des drapeaux en berne, et une tribune d’où lui rendent hommage les principaux dirigeants du mouvement ouvrier alors présents.

Auteur d’un article sur la « liturgie funèbre des communistes », Jean-Pierre Bernard propose une analyse intéressante du devoir de mémoire communiste, révélant un usage politique, mais aussi une dimension quasi métaphysique, à travers une forme de sacralisation laïque de ses héros disparus, dont le dévouement pour la classe ouvrière inspire à la fois humilité et admiration.

« L’image de la mort prématurée imputable à l’activisme militant revient régulièrement » selon lui, avant de citer l’exemple d’Ambroise Croizat, s’appuyant sur un article qui lui rend hommage dans L’Humanité, le lendemain de sa mort : « Après une grave intervention chirurgicale parfaitement réussie, la convalescence suivait son cours et l’impression du corps médical était que la guérison devait venir normalement. Brusquement, une hémorragie intestinale s’est produite, compliquée d’une crise d’urémie, qui a entraîné une mort rapide. Cette complication a été d’autant plus grave que l’organisme d’Ambroise Croizat était déjà miné par les privations et le surmenage de sa vie militante ».

Croizat est ainsi présenté comme mort d’épuisement afin de réaliser la conquête de nouveaux droits pour les travailleurs, symbole de sa générosité et de son dévouement héroïque, voire sacrificiel, à la classe ouvrière. Sa mort prend donc une dimension communautaire, se place à l’origine d’une mémoire collective dans une étape importante du mouvement ouvrier, à travers l’exemple qu’il constitue pour les militants.

Malgré l’importance de ces obsèques et la claire volonté d’inscrire l’œuvre d’Ambroise Croizat dans la mémoire collective de la classe ouvrière, les décennies suivant sa disparition seront marquées par une activité mémorielle en déclin. La place que l’histoire de la Sécurité sociale lui accorde, malgré des premiers travaux sortis dès les années 1950, semble secondaire par rapport à celle qu’y occupe Pierre Laroque. Celui-ci poursuivra au cours des décennies suivantes son activité de haut-fonctionnaire en charge des questions liées à la protection sociale, mais de telle sorte que son ancien ministre de tutelle tombera peu à peu dans l’oubli pour se confiner à des cercles militants de plus en plus réduits.

L’intérêt nouveau porté ces dernières années à Ambroise Croizat, dans un contexte de fortes mobilisations sociales et d’utilisation accrue des réseaux sociaux à des fins militantes, a toutefois permis de rappeler le nom cette figure majeure du mouvement ouvrier et de l’histoire du système social français.

« Le PCF a permis à des catégories dominées de s’affirmer dans l’espace public » – Entretien avec Julian Mischi

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Le congrès de Tours, décembre 1920 © Agence de presse Meurisse.

Le Parti communiste français célèbre ses 100 ans d’existence. Adhérant à la IIIe Internationale lors du congrès de Tours de 1920, quelques années après la Révolution russe, la Section française de l’Internationale communiste fait alors scission avec la SFIO et devient le PCF. Julian Mischi, sociologue spécialiste des classes populaires et du militantisme, publie une riche synthèse de cette histoire centenaire, au plus près du renouveau historiographique. À l’heure où les classes populaires s’abstiennent massivement de voter et où les partis politiques traversent une véritable crise de confiance, l’histoire du PCF pourrait permettre de remettre au goût du jour l’idéal d’émancipation collective. Entretien réalisé par Maxime Coumes.


Le Vent Se Lève Dès l’introduction du livre, vous écrivez que « le fait de chercher à comprendre l’histoire du mouvement communiste […] résonne fortement avec les préoccupations politiques et théoriques de celles et ceux qui ne se satisfont pas aujourd’hui de l’ordre des choses néolibéral. » Selon vous, en quoi l’histoire du Parti communiste français peut-elle alimenter une force et une énergie, alors même que l’importance des partis, dans la vie politique française, semble se désagréger ?

Julian Mischi – Ce livre a beau être un livre d’histoire, il traite en effet d’enjeux politiques actuels, tout particulièrement concernant la place des classes populaires dans notre société. Le PCF a été, il faut le rappeler, un parti de masse très puissant qui a dominé le paysage politique à gauche, de la Libération aux années 1970. Dès les années 1930, il a su développer des réseaux militants au sein du monde ouvrier urbain mais aussi dans les campagnes et parmi les fractions intellectuelles de la population. Or la capacité à prendre en compte et à relayer les intérêts des couches sociales dominées est l’un des principaux défis auquel doit faire face une gauche radicale et écologique largement dépourvue de liens solides avec les milieux populaires.

Sur ce plan comme sur d’autres, il y a, à mon sens, des leçons à tirer de l’histoire centenaire du mouvement communiste en France. Si, comme vous le dites, le rôle des partis politiques tend à se réduire dans la période récente, c’est en partie parce qu’ils se révèlent incapables de tisser des relations fortes avec les populations des quartiers populaires et des espaces ruraux. Les partis peinent à se faire le réceptacle efficace d’aspirations au changement encore exprimées par une mobilisation comme celle des Gilets jaunes.

Or, l’organisation communiste a su pendant un temps incarner une protestation populaire et offrir des relais aux revendications sociales et politiques venant de la base. Je décris par exemple comment le lien avec le monde du travail a été assuré par une articulation étroite avec les réseaux syndicaux et une valorisation des militants des entreprises. Les cellules communistes ont constitué un creuset politique exceptionnel, faisant se côtoyer, selon les lieux, ouvriers d’usine, enseignants, femmes au foyer, ingénieurs, paysans, universitaires, employées de bureau, techniciens, etc. Un tel brassage social est absent d’une gauche politique qui s’est largement embourgeoisée et réduite à des professionnels de la politique.

Revenir sur l’histoire du communisme français, c’est aussi s’interroger sur les logiques bureaucratiques des partis qui réduisent la démocratie interne, un problème auquel sont confrontés les militants d’aujourd’hui face à des organisations dont le pouvoir est monopolisé par quelques personnes. Le PCF a constitué un formidable outil d’émancipation individuelle pour des militants, femmes et hommes, qui ont pu lutter contre les élites sociales bourgeoises et masculines, dans leurs communes et sur leur lieu de travail. Mais il a aussi laissé peu de place aux voix discordantes : toute divergence interne était traquée au nom de la nécessaire unité de parti.

Couverture Le Parti des communistes
Julian Mischi, Le Parti des communistes, Hors d’atteinte, 24,50 euros © Hors d’atteinte

Fort de cette histoire, il paraît essentiel de se tourner vers des formes d’organisation non autoritaire, tout en actant que le modèle de parti incarné par le PCF a aussi permis de promouvoir et de former des militants d’origine populaire. Le défi pour une gauche de transformation sociale soucieuse non seulement d’entendre mais aussi de porter la voix des classes populaires est de parvenir à construire un modèle organisationnel facilitant l’entrée et la promotion des militants de tous les horizons sociaux sans pour autant étouffer la démocratie interne. Prétendre représenter des catégories dominées (femmes, victimes de racisme, travailleurs manuels, etc.) ne peut revenir, dans une perspective d’émancipation collective, à parler à la place des premiers intéressés. Cela implique de promouvoir ces catégories elles-mêmes, dans une organisation de lutte ainsi renforcée et radicalisée (au sens positif de prise en compte des problèmes à la racine) par des militants porteurs d’expériences variées de la domination.

La forme du parti, à condition d’être bien articulée avec d’autres réseaux associatifs et syndicaux, demeure probablement un outil incontournable pour coordonner une lutte anticapitaliste. Outre cette question, toujours en suspens, du modèle organisationnel, cette histoire du PCF se penche également sur d’autres enjeux qui raisonnent avec l’actualité des dernières mobilisations, en particulier l’articulation entre combat politique et luttes syndicales ou encore la constitution d’une solidarité internationale dépassant les « égoïsmes nationaux ».

LVSL La création du Parti communiste en 1920 marque une rupture dans le champ politique français. Comment s’organise alors l’implantation des idéaux communistes en France, en opposition aux pratiques de la SFIO qui restait le parti uni et majoritaire à gauche jusqu’au congrès de Tours ? 

J.M. La création d’un parti communiste en France s’est faite en plusieurs étapes. L’adhésion du Parti socialiste à l’Internationale communiste lors du congrès de Tours de décembre 1920 a constitué un élan essentiel dans l’émergence du mouvement communiste, mais il a fallu plusieurs années avant de voir se former un parti réellement différent de l’ancien PS-SFIO, sous l’impact notamment de sa bolchevisation à partir de 1924-1925. Les défenseurs de l’adhésion à l’Internationale communiste voulaient tourner la page d’une SFIO qui s’était, selon eux, compromise en participant au gouvernement d’ « union sacrée » durant la Première guerre mondiale. Au-delà du soutien à la révolution bolchevique de 1917 en Russie, ils affichaient une hostilité à l’endroit des élus et une défiance à l’égard des professionnels de la politique. Dans le parti de « type nouveau » exigé par les bolcheviques et espéré par ces militants, le groupe parlementaire et la presse furent ainsi rapidement contrôlés par la direction du parti.

La promotion d’ « éléments prolétariens » au sein du nouveau parti représente une autre rupture. Face à la SFIO, dominée par une élite d’intellectuels et de professions libérales, comptant de nombreux avocats ou journalistes, le Parti communiste se construit à partir du milieu des années 1920 autour de dirigeants d’origine ouvrière. Il valorise une organisation en cellules d’entreprise là où la SFIO était structurée en sections territoriales. Les communistes s’engagent par ailleurs progressivement dans le soutien aux luttes anticoloniales alors que la SFIO se contente de dénoncer les abus du colonialisme. En 1925-1926, les communistes appellent ainsi à l’évacuation du Maroc et à la fraternisation avec Abdelkrim lors de la guerre du Rif.

 « Les femmes, les enfants d’immigrés et les catégories populaires trouvent en particulier au sein du PCF un vecteur de protestation contre la société capitaliste et une source d’émancipation individuelle. »

La diffusion des idéaux communistes se cristallise en particulier autour de l’expérience soviétique, première révolution socialiste réussie qui est perçue comme ayant établi un « pouvoir prolétarien ». L’attrait du communisme repose également sur une implication des militants dans les luttes sociales et le mouvement syndical, ainsi que sur l’établissement d’un ensemble de municipalités dans les banlieues urbaines et les régions industrielles. L’adaptation du message communiste aux réalités de la société française explique sa diffusion des grandes forteresses ouvrières jusque dans les campagnes agricoles où il a répondu à des aspirations de défense de la petite propriété familiale.

En réalité, les femmes et les hommes s’approprient le communisme comme un support politique à des revendications variées, d’ordre syndical, féministe, ou encore anticolonialiste. Les femmes, les enfants d’immigrés et les catégories populaires trouvent en particulier au sein du PCF un vecteur de protestation contre la société capitaliste, ainsi qu’une source d’émancipation individuelle. Il est important de souligner que le communisme à la française recouvre cette réalité, pour en contrer les visions schématiques réduisant ce mouvement à sa dimension oppressive.

LVSL Si les années 30 sont synonymes d’une « ouvriérisation » du parti, avec la volonté de promouvoir des cadres issus des milieux populaires, vous précisez toutefois que le PCF est marqué par un certain nombre d’inégalités au sein de son organisation.  

J.M. Animé par des militants d’origine populaire alliés à des intellectuels, le mouvement communiste a constitué une entreprise inédite de subversion des règles du jeu politique. Il a remis en question pendant un temps les logiques sociales qui excluent les classes populaires de la scène politique française. À cet égard, le PCF a occupé une place à part dans la vie politique française dominée par les élites sociales. Sa construction comme parti à direction ouvrière était certes ajustée à un contexte socio-économique favorable, avec une classe ouvrière croissante, mais elle n’avait rien de naturel et a nécessité une stratégie organisationnelle ciblée, impliquant une attention de tous les instants et des dispositifs de formation et de sélection appropriés. Cette orientation a permis de promouvoir des cadres d’origine populaire qui occupèrent les plus hautes fonctions du parti pendant une très longue période : ce fut le cas de Maurice Thorez, Benoît Frachon et Jacques Duclos, du milieu des années 1920 jusqu’aux années 1960.

Cependant, certaines inégalités sociales du champ politique ont tout de même été reproduites en partie au sein du PCF. Ainsi, les dirigeants se recrutaient parmi les fractions les plus qualifiées du monde ouvrier, des travailleurs souvent employés dans les grandes entreprises ou les services publics. Ils étaient issus d’une élite populaire ayant accédé à une instruction primaire relativement longue pour l’époque. À l’inverse, les ouvriers peu qualifiés, les immigrés ou les femmes étaient souvent cantonnés aux échelons de base de l’organisation. Ce décalage avec les fractions plus fragiles des classes populaires est surtout fort à partir des années 1960-1970, où l’on note l’essor de mobilisations d’ouvriers d’origine paysanne ou de femmes ouvrières en dehors des rangs communistes.

« Parti de masse sensible à la lutte contre les dominations sociales, il a permis à des catégories dominées de s’affirmer dans l’espace public. »

Par ailleurs, les ouvriers devenus dirigeants communistes, c’est-à-dire, en quelque sorte, « révolutionnaires professionnels », se sont éloignés par certains aspects de la condition ouvrière. La distance entre les permanents pris dans les logiques d’appareil et les groupes populaires au nom desquels ils prenaient la parole est un problème qui se pose à toute organisation militante, confrontée de fait aux inégalités qui traversent le monde politique en produisant des professionnels vivant pour et de la politique.

Néanmoins, pour le PCF, la production d’une élite militante s’est faite en relation étroite avec les milieux populaires, alors que les autres partis étaient et sont toujours largement dominés par des élites économiques et culturelles. Parti de masse sensible à la lutte contre les dominations sociales, il a permis à des catégories dominées de s’affirmer dans l’espace public. Ainsi, même si la position des femmes communistes est restée fragile par rapport à leurs homologues masculins, le PCF s’est singularisé en étant, de loin, le parti le plus féminin au sein d’un paysage politique très masculin.

Lieu de convergence entre le mouvement ouvrier et le courant féministe dans les années 1920, le PCF s’enferme ensuite dans une longue période de conservatisme sur le plan de la morale, tout en rendant possible un féminisme pratique pour des femmes issues notamment de milieux populaires, dont l’entrée dans l’action militante implique la transgression des schémas dominants des rôles de sexe. La féminisation, à partir de la Libération, des assemblées électives (municipalités, Parlement, etc.) doit beaucoup aux communistes et à leur lutte contre les élites politiques bourgeoises et masculines.

LVSL L’engagement du PCF au moment du Front populaire et sa participation gouvernementale à la Libération ont permis de grandes avancées sociales, qui rythment encore l’organisation de notre société (congés payés, Sécurité sociale, création de la Fonction publique, réduction du temps de travail, etc.). Pourtant, on a l’impression que ce legs communiste dans la structuration des institutions nationales a été refoulé. Comment l’expliquer, à l’heure où des intellectuels comme Alain Badiou ou Bernard Friot tentent de réhabiliter la notion de « communisme » ? 

J. M. – La menace du communisme au sein des pays capitalistes a conduit à des réformes qui ont amélioré le sort des classes laborieuses au cours du XXe siècle. Partout en Europe, des législations progressistes se sont déployées sous la pression plus ou moins directe des communistes, tout particulièrement après la Seconde Guerre mondiale. Le développement de l’État-Providence apparaît comme une manière d’éviter une révolution sociale. En France, les acquis du Front populaire en 1936 (le PCF soutient le gouvernement de Léon Blum) ou de la Libération (des communistes participent au gouvernement de septembre 1944 à mai 1947) doivent beaucoup aux pressions du PCF et de la CGT. La mémoire militante valorise cet héritage, mais il est vrai que cet aspect est largement gommé de la mémoire commune. De l’extérieur, le communisme est souvent perçu comme un mouvement d’opposition, une force de contestation des institutions, faisant oublier les mécanismes de solidarité nationale et de protection sociale qu’il a grandement contribué à mettre en œuvre au plus haut niveau de l’État.

Ce gommage de l’impact du PCF sur nos institutions nationales est notamment à corréler avec la diffusion d’une image du communisme associée au totalitarisme, en particulier depuis les années 1990 et le succès du Livre noir du communisme dirigé par Stéphane Courtois. L’aspect criminel, réel, du communisme tel qu’il s’est exprimé dans les pays socialistes, a fait passer au second plan que ce mouvement a aussi été un acteur de réformes progressistes dans les pays capitalistes.

En outre, ce legs gouvernemental a été compliqué à gérer par le PCF après sa seconde participation au gouvernement, en 1981-1984. Là aussi, des acquis sont à mettre au crédit des ministres communistes qui favorisent l’extension des droits syndicaux et le développement des services publics durant les premières années de la présidence de Mitterrand, marquées par les nationalisations et les conquêtes sociales. Les réformes promues par le cabinet d’Anicet Le Pors, dirigé par un ancien responsable des fonctionnaires CGT, assurent ainsi un élargissement de la fonction publique, jusque-là limitée aux administrations de l’État, aux collectivités territoriales, aux établissements publics hospitaliers et aux établissements publics de recherche.

Le « Plan Rigout », du nom du Ministre de la formation (Marcel Rigout), permet à des jeunes sans diplôme de suivre des stages de formation en alternance. Mais les ministres communistes deviennent, pour l’équipe dirigeante du PCF autour de Georges Marchais, les boucs émissaires des errements du parti au début des années 1980. Ils doivent quitter le gouvernement en juillet 1984 sans explication politique. Les quatre ministres regretteront les conditions de leur départ et la faiblesse de la valorisation de leur action gouvernementale au sein du parti. Ils prendront d’ailleurs tous leurs distances avec la direction, notamment Charles Fiterman, chef de file des « refondateurs ».

LVSL Vous évoquez, dans vos travaux, la « désouvriérisation » du PCF qui s’opère dans les années 1970. Malgré la désindustrialisation française, on peut toutefois se demander comment le PCF aurait pu stratégiquement accompagner cette mutation, alors que l’identité ouvrière elle-même se désagrège.

J. M. – Au cours des années 1970, le PCF commence à perdre son caractère ouvrier. Non seulement le poids des catégories ouvrières régresse dans les rangs militants au profit notamment des enseignants et de professions intermédiaires, mais les nouveaux permanents, dont le nombre n’a jamais été aussi élevé, ont une expérience ouvrière de plus en plus réduite. Vous avez raison : cette évolution renvoie en premier lieu à des mutations sociologiques profondes qui voient le groupe des ouvriers travaillant dans de grandes usines se réduire.

Mais le monde ouvrier reste cependant numériquement très important : il se diversifie plus qu’il ne disparaît, avec un essor des travailleurs des services et une féminisation du salariat. La recomposition des classes populaires à l’œuvre fragilise un parti qui n’est alors pas en mesure de s’ouvrir aux nouvelles figures populaires : travailleurs issus de l’immigration nord-africaine, femmes employées dans les services à la personne, intérimaires de la logistique, etc. La focalisation sur les figures industrielles et masculines de la classe ouvrière n’a probablement pas aidé le mouvement communiste à renouveler sa base populaire dans les années 1970-1980.

 « Le mouvement de désouvriérisation a été renforcé par des stratégies organisationnelles qui ont favorisé les élus et délaissé les syndicalistes. »

En outre, dans les années 1990-2000, la direction du PCF abandonne une politique des cadres qui était jusqu’ici favorable aux militants d’origine populaire, formés dans le parti et promus aux postes dirigeants. Le mouvement de désouvriérisation a été renforcé par des stratégies organisationnelles qui ont favorisé les élus et délaissé les syndicalistes. Dans un contexte de baisse continue de l’activité militante, les élus et leur entourage jouent un rôle de plus en plus central dans la reproduction de l’appareil du PCF, entraînant une professionnalisation de l’engagement communiste autour des collectivités territoriales.

Certes, les évolutions du style de vie des classes populaires, de leur insertion professionnelle et de leur ancrage territorial concourent à les éloigner de l’organisation communiste et plus généralement de l’action militante, notamment syndicale. Leur culture de classe s’est fragilisée. Mais ces classes n’ont pas disparu et elles portent toujours des aspirations au changement comme l’a montré la mobilisation des Gilets jaunes. À cet égard, les syndicalistes, mais aussi les militants associatifs et les animateurs de quartier, apparaissent comme des relais précieux vers les fractions les plus fragiles de la population.

Dans la dernière période, l’animation sociale constitue d’ailleurs une filière de renouvellement d’un communisme populaire ancré dans les réalités urbaines. J’évoque notamment dans l’ouvrage la figure d’Azzédine Taïbi, récemment réélu maire de Stains, fils d’ouvrier et d’immigrés algériens, qui a commencé à travailler comme animateur de quartier à 17 ans. Son cas, comme celui d’Abdel Sadi à Bobigny, souligne l’importance du secteur de l’animation pour le renouvellement d’un personnel politique d’origine populaire.

LVSL On est marqué par l’influence, voire l’ingérence, de l’Internationale communiste de Moscou puis du Kominform sur la doctrine nationale du PCF. Comment le Parti a-t-il géré sa stratégie d’organisation politique après la chute de l’URSS ?  

J. M. – Il faut tout d’abord souligner que la centralisation du mouvement communiste autour d’une Troisième Internationale dite communiste s’explique par les contrecoups de la Première guerre mondiale sur le mouvement ouvrier européen. Sa naissance, en mars 1919 à Moscou, puis son extension, constituent une réaction directe à la compromission des dirigeants socialistes européens dans la boucherie de la guerre. Ces derniers ont tourné le dos à leurs déclarations pacifistes, et appuient leurs gouvernements respectifs dans l’effort de guerre. Pour remédier à cette trahison des valeurs internationalistes, l’Internationale communiste entend développer une structure hiérarchisée et disciplinée, à l’inverse de la Deuxième Internationale, fédération de partis socialistes indépendants les uns des autres.

La dimension internationale est une composante constitutive du mouvement communiste, qui s’organise en « parti mondial de la révolution » au nom de la défense des intérêts généraux de l’humanité : la disparition des antagonismes de classe par la victoire du prolétariat mettra fin aux guerres entre nations. Des partis communistes doivent se constituer par la transformation des anciens partis socialistes débarrassés de leurs éléments « opportunistes » et « social-chauvins », afin de former des sections nationales de l’Internationale communiste.

Mais l’Internationale communiste s’est en réalité rapidement transformée en instrument mis au service exclusif des bolcheviques et de la diplomatie de l’Union soviétique. À partir de 1924-1925, elle a été vecteur d’une réorganisation des partis communistes sur un modèle stalinien proscrivant toute divergence interne. La subordination du parti français aux intérêts de l’État soviétique s’est accompagnée de l’étouffement de la démocratie interne et d’une soumission de la politique du PCF aux orientations de l’équipe de Staline. De fines marges de manœuvre existaient et Maurice Thorez s’est appuyé sur des ouvertures pour défendre sa politique de Front populaire, devenue une orientation de l’Internationale communiste en 1935. Mais le tournant du Pacte germano-soviétique en août 1939 est là pour illustrer qu’en dernier ressort, ce sont bien les intérêts de l’URSS qui primaient.

 « La fin de l’URSS signe l’acceptation d’une diversité d’opinions à la tête du PCF avec l’abandon du modèle autoritaire du centralisme démocratique. »

Le PCF a longtemps été l’un des plus fidèles soutiens des Russes au sein du mouvement communiste international, contrairement aux Italiens qui dès 1956 ont défendu l’idée d’une diversité de modèles nationaux de communisme. Si des distances ont été prises au milieu des années 1970, par Georges Marchais lui-même, la fin de cette décennie est marquée par un réalignement du PCF sur les positions du Parti communiste d’Union soviétique.

La formule du « bilan globalement positif » des pays socialistes puis le soutien à l’intervention russe en Afghanistan en 1979 en sont des illustrations. Durant toutes les années 1980, malgré les signes de décrépitude des régimes socialistes européens, le PCF célèbre toujours leurs avancées démocratiques et sociales. Pourtant, comme je le montre dans l’ouvrage, de nombreux militants, intellectuels ou ouvriers, contestent cette façon de rendre compte de la situation dans les pays de l’Est.

Pour les dirigeants communistes français, l’inscription dans le « camp socialiste » est remise en cause par la force des choses, malgré eux, avec le démantèlement de l’Union soviétique en 1991. La tentative de coup d’État en août de cette année par des partisans d’une ligne dure au sein du Parti communiste d’Union soviétique n’est pas dénoncée clairement par la direction du PCF, qui insiste sur les « conditions de l’éviction de Mikhaïl Gorbatchev », évitant ainsi de condamner catégoriquement le putsch. Jusqu’au bout, les responsables du PCF se sont ainsi attachés à soutenir le régime soviétique.

La fin de l’URSS signe l’acceptation d’une diversité d’opinions à la tête du PCF avec l’abandon du modèle autoritaire du centralisme démocratique. Il est possible d’afficher publiquement son désaccord et les structures locales fonctionnent de manière plus autonome. Les discours d’ouverture et l’acceptation d’un pluralisme idéologique depuis les années 1990 n’empêchent cependant pas un certain verrouillage de l’organisation avec une attribution discrétionnaire des postes à responsabilité, dans un entre-soi de cadres naviguant entre la place du Colonel-Fabien (le siège du parti), les bureaux du quotidien L’Humanité et les cabinets et groupes d’élus des assemblées (Sénat, Assemblée nationale, conseils régionaux et départementaux). Par un jeu de cooptation et d’activation de réseaux externes, les cadres nationaux contrôlent toujours efficacement les débats internes. La fermeture de l’appareil sur lui-même continue ainsi d’être dénoncée par les « refondateurs », qui finissent par quitter le parti en 2010.

À la fin de l’année 2018, le mouvement d’acceptation des tendances internes débouche cependant sur une remise en cause inédite du secrétaire national du parti, Pierre Laurent, qui doit laisser la place à Fabien Roussel, cadre de la puissante fédération du Nord ayant soutenu un texte alternatif à celui de la direction nationale lors du dernier congrès. Le principal point de friction concerne les stratégies d’alliance électorale : les opposants se fédèrent dans la dénonciation de l’« effacement » du PCF produit par l’absence de candidats aux couleurs du parti lors de certaines élections, tout particulièrement aux scrutins présidentiels de 2012 et 2017 lors desquels le PCF a soutenu la candidature de Jean-Luc Mélenchon.

LVSL Vous évoquez les filiations mémorielles établies par le PCF pour s’inscrire dans l’histoire nationale, à l’image de l’ancrage du mouvement communiste dans la succession de la Révolution française au moment du Front populaire. La mémoire du passé révolutionnaire est toujours présente au PCF, avec un fort attachement aux figures des révolutions russes et cubaines pour ne prendre que ces exemples. Comment les militants d’aujourd’hui articulent cette mémoire révolutionnaire avec l’activité et la stratégie du PCF qui est essentiellement institutionnelle et légaliste ? 

J. M. – Pour légitimer leur action et l’inscrire dans l’histoire nationale, les communistes français ont constamment mobilisé les images de la Révolution française. Cette célébration du passé national dans une finalité politique intervient dès le congrès de Tours, en décembre 1920. Les défenseurs de l’adhésion à l’Internationale communiste mettent alors en rapport la situation des bolcheviques russes confrontés à la guerre civile avec les menaces qui pesaient sur les révolutionnaires français en 1792-1793.

La rupture avec la SFIO comprise dans l’ « union sacrée », et l’entrée dans le communisme se font au nom d’un retour aux sources du mouvement ouvrier et socialiste français. À l’inverse, leurs opposants, tel Léon Blum, présentent le bolchevisme comme un courant étranger au socialisme français. Au sein du jeune Parti communiste, l’appropriation de la nouvelle culture bolchevique se fait au nom d’une réactivation de la tradition révolutionnaire française, des combattants de 1830, 1848 ou de la Commune de Paris.

Au moment du Front populaire, la filiation avec la Révolution française justifie une stratégie institutionnelle légaliste et d’alliance avec les autres forces de gauche. Le type d’éléments de l’histoire révolutionnaire française mis en avant, avec une valorisation radicale du peuple sans-culotte ou une référence plus consensuelle aux représentants jacobins, peut en réalité varier selon les individus et les moments. D’une façon générale, la mémoire militante communiste est à la fois révolutionnaire et républicaine depuis le milieu des années 1930.

« La tension entre radicalité révolutionnaire et implication dans le jeu politique institutionnel traverse toute l’histoire du PCF. »

Une telle mémoire révolutionnaire est effectivement toujours présente dans les rangs militants. S’il s’agit seulement de célébrations symboliques, la référence aux épisodes révolutionnaires, qu’ils soient nationaux ou étrangers, n’entre pas véritablement en tension avec une stratégie modérée d’implication dans le jeu politique institutionnel. Au sein du PCF, le répertoire révolutionnaire a ainsi tendance à se réduire à une fonction identitaire de rassemblement interne : il s’agit de favoriser la cohérence militante autour de valeurs communes et de marquer la différence avec les socialistes, plus en retrait dans l’appropriation des symboles révolutionnaires.

Cette culture révolutionnaire joue ainsi un rôle important pour les jeunes communistes ainsi que dans la trajectoire des nouveaux adhérents vers le parti ou les travaux des intellectuels communistes. Mais cette culture révolutionnaire tend à s’effacer dans les débats entre dirigeants nationaux ou lors de la discussion des grandes orientations pendant les congrès. Il faut dire aussi qu’en France, l’étape de la prise de pouvoir a été rapidement associée pour les communistes à une phase pacifique et parlementaire, dès le moment du Front populaire et encore plus à la Libération et, bien sûr, après l’abandon de la référence à la dictature du prolétariat en 1976. De fait, la révolution est surtout renvoyée au passé national ou aux situations étrangères.

Face à cela, des militants affichent régulièrement leur opposition à différents moments de l’histoire du PCF en estimant que sa direction a trop délaissé la perspective révolutionnaire pour se compromettre avec les institutions bourgeoises. C’est surtout le cas dans les années 1968 : de nombreux jeunes communistes, souvent exclus, vont alimenter des groupes révolutionnaires situés à l’extrême-gauche, qualifiés de « gauchistes » par le PCF. Plus récemment, des jeunes militants vont, dans les années 2010, essayer de contester le pouvoir pris par les élus et leurs collaborateurs en réactivant une rhétorique révolutionnaire qu’ils estiment être passée au second plan, au risque d’effacer la singularité du PCF à gauche. La tension entre radicalité révolutionnaire et implication dans le jeu politique institutionnel traverse toute l’histoire du PCF : on touche là aussi à un enjeu toujours actuel pour la gauche de transformation sociale.

Conquérir le droit à la ville pour penser la propriété autrement

© Damien Astier

Le droit à la ville, tel qu’il a été théorisé par le philosophe et géographe marxiste Henri Lefebvre en 1967, est plus que jamais menacé par l’avènement de la ville capitaliste, à la fois lieu de consommation et consommation du lieu. Face à la logique de privatisation de l’espace public et de marchandisation du territoire, les classes populaires et les habitants les plus précaires sont les premières victimes. Comment dès lors conquérir un droit à la ville pour tous ? La clé pourrait bien se situer dans notre conception de la propriété, qui ne doit plus s’entendre comme une forme d’appropriation individuelle, mais comme une nouvelle responsabilité partagée. Par Damien Astier.


Le droit à la ville en péril

Comme l’écrivait Henri Lefebvre dans son ouvrage Le Droit à la Ville en 1967, la société
urbaine, qu’il différencie de la ville, est la finalité de l’industrialisation – « l’urbanisation et
l’urbain contiennent le sens de l’urbanisation » –, et la ville est le lieu d’expression de la lutte des classes. Cinquante ans plus tard, on voit comment la classe dominante – la bourgeoisie propriétaire associée à l’aristocratie stato-financière[1] – a façonné une ville comme Paris : privatisation du patrimoine immobilier et des lieux de culture (déchus en lieux de consommation), gentrification et ségrégation socio-spatiale, évacuation de la classe ouvrière (que l’on entendra au sens marxiste comme réunissant aujourd’hui les prolétaires, ceux qui n’ont que leur force de travail à vendre pour subsister), concurrence des usages et standardisation des commerces et de l’architecture, diktat des rythmes urbains – la proximité de la ville du “quart d’heure[2]” relevant bien souvent d’un « luxe », qui se paye à prix fort sur le marché de l’immobilier.

Les classes populaires, ainsi évacuées du centre de la métropole, se retrouvent exclues trois fois : par la distance-temps (éloignement domicile-travail), par la distance-coût (l’enjeu de la gratuité des transports se pose, la hausse des tarifs de stationnement – sans parler de péage urbain – étant un facteur de ségrégation puissant), et par le coût de « consommation » de la ville (activités de loisir, culture, divertissement, restaurants). En effet, la ville capitaliste, à la fois lieu de consommation et consommation du lieu, comme la définissait Henri Lefebvre, promeut la valeur d’échange – consommation des espaces et produits de la ville – contre la valeur d’usage – la fête, le droit à l’œuvre, le « théâtre spontané » – au point de la contester partout, voire de la résorber dans l’échange. Or, cette valeur d’usage résiste, irréductible, constitutive de l’urbain, enjeu du droit à la ville. Ainsi, comme l’écrit Henri Lefebvre :

https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:Henri_Lefebvre_1971.jpg
Le philosophe, géographe et sociologue Henri Lefebvre © Bert Verhoeff

« Le droit à la ville se manifeste comme forme supérieure des droits : droit à la liberté, droit à l’individualisation dans la socialisation, à l’habitat et à l’habiter. Le droit à l’œuvre (activité participante) et le droit à l’appropriation (bien distinct du droit à la propriété) s’impliquent dans le droit à la ville. »

On ne peut que constater que l’appropriation de l’espace public, la pratique et l’usage des lieux publics, se trouvent à la fois de plus en plus contestés par leur privatisation et de plus en plus contrôlées, voire criminalisées par la puissance publique (vidéosurveillance, répression des manifestations des gilets jaunes et dans une moindre mesure des militants écologistes, évacuation de Nuit Debout, contrôle de parcours et tentative d’interdiction des cortèges de grèves…).

Les politiques conduites lors des dernières mandatures se sont adaptées à cette tendance de la classe dominante, oscillant entre timides poches de résistance (fermeture des voies sur berges, développement du logement social) et compromis marchands « gagnant-gagnant ». La ville – son territoire – se négocie sur le marché des valeurs d’échange : espace, foncier et immobilier sont rangés au rayon de marchandises et valorisés comme tels, selon l’offre et la demande. Le patrimoine privé municipal n’y échappe pas, jouant le jeu de la course à la valorisation foncière – pourvoyeuse à court terme de recettes municipales asphyxiées par l’austérité – dictée par la densification et l’orientation de la programmation urbaine vers les produits les plus « rentables ». Le dispositif des appels à projets, seul, résiste à sa manière à la stricte logique de marché en négociant la souveraineté municipale contre un renoncement de valorisation.

L’espace public et le patrimoine public municipal – lieux de valeur d’usages par excellence – sont attaqués : concessions publiques hautement valorisées comme le parc des expositions ou encore les parcs de stationnement Vinci, substituant du « privé marchand » à du « public tarifé », naming (POPB devenu Accord Hotels Arena), mécénat (bourse du commerce concédée à M. Pinault) dont les bienfaiteurs s’achètent un capital symbolique à moindre coût (avec défiscalisation partielle à la clé) sur le dos de collectivités locales aux finances publiques taries par la doctrine d’austérité gravée dans les traités européens que le gouvernement applique si consciencieusement.

La ville n’est plus « œuvre » vectrice de valeurs d’usage, mais lieu de consommation et de valeurs d’échange.

On constate également l’émergence d’espaces à statut ambigu comme les lieux « ouverts au public », espaces en réalité privés dont l’ouverture au public est contrôlée et restreinte à des plages horaires définies (centre commerciaux, abords de musées ou monuments, excluant SDF, « fauteurs de troubles présumés » et autres indésirables) : le public est ici regardé comme consommateur et non usager ou citoyen. Et si des « tiers-lieux » émergent encore, souvent autour d’activités artistiques développées sur des friches ou dans des interstices du tissu urbain échappant à la surveillance, rapidement l’État et le marché s’activent à le récupérer, le régulariser ou, à défaut, ordonner sa destruction.

La ville n’est plus « œuvre » vectrice de valeurs d’usage, mais lieu de consommation et de valeurs d’échange. Elle doit être circulée en permanence et jamais appropriée, traversée par des flux de citadins, de travailleurs, de touristes, de consommateurs (à l’instar des capitaux qui, gelés ou bloqués, révèlent l’inanité du système économique capitaliste qui consacre la valeur d’échange et le mythe d’une croissance infinie) et ne jamais prêter le flanc à des fixations durables, des regroupements de citoyens imprévus et par définition « non-autorisés », des irruptions démocratiques directes alors capables de revendiquer leur droit à l’expression, à la contestation, à la révolte, à la ville.

La propreté et la sécurité comme thèmes de campagne municipale particulièrement mis en exergue à Paris participent de cette logique : rendre l’espace public propre, c’est une manière de dire en creux qu’il doit être évacué, aseptisé, vidé et invisibilisé de toute l’indignité et la souffrance que le capitalisme engendre (vive les « pics d’or », non aux « campeurs » migrants du canal) et rendu hermétique à toute expression populaire publique, organisée ou spontanée, susceptible de contester l’ordre. Le confinement sanitaire nous a donné un aperçu, avec ses drones et sa police, de ce que pourrait engendrer une tendance sécuritaire légitimant l’état d’urgence permanent.

Porte d’Auteuil © Damien Astier

Ainsi, comme l’écrivait Henri Lefebvre : « Si la classe ouvrière se tait, si elle n’agit pas, soit spontanément soit par la médiation de ses représentants et mandataires institutionnels, la ségrégation continuera avec des résultats en cercle vicieux (la ségrégation tend à interdire la protestation, la contestation, l’action, en dispersant ceux qui pourraient protester, contester, agir). »

Ce n’est pas de davantage de technologie ou d’innovation en matière de gestion ou de management urbain prétendu « smart » dont a besoin la ville, c’est de (re)devenir un lieu de liberté, d’expression gratuite et offerte, d’art, d’appropriation, de conflit. Une équipe municipale, ou candidate à la mairie, doit nécessairement se positionner par rapport au droit à la ville, c’est-à-dire reconnaître la lutte de classes et choisir son camp : œuvrer pour consacrer la primauté de l’humain, de l’usager qui « fait société » urbaine, porteur de valeur d’usages, ou bien s’attacher à protéger le décor urbain, les propriétaires et exploitants d’une ville réduite à des valeurs d’échange.

La propriété à responsabilité partagée

Dans certaines villes, on entend parfois élus et habitants s’insurger, à juste titre, contre la cherté des logements, les immeubles vacants, ou encore contre la disparition des commerces de proximité au profit d’agences bancaires ou d’assurance. Dans d’autres villes, on les voit lutter contre les marchands de sommeil, prédateurs de quartiers en perdition, et s’escrimer à redonner une vitalité à des rez-de-chaussée désaffectés.

Ces situations résultent d’une même logique qui sévit sur la ville, ou plus exactement qui produit la ville : une économie de marché malade. Malade de la spéculation, qui amène à considérer, en zones tendues, l’immobilier comme un placement financier, un « actif » offrant du rendement, comme une action en bourse crache des dividendes… ou s’écroule. Malade aussi d’être dépendante de la santé économique de « sa demande », constituée des habitants et usagers de la ville : trop pauvres, trop précaires, et c’est le parc immobilier qui se paupérise et se dévalue.

Face à ces situations, et plus particulièrement en matière de logement, l’action des pouvoirs publics a longtemps poursuivi deux grandes orientations : ou bien laisser faire le marché, fiévreux ou fébrile, en s’attachant à en récupérer les retombées financières
lorsqu’il est spéculatif et haussier (DMTO, taxes d’aménagement) ou à le perfuser et tenter de l’orienter dans le cas contraire (TVA réduite, investissement locatif), ou bien faire de la ville en dehors du marché, notamment par la construction de logements locatifs
conventionnés (sociaux et intermédiaires), financés par la collectivité et dont le prix d’usage échappe à la logique marchande.

Entre ces deux pôles opposés, de récentes expériences ont vu le jour, qui visent à corriger des aspects spécifiques et déviants du marché. Tout d’abord, on peut songer à l’encadrement des loyers du parc privé, véritable offensive contre la dérive spéculative délétère qui asphyxie les habitants et gentrifie sans fin les centres urbains. La mesure reste limitée actuellement par la modestie du dispositif réintroduit par la loi ELAN, qui ne concerne que les nouveaux baux d’habitation. Une seconde mesure repose sur le contrôle des usages, à travers les clauses d’affectations et autres clauses constructives exigées par les collectivités « propriétaires » sur leur patrimoine cédé dans le cadre d’appels à projets urbains innovants, développés de manière massive depuis la première vague des « Réinventer » initiée par la Ville de Paris. Dans cette approche, la collectivité reprend une forme de souveraineté sur son territoire en contractualisant les engagements du porteur de projet, mais ces engagements restent provisoires et limités dans le temps (quelques années) en raison de la nature des droits cédés (pleine propriété). Enfin, l’impulsion de formes d’accession sociale à la propriété, via le montage OFS-BRS[3] permet de créer un statut de propriétaire d’usage à durée limitée. Toutefois, l’exclusion de recourir au marché pour en fixer le prix, d’une part, et les conditions strictes d’éligibilité des bénéficiaires, d’autre part, en font un produit nécessitant une administration assez lourde.

Ces trois approches partagent néanmoins un objectif commun, bien qu’abordé sous des angles différents : en finir avec la propriété dominante, abusive, c’est-à-dire ôter à la propriété des composantes qui peuvent en faire un danger pour ville, un obstacle à la démocratie urbaine, un péril pour les habitants comme pour les usagers.

Il ne s’agit plus d’opposer le public au privé, le locataire au propriétaire, mais de réconcilier le citoyen « propriétaire » d’un morceau de ville et l’assemblée délibérante garante de la vitalité urbaine.

Aucune de ces approches n’est suffisante à rétablir, seule, le droit à la ville : il faut donc s’attacher à les combiner pour conserver leurs atouts tout en dépassant leurs limites. Cela peut s’obtenir immédiatement sur le foncier public, maîtrisé par la collectivité : à coté des logements sociaux cédés aux bailleurs publics (HLM ou institutionnels) peuvent émerger des logements – et plus largement de l’immobilier – en propriété à responsabilité partagée.

Cela doit reposer sur une modalité : la contractualisation à travers un bail long terme[4] au sein duquel la collectivité encadre ce qu’elle souhaite voir contrôlé (destination, rendement, charges d’entretien…) et sur un principe de partage des responsabilités, qui implique que les clauses supportées par l’acquéreur s’accompagnent d’une sécurité dont la collectivité reste garante (droit de délaissement). Pour ce faire, une foncière publique est nécessaire, associant des fonds propres ou apports en nature de partenaires publics (collectivités, Action Logement, CDC), mais restant pilotée par les collectivités détentrices du droit des sols. L’horizon deviendrait ainsi de municipaliser le sol, pour que le territoire urbain ne devienne plus jamais une marchandise, mais reste une res publica sur laquelle la démocratie puisse s’exprimer[5].

Il ne s’agit plus d’opposer le public au privé, le locataire au propriétaire, mais de réconcilier et coresponsabiliser le citoyen « propriétaire » d’un morceau de ville (l’usager de la ville, qu’il soit habitant, commerçant, travailleur, étudiant) et l’assemblée délibérante garante de la vitalité urbaine. Mesdames et messieurs les élus, à l’aube de votre mandat, posez-vous la question : allez-vous vendre votre ville, et abdiquer petit à petit votre souveraineté, ou préférerez-vous la confier, et en conserver in fine la maîtrise ?

[1] Catégorie tirée de l’ouvrage d’Emmanuel Todd « La lutte de classes en France au XXIème siècle ».

[2] Concept tiré de la campagne « Paris en Commun » de la candidate et maire sortante Anne Hidalgo.

[3]  Bail réel solidaire (montage plus sophistiqué que le PSLA, par sanctuarisation de la subvention publique initiale).

[4]  Droits réels immobiliers sur le principe de l’emphytéose.

[5] On découvre à quel point l’espace public, parce qu’il est public, est à la fois lieu de friction sociale et d’expression de la souveraineté municipale (voies sur berges à Paris, partage modal, terrasses…).

Le temps des ouvriers : politique de classe ou politique en miettes ?

https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:Photo_de_ouvrier_en_1895.jpg
Ouvriers des ateliers de Bischheim, département du Bas-Rhin, France, en 1895

Le documentaire de Stan Neumann, Le temps des ouvriers (2020), diffusé récemment sur ARTE, rappelle l’histoire ouvrière de l’Angleterre du XVIIIe siècle aux désindustrialisations. Les droits conquis et la mémoire des luttes donnaient de la fierté : le sentiment, malgré une vie difficile, d’être considéré et d’avoir sa place. Quelle est cette place aujourd’hui ? Quatre perspectives politiques semblent se dessiner.


L’histoire racontée par le documentaire de Stan Neumann est celle de révoltes réprimées, de révolutions trahies, de corps exploités pour le profit de quelques-uns et soumis à la peur, à la faim et aux aléas de la vie. Mais c’est aussi le portrait de femmes et d’hommes qui se sont battus pour conquérir des droits, habités par l’espérance d’une vie meilleure.

Ce qui a disparu aujourd’hui, ce ne sont pas les ouvriers – un actif sur cinq, soit 6,3 millions de Français, le sont encore – mais la représentation traditionnelle que nous en avions, à savoir « une identité devenue une conscience, une conscience devenue une force », conclut Stan Neumann. Les ouvriers, et par extension les classes populaires, c’était l’image de l’ouvrier en col bleu sortant des usines. Cette force, les droits conquis, la mémoire des luttes et les promesses de combats, donnaient de la fierté : le sentiment, malgré une vie difficile, d’être considéré et d’avoir sa place. Quelle est cette place aujourd’hui ? Quatre perspectives politiques semblent se dessiner.

La première, c’est que les changement vécus par le monde ouvrier au cours du XXe siècle permettent de mesurer toute la violence d’un discours qui prône la mobilité, la flexibilité et l’adaptation comme nouvelles valeurs morales et managériales pour mieux dénoncer des classes populaires prétendument incapables de s’adapter à la « modernité ». D’un côté, les ouvriers ont affronté la désindustrialisation, la tertiarisation de l’économie, la mutation du travail et le chômage de masse. De l’autre côté, l’accès à l’éducation, la féminisation des emplois ou encore les biens de consommation ont ouvert aux enfants des ouvriers un monde que leurs grands-parents ne pouvaient pas envisager. C’est sans doute cette classe sociale qui a vu son quotidien changer dans les proportions les plus importantes.

La deuxième, c’est que les ouvriers ont non seulement changé mais qu’ils ont été rendus invisibles. Au cinéma, malgré de rares et belles exceptions, les conflits sociaux et les ouvriers sont absents : « Les personnages d’insiders de milieux populaires ont pratiquement disparu des écrans depuis la Nouvelle Vague, alors qu’ils tenaient le haut du pavé dans la production des années 1930, du moins dans la partie passée à la postérité. » [1] La télévision française renvoie l’image d’un pays de classes moyennes supérieures. La parole est détenue à l’écrasante majorité par des cadres et les ouvriers ne sont quasiment jamais entendus à la télévision [2]. Plus largement, dans les discours à leur égard, c’est souvent le mépris qui transparaît. Tant de choses sont moquées : l’action syndicale, le choix de s’installer dans le périurbain, les courses au supermarché, la nature de leurs dépenses, la vieille voiture au diesel, l’absence d’enthousiasme à l’égard du libre-échange ou des taxes carbones, l’addiction à la clope, les « fachos » qui traîneraient dans leurs rangs quand ils se mobilisent et leur prétendu incivisme quand ils ne votent pas.

Ce discours porte d’autant plus que l’invisibilité se prolonge dans la représentation politique. Il n’y a qu’un seul ouvrier à l’Assemblée nationale. En 1936, 56 députés étaient ouvriers, sur 610 députés. Ils sont aussi moins nombreux que par le passé à militer dans des partis et à y prendre des responsabilités. Un parcours comme celui d’Ambroise Croizat (1901 – 1951), fils d’un ouvrier et d’une employée, lui-même ouvrier puis député et ministre du Travail et de la Sécurité sociale, semble moins probable aujourd’hui qu’hier. C’est souvent l’argument de la compétence qui est opposé à l’idée que des personnes qui ne seraient pas diplômées des grandes écoles accèdent au pouvoir. Or, les compétences ne se réduisent pas à un diplôme et, en démocratie, ce ne sont de toute façon pas ces dernières qui doivent primer dans l’exercice des fonctions politiques, mais les convictions. Et on ne voit pas en quoi des ouvriers, tout comme des employés, des indépendants ou des agriculteurs, auraient moins de convictions que d’autres professions et catégories socioprofessionnelles.

Le troisième, c’est que l’ancienne conscience de classe est largement fragilisée. En premier lieu, par une extension du « travail en miettes » [3], pour reprendre le titre de l’essai de Georges Friedmann. Il y a toujours ces « tâches répétées et parcellaires de toutes sortes, situées aussi bien dans les ateliers, les chantiers et les mines que dans les bureaux, les services de vente et de distribution, et d’où la variété, l’initiative, la responsabilité, la participation à un ensemble, la signification même, sont exclues ». Le travail est encore marqué par des gestes découpés et répétitifs, le contrôle du temps, la pression et les accidents. Mais c’est aussi la forme de l’emploi elle-même qui est beaucoup plus fragmentée qu’à l’époque de l’apogée de la classe ouvrière, avec le recours à l’intérim, les contrats à durée déterminée, le temps partiel et les horaires décalés. Cela rend difficile de percevoir ce qu’il peut y avoir de commun entre des ouvriers ou au sein d’une même usine. Ancien ouvrier dans l’agroalimentaire et écrivain, Joseph Ponthus [4] explique que sur 2000 employés d’une usine, il n’en connaît que 20 à la fin et il ajoute :

« On ne dit plus ‘Nous, l’usine de poisson’. Chacun se définit par rapport à son poste. Le chargement, le dépotage… »

D’autre part, la conscience de classe est aussi débordée par d’autres combats qui ne sont pas réductibles à une catégorie professionnelle, comme le féminisme, encore la lutte contre le racisme ou l’écologie. Bruno Latour parle même à ce sujet d’une nouvelle question « géo-sociale » : « l’introduction du préfixe ‘géo’ ne rend pas obsolètes cent cinquante ans d’analyse marxiste ou matérialiste, elle oblige, au contraire, à reprendre la question sociale mais en l’intensifiant par la nouvelle géopolitique » [5]. Ce qui signifie que la classe, c’est aussi le territoire dont nous dépendons, ce qu’il fait à notre travail, à nos représentations, les alliés avec qui le défendre, les adversaires que nous désignons et les espèces avec lesquelles nous cohabitons.

La quatrième perspective, c’est qu’il y a pourtant un destin social partagé entre les ouvriers et, plus largement, les classes populaires. La vie des 40 % des Français les plus pauvres (soit un niveau de vie inférieur à 18 610 euros par an) [6] est marquée par des contraintes et des insécurités qui ne sont pas celles du reste de la population, concernant l’espérance de vie, le risque de mourir précocement, les conditions de travail et la pénibilité, la santé, le sommeil, la réussite scolaire, la qualité de l’alimentation, le confort du logement, l’accès aux loisirs et même les accidents de la route. Ces inégalités sont aussi intersectionnelles, elles sont ainsi plus graves ensemble que séparément. Mais une autre frontière est apparue à l’intérieur même des classes populaires. Par rapport aux années 1930 ou 1960, les rapports sociaux ne s’envisagent plus seulement entre le « nous » des dominés et le « eux » des dominants mais aussi entre ceux qui, parmi les classes populaires, vivent en majorité des revenus du travail et ceux dont le revenu se compose davantage de prestations et transferts sociaux. Les ouvriers peuvent se situer d’un côté ou de l’autre. C’est ce que le sociologue Olivier Schwartz qualifie de « conscience de classe triangulaire » et que plusieurs travaux ont souligné. C’est là tout le piège des discours libéraux qui ont dénoncé « l’assistanat » et qui ont précisément appuyé sur cette frontière pour fracturer les classes populaires en vantant le travail, l’égalité des chances, la réussite individuelle, la propriété, comme outil d’émancipation et de distinction envers les plus pauvres.

D’où la nécessité de reconstruire du collectif partout où c’est possible, pour lutter contre cette politique en miettes qui fragmente les expériences et individualise la question sociale. C’est ce que Chantal Mouffe et Ernesto Laclau appellent une « chaîne d’équivalence » : les différentes luttes doivent être articulées entre elle. « C’est ce qui détermine le caractère émancipateur ou progressiste d’une lutte, qui n’est pas donné à l’avance. Il n’y a pas de demande qui soit intrinsèquement, nécessairement, émancipatrice. On le voit aujourd’hui avec la question écologique : il y a une forme d’écologie autoritaire et régressive »[7].

Cela peut aussi consister à soutenir des collectifs déjà en mouvement, une grève, une maison d’édition ou média indépendant, un fond de dotation comme celui de « la terre en commun » à Notre-Dame-des-Landes [8]. A reconstruire, aussi, notre capacité de description, par exemple en refaisant à grande échelle un exercice comme les Cahiers de doléances, exercice qui prend le temps de la description sans céder à la tentation de faire rentrer les expériences et les colères dans des cases prédéfinies. Mais c’est également imaginer de nouvelles façons de peser de l’extérieur sur le jeu politique. Aux États-Unis, les organisations Brand New Congress ou Justice Democrats [8], qui veulent faire élire de nouveaux représentants de gauche dans la vie politique américaine, sont un exemple inspirant.

C’est enfin trouver de nouveaux espaces, ce que les ronds-points occupés par les gilets jaunes ont représenté pour beaucoup. De nombreux témoignages ont raconté comment tout d’un coup le sentiment de honte avait disparu parce qu’une situation qui semblait individuelle était en réalité partagée par beaucoup d’autres. C’est ce que décrit une ouvrière de 42 ans, monteuse-câbleuse : « ça faisait des années que je bouillais devant ma télé, à me dire : ‘Personne ne pense comme moi, ou quoi ?’ Quand j’ai entendu parler des ‘gilets jaunes’, j’ai dit à mon mari : ‘c’est pour moi’ » [9]. La capacité à se dire que ce qui se passe nous concerne est sans doute l’une des premières formes de collectif à reconstruire.

Pour découvrir le documentaire de Stan Neumann, vous pouvez cliquer ici.

[1] Yann Darré, Histoire sociale du cinéma français, éditions la Découverte, 2000

[2] Samuel Gontier, Quand le voile masque la disparition des ouvriers à la télé, Télérama, 15 novembre 2019. https://www.telerama.fr/television/quand-le-voile-masque-la-disparition-des-ouvriers-a-la-tele,n6471168.php Voir également les différents comme baromètres du Conseil supérieur de l’audiovisuel.

[3] Georges Friedmann, Le travail en miettes, Seuil, 1956.

[4] Ramsès Kefi, “Joseph Ponthus : “L’épreuve de l’usine s’est peut-être substituée à celle de l’angoisse”, Libération, 19 janvier 2019 https://www.liberation.fr/france/2019/01/19/joseph-ponthus-l-epreuve-de-l-usine-s-est-peut-etre-substituee-a-celle-de-l-angoisse_1703795

[5] Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, La Découverte, 2017

[6] https://www.insee.fr/fr/statistiques/2416808#tableau-figure1

[7] Chantal Mouffe, « S’il y a du conflit, c’est qu’il y a du politique », Le Vent Se Lève, 5 mars 2019. https://lvsl.fr/chantal-mouffe-sil-y-a-du-politique-cest-quil-y-a-du-conflit/

[8] Fond de dotation pour que les terres restent une propriété collective. Voir :  https://encommun.eco/

[9] Voir l’analyse de Sébastien Natroll, « Etats-Unis, le réveil de la gauche », Institut Rousseau, mars 2020. https://www.institut-rousseau.fr/etats-unis-leveil-de-la-gauche/

[10] Florence Aubenas, « Gilets jaunes » : la révolte des ronds-points, Le Monde, 17 décembre 2018. https://www.lemonde.fr/societe/article/2018/12/15/sur-les-ronds-points-les-gilets-jaunes-a-la-croisee-des-chemins_5397928_3224.html

Entretien croisé – Grossetti VS Faburel : Les Métropoles, traductions territoriales de la mondialisation ?

Photo de la métropole de Lyon ©pixabay

Michel Grossetti, sociologue, professeur à l’Université Jean Jaurès et directeur de recherche au CNRS à Toulouse et Guillaume Faburel, géographe et politiste, professeur à l’Institut d’urbanisme et l’IEP à Lyon, nous ont accordé un entretien croisé passionnant à propos des dynamiques et politiques territoriales, notamment urbaines. La métropolisation y est ici questionnée à l’aune de ces argumentions politiques, économiques, sociales et environnementales. Si les deux intellectuels semblent converger sur la critique d’une vision mythologisée et dangereuse d’un développement urbain inconséquent, ils varient quant à l’analyse des causes et des configurations à l’œuvre. Mondialisation, croissance, France périphérique, classes créatives, municipales, voici leurs réponses. Un entretien réalisé par Lauric Sophie & Nicolas Vrignaud.


LVSL – Sous l’effet du mouvement des Gilets Jaunes, une discussion commence à éclore sur les logiques territoriales de développement, entre urbanité et ruralité. Cette éclosion politique est qui plus est, due à l’institutionnalisation politico-juridique des grandes villes en intercommunalité plus puissantes dites Métropoles, dans le cadre de la loi MAPTAM. Dans le champ universitaire, existe-t-il une définition commune – conventionnée – de ce que constitue une métropole ? 

Guillaume Faburel – Si chaque discipline y va de sa propre qualification, que ce soit la géographie, l’économie et la science politique, il y a un dénominateur qui leur est souvent commun. La métropole incarne certes la « ville mère » – du grec ancien meter polis et du bas latin metropolis – mais signe à ce jour un stade très particulier de cette longue histoire urbaine, engagé depuis une quarantaine d’années dans de nombreux pays : celui néolibéral du capitalisme patriarcal. Il s’agit de polariser dans les grandes villes les nouvelles filières économiques postindustrielles et, pour y assurer les profits, de convertir rapidement leurs pouvoirs urbains aux logiques entrepreneuriales. C’est le modèle de la ville-monde qui, par les 7 plus grandes (New-York et Hong Kong, Londres et Paris, Tokyo, Singapour et Séoul) et les 120 villes qui les déclinent, pèsent 44 % du PIB international pour seulement 12 % de la population mondiale. Il y a donc du capital à fixer et de la “richesse” à produire, à condition d’être compétitif. C’est l’objectif de la réforme territoriale, en France comme ailleurs : « valoriser les fonctions économiques métropolitaines et ses réseaux de transport et développer les ressources universitaires, de recherche et d’innovation, tout en assurant la promotion internationale du territoire ». La définition minimale est donc selon moi d’abord étymologique : le suffixe « pole » de métropole s’enracine aussi dans le grec polein, qui signifie « vendre ». 

Michel Grossetti – Comme beaucoup de termes désignant des portions de l’espace géographique, « métropole » est à la fois une notion analytique utilisée par les sciences sociales (principalement la géographie mais pas seulement) et une entité administrative et politique, ce qui ne manque pas de favoriser un grand nombre de confusions. Dans les années 1960, le gouvernement français cherchait à développer des « métropoles d’équilibre », des grandes villes de Province censées compenser la concentration des activités dans la région parisienne. En 2014 et 2015, dans un tout autre contexte, le gouvernement a décidé de créer une catégorie administrative pour 21 communautés de communes situées dans des agglomérations de taille variées (Paris étant la plus peuplée et Brest celle qui l’est le moins). Dans le cas du terme « métropole », la confusion est d’autant plus grande qu’il est utilisé de façon variable dans le registre analytique. Ceux qui en font usage cherchent à désigner au moyen d’un même terme une densité de population, l’insertion dans des réseaux d’échange plus ou moins étendus, des « fonctions » de « commandement » (le système urbain est perçu en France d’une manière très hiérarchique), un dynamisme économique particulier, etc. Selon les critères retenus on obtient pour la France des listes de métropoles qui vont de une (Paris) à 5, 10, 20, 30 ou plus. Donc pour répondre à la question : non, il n’existe pas dans le champ universitaire de définition commune de ce que constitue une métropole.

Grossetti : « La notion floue de métropolisation favorise une lecture globalisante et fausse de phénomènes complexes et contradictoires. »

LVSL – L’autre terme-concept connexe qui revient couramment est celui de métropolisation. Dans le sens commun, celui-ci insinuerait une tendance généralisée à la croissance de ces dites métropoles. Cette tendance est-elle vraie ? Ce concept rend-il vraiment compte de ce qu’il se passe dans les territoires ? 

GF – « Phénomène d’organisation territoriale renforçant la puissance des métropoles », la métropolisation participe indéniablement d’un projet politique de croissance (productiviste) de l’économie. Cette métropolisation ne résulte donc pas d’une extension naturelle par concentration spontanée des populations. De telles concentrations ont de tout temps été le produit croisé du rendement économique par la densité, et de l’autorité politique pour la régulation et le contrôle de la promiscuité. Dans ce schéma politique, rien d’étonnant alors à ce que la statistique officielle, qui participe activement de la mise en scène et en récit de ce projet par les découpages employés (ex : « aires urbaines » depuis 1994) et les indicateurs utilisés (ex : « emplois métropolitains » depuis 2002), ne parvienne que péniblement (cf. par exemple pour le peuplement croissant des couronnes métropolitaines) à renseigner un autre phénomène, non moins croissant : le rejet social croissant du « développement » métropolitain, qui s’incarne par de plus en plus de départs des cœurs métropolitains. En fait, sans grande surprise au regard d’enquêtes antérieures sur Paris, Lyon ou encore Toulouse, seuls 13 % des français vivant dans les grandes villes souhaitent continuer à y résider (Cevipof, 2019). Et tout ceci va dynamiser certains espaces périphériques (hameaux, bourgs et petites villes), sur des bases économiques parfois bien plus autonomes.

MG – « Métropolisation » est évidemment tout aussi confus que « Métropole » : comme on ne sait pas très bien ce qu’est l’entité, on ne sait pas mieux ce qu’est le processus qui s’y réfère. On observe bien une croissance de la proportion des habitants qui résident dans des zones que l’on peut qualifier d’« urbaines », avec des variations considérables selon les villes que l’on étudie, on observe également une tendance de certaines catégories professionnelles à se concentrer dans les espaces où le marché du travail qui leur correspond est le plus favorable, une croissance du coût du logement dans certains espaces urbains qui tend à reléguer dans d’autres espaces ou en périphérie, les ménages les moins fortunés, des mouvements de départ de la région parisienne de familles constituées de couples de salariés ayant des enfants. Bref, on peut analyser des évolutions complexes des logiques résidentielles et du développement dans l’espace des activités économiques, mais la notion floue et fluctuante de « métropolisation » n’aide pas à ce travail d’analyse. Elle favorise une lecture globalisante et fausse de ces phénomènes complexes et contradictoires.

Central Park, Manhattan, New York City, ©Ajay Suresh

LVSL – Les métropoles sont-elles les traductions spatiales et territoriales de la mondialisation que nous vivons ? 

GF – Oui, mais plus que de seules traductions spatiales, les métropoles sont les véritables creusets et leviers territoriaux de la mondialisation : accumulation financière de l’économie-monde, mise en réseau et en récit des acteurs du capitalisme… et capitaux immatériels à attirer (diplômes, savoir-faire, réseaux…) pour les emplois à pourvoir. Avec dès lors partout des relégations et évictions croissantes. Ainsi, aux fins d’attractivité, partout les paysages métropolitains mutent à une vitesse inégalée. Ce sont les grands chantiers d’équipement (transport, commerce, culture, sport, loisirs), les grandes rénovations patrimoniales des centres, les grands événements festifs et les grands circuits touristiques, les grands desseins numériques et leurs big data… sans oublier, pour être accepté, des éco-quartiers et parcs multi-fonctionnels sur le modèle Central Park, une renaturation de berges et une végétalisation des toitures, des fermes urbaines et des jardins partagés… Nous assistons en fait à une subjectivation néolibérale totale de nos existences urbaines, accompagnée d’imaginaires territoriaux du rayonnement de la mondialité urbaine (et du fétiche de la marchandise). Une réalité a toujours besoin d’être fictionnée pour être pensée (Rancière).

MG – « Mondialisation » est une notion qui n’est elle-même pas toujours très claire, mais elle l’est un peu plus que celle de « métropole » (ce n’est pas difficile …) si l’on se réfère aux évolutions des flux de biens et de personnes et de l’organisation des activités économiques. Il est évident que ces évolutions ont des effets sur les systèmes urbains. Par exemple, la relative régression en Europe des emplois de production au profit des plateformes logistiques gérant l’importation et la distribution de produits de toutes origines implique une inscription un peu différente des emplois dans l’espace géographique. De même, la croissance des emplois requérant des diplômes du supérieur et celle des effectifs étudiants eux-mêmes contribuent aussi à accroître la présence de ces populations dans de grandes agglomérations, surtout en France où les établissements d’enseignement supérieur ont été en général plutôt installés dans les grandes agglomérations (à des rythmes et avec des spécificités qui méritent une analyse spécifique). Mais, là encore, une expression comme « la métropolisation est la traduction spatiale et territoriale de la mondialisation » serait un jugement synthétique imprécis et peu fondé qui aurait pour effet malheureux de décourager les analyses précises dont nous avons besoin. 

Faburel : « Les subalternes des quartiers populaires et des banlieues périphériques cultivent aujourd’hui les métropoles de leurs manageurs. (…) Tous les territoires sont ainsi dorénavant faits à la main de la métropolisation. »

LVSL Les thuriféraires de la métropolisation ont pour idéal la cité antique ; la ville-monde dont Anne Hidalgo vante les mérites au sein de l’association des villes mondiales (C40). Or, les métropoles, telles que constituées aujourd’hui, ne tendent-elles pas à faire ressortir des organisations anciennes de la société, comme le servage ?

MG – Les « métropoles » définies par les lois successives des années 2010-2015 sont des communautés de communes parfois assez décalées par rapport aux espaces dessinés par l’analyse des indicateurs relatifs au marché du travail ou aux déplacements domicile-travail (c’est par exemple très marqué à Toulouse). Les responsables de ces nouvelles structures territoriales se sont vu attribuer des compétences nouvelles. Cela a pu amener certains de leurs élus ou techniciens à se référer à des exemples anciens. Parfois, ces discours portant sur des politiques à conduire relativement à leurs environnements géographiques m’ont rappelé l’attitude des dirigeants des cités-États italiennes de la Renaissance. Mais il ne s’agit évidemment qu’une très lointaine analogie qui n’a pas beaucoup de sens dans un contexte français où ces collectivités locales coexistent avec toutes les autres structures existantes (communes, départements, régions, etc.) et où l’on assiste de la part du gouvernement national plutôt à une recentralisation des processus de décision. Je ne vois pas de lien entre ces discours et la notion ancienne de servage, qui était une situation juridique aux contenus très variables, et qui est de mieux en mieux comprise par les historiens. Le fait que les inégalités de revenu aient recommencé à croître dans les dernières décennies ne me paraît pas pouvoir être interprété au moyen de ce type d’analogie.

GF – De prime abord, la comparaison paraît osée. Et pourtant. Il y a bien aujourd’hui l’exploitation d’une classe de travailleurs profitant à une organisation économique, et ce par assignation foncière : les espaces métropolisés. Les serfs cultivaient les terres de leurs seigneurs. Les subalternes des quartiers populaires et des banlieues périphériques cultivent aujourd’hui les métropoles de leurs manageurs. Bien sûr, les espaces se sont étendus et les choix résidentiels sont officiellement libres, mais les métropoles s’affirment aussi comme nouvelles baronnies, institutionnelles, avec une domestication des périphéries au profit du centre, son développement croissanciste : de l’urbanisme « intensif » à l’agriculture intensive, de la communication névralgique aux flux énergétiques, de la bétonisation des sols à l’excavation des terres extérieures. Tous les territoires sont ainsi dorénavant faits à la main de la métropolisation. Bien sûr, l’exploitation a changé de nature, mais peut-être pas en structure. Cet asservissement passe par un assujettissement des corps sous l’égide de « nouvelles » techniques de gouvernement des conduites (ex : numérique), pour justement toujours plus enchaîner aux passions marchandes du capital… et à leurs régimes de propriété. Comme mutation accélérée de nos espaces vécus, la métropolisation produit en fait beaucoup de servilité.

La France Périphérique – Comment on a sacrifié les classes populaires, de Christophe Guilluy

LVSL Durant la décennie 2010, un concept a fait irruption dans le débat public, celui de “France périphérique” développé par le géographe Christophe Guilluy. Ses thèses ont irrigué l’espace médiatique et politique. Mais, son concept vous paraît-il pertinent au regard justement de notre discussion sur les dynamiques métropolitaines ?

MG – Christophe Guilluy a le mérite d’avoir produit une critique tranchante des discours dominants sur les métropoles. Il l’a fait en mobilisant des grilles de lecture qui me rappellent le marxisme des années 1970 où l’on n’hésitait pas à accorder à des entités abstraites (à l’époque « la bourgeoisie » ou « le capitalisme ») un pouvoir causal et même souvent une intentionnalité qui ne me paraissent pas constituer la bonne manière d’analyser les phénomènes complexes auxquels nous avons affaire. Mais le problème de ses analyses est qu’elles renforcent l’impression qu’il y a deux catégories d’espaces socialement cohérents et en opposition. Ainsi, selon le Canard Enchaîné (12 décembre 2018), lorsque le mouvement des « gilets jaunes » atteignait son apogée, le Président de la République aurait déclaré : « Il ne faut sûrement pas désespérer la France périphérique, mais il ne faut pas non plus désespérer celle des métropoles ». Or, ces catégories ne fonctionnent pas : les inégalités et autres variations de situation des personnes sont avant tout sociales et leur expression géographique est beaucoup plus complexe que ne le suggèrent les catégories trop abstraites et simplificatrices de « métropole » et de « France périphérique ».

GF – Le concept de “France périphérique” est pertinent et le demeure, mais selon moi bien davantage sous l’angle d’une géographie culturelle et politique. Non seulement parce que, sous le seul angle des revenus par exemple, il existe bien des exceptions spatiales à la répartition duale des richesses entre centres et périphéries, exceptions que Christophe Guilluy ne tait d’ailleurs pas, contrairement à ce que certains collègues ne cessent de lui faire dire (il est vrai qu’il a levé ce lièvre bien avant eux). De telles situations sont bien montrées par les travaux d’Olivier Bouba-Olga et de… Michel Grossetti. Mais plus encore, l’économie morale des modes de vie périphériques (rapports à la mobilité et à l’habitat, à l’énergie et à l’alimentation) et, davantage même, la désaffiliation au régime politique de la représentation (taux de défiance et d’abstention) ainsi qu’à la citoyenneté officiellement inféodée à la « participation » urbaine, valident pour moi totalement la pertinence et l’opérationnalité du concept. Le mouvement des gilets jaunes en apporte la preuve irréfutable (cf. travaux de Samuel Hayat). D’où la nécessité pour la géographie de pleinement se saisir du concept (autant qu’à la science politique de faire enfin droit à l’infra-politique). Et non pas de perpétuer des disputes statistiques stériles car totalement dépendantes des nomenclatures fonctionnelles construites dans l’intérêt des pouvoirs centraux. 

Grossetti : « La notion de “classe créative” est très contestable, mais elle a le mérite de pointer l’importance croissante des activités de conception dans les économies occidentales. »

LVSL Richard Florida, lui, est le penseur qui a inspiré les politiques de beaucoup de grandes villes dans le monde. Cet auteur, méconnu du grand public, a développé l’idée de “classes créatives”, faisant du capital créatif (des étudiants, artistes, “startupeurs”, homosexuels, minorités, etc.) le moteur de la croissance. Lors de vos recherches respectives avez-vous pu confirmer ou infirmer cette thèse ? 

MG – La notion de « classe créative », qui est antérieure à sa popularisation par Florida, est très contestable, mais elle avait le mérite de pointer l’importance croissante des activités de conception dans les économies occidentales. La thèse de Florida était que ce sont les individus qui créent les emplois, et qu’au lieu de chercher à attirer des entreprises, les villes devraient chercher à attirer les « talents » de la « classe créative ». Selon lui, ces personnes sont attirées par des caractéristiques telles que la tolérance vis-à-vis des minorités, une riche activité culturelle ou un environnement urbain agréable. Les dirigeants locaux ont souvent interprété ce discours en réhabilitant des quartiers pour les faire ressembler à ce qui pourrait attirer les membres de la classe créative et en ajoutant à cela des incitations salariales ou fiscales. A part coûter cher et se faire au dépriment de politiques plus générales d’amélioration des équipements urbains, ces politiques n’ont guère eu d’effet. En effet, de nombreuses études empiriques ont montré que les personnes exerçant des professions considérées par Florida comme faisant partie de la « classe créative » ne sont pas particulièrement mobiles (au sens de partir vivre dans une autre ville) et que, lorsqu’elles le sont, elles le font pour des raisons très ordinaires (trouver un emploi intéressant, rejoindre des proches). 

GF – Le concept fait débat car ne permettrait pas de renseigner finement les mutations populationnelles que connaissent à ce jour les métropoles. Il est vrai que les profils visés par les choix métropolitains apparaissent de prime abord fort divers. En plus ce que l’on regroupe habituellement sous ce vocable (emplois dans les sciences et ingénierie, dans l’architecture et le design, dans les arts et le merchandising…), il y a les élites internationales, les « nouvelles classes dirigeantes », les groupes du techno-managériat, la petite bourgeoisie intellectuelle, des jeunes bien formés (adeptes de la mobilité), un troisième âge bien portant (adeptes des commodités)… 

Toutefois, ces « classes créatives » recouvrent bien une réalité. Elles incarnent, par leurs attitudes et pratiques, par leurs désirs et jouissances, les 3T de Florida (technologie, talent, tolérance) et les 3C de Glaeser (compétition, connexion et capital humain). C’est-à-dire un ethos tout à fait compatible avec les imaginaires augmentés de la marchandise que les métropoles développent. Les institutions métropolitaines s’évertuent d’ailleurs à cultiver ces imaginaires et valeurs, par les ambiances et atmosphères proposées grâce à tous les aménagements et équipements réalisées (ou programmés). Elles cherchent alors à revigorer les vertus prétendument cardinales de la grande ville, celles de l’accueil et de l’hospitalité (mais pas pour tout le monde), celles du brassage culturel et de l’émancipation individuelle (mais pas pour tout le monde)… Voilà pour moi la fertilité du concept, par-delà la difficulté à en dresser précisément le profil sociologique type : un idéal-type permettant de déplier le « nouveau » régime passionnel de l’urbain néolibéral (décrit par Ben Anderson).

Carte des Métropoles françaises ©Superbenjamin

LVSL M. Faburel, vous avez évoqué l’idée qu’une réalité avait besoin d’être fictionnée pour être pensée. Alors en quoi le récit actuel, de ce que MM. Grossetti et Bouba-Olga appellent la C.A.M.E, est-il faux ? Et quels sont les récits alternatifs qui existent ? 

GF – Le récit actuel a bien commencé à être décrit par la C.A.M.E., mais avec un manque important. Par-delà le bon mot, les quatre termes n’ont pas le même statut. La métropolisation est, par ses institutions économiques et politiques, la matrice du méta-récit dominant. Cette matrice, qui fait de l’Attractivité la doctrine territoriale, la Compétitivité la justification économique et l’Excellence l’imaginaire du désir, est celle de l’illimité du capital par la démesure prométhéenne et de son arrachement de nature par le productivisme. Comme développement (sur)moderne de la condition urbaine, les métropoles incarnent plus que tout autre dispositif consubstantiellement économique et politique cette fiction collective, au point que les défenseurs de la métropolisation sont persuadés que les métropoles sont la solution à l’écocide qu’elles ont elles-mêmes très largement démultiplié (cf. fameuse prophétie de la croissance verte et sa géo-ingénierie des clusters métropolitains, entre autres).

Mais, depuis les marges et les périphéries justement, et par-delà les lieux, nombreux, colonisés par les modes de vie métropolitains, d’autres récits écologiques sont bien en construction, à de nombreux endroits sur le territoire. Ils se construisent justement de plus en plus souvent en réaction à la démesure métropolitaine et à ses effets sur les vécus et les milieux. Ils dérogent de plus en plus aux formes de vie imposées et à leurs imaginaires de l’abondance et de l’opulence. Des enquêtes très récentes relayent le désir devenu majoritaire de ralentissement et de ménagement, de sobriété voire de décroissance, dans plusieurs pays occidentaux. Des travaux que j’ai pu mener auprès d’une centaine d’initiatives en France, il ressort que, bien loin de la paralysie que l’effondrement ferait peser selon les médias mainstream, nombre d’entre elles développent quelques passions joyeuses, appuyées sur un triptyque commun : habiter autrement en faisant soin au vivant, coopérer et ainsi faire économie différemment (par les savoir-faire de la terre notamment), et autogérer pour alors refaire communauté politique très directement.

On voit ainsi fleurir auto-construction et habitat autogéré, permaculture et circuits courts alimentaires, jardins collectifs et potagers communautaires, fermes sociales et monnaies complémentaires, ressourceries et centrales villageoises, coopératives intégrales et communautés existentielles, éco-hameaux et éco-villages… Et ceci n’est plus seulement l’apanage des trentenaires biens éduqués, puisqu’on y trouve de plus en plus également des précaires solitaires, des cadres surmenés… bref, toutes celles et tous ceux qui en fait tentent de débrancher des méga-machines métropolitaines et de leur fable triomphante. Voilà quels sont et où sont les véritables récits alternatifs.

MG – Ce qu’Olivier Bouba-Olga et moi avons appelé la mythologie CAME (Compétitivité, Attractivité, Métropolisation, Excellence) fonctionne comme un réseau de croyances qui se renforcent les unes les autres et forment la base d’un récit mettant en scène des grandes villes en compétition pour attirer des ressources dans une économie mondialisée et faisant vivre de transferts sociaux les personnes résidant dans d’autres types d’espaces. Les études empiriques montrent que la compétition entre villes est finalement assez limitée relativement à celle qui peut exister entre des entreprises, que la notion d’attractivité ne rend pas compte des mouvements réels de population, que celle de métropolisation présente les limites que j’ai évoquées plus haut. Enfin, l’excellence correspond souvent à une croyance en l’existence de qualités individuelles permettant de distinguer les personnes talentueuses des autres alors que les activités de conception, et en particulier la recherche, sont très collectives. Les personnes qui parviennent à une forte visibilité s’appuient sur un immense travail collectif sans lequel elles ne parviendraient à rien et les écarts de visibilité résultent de phénomènes bien connus de cumul des différences qu’il ne faut pas interpréter comme des différences intrinsèques de talent. 

Comme d’autres chercheurs, Olivier et moi avons bien perçu que déconstruire un récit dominant n’est pas forcément suffisant pour faire changer les perceptions. Le débat public se nourrit en effet de mythes (au sens de croyances partagées et non remises en question) et de récits qui produisent des interprétations facilement appréhendables, ce qui fait que les discours sur la complexité des situations n’ont guère de chance d’être pris en compte. Mais comment construire des récits alternatifs ? Comment donner du sens sans trahir la réalité du terrain, les données d’enquête, la complexité du monde social ? C’est très difficile. Il me semble que Thomas Piketty y arrive assez bien sur la question des inégalités mais c’est un peu une exception. En fait, je suis de plus en plus persuadé que ces récits alternatifs ne peuvent pas provenir d’une « avant-garde » ou d’intellectuels « éclairés », mais qu’ils doivent être élaborés dans le débat citoyen. Les mouvements sociaux récents de contestation des politiques publiques en matière de coût de la vie ou d’environnement montrent que les professionnels de la mise en récit sont de plus en plus laissés à l’écart ou débordés par des citoyens qui ont plus qu’auparavant les moyens intellectuels et matériels d’intervenir dans les débats et de construire des interprétations. Dès lors, il me semble que le rôle des chercheurs est de procurer au débat public des éléments de description et d’analyse, et de lutter contre les interprétations manifestement en contradiction avec les données (le « climato-scepticisme » en est un bon exemple). Il me semble préférable qu’ils évitent de se prendre pour des prophètes.

Faburel : « Il est à noter l’éclosion, enfin, des questions de métropolisation dans cette campagne, notamment sous l’angle de quelques effets délétères, sociaux ou écologiques. » 

LVSL Nous entrons dans une campagne électorale, les municipales, durant laquelle beaucoup de sujets vont être débattus. Certains commentateurs politiques donnent une importance majeure à ce scrutin local puisqu’il pourrait lourdement déterminer la fin du mandat du Président Macron. Pour vous, en tant que chercheur et citoyen, quels sont les enjeux de cette élection au regard des discussions que nous avons eues ? 

GF – Il est à noter l’éclosion, enfin, des questions de métropolisation dans cette campagne, notamment sous l’angle de quelques effets délétères, sociaux ou écologiques. Il est vrai que les orientations défendues par le président du moment sont d’une décomplexion remarquée pour la « Métropole France » (et sa start-up nation), que les capacités de ces nouvelles institutions commencent à fortement façonner la vie quotidienne de millions de personnes (près de 100 milliards d’euros injectés sur 15 ans en logements et équipements), et que l’aspiration sociale à plus de démocratie directe et locale a été vivement exprimée par les Gilets jaunes ainsi que plus récemment par la désobéissance civile des mobilisations écologistes. Tout ceci non sans lien avec le déni démocratique des constructions et choix… métropolitains.

Pour quels résultats à ce stade de la campagne ? Tout faire pour que rien ne change, ou presque, fondamentalement : haro sur les voitures dans les centre-ville (avec toutes les discriminations sociales qui cela induit), pseudo concept de « forêt urbaine » avec son modèle Central Park pour la récréation des classes affairées (sans maraîchage et encore moins autonomie alimentaire, bien sûr), ou encore des budgets participatifs, qui, pur hasard sans doute, accouchent tous des mêmes projets secondaires pour le devenir planétaire (propreté des rues, entretien des squares et subventions au street art)… On est loin, très loin, y compris dans les listes citoyennes de ce jour, y compris dans toutes les listes « … en commun », de la désurbanisation devenue écologiquement vitale (débétonisation et déminéralisation), d’un autre modèle pour les petites villes, ou encore de la réquisition urgente des logements et commerces vacants dans les périphéries pour un peuplement plus équilibré du territoire.

MG – Les élections municipales sont importantes pour beaucoup de sujets de la vie quotidienne et pour les décisions concernant l’urbanisme et l’aménagement. Mais je n’ai pas le souvenir que de telles élections aient jamais bouleversé la politique nationale. Même lorsqu’on se penche sur l’histoire d’une ville comme Toulouse, on se rend compte que les décisions municipales ne sont pas toujours les plus importantes. Pour ce qui concerne l’histoire économique, sur laquelle j’ai travaillé, il faut remonter à 1907 pour trouver une décision municipale ayant eu des effets que je considère comme importants sur le devenir de la ville sur ce plan particulier. Et c’était à l’époque de ce que l’on a appelé le « socialisme municipal ». Nous sommes dans une période très différente, où le centralisme est dominant. Cela dit si ces élections pouvaient être l’occasion de remettre en cause dans le débat public les illusions du « récit métropolitain » ce serait déjà pas mal …

 

POUR ALLER PLUS LOIN :

Sur la notion d’attractivité, un petit texte synthétique : https://sms.hypotheses.org/2570 

Voir également : https://laviedesidees.fr/La-classe-creative-au-secours-des.html.

Pour plus de détails, cf. : http://www.fondationecolo.org/activites/publications/PostUrbain-Faburel