Les armes de la transition. Le climatologue : Jean Jouzel

Jean Jouzel est l'invité des armes de la transition

Jean Jouzel est glaciologue-climatologue, pionnier dans l’étude du changement climatique. Il a été vice-président du groupe scientifique du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) lorsque ce dernier a reçu le Prix Nobel de la Paix en 2007. La liste de ses responsabilités est impressionnante. Il a plus récemment rejoint le Haut Conseil pour le Climat. Jean Jouzel nous éclaire sur le rôle précis d’un climatologue dans le cadre de la transition écologique.

Les Armes de la Transition est une émission présentée par Pierre Gilbert et produite par Le Vent Se Lève. 

Cette émission a été enregistrée par Vincent Plagniol et mixée par Thomas Binetruy.

« La crise climatique sera inflationniste » – Entretien avec Ano Kuhanathan

© Igor Kolomoïsky

Le spectre de l’inflation, qui semblait conjuré depuis des décennies, revient en force. Face à lui, les Banques centrales oscillent entre une politique de hausse des taux destinée à la combattre, et une politique expansionniste visant à maintenir la stabilité du système financier. La nature de l’inflation a longtemps divisée les opposants au néolibéralisme, tantôt vue comme un « impôt sur les pauvres », tantôt comme un levier pour « euthanasier les rentiers ». Dans Les nouveaux pauvres (éd. Cerf), l’économiste Ano Kuhanathan, membre du Conseil scientifique de l’Institut Rousseau, analyse la résurgence de ce phénomène et les moyens de le contrecarrer – ou de le tourner à l’avantage de la majorité. Entretien réalisé par Zoé Miaoulis.

LVSL – Nous subissons une vague inflationniste depuis la fin du Covid. Excès de dépenses budgétaires, planche à billet, désorganisation des chaînes de valeurs mondiales, guerre en Ukraine et crise de l’énergie… Les observateurs ne semblent pas d’accord sur les causes de l’inflation. Qu’en est-il réellement ?

Ano Kuhanathan – Il ne me semble pas pertinent de vouloir chercher une unique cause à l’inflation conjoncturelle que nous subissons depuis 2021. Chacun des facteurs que vous avez énuméré y ont contribué. Durant le Covid, les gouvernements ont soutenu les entreprises et les ménages avec des subventions et des crédits. Cela a permis notamment un rebond important de la consommation après le pic de la pandémie puisque les ménages avaient accumulé un excédent d’épargne. Les entreprises ont investi et fait des stocks importants pour éviter de rater des opportunités de marché. Tout cela dans un contexte où l’argent était « peu cher » grâce aux taux d’intérêt bas, donc les banques centrales ont aussi leur part de responsabilité.

En face, l’offre de biens restait en berne, principalement parce que la Chine n’opérait pas « à plein régime ». En effet, sa politique « zéro-Covid » menait à des interruptions intempestives de l’appareil productif chinois dont le monde entier est fortement dépendant. Avec tout cela, vous aviez déjà les ingrédients pour avoir une certaine inflation sur certains services et sur nombre de biens manufacturés. Enfin, le « coup de grâce » est venu de la guerre en Ukraine et de la « militarisation » du gaz par la Russie qui ont plongé l’Europe dans une crise de l’énergie sans précédent. Les denrées alimentaires et l’énergie allaient voir leurs prix grimper en flèche. En somme, c’est la conjonction simultanée de chocs multiples et globaux dans un contexte d’excédents d’épargne et de liquidité qui expliquent l’inflation actuelle.

LVSL – On dit parfois que ce sont les créanciers qui paient l’inflation, au profit des acteurs endettés. D’autres considèrent que l’inflation frappe avant tout les pauvres. Qu’en est-il ?

AK – Les plus précaires ont toujours souffert de l’inflation, hier comme aujourd’hui. En effet, lorsque l’essentiel de vos dépenses sont liées à des biens et services de subsistance, toute hausse de prix est insupportable et peut mener à des situations dramatiques. Maintenant, si on regarde au-delà de la problématique de la pauvreté, historiquement, l’inflation a été toujours été considérée comme un impôt sur les rentes et favorable dans une certaine mesure aux travailleurs. En effet, l’inflation abaisse le coût de la dette pour ceux qui sont endettés et les revenus du travail suivent au moins en partie l’inflation, alors que les rentiers eux voient eux leurs revenus grignotés par l’inflation.

Sauf que depuis les années 1980, les salaires en France ne sont plus indexés sur l’inflation et surtout, le partage de la valeur ajoutée se fait de plus en plus en faveur du capital, au détriment du travail. Cela veut dire que pour 1€ de profit généré, la part qui revient aux actionnaires est de plus en plus importante alors que celle qui revient aux salariés, elle, diminue. C’est d’ailleurs pour cela que mon ouvrage est intitulé Les nouveaux pauvres, précisément parce qu’une nouvelle catégorie de la population (les classes moyennes, la petite bourgeoisie) va davantage souffrir de l’inflation que lors des épisodes passés.

LVSL – Les entreprises souffrent-elles de l’inflation actuelle ?

AK – Selon l’INSEE, le taux des marges des entreprises françaises s’est maintenu à un niveau relativement élevé en 2022 (près de 32% au troisième trimestre), proche des niveaux de 2018. La baisse des impôts de production et la capacité des entreprises à répercuter les hausses de prix auprès des consommateurs dans un contexte où l’activité économique, malgré la guerre en Russie, est restée dynamique. D’ailleurs selon des estimations récentes, les marges des entreprises auraient contribué pour près d’un tiers à l’inflation en France.

Toutefois, pour les entreprises aussi, il convient de faire quelques distinctions. Les grandes entreprises, qui ont une surface financière plus large et un pouvoir de négociation plus important, s’en sortent mieux dans le contexte actuel alors que les PME sont davantage sous pression. Enfin, il faut aussi noter des différences sectorielles, les secteurs « intenses » en énergie étant plus vulnérables que les autres. Mais dans l’ensemble, les entreprises ont plutôt réussi à tirer parti de l’inflation actuelle. Toutefois, l’année 2023 s’annonce compliquée avec un ralentissement économique à venir et la hausse des taux d’intérêt.

LVSL – Les banques centrales ont décidé de remonter leurs taux directeurs et de ralentir leurs programmes de rachats d’actifs pour lutter contre l’inflation. Est-ce efficace ?

AK – En remontant les taux d’intérêt, les banques centrales vont agir sur la demande. En effet, avec des taux plus hauts, on s’endette moins et on épargne davantage. Toutefois, de nombreux économistes sont sceptiques non seulement sur le succès d’une telle politique mais également inquiet de son « coût ». En effet, « casser » la demande va créer une baisse de la consommation mais également du chômage. Or comme vous l’aurez compris, l’inflation actuelle est en partie liée à la demande mais aussi liée à l’offre – sur laquelle la politique monétaire n’a toujours de prise. En effet, les banquiers centraux ne peuvent pas miraculeusement ajouter du blé, du pétrole et du gaz naturel sur les marchés internationaux, tout comme ils n’ont aucune prise sur ce qu’il se passe en matière de politique sanitaire en Chine.

De même, s’il y a un problème d’offre sur certains biens et services, remonter les taux pourraient empêcher les entreprises concernées d’investir pour augmenter leurs capacités de production et résoudre le déficit d’offre. On peut donc légitimement se demander si ralentir l’économie en augmentant les taux d’intérêt sera efficace pour lutter contre l’inflation alors que l’on peut être certain que cela va créer du chômage. Notons toutefois que les développement récents avec des faillites bancaires aux États-Unis et le rachat de Crédit Suisse par UBS vont contraindre les banques centrales à garder un œil sur la stabilité financière peut-être en mettant la lutte contre l’inflation au second plan…

LVSL – Quels outils devrions-nous mobiliser pour lutter contre l’inflation ? Faut-il bloquer certains prix ?

AK – Il y a, pour schématiser, trois façons d’agir sur l’inflation : en agissant sur l’offre, en agissant sur la demande et en administrant les prix. Si l’inflation est liée à la demande, alors la politique monétaire peut y « mettre un terme ». Si elle est liée à un déficit d’offre, il faut mettre en œuvre des politiques pour augmenter directement l’offre ou à minima inciter les entreprises concernées à le faire. La dernière possibilité est d’administrer les prix.

Personnellement, je ne suis pas favorable au contrôle des prix. D’abord pour des raisons sociales : tout le monde n’a pas besoin de prix bloqués. On l’a vu avec la remise à la pompe, elle a surtout bénéficié aux ménages les plus aisées. Ensuite pour des raisons opérationnelles : définir des normes, des prix, les faire contrôler relève d’un casse-tête que nous ne pouvons pas gérer actuellement car les effectifs de la fonction publique (notamment à la DGCCRF qui serait en charge des contrôles) et les moyens techniques de l’État ne sont pas à la hauteur. Enfin, la réglementation serait contournée par les entreprises ou les consommateurs eux-mêmes. Les entreprises pourraient altérer la qualité des produits en restant dans le cadre des normes ou alors baisser leurs productions, dans ce cas, les particuliers pourraient se mettre à stocker ou spéculer sur ces biens en organisant un marché parallèle.

D’ailleurs, la Hongrie a mis en place par exemple un blocage des prix sur les denrées alimentaires courant 2022, l’inflation alimentaire a pourtant atteint près de 50% en fin d’année et les magasins ont dû introduire des quotas pour que les gens ne dévalisent pas les rayons… Je suis personnellement favorable à des politiques de redistribution ciblées pour permettre aux plus modestes de ne pas souffrir de la situation. On pourrait d’ailleurs remplir un deuxième objectif au-delà de la redistribution en mettant en place les bonnes modalités. Par exemple des chèques alimentaires qui ne pourraient être utilisés que pour acheter des produits frais ou dans des commerces locaux pourraient favoriser une meilleure nutrition ou l’économie locale.

LVSL – La transition écologique pourrait conduire à changer radicalement nos choix collectifs au détriment du critère prix, ce qui pourrait engendrer une inflation structurelle plus élevée. Faut-il abandonner la cible des 2% d’inflation ?

AK – Effectivement, comme je le souligne dans mon ouvrage, la crise climatique sera inflationniste – que l’on agisse ou pas contre le réchauffement climatique. En tant que membre de l’Institut Rousseau, je suis personnellement attaché à la transition écologique et je préfère « l’inflation verte », celle liée à une transition forte et rapide, plutôt que l’inflation climatique, celle qui serait le fruit de notre inaction. En plus du climat, d’autres facteurs comme la démographie ou encore la démondialisation pourraient conduire à une inflation structurellement plus forte.

Il faut rappeler que fameux objectif de 2%, en vigueur aux États-Unis et dans la zone euro, est en réalité une convention assez arbitraire. En 2017, un collectif d’économistes avait écrit à la Réserve fédérale américaine pour l’inciter à relever l’objectif plus haut, et en 2016, lorsque l’inflation était très basse en zone euro, certains s’interrogeaient sur son abaissement. Ce qui est certain, c’est que les banquiers centraux devront eux-aussi s’adapter dans un monde qui est traversé par de nombreuses tendances qui laissent penser que demain ne ressemblera pas à hier.

Pourquoi le marché n’apportera jamais de solution à la crise climatique

© Ellie Meh

Lorsque les cours du pétrole se sont effondrés durant la pandémie, les entreprises pétrolières et gazières ont investi sans grand enthousiasme dans les énergies propres. Deux ans plus tard, alors qu’elles engrangent désormais des bénéfices exceptionnels, les majors des hydrocarbures abandonnent ces efforts consentis pour rester fidèles à leur modèle économique : le capital avant le climat. Article de Grace Blakeley, économiste, traduit par Jean-Yves Cotté et édité par William Bouchardon.

Au plus fort de la pandémie, les financiers soucieux des enjeux climatiques s’enflammèrent pour un acteur relativement inconnu du marché. La capitalisation boursière de NextEra Energy – la plus grande entreprise d’énergie renouvelable des États-Unis – dépassa celle d’ExxonMobil. En d’autres termes, NextEra devint momentanément la société énergétique la plus lucrative du pays. Un retournement d’autant plus troublant qu’ExxonMobil générait largement plus de revenus que NextEra : 265 milliards de dollars en 2019 contre 12,9 milliards de dollars.

Certes, Exxon finit par repasser devant NextEra, mais de nombreux investisseurs perçurent cet épiphénomène comme un signe annonciateur de l’évolution future des marchés. Même si cela est difficile à concevoir aujourd’hui, en pleine pandémie les cours du pétrole chutèrent brièvement aux alentours de zéro. Cet effondrement des prix résultait à la fois d’un ralentissement spectaculaire de la demande de combustibles fossiles et d’une singularité sur le marché des matières premières qui incita les investisseurs à dénoncer subitement leurs contrats à terme sur le pétrole.

Cet effondrement des prix de l’énergie affecta lourdement les grandes entreprises de combustibles fossiles. Le choc fut particulièrement rude pour Exxon, connue pour son hostilité à l’abandon des énergies fossiles. Rex Tillerson, ancien PDG d’ExxonMobil et secrétaire d’État (équivalent de ministre des Affaires étrangères, ndlr) sous la présidence de Donald Trump, a affirmé catégoriquement que le changement climatique n’était rien d’autre qu’une nouvelle tendance à laquelle le monde devait s’adapter. En 2016, il déclarait ainsi sans détours que « le monde va devoir continuer à utiliser des énergies fossiles, que les gens aiment ça ou pas. »

Exxon est d’ailleurs actuellement poursuivie en justice pour avoir caché des informations relatives à l’impact des combustibles fossiles sur le climat. Dès les années 1970, des scientifiques travaillant pour ExxonMobil étayent la réalité de l’effet de serre par des preuves solides. En réponse, l’entreprise réduisit de façon drastique le financement de son département scientifique et affecta l’argent à la promotion du négationnisme climatique.

L’écran de fumée de la finance verte

L’incapacité totale d’Exxon à afficher toute volonté de se détourner des énergies fossiles explique en grande partie pourquoi les investisseurs pénalisèrent si lourdement l’entreprise lors de la pandémie. La chute fut brutale : au cours des premiers mois de 2020, ExxonMobil perdit près de la moitié de sa valeur en bourse.

Quand l’entreprise fut dépassée par NextEra, certains observateurs des marchés financiers y virent un signal sans ambiguïtés que les investisseurs avaient décidé de tourner la page des énergies fossiles. Les élites économiques affichèrent alors un véritable triomphalisme : le marché avait enfin apporté une solution au dérèglement climatique.

Quand Exxon fut dépassée par NextEra, les élites économiques affichèrent un véritable triomphalisme : le marché avait enfin apporté une solution au dérèglement climatique.

Que ce soit en raison de la demande de produits d’investissements écologiques par les petits investisseurs, de nouveaux outils réglementaires tels que le score ESG (politique RSE, ndlr) et la tarification carbone, ou simplement de la prise de conscience que l’avenir était aux énergies renouvelables, l’investisseur moyen ne pensait apparemment plus qu’investir dans les combustibles fossiles relevait d’une stratégie sensée.

Pour beaucoup, la messe était dite : cette transition de la finance mettrait une énorme pression sur les entreprises comme Exxon, les poussant à se détourner des combustibles fossiles au profit des énergies propres. En effet, la réponse des entreprises de combustibles fossiles ne se fit pas attendre.

Total se rebaptisa TotalEnergies dans le but de devenir un « acteur mondial de la transition énergétique ». Shell annonça qu’elle augmenterait le montant de ses investissements dans les énergies renouvelables. British Petroleum (BP) prit une participation importante dans une entreprise d’énergie renouvelable. Même Exxon finit par céder à la pression du marché et déclara qu’elle investirait des milliards dans « des initiatives de réduction des émissions de gaz à effet de serre ».

Bien sûr, le « succès » de ces solutions de marché au dérèglement climatique induisait que le monde n’avait plus besoin d’envisager des solutions « anti-libérales » comme le Green New Deal pour lutter contre le réchauffement climatique. Après tout, pourquoi taxer, nationaliser ou planifier si le marché s’autorégule si bien ?

Les pétrodollars coulent à flots

Mais en creusant un peu, on découvrait rapidement que la réalité était toute autre. La plupart des promesses faites par les grandes compagnies pétrolières étaient vagues et demandaient du temps pour être mises en œuvre. Dans certains cas, elles ne relevaient même que d’une simple opération de greenwashing. Dans tous les cas, les compagnies faisaient le pari que l’ère du pétrole était loin d’être révolue.

Un certain nombre d’investisseurs plus perspicaces l’avaient bien compris. Plusieurs fonds spéculatifs commencèrent discrètement à parier gros que les cours du pétrole remonteraient vite une fois la pandémie passée, quand l’économie mondiale aurait besoin de combustibles fossiles pour tourner à nouveau à plein régime.

Et ils avaient raison. Une fois le pic de la pandémie passé, les cours du pétrole ne tardèrent pas à revenir au niveau d’avant la pandémie. Puis ils se mirent à grimper en flèche. Après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le prix du gaz naturel s’envola également, ce qui constitua une véritable aubaine pour l’industrie  américaine du gaz de schiste, dont la technologie de fraction hydraulique, en plus d’être ultra-polluante, est plus coûteuse que les méthodes d’extraction conventionnelles.

Sans abandon coordonné des combustibles fossiles planifié par le secteur public, la poursuite de la dépendance mondiale aux énergies fossiles était une certitude.

Les entreprises de combustibles fossiles et les investisseurs qui y avaient discrètement injecté des fonds avaient fait le bon pari. Sans abandon coordonné des combustibles fossiles planifié par le secteur public, la poursuite de la dépendance mondiale aux énergies fossiles était une certitude. En d’autres termes, le marché ne peut pas apporter de solution au dérèglement climatique.

Exxon Mobil a annoncé récemment avoir fait des bénéfices records de 56 milliards de dollars en 2022. Un chiffre non seulement considérable pour Exxon, mais également un « niveau historique » pour l’industrie pétrolière occidentale.

Parmi ces milliards de pétrodollars, Exxon a promis d’investir 5% de ces bénéfices à ses engagements climatiques, dont beaucoup concernent des solutions de contournement coûteuses et relativement inéprouvées comme la capture et le stockage du carbone. Parallèlement, l’entreprise continue d’investir toujours plus dans le pétrole et le gaz.

BP, qui a également réalisé un bénéfice record de 22 milliards de livres sterling l’an dernier, pousse le bouchon encore plus loin : en plus de procéder à un rachat massif d’actions pour enrichir ses actionnaires, l’entreprise a annoncé qu’elle retarderait l’abandon du pétrole et du gaz. Comme le souligne le think tank Common Wealtht, BP dépense dix fois plus pour le rachat d’actions que pour ses initiatives « bas carbone ».

Au plus fort de la pandémie de COVID-19, le monde a raté une occasion historique : les gouvernements auraient pu profiter de l’effondrement de la valeur des géants des hydrocarbures pour entrer au capital de ces entreprises et les pousser à réorienter réellement leurs investissements vers les énergies renouvelables.

Alors que la demande et l’inflation étaient alors relativement faibles, ils auraient pu annoncer de vrais plans de relance favorisant la décarbonation. À la place, les compagnies pétrolières ont été livrées à elles-mêmes, le plan climat de Joe Biden a été torpillé par un sénateur à la botte d’ExxonMobil, et l’UE se contente d’un « Pacte vert » aux ambitions très maigres.

Le résultat de ce raté est double. Non seulement les émissions de gaz à effet de serre ont continué à augmenter, mais en plus une masse considérable de richesses des ménages a été transférée vers certaines des plus grandes compagnies d’énergie du monde. Cette séquence nous démontre au moins une chose : le marché n’apportera jamais de réponse au dérèglement climatique – et il était naïf ou, plus vraisemblablement, profondément cynique de prétendre le contraire. Il est désormais temps d’en tirer les conclusions nécessaires et d’intervenir de manière résolue pour contraindre les choix des multinationales de l’énergie.

La retraite, une vie hors du marché – Par François Ruffin

La retraite est aussi un temps de transmission entre les générations. © Nikoline Arms

Le gouvernement entend réduire le débat sur la réforme des retraites à une querelle d’experts comptables focalisés sur les pourcentages de PIB, le nombre de trimestres et le taux d’activité des seniors. Pour le député François Ruffin, la retraite est pourtant bien plus : il s’agit d’un autre morceau de vie, non soumis au « métro-boulot-chariot », où chacun peut s’épanouir en dehors du marché. Dans son livre Le temps d’apprendre à vivre. La bataille des retraites, il plaide pour accroître ce temps libre afin de lutter contre le dérèglement climatique. Extraits.

Avec les retraites, à la Libération, Ambroise Croizat et ses camarades poursuivaient un idéal social. Nous y ajoutons aujourd’hui un autre impératif : écologique. Les deux sont-ils incompatibles ? Ou au contraire se renforcent-ils ? Protection sociale et protection de l’environnement vont-elles de pair ? Mouvement ouvrier et mouvement vert ?

« Produire plus, pour consommer plus, pour produire plus, pour consommer plus », comme le hamster dans sa roue, mène la planète droit dans le mur. Et les humains à l’usure. Le défi climatique réclame du travail : du travail dans les champs, du travail dans les bâtiments, du travail dans les ateliers de réparation, du travail de lien et de soin auprès des bébés, des malades, des aînés. Mais il réclame aussi du repos, de l’apaisement, moins de frénésie.

Ce week-end, je me suis replongé dans Prospérité sans croissance, le rapport qu’avait rendu Tim Jackson (économiste, ndlr) au gouvernement britannique. Il cite, page 140, une étude réalisée par l’économiste canadien Peter Victor : « Le chômage et la pauvreté sont tous deux réduits de moitié dans ce scénario grâce à des politiques sociales et de temps de travail actives. Et l’on obtient une baisse de 20% des émissions de gaz à effet de serre au Canada. Réduire la durée du temps de travail hebdomadaire est la solution la plus simple et la plus souvent citée au défi du maintien du plein emploi sans augmentation de la production. Mais cette réduction du temps de travail n’a tendance à réussir que dans certaines conditions. « La distribution stable et relativement équitable des revenus » écrit le sociologue Gerhard Bosch. »

Les recherches, là-dessus, ne manquent pas. Pour Larsson, Nässen et Lundberg, « une réduction de 1% du temps de travail conduirait à une baisse de 0,80% des émissions par ménage. » Miklos Antal a mené, lui, une « recherche exhaustive qui recense 2500 articles scientifiques » : « La plupart des études concluent que les réductions du temps de travail réduisent les pressions environnementales. » Pour Rosnick et Weisbrot, « si les Etats-Unis passaient au temps de travail moyen des pays européens, ils économiseraient 18% de leur consommation d’énergie. A l’inverse, si les Européens travaillaient autant que les Américains, nos émissions de gaz à effet de serre augmenteraient de 25%. » Et les auteurs d’y voir « une portée mondiale » : « Au cours des prochaines décennies, les pays en développement décideront de la manière d’utiliser leur productivité croissante. Si, d’ici 2050, le monde entier travaille comme les Américains, la consommation totale d’énergie pourrait être de 15 à 30% supérieure à ce qu’elle serait en suivant un modèle plus européen. Traduit directement en émissions de carbone plus élevées, cela pourrait signifier une augmentation de 1 à 2 degrés Celsius du réchauffement de la planète. »

Nous devons sortir nos vies, des parcelles de nos vies d’abord, de cette emprise de la marchandise. C’est un devoir écologique, mais aussi humaniste. Le dimanche chômé est un bout de cet enjeu. 24 hors de ça. Hors de la cage. Autre chose que le métro-boulot-chariot : le repas en famille, la buvette du club de foot, la balade en vélo, etc.

Par quel bout réduire encore ? Par la semaine de quatre jours ? Par la réduction de la durée hebdomadaire ? Par un véritable congé parental ? Par une semaine de vacances supplémentaires ? Par des années de césure, sabbatiques, pour bifurquer au mitan de son existence ? Par un temps de flou, admis, avant trente ans, à l’âge des possibles, un temps de rencontres, de voyages, de tentatives, d’échecs, où chacun cherche sa voie ? Voilà le choix qui réclame un débat. Plutôt que de se demander de quels droits acceptez-vous de vous amputer ?

Mais le gros morceau, ça reste la retraite. S’ils s’y attaquent avec entêtement, depuis des décennies, c’est pour gratter des économies, certes. Mais pour une autre raison également : symbolique, idéologique. La retraite, c’est une autre vie qui est déjà là. C’est un possible à étendre, qui nous tend les bras. C’est un temps de gratuité, de bénévolat, ma mère qui cuisine un cake avec mes enfants, un papi qui entoure les poussins sur un tournoi de foot, une ancienne prof qui alphabétise dans une asso, c’est tout un monde. Notre pays tient aussi debout par ces bonnes volontés, par ces journées librement données, partagées. Bref, c’est tout un pan de la vie hors marché. C’est, pour les maîtres des horloges, une menace.

François Ruffin, Le temps d’apprendre à vivre. La bataille des retraites, Les Liens qui libèrent, 5€

Le verdissement de la BCE entravé par les règles européennes

Le siège de la Banque Centrale Européenne à Francfort (Allemagne). © Charlotte Venema

Sécheresses historiques, canicules, inondations, déplacement des populations… 2022 est l’année de tous les records en ce qui concerne le changement climatique. Ces événements sont souvent dénoncés comme étant le fruit d’un manque d’engagement des gouvernements. Si ce constat est irréfutable, il ne doit pas éclipser l’impact des banques centrales, chargées de réguler la quantité de monnaie qui circule dans l’économie. Loin d’être anodine, cette mission exerce une influence majeure sur la capacité de production et de consommation – et de pollution -, mais aussi sur les niveaux de richesse.

Consciente du risque que représente la menace climatique tant pour l’humanité que pour l’économie et le secteur bancaire, la Banque centrale européenne (BCE), tente de verdir sa politique monétaire depuis plusieurs années. Le 4 juillet dernier, elle a notamment décidé de mettre en place de nouvelles mesures pour y parvenir. Si ces différentes actions permettent de la hisser en tête des banques centrales les plus investies, la menace grandissante d’une crise financière alimentée par une politique monétaire continuellement accommodante pourrait néanmoins venir compromettre la faisabilité de ses ambitions climatiques. Pour réduire les risques, s’accorder avec ses engagements, soutenir l’objectif de réduction des émissions de carbone de l’Union Européenne, et même inciter les autres banques centrales à verdir leur politique monétaire, la BCE doit s’éloigner de son dogmatisme et exploiter de nouveaux leviers.

Le réchauffement climatique, une menace pour le secteur financier ?

L’attention des banques centrales accordée aux enjeux climatiques est récente. En 2017, plusieurs institutions monétaires de la zone euro fondent – au côté de la Banque d’Angleterre -, le NGFS (Network for Greening the Financial System), un réseau visant à élaborer des recommandations sur le rôle des banques centrales en matière de changement climatique. L’ensemble de l’Eurosystème y a ensuite adhéré, tout comme la Réserve fédérale américaine et la Banque populaire de Chine. 

En janvier 2020, la BCE lance une « révision stratégique » où elle décide notamment d’examiner la manière dont elle pourrait inclure les enjeux climatiques à son mandat. Depuis sa création en juin 1998, l’institution de Francfort est guidée par différentes règles structurantes dont la plus importante est la stabilité des prix, à travers un objectif d’inflation de 2% par an. Du fait de ce mandat, la plupart des mesures prises ces dernières années ont consisté à estimer le risque que peut engendrer le réchauffement climatique sur l’économie et le secteur financier européen, plutôt que d’agir par le biais de la politique monétaire.

Dans cette perspective, elle publie en septembre 2021 un test de résistance où elle évalue les conséquences d’un scénario d’inaction climatique sur de nombreuses entreprises et près de 1.600 banques européennes. Pour compléter ce travail, elle démarre en janvier 2022 un nouveau test de résistance prudentiel permettant de mesurer la capacité des banques à absorber les conséquences financières liées aux risques physiques, tels que la chaleur, les sécheresses et les inondations…

Les résultats de ces différentes études sont sans appel : l’Eurosystème est peu préparé au réchauffement climatique. Sans de profonds changements, le PIB et la stabilité de la zone euro seront affectés, d’autant que le risque est inégalement réparti – certaines régions étant plus exposées que d’autres. D’un point de vue financier, le changement climatique constitue un enjeu majeur car la plupart des banques n’ont pas de dispositif adéquat de gestion des risques climatiques et ne prennent pas en compte ce facteur dans leurs activités de crédit.

Sans de profonds changements, le PIB et la stabilité de la zone euro seront affectés, d’autant que le risque est inégalement réparti.

Cette impréparation présente un risque bancaire. Comme le démontre une étude de l’Institut Rousseau, ou encore l’ancien gouverneur de la Banque d’Angleterre, Mark Carney, les actifs adossés à des énergies fossiles sont susceptibles de devenir des « actifs échoués » (stranded assets) à mesure que les décisions politiques suspendent l’utilisation de ce type d’énergie (pétrole, charbon, gaz). Étant donné que ces investissements représentent, en termes de stock, l’équivalent de 95% des fonds propres de chacune des onze principales banques européennes, et qu’ils figurent fréquemment dans les échanges de garanties servant à couvrir le risque de crédit lors d’opérations financières (collatéraux), la perte de valeur de ces actifs pourrait fortement et soudainement affecter le secteur bancaire. D’autant que la BCE a seulement l’intention de verdir ces collatéraux « d’ici 2024 », et après « différents tests. »

En plus de cette menace persistante, la surexposition des institutions financières à l’égard des énergies fossiles les condamnent à subir des pertes face à tout type de dérèglement climatique. En juillet dernier, la BCE a notamment déclaré que 41 grandes banques de la zone euro pourraient perdre l’équivalent de 70 milliards d’euros en cas de sévère remontée des températures.

Si ce chiffre semble faible au regard du bilan des banques (tout comme pourrait le paraître d’autres estimations), les pertes potentielles sont souvent sous-estimées. En effet, les données disponibles sont rares car la modélisation d’événements climatiques est une tâche herculéenne et imparfaite. Identifier l’exposition totale des institutions financières aux risques climatiques est ainsi extrêmement compliqué, si ce n’est impossible.

Le mandat de la BCE remis en cause ?

D’ores-et-déjà, la crise climatique exerce une influence sur le système monétaire et financier. Alors que l’inflation ne cesse de progresser et atteint désormais 9.1% en août dans la zone euro, la rareté grandissante des énergies fossiles et la multiplication des catastrophes climatiques (sécheresses, inondations, pénuries…) contribuent à la spirale inflationniste.

Dans ce contexte, le mandat de la BCE devient alors, lui aussi, directement exposé à un scénario d’inaction ou d’anticipation jugée trop tardive. À ce titre, Isabel Schnabel et Frank Elderson – deux banquiers centraux de la BCE – ont récemment déclaré : « De par ses effets directs sur la stabilité des prix, le changement climatique est au cœur de la mission principale de la BCE. »

En reconnaissant l’impact du changement climatique sur l’inflation – notamment du fait des pénuries ainsi créées – la BCE admet qu’il doit être pris en compte dans l’élaboration de ses politiques, car il remet en cause son objectif primordial. Une condition vraisemblablement indispensable pour passer outre les traités européens, bien que la menace existentielle du réchauffement climatique soit connue déjà depuis plusieurs décennies.

Orienter les investissements privés

La BCE a donc décidé de franchir un nouveau cap le 4 juillet dernier en déclarant que tous ses nouveaux achats d’actifs de multinationales seront, à compter d’octobre 2022, soumis à des critères environnementaux. Plus récemment, elle a fait savoir dans un communiqué que ces critères correspondent aux émissions de carbone de l’entreprise, ses ambitions climatiques et la transparence de son reporting.

Si la portée de cette mesure est minime – les obligations d’entreprises représentent moins de 12% du bilan de la BCE, composé très majoritairement de titres de dettes publiques -, elle reste inédite car elle montre un signe de détachement face à l’obsession de neutralité de marché. (Ce principe cardinal implique que la politique monétaire ne peut cibler spécifiquement une entreprise ou un secteur afin de ne pas introduire de distorsions sur les marchés). En agissant ainsi, la banque centrale reconnaît donc le besoin de s’éloigner de certaines règles devenues contraignantes face à la nécessité d’agir en faveur du climat.

Dans le cadre des traités actuels, il sera toutefois difficile pour la BCE d’aller plus loin. Mener une politique climatique véritablement ambitieuse impliquerait notamment de réformer ou d’abroger les articles 123 et 130 du TFUE (Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne) à des fins d’investissements écologiques.

Mais au-delà d’une intervention sur le marché secondaire, qui encourage la BCE à poursuivre sa politique de « fuite en avant », l’institution de Francfort pourrait agir sur son taux de refinancement. Une banque qui continue d’investir massivement dans des projets liés aux énergies fossiles serait ainsi pénalisée par un taux d’intérêt plus élevé, tandis qu’une institution qui œuvre en faveur du climat disposerait d’un taux plus accommodant. Un taux à intérêt négatif pourrait même être appliqué pour les entreprises les plus engagées, afin d’inciter l’investissement en faveur de la transition écologique.

Dans le même temps, comme le propose notamment l’économiste Jézabel Couppey-Soubeyran, des « TLTRO verts » pourraient être créés, c’est-à-dire des opérations de refinancement à long terme permettant aux banques de prêter à des coûts avantageux aux entreprises et aux ménages européens. Une mesure qui aurait la double efficacité de s’inscrire dans le temps long, ce que requiert la cause climatique, et de distribuer des crédits productifs, ce qui n’est pas inflationniste. Néanmoins, ces facilités de prêts doivent être conditionnées à une politique d’engagement climatique extrêmement rigoureuse de la part du débiteur. La banque centrale devra s’assurer que ces crédits verts se dirigent vers des banques, entreprises et ménages dont les projets sont alignés sur les Accords de Paris. L’efficience de cette mesure réside dans cette intransigeance.

Financer directement les États : le débat interdit

Dans le cadre des traités actuels, il sera toutefois difficile pour la BCE d’aller plus loin. Mener une politique climatique véritablement ambitieuse impliquerait notamment de réformer ou d’abroger les articles 123 et 130 du TFUE (Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne) à des fins d’investissements écologiques. Le premier article condamne les pays de la zone euro à emprunter sur les marchés financiers plutôt que de se financer auprès de leur banque centrale nationale, tandis que le second pose le principe de l’indépendance des banques centrales. Or, étant donné les besoins et l’importance de l’enjeu, pouvoir directement financer les États et laisser interagir ces derniers avec la politique climatique de la BCE s’avère être un impératif. Ainsi, revenir sur ces deux articles permettrait de créer un policy mix vert à fort impact, c’est-à-dire une combinaison optimale entre la politique budgétaire et la politique monétaire autour des enjeux climatiques. La question de savoir si une telle réforme des traités européens serait possible sans dissolution de l’Union européenne reste ouverte.

Étant donné les besoins et l’importance de l’enjeu, pouvoir directement financer les États et laisser interagir ces derniers avec la politique climatique de la BCE s’avère être un impératif.

D’autres solutions en matière monétaire existent, comme l’injection monétaire libre de dettes (en contrepartie d’investissements écologiques). Injecter de la monnaie libre de dettes permet d’éviter à ce que la création monétaire soit vectrice de cycles, source de crises économiques, sociales et écologiques. Concrètement, de la monnaie serait émise – en quantité limitée – par les différentes banques centrales et serait allouée aux gouvernements selon leurs besoins. Néanmoins, pour éviter toute perte et inégalité de répartition, les sommes versées devront faire l’objet d’un reporting climatique strict et continu. Cette mesure permettrait de soutenir la transition écologique. Ici encore, elle se heurte au mur du droit européen : le Pacte de stabilité exige notamment que la dette publique n’excède pas 60% du PIB (règle devenue désuète par sa transgression généralisée, mais que l’Allemagne entend bien ré-imposer au continent tout entier)…

NDLR : Lire à ce sujet sur LVSL l’entretien de Pierre Gilbert avec Nicolas Dufrêne et Alain Grandjean « Faire de la monnaie une arme pour la reconstruction écologique ».

Ce levier décisif qu’est l’injection monétaire libre de dettes peut être appliqué sur les banques publiques d’investissement et notamment la BEI – Banque Européenne d’Investissement – qui continue de se financer sur les marchés financiers à défaut de détenir le pouvoir de création monétaire. Proposée par Alain Grandjean et Nicolas Dufrêne dans le livre Une monnaie écologique, cette mesure permettrait de soutenir l’institution européenne dont l’objectif est de « prêter dans le but de soutenir la croissance durable et la création d’emplois. »

Alors que la hausse de l’inflation, l’augmentation des taux d’intérêts, la guerre en Ukraine, et la crise énergétique affectent les pays européens à des degrés différents, abroger les articles 123 et 130 du TFUE (et récuser ce dernier si sa réforme s’avère impossible) s’avère un impératif de premier ordre, du fait de l’urgence climatique comme de l’imminence d’une nouvelle crise des dettes souveraines…

Révolution écologiste ou « pacte de suicide climatique » ? Le « plan climat » de Biden et ses contradictions

Joe Biden © Lisa Ferdinando

Le Sénat américain vient d’approuver une loi destinée à réduire de 40 % les émissions de gaz à effet de serre d’ici la fin de la décennie. Pour autant, l’heure n’est pas à la réjouissance, tant les contradictions du texte final sont nombreuses. « C’est une révolution pour les énergies renouvelables superposée à une croissance des énergies fossiles », explique un responsable de Greenpeace. En d’autres termes, un investissement historique dans les énergies vertes imbriqué à un cadeau pour les géants du pétrole, du charbon et du gaz.

Tous les regards se sont tournés vers la Loi de réduction de l’inflation (Inflation Reduction Act, IRA), projet issu d’un compromis entre le Sénateur Joe Manchin et la direction du Parti démocrate [NDLR : le sénateur Joe Manchin représente l’aile la plus libérale du Parti démocrate ; il a été critiqué pour avoir accepté que des géants du charbon financent ses campagnes]. L’IRA constitue-t-elle une avancée décisive dans le combat contre la crise climatique, ou un cadeau empoisonné qui ne ferait qu’accroître les effets de la crise climatique ? Réponse des organisations environnementales : c’est compliqué.

« J’en suis venu à penser que ce n’est pas mal », déclare Patrick Bigger, directeur de recherche du projet Communauté climat, « il y a quelques bonnes choses, et beaucoup de mauvaises ».

Une loi historique ?

L’information la plus encourageante pour les militants écologistes consiste dans le montant de l’investissement : un budget imposant de 369 milliards pour le climat et l’énergie, dont la modélisation annonce qu’elle réduirait les émissions de gaz à effet de serre américains de 40 % de son point le plus haut en 2005, d’ici la fin de la décennie. La somme représenterait l’investissement le plus important dans le climat de l’histoire américaine ; 4 fois plus imposant que les dispositions climatiques du stimulus de Barack Obama de 2009, selon Leah Stockes – professeur spécialiste des politiques climatiques à l’université de Californie qui a conseillé les démocrates du Congrès sur le projet de loi.

« C’est beaucoup d’argent » explique un responsable du plaidoyer de Greenpeace, John Noël. « Beaucoup d’argent investi dans le secteur de l’énergie propre, ce qu’on nous dit être nécessaire pour mettre un terme à l’impasse climatique ».

On comprend donc l’espoir suscité par cette loi pour les militants pour le climat. Ces sommes ont pour fonction d’impulser la construction d’une industrie nationale d’énergies renouvelables, par l’entremise de crédits d’impôts sur le solaire et l’éolien, d’achats de véhicules électriques, ou encore des 500 millions réservés à la construction de pompes à chaleur et au traitement des minéraux essentiels aux technologies renouvelables. De même, les 10 milliards de dollars alloués aux coopératives électriques rurales visant à favoriser l’achat de systèmes d’énergie renouvelable, les 30 milliards de prêt et de subvention pour les États et les fournisseurs d’électricité, et une variété de crédit d’impôts et de remises pour les sociétés et les propriétaires visant à les inciter à construire de nouveaux équipements et à installer des technologies énergétiques propres et efficientes, constituent quelques-unes des mesures qui seront financées dans le cadre de la loi.

« Chaque dollar alloué aux énergies renouvelables est une bonne chose », déclare Jean Su, directeur du programme Justice Energie au Centre de la Diversité Biologique (CBD).

Avec ces grandes mesures cohabitent une panoplie de dispositions plus réduites, liées à des investissements non-énergétique qui auront un impact positif dans la lutte climatique et iront directement réduire les pertes humaines : une amende sur les fuites excessives de méthane, une taxe sur le charbon et un programme qui aide les sociétés industrielles à réduire la pollution dans leurs centrales. Des dizaines de milliards seront consacrés à aider les communautés à faible revenu particulièrement touchées par l’impact du changement climatique.

Il est de prime abord difficile de croire que Joe Manchin, véritable baron du charbon, ait accepté cet ensemble de mesures. Il avait admis être « perturbé » à l’idée de renoncer à ses poules aux œufs d’or émettrices de CO2 que l’on retrouve dans ses financements de campagne. L’aval de Manchin à cette loi est un indicateur de ses importantes et nombreuses déficiences.

La carotte plutôt que le bâton

On aurait tôt fait d’oublier que ce projet de loi autorise une véritable bombe climatique pour la décennie suivante, à travers des concessions gazières et pétrolières. Ainsi, tous les nouveaux projets solaires ou éoliens devront payer de lourdes des concessions de pétrole et de gaz – et cela chaque année, pour une décennie entière. Cela constitue une resucée de la tentative avortée de Joe Biden de mener la plus large vente de concessions de pétrole et de gaz de l’histoire des États-Unis, qu’un juge avait bloquée plus tôt cette année du fait de ses implications climatiques catastrophiques…

« C’est une révolution d’énergie renouvelable superposée à une croissance des énergies fossiles » explique John Noël. D’autres ont pris moins de pincettes, qualifiant cet alliage de « dément » et de « fou ». Brett Hartl, directeur des affaires gouvernementales à la CBD, l’a qualifié de « pacte de suicide climatique ». Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi : peu après l’annonce du projet de loi, une enquête de l’Associated Press a révélé que des centaines de concessions dans le bassin Permien avaient des fuites de méthane, qui déversaient chaque heure entre des centaines et des milliers de kilos de méthane – un gaz à effet de serre douze fois plus polluant que le dioxyde de carbone. Et c’est sans compter les émissions liées au forage, à l’extraction, et à la combustion du carburant.

Par ailleurs, le financement des trains à grande vitesse et du transport public a totalement disparu du projet, alors même que l’important système de transport automobile américain constitue la principale source de gaz à effet de serre – le trafic routier étant responsable de 80% des émissions de celui-ci. Ceci alors même que le projet d’infrastructure physique, que Biden a promu en loi en novembre dernier, a déversé des centaines de milliards de dollars dans des infrastructures consommatrices d’énergies fossiles, comme les routes, les autoroutes et les aéroports.

« Le projet est entièrement fondé sur le maintien et le renforcement de la dépendance de nos sociétés à l’automobile » souligne Yonah Freemark, chercheur senior associé au Metropolitan Housing & Communities Policy Center à l’institut Urbain. « Les gens sont justes invités à acheter une voiture et rien de plus » explique-t-il.

Freemark explique que les démocrates manquent également l’opportunité d’augmenter le financement des agences de transport public les plus indigentes, qui se dirigent tout droit vers un mur budgétaire. Victimes de la chute du nombre d’usagers lors de la pandémie, elles n’avaient gardé la tête hors de l’eau que grâce à l’aide fédérale. L’arrêt imminent de l’aide fédérale signifiera à terme la fin de certains services ou l’augmentation des prix des transports, deux situations qui mèneraient les usagers à s’éloigner des transports publics.

« S’occuper des enjeux climatiques dépasse l’électrification de la flotte automobile » dit-il « cela signifie la transformation de nos communautés dans leur ensemble ».

Le projet de loi n’exclut néanmoins pas tous les type de transport. Il consacre une somme significante à l’aviation « soutenable » et « à basse émission » – même si des rapports récents ont démontré que l’usage de ces carburants n’impliquait tout simplement aucune réduction en termes de consommation d’énergie. Il finance davantage les solutions de captage de carbone, en dépit du fait qu’une récente étude ait indiqué que sur 40 technologies de captage de carbone, 32 en émettent plus qu’elles n’en capturent…

En attendant – tribut du vote de Manchin – les démocrates se sont engagés à mener une réforme, dans un projet de loi distinct plus tard dans l’année, permettant une approbation plus rapide et plus facile des infrastructures de combustibles fossiles, comme des gazoducs. Certains arguent que cela profitera aussi à l’énergie propre…

« En termes de foresterie, les agences ont été affamées par des années d’austérité et n’ont pas la capacité administrative d’intervenir à une échelle nécessaire pour changer les choses » explique Bigger. Mais d’autres attirent l’attention sur les raisons qui conduisent l’industrie à militer autant pour une disposition visant à modifier cet état de fait. « Cela va aider les renouvelables, mais cela va bénéficier aux combustibles fossiles de manière disproportionnée, et il est dangereux de se trouver dans un contexte où le public se retrouve dépossédé des statuts protecteurs pour contrer le développement des combustibles fossiles » explique Su.

« Si cette réforme signifie faciliter et accélérer la construction de gazoducs et la production du gaz naturel brut et liquide pour l’exportation, ce sera un désastre pour le climat » explique John Noël. « Si vous exportez toujours autant de combustible fossile, le volume de véhicule électrique produit domestiquement n’a pas vraiment d’importance ».

Un « seizième de mesure » ?

Des intentions intentions initiales au texte final, beaucoup a été perdu.

Le projet original Build Back Better promettait déjà bien en-deçà du trilliard annuel d’investissements que des organisations comme l’Institut Roosevelt avaient estimé nécessaire pour réduire fortement les émissions – la qualifiant non pas de demi-mesure mais d’un huitième de mesure. Avec un budget inférieur de moitié à celui de Build Back Better, les dépenses de l’IRA couvrent stricto sensu non pas un huitième de mesure, mais bien un seizième. Sur cet aspect, on ne saurait accuser les démocrates d’hypocrisie : ils ont vanté ce projet comme une loi permettant de réduire le déficit…

Considéré en termes relatifs, plutôt qu’en montant brut, les engagements financiers ont l’air bien moins ambitieux. Certains ont questionné le chiffre de 40% de réduction des émissions. Rhodium Group, la société de recherche derrière le modèle qui a produit ce chiffre, a estimé que si, par-delà cette loi, les politiques climatiques existantes demeurent les mêmes, seuls 24-35% de réduction pourraient être atteints.

« Parler de « 40% de réduction induit en erreur », conclut Mitch Jones, directeur assistant de Food & Water Watch.

Dans le même temps, la loi a été dépouillée de ses mesures régulatrices et coercitives – comme le Standard d’Electricité Propre que le conseiller climat de Biden avait identifié comme le socle du paquet climat, et qui était auparavant considéré comme la « clé » de son plan.

« Le problème de cette loi est qu’elle est toute entière carotte sans être bâton. » explique Jones. Même Stokes, qui a joué un rôle important dans l’IRA et l’a qualifiée de game changer, avait précédemment insisté sur le besoin d’avoir de brandir « des bâtons » dans les politiques climatiques, puisque « nous avons besoin que tout le monde fasse les bonnes choses au rythme et à l’échelle nécessaire ».

Il faut donc se garder de tout cynisme catastrophiste, comme de tout triomphalisme qui fermerait les yeux sur les graves insuffisances de la loi – et conserver sa lucidité vis-à-vis de la réalité contradictoire de l’IRA. Cette loi constitue à la fois un pas historique et essentiel pour prévenir la catastrophe climatique, et un effort insuffisant qui pourrait même aggraver les effets de la catastrophe climatique..

« Cette loi constitue une prise d’otage, dans laquelle il est impossible d’avoir le bon si on n’accepte pas une bonne dose du mauvaise », déplore Su.

La plupart des experts sur les questions climatiques ont reconnu, non sans émotion, qu’après des années de déni, l’IRA vaut mieux que rien. Pour autant, l’essentiel reste à réaliser.

Géoingénierie de la captation : la prochaine grande controverse climat

Depuis quelques mois, les investissements dans les techniques de captation directe du CO2 dans l’air explosent. On trouve derrière pêle-mêle les grands producteurs de pétrole et la Silicon Valley. Pourtant, aucune de ces techniques ne présente un quelconque signe de maturité. Pire, entretenir le fantasme d’une réponse technologique magique à la crise climatique pourrait nous faire perdre encore 10 ou 15 ans. Analyse d’une controverse majeure qui se déploie dans un silence assourdissant.

Dans l’ombre des négociations climatiques, nous courrons un nouveau danger que trop peu encore sont capables d’imaginer, tellement le sujet paraît fantasmagorique. À travers les termes flous des COP, les nouveaux partisans du « technosolutionisme » avancent à pas de loup pour faire triompher l’idée que la captation directe du CO2 dans l’air ambiant pourrait répondre à l’urgence climatique. Mais de quoi parle-t-on exactement ?

Une technologie hautement problématique

Le DACC (pour Direct air carbon capture), est une sorte d’énorme aspirateur à CO2. Pour schématiser, un gros ventilateur fait passer l’aire à travers un filtre (beaucoup d’air, puisque le CO2 est dilué à quelques 410 parties par millions1 dans lequel se trouve un sorbant (une substance qui « colle » le CO2). Quand le filtre est plein, on le chauffe pour libérer le CO2 que l’on vient comprimer. Ensuite, on envoie ce CO2 sous pression vers des usines qui en ont besoin (en Suisse, le prototype Climeworks l’envoie à des serres de tomate), ou bien vous essayez de le renvoyer sous terre pour le faire disparaître à jamais.

On l’imagine facilement, tout cela coûte « une énergie de dingue ». Entre l’infrastructure métallique, la fabrication du sorbant, l’énergie pour alimenter le site, les conduits… Des calculs pionniers montrent que si l’on utilisait le DACC pour absorber 30 de nos 36.3 gigatonnes de CO2 émises chaque année (2021), cela induirait au mieux un doublement de la consommation énergétique mondiale (et non pas électrique). Et ce « toute chose égale par ailleurs ». Bien sûr, personne ne propose d’absorber toutes nos émissions avec du DACC, mais on retient l’idée que la facture énergétique de cette technologie en fait une chimère irréaliste, a fortiori dans un contexte ou nous devons faire décroître drastiquement notre consommation, pas juste la substituer avec des sources bas carbone.  

Actuellement, seules deux petites centrales pilotes sont testées. Celles de la société Climeworks, en Suisse et en Islande. La station d’Orca en Islande est la plus importante. Elle capte l’équivalent du CO2 émis par… 800 voitures chaque année. Autrement dit, il faudrait plusieurs millions de ces centrales si l’on voulait absorber toutes nos émissions avec. L’équipe de Climeworks prévoit un déploiement mondial de son modèle en 2027, ce qui, selon elle, permettrait de multiplier par cent l’élimination du CO2. Cent fois 800 voitures, 80 000 voitures, soit… 0.3% du parc automobile français. Pourtant, derrière cette promesse ridicule, dont on ne fait même pas le bilan carbone en analyse cycle de vie (combien émet la fabrication de ces centrales ?), Climeworks vient de lever 650 millions de dollars2.

Au Texas, on annonce la réalisation de la plus grande centrale DACC au monde pour 2024, pour la coquette somme d’au moins 1 milliard de dollars. Situé dans le grand bassin permien pétrolier de l’ouest de l’État, l’objectif annoncé est d’enfouir un million de tonnes de CO2 par an, soit 1/36 000e de nos émissions. Le consortium qui pousse ce projet est constitué principalement de l’entreprise canadienne Carbon Engineering, omniprésente en matière de DACC, et l’Occidental Petroleum, un géant pétrolier et gazier classé comme la 8e entreprise privée la plus émettrice dans le monde en 2017. Sa directrice générale, Vicki Hollub, ne s’en cache pas : « Cet effort peut également être une autre activité à valeur ajoutée. »3

Alphabet/Google, Stripe, Shopify, Meta/Facebook, McKinsey notamment viennent de s’unir pour alimenter à hauteur d’un milliard de dollars un fonds dédié au développement du DACC. La fondation XPrize d’Elon Musk a également débloqué 100 millions de dollars pour aider à développer des technologies de capture du carbone. En somme, au cours du premier semestre 2021, les investisseurs privés ont investi plus de 250 millions de dollars dans le DACC, soit le double des investissements réalisés au cours des six mois précédents, eux même 250% plus élevés que l’année précédente. C’est exponentiel. Même le gouvernement américain vient de débloquer une enveloppe de soutien à cette technologie pour quelque 3,5 milliards de dollars, déclarant dans un communiqué que ce procédé est « essentiel pour combattre la crise climatique actuelle et atteindre des émissions nettes nulles d’ici 2050 ». Alors pourquoi un tel engouement derrière une technologie aussi peu prometteuse ? 

Aperçu de ce que pourrait être la grande centrale DACC texane, par Carbon Engineering

Le colossal futur marché des quotas carbone 

Une des grandes avancées de la COP26, nous dit-on, est la ratification de l’Article 6, qui ouvre la voie aux marchés des quotas carbone au niveau international, avec l’idée d’avancer vers un prix mondial de la tonne de CO2. Un progrès en apparence, qui pose en réalité le problème suivant : si en tant qu’entreprise ou État vous pouvez vendre vos émissions pour aligner votre bilan, vous n’êtes pas obligés de les réduire, tout est question de prix de la tonne. Selon le dernier rapport de la Banque mondiale sur la tarification du carbone, les revenus des taxes et marchés du carbone ont explosé en 2021 pour atteindre 84 milliards de dollars. Soit une progression de plus de 60 % par rapport à 2020 ! Or, même si toutes les émissions de tous les acteurs rentraient en considération (ce qui est loin d’être le cas), il est a peu près certain que beaucoup préféreraient acheter des crédits carbone sur le marché international plutôt que d’investir pour changer tous les procédés industriels.

Pour en comprendre la raison, il faut se tourner vers la nature du système financier. Lorsque vous investissez dans une infrastructure industrielle, vous empruntez directement ou indirectement beaucoup d’argent aux banques qui le transforme en produits financiers, titrisent ces produits et les repend dans la sphère financière. La valeur de votre action s’en trouve modifiée, au même titre que la valeur de votre entreprise. Si vous arrêtez votre infrastructure avant qu’elle ait été rentabilisée, les actifs qui y sont indexés risquent donc de perdre brutalement en valeur et de devenir des actifs échoués. Ce verrou financier à la reconstruction écologique est notamment analysé dans un rapport de l’Institut Rousseau.    

Même si, sur le plan théorique, de plus en plus d’acteurs préféreront payer pour s’adapter plutôt que de payer pour acheter des crédits carbone, la mise en place d’un tel système prendra au moins 5 ou 10 ans – sans scénario de rupture type conflit géopolitique majeur. Mais surtout, c’est un marché colossal qui s’ouvre : si la tonne de CO2 coûte 250 $ et que vous proposez une solution pour capter cette tonne à 150 $, votre « carnet de commandes » explose. 

Et c’est justement l’objectif des entreprises qui investissent dans le DACC aujourd’hui. Les premières d’entre elles qui développeront une technique pour capter le CO2 à bas coût s’offre un marché presque infini. Selon de premières estimations, il pourrait représenter 1 000 milliards de dollars en 2050, soit l’équivalent du marché de l’industrie pharmaceutique actuel. Ce qui pousse par exemple le fondateur du magazine Entreprendre, Robert Lafont, à s’exclamer « C’est vraiment le bon créneau sur lequel doivent se lancer nos nouveaux entrepreneurs startuppeurs »4.

Personne n’investit dans ces technologies par altruisme. Si l’objectif était de capter tout de suite du CO2, il n’y a qu’à replanter massivement des arbres. Ça ne coûte pas cher (entre 0.50 et 6 € la tonne absorbée contre 600-1000$ pour le DACC), et pourvu qu’on le fasse selon les principes du géomimétisme (on reproduit les écosystèmes naturels), c’est durable et facteur d’adaptation du territoire. Mais difficile de mettre le compteur sur un arbre dont la croissance est lente, et difficile de faire fantasmer les magnas de la tech.

Le gouvernement américain est particulièrement mobilisé dans cette direction et veut pousser ses entreprises à stocker « durablement » et pour moins de 100 dollars la tonne d’ici 2050. C’est l’objectif du « Carbon Negative Earthshot » du ministère de l’Énergie. Argument ultime : depuis 1975, le coût du photovoltaïque a été divisé par 300. Le DACC devrait naturellement suivre cette tendance selon les prospectivistes américains. Rien n’est moins sûr, et comparaison est rarement raison.

Une impasse dans laquelle nous enferment les pétrogaziers

Les États-Unis ne s’intéressent pas qu’au DACC en matière de technologie de captation. La puissance publique a ainsi investi plus de 1,1 milliard de dollars ces 10 dernières années pour subventionner des projets de capture du CO2 en sortie de cheminée (CCUS – Carbon Capture, Utilization or/and Storage). Des projets qui ont tous périclité alors même que cette technique, en théorie utilisée depuis 50 ans par les pétrogaziers, est brandie par tous les secteurs très émetteurs comme leur solution de décarbonation par excellence.  

Concrètement, il s’agit de la même technologie que le DACC, mais utilisé là où le carbone est très concentré, directement dans l’usine. Il faut donc en théorie beaucoup moins d’énergie pour capter une tonne de CO2. Les pétroliers utilisent déjà le procédé sur certains sites offshore, et le CO2 est directement réinjecté dans la nappe pétrolière pour y augmenter la pression et faire jaillir plus d’hydrocarbures. Aujourd’hui, les ¾ du CO2 capturé dans le monde par du CCUS servent ainsi à maximiser encore l’exploitation pétrolière.  

Gorgon, le méga projet vitrine de CCUS conduit principalement par Shell, Chevron et Exxon en Australie pour plus de 3 milliards de dollars est en grande difficulté : il a capturé seulement un quart de ce qu’il était théoriquement capable pendant les cinq dernières années, pour une facture énergétique colossale. Alors que l’ensemble des projets semblent globalement suivre les mêmes déconvenues, la COP26 a « autorisé » le financement et l’exploitation de nouvelles centrales thermiques à l’étranger… si elles étaient équipées de CCUS5. Tout l’enjeu pour les exploitants d’hydrocarbures est de faire miroiter que cette technologie va fonctionner pour continuer comme si de rien n’était.

Le CCUS pourrait servir à décarboner des industries émettrices difficilement décarbonables, comme la cimenterie, la chimie lourde ou la métallurgie. Elle n’est donc pas à rejeter a priori dans certains cas d’usage, pour aller « chasser les dernières tonnes ». Mais ces installations de capture seraient rentables pour ces industries si la tonne de CO2 était valorisée 200 ou 300 $, or à ce prix, les énergies renouvelables seraient largement plus compétitives encore, au grand dam des pétroliers. Ces derniers ont donc tout intérêt à continuer à agiter le mirage du CCUS… mais sans trop le développer non plus ! 

L’émergence d’un lobby actif

Une commission mondiale sur la gouvernance des risques liés au dépassement climatique (la « Climate Overshoot Commission ») a été lancé en mai 2022. Sa mission : réfléchir d’ores et déjà à « l’après » en élaborant une stratégie globale pour « réduire les risques que comporte le dépassement de 1,5 °C, en examinant les avantages, les coûts et les défis entraînés par chacune des solutions possibles ». Outre le fait que son existence même est un aveu d’échec problématique par rapport à l’objectif de rester sous les 1.5°C, elle prend curieusement des airs de cheval de Troie pour la géoingénierie de la captation.  

Cette commission indépendante est constituée de 16 membres, principalement des anciens ministres de pays du Nord comme du Sud. Il est présidé par Pascal Lamy, ancien directeur général de l’Organisation mondiale du commerce.

« Si la réduction considérable et rapide des émissions doit être l’objectif central de toute politique climatique, l’action collective contre le [réchauffement] doit prendre en compte l’ensemble des réponses possibles pour réduire activement les risques, explique ainsi la nouvelle commission dans sa présentation. Ces options comprennent des mesures d’adaptation considérablement élargies pour réduire la vulnérabilité climatique, l’élimination du carbone pour retirer le dioxyde de carbone de l’atmosphère, et éventuellement la géo-ingénierie solaire pour refroidir la planète en réduisant le rayonnement solaire entrant. »

Ici, la mention de la géoingénierie solaire permet d’introduire un biais d’ancrage. C’est le sujet qui impressionne, qui suscite l’indignation et l’hostilité, et qui permettra de faire dire que « ce n’est pas bien », afin de mieux faire dire que « la géoingénierie de la captation en revanche, c’est bien ».

Au vu des milliards investis ces dernières semaines dans le DACC, il est clair que de multiples techniques de lobbying, parfois très innovantes, vont être mises en place dans les mois et les années à venir. La création de commissions indépendantes privées est un grand classique. Cela permet de la citer comme argument d’autorité, car la plupart des gens penseront qu’il s’agit d’une instance officielle, de l’ONU par exemple.

Proposer un contre-récit à la géoingénierie

Les partisans de la géoingénièrie de la captation sont globalement les mêmes que ceux qui soutenaient il y a trente ans la thèse climatosceptique, afin de gagner du temps. « Business as usual ». Si la France ne se mobilise pas pour proposer d’emblée une alternative pour les émissions négatives, nous risquons de nous laisser surprendre et de perdre un temps précieux. 

Les émissions mondiales doivent baisser de 43% d’ici 2030 pour viser les +1.5°C. Derrière cet objectif et derrière l’inaction, on a tendance à mettre de plus en plus d’espoir derrière un terme fourre-tout : les émissions négatives, ou encore CDR (carbon dioxyd removal). On y trouve pêle-mêle le DACC, d’autres types de géoingéniérie de captation, des solutions semi-naturelles comme le reboisement (en monoculture), ou naturelles (géomimétisme). Il est donc urgent de porter un renversement sémantique. Dans le terme CDR, on peut globalement séparer géoingénierie, qu’il faut nommer comme telle, et qui comprend tout ce qui n’est pas naturel comme le reboisement en monoculture, et géomimétisme. Le géomimétisme rassemble les techniques de renforcement ou reproduction des puits naturels de carbone (forêts, terres agricoles, zones humides, biologie marine…), s’appuyant donc sur la biodiversité et obéissant aux principes du biomimétisme. Porter cette nuance dans les négociations climatiques pourrait distinguer la France.

Sur le plan médiatique, c’est maintenant qu’il faut déconstruire le récit de la technologie salvatrice, avant que le technosolutionisme n’impose son récit. Sur le plan cognitif, laisser diffuser l’idée d’un salut sans effort, c’est ouvrir grand la porte au déni. C’est donc maintenant qu’il faut poser la controverse. Un terrain plat se conquiert beaucoup plus vite que des collines remplies de fortifications.

Notes :

(1) 100 000 m3 d’air doivent être filtrés chaque seconde pour absorber 1 million de tonnes de CO2 chaque année https://www.cnbc.com/2022/05/07/what-is-carbon-capture-eric-toone-investor-at-gates-firm-explains.html

(2) “Unrealistic energy and materials requirement for direct air capture in deep mitigation pathways”, Sudipta Chatterjee et Kuo-Wei Huang, Nature, 3 Juillet 2020, https://www.nature.com/articles/s41467-020-17203-7

(3) https://www.reuters.com/business/energy/occidental-plans-275-million-2022-carbon-capture-projects-2022-03-23/

(4) https://www.entreprendre.fr/sequestration-du-carbone-un-marche-gigantesque/

(5) https://www.e3g.org/news/explained-what-does-unabated-coal-mean/

L’écologie, grande absente du second tour

© William Bouchardon pour Le Vent Se Lève

La dernière chance pour limiter le désastre climatique annoncé vient-elle de nous échapper ? Alors que le dernier rapport du GIEC évoque une fenêtre de trois ans pour échapper au pire, le retour du duel Macron-Le Pen promet au contraire cinq années d’inaction et de greenwashing supplémentaires. Les promesses maintes fois trahies du président sortant et la vacuité du programme écologique de la candidate du RN sont en effet le signe d’un dédain marqué à l’égard des enjeux environnementaux. Ceux-ci sont maladroitement instrumentalisés afin de séduire l’électorat de l’Union Populaire. Décryptage.

L’urgence climatique n’est plus à établir. La succession à un rythme toujours accéléré de vagues de chaleur, de sécheresses, d’ouragans, d’incendies colossaux et d’autres phénomènes de même nature nous le rappelle désormais régulièrement. En parallèle, d’autres crises environnementales majeures se précisent : sixième extinction de masse, zoonoses, pauvreté des sols, accumulation de déchets… Malgré l’importance de ces enjeux, le temps d’antenne qui leur a été consacré durant la campagne présidentielle est ridicule : 5% selon les calculs de l’ONG L’affaire du siècle. Avec la non-qualification de Jean-Luc Mélenchon au second tour, ces thématiques ont même pratiquement disparu du débat public. Multipliant grossièrement les appels du pied à l’électorat de ce dernier, les deux finalistes ont cependant quelque peu évoqué cet enjeu. Mais le vide absolu de leurs propositions a très peu de chances de convaincre.

Macron : des promesses creuses contredites par son bilan

Spécialiste des slogans publicitaires et des coups de com, Emmanuel Macron a récemment mis en scène un énième changement de sa personnalité et de sa « vision » de la France. Lors d’un discours à Marseille réunissant péniblement une audience de 2500 personnes, le Président-candidat a ainsi déclaré « la politique que je mènerai dans les cinq ans à venir sera écologique ou ne sera pas » et formulé quelques vagues propositions pour y parvenir. Un peu plus tard, au micro de France Culture, en bon énarque récitant ses fiches, il a également évoqué combien la pensée du philosophe écologiste Bruno Latour l’avait transcendée. Une confession qui rappelle celle d’Edouard Philippe, qui se déclarait en 2018 « obsédé » par la question de l’effondrement, tout en affirmant dans la foulée qu’il fallait bien sûr continuer de « croître ». Le logiciel de pensée des macronistes étant incapable d’imaginer autre chose que la maximisation des profits privés, une telle contradiction n’est guère surprenante.

L’environnement ne fait nullement partie des préoccupations d’Emmanuel Macron et de Marine Le Pen, trop occupés à multiplier les cadeaux aux entreprises et à chercher des ennemis intérieurs, qu’ils soient « complotistes » et « populistes » pour l’un ou « Français de papier » pour l’autre.

Cependant, après cinq ans au pouvoir, les contradictions béantes entre les discours et la réalité sont devenues flagrantes. Sous le dernier quinquennat, l’État a ainsi été condamné deux fois pour inaction climatique, la sortie du glyphosate n’a pas eu lieu, les pesticides néonicotinoïdes ont été réintroduits, l’éolien offshore accuse toujours un retard considérable par rapport à nos voisins, les centrales à charbon n’ont pas toutes été fermées… La liste des renoncements et des fausses promesses est extrêmement longue et les militants écologistes qui les dénoncent ont été particulièrement caricaturés et violentés au cours des cinq dernières années.

Deux séquences ont particulièrement mis en lumière combien l’action écologique du pouvoir macroniste s’apparente à du simple greenwashing : la démission de Nicolas Hulot et la loi climat. Si l’entrée du présentateur de télé au gouvernement était un joli coup politique, sa démission fracassante sur France Inter, dès 2018, doucha les espoirs de ceux qui espéraient encore que le Président disrupteur se préoccupe de ces enjeux. En dénonçant les lobbys et la politique inefficace des « petits pas », Nicolas Hulot avait déjà pointé du doigt combien Macron avait fait le choix de l’inaction. Après l’éruption des gilets jaunes suite à une surtaxe sur le carburant destinée à compenser la fin de l’ISF et les nombreuses « marches pour le climat », Emmanuel Macron a de nouveau tenté de verdir son action en mettant en place la convention citoyenne pour le climat. Exercice démocratique intéressant, le dispositif permit l’émergence de propositions concrètes, aux effets tangibles sur l’environnement et étant largement approuvées par l’opinion publique. Mais revenant une nouvelle fois sur ses promesses, Macron finit par s’inventer des « jokers », renoncer au référendum et tout faire réécrire par des lobbys. Au final, seules 10% des propositions, évidemment les moins ambitieuses et les moins contraignantes, furent reprises. Invités à donner leur avis sur la loi supposée reprendre leur travail, les 150 citoyens tirés au sort lui donnèrent une note de 3 sur 10…

Pour moins trahir ses promesses, le chantre du « Make Our Planet Great Again » se contente désormais de blabla sans aucun engagement concret. A Marseille, il a par exemple proposé de nommer un Premier Ministre directement chargé de la planification écologique, mais sans fixer d’objectifs clairs ni de budget. Le destin du Haut-Commissariat au Plan, visiblement ressuscité avant tout pour offrir un poste à un allié encombrant (François Bayrou), n’est quant à lui pas précisé. Enfin, sur le modèle des applaudissements aux soignants méprisés, Emmanuel Macron a proposé une fête de la nature… qui existe déjà. En matière environnementale, le vote pour Emmanuel Macron se résumera donc à interdire les touillettes en plastique pendant que le Premier ministre se rend à son bureau de vote en jet privé.

Marine Le Pen : l’autre candidate de l’inaction

La candidate d’extrême-droite semble elle aussi survoler complètement l’enjeu environnemental. Dans son livret consacré à l’écologie, on trouve une litanie de phrases creuses et d’illustrations issues de banques d’image, mais bien peu de propositions concrètes. La plupart des assertions (« ce n’est pas la croissance qui doit s’arrêter, c’est le contenu de la croissance qui doit changer » ou « l’innovation technologique, sociale et territoriale, autant et plus que technique, sera la ressource essentielle de notre politique ») sont à tout le moins peu engageantes. Comme son concurrent, elle propose de laisser les lobbys fixer eux-mêmes les règles dans de nombreux domaines, via des concertations avec les entreprises et les syndicats agricoles. Dans la vision de Marine Le Pen, le changement est également supposé venir du consommateur, qui, « par simple lecture du QR code » aura accès à « tout ce qu’il peut désirer connaître sur la société productrice, le mode de production, d’élevage, d’abattage, les circuits de distribution. » En bref, la main invisible du marché est censée répondre à la catastrophe environnementale.

Certaines mesures relèvent même du registre du ridicule tant elles ne paraissent pas sérieuses. En matière énergétique, la candidate RN souhaite par exemple instaurer un moratoire sur l’éolien et le solaire et démonter les éoliennes existantes ! Pour sortir de « l’impasse énergétique provoquée par la préférence irrationnelle pour les énergies renouvelables », elle s’en remet aux barrages hydroélectriques – une énergie renouvelable dont le potentiel de développement est déjà pratiquement au maximum – et surtout au nucléaire. La construction de nouveaux réacteurs paraît pourtant aujourd’hui difficile, comme en témoignent les déboires de l’EPR de Flamanville. Du reste, le rapport de RTE affirme que le nucléaire seul, comprenant à la fois des nouveaux réacteurs et la prolongation de réacteurs actuels, ne peut assurer la demande prévue pour 2050. Sur le volet des transports, seule une baisse de la TVA sur les carburants est proposée (de 20% actuellement à 5,5%), le développement du train ou du vélo étant totalement ignoré. La mesure vise bien sûr à séduire l’électorat de la France périphérique, mais en condamnant ces derniers à rester dépendants de leur voiture. En outre, elle bénéficiera davantage aux plus riches, qui roulent plus et polluent plus de manière générale.

Enfin, le programme écologique du RN s’articule autour de l’idée d’une relocalisation des chaînes de production et de l’opposition au libre-échange. On ne peut qu’approuver l’orientation générale. Mais le « localisme » ne fait l’objet de pratiquement aucune proposition concrète. Une préférence nationale, voire locale, et en faveur des PME plutôt que des grandes entreprises est bien évoquée, mais celle-ci irait en contradiction avec la « concurrence libre et non faussée » chérie par Bruxelles. Or, contrairement à 2017, Marine Le Pen n’entend aucunement s’opposer aux institutions européennes. Les chances de voir une telle mesure traduite en actes sont donc proches de zéro. Pas à une contradiction près, la candidate se félicite d’ailleurs que « la France figure dans les cinq pays où l’environnement est le moins dégradé » – sans citer sa source – alors même que 49% de nos émissions sont importées. Oubliant ce léger « détail », Marine Le Pen estime par contre que la France doit « apprécier chaque année sa trajectoire de réduction carbone en fonction des trajectoires des autres pays ».

Ainsi l’environnement ne fait nullement partie des préoccupations d’Emmanuel Macron et de Marine Le Pen, trop occupés à multiplier les cadeaux aux entreprises et à chercher des ennemis intérieurs, qu’ils soient « complotistes » et « populistes » pour l’un ou « Français de papier » pour l’autre. Face à une affiche aussi déprimante, la bataille pour la reconstruction écologique du pays apparaît bien mal engagée. Toutefois, malgré les pouvoirs considérables qu’offre le poste de Président de la République, les élections législatives et la rue peuvent permettre de changer le rapport de forces. L’abandon de grands projets inutiles, comme l’aéroport de Notre-Dame des Landes, le centre commercial géant Europacity ou le Center Parcs de Roybon nous rappellent ainsi que des victoires demeurent possibles. Sur le plan environnemental comme sur celui des autres luttes, le quinquennat qui s’ouvre s’annonce donc très agité.

Guerre en Ukraine : vers une crise alimentaire mondiale ?

© Darla Hueske

L’invasion de l’Ukraine et les sanctions contre la Russie viennent perturber un marché alimentaire déjà fébrile. Sans ces deux pays, très exportateurs de blé ou d’engrais, toute la chaîne de production alimentaire est déstabilisée. Cette crise rappelle la vulnérabilité à un choc imprévu d’un modèle agricole mondialisé, ultra-financiarisé et de plus en plus soumis à l’aléa climatique. Les excès de ces marchés ont des répercussions directes sur la vie de millions de personnes, producteurs comme consommateurs. Outre le risque de pénuries, la hausse des prix présente un risque d’embrasement social à très court terme, voire de déstabilisation pour plusieurs pays. Cette menace vient rappeler l’absolu nécessité pour la France de poursuivre une stratégie de souveraineté alimentaire.

Si la guerre nourrit la guerre, comme le veut le dicton, va t-elle affamer les hommes ? Cette question a refait surface depuis le début du conflit entre l’Ukraine et la Russie, deux grands pays agricoles. D’un côté, l’invasion du premier et les destructions lourdes infligées par l’armée russe vont fortement perturber, si ce n’est anéantir, une partie de sa production. De l’autre, la Russie se retrouve mise au ban du marché mondial, sous l’effet de sanctions essentiellement économiques et financières qui devraient perturber tous ses échanges.

Le marché agricole à l’épreuve de la guerre

Plus que tout autre produit agricole, le blé illustre l’inquiétude qui se fait jour. D’abord, parce qu’il continue de constituer un aliment de base pour une part importante de la population mondiale ; il s’agit toujours de la céréale la plus exportée. Ensuite, parce que la Russie et l’Ukraine représentent une part importante de la production mondiale à l’export, respectivement 17 % et 12 %. Au point que la FAO a d’ores et déjà estimé que le conflit menaçait de faire basculer dans la sous-nutrition de 8 à 13 millions de personnes supplémentaires.

Parallèlement à cette rupture de l’offre, un choc s’annonce sur la demande. En effet, le nombre de déplacés pourrait atteindre les 10 millions de personnes. Ce sont autant de bouches à nourrir. Or, à rebours de l’image d’un champion de l’exportation, l’agriculture ukrainienne présente un large pan de petite culture vivrière. Le pays compte 5 millions de micro-fermes, d’une emprise de quelques hectares seulement, mais fournissant jusqu’à 60 % de la production agricole totale du pays. Si l’accueil des réfugiés s’est organisé partout en Europe pour répondre à l’urgence, cette dimension n’a pour l’instant guère été prise en compte, notamment dans l’optique d’un conflit durable.

Si le conflit et les sanctions contre la Russie se prolongeaient, le bouleversement de la filière agricole constituerait un prolongement de la guerre. Le cycle de production, long par nature en agriculture, implique en effet que les conséquences de cette invasion seront durables, même si un cessez-le-feu était rapidement trouvé. Au printemps, la bonne conduite des semis est un enjeu stratégique. Si elle devait se trouver gravement perturbée, la production serait pénalisée pour au moins un an. En complément, la hausse vertigineuse des prix agricoles, sans compter le risque de pénurie, est susceptible de produire des situations de fortes tensions sociales.

L’alimentation fait désormais parti d’un arsenal géopolitique, qui risque de mettre la France en difficulté.

Des expériences récentes nous ont rappelé les conséquences très lourdes que peuvent avoir les pénuries agricoles. Rappelons-nous, sans que cette liste soit exhaustive, les émeutes de la faim survenues en 2008 dans plusieurs pays d’Afrique mais aussi en Bolivie, au Mexique ou encore au Bengladesh et au Pakistan. A l’origine des printemps arabes, les questions alimentaires ont également joué un rôle considérable. Si un peuple peut supporter un régime autoritaire, la difficulté à s’alimenter est un déclencheur de révolte. Le Sri Lanka, où les émeutes s’enchaînent depuis quelques jours, forçant le gouvernement à déclarer l’état d’urgence et à couper internet, préfigure peut-être le sort d’autres pays à court terme.

Parfaitement conscient de la dépendance de certains pays, notamment d’Afrique du Nord, aux importations agro-alimentaires, Poutine espère peut-être ouvrir là un nouveau front, en rangeant dans son camp des pays qui, pour de simples raisons de survie, ne peuvent pas se permettre d’adopter la politique de fermeté exigée par les pays occidentaux. Cette stratégie de « food power » a été engagée par la Russie depuis plusieurs années déjà. Le poids de l’agriculture est tel qu’elle a même certainement contribué à définir le calendrier de l’offensive militaire de Moscou. Vladimir Poutine avait engagé dès 2010 la Russie dans un ambitieux programme de souveraineté alimentaire, avec pour objectif une autosuffisance quasi complète en 2020. Si l’objectif a été repoussé à 2024, le pays avait bien atteint cette année-là, la couverture de 80 % de ses besoins. Cette démarche a sans doute conforté les dirigeants russes dans leur capacité à faire face à un nouveau régime de sanctions.

A contrario, la récolte de blé de 2021 s’est avéré particulièrement médiocre. Jamais, depuis plusieurs années, le volume des exportations de céréales russes n’a été aussi faible. L’un des objectifs de l’offensive militaire aurait été de mettre la main sur une partie de la production ukrainienne, la captation restant toujours la stratégie de sortie de crise la plus expéditive. De manière certaine, l’agression a permis de faire remonter brutalement le cours mondial du blé, relevant de fait le prix de vente des stocks russes.

Dans l’immédiat, la France et l’Union Européenne n’apparaissent pas particulièrement menacées par un risque de rupture de leurs stocks. Les importations russes en France restent très limitées. Quant à la France, notre pays n’est que le 9e fournisseur de la Russie pour les matières agricoles. Pour moitié, il s’agit de vin et de champagne. Les échanges avec l’Ukraine sont encore plus marginaux.

En revanche, la France pourrait se retrouver exposée à trois niveaux. Tout d’abord, la réallocation de son surplus de production pourrait engendrer des tensions diplomatiques avec plusieurs pays. Il faudra arbitrer entre des pays amis en Afrique ou en Orient, qui sont eux très dépendants de la Russie ou de l’Ukraine. D’autre part, les restrictions sur les céréales de la part d’autres pays fournisseurs peuvent affecter les filières d’élevage. Par ailleurs, la Russie produisant plus de 10% de l’azote et des engrais utilisés en France, les rendements risquent de baisser sur le territoire national. Enfin, la hausse soudaine des prix énergétiques a déjà affecté le gazole non routier, très utilisé par les tracteurs. Cette flambée des prix a frappé un secteur déjà péniblement à l’équilibre. Si le gouvernement a rapidement répondu par des mesures d’urgence aux manifestations d’agriculteurs pris à la gorge, la colère de ces derniers risque d’exploser à nouveau une fois que ces dispositifs auront pris fin. Cette nouvelle conjoncture mondiale explique que les prix aient déjà augmenté pour 81% des produits alimentaires achetés par les consommateurs.

L’agriculture face aux désordres du marché

La guerre en Ukraine rappelle combien l’agriculture reste un secteur stratégique que le marché seul ne peut suffire à gérer. Les restrictions sur les exportations décidées par la Russie mais également par d’autres pays, démontrent la fragilité de nos chaînes d’approvisionnement. Le marché libéralisé n’est pas programmé pour réagir aux situations de crise. Au contraire, il ne fait que renforcer les forces en jeu. La spécialisation internationale de la production implique des déplacements conséquents de marchandises et une chaîne logistique robuste. Or, 15 millions de tonnes de blé et autant de maïs sont bloquées dans les ports de la mer Noire. Tous ces événements nous rappellent le manque de fiabilité des grands discours en faveur du commerce sans entrave. Plusieurs pays ont déjà relevés leurs taxes à l’exportation ou mis en place des stratégies de limitation, tordant ainsi le cou à l’idée d’un commerce nécessairement paisible et pacificateur.

En outre, le libre échange a contribué à affaiblir la souveraineté agricole. En 40 ans, le poids de l’agriculture dans les échanges mondiaux n’a cessé de progresser. Désormais 20 % des calories alimentaires traversent au moins une frontière avant d’être consommées. Cette évolution a déséquilibré des agricultures ancestrales et vivrières. Elle a accentué la baisse de valeur des produits agricoles, qui a été divisée par 2 sur les 50 dernières années.

Le commerce international, vendu aux paysans comme leur offrant de juteuses opportunités d’exportations, se traduit in fine par un affaiblissement de leur situation économique. L’exemple du lait en Europe est caractéristique : dans le cadre d’une dérégulation supposée bénéfique, la suppression des quotas en 2015 devait pousser les exportations à l’international. Or, elle s’est traduite par une baisse du prix qui a ruiné de nombreux exploitants et entraîné une baisse de la production globale. Malgré cet enseignement, l’Union européenne, fidèle à son obsession libre-échangiste, a ratifié pas moins de 14 accords de libre échange sur les 10 dernières années.

Dans un marché mondialisé et hyper-financiarisé, la production agricole ne peut pas absorber les variations de prix et les stratégies spéculatives.

La seconde caractéristique des marchés agricoles qui soit source de vulnérabilité, est leur hyperfinanciarisation. Face aux fortes incertitudes liés à ces marchés – aléa climatique, caractère périssable, difficulté de transport… – il s’est révélé indispensable de créer des produits financiers qui offrent des garanties, notamment de revenus, aux producteurs et intermédiaires. En effet, il existe un écart entre l’ajustement de l’offre et de la demande, qui s’effectue sur le court terme, et la production agricole, qui impose des investissements et un cycle de production sur le long terme. Plusieurs produits sont ainsi venus offrir une visibilité sur les prix de vente, tels que les options ou les contrats à terme.

Paradoxalement, depuis la libéralisation des marchés financiers, ces produits qui devaient aider le marché à se réguler, aggravent les fluctuations. Parmi les plus pernicieux, on trouve les fonds indiciels, dont l’évolution est indexée sur celle d’une autre valeur. Ces fonds permettent la mise en place de stratégies spéculatives. Or ces stratégies ne sont pas autonomes des cours des matières premières. En spéculant, à la hausse ou à la baisse sur le devenir des cours, les opérateurs accentuent les tendances. Pire encore, en cas de choc, le marché spéculatif joue le rôle d’accelérateur et amplifie les crises. Sous l’effet de l’excès de liquidité et de la financiarisation globales, les proportions entre contrats de protection et de spéculation sur les marchés se sont inversés entre 1990 et 2006 pour atteindre un rapport de 20 %/80 %.

Décorrelés de la production réelle ou même des besoins, ces produits financiers viennent apporter de la volatilité des prix là où ils étaient censés les atténuer. Sous l’effet des masses financières en présence, les marchés agricoles subissent des variations puissantes, sans lien avec le rapport offre/demande. Ceci contraint les exploitants à devenir des experts des marchés financiers et à ajuster leurs production, la rotation des cultures par exemple, uniquement sur les anticipations de variations des cours.

La longue marche vers la souveraineté alimentaire 

La crise ukrainienne a donc remis au cœur des débats la question de la souveraineté alimentaire. Deux ans de pandémie, une guerre, la perspective probable d’un grave dérèglement climatique : l’état d’urgence va devenir un état permanent. Fort de ce constat, depuis cinq ans, un plan d’urgence agricole est concocté en France chaque année. C’est un pis aller. Dès 2019, le gouvernement avait pourtant bien dessiné sous l’égide du ministère des Affaires étrangères une « Stratégie internationale pour la sécurité alimentaire, la nutrition et l’agriculture durable », à déployer d’ici à 2024. Cette stratégie intégrait les principaux enjeux mentionnés jusqu’ici et encourageait les différentes institutions à porter ces sujets au niveau international. Toutefois, sa mise en pratique a été largement entravée par la pandémie puis par le conflit en Ukraine. En réponse, le gouvernement a bien produit un plan de résilience, mais celui-ci s’avère pour le moment très limité. À ce stade il cumule seulement des mesures à visées électorales ou reprend principalement des ambitions déjà existantes.

Source :  Stratégie internationale pour la sécurité alimentaire, la nutrition et l’agriculture durable

Après la pandémie, la Cour des comptes a cherché à évaluer la qualité de la sécurité de notre approvisionnement alimentaire. Si les ruptures d’approvisionnement demeurent rares, malgré l’absence d’une stratégie d’approvisionnement, comme il en existe en Allemagne ou en Suisse via la constitution de stocks , la Cour a cependant identifié trois vulnérabilités majeures : les engrais1, l’alimentation animale2 et les emballages de produits alimentaires3 indispensables à leurs échange. En revanche, le rapport enterre les perspectives de développement des circuits de proximité. Il note que 97 % de la production est consommée hors de son territoire d’origine et souligne les besoins croissants des métropoles, par nature dépendantes. Ce choix des rapporteurs ne tient pas compte de l’intérêt très fort pour ce mode de consommation. Dommage, les difficultés logistiques intrinsèques aux circuits de proximité pourraient être surmontées avec la mise en place d’un accompagnement adéquat.

Nous sommes ainsi placés devant un chantage cynique : renoncer à nos objectifs environnementaux pour assurer la sécurité alimentaire mondiale ou poursuivre le verdissement de l’agriculture, au risque de la pénurie.

Dans ce contexte, pour aller vers la souveraineté alimentaire, la Commission Européenne a présenté sa stratégie intitulée “De la fourche à la fourchette“. Elle s’articulait autour de la résilience de l’agriculture européenne, en conciliant réduction de notre dépendance et adaptation au dérèglement climatique. Ceci se traduirait notamment par des objectifs de réduction de l’usage des pesticides, des engrais et autres intrants. Toutefois ce pilier agricole du Pacte vert européen entre directement en conflit avec les moyens définis dans la réforme de la PAC, adoptée en novembre dernier. Ce cas illustre encore cette tendance libérale qui consiste à établir des stratégies dépourvues de contraintes ou des budgets adéquats.

Cette stratégie a pourtant été copieusement critiquée par certains candidats de droite dans le cadre de la campagne présidentielle français, malgré ses objectifs en matière de souveraineté. Certaines analyses, venues des États-Unis ou portées par les lobbys, ont pointé un risque de baisse de la production sous l’effet de nouvelles règles. D’après ces discours, nous sommes ainsi placés devant un chantage cynique : renoncer à nos objectifs environnementaux pour assurer la sécurité alimentaire mondiale ou poursuivre le verdissement de l’agriculture, au risque de la pénurie. Un dilemme simpliste qui occulte le fait que les contraintes environnementales participent sur le long terme à l’indépendance de notre agriculture.

Enfin, la question de la souveraineté alimentaire, n’est pas qu’une préoccupation nationale, elle demeure bien une question globale. Ainsi, une pénurie mondiale pourrait détourner une partie de la production nationale destinée à combler nos besoins et qui serait happée par des prix alléchants. Ensuite, la sous-nutrition étant un facteur de déstabilisation politique très fort, la pénurie de produits alimentaires représente un risque géopolitique majeure. Rappelons enfin que le droit élémentaire des humains à être nourris est reconnu par l’ONU.

Or le contexte de conflit vient perturber un équilibre déjà fragile en raison de la croissance démographique et des inégalités. À titre d’exemple, l’Ukraine était l’un des principaux fournisseurs du Programme Alimentaire Mondial. Placé sous l’égide de l’ONU, il permet de venir au secours de 125 millions de personnes. Alors qu’un tiers de la population mondiale qui vivait déjà dans une situation d‘insécurité alimentaire avant la crise, selon la FAO (Organisation des Nations unies pour la faim et l’agriculture), les ruptures d’approvisionnement, notamment en blé et en huile, pourraient donc être catastrophiques pour les pays du Sud.

Ceci appelle à des mesures dédiés, au-delà de celles visant les causes structurelles (conflits, inégalités…). Tout d’abord en fléchant une partie de l’aide au développement vers l’alimentation et ses structures, plutôt que vers les infrastructures favorisant le business de nos entreprises. Ensuite se pose la question de l’usage de produits agricole pour la production énergétique. Selon une ONG, l’Europe transforme 10 000 tonnes de blé en biocarburants. En outre, la crise gazière a relancé la filière de méthanisation, qui peut parfois entraîner une concurrence entre la destination alimentaire et énergétique de la production agricole. Enfin, il faut ajouter que la remise en cause d’un marché globalisé et financiarisé, par le rapprochement de l’offre et de la demande, permettrait en parallèle la réduction du gaspillage alimentaire, estimé à 121 kilos par habitant selon l’ONU. Ceci constitue un levier essentiel, déjà mobilisé par la loi en France. Ainsi, l’invasion de l’Ukraine n’est peut être que la première bataille, et la plus spectaculaire, d’une guerre alimentaire à venir.

1 Seulement 25 % des besoins nationaux couverts, avec la Russie comme principal fournisseur.

2 61 % du soja est encore importé du Brésil.

3 Par exemple les boîtes d’oeufs.

2% pour 2° : Entretien avec l’institut Rousseau autour du financement de la transition écologique

2% pour 2°. C’est le nom qu’a choisi le laboratoire d’idées l’Institut Rousseau pour sa dernière contribution au débat sur la transition écologique et climatique. Dans ce rapport, les experts de l’Institut Rousseau ont livré la première estimation globale du niveau des investissements publics et privés supplémentaires à consentir pour atteindre la neutralité carbone en 2050 et atteindre nos objectifs intermédiaires. Nous avons rencontré Nicolas Dufrêne, directeur de l’Institut Rousseau, ainsi que Guillaume Kerlero de Rosbo et Christian Nicol, coordinateurs de l’étude, pour décrypter les principaux enseignements de leur travail ainsi que leurs implications économiques, politiques et sociales. Entretien réalisé par Etienne Cassel.

LVSL – Alors que le dernier rapport du GIEC, publié la semaine dernière, nous rappelle l’urgence d’investir de manière massive et immédiate dans l’atténuation et l’adaptation au changement climatique, l’Institut Rousseau, think tank dont vous assurez la direction, vient de publier mercredi dernier un rapport d’une ampleur inédite sur les investissements publics et privés nécessaires pour atteindre la neutralité carbone de la France en 2050. Pourriez-vous nous parler succinctement de la méthodologie et des principaux enseignements de ce rapport, que ce soit en matière de coûts ou de principales actions identifiées ?

Nicolas Dufrêne – Nous sommes partis du constat qu’il n’existe à l’heure actuelle ni de recensement, ni de chiffrage global des investissements publics et privés nécessaires pour atteindre la neutralité carbone. Cela fait défaut aux stratégies officielles comme la stratégie nationale bas-carbone (SNBC) ou la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) mais aussi à la plupart des rapports des travaux produits par des associations comme le Shift Project ou negaWatt qui se concentrent sur la question du comment plutôt que du combien. Nous avons voulu remédier à cela en chiffrant le besoin d’investissement nécessaire à la transition. Le premier enseignement central de notre rapport c’est que l’atteinte de la neutralité carbone nécessitera d’investir environ 2% du PIB en plus  chaque année, en dehors des dépenses déjà existantes et qui seront réorientées vers des investissements moins carbonés. Concrètement, cela représente à peu près 57 Mds€ par an, répartis entre 36 Mds€ pour la puissance publique et 21 Mds€ pour le privé. Cette somme n’est pas démesurée et est tout à fait atteignable et abordable. Pour comparaison, cela représente moins que ce que paie chaque année l’État aux banques en matière d’intérêts privés (38 Mds€), moins que le budget de la défense (41 Mds€) ou encore que ce que l’on verse chaque année en dividendes aux actionnaires (49 Mds€ en 2019).

« L’atteinte de la neutralité carbone nécessitera d’investir environ 2% du PIB en plus chaque année. »

Le deuxième enseignement de notre étude est que l’on a une idée assez précise de ce qu’il faut faire. Quelques incertitudes subsistent, notamment en matière énergétique et concernant certaines innovations. Il ne manque réellement plus que la volonté de mener et financer la transition, de conduire ces investissements. Il faut trouver cette volonté politique et arrêter de fixer, de manière quelque peu schizophrène, de grands objectifs très lointains sans jamais mettre les moyens qui vont avec, et ensuite d’augmenter encore ces objectifs sans être sûr de pouvoir les tenir. C’est exactement ce qui se passe avec la stratégie européenne du Fit for 55. Notre rapport propose donc une approche globale complète du point de vue des financements, à même d’éclairer réellement le débat public.

Guillaume Kerlero de Rosbo – Nous avons développé une méthode relativement simple sur le papier pour répondre aux différentes questions que nous nous posions. Tout d’abord, comment décarbone-t-on la France d’ici 2050 ? Pour cela, nous nous sommes placés dans la lignée d’autres études comme le plan de transformation de l’économie française proposé par le Shift project ou le scénario Negawatt. A partir de ces études, nous avons identifié plus de 30 leviers de décarbonation, tous secteurs confondus. Ces leviers sont d’ordre divers : conversion des véhicules thermiques vers des véhicules bas carbone, rénovation des bâtiments, etc. Pour chacun, nous avons défini quel devait être le bon niveau d’ambition et le bon rythme de mise en œuvre pour atteindre la  neutralité d’ici 2050. A quelle vitesse faut-il changer notre flotte de véhicules, combien de personnes cela concerne-t-il, quel rythme de rénovation faudrait-il atteindre d’ici 2050 ? Ensuite, et c’est la principale valeur ajoutée de notre étude, nous avons calculé le coût de mise en œuvre de chacun de ces leviers et répondu aux deux questions suivantes : Combien faut-il investir pour que cette transition se fasse ? Quel effort d’investissement supplémentaire cela représente-t-il par rapport à ce que l’on va de toute façon investir si l’on poursuit la tendance actuelle ?. Enfin, nous nous sommes interrogés sur le rôle de la puissance publique, que ce soit l’État ou les collectivités, pour que la transition ait lieu au bon rythme. Pour chacun des 33 leviers, nous avons donc listé, dimensionné et chiffré les mesures de soutien public qui pouvaient être mises en place. Certaines existent déjà à l’image de la prime à la conversion des véhicules ou des aides à la rénovation, d’autres n’existaient pas et nous avons pu les proposer. Au total, ce sont donc plus de 70 mesures, pour la plupart d’ordre budgétaire et fiscal, pour d’autres d’ordre réglementaire et normatif, qui sont étudiées et chiffrées dans notre rapport. 

Figure 1 – Surcoût lié à la décarbonation, Institut Rousseau

LVSL – L’investissement pour atteindre nos objectifs climatiques est conséquent. Pourtant, votre rapport démontre qu’une telle politique d’investissements aurait des impacts macro-économiques très positifs que ce soit en matière d’emploi, de balance commerciale ou de relocalisation d’activités stratégiques. Pourriez-vous nous détailler ce cercle vertueux ?

Christian Nicol – Le premier cercle vertueux que nous identifions consiste à faire, grâce à la transition énergétique, une économie colossale sur les importations de combustibles fossiles. Ces importations d’énergies fossiles représentent entre 45 et 50 Mds€/an (2019). La transition écologique permettrait donc de redresser la balance commerciale de plusieurs dizaines de milliards d’euros chaque année en sortant des énergies fossiles, somme à laquelle des avantages complémentaires permettent d’ajouter de l’ordre de 7 à 8 Mds€ supplémentaires. Le cabinet de conseil McKinsey prévoit que les exportations de l’Union européenne vont augmenter car en effectuant en premier sa transition, elle aura des avantages compétitifs sur des technologies et expertises nécessaires à la transition.

L’autre bénéfice majeur de la transition, ce sont les créations massives d’emplois, démontrées par plusieurs études. La transition va créer de 300 000, pour l’estimation la plus prudente, à 900 000 emplois (ADEME). Il est ici question de création d’emploi net, incluant 1,1 million d’emplois créés et 800 000 détruits. Nos estimations prennent aussi en compte le coût actuel du chômage. La sortie du statut de chômeur de centaines de milliers de personnes peut permettre jusqu’à 10 Mds€ d’économies chaque année grâce aux cotisations supplémentaires et aux prestations sociales évitées.

« La transition va créer de 300 000, pour l’estimation la plus prudente, à 900 000 emplois. »

Enfin, la transition écologique aura des impacts positifs forts sur la santé de la population. Par exemple, la pollution de l’air est un des grands enjeux de notre temps et engendre chaque année plusieurs dizaines de milliards de dégâts d’un point de vue financier à la Sécurité Sociale. La sortie des énergies fossiles permet de s’attaquer à ce fléau. Certains rapports prudents estiment les économies directes pour la Sécurité sociale à 3 Mds€ par an. Notre plan de transition aborde aussi d’autres thèmes comme celui du mal logement, dont un rapport de l’Assemblée nationale estime le coût à 660 M€ pour la sécurité sociale. Des bénéfices, que nous n’avons ici pas pris en compte, sont aussi escomptés du côté de l’alimentation.

Enfin, les ménages sortent aussi, en moyenne, largement gagnants de cette transition. L’action sur la transition du parc automobile et la rénovation des logements leur est bénéfique et permet une économie moyenne cumulée de 1700 € sur une année.

LVSL – Votre rapport prévoit une répartition de l’effort entre financement public (36 Mds€) et financement privé (21 Mds€) afin de financer la transition écologique. Tout d’abord, sur quoi repose ce choix de répartition ? Ensuite, quels sont les leviers prévus pour inciter les acteurs privés à investir à hauteur de ce qui est nécessaire ? Sont-ils seulement incitatifs ou sont-ils aussi parfois contraignants ?

Guillaume Kerlero de Rosbo – La répartition de l’effort entre public et privé que nous affichons n’est pas un choix a priori de notre part, elle est le résultat d’une méthode consistant à analyser au cas par cas les besoins. Pour chaque levier de décarbonation de notre plan, nous avons défini et dimensionné l’ensemble des mesures de soutien public qui nous semblaient nécessaires pour obtenir les résultats attendus. On en déduit la part des investissements pris en charge par l’État. 

Notre plan de transition repose principalement sur un modèle incitatif, mais des incitations qui reposent sur des aides financières bien réelles. De nombreuses mesures permettent de compenser l’éventuel écart de coût ou de prix entre les solutions vertueuses et celles qui ne le sont pas. Par exemple, le développement de l’agriculture biologique et agroécologique implique de rendre les produits qui en sont issus accessibles à tous. Pour cela, nous proposons une baisse de la TVA sur ces produits pour les rendre plus abordables. En ce qui concerne les véhicules, le prix d’achat actuel des voitures électriques est globalement plus élevé que celui des véhicules à essence ou diesel, raison pour laquelle nous proposons une prime à la conversion venant compenser à hauteur de 80 à 100% la différence de prix pour l’acheteur. Ainsi, le choix devient plus facile et réalisable pour le consommateur, même modeste. La réduction des freins d’ordre économique encourage et facilite le changement de comportement et d’achats.

Dans un certain nombre de cas plus limités, nous proposons de faire appel à des réglementations plus contraignantes, comme sur la rénovation des bâtiments. Pour toute une série de raisons, l’incitation n’est pas toujours suffisante en la matière. On le voit bien aujourd’hui, l’argent public ne suffit pas à déclencher les bons gestes et les bonnes pratiques à un rythme suffisant. Dans ce genre de cas, il faut obliger à ce que la rénovation se fasse, à un moment adéquat du cycle de vie du logement : au prochain changement de locataire, de propriétaire, au prochain ravalement de façade. L’introduction de l’obligation permet de s’assurer que la transition ait lieu face à l’ampleur de l’enjeu. Précisons que dans notre plan, toute mesure contraignante est systématiquement doublée des outils d’accompagnement et de financement permettant de s’assurer que les acteurs ont la possibilité et les moyens de la respecter.

LVSL – Vous estimez le besoin global d’investissements supplémentaires annuels pour atteindre la neutralité carbone à hauteur de 57 milliards d’euros par an, dont 36 milliards d’euros via un financement public. Quels seront les outils de financement que vous préconisez ? Aurez-vous recours à un endettement supplémentaire ? Est-ce soutenable selon vous ? 

Nicolas Dufrêne – D’une part, la dépense prévue est parfaitement soutenable, parce que la somme est relativement limitée. En effet, elle représente moins de 10% du budget de l’État hors sécurité sociale. D’autre part, parmi les leviers que nous identifions, nous recommandons aussi de supprimer un certain nombre de niches fiscales. Nous proposons aussi quelques taxes supplémentaires, par exemple sur la viande de bœuf non biologique et non issue de l’agroécologie, celle sur le gasoil routier, qui  représente aujourd’hui plus de 1 Mds€, ou la dépense fiscale relative au kérosène qui représente près de 3 Mds€. Le Réseau d’Action Climat a chiffré entre 15 et 20 Mds€ les économies possibles sur les dépenses fiscales. Par ailleurs, comme l’a dit Guillaume, à chaque fois qu’une dépense fiscale est supprimée, le rapport propose l’accompagnement à mettre en face. C’est le cas par exemple sur le carburant agricole, on supprime la niche fiscale mais on s’assure que les agriculteurs bénéficient d’aides suffisantes pour acheter des tracteurs propres et limiter le surcoût. 

L’endettement est aussi un outil tout à fait utilisable. Les taux demeurent encore très faibles. Par exemple, l’État a emprunté 24 Mds€ sur des échéances jusqu’à 30 ans à un taux inférieur à 1% rien que sur les deux premières semaines du mois de février 2022. Donc en fait c’est très facile, d’autant plus qu’à chacune des demandes de financement de l’État, il y a 3 fois plus d’offre de la part des investisseurs que de demande de l’État. Le financement sera d’autant plus facile si l’on s’autorise l’utilisation de leviers un peu moins orthodoxes comme celui de la politique monétaire. On voit que dans la période récente, à chaque crise, qu’elle soit sanitaire ou financière, la BCE neutralise complètement le coût de financement de l’État en rachetant massivement de la dette publique sur les marchés ce qui conduit à écraser les taux d’intérêts à un niveau proche de 0% tout en maximisant la liquidité de la dette publique. . Ce qui a été fait pour la crise sanitaire et pour la crise financière, il faut aussi le faire pour la crise écologique. L’enjeu pour la survie de notre société est aussi important même s’il est plus éloigné. En outre, les investisseurs vont avoir de plus en plus besoin de véritables green bonds, qui ne soient pas du green washing

On pourrait par ailleurs, si l’endettement était vraiment un problème, imaginer des mécanismes d’injection monétaire directe, par exemple en finançant les banques publiques d’investissement via la banque centrale ou en finançant des fonds ad hoc

Enfin, il y a deux autres leviers de financement qu’il me semble important d’évoquer : un qui est dans le rapport et un autre qui n’y est pas. Celui qui est dans le rapport, c’est la commande publique : elle représente plus de 200 Mds€ chaque année, sauf qu’aujourd’hui l’Observatoire de la Commande Publique Responsable montre que moins de 13% des marchés publics ont de réelles clauses environnementales. Ce problème est lié au fait que, dans les marchés publics, le critère prix écrase tous les autres. Il faut donc contraindre par la loi les acheteurs publics à ce que les critères écologiques et sociaux représentent une part au moins aussi importante, voire plus que le critère prix, pour changer les comportements. S’il faut aider les collectivités pour faire ça, on les aidera via un Fonds d’aide à la commande publique verte qui aujourd’hui n’existe pas mais qu’il serait possible de créer.

Un dernier mot sur le levier non abordé dans notre rapport. Ce levier regroupe les mécanismes d’incitation et de mobilisation de l’épargne financière des Français vers les investissements écologiques. On s’occupe un peu moins des financements privés mais on aurait tout intérêt à développer des mécanismes de mobilisation de l’épargne privée vers du financement de la transition via des livrets dédiés. Cela existe déjà un peu, mais il faudrait le faire via des mesures davantage contraignantes. 

Figure 2 – Financement de la transition, un investissement somme toute raisonnable, Institut Rousseau

LVSL – L’atteinte de la neutralité carbone est aussi une question de changements de modes de vie. Dans ce contexte, est-ce que le plan part du principe que la société fonctionne toujours à peu près de la même manière en 2050 ou un pari est-il fait en matière de réglementations et de sobriété de la part de la population qui, par exemple, feraient que les gens se déplacent ou consomment moins ?

Christian Nicol – Les hypothèses qu’on a faites restent des hypothèses prudentes, nous nous sommes principalement basés sur celles d’autres scénarios comme la stratégie nationale bas carbone. De fait, nous intégrons un peu de sobriété, par exemple au niveau de la diminution du nombre de voitures particulières, de camions. Mais en parallèle nous proposons un plan d’investissement massif dans les transports en commun et pour le redéveloppement du rail. Ainsi, certaines mobilité auront changé dans le France de 2050 mais il n’y en aura pas forcément moins. Dans notre scénario, il faudra changer des habitudes de vie, mais pas de manière aussi radicale que chez Négawatt par exemple. 

Guillaume Kerlero de Rosbo – D’un point de vue méthodologique, notre objectif n’était pas forcément de choisir un unique scénario qui trancherait clairement dans le champ des possibles, notamment en termes de modes de vie. Je pense notamment au rapport de l’ADEME 2050 qui est sorti récemment et qui décrit différents modes de vie possibles suivant les choix de société faits pour décarboner la société. Notre travail n’avait pas vocation à choisir strictement un camp mais plutôt à évaluer l’ampleur économique de ces transitions, à travers des ordres de grandeurs qui ne soient pas trop restrictifs. Dans tous les cas, la population française de 2050 se déplacera moins, quel que soit le degré, elle prendra moins l’avion et plus le train, moins la voiture et plus le vélo. Elle mangera mieux, moins de viande, mais de meilleure qualité. Elle vivra dans des logements plus confortables car mieux isolés thermiquement et phoniquement. Elle aura moins besoin de se déplacer au quotidien pour avoir accès aux différents services publics, à ses magasins de proximité. Concrètement, c’est le schéma général “lotissement-voiture-centres commerciaux” et “1h de voiture pour aller au travail” qui va nécessairement être remis en cause. Cette transition peut s’accompagner d’une réelle hausse de qualité de vie et en cela aussi, elle est désirable. Le niveau exact de changement culturel et de bousculement des pratiques et modes de vie dépendra du scénario spécifique que nous choisirons collectivement d’adopter. 

Figure 3 – Les leviers de décarbonation proposés par le rapport, Institut Roussea

LVSL – À la suite de la pandémie, un certain nombre de plans de relance avec une part d’investissements dits “verts”, relativement faible au regard de l’enjeu, ont émergé. Or, comme vous le soulignez, l’application d’un plan comme celui de l’Institut Rousseau tenant réellement compte des enjeux de décarbonation possèderait un certain nombre d’impacts positifs. Ainsi, qu’est-ce qui explique l’insuffisance complète des politiques climatiques sous les deux derniers quinquennats alors qu’on aurait tout intérêt à agir ?

Nicolas Dufrêne – C’est toujours la même question qui se pose dès lors qu’on veut se fixer des objectifs ambitieux : la reconstruction écologique se heurte au mur de l’argent. C’est pour ça que nous avons voulu produire ce rapport. Je l’ai dit de manière un peu provocante : les questions de moyens financiers, ce sont des questions “Dracula” parce qu’on craint de les mettre en lumière. C’est toujours un problème parce qu’on peut adopter des objectifs ambitieux, même passer des lois, mais s’il n’y a pas les moyens derrière, les choses ne changeront pas ou pas assez vite. Par exemple, la loi économie circulaire qui a été faite sans quasiment ajouter un euro d’argent public, fait quasi exclusivement reposer les enjeux sur les filières à responsabilité élargie du producteur (REP). Les politiques publiques préfèrent systématiquement inciter les acteurs privés à agir plutôt qu’à les contraindre. Pourquoi pas, mais au bout d’un moment ce n’est plus suffisant pour agir vite et de manière radicale. 

« Les politiques publiques préfèrent systématiquement inciter les acteurs privés à agir plutôt qu’à les contraindre. Ce n’est plus suffisant pour agir vite et de manière radicale. »

C’est d’ailleurs pour répondre à cet enjeu que la part du financement public dans le plan est à ce niveau. Dans un certain nombre de domaines, il n’y a que la puissance publique qui a la surface financière et la capacité d’impulser un véritable changement, qui soit rapide et efficace. Les acteurs privés ne l’ont pas ou essaient parfois même dans le pire des cas de retarder les changements le plus possible. Je pense par exemple aux banques qui ont dans leur stocks un certain nombre d’actifs financiers liés aux énergies fossiles, de valeur supérieure à leurs fonds propres. Si demain le rythme de perte de valeur de ces actifs s’accélérait, ces banques se retrouveraient vite en faillite, comme nous l’avions mis en évidence dans un précédent rapport de l’Institut . Ainsi, à chaque fois, nos objectifs se heurtent au mur de l’argent et à une idéologie de la moindre dépense publique, à la conviction idéologique que le marché devrait rester le seul vecteur de transformation et que ce n’est pas à l’État de donner des plans ou de fixer un cap. Or on comprend bien aujourd’hui que sans un minimum de planification, de programmation à long terme, la transition bas carbone et plus encore la transition écologique globale de nos modes de vie ne se fera pas. A partir d’un moment, il faut associer une volonté, des moyens et la mise en œuvre sur le terrain de tout cela. 

Pour nous c’est vraiment un non sens, quelque chose d’absurde que ces investissements ne se fassent pas, parce que comme vous le soulignez dans votre question, le secteur privé aurait tout à y gagner. Il ne s’agit pas de faire uniquement des plans descendants de l’État qui n’impliquent pas les acteurs privés. Au contraire ! Toute cette commande publique supplémentaire, cette réallocation d’argent, ces incitations à rénover le bâti vont profiter aux entreprises ! De plus, les emplois induits sont non délocalisables et vont conduire à du fonctionnement économique, des salaires, tous les avantages que Christian a rappelé tout à l’heure. Je pense qu’aujourd’hui on est dans une forme d’aveuglement face aux questions budgétaires, monétaires et face aux outils publics de financement qui nous conduisent dans le mur et cela sans aucune raison valable.

Christian Nicol – Les avantages que les différents acteurs pourraient en retirer ne sont pas suffisamment connus et pas suffisamment chiffrés. C’est quelque chose qu’il faudrait bien plus mettre en avant. Le financement est souvent le premier blocage. Les acteurs ne savent pas quels avantages ça leur apporterait mis à part qu’on arrêterait de polluer (et pour certain ce n’est même pas une raison suffisante).

Guillaume Kerlero de Rosbo – La puissance publique est d’accord pour rester dans les schémas de rentabilité court terme du privé sans voir plus loin que le bout de son nez, sans voir que, ne serait-ce qu’à court-moyen terme, des bénéfices sont engrangeables si on fait ce qu’il faut, au delà du fait que c’est nécessaire de la faire.

Nicolas Dufrêne – Oui, c’est toute la difficulté de vouloir diriger l’Etat comme s’il s’agissait d’une entreprise. J’ajoute qu’au sein de l’Etat il y a beaucoup de gens qui sont conscients de la transition à mener et que le principal blocage se situe en fait à Bercy. C’est quelque chose qu’il faut rappeler, comme il faut rappeler que malgré les grands discours écologistes, près de 6 000 postes ont été supprimés au Ministère de la transition écologique et dans ses opérateurs au cours des 5 dernières années. Plus de 20 000 postes si on remonte jusqu’à  2007 : c’est autant de personnel en moins pour les DREAL (Direction régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement), l’ONF (Office National des Forêts), l’OFB (office français de la biodiversité), pour Météo France, qui jouent tous un rôle fondamental sur la question de l’adaptation au changement climatique et des évolutions climat. Non seulement l’argent nécessaire pour faire la transition bas carbone n’est pas investi, mais en plus de cela, on se prive d’année en année d’un certain nombre de compétences qu’il va falloir reconstruire sans trop attendre si on veut avoir des résultats.

LVSL – Pour finir, une question en lien avec le contexte de la présidentielle. Le climat ne concerne que 2,7% des temps médiatiques à la télévision et il n’en est pas assez souvent question dans le débat politique. Pourtant, plusieurs candidats ont dévoilé des projets relativement complets sur l’enjeu climatique, à l’image des comparatifs établis par I4CE ou le Shift Project. Selon vous, les candidats ont-ils bien mesuré l’effort à consentir et les programmes permettent-ils de répondre à l’urgence climatique ? Par rapport à 2017, diriez-vous que la situation politique sur ces sujets s’est améliorée ou dégradée ?

Guillaume Kerlero de Rosbo – C’est très hétérogène, c’est le moins qu’on puisse dire. Vous avez mentionné le Shift et I4CE, l’Affaire du Siècle évalue aussi les candidats là-dessus. Sans donner de noms puisqu’on n’est pas là pour promouvoir qui que ce soit, quelques programmes sont relativement complets et vont dans la bonne direction, en posant les bonnes premières pierres. D’autres programmes sont complètement à côté de la plaque, pour qui ce n’est même pas un sujet ou qui choisissent volontairement d’en faire un non-sujet. 

Christian Nicol – Certains ont pris en main le sujet et ont fait de vrais plans chiffrés, et en général qui arrivent à 20-30 Mds€ d’investissements par an, tandis que d’autres proposent entre 5 et 8 Mds€. Je parle de chiffres parce que notre rapport est très chiffré mais ça donne un premier indicateur. Ceux qui sont contents parce qu’ils mettent 5-8 milliards pour l’environnement sont complètement à côté de la plaque. Alors même que les plans qui vont dans le bon sens dépassent les 20 Mds€ et ne sont même pas à la hauteur, même s’ils vont vraiment dans le bon sens. 

« Certains ont pris en main le sujet et ont fait de vrais plans chiffrés, et en général qui arrivent à 20-30 Mds€ d’investissements par an. »

Guillaume Kerlero de Rosbo – Le montant des enveloppes décrites est en effet un bon indicateur de la volonté de faire même si ce n’est pas engageant à ce stade, surtout pour des candidats qui ne sont pas forcément en position de gagner. Pour autant, on voit vraiment une différence entre d’un côté des plans chiffrés assez détaillés et de l’autre, ce qu’on décriait en introduction : un double discours où on s’en tient encore et toujours à des objectifs qualitatifs un peu flous du type “il faudrait faire ceci, ou cela” sans jamais entrer dans les détails de la manière ni des moyens à mettre en œuvre pour y arriver.

Nicolas Dufrêne – Je rajouterai à cela qu’aujourd’hui aucun parti ne semble être en capacité d’accomplir un travail comme celui qu’on a fait, ce qui est quand même inquiétant parce que ça veut dire qu’au niveau des partis politiques, l’expertise nécessaire pour construire des plans semble ne plus exister, ou en tout cas être trop limitée pour conduire à des évaluations vraiment sérieuses alors qu’ils ont le temps, les moyens et l’argent nécessaire. Ce manque-là n’est pas un bon signe pour juger de la vitalité des partis politiques et du débat démocratique. Par ailleurs, il faut bien avouer que par rapport à 2017, une nouvelle fois les enjeux climatiques ne sont pas vraiment au cœur de la campagne, même si quelques candidats peu nombreux essaient d’en parler sérieusement. Alors il y a, bien sûr, une actualité brûlante avec l’Ukraine, mais quand même, avant la guerre en Ukraine on passait un temps énorme sur l’immigration, la sécurité, et tous les épouvantails agités par l’extrême-droite. Finalement, le débat sur les questions écologiques, donc économiques et sociales puisque les trois enjeux sont connectés d’une manière vraiment étroite, est passé à la trappe. Il y a une pétition qui est en train de circuler qui appelle à fixer un minimum sur le temps consacré au changement climatique dans les médias. C’est une solution contraignante vis à vis de ce qu’on pourrait initialement penser comme étant la liberté de la presse, mais on en est à un tel degré (et c’est pas le seul sujet d’ailleurs) d’irresponsabilité, il faut le dire, dans le débat public, qu’il faut peut-être en passer par ce genre de mesures contraignantes.

LVSL – Un mot de conclusion ?

Nicolas Dufrêne – Je reprendrai la citation de Clémenceau en début du rapport : « Il faut d’abord savoir ce que l’on veut, il faut ensuite le courage de le dire, il faut ensuite l’énergie de le faire ! »

Guillaume Kerlero de Rosbo – Ta citation me fait penser à une autre de Churchill : « Mieux vaut prendre le changement par la main avant qu’il ne nous prenne par la gorge. » C’est très vrai sur les questions d’environnement. Est-ce qu’on préfère choisir et piloter maintenant le changement de société que l’on veut, ou est-ce qu’on préfère le subir plus tard, dans l’urgence et, probablement, la violence ? Il n’y a pour le moment pas de fatalisme, bien que plus pour longtemps et bien que les conséquences de l’inaction passée se fassent déjà sentir et ne s’arrêteront pas là. Les solutions existent, elles sont connues, et nous venons de démontrer qu’elles sont abordables et finançables, même dans le système actuel (qui peut être questionné par ailleurs). Il faut lever la tête du guidon et s’y mettre maintenant, pas demain, et à fond, pas à moitié. Nous avons toujours en nous la capacité d’initier un pas de côté et d’opérer les changements nécessaires.

Le rapport complet est disponible ici.