Le Parti démocrate peut-il imploser ?

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Joe Biden © Gage Skidmore

« Dans n’importe quel autre pays, Joe Biden et moi ne serions pas dans le même parti. » Cette phrase prononcée par Alexandria Ocasio-Cortez a ranimé les doutes quant à la possible implosion d’un Parti démocrate divisé entre son aile gauche et son establishment centriste. Dépassé par la ligne Sanders, le parti craint de revivre l’amère expérience de 1972 au cours de laquelle le très à gauche George McGovern, désigné candidat à l’élection présidentielle, ne recueillit que 37,5 % des suffrages populaires et 17 voix du collège électoral (soit 3,27 %). En dépit des manœuvres de l’establishment démocrate en vue de faire échouer le sénateur du Vermont, rien ne permet d’envisager sérieusement un schisme venant bousculer un siècle et demi de bipartisme.


Les dissensions qui agitent actuellement le Parti démocrate suffisent à prophétiser un split du plus vieux parti du pays, initié par une aile gauche désireuse de se débarrasser de l’encombrant organe central néolibéral que représente le Democratic National Committee, présidé par le très clintonien Tom Perez. Bien que les raisons d’une scission puissent être nombreuses tant pour l’aile gauche que pour le courant modéré, la capacité de mue politique qui est celle de ces deux entités du bipartisme et les caractéristiques propres aux partis politiques américains rendent peu probable l’émergence d’une troisième force politique majeure.

Deux partis nés d’une scission

Lors de sa fondation en 1824, le Parti démocrate n’est pas encore le parti progressiste que l’on connaît. Issu de la scission du parti républicain-démocrate de Thomas Jefferson, le Parti démocrate rassemble alors les soutiens d’Andrew Jackson, partisan affirmé de l’esclavage. Les soutiens de John Quincy Adams rejoignent quant à eux le Parti national-républicain qui, au terme d’une très courte existence, cède sa place au Parti Whig.

En 1854, au moment de la promulgation de la loi Kansas-Nebraska, le Parti Whig se déchire sur la question de l’esclavage. La loi prévoit, au nom de la « souveraineté populaire », que les deux nouveaux États que sont le Kansas et le Nebraska puissent décider eux-mêmes d’introduire ou non l’esclavage sur leur territoire. Les opposants à la loi se rassemblent alors au sein du nouveau Parti républicain tandis que ceux qui y sont favorables s’unissent autour du Know Nothing, d’obédience nativiste.

Le Parti démocrate fut donc pendant longtemps un parti économiquement libéral (au sens européen du terme), anti-fédéraliste et partisan de l’esclavage. La mue politique ne commença qu’au début du XXe siècle avec l’élection de Woodrow Wilson. Son double mandat fut marqué par l’instauration d’un impôt fédéral sur le revenu et le droit de vote des femmes blanches (sous l’influence des Suffragettes), au prix d’un racisme d’État renforcé : les mesures ségrégationnistes firent leur entrée au sein de plusieurs départements fédéraux.[1] Le sud du pays, surnommé solid south en raison de son soutien réputé indéfectible au Parti démocrate, ne fera défection vers le Parti républicain qu’après l’adoption par le président Johnson des grandes lois sur les droits civiques de 1964 et de 1965 que sont le Civil Rights Act et le Voting Rights Act.

De la seconde déclaration des droits à l’alignement centriste

Évoluant désormais vers la gauche, le Parti démocrate eut avec Franklin D. Roosevelt l’un des présidents les plus progressistes de son histoire : le père du New Deal et aussi celui de la seconde déclaration des droits (Second Bill of Rights). Bien qu’elle n’ait abouti sur aucune modification de la Constitution, son contenu met l’accent sur la nécessité d’instaurer un véritable État-providence, garantissant un emploi, un salaire décent, un logement, la santé et l’éducation.[2]

Cet ancrage à gauche sera aussi celui des présidents John F. Kennedy et Lyndon B. Johnson qui furent tous deux influencés par le livre du politologue Michael Harrington « L’autre Amérique : la pauvreté aux États-Unis » : l’époque était en effet marquée par un taux de pauvreté qui avoisinait les 19 % et qui touchait en particulier les personnes noires. En conséquence, lors de son discours sur l’état de l’Union le 8 janvier 1964, le président de la Great Society Lyndon Johnson déclara une « guerre contre la pauvreté » qui aboutit, notamment, par la création de Medicaid et Medicare, deux assurances-santé gérées par le gouvernement fédéral au bénéfice, respectivement, des personnes à faible revenu et des plus de 65 ans.

Le Parti démocrate fut toutefois considérablement recentré à partir du mandat de Jimmy Carter (1977-1981), le plaçant sur une ligne économique similaire à celle du Parti républicain. À mi-mandat, Carter nomma le néolibéral Paul Volker à la tête de la Réserve fédérale[3] tout en dérégulant certains secteurs (en particulier l’aérien et le pétrolier), et en diminuant les impôts des entreprises. Le républicain Reagan poursuivit la manœuvre en appliquant, conjointement avec Margaret Thatcher au Royaume-Uni, une politique libérale inspirée de l’école de Chicago de Milton Friedman et de l’école autrichienne de Friedrich Hayek. Signe de l’aggiornamento démocrate, le président Bill Clinton, lors de son discours sur l’état de l’Union en 1996, fit une génuflexion en direction du Parti républicain en déclarant : « L’ère du big government est terminée ». Motto libéral, cette dénonciation du « gouvernement omnipotent », pour reprendre le titre d’un ouvrage de l’économiste autrichien Ludwig von Mises, n’est pas sans rappeler la phrase restée célèbre du discours inaugural de Ronald Reagan : « Le gouvernement n’est pas la solution à notre problème, le gouvernement est le problème ».

Dans la continuité, le président Barack Obama, à l’occasion d’un discours devant la Chambre des représentants, déclara se sentir « New Democrat »[4], du nom du groupe parlementaire démocrate converti au libéralisme économique. La nouvelle aile gauche démocrate vient donc troubler quarante années de statu quo néolibéral.

Une nouvelle ère à gauche

Medicare for All, salaire minimum horaire de 15 dollars, Ultra-billionaire tax, Green New Deal… L’agenda politique du Parti démocrate est dominé par son versant progressiste et les propositions ambitieuses de Bernie Sanders, Alexandria Ocasio-Cortez ou encore Elizabeth Warren.

Portée par la dynamique initiée par les « mouvements de base » (grassroots movements) nés à la suite de la campagne de Bernie Sanders en 2016, la gauche américaine est parvenue à émerger et à faire entrer des candidatures socialistes à la chambre basse. Aujourd’hui, nombre de ces mouvements (parmi lesquels Brand New Congress, Our Revolution et Justice Democrats) entendent poursuivre l’effort et faire élire de nouveaux visages en 2020 pour changer celui du Congrès et, in fine, celui du Parti démocrate.

En effet, l’élection à la Chambre des représentants présente une double particularité : la totalité de ses membres est renouvelée tous les deux ans et les candidatures de la gauche concourront, dans une très large majorité, sous l’étiquette démocrate. Contrairement aux appareils politiques d’autres pays, dont la France, les partis américains n’ont que peu de pouvoir sur leurs membres. Si l’on peut bien entendu soutenir financièrement une formation politique, on ne peut s’y « encarter » : la préférence politique est « autoproclamée » lors de l’inscription sur les listes électorales d’un État. Ainsi, l’appareil du parti n’a le plus souvent aucun contrôle sur le statut de membre.

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En outre, les partis ont depuis longtemps (1912) recours aux primaires pour arracher le contrôle des candidatures à l’establishment et le confier aux membres. Néanmoins, le Parti démocrate a eu recours aux superdelegates à la suite de la débâcle McGovern pour verrouiller le processus des primaires et empêcher la nomination d’une personnalité trop à gauche, un système qui a en partie pris fin en 2016 après l’élimination de Bernie Sanders de la course à l’investiture démocrate.[5]

L’existence marginale des tiers partis

Le duopole qui caractérise le système politique américain ne doit cependant pas occulter l’existence des tiers partis. Historiquement, on dénombre quelques partis monothématiques (single issue) à l’existence anecdotique : le Know Nothing, opposé à l’immigration, ne vécut que cinq ans (1855 – 1860) et le Greenback Party, partisan d’une réforme monétaire, disparut après seulement quinze ans d’existence. Seul le Prohibition Party, opposé aux boissons alcoolisées, a résisté à l’épreuve du temps : existant depuis 1872, celui qui était parvenu à remplir son objectif en 1918 par la promulgation du 18e amendement mène aujourd’hui une existence à la marge. Groupusculaire, le parti ne compte guère plus de 6000 membres mais continue à présenter, tous les quatre ans, un candidat à l’élection présidentielle.

En parallèle, d’autres formations politiques, plus idéologiques, mènent également une existence dans l’ombre des deux grands partis américains : le Libertarian Party, le Party for Socialism and Liberation ou encore le Green Party, entre autres, se confrontent à un droit électoral complexe et peinent à pouvoir concourir à égalité avec le duopole républicain/démocrate.[6]

L’accès aux urnes implique donc souvent le recours aux primaires républicaines et démocrates. Ainsi, Bill Weld, colistier du libertarien Gary Johnson en 2016, est candidat aux primaires républicaines de 2020. De l’autre côté, le Working Families Party, d’inspiration sociale-démocrate, a préféré accorder son soutien à la candidature d’Elizabeth Warren à la primaire démocrate. Rétrospectivement, force est de constater qu’en dehors des candidatures de Theodore Roosevelt, qui se présenta sous l’étiquette du mouvement progressiste en 1912, de Robert M. La Follette, candidat du Parti progressiste en 1924, ou de Ross Perot, sans étiquette en 1992 puis sous la bannière du Reform Party quatre ans plus tard, les tiers partis sont ostracisés par l’hégémonie des deux grandes formations et lourdement pénalisés par un droit électoral local qui complexifie leur participation aux élections.

Quel Parti démocrate pour demain ?

Si de part et d’autre du spectre politique de la gauche des voix se font entendre en faveur d’un schisme, il est peu probable qu’il ait lieu au regard de l’histoire du Parti démocrate. Si la ligne politique qui est celle de l’establishment reste majoritaire, l’aile progressiste représente, d’après les sondages nationaux, peu ou prou 40 % de l’électorat démocrate. Ni la gauche ni l’establishment ne gagnerait à une implosion du Parti, qui scellerait le sort des Dems pour les prochaines années en offrant le pays tout entier au Parti républicain, déjà majoritaire dans vingt-neuf des cinquante États.

Il semblerait que la principale menace pour l’establishment démocrate soit l’establishment lui-même plutôt qu’un Bernie Sanders qui est somme toute plus social-démocrate que véritablement socialiste. Sa conduite peu amène vis-à-vis de la candidature Sanders exacerbe les tensions et donne une image bien peu reluisante à un Parti qui peine à mettre en difficulté un président-candidat convaincu de sa réélection en novembre. Enfin, les nombreux grassroots movements, qui sont déjà parvenus à faire entrer à la Chambre le quatuor féminin que l’on surnomme le Squad, poursuivent leurs efforts de renouvellement en portant aux élections des femmes et des hommes progressistes : le dernier Political Action Committee en date, Courage to Change, n’est autre que celui de l’élue Alexandria Ocasio-Cortez. Le nouveau venu s’ajoute donc à la longue liste de mouvements de base qui visent au renouvellement du Congrès : Brand New Congress, Our Revolution, Justice Democrats etc.

Que Bernie Sanders remporte ou non la primaire démocrate ne freinera donc pas la dynamique lancée en 2016. Le Parti démocrate évolue sous l’effet conjugué d’une conjoncture économique, politique et environnementale critique, d’un renouvellement inédit du paysage politique, rajeuni et plutôt favorable à l’idée socialiste, et d’un bouleversement démographique qui change radicalement la sociologie politique des États et en particulier du Texas[7], dont les projections démographiques indiquent une forte progression de la population hispanique. Cette population n’a cessé de croître au cours des cinquante dernières années. Aujourd’hui, une personne sur cinq aux États-Unis est d’origine hispanique.[8]

Le Parti démocrate semble ainsi en mesure de surmonter la crise qu’il traverse : l’establishment n’aura visiblement pas d’autre choix que de cohabiter avec une aile gauche qui, vraisemblablement, continuera à croître en son sein. Ce qu’on appelle « l’aile gauche du Parti démocrate », aujourd’hui représentée par le sénateur indépendant du Vermont Bernie Sanders ne doit pas son existence au seul fait de sa figure de proue. Sa candidature 2020 est certes sa dernière grande bataille, mais il a su s’entourer de femmes et d’hommes qui poursuivront son œuvre et entretiendront ses idées dans un Parti démocrate renouvelé. C’est d’ailleurs là son slogan de campagne, une épigraphe qui ferait une belle épitaphe : Not me, us. Pas moi, nous.

[1] Kathleen L. WOLGELMUTH, Woodrow Wilson and the Federal Segregation, The Journal of Negro History 44, no. 2 (April 1959): pp. 158-173

[2] Franklin D. ROOSEVELT, State of the Union Message to Congress, January 11, 1944

[3] L’économiste André Orléan y voit l’acte de naissance du néolibéralisme. Cf. Le néolibéralisme entre théorie et pratique, entretien avec André Orléan, Cahiers philosophiques, 2013/2 (n° 133), pp. 9-20

[4] Carol E. LEE et Jonathan MARTIN : Obama: “I am a New Democrat”, 3 October 2009, politico.com

[5] Des membres du Comité National Démocrate (DNC) ont toutefois soulevé l’idée de revenir sur cette réforme de 2016 afin de faire barrage à une candidature Sanders.

David SIDERS, DNC members discuss rules change to stop Sanders at convention, 31 January 2020, politico.com

[6] Chacun des cinquante États décide des conditions à réunir pour accéder aux urnes (ballot access). En 2016, l’écologiste Jill Stein avait des bulletins dans quanrante-quatre États. Trois États étaient en « write-in » (possibilité d’écrire Jill Stein sur un bulletin de vote) et trois autres États où le vote Stein n’était pas permis.

[7] Jake JOHNSON, ‘Absolutely Remarkable’: Poll Shows Democratic Voters in Texas and California View Socialism More Positively Than Capitalism, 2 March 2020, commondreams.org

[8] Antonio FLORES, Mark Hugo LOPEZ, Jens Manuel KROGSTAD, U.S. Hispanic population reached new high in 2018, but growth has slowed, pewresearch.org

Pourquoi le Parti démocrate renonce à s’opposer frontalement à Donald Trump

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Donald Trump © Gage Skidmore

En dépit d’une base militante particulièrement mobilisée, le Parti démocrate peine à s’opposer efficacement à Donald Trump, lorsqu’il ne lui fait pas des cadeaux stratégiquement inexplicables. Après une procédure de destitution désastreuse, les démocrates ont offert une série de victoires législatives au président, gonflant ses chances de réélection. Expliquer ce paradoxe nécessite de revenir sur les structures politiques, sociologiques et économiques du parti, et permet de mieux saisir l’enjeu des primaires.


Washington, le 21 janvier 2017. Donald Trump occupe la Maison-Blanche depuis un peu moins de vingt-quatre heures lorsque des centaines de milliers de personnes rejoignent la « women march » pour manifester contre sa présidence. Plus de quatre millions d’Américains défilent dans six cents villes, établissant un record absolu. Dans les mois suivants, la rue continue de se mobiliser, bloquant les aéroports en réponse au Muslim Ban, inondant les permanences parlementaires pour défendre la réforme de santé Obamacare et multipliant forums et marches pour le climat contre le retrait des accords de Paris. Que ce soit à Boston, Chicago, Seattle, Houston ou Denver, à chaque visite d’une grande ville nous assistons à une mobilisation contre le président. Suite à la tuerie de masse à Parkland (Floride), les lycéens organisent à leur tour de gigantesques manifestations. Dans l’éducation, des grèves d’ampleur inédite jettent des dizaines de milliers d’enseignants dans les rues.

Ce regain d’énergie militante propulse le Parti démocrate en tête des élections de mi-mandat, lui permettant de reprendre le contrôle de la Chambre des représentants du Congrès.

Mais depuis cette victoire, le parti rechigne à s’opposer frontalement au président. Après s’être accroché au fantasme du RussiaGate, l’establishment démocrate continue de concentrer ses critiques sur la forme plus que le fond, tout en lui offrant des victoires législatives surprenantes. 

La conséquence de cette opposition de façade s’est matérialisée lors de la procédure de destitution du président. Les manifestations pour soutenir l’impeachment n’ont rassemblé que quelques milliers d’irréductibles, loin des millions des premiers jours. De son côté, le président jouit d’une cote de popularité remarquablement stable à 43 %, et apparaît en position de force pour sa réélection. 

Comment expliquer ce formidable échec ?

L’impeachment de Donald Trump  : Une procédure de destitution désastreuse, menée a minima

« C’est un grand jour pour la constitution des États-Unis, mais un triste jour pour l’Amérique, dont les actions inconsidérées de son président nous ont forcés à introduire ces chefs d’accusation en vue de sa destitution ». Ce 18 décembre 2019, Nancy Pelosi annonce en conférence de presse le vote visant à destituer le président. Si la cheffe de la majorité démocrate à la Chambre des représentants ne mâche pas ses mots, son ton solennel cache un aveu de faiblesse : seuls deux chefs d’accusation ont été retenus. Et le Sénat, sous contrôle républicain, acquittera nécessairement Donald Trump. 

L’impeachment ne pouvait constituer qu’une arme pour affaiblir politiquement le président et fédérer l’électorat démocrate. Nancy Pelosi avait longtemps refusé d’emprunter cette voie, jugeant que Trump « n’en vaut pas le coup ». Elle y fut finalement contrainte par le surgissement de l’affaire ukrainienne et la pression grandissante de sa majorité parlementaire, elle-même répondant à la frustration de sa base électorale. [1]

Une fois la procédure lancée, l’opinion publique s’est rapidement ralliée au camp démocrate, 55 % de la population approuvant l’initiative. Pourtant, les cadres du parti se sont efforcés de restreindre le champ d’investigation à la seule affaire ukrainienne. Sur les 11 chefs d’accusation potentiels, seuls l’abus de pouvoir en vue de gagner un avantage électoral, et le refus de se plier à l’autorité du Congrès lors de l’enquête parlementaire sous-jacente ont été retenus. [2]

En particulier, Nancy Pelosi a bloqué toute tentative d’étendre la procédure de destitution à la violation de « l’emolument clause » qui interdit au président de profiter financièrement de son mandat. Or, il est évident que Donald Trump, en refusant de se séparer de ses entreprises et en organisant de multiples rencontres diplomatiques dans ses propres clubs de golf, a violé cette clause. En plus des dizaines d’entreprises américaines et délégations étrangères qui ont pris pour habitude de louer des centaines de chambres dans ses hôtels, il existe de sérieux indices suggérant que des gouvernements étrangers ont acheté des appartements et financé des projets hôteliers, se livrant à des actes de corruption on ne peut plus évidents. [3]

Trump ayant été élu pour en finir avec « la corruption » de Washington, il s’agissait clairement d’un talon d’Achille à exploiter sans modération. Le principal intéressé ne s’y est pas trompé, lui qui a renoncé à organiser le G7 dans son complexe de Floride peu de temps après le déclenchement de la procédure de destitution, et évoqué la possibilité de se séparer de son hôtel de Washington. 

Pourtant, Nancy Pelosi a catégoriquement refusé d’inclure cette dimension, argumentant qu’elle risquait de ralentir la procédure et de diviser l’opinion. 

Les multiples et interminables audiences télévisées se sont donc focalisées sur l’affaire ukrainienne, donnant lieu à des séquences lunaires où des diplomates de carrière ont dénoncé avec véhémence la suspension de l’aide militaire à l’Ukraine (aide que Barack Obama avait pourtant systématiquement refusé d’accorder), argumentant sans ciller que ce soutien militaire représentait un intérêt vital pour la sécurité des Américains, puisque « les Ukrainiens combattent les Russes là-bas pour que nous n’ayons pas à le faire ici ». En guise de clôture des audiences télévisées, une juriste dépêchée par le Parti démocrate a insisté sur le fait qu’inciter des puissances étrangères à interférer dans les élections américaines nuisait à cette image de « lumière sur la colline », de nation exemplaire garante de la démocratie dont jouiraient les États-Unis (sic). 

Loin de faire bouger l’opinion publique et d’affaiblir le président, ces auditions ont produit un feuilleton d’une incroyable complexité, renvoyant l’image d’un État profond peuplé de fonctionnaires restés bloqués à l’époque de la guerre froide et apparemment convaincus de l’imminence d’une invasion de chars russes. [4]

Mais il y a pire. Pendant que le Parti démocrate s’efforçait de dépeindre Trump comme un dangereux autocrate aux mains de Poutine, il votait le renouvellement du Patriot Act, un texte de loi qui accorde au président des pouvoirs discrétionnaires considérables en matière d’espionnage et de sécurité intérieure. 

Dans le même temps, les démocrates ont quasi unanimement approuvé la hausse du budget de la Défense demandée par Donald Trump (lui offrant 131 milliards de dollars supplémentaires, dont 30 pour la création d’une « space force » qui va militariser l’Espace), tout en lui donnant carte blanche pour poursuivre les actions militaires au Yémen. Un vote que Bernie Sanders et Ro Khanna ont dénoncé comme « un invraisemblable acte de couardise éthique » et « une capitulation totale face à la Maison-Blanche ».  

Des cadeaux et concessions législatives surprenantes

Une heure après la conférence de presse annonçant le vote historique en faveur de la destitution du président, Nancy Pelosi convoque une seconde session pour expliquer « être arrivée à un compromis avec la Maison-Blanche » pour voter le traité commercial USMCA, un NAFTA 2.0 renégocié par l’administration Trump. Selon Madame Pelosi, il s’agit de prouver que le Parti démocrate peut « mâcher un chewing-gum et marcher en même temps » (Walk and Chew gum), autrement dit tenir le président américain responsable de ses actes tout en poursuivant le travail législatif.

Pour Donald Trump, cet accord commercial constitue le trophée ultime symbolisant le « make america great again » et justifiant son image de « négociateur en chef ». Offrir une telle victoire au président, dont la seule réussite législative en trois ans consistait à une baisse d’impôt particulièrement impopulaire, a de quoi surprendre. [5]

D’autant plus que cet accord commercial était dénoncé par une majorité des syndicats et par l’ensemble des organisations environnementales. Risquer de s’aliéner ces deux électorats peut surprendre, alors qu’un autre projet de loi bipartisan visant à renforcer le pouvoir des syndicats était également sur la table. [6]

Pourtant, ce curieux épisode est loin de constituer un cas isolé. 

Sur les questions d’immigration et suite au scandale de séparations des familles à la frontière, la majorité démocrate a octroyé 4,5 milliards de dollars à l’administration Trump, alors même que des enfants mouraient dans les camps d’internements. Alexandria Ocasio-Cortès avait fustigé « une capitulation que nous devons refuser. Ils continueront de s’attaquer aux enfants si nous renonçons ». Nancy Pelosi n’a pas toléré cette critique, et s’en est prise directement à AOC dans les colonnes du New York Times avant de répondre à un journaliste : « si la gauche pense que je ne suis pas assez de gauche, et bien soit ». [7]

En politique étrangère, les cadres du Parti démocrate vont encore plus loin, s’alignant fréquemment sur les positions de Donald Trump lorsqu’ils ne critiquent pas le manque de fermeté du président. Après avoir applaudi les frappes illégales (et injustifiées) en Syrie et déploré les efforts de négociation avec la Corée du Nord, ils ont encouragé la tentative de coup d’État au Venezuela et refusé de dénoncer celle qui a abouti en Bolivie. Dans la crise iranienne, la faiblesse de l’opposition démocrate face aux actions du président illustre une fois de plus l’ambiguïté des cadres du parti. 

Trump a été élu sur quatre promesses majeures : en finir avec l’interventionnisme militaire, lutter contre la « corruption de Washington », défendre la classe ouvrière en protégeant la sécurité sociale tout en renégociant les accords commerciaux, et combattre l’immigration. Les trois premières ont été violées, mais à chaque fois que l’occasion s’est présentée d’attaquer le président sur ce terrain, le Parti démocrate pointait aux abonnés absents. 

La cote de popularité du président a connu trois « crises ». La première est consécutive à son entrée en fonction et sa tentative de supprimer l’assurance maladie de 32 millions d’Américains. La seconde correspond au scandale des séparations de familles et de l’emprisonnement des enfants à la frontière mexicaine. La troisième s’est produite lorsque Trump a placé un million de fonctionnaires et sous-traitants au chômage technique lors d’un bras de fer avec la Chambre des représentants démocrates pour le vote du budget. 

Ces crises politiques présentent comme point commun de toucher à des questions de fond. Inversement, la focalisation sur la « forme » (l’affaire du RussiaGate, de l’Ukrainegate et les mini-scandales liés à la Maison-Blanche) n’a eu aucun effet sur la popularité du président. 

Ainsi, après avoir permis à Donald Trump de prononcer le discours annuel sur l’état de l’Union sur un ton triomphal, Nancy Pelosi en a été réduite à déchirer le discours devant les caméras, alors qu’elle a directement contribué à l’écrire à travers ses multiples concessions.

Deux mécanismes distincts permettent d’expliquer cette opposition en demi-teinte qui vire parfois au soutien objectif. Le premier tient de l’idéologie et de la sociologie des élites démocrates, la seconde aux mécanismes de financement du parti.

Le Parti démocrate face au mythe de l’électeur centriste

Lorsque Barack Obama arrive à la Maison-Blanche, sa cote de popularité frôle les 70 %. Pourtant, le chef de l’opposition républicaine au Sénat, Mitch McConnell, déclare publiquement que son « principal objectif est qu’Obama ne fasse qu’un seul mandat », avant de mettre au point une stratégie d’obstruction parlementaire systématique. Sous Obama, le Parti démocrate va perdre sa super-majorité au Sénat, sa majorité à la Chambre des représentants et à la Cour suprême, la gouvernance de 13 États et près de 1000 sièges dans les parlements locaux, avant d’être humilié par Donald Trump en 2016. À force de chercher le compromis, Obama déportera plus de 3 millions d’immigrés (un record absolu), poursuivra la militarisation de la frontière mexicaine et pérennisera les gigantesques baisses d’impôts sur les plus riches mises en place par Georges W Bush. 

Loin de répliquer la stratégie des conservateurs et bien qu’ils disposent d’une configuration bien plus favorable politiquement, les sénateurs démocrates accueillent la présidence Trump en approuvant sans broncher la nomination d’une farandole de ministres et hauts fonctionnaires tous plus corrompus et/ou comiquement incompétents les uns que les autres. Trump avait promis de s’entourer « des meilleurs » et « d’assécher le marais de corruption qu’est Washington ». Au lieu de cela, il sélectionne des multimillionnaires et milliardaires en conflit d’intérêts direct avec leur poste, lorsqu’il ne nomme pas des ministres ayant publiquement reconnu ne pas savoir qu’elles étaient les prérogatives du ministère qu’on allait leur confier. [8]

Cette timidité s’explique par une conviction qui habite le parti depuis le traumatisme de la défaite électorale de McGovern en 1972 : les élections se jouent au centre. [9]

Selon ce modèle, l’électorat américain se répartit selon un spectre linéaire divisé entre républicains à droite, démocrate à gauche et indépendant au centre. Ce qui justifierait un positionnement politique « centre-droit » pour remporter la majorité du vote indépendant, et grappiller quelques électeurs républicains. L’approche modérée face à Donald Trump, la timidité lors de la procédure de destitution et les concessions législatives surprenantes peuvent s’expliquer par cette obsession de séduire l’électeur centriste, ou de ne pas le froisser.  

Mais cette conception a été mise à mal par les faits : les victoires de Reagan, Bush Jr. et Trump montrent que le Parti républicain peut faire l’économie d’un positionnement modéré, tandis que l’élection d’Obama (qui avait fait campagne depuis la gauche du parti) et la défaite de Clinton face à Trump invalident l’approche centriste. [10] En réalité, les électeurs « indépendants » ne sont pas nécessairement au centre (Bernie Sanders est le candidat le plus populaire auprès de cet électorat, selon plusieurs enquêtes), alors que les électeurs clairement identifiés démocrates (ou républicains) peuvent se mobiliser ou non. Surtout, cette séparation en trois blocs ignore un quatrième groupe qui représentait 45 % de l’électorat en 2016 : les abstentionnistes. 

Une alternative consisterait à faire campagne à gauche et en phase avec l’opinion publique (majoritairement favorable aux principales propositions de Bernie Sanders) pour réduire l’abstention et galvaniser la base électorale. 

Mais les stratèges, conseillers et cadres démocrates semblent hermétiques à cette approche. Ils évoluent dans une sphère sociologique particulière, où ils côtoient les journalistes, éditorialistes, présidents de think tanks et grands donateurs eux aussi politiquement « modérés » et motivés par la défense du statu quo, d’où une première explication sociologique (et idéologique) à l’entêtement pour l’approche modérée. La dernière sortie d’Hillary Clinton, qui fustige un Bernie Sanders que « personne n’aime », illustre bien ce point. Il est vrai que Sanders est peu apprécié par les personnes qu’elle fréquente, comme il est indiscutable qu’il est le sénateur le plus populaire du pays, et le candidat démocrate le plus apprécié par les électeurs du parti. 

L’autre explication vient du mode de financement des partis et campagnes politiques, autrement dit, la corruption légalisée.  

La corruption et le rôle de l’argent au cœur de la duplicité démocrate

La composition de la majorité démocrate à la chambre des représentants du Congrès reflète parfaitement les tensions qui traversent le parti. On y retrouve l’avant-garde démocrate socialiste élue sans l’aide des financements privés ; un caucus « progressiste » (fort de 98 élus sur les 235 démocrates) et censé représenter l’aile gauche du parti ; et des caucus plus à droite, dont les fameux « blue dog democrats », « new democrats » et le « problem solver caucus », financés par des donateurs républicains (sic) et intérêts privés opposés au programme démocrate. [11]

Schématiquement, la majorité des élus « de gauche » sont issus de circonscriptions acquises au Parti démocrate. Alexandria Ocasio-Cortez vient du Queen. Rachida Tlaib représente les quartiers ouest de Détroit, majoritairement afro-américains, et a été élu automatiquement, faute d’opposant républicain. En règle générale, les primaires déterminent le représentant de ces territoires, si bien qu’un élu trop « centre-droit » risque de perdre son investiture lors de l’élection suivante. À l’inverse, les circonscriptions plus disputées sont majoritairement remportées par des démocrates plus modérés, voire franchement à droite. [12]

Ceci s’explique par le choix stratégique du parti, qui préfère aligner dans ces zones géographiques des candidats capables de disputer l’électorat centriste, et par une affinité naturelle des cadres démocrates pour les politiciens modérés. De plus, être compétitif nécessite d’importants financements, qui ne sont octroyés qu’aux candidats conciliants avec les donateurs, ce qui renforce leur droitisation. 

En 2018, cette tendance s’est accentuée suite à un double phénomène : le rejet suscité par Donald Trump a attiré de nombreux financements vers le Parti démocrate, et les changements démographiques ont vu les banlieues relativement aisées abandonner le Parti républicain. 

L’obtention d’une majorité à la chambre du Congrès tient pour beaucoup aux victoires des candidats « modérés » représentant les classes moyennes supérieures et semi-urbaines, et financés par des intérêts hostiles au Parti démocrate. 

Pour défendre ces sièges et protéger sa majorité en vue de 2020, Nancy Pelosi légifère au centre-droit. D’où son opposition à l’assurance santé universelle publique « Medicare for all » et au « green new deal » qu’elle qualifie avec dédain de « green new dream ».  L’argument officiel étant qu’il faut éviter d’adopter des positions trop à gauche pour ne pas froisser l’électorat centriste. Officieusement, il s’agit surtout de conserver les financements.

Lorsqu’on applique ce second prisme de lecture, les compromis démocrates prennent tout leur sens. 

L’accord commercial USMCA comporte de nouvelles garanties pour l’industrie pharmaceutique, qui se trouve protégée des importations de médicaments moins chers en provenance du Canada. Or, cette industrie finance massivement les fameux élus démocrates modérés. [13]

De même, le vote des budgets militaires colossaux (131 milliards de dollars de hausse annuelle) et le prolongement du Patriot Act, tout comme la politique étrangère belliqueuse, profitent directement au complexe militaro-industriel. 

Quant à la destitution de Donald Trump, on comprend qu’elle se focalise sur l’affaire ukrainienne qui menaçait le gel des livraisons d’armes (pour 400 millions de dollars annuels) subventionnées par l’État américain, et ignore tout ce qui touche de près ou de loin à la corruption, au grand désespoir de l’aile gauche du parti. Ouvrir le volet corruption risquerait d’exposer les cadres démocrates, qui sont eux aussi plus ou moins impliqués. [14] 

Ainsi, Adam Schiff, le responsable démocrate du procès de Donald Trump au Sénat, a livré une plaidoirie particulièrement va-t-en-guerre, accusant Trump de faire le jeu de la Russie et d’empêcher l’Ukraine de « combattre les Russes là-bas pour que nous n’ayons pas à le faire ici ». Un point de vue invraisemblable et déconnecté des préoccupations de la population, mais qui s’éclaire quelque peu lorsqu’on sait que Schiff est majoritairement financé par Raytheon, un des principaux fournisseurs de l’armée américaine. [15]

L’encadrement des prix des médicaments : l’aile gauche contre-attaque

Tout n’est pas sombre au Parti démocrate. L’aile gauche cherche à contester l’emprise de l’argent, produisant une tension permanente au sein du parti. Elle s’est manifestée de manière particulièrement visible lors de l’examen du texte de loi visant à baisser les prix des médicaments (le Lower Drug Costs Now Act). Du fait de la popularité de cette initiative (soutenue par 85 % de démocrates, 80 % d’indépendants et 75 % de républicains), et sachant que le Sénat (sous contrôle républicain) et Donald Trump (disposant d’un droit de véto) avaient indiqué leur opposition de principe à toute réforme de ce type, voter un texte ambitieux pour affaiblir Trump politiquement aurait dû constituer une promenade de santé. 

Au lieu de cela, Nancy Pelosi a écarté tout membre du caucus « progressif » du travail législatif, et rédigé un texte qui limite l’application à 25 médicaments, avec la possibilité pour 10 autres produits d’être inclus d’ici 2030. Au lieu d’agir comme un plancher, cette approche risque de constituer un plafond, et de garantir aux entreprises pharmaceutiques (dont les lobbyistes ont participé à la rédaction du texte) une liberté totale de fixation des prix sur les quelques milliers d’autres médicaments en circulation. [16]

L’idée de départ était de négocier avec Trump pour parvenir à un accord garantissant son soutien. Une fois les multiples concessions incluses, Trump a néanmoins fustigé la proposition de loi via tweeter, et condamné l’effort démocrate. Pelosi comptait faire voter le texte malgré tout, mais une rébellion du caucus progressiste a permis d’arracher des concessions de dernière minute, plus défavorables à l’industrie pharmaceutique. Une première victoire symbolique qui annonce de nombreux combats à venir. [17]

Biden/Warren/Pete vs Sanders : les deux futurs du Parti démocrate

Monsieur Chuck Schumer, président du groupe démocrate au Sénat, expliquait en 2016 que « pour chaque ouvrier démocrate que l’on perd, on gagne trois républicains diplômés dans les banlieues périurbaines ».   

Image issue du Jacobin numéro 34 version digitale
Cartographie des comtés de la « Rust Belt » (Michigan, Wisconsin, Ilinois) qui ont baculé d’Obama vers Trump. Source : Jacobinmag, numéro 35, Winter 2020 issue

Il revendique ainsi un revirement stratégique similaire à de nombreux partis de centre-gauche européens, qui consiste à abandonner la classe ouvrière et le monde rural à l’abstention (ou à l’extrême-droite) pour se concentrer sur les CSP+ urbanisées, avec les effets que l’on connaît. 

Aux États-Unis, deux événements ont accéléré cette mutation : la défaite traumatisante de McGovern en 1972, et les décisions de la Cour Suprême de justice de 1976 (Buckley v. Valeo) qui a ouvert les vannes des financements privés. Non seulement le Parti démocrate, comme ses homologues sociaux-démocrates européens, s’est retrouvé confronté à la montée du néolibéralisme, mais en acceptant de jouer le jeu des financements privés, il a peu à peu et mécaniquement cessé de représenter les intérêts de la classe ouvrière. Le parti du New Deal, des droits civiques et de Medicare s’est transformé en celui de Wall Street, des managers et du désastre Obamacare

Cette chasse à l’électeur diplômé vivant près des centres urbains a été encouragée par les problématiques identitaires propres aux USA et la droitisation du Parti républicain qui, pour s’assurer le soutien d’une partie de la classe ouvrière blanche et de la ruralité, s’est fait le défenseur des valeurs conservatrices (contre le mariage homosexuel et l’avortement, pour les armes à feu). À partir des années 90, la coalition électorale démocrate repose de plus en plus sur l’alliance d’intérêts divergents : ceux de minorités noires et hispaniques, surreprésentées dans la classe ouvrière, et ceux des CSP+ urbanisées. Après les échecs d’Al Gore et de John Kerry, Barack Obama sera le premier président démocrate élu grâce à cette coalition, dans un contexte de crise économique majeure et sur un discours plus populiste (« yes we can »). Mais en gouvernant au centre-droit, Obama a rapidement perdu le soutien des classes populaires et pavé la route à Donald Trump. [18]

La défaite d’Hillary Clinton face à une star de télé-réalité a de nouveau montré les limites de la stratégie démocrate. Si les classes aisées et urbaines votent dans des proportions bien plus élevées que les autres, la géographie du vote présente un double risque : celui d’être éternellement minoritaire au Sénat (chaque État élit deux sénateurs, quel que soit son poids démographique), et l’autre de perdre les présidentielles en remportant le vote national, du fait du système de collège électoral. 

La candidature Joe Biden incarne à la perfection cette stratégie « modérée » consistant à sacrifier le vote des classes populaires en faveur des zones urbaines. Biden fait campagne pour « restaurer les valeurs de l’Amérique », propose une approche bipartisane et a indiqué être favorable à l’idée de nommer un vice-président républicain. Des appels du pied qui confirment la stratégie électorale de Joe Biden. 

Elizabeth Warren, malgré son programme de rupture, courtise un électorat similaire. Sa base est majoritairement aisée, blanche, éduquée et urbaine. Incapable de produire un discours de classe, sa vision se limite à réguler les excès du capitalisme, pas à le remettre en cause. Ainsi, elle vend sa proposition d’impôt sur la fortune fixé à un respectable 2 % annuel comme une taxe de « deux centimes par dollars », afin de paraître raisonnable. Bernie Sanders, lui, affirme que les milliardaires « ne devraient pas exister ». 

Le sénateur du Vermont tient un véritable discours de classe. Sa campagne cherche à mobiliser les abstentionnistes, reprendre une partie de la classe ouvrière blanche ayant basculé vers Trump, tout en s’appuyant sur les professions intermédiaires (professeurs, infirmières, ouvriers qualifiés) et jeunes éduqués pour financer à coup de dons individuels sa candidature. Cette approche est renforcée par la conscientisation des millennials et de la jeunesse qui croule sous la dette étudiante, subit l’explosion des coûts de l’assurance maladie post-Obamacare et s’alarme de la catastrophe climatique. 

La primaire démocrate devrait permettre de trancher entre deux visions : celle d’un parti représentant la classe moyenne supérieure des centres urbains, comptant sur les financements des groupes privés et gouvernant au centre, par essence incapable de s’opposer efficacement au réchauffement climatique et à la montée d’un fasciste comme Donald Trump, ou celle d’un parti centré sur la classe ouvrière prise dans son ensemble (blanche et de couleur), financièrement indépendante des intérêts privés et capable de proposer une véritable alternative aux forces réactionnaires. 

Le chaos qui a accompagné la primaire de l’Iowa montre à quel point le Parti démocrate et ses alliés médiatiques se batteront jusqu’au bout pour préserver le statu quo. 

***

Références :

[1] : lire notre article sur les conditions politiques qui ont conduit à la procédure de destitution : https://lvsl.fr/were-going-to-impeach-the-motherfucker-la-presidence-trump-en-peril/

[2] : lire Chris Hedges, « The end of the rule of law » pour une liste des 11 chefs d’accusation potentiels https://www.truthdig.com/articles/the-end-of-the-rule-of-law/

[3] Lire Jacobin : Impeachment sans lutte des classes https://jacobinmag.com/2020/01/impeachment-class-politics-emolument-constitution

[4] Lire Aron Maté dans The Nation : https://www.thenation.com/article/impeachment-democrat-pelosi-doomed/

[5] https://theintercept.com/2019/10/29/usmca-deal-cheri-bustos-dccc/

[6] https://theintercept.com/2019/12/02/nancy-pelosi-usmca-pro-act-unions/

[7] : https://prospect.org/civil-rights/border-crisis-fracturing-democratic-party/

[8] : On ne vous conseillera jamais assez de lire Matt Taibi sur cette séquence politique : https://www.rollingstone.com/politics/politics-features/trump-the-destroyer-127808/

[9] : Ryan Grim, We’ve got people, Strong Arm Press. Chapitre 3 « Pelosi’s party ».

[10] : Pour un point de vue plus nuancé, lire Ezra Klein, « Pourquoi les démocrates doivent encore séduire le centre et les républicains non » : https://www.nytimes.com/2020/01/24/opinion/sunday/democrats-republicans-polarization.html

[11] : https://theintercept.com/2018/01/23/dccc-democratic-primaries-congress-progressives/

[12] : https://theintercept.com/2018/05/23/democratic-party-leadership-moderates-dccc/

[13] Ibid 5 et 6.

[14] Ibid 3.

[15] : https://www.jacobinmag.com/2020/01/adam-schiff-warmonger-impeachment-ukraine-russia-syria

[16] : The Intercept, « Les progressistes challengent Pelosi pour la loi sur le prix des médicaments » : https://theintercept.com/2019/12/09/bernie-sanders-elizabeth-warren-progressives-drug-pricing-bill/

[17] : https://www.minnpost.com/national/2020/01/behind-recent-congressional-progressive-caucus-wins-rep-ilhan-omar-counts-the-votes/

[18] : Jacobin, « Is this the future Liberals want ? » : https://www.jacobinmag.com/2019/10/future-liberals-want-matt-karp-populism-class-voting-democrats

 

 

Pourquoi Sanders peut gagner et changer l’Histoire

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Bernie_Sanders_(48608403282).jpg
Bernie Sanders ©Gage Skidmore

Alors que dans un mois commencent les primaires démocrates dans l’Iowa, la victoire de Bernie Sanders lors des élections américaines 2020 n’est plus un rêve lointain. La faiblesse de la concurrence, les leçons tirées depuis 2016 et l’enthousiasme suscité par sa campagne permettent d’esquisser un chemin vers une victoire aux primaires puis aux élections générales face à un Donald Trump affaibli. L’histoire du monde en serait changée. Par Alcide Bava.


En ce début d’année 2020, si vous devez parier votre fortune sur le nom du futur vainqueur des élections américaines, vous devriez miser sur Donald Trump. Le Président américain bénéficie en apparence d’un bilan économique avantageux, sa collecte de fonds atteint un niveau historique, très supérieur à tous les candidats démocrates, et le Parti Républicain soutient quasi-unanimement sa candidature. Aucun challenger d’envergure ne s’est annoncé dans le cadre d’une primaire républicaine et tous les Représentants républicains ont voté contre la mise en accusation du Président pour impeachment. Cette candidature consensuelle à droite pourrait, de plus, affronter à gauche celle de Joe Biden, fragile à bien des égards. Enfin, il n’est pas rare aux Etats-Unis que les Présidents soient réélus : Barack Obama, Georges W Bush, Bill Clinton et Ronald Reagan en ont donné l’exemple dans la période récente.

Ne soyez pas all in, cependant. Le scenario Trump est encore loin d’être certain.

Une victoire de Joe Biden pour un « troisième mandat Obama » ne peut être exclue. L’ancien Vice-Président est le favori des sondages. Il domine de 10 points tous ses concurrents démocrates dans les enquêtes sur la primaire, et de 4 points dans les enquêtes nationales l’opposant à Trump (RealClearPolitics – RCP). L’échec d’Hillary Clinton en 2016 a cependant montré que ces sondages conduits un an avant l’élection et ne tenant pas compte de la géographie du vote dans un système de vote local pouvaient conduire les analystes à des prévisions erronées. La faiblesse du candidat Biden, sur laquelle nous reviendrons, pourrait confirmer ce diagnostic.

Plus sûrement, le scenario Trump pourrait être remis en cause par Bernie Sanders. Le seul Sénateur socialiste de l’histoire des États-Unis est en effet en situation de remporter la primaire démocrate puis les élections générales. Voici les raisons de croire en l’impossible.

Aucun candidat démocrate ne parvient à susciter un enthousiasme comparable à la campagne de Bernie Sanders

Joe Biden, en dépit d’une base électorale très solide, ne semble pas capable de générer de l’enthousiasme autour de sa candidature. Il continue certes de représenter un tiers des intentions de vote. Une partie de l’électorat démocrate, les plus modérées, les plus de 45 ans et la communauté noire du grand sud, voit en effet en lui le candidat le plus à même de battre Donald Trump dans le cadre d’une « chasse aux électeurs centristes » promue par les médias démocrates que sont MSNBC et CNN. À l’ombre d’Obama, il incarne aussi un retour à la normalité et le refus du changement économique brutal promu par les millenials. Cependant, enfermé dans une communication has been, sa campagne rappelle celle de Bill Clinton dans les années 1990 dans ses meilleurs moments… ou d’Hillary dans ses plus mauvais. Chaque slogan et chaque débat est pour lui une souffrance et la preuve qu’il est un homme du passé. Il demeure enfin la gaffe-machine qu’il a été tout au long de sa carrière. Il a par exemple déclaré en 2019 que « les gamins pauvres sont tout aussi intelligents et ont tout autant de talents que les gamins blancs » (sic)… mais aussi « comment ne pas aimer le Vermont » en meeting dans le New Hampshire. Il a encore fait part publiquement de sa nostalgie pour l’époque où il collaborait avec des sénateurs ségrégationnistes et n’a pas hésité à qualifier, lors d’une réunion publique, un électeur de « gros tas » avant de lui proposer un test de QI.

Le centriste Joe Biden demeure donc logiquement déconnecté des électorats jeunes, latinos et populaires. Sa victoire possible lors de la primaire n’est ainsi pas assurée.

L’emballement autour de la candidature d’Elisabeth Warren semble aussi retombé. La Sénatrice du Massachussetts, qui fut un temps conservatrice, a longtemps incarné l’aile gauche du Parti démocrate. Supplantée dans ce rôle par Bernie Sanders, elle mène néanmoins une campagne énergique et très active sur le terrain. Sa candidature initialement reléguée a même décollé à la fin de l’été 2019 en atteignant la première marche des sondages, devant Biden et Sanders qui souffrait alors d’un malaise cardiaque. Novembre et Décembre ont cependant replacé la Sénatrice en troisième position (15.1% RCP), en raison d’une remontée de Sanders et du flou de sa position sur le système de santé : promotrice du Medicare for all, elle s’en est éloignée en novembre. Ses chances sont donc relatives mais non nulles : en cas d’effondrement de Biden dans les premières primaires, elle pourrait constituer une solution par défaut pour l’establishment démocrate et ses influenceurs.

Pete Buttigieg plafonne également malgré un profil séduisant et le soutien de Wall street. Trentenaire diplômé de Harvard, vétéran, maire de South Bend, petite ville de l’Indiana, homosexuel assumé en politique, ce qui est rare et courageux aux États-Unis, il s’inscrit dans la lignée de ces candidatures « à la Kennedy » qu’adore l’électorat démocrate : Obama, Clinton, Kennedy, etc. Soutenu par l’attitude bienveillante des médias démocrates fascinés par ce trentenaire qui en rappelle un autre en France, il bénéficie aussi de soutiens importants à Wall Street. Il incarne ainsi le désir d’un candidat modéré mais plus frais que ne l’est Biden. « Mayor Pete » plafonne cependant toujours autour de 8.3% (RCP) en raison de scores proche de zéro parmi les moins de 35 ans et les minorités. Ses chances sont donc relatives mais non nulles : misant beaucoup d’argent sur l’Iowa, où il est en tête des sondages, il pourrait construire un momentum et profiter d’un effondrement de Biden.

Le milliardaire Michael Bloomberg, également dans l’attente d’un effondrement de Biden, dispose certes d’une capacité financière illimitée mais souffre d’un haut niveau d’opinions défavorables et de l’absence de base militante.

La modérée Amy Klobuchar s’est elle distinguée par des performances réussies lors des différents débats, et l’entrepreneur Andrew Yang crée de l’intérêt par des propositions audacieuses, notamment le revenu universel, et une forte activité numérique mais ces candidats, sous les 5% dans les sondages, n’ont cependant pas de chances réelles.

La campagne de Bernie Sanders a retenu les leçons la défaite 2016 et a désormais les moyens nécessaires à la victoire

Bernie Sanders a logiquement perdu la primaire démocrate 2016 à l’avantage d’Hillary Clinton. Le Sénateur du petit État du Vermont à la frontière du Québec, socialiste, non-membre du parti démocrate, faiblement entouré, et longtemps ignoré par les médias, n’avait en effet aucune chance. Les primaires démocrates devaient avaliser le choix de l’establishment du parti. Elisabeth Warren, candidate pressentie de la frange progressiste du parti démocrate, s’y était elle-même résolue en ne se présentant pas. Mais des résultats serrés en Iowa, au Nevada et les victoires du camp Sanders au New-Hampshire, au Colorado ou au Michigan ont finalement conduit à une désignation tardive et contestée d’Hillary Clinton, qui remportera ensuite le vote populaire mais pas la majorité des délégués face à Donald Trump.

En 2020, les conditions initiales de la primaire sont cependant bien différentes. Lors des quatre dernières années, l’équipe de Bernie Sanders a créé l’infrastructure nécessaire pour une campagne réussie la fois suivante. La grassroots campaign de 2016, faite de thèmes fortement marqués tels que Medicare for All, d’un discours populiste contre les 1% et le népotisme, de militants très actifs et d’une foule immense de donateurs de petites sommes, a été amplifiée et institutionnalisée au sein du mouvement Our Révolution. Son infrastructure de campagne n’est plus construite de bric et de broc dans la surprise du succès, mais constitue une véritable armée, dotée d’un budget deux fois supérieur à celui de la campagne Biden et quadrillant l’immense territoire américain comme aucune autre campagne ne le peut. Ainsi, en dépit de l’absence de soutien des super-PACs[1], la campagne de Bernie Sanders bat des records de levé de fonds[2] : 74 millions de dollars pour Sanders en 2019 contre 60 millions pour Warren, 51 millions pour Buttigieg et 38 millions pour Biden. Le nombre de volontaires, d’évènements organisés, de démarchage téléphonique et de porte à porte réalisés est aussi nettement supérieur à celui des autres candidats démocrates.

Les règles des primaires ont par ailleurs été réformées sous la surveillance de l’équipe de Bernie Sanders, à l’issue de la primaire 2016 : les élus et dignitaires du parti démocrate n’éliront plus ces « super-délégués » qui rendaient impossible la victoire d’un candidat rejeté par l’establishment démocrate.

Sa notoriété est également désormais équivalente à celle de l’ancien vice-président. Si le candidat Sanders est encore ignoré par les médias démocrates, il n’est plus un candidat inconnu. Il est soutenu par des figures montantes de la politique telles qu’Alexandria Occasio-Cortez et par des personnalités aussi populaires que Cardie B. Il dispose du plus haut niveau d’opinions favorables, 74% contre 72% pour Biden, 64% pour Warren et 47% pour Buttigieg[3], et malgré un malaise cardiaque survenu début octobre, sa courbe d’intentions de vote demeure stable autour de 19,1%, contre 28,3% pour Biden et 15,1% pour Warren.

Dans le même temps, les propositions minoritaires de Bernie Sanders en 2016 sont devenues majoritaires au sein de l’électorat. Sa proposition signature, Medicare for all, une véritable assurance santé universelle, à la française, est désormais soutenue par une majorité d’américains toutes tendances politiques confondues, c’est-à-dire entre 51% et 70% selon les sondages, et par 70% des démocrates. Sa proposition d’un salaire minimum élevé à 15$ de l’heure a également été mise en place par plusieurs États fédérés.

La candidature de Bernie Sanders est en effet portée par des évolutions de long terme des forces sociales aux États-Unis. L’appauvrissement patent des moins 35 ans (Cf Graphe 1), pousse cette catégorie sociale à demander des politiques radicales telles que l’annulation de la dette des étudiants.

Part du revenu national détenue par chaque génération.

L’importance prise par les latino-américains dans la vie sociale et dans l’électorat favorise également les candidats porteurs de politiques d’immigration compréhensives.

En conséquence, Bernie Sanders est aujourd’hui, avec Joe Biden, la personnalité dont la candidature est la plus solide. Cette dynamique est d’ailleurs si prégnante que, selon Politico, la résilience de Bernie Sanders dans la campagne inquiète désormais ouvertement l’establishment démocrate[4].

 

Dans ce contexte, un scénario Sanders lors de la primaire démocrate peut être envisagé

Les sondages nationaux plaçant Sanders 9 points derrière Biden sont moins défavorables qu’il n’y parait. D’abord, le vote Sanders, jeune et populaire, pourrait être sous-estimé par des sondeurs visant l’électorat traditionnel du parti démocrate lors de leurs enquêtes. Ensuite, si Sanders demeure 9 points derrière Biden en moyenne, il est le second choix des électeurs de Warren à hauteur de 31%[5] ainsi que de Biden pour 27% d’entre eux. Le vote Sanders est aussi fortement croissant du taux de participation. Il lui reste donc encore de la marge pour convaincre et élargir sa base. D’ailleurs, alors que 76% des démocrates ne sont pas encore certains de leur vote définitif, cette incertitude est beaucoup plus faible au sein de l’électorat de Sanders qu’elle ne l’est pour les candidatures de Warren et Biden.

Le séquençage particulier des primaires démocrates pourrait alors permettre d’envisager un scénario Sanders.

En février le ton est donné par 4 primaires/caucus, qui distribuent seulement 4% des délégués mais qui sont scrutés de près et peuvent construire (Obama 2008, Sanders 2016) ou affaiblir une candidature.

Le 3 mars 2020, le Super Tuesday, au cours duquel a lieu le vote de 14 États dont le Texas et la Californie pour la première fois, décide de l’attribution de 40% des délégués. C’est le tournant stratégique de la campagne.

D’autres primaires en mars commencent à établir le rapport de force définitif qui sera finalement fixé, sauf surprise, fin avril, avant d’être confirmé en mai et juin. Le caractère disputé de la primaire 2020 pourrait cependant pousser jusqu’à ces derniers instants l’incertitude de la nomination, prononcée en juillet lors de la Convention démocrate où se réunissent les délégués. En février, une victoire de Sanders dans au moins deux primaires sur quatre est impérative pour ébranler les certitudes de la candidature Biden. Ce défi est loin d’être impossible.

Dans le caucus de l’Iowa, premier État à se prononcer, Sanders est certes second derrière Buttigieg dans les sondages, mais la forme du caucus favorise les candidats dont la base est la plus dévouée. À la différence d’une primaire classique, les caucus obligent en effet les votants à rester de longues heures pour débattre et soutenir les candidats. En outre, le mode de désignation des caucus oblige parfois à voter en faveur de son second choix, ce qui, on l’a vu, favorise également Bernie Sanders. Une première demi-surprise pourrait donc venir d’Iowa. Pour la primaire du New Hampshire, Sanders est logiquement le favori des sondages. Dans cet État voisin du Vermont, où le nombre de vétérans est élevé, la politique étrangère et sociale du Sénateur socialiste devrait lui assurer la victoire, comme en 2016.

Lors du caucus fermé du Nevada, la victoire sera plus incertaine. Si Sanders bénéficie du soutien de certains syndicats très présents au Nevada et souvent décisifs, ainsi que de la forte présence de l’électorat latino où il est majoritaire, il est encore relégué derrière Joe Biden dans les sondages. Porté par une double victoire en Iowa et au New Hampshire, le Nevada ne parait néanmoins pas hors d’atteinte. En revanche, dans la conservatrice Caroline du Sud où l’électorat afro-américain domine, la victoire est acquise à Biden. Sanders pourrait cependant, selon les derniers sondages, dépasser le minimum de 15% permettant de recueillir des délégués et limiter ainsi la casse.

Bernie Sanders pourrait donc être en tête avant le Super Tuesday, où se jouera l’essentiel de la primaire, et bénéficier d’un momentum. D’autres facteurs lui offrent l’occasion de maintenir cet avantage.

Le premier est le périmètre du Super Tuesday, où Sanders avait déjà remporté en 2016 le Colorado, le Vermont et l’Oklahoma, sera élargi cette année à la Californie, grand pourvoyeur de délégués. Or, Sanders est le favori des sondages dans cet État progressiste et pourrait frapper un grand coup, notamment si l’un de ses rivaux n’atteint pas les 15% nécessaires.

Le second est l’entrée en lice de Michael Bloomberg à l’occasion du Super Tuesday qui pourrait aussi diviser le vote modéré à l’avantage du vote progressiste. Sa campagne, qui fait l’impasse sur les États de février, a en effet d’ores et déjà dépensé plus de 100 millions de dollars en publicité en quelques semaines dans les États du Super Tuesday, ce qui représente un record historique.

Enfin, la puissance financière de la campagne de Sanders sera eun avantage important alors qu’il faudra couvrir en même temps le tiers des États-Unis de publicités pour la télévision. Seul Michael Bloomberg pourra rivaliser avec lui sur ce terrain.

S’il est délicat de formuler des conjectures plus avancées[6], il existe donc un chemin vers une victoire du camp Sanders aux primaires démocrates. En toute hypothèse cependant, cette victoire ne pourrait être que relative, e c’est là que réside la plus grande fragilité du scénario faisant de Sanders le candidat du parti démocrate. Le sénateur du Vermont ne pourra probablement pas réunir 50% des délégués sous son nom. Dans le cas d’une victoire relative de Sanders, le parti démocrate investirait-il Biden arrivé second, par une alliance des contraires et un mélange des délégués fidèles à la ligne du parti ? Ou un ticket Sanders-Warren permettrait-il de sauver cette victoire relative ? Dans les deux cas, le paysage politique américain en serait profondément et durablement modifié.

Lors des élections générales, Bernie Sanders serait le candidat idéal pour battre un Trump affaibli[7]

En France comme aux États-Unis, Donald Trump exerce une certaine fascination. Sa victoire surprise et son style grotesque invitent parfois à conclure hâtivement à son génie et souvent à son irrémédiabilité. Pourtant, Donald Trump est un candidat faible. Sa popularité est très moyenne comparée aux précédents présidents américains en fin de mandat :

Niveau d’approbation de chaque président américain.

Cette impopularité est d’ailleurs cohérente avec l’échec de la politique économique du président Trump dans un contexte très favorable. Son succès arithmétique, forte croissance et recul du chômage en particulier, masque mal en effet l’accroissement de la fracture économique intergénérationnelle, l’absence de répartition des fruits de la croissance qui la rend vaine pour les classes populaires, l’effondrement de la qualité des services publics, l’augmentation corrélative du coût des soins, d’éducation et de logement, et l’approfondissement des déficits budgétaire, commercial et écologique :

Popularité du président Trump.

Surtout, au plan national, le vote Républicain semble désormais structurellement inférieur au vote démocrate[8]. Lors des 30 dernières années, en 7 élections, les Républicains n’ont remporté qu’une seule fois le vote populaire : c’était en 2004, dans un contexte d’unité nationale et de guerre contre le terrorisme. Les dernières alternances, en 2000 et en 2016, montrent que les Républicains ne peuvent gagner qu’en comptant sur la géographie électorale singulière des États-Unis. Mais, alors qu’il suffit aux démocrates de remporter certains de ces États pour gagner, les Républicains doivent eux réaliser un carton plein pour l’emporter d’une courte tête, ainsi que l’a fait Trump en 2016. Or, dans les swing states, la popularité de Trump a reculé, de sorte qu’il est plus impopulaire encore dans la plupart de ces États que dans le reste des États-Unis :

Swing states Taux d’approbation de la présidence Trump en novembre 2019 (Morning Consult) Taux d’approbation de la présidence Trump en janvier 2017(Morning Consult) Victoire de Trump en 2016
Arizona 46% 55% Oui
Floride 49% 56% Oui
Ohio 46% 51% Oui
Maine 42% 48% Oui
Michigan 41% 48% Oui
New Hampshire 41% 45% Non
Caroline du Nord 47% 53% Oui
Pennsylvannie 45% 49% Oui
Wisconsin 41% 47% Oui

 

La faiblesse du candidat Trump que nous venons de constater pourrait néanmoins être épargnée si le Parti démocrate ne parvenait pas à désigner un candidat suscitant l’enthousiasme… un(e) Hillary Clinton bis. Avec le recul, la défaite d’Hillary Clinton doit en effet d’être analysée non pas comme la victoire de Donald Trump, qui a reçu 1.3 millions de voix de moins que Mitt Romney en 2012, mais comme l’impuissance d’Hillary Clinton à mobiliser l’électorat démocrate, en particulier dans les swing states : Hillary Clinton a mobilisé 300 000 électeurs de moins en 2016 dans le Michigan que Barack Obama en 2012, et 200 000 électeurs de moins dans le Wisconsin, perdant ainsi ces deux États et l’élection.

À cet égard, la candidature de Joe Biden pourrait être une aubaine pour Donald Trump. Comme Hillary Clinton, il bat certes Trump largement dans les sondages nationaux mais, incapable de susciter l’enthousiasme au-delà des démocrates modérés, il est à parier que l’électorat centriste qu’il mobiliserait de surcroit ne suffirait pas à battre Trump dans les états décisifs. L’expérience Hillary Clinton l’a, encore une fois, démontré : l’essentiel pour gagner n’est pas de courir après les indépendants mais de mobiliser la base démocrate, et en particulier ceux qui sont le moins susceptibles de voter, les classes populaires et les jeunes.

Sanders en revanche, nous parait être le candidat idéal pour battre Donald Trump. Cela pour 3 raisons. D’abord, à l’instar de Joe Biden, il bat Trump de plus de 7 points dans 26 sondages nationaux. Le vote populaire lui serait donc probablement acquis.  Ensuite, son discours populiste électrise la classe ouvrière de la rust belt où les démocrates ont perdu les dernières élections (Michigan, Pennsylvannie, Wisconsin).  Un exemple éclatant, illustrant les sondages en la matière, en a été donné au printemps lors d’un « Town hall » organisé en Pennsylvannie par la chaine de télévision conservatrice Fox News. Au sein d’un public que l’on devine populaire et majoritairement républicain, Medicare for all reçut alors un véritable engouement du public, à la grande surprise des présentateurs :

Enfin, Bernie Sanders est le mieux placé pour discuter le bilan de Donald Trump : il ne nie pas la croissance continue des États-Unis lors des 30 dernières années et sous le mandat du Président Républicain, et ne promettra pas de l’accroitre. Il pourra cependant, mieux que ses concurrents, pointer que cette croissance n’a profité qu’à une minorité et qu’il existe des solutions pour y remédier : la fiscalité, des services publics de qualités et une sécurité sociale universelle.

Une entrée de Sanders à la maison blanche ne peut donc plus être exclue. Or, si ce scénario venait à se concrétiser, l’Histoire du monde en serait changée.

La politique internationale, qui reste largement à la main du Président américain, serait bouleversée. Les États-Unis poursuivraient leur retrait des théâtres secondaires et rempliraient plus fidèlement la mission de paix qu’ils se sont donnés. Une lutte franche contre les paradis fiscaux et la fin des accords de libre-échange pourraient être également envisagées. Les États-Unis s’engageraient enfin dans la lutte contre l’urgence climatique en rejoignant l’accord de Paris et en lançant peut-être un Green New Deal digne du plan Marshall.

Sur le plan interne, les États-Unis se rapprocheraient du modèle européen. Les marges de manœuvre d’un cabinet Sanders, en dépit de l’élargissement des fonctions constitutionnelles du Président par Donald Trump, seront tout de même réduites par des négociations très difficiles avec un congrès extrêmement hostile. Considérant la popularité du Medicare for All, ce combat pourrait être néanmoins remporté. La régulation des superPAC pourraient être aussi engagée mais rencontrerait la résistance d’une Cour Suprême qui demeurerait conservatrice. L’annulation de la dette étudiante, la relance des investissements publics et la reconstruction des services publics pourraient être commencées mais nécessiteraient un deuxième mandat pour obtenir des effets significatifs. La régulation de Wall Street et celle des géants du numérique se heurteraient peut être, en revanche, à des lobbies trop importants.

Surtout, d’un point de vue politique, l’élection de Bernie Sanders mettrait un terme au cycle néolibéral engagé notamment par l’élection de Ronald Reagan. Des échos politiques pourraient alors en être ressentis en Amérique du Sud et en Europe.

Affaire à suivre, donc !

 

[1] Véhicules juridiques qui permettent un soutien financier déplafonné des plus grosses entreprises et des super-riches.

[2] Campagne la plus rapide de l’histoire à atteindre 1 million de donateurs.

[3] Morning Consult.

[4] https://www.politico.com/news/2019/12/26/can-bernie-sanders-win-2020-election-president-089636

[5] Morning Consult

[6] Il est encore trop tôt pour envisager une suite en mars et en avril à ce scenario déjà très spéculatif. Il est néanmoins certain qu’un financement basé sur de petites donations garantit à Bernie Sanders de pouvoir rester dans la course jusqu’à la fin de la primaire. Ce ne sera pas nécessairement le cas des candidats financés par des super-PACs (Biden, Buttigieg) qui se retireront dès lors que le ciel s’assombrira.

[7] Nous faisons ici l’hypothèse d’une victoire de Bernie Sanders aux primaires démocrates et d’un échec au Sénat de la procédure d’impeachment engagée contre le Président Trump.

[8] Ce constat pourrait même être aggravé dans le futur par les percées démocrates dans des états conservateurs (à l’exemple du Texas).

Elizabeth Warren : alliée ou ennemie de Sanders ?

Elizabeth Warren aux côtés d’Hillary Clinton. Bernie Sanders, sénateur du Vermont. © Tim Pierce et Gage Skidmore via Wikimedia Commons.

Lors des débats de la primaire démocrate Elizabeth Warren et Bernie Sanders se sont mutuellement épargnés et ont focalisé leurs attaques sur les multiples candidats de l’establishment, Biden en tête. Une stratégie efficace à en juger par le désarroi de l’aile centriste des Démocrates, documenté dans nos colonnes. Mais la similarité des programmes de Warren et de Sanders est l’arbre qui cache la forêt : la sénatrice du Massachusetts adopte une démarche technocratique visant à réconcilier les Démocrates autour de propositions modérées tandis que Sanders se pose en leader d’un mouvement “révolutionnaire” qui ne se limite pas à la conquête de la Maison Blanche.


Une proximité avec Sanders… mais aussi avec Clinton

Élu à la Chambre des Représentants de 1991 à 2007 et au Sénat depuis, Bernie Sanders a longtemps été le seul élu n’appartenant ni aux Démocrates, ni aux Républicains. Quant à ses convictions (gratuité de l’université, Medicare for All, pacifisme…), on ne peut pas dire qu’elles soient partagées par ses collègues. Ainsi, l’élection de Warren au Sénat en 2013, qui défend des mesures de régulation du capitalisme américain débridé, rompt l’isolement de l’élu du Vermont. Bien que Sanders ait toujours été plus radical que l’élue démocrate, il n’hésite pas à soutenir ses propositions modérées, comme le Bank on Student Loans Fairness Act, qui limite les taux d’intérêt des prêts étudiants, mais n’abolit pas la nécessité d’y recourir. Les occasions de coopération entre les deux sénateurs sont nombreuses au cours des années suivantes, notamment autour du Medicare for All, c’est-à-dire une protection maladie universelle.

La stratégie de Warren est en réalité la même depuis des années : convaincre l’establishment démocrate d’accepter quelques concessions sociales en leur proposant de canaliser le dégagisme et les exigences socialistes portées par Sanders.

En 2016, lorsque Sanders décide d’affronter Hillary Clinton, couronnée d’avance par tout le parti démocrate, Warren demeure très silencieuse. Bien qu’elle encourage Sanders à continuer sa campagne, elle annonce son soutien à Clinton en juin 2016 alors que le retard de Sanders devient irrattrapable. Grâce à sa popularité, qui fait d’elle la figure majeure de l’aile gauche du parti, elle est pressentie pour devenir vice-présidente de Clinton et cherche à imposer des politiques progressistes dans le programme de cette dernière. Cette stratégie fut un échec total. Trop confiante en elle-même et soumise aux lobbies, l’ancienne première dame n’accepte aucune des idées de Warren et préfère aller draguer les électeurs républicains rebutés par Trump. Ainsi, elle choisit Tim Kaine, un sénateur au profil très conservateur, comme running mate. Depuis, les deux femmes sont resté en contact et Warren compte sur le soutien de l’ancienne candidate pour obtenir le soutien des superdélégués démocrates. Ces pontes démocrates, très décriés en 2016 car ils ne sont pas élus, pourraient encore jouer un rôle majeur dans la sélection du candidat du parti. En effet, il est probable que l’éparpillement des voix lors de la convention du parti n’aboutisse pas à la majorité requise, entraînant un second vote lors duquel les superdélégués ont toujours le droit de vote. La stratégie de Warren est en réalité la même depuis des années : convaincre l’establishment démocrate d’accepter quelques concessions sociales en leur proposant de canaliser le dégagisme et les exigences socialistes portées par Sanders.

“Warren a un plan pour ça”

Loin d’être une conspiration, la sympathie d’Elizabeth Warren à l’égard des tous les défenseurs de l’inertie néolibérale se traduit également dans sa campagne. Quoique les propositions phares de la candidate ressemblent à celles de Sanders, le diable se niche dans les détails. Son plan pour une assurance santé serait par exemple mis en place en deux temps, et les compagnies d’assurance privées ne seraient pas abolies immédiatement, mais “à terme”. Or, si elle n’utilise pas la fenêtre d’opportunité que représenterait son élection, elle perdra rapidement le soutien des électeurs et ne parviendra pas à vaincre l’industrie pharmaceutique et les assureurs, qui sont près à tout pour conserver leur profits. Quant au financement du Medicare for All selon Warren, il correspond à une taxe sur les classes moyennes que la candidate prétend éviter. De tels “compromis” aboutiront nécessairement à la démoralisation des Américains, qui renonceront à défendre leurs intérêts si la réforme phare qu’on leur avait promis offrent des résultats décevants.

Il en est de même en matière de financement de sa campagne: alors qu’elle met en avant le fait qu’elle n’accepte que les petits dons, tout comme Sanders, elle a pourtant utilisé les 10,4 millions de dollars offerts par des gros donateurs (notamment issus de la Silicon Valley) qu’il lui restait de sa campagne de réélection au Sénat en 2018. Et ne s’est pas privé d’évoquer qu’elle accepterait les dons de super PACs si elle gagnait la primaire… Aucun doute n’est donc permis : le financement, même partiel, de sa campagne par des groupes d’intérêts va obligatoirement la conduire à des positions plus molles. Alors que la trahison des espoirs de changement incarnés par Obama – qui débuta son mandat en sauvant le secteur bancaire – a contribué au succès de Trump en 2016, les Démocrates s’entêtent à défendre les vertus du compromis et de la gestion rigoureuse des comptes publics, dont les Républicains se fichent éperdument. Quoiqu’elle ose être plus radicale que la moyenne, Elizabeth Warren ne fait pas exception à la règle.

T-shirt “Warren has a plan for that”. Capture d’écran du site de la candidate.

L’ancienne professeure de droit (Warren a enseigné dans les universités les plus réputées, dont Harvard, ndlr) joue à fond sur son image d’universitaire capable de concevoir des projets de lois complexes traduisant ses engagements de campagne. A tel point qu’on trouve sur son site de campagne un t-shirt “Warren has a plan for that”, un refrain récurrent de ses militants devenu un mème internet. Ce positionnement technocratique de policy wonk dépolitise sa campagne en encourageant ses soutiens à se contenter de la faire élire puis à lui faire confiance, plutôt que d’engager de vrais rapports de force avec les banquiers, les milliardaires et les multinationales. 

Plus risqué encore, Elizabeth Warren joue à plein la carte de l’affrontement culturel contre Donald Trump, terrain où les Démocrates finissent toujours perdants. Plutôt que d’évoquer les difficultés que vivent les Américains, elle a cherché à démontrer à Trump, qui la surnomme “Pocahontas” qu’elle avait bien un peu de sang d’origine amérindienne, certificat à l’appui. Réponse du président : “who cares?” Accorder une quelconque importance aux propos provocateurs du locataire de la Maison Blanche revient à lui offrir la maîtrise des termes du débat. Il y a ainsi fort à parier que les torrents de racisme, de sexisme et de mensonges utilisés par Trump pour gagner il y a 3 ans auront le même effet en 2020 s’ils sont toujours au centre de l’élection. Mais cette focalisation sur les enjeux culturels et la défense, évidemment nécessaire et légitime, des droits des minorités est une stratégie pertinente pour convaincre les électeurs de la primaire démocrate. Ce corps électoral est avant tout composé de personnes éduquées, évoluant dans un monde cosmopolite et aux positions professionnelles plutôt confortables. Le magazine Jacobin les nomme ironiquement “Patagonia Democrats– en référence à la marque de vêtements dont les polaires à plusieurs centaines d’euros sont très populaires chez les cadres “cool” – et rappelle que les Démocrates ont gagné les 20 districts les plus riches du pays lors des midterms de 2018. Avant d’ajouter que Warren est donné gagnante auprès des personnes qui gagnent plus de 100.000 dollars par an par tous les sondages. 

En résumé, le positionnement modéré d’Elizabeth Warren, entre un Joe Biden qui mène une mauvaise campagne et un Bernie Sanders jugé trop radical par les démocrates classiques, lui offre une chance solide d’être la candidate de l’opposition. Mais sa volonté de compromis et sa mise en avant du clivage culturel ne lui donnent guère de chances contre Trump et limite sérieusement l’espoir d’un changement radical de la politique américaine.

Sanders appelle à la “révolution politique”

Après le succès inattendu de sa campagne de 2016, Bernie Sanders n’a pas voulu laisser retomber l’espoir qu’il a fait naître. Il a ainsi mis sur pied “Our Revolution, une structure qui vise à faire élire des personnalités aux idées proches des siennes et est venu apporter son soutien à toutes les luttes qu’il entend défendre. Signe que les luttes sociales sont de retour, le nombre de grèves aux USA est en effet à son plus haut depuis les années 1980. Qu’il s’agisse de salariés d’Amazon, d’enseignants, d’employés de fast-food ou d’autres professions, l’appui du sénateur du Vermont a galvanisé les grévistes qui se battent pour de meilleurs salaires et conditions de travail et sans doute joué un rôle dans les victoires importantes obtenues ces derniers mois. Durant ses meetings, le candidat encourage systématiquement ses supporters à soutenir les luttes sociales autour chez eux et son équipe envoie même des invitations à rejoindre les piquets de grève par email et SMS. En retour, les prolétaires de l’Amérique contemporaine lui témoignent de leur confiance par des petits dons : en tête de ses donateurs, on trouve les employés de Walmart (chaîne de supermarché, premier employeur du pays), de Starbucks, d’Amazon, Target (autre chaîne de supermarché) et du service postal.

Bernie Sanders et Alexandria Occasio-Cortez en meeting dans l’Iowa. © Matt A.J. via Flickr.

En parallèle de cette mobilisation sur le terrain, Sanders met aussi à profit sa présence au Sénat en proposant des projets de loi comme le Stop BEZOS Act (du nom du patron d’Amazon, homme le plus riche du monde), le Raise the Wage Act, le Medicare for All Act ou le College for All Act, forçant les élus démocrates à se positionner sur les enjeux socio-économiques. Car le leader socialiste ne se fait pas d’illusions: sa victoire ne serait que le début, et non l’achèvement, du démantèlement du néolibéralisme. Un de ses slogans de campagne, “Not me, us!”, traduit cet appel à un mouvement social de masse en parallèle de sa candidature.

Le leader socialiste ne se fait pas d’illusions: sa victoire ne serait que le début, et non la fin, du démantèlement du néolibéralisme. Un de ses slogans de campagne, “Not me, us!”, traduit cet appel à un mouvement social de masse en parallèle de sa candidature.

Les médias, bien sûr, préfèrent se concentrer sur le commentaire des sondages et ne ratent pas une occasion d’annoncer que sa campagne ne prend pas, alors que Sanders a environ autant d’intentions de vote que Warren et Biden. Beaucoup de journalistes l’attaquent sur son âge, 78 ans, notamment suite à une récente attaque cardiaque, mais il faut dire que celui de ses concurrents est relativement proche : Joe Biden a 76 ans, Donald Trump en a 73 et Elizabeth Warren 70. Un autre stéréotype mis en avant par les médias est celui du profil de ses soutiens, dénommés “Bernie bros”, qui seraient presque exclusivement des jeunes hommes blancs de gauche. Il est pourtant le candidat qui reçoit le plus de dons de la part des latinos, des militaires et des femmes et les sondages le place en tête des intentions de vote chez les afro-américains, à égalité avec Joe Biden. Quant à ses propositions, plus radicales dans tous les domaines que celles de Warren, elles sont bien sûr sous le feu des critiques.

Si d’aucuns reprochent au sénateur du Vermont son chiffrage parfois moins précis que celui de Warren, d’autres mettent en avant sa fine compréhension du jeu politique, affaire de rapport de forces : Sanders est conscient que pour avoir une quelconque chance d’appliquer son programme, il ne lui suffira pas d’être élu président, mais devra compter sur le soutien de millions d’Américains prêts à se mobiliser pour soutenir ses efforts.

Cela lui suffira-t-il pour gagner la primaire, puis l’élection contre Trump ? Même s’il est encore tôt pour en être certain, des signaux faibles permettent de l’envisager. Ses meetings ne désemplissent pas et donnent à voir des foules immenses, comme à New York le mois dernier et à Los Angeles plus récemment. Alexandria Occasio-Cortez, plus jeune élue du Congrès à 29 ans, enchaîne les meetings à ses côtés et va à la rencontre des électeurs dans les Etats clés, notamment l’Iowa, premier état à voter dans les primaires, et la Californie, qui fournit le plus grand nombre de délégués. Ce soutien de poids et l’image personnelle de Sanders, celle d’un homme ayant passé toute sa vie à défendre les causes qu’il porte aujourd’hui, l’aident à se différencier nettement de Warren. Le sénateur du Vermont se refuse en effet à attaquer de façon directe sa concurrente afin de ne pas froisser ses électeurs et de conserver de bonnes relations avec celle qui pourrait être son alliée s’il gagne la primaire. 

S’il obtient la nomination, le leader socialiste a de bonnes chances de défaire Donald Trump, ce que confirme presque tous les sondages. Contrairement à ses rivaux démocrates qui ont du mal à élargir leurs bases électorales, Bernie parvient en effet à séduire nombre d’abstentionnistes et d’électeurs républicains. En avril, lors d’un débat organisé par Fox News (il est le seul candidat de la primaire à s’être prêté à l’exercice), il a reçu le soutien de l’écrasante majorité du public malgré les attaques répétées des présentateurs de la chaîne conservatrice. Bien qu’il refuse de l’avouer en public, Donald Trump est conscient du fait que sa base électorale puisse lui échapper au profit du défenseur du socialisme démocratique: lors d’une réunion à huis clos, il aurait déclaré : “il y a des gens qui aiment Trump (sic), mais pas mal de monde aime bien les trucs gratuits aussi“, en référence aux propositions d’annulation des dettes étudiantes et de la gratuité d’accès à la santé. On comprend donc mieux pourquoi le président américain essaie de faire de Joe Biden son adversaire l’an prochain !

Aux USA, Bernie Sanders prépare sa « Révolution »

©Michael Vadon. Attribution-ShareAlike 2.0 Generic (CC BY-SA 2.0)

Le sénateur du Vermont n’a pas disparu de la vie politique américaine au lendemain de sa défaite face à Hillary Clinton. Au contraire. A travers son mouvement “Our Revolution”, il se prépare à doter la gauche américaine d’une émanation politique puissante. Au point d’avaler le parti démocrate?

Un an après, on l’avait un peu oublié. Depuis l’élection de Donald Trump, les campagnes politiques en France, aux Pays-Bas ou au Royaume-Uni ainsi que le référendum italien ont absorbé la quasi-totalité de l’espace médiatique. Tout juste nos médias traitaient-ils en coup de vent des derniers tweets du président américain et du possible coup de pouce des russes dont il aurait bénéficié. Depuis la campagne présidentielle de l’an dernier (qui a commencé début 2015), beaucoup d’eau a pourtant coulé sous les ponts. Et, contrairement à sa rivale de la primaire démocrate Hillary Clinton, le sénateur Bernie Sanders n’a pas disparu du monde politique du jour au lendemain. Au contraire, il est sur tous les fronts contre les régressions tous azimuts de l’ère Trump et tente d’échafauder une stratégie politique permettant une « révolution » politique dans une des démocraties les plus imparfaites au monde. Il est devenu l’homme politique le plus populaire du pays (57% d’opinions favorables) ! Les signes positifs se multiplient pour son courant de pensée, revitalisant une gauche américaine moribonde depuis plusieurs décennies. Pour autant, des questions cruciales liées à l’avenir ne sont pas encore tranchées, notamment la place du parti démocrate dans cette stratégie.

Après la primaire, un goût d’inachevé

 

Continuer de s’intéresser à un candidat après sa défaite et de surcroît au terme d’une épuisante séquence électorale ayant duré presque deux ans et englouti environ 6.5 milliards de dollars – entre les primaires, la présidentielle et les élections au Congrès – peut sembler absurde. Et pourtant la popularité et la mobilisation autour du sénateur du Vermont ne faiblissent pas. Pour en comprendre les raisons, il convient d’abord de revenir sur les derniers mois de l’élection de 2016 : parti sans soutiens majeurs, sans véritable équipe de campagne et avec très peu de moyens, Bernie Sanders espérait simplement attirer un peu d’attention médiatique et raviver certaines idées dans l’opinion américaine, au-delà des seuls primo-votants démocrates. A la manière d’Alain Juppé en France, Hillary Clinton était déjà couronnée présidente depuis des mois, voire des années, et menait une campagne fade sur des thèmes consensuels et flous sans réels adversaires dans son camp. Son adversaire, avec son franc-parler direct et un programme « socialiste » (terme alors encore associé à l’URSS de la Guerre Froide), attire l’attention des caméras, heureuses de mettre en scène l’affrontement entre David et Goliath, puis d’un public plus large qu’espéré.

En quelques mois seulement, les laissés-sur-leur-faim de l’ère Obama, les clintoniens par défaut et surtout un grand nombre de découragés de la politique s’agrègent pourtant à cette campagne contestataire d’un goût relativement nouveau dans un paysage bipartisan monolithique. Les meetings du sénateur drainent des dizaines de milliers de personnes et les petits dons affluent au point de pouvoir lutter contre la candidate sponsorisée par les multinationales les plus puissantes, Wall Street et la quasi-totalité du parti démocrate. La victoire au rabais de Clinton laisse en bouche un goût de tricherie et d’injustice à ceux qui n’en pouvaient plus d’un système biaisé (rigged) en leur défaveur. Après une campagne caricaturale opposant deux personnages parmi les plus honnis du pays, la grève civique du vote et le système des grands électeurs couronnent Donald Trump et reconduisent le Congrès républicain. Apparaît alors l’immense contraste entre l’engouement retrouvé autour de Sanders et la déshérence du parti démocrate.

Dès le 24 Août 2016, alors que pays n’en peut déjà plus des saillies rances de Trump et des emails de Clinton, qu’il soutient à minima et à contrecœur, Sanders annonce la création de son mouvement « Our Revolution » en direct sur sa chaîne YouTube. Ce choix est dicté par la volonté de transformer le soutien à sa candidature en une base plus pérenne pour une force politique à vocation majoritaire et par la certitude que les problèmes mis en avant lors de sa campagne – inégalités, finance toute-puissante, démocratie et politique étrangère américaine à remettre à plat, système sanitaire et éducatif inégalitaire et protection de l’environnement – ne seront réglés par aucun des deux grands partis ni par aucun de leurs candidats. A l’époque, le lancement du mouvement passe assez inaperçu, mais l’intérêt autour de celui-ci croît exponentiellement dès la fin de l’élection, le 8 Novembre. Le mouvement se donne trois objectifs, tous aussi importants les uns que les autres : revitaliser la démocratie américaine en encourageant la participation politique de millions d’individus, soutenir une nouvelle génération de leaders « progressistes » (dans un sens proche de celui du sénateur) et élever le niveau de conscience politique en éduquant le public américain aux problèmes du pays. En bref, la candidature de Sanders avait labouré le terrain et ravivé la gauche américaine, mais il manquait un outil pour organiser la victoire à moyen terme. Flanqué d’un think-tank simplement nommé « Sanders Institute », Our Revolution s’est doté d’une équipe de direction intégrant des activistes spécialistes des grandes questions clés, soutient de nombreux candidats à différentes échelles de gouvernement et laisse une large autonomie à ses membres quant aux formes d’action choisies. L’image populaire de Bernie Sanders est donc utilisée au profit d’un objectif plus large de prise du pouvoir, de recrutement militant et de levée de fonds ; une stratégie similaire à celle du mouvement Momentum de Jeremy Corbyn et de la France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon. Ajoutons que Sanders compte, comme la FI et Podemos, utiliser une stratégie de transversalité. Pour rappel, il s’agit de surpasser les clivages classiques – aux USA, plus de 50% des électeurs se définissent déjà comme indépendants – pour les remplacer par une confrontation avec un ennemi désigné. La nouvelle présidente d’Our Revolution a rappelé que les libertariens favorables au mariage gay, à l’avortement, à une approche plus souple sur les drogues, mais aussi les écologistes ou les Républicains exaspérés par le pouvoir de la finance y trouveraient leur place.

Un pic d’intérêt pour Our Revolution est enregistré par Google au lendemain des élections de Novembre 2016.

 

Sur tous les fronts à la fois

 

Indéniablement, le sujet politique central du cycle politique débuté en Janvier avec l’intronisation de Trump est l’abrogation et le remplacement (repeal and replace) de l’Obamacare, l’emblématique réforme de l’assurance santé, qui, bien qu’imparfaite et complexe, a permis de couvrir près de 20 millions d’Américains supplémentaires. Après l’avoir sabotée et critiquée pendant des années au Congrès – où ils disposent de la majorité depuis 2010 – et au niveau des Etats fédérés, les Républicains doivent désormais démontrer leur capacité à formuler un meilleur système. Néanmoins, les différentes tentatives de repeal and replace ont tourné au fiasco, en mars dernier et actuellement, aucun texte ne parvenant jusqu’à présent à convaincre suffisamment d’élus du GOP pour être adopté. Les Républicains « modérés » refusent de voter des projets de loi extrêmement impopulaires, craignant pour leur réélection, tandis que les ultra-conservateurs du Freedom Caucus estiment que les différents brouillons ne vont toujours pas assez loin dans le massacre du planning familial et du Medicaid, le programme dédié aux plus démunis. Pour vous donner une idée de l’ampleur de la régression sociale souhaitée par les Républicains, voici ce que contenait le dernier plan en date.

Devant l’impasse, le leader républicain du Sénat Mitch McConnell a annoncé qu’il souhaitait désormais abroger l’Obamacare et se donner une période de deux ans pour trouver une solution de remplacement. Un nouveau pas en arrière dans la protection des Américains, mais peut-être aussi l’occasion de dépasser l’Obamacare, plus populaire que jamais, pour enfin mettre en place un système de Sécurité Sociale intégral. C’est en tout cas le point de vue de Sanders, déjà défendu durant la primaire, alors que les Démocrates n’osent guère proposer d’aller plus loin que l’Obamacare, déjà très difficilement mise en place.

La question de l’assurance santé est au cœur des enjeux politiques aux Etats-Unis depuis des décennies, le premier à vouloir instituer un système d’assurance maladie universel étant le président (de 1933 à 1945) Franklin D. Roosevelt, architecte du New Deal keynésien. Tous les présidents démocrates élus depuis s’y sont cassé les dents, notamment Bill Clinton en 1993, ou ont préféré user leur capital politique sur d’autres sujets. Du point de vue historique, l’Obamacare, avec ses très nombreux défauts, était déjà une avancée majeure espérée depuis très longtemps. Mais elle apparaît de plus en plus comme un entre-deux, entre deux visions radicalement opposées : celle des Républicains et celle de Sanders. Les Démocrates manquant de courage politique, le sénateur du Vermont incarne clairement l’opposition aux projets des Républicains sur le sujet en proposant une alternative frontale qui croît rapidement en popularité. Ses arguments font mouche : le système actuel est trop complexe ? Créons une seule caisse de Sécurité Sociale ! Les « piscines » d’assurance (groupes d’individus classés en fonction de leurs risques sanitaires) aggravent les inégalités ? Fusionnons-les toutes ! Le programme Medicaid, articulé entre l’Etat fédéral et les 50 Etats, est affaibli par les gouverneurs républicains ? Fondons-le dans un système unique ! Longtemps décrié pour son coût et sa supposée infaisabilité, le single-payer healthcare est dorénavant la forme d’assurance maladie choisie par au moins un tiers des américains (et d’une majorité de Démocrates) jaloux des systèmes européens et canadien. Pour l’instant, Sanders pourra au moins se targuer d’un soutien majeur, celui du puissant syndicat National Nurses United.

Si la réforme de l’assurance santé est le sujet politique d’ampleur du moment et constitue un point de différenciation clé avec le parti démocrate, le combat continue et se structure autour de nombreuses autres revendications. L’administration républicaine laissera sans doute le salaire minimum fédéral au très bas niveau de 7.25$ (environ 6,3€) l’heure, mais certaines villes ou Etats ont accepté une forte hausse de celui-ci, parfois jusqu’au niveau, revendiqué par Sanders et le mouvement Fight for 15, de 15$ l’heure. C’est notamment le cas – avec une mise en place progressive cependant – dans les grandes métropoles acquises aux Démocrates que sont New York, Los Angeles, San Francisco, Seattle ou Pittsburgh et dans les Etats de Californie, de l’Oregon, de New York et de Washington D.C. Loin d’être encore gagné au niveau fédéral, ce combat né dans l’industrie du fast-food, a au moins démontré qu’il ne conduisait pas à des pertes d’emplois majeures dans les grandes métropoles prospères où le coût de la vie est élevé. Il réintroduit par ailleurs des méthodes de lutte (grève, syndicalisation, boycott, manifestations…) presque disparues dans un pays au libéralisme écrasant.

La lutte pour la gratuité des études supérieures, alors que l’étudiant moyen de 2016 finissait ses études avec 37.172$ de dettes en moyenne, progresse également au niveau des Etats et des villes : le Tennessee, l’Etat de New York et l’Oregon, San Francisco, et peut-être bientôt le Rhode Island, ont mis en place des politiques de tuition-free college selon des critères différents mais accordant globalement la gratuité au plus grand nombre. Etant donné la charge considérable pesant sur l’économie et les risques pour les marchés financiers que représente la masse accumulée de plus de 1.400 milliards de dollars de dettes, dont plus de 11% font défaut ou connaissent des retards de paiement, la situation est devenue insoutenable. Ce combat pour la gratuité était une des propositions phares de Sanders, reprise sans grand entrain par Hillary Clinton pour les étudiants dont les familles gagnent moins de 125000$ par an ; il n’y a plus aucun doute que l’urgence d’une solution à l’explosion de la dette étudiante a rendu cette question incontournable. Le vote des jeunes  dépendra largement  des positions des candidats sur cette question. Parallèlement, la forte mobilisation contre le Dakota Access Pipeline, traversant la réserve sioux de Standing Rock, ainsi que l’exaspération de millions d’américains après la décision de quitter l’accord de Paris de la COP21, ont montré l’impatience d’un nombre croissant d’Américains, notamment les jeunes, de mener une politique enfin respectueuse de l’environnement.

Toutefois, Bernie Sanders n’a pas oublié ses faiblesses sur certaines thématiques durant les primaires, en premier lieu celles, intrinsèquement liées, des relations interraciales et de la réforme du système juridico-pénitentiaire. Les pouvoirs considérables d’une police fortement marquée par le racisme, notamment dans les Etats du Sud, sa militarisation croissante et la mise en place d’une politique de tolérance zéro et d’incarcération de masse depuis les années Nixon ont largement contribué à ravager les communautés afro-américaines et hispaniques. Or, Sanders s’est longtemps montré très silencieux sur ce sujet-clé, ce qui lui a sans doute coûté la victoire de la primaire démocrate. Hillary Clinton, bien qu’épouse du président qui a mis en place une loi d’incarcération massive en 1994, avait parfaitement intégré les revendications et joué sur les cordes sensibles, religieuses entre autres, de l’électorat afro-américain. Le contraste avec la situation actuelle est saisissant : ces questions sont maintenant pleinement intégrées dans les propos de Sanders et de son mouvement, marqué par la diversité ethnique de ses membres et de « ses » élus. L’arrivée au sein de Our Revolution de Matt Duss, analyste géopolitique spécialiste du Moyen-Orient très critique vis-à-vis du soutien inconditionnel des Etats-Unis à Israël et à l’Arabie Saoudite, devrait quant à elle aider le mouvement à formuler des propositions de politique internationale alternatives au néoconservatisme caractérisant presque tous les politiciens des deux grands partis. Il faut dire que la seule critique de la guerre d’Irak, pour laquelle avait voté Hillary Clinton, ne constituait pas un programme suffisant…

Un très bon article de Vox démontre que Bernie Sanders a désormais tout du candidat démocrate parfait pour 2020, étant donné la convergence sur certains sujets, la popularité croissante d’un système de sécurité sociale public unique et… l’abandon de certains éléments de son programme de l’an dernier. L’interdiction totale de la fracturation hydraulique – une méthode d’extraction des gaz de schiste extrêmement polluante -, le démembrement des grandes banques en de plus petites entités ainsi que la mise en place d’une taxe carbone semblent avoir fait les frais d’une certaine modération de Sanders en vue accroître ses chances de séduction auprès des Démocrates.

 

Quelle relation avec le parti démocrate ?

 

Associer Sanders au camp démocrate peut sembler aller de soi étant donné leur aversion commune pour les Républicains et le fait qu’il ait concouru à la primaire du parti. La réalité est pourtant bien plus complexe. Tout d’abord, il faut rappeler que Bernie Sanders est depuis toujours un indépendant, c’est-à-dire qu’il n’est affilié à aucune machine politique partisane ; il a d’ailleurs souvent été le seul élu dans ce cas au niveau fédéral. Comme il l’a expliqué de nombreuses fois, sa décision de participer à la primaire démocrate était avant tout basée sur la volonté d’attirer l’attention médiatique et de briser le discours néolibéral « progressiste » d’Hillary Clinton. Par ailleurs, le parti démocrate n’a rien d’un parti de la classe ouvrière ni même d’un parti social-démocrate. Son histoire, vieille de près de 200 ans et très bien résumée dans cette vidéo, débute autour du général Andrew Jackson, candidat à la présidence en 1820. Jusqu’au début du XXème siècle, le parti défend l’esclavage puis la ségrégation et la supériorité blanche. La présidence de Woodrow Wilson (1913-1921), puis le New Deal de Roosevelt et la fin de la ségrégation sous Johnson ancrent le parti dans une position de défense des minorités ethniques. Depuis cette période, les Démocrates se sont certes montrés plus compatissants que les Républicains à l’égard des revendications socio-économiques, mais, excepté sous l’ère Roosevelt, ils n’ont jamais été à l’avant-garde de ces revendications. Au contraire, ils en ont souvent ralenti la mise en place par rapport aux souhaits des syndicats et des classes populaires. Il faut dire qu’excepté le parti socialiste des Etats-Unis au début du 20ème siècle, les Démocrates n’ont jamais eu de véritable concurrent sur leur gauche et n’ont donc guère été intéressés par cet espace politique à mesure que les élections sont devenues de plus en plus coûteuses et que les gros intérêts ont financé des campagnes électorales et des armées de lobbyistes puissants.

Du début des années 1990 à la primaire de l’an dernier, le parti démocrate était complètement acquis à la « troisième voie » néolibérale, parfois abusivement qualifiée de centriste, façonnée par Bill Clinton et ses alliés « New Democrats ». De manière semblable au destin du Labour britannique sous Tony Blair et du SPD allemand de Gerhard Schröder à la même période, les Démocrates ont jeté toute forme de défense des classes populaires et bruyamment embrassé la « modernité » néolibérale mondialisée, tout en conservant dans leurs programmes l’expansion des droits des femmes et des individus LGBT, la défense du multiculturalisme, etc. La présidence de Bill Clinton a symbolisé plus que toute autre cette utopie – ou dystopie selon les points de vue – de « fin de l’histoire », la politique ne consistant plus en un affrontement de visions différentes mais simplement en une gestion au jour le jour de projets, le tout dans le cadre supposé parfait, donc indépassable, du capitalisme mondialisé. Depuis, les Démocrates se reposaient donc mollement sur une coalition électorale principalement somme des minorités ethniques en se contentant de leur promettre beaucoup pour leur offrir très peu, le conservatisme passéiste ainsi que les relents de racisme et de xénophobie des Républicains faisant le reste. Cette stratégie à la Terra Nova semblait vouée à un futur prometteur étant donné l’expansion durable de leur coalition sociale du fait de l’immigration et d’une natalité plus prononcée parmi les minorités ethniques. La réintroduction d’un discours de classe par Sanders a dynamité toute cette stratégie en rappelant la soumission volontaire des Démocrates aux grands intérêts financiers. Ce discours a très rapidement ouvert une brèche dans le parti. La majorité de la base du parti se montre désormais favorable aux opinions défendues par Sanders, offrant « un futur auquel rêver » (a future to believe in, le slogan de campagne de Sanders) mais les élus sont toujours largement acquis au néolibéralisme classique et retardent tout changement.

Etant donné la puissance considérable du parti démocrate, à travers son réseau d’élus, ses capacités financières et sa longue expérience politique, on pourrait penser que le choix de transformer le parti démocrate plutôt que de l’outrepasser n’en est pas un. En réalité, les 2 mandats d’Obama ont laissé un parti très affaibli, ayant perdu le pouvoir dans les deux chambres du Congrès, à la Maison Blanche, dans la majorité des Etats et aux idées sans doute bientôt minoritaires à la Cour Suprême. Les « liberals » se retrouvent retranchés dans leurs bastions métropolitains sur les deux côtes et se contentent de répéter des slogans creux et de critiquer les Républicains. Même dans des districts à la sociologie très favorable (c’est-à-dire au niveau d’éducation et de revenu élevé), tel que le 6ème de Géorgie, et avec des moyens colossaux, ils ont systématiquement perdu leur pari de capturer les 4 sièges au Congrès libérés par les nominations au sein de l’administration Trump. La persistance dans une stratégie centrée sur les électeurs aisés « modérés », qui ont pu voter républicain auparavant, en considérant que le rejet de Trump serait un argument suffisant, est un échec lamentable. Comme aime le rappeler Sanders : « Les Républicains n’ont pas gagné l’élection, les Démocrates l’ont perdu ».

Quant aux questions de financement, les derniers mois ont largement démontré que l’argent était loin d’être la question essentielle : Trump a mené une campagne à moindre coût en obtenant des heures de couverture médiatique gratuitement après chaque scandale et même dégagé du profit en vendant des produits sponsorisés. Sanders a réussi à lever cet obstacle à travers les petits dons individuels d’un montant moyen de 27$. Jeb Bush et Hilary Clinton, les candidats gonflés par l’intérêt que leur portait Wall Street, se sont avérés être des bulles spéculatives.

Le contexte semble donc permettre une stratégie de contournement du parti démocrate si le besoin s’en faisait sentir. Jusqu’à présent, Sanders maintient aussi longtemps que possible les deux options, espérant prendre suffisamment de pouvoir sur le parti pour pouvoir en faire son arme de guerre, mais se réservant la possibilité d’une candidature indépendante ou third-party si cela s’avérait impossible. Reste que la prise de contrôle du parti est ardue : Avec l’éclipsement d’Hillary Clinton, le leader de facto du parti au sein des institutions se trouve être Nanci Pelosi, cheffe de la minorité démocrate à la Chambre des Représentants depuis de nombreuses années et personnage clé parmi les démocrates néolibéraux. L’élection du président du Comité National Démocrate (DNC) en février 2017, plus ou moins titre de chef du parti, a donné lieu à de vives tensions au sein du parti et le candidat soutenu par Bernie Sanders, le congressman démocrate du Minnesota Keith Ellison, figure de la gauche du parti et soutien de Sanders pendant les primaires, a dû s’incliner face à Tom Perez, ex-ministre du travail d’Obama. Le soutien de Sanders à Rob Quist pour une élection spéciale dans le Montana ou à Tom Perriello à la primaire démocrate pour l’élection du gouverneur de Virginie n’ont pas non plus été suffisants pour assurer une victoire…

 

La période à venir sera décisive

 

Sauf imprévu, les jeux électoraux sont clos pour cette année et la bataille centrale devrait demeurer celle de la santé. Mais l’année 2018, sera décisive : marquée par les midterms, élections de mi-mandat remettant en jeu l’ensemble des 435 sièges de la Chambre des Représentants et un tiers de ceux du Sénat, elle permettra de prendre le pouls de l’opinion vis-à-vis des Républicains, de l’alternative démocrate classique et de celle proposée par Sanders à travers les candidats soutenus par son mouvement. La candidature de Ben Jealous, leader du NAACP, une organisation de défense des droits civiques, au poste de gouverneur du Maryland, un état historiquement acquis aux Démocrates centristes et actuellement dirigé par un Républicain, s’annonce déjà comme l’une des plus importantes à surveiller.

La stratégie des Démocrates pour les midterms a certes légèrement évolué ces derniers jours dans le sens de celle de Sanders avec l’annonce d’un programme de redistribution dénommé “Better Deal”, mais le parti continue à refuser de se positionner clairement: il entend défendre un salaire minimum de 15$, mais sans les syndicats (pas même nommés une seule fois dans le programme) et encourager la création d’emplois bien payés par d’énièmes remises d’impôts. Aucune avancée sur le coût des études, le système de santé ou la politique étrangère. Notons aussi que les Démocrates ne remettent toujours pas en cause l’origine des financements de leur parti et de leurs campagnes, c’est-à-dire les centaines de millions de dollars de Wall Street et d’autres secteurs influents, pas plus que le pouvoir considérable des lobbys. Enfin, l’objectif de récupérer les 7 millions d’anciens électeurs d’Obama ayant préféré Trump à Clinton l’an dernier, ne semble pas abandonné. En se contentant de demi-mesures, de contresens et d’un peu plus de compassion sociale que les Républicains, les Démocrates ne semblent percevoir l’impatience des Américains pour un tournant majeur. S’ils adviennent, les changements majeurs dans le parti ne devraient apparaître qu’après 2018.

Au-delà de 2018, tous les scénarios demeurent ouverts quant à la ligne choisie par le Parti Démocrate et par Sanders et son mouvement. Mais il est une question dépourvue d’échéance claire qui ne pourra être évitée à terme : celle de l’identité du successeur.e de Sanders. L’homme politique a peut-être de bonnes chances de gagner la présidentielle de 2020 mais il sera âgé de 79 ans lors de sa prise de fonction, 9 de plus que Trump actuellement, déjà le plus vieux président lors de son élection. Deux mandats feraient monter ce total à 87 ans et les risques pour sa santé n’en seraient que croissants. Malgré son excellent état de santé à l’heure actuelle, son âge et la charge physique que représentent une campagne de près de 2 ans ainsi que le métier de président, rappellent la nécessité pour Sanders de trouver rapidement un.e protégé.e, qu’il s’agisse soit d’un futur colistier et futur président en cas de victoire puis de décès, soit d’un allié clé au Congrès ou au Sénat. Or, Sanders demeure pour le moment « le seul gauchiste célèbre aux Etats-Unis » selon les mots de The Week. Keith Ellison se construit une figure à l’échelle nationale mais cela prendra encore du temps. Nina Turner, ancienne sénatrice démocrate de l’Ohio de 2008 à 2014 et leader d’Our Revolution depuis le 30 Juin, est également citée. Reste la question d’Elizabeth Warren, sénatrice démocrate du Massachussetts depuis 2012 qui s’est fait un nom au Bureau de la Protection des Consommateurs dans les années Obama. Décrite comme la représentante de l’aile gauche du parti démocrate, elle n’avait pourtant pas soutenu Sanders, préférant rester neutre pour ensuite s’associer au sénateur ou infléchir l’agenda de Clinton. Cette tactique politique de même que sa fidélité aux Démocrates lui donnent une mauvaise image auprès des militants pro-Sanders qui, d’une certaine manière, la perçoivent comme les militants de la France Insoumise perçoivent Benoît Hamon.

Loin d’avoir abandonné le combat, Bernie Sanders prépare donc l’avenir. Sa popularité personnelle, la montée en puissance de son mouvement et l’agonie de la stratégie électorale des « New Democrats »  constituent une fenêtre d’opportunité inédite pour transformer radicalement la politique américaine.  Se contenter de s’opposer à Trump et à l’agenda du parti républicain ne fait pas recette, seule la capacité à proposer une alternative cohérente et enviable sera récompensée dans les urnes. La « révolution » concoctée par Sanders en prend le pas. Affaire à suivre, sur LVSL évidemment.

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Politique occidentale : vers la tripartition ?

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© Gymnasium Melle . Licence : Creative Commons Attribution 2.0 Generic license. © mélenchon.fr © Presidencia de la Republica mexicana. Licence : Creative Commons Attribution 2.0 Generic license.

Malgré la très mauvaise image de l’activité politique au sein des populations, c’est bien celle-ci qui s’apprête à se réorganiser en profondeur pour absorber les turbulences actuelles. Si la crise politique occidentale actuelle est porteuse d’un vent « dégagiste », la politique, avec un grand P vit un retour impressionnant de rapidité et de violence. Il y a quelques années encore, la « fin de l’histoire » et la mondialisation heureuse semblait guider l’ordre politique mondial, et de conflits d’idées, voire d’idéologies, il n’y aurait plus. 

Aussi profonde que soit la crise politique, elle n’en est encore qu’à ses débuts et les difficultés à former des gouvernements seront encore présentes aussi longtemps que le décès des formations bipartites traditionnelles ne s’est pas achevé. Toutefois, chaque crise finit par un dénouement et aujourd’hui, 3 grands courants idéologiques, conjuguant chacun le populisme de sa propre façon, sont en train de se former pour prendre la relève.

« Radicalisation » des forces libérales

C’est sans doute le courant politique que l’on attendait le moins, tant les logiques néolibérales régissent déjà notre planète. Si le libéralisme économique règne d’ores-et-déjà presque partout, ce sont souvent des formations politiques de centre-droit ou de « troisième voie » autrefois de gauche qui l’ont mis en place. La nouveauté actuelle réside plus dans l’émergence, ou la réémergence de courants authentiquement libéraux, voire de plus en plus orientés vers le libertarisme.

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Justin Trudeau, premier ministre libéral du Canada. © Joseph Morris. Licence : Attribution-NoDerivs 2.0 Generic (CC BY-ND 2.0)

L’un des grands atouts de ces forces libérales est d’avoir assez peu gouverné ces dernières années, bien que leur programme économique soit largement repris ailleurs dans le spectre politique. Le cas des Liberal-Democrats britanniques, ayant gouverné avec David Cameron de 2010 à 2015 est un bon contre-exemple. Cet argument est loin d’être mineur, à l’heure où les partis et les responsables politiques traditionnels sont plus discrédités et haïs que jamais. La lutte contre la corruption et l’accroissement de la transparence tiennent d’ailleurs une place importante dans les programmes libéraux, notamment dans celui de Ciudadanos en Espagne. La jeunesse et la supposée fraîcheur des leaders est également importante dans l’attrait qu’il suscite. Il suffit de penser à Albert Rivera, 37 ans, Emmanuel Macron, 39 ans ou même aux 45 ans de Justin Trudeau.

L’autre grande force de ces mouvements est d’allier le libéralisme moral ou culturel à l’économique, aidant en quelque sorte à faire passer la pilule. La mobilité des individus, la dépénalisation ou la légalisation des drogues, la bienveillance à l’égard du multiculturalisme, la reconnaissance et la protection des droits des minorités sont ainsi défendues clairement. Ici, le meilleur exemple venant à l’esprit est bien sûr celui de Justin Trudeau, télégénique premier ministre du Canada, ayant promis la légalisation de la marijuana, participant à la Gay Pride, accueillant déjà plus de 40.000 réfugiés syriens et ayant formé un gouvernement paritaire et pluriethnique.

L’influence du « capitalisme californien » y est particulièrement forte, en lieu et place d’un Wall Street trop discrédité. Le vocabulaire et les pratiques de la Silicon Valley sont en effet omniprésents : « l’innovation » fait l’objet d’un culte absolu, les codes de la communication de l’ère digitale sont parfaitement maitrisés (jusqu’aux messageries instantanées durant les meetings de Macron), l’entreprise y est décrite positivement (Google, Apple, Facebook, Tesla ne font-ils par rêver ?) et l’uberisation de tout est associée à un progrès. D’ailleurs, certaines personnalités publiques du monde de l’entreprise high-tech se positionnent de plus en plus en potentiels candidats, tel Mark Zuckerberg.

Parfois affublés du qualificatif « d’extrême-centre », qui ne fait pas l’unanimité en raison de leur nature syncrétique, ces formations ont appris à exploiter le populisme pour leurs intérêts, en rejetant tout amalgame avec les conservateurs et les anciens partis de gauche schizophrènes, en s’opposant systématiquement à la corruption et en jouant sur leur image « neuve ». Ce populisme libéral s’est construit sa propre centralité en opposant clientélisme, immobilisme, arriération et dynamisme, multiculturalisme et un supposé « progressisme ». Cela correspond typiquement aux lignes éditoriales de The Economist, de Les Echos ou de Vox.

En fait, le projet civilisationnel porté par ces nouveaux mouvements n’est ni plus ni moins que l’absolutisation de l’individualisme et de l’utilitarisme. Parfois décrite comme une « société liquide » ou une « société d’image » remplie d’interactions toutes plus superficielles les unes que les autres, la recherche de l’aboutissement de la « concurrence pure et non faussée » ne manquera pas d’achever le remplacement d’une solidarité organique, locale et traditionnelle par une solidarité mécanique mondialisée faite d’écrans, d’applications en tout genre et d’automatisation généralisée.

L’électorat de ces libéraux next-gen est avant tout constitué des gagnants de la mondialisation, bien éduqués, parfois expatriés, métissés et très majoritairement urbains. Ils voient dans l’Union Européenne un organisme qui facilite leurs déplacements, professionnels comme touristiques, et fond les « marchés » et les cultures nationales dans une grande soupe, riche de « flexibilité ». A ceux-là, la violence du modèle économique libéral à l’égard des « autres » n’émeut pas, ou plutôt est invisible, loin de leurs métropoles, de leurs écrans et de leurs pratiques hipster.

La nouvelle droite radicale au plus haut

Le populisme de droite radicale est une réalité de plus en plus incontestable dans de nombreuses démocraties occidentales, mais pas que. Le désenchantement du passage au libéralisme économique et de l’entrée dans l’UE de nombreux pays de l’ancien bloc de l’Est, associé à la discréditation encore fraîche de l’expérience communiste, a nourri une poussée d’extrême-droite que personne n’avait senti venir : PiS en Pologne, la Fidesz en Hongrie et toute une nébuleuse de mouvances nationalistes dans les autres pays.

Le clivage discursif utilisé par la droite radicale est simple : les nationaux, bons petits travailleurs et contribuables, se font rouler dans la farine à la fois par les immigrés, légaux comme illégaux, qui « profitent du système » et apporte l’insécurité, et par les pays étrangers ou institutions supranationales. La subtilité des nouveaux populistes de droite est également de récupérer un certain nombre de critiques de la gauche traditionnelle, à la fois pour susciter les votes des victimes de la mondialisation libérale coorganisée et pour s’offrir un vernis populaire. En sont les reflets la stratégie de Donald Trump, « milliardaire en col bleu », d’accuser la Chine ou le Mexique ou celle de Marine Le Pen, héritière et dirigeant d’un parti mouillé dans de nombreuses affaires, de pointer la responsabilité de l’UE dans tous les problèmes nationaux. Cette stratégie de triangulation s’est révélée d’autant plus efficace que la « gauche » de gouvernement participait ouvertement à la mise en place de politiques néolibérales, permettant un passage à droite toute du vote ouvrier.

En arrivant au pouvoir dans de nombreux états, la droite radicale populiste franchit une nouvelle étape, encore inimaginable il y a quelques années. Pourtant, cet accès aux responsabilités pose problème car elle se retrouve face à ses propres incohérences.

Pour l’instant, l’extrême-droite parvient à contourner ces problèmes en trouvant de nouveaux boucs-émissaires et en usant de la rhétorique d’un complot institutionnel à son égard, ce qui lui permet en outre de conserver une apparence « antisystème » et de revendiquer l’accès à toujours plus de pouvoir. Trump continue par exemple à tenir des meetings alors qu’il est élu, en se faisant passer comme victime des juges, qui empêchent son « Muslim Ban » d’entrer en vigueur, et des médias, « parti de l’opposition », qui tirent à boulets rouges sur tout ce qu’il fait. De manière semblable, les attaques de Vladimir Poutine contre la Cour Européenne des Droits de l’Homme lui permettent à la fois d’alimenter son discours de « victime de l’Occident » et de légitimer la sortie de son pays d’une institution qui s’est déjà montrée nuisible à son égard.

Une gauche populiste en plein essor

Longtemps divisée entre deux courants que Manuel Valls avait un jour qualifié « d’irréconciliables », entre sociaux-démocrates convertis au libéralisme et radicaux ne s’adressant qu’aux marges, la « gauche » semble enfin amorcer un renouveau populiste. Sur les préconisations théoriques de Chantal Mouffe et d’Ernesto Laclau, les dernières années ont conduit à la profusion de nouveaux mouvements. Le cas de Podemos est sans doute le plus éloquent, le jeune parti ayant, jusqu’à récemment en tout cas, construit son discours sur la lutte du peuple contre les forces de l’argent, des multinationales aux politiciens véreux, en passant par l’industrie financière, la Commission Européenne et l’éditocratie médiatique. La « caste » régulièrement évoquée par Jean-Luc Mélenchon et le « top 1% » de Bernie Sanders sont de la même manière les avatars des ennemis du peuple.

Les thématiques environnementales et la volonté d’un renouveau démocratique des institutions trouvent également toute leur place au sein de cette dichotomie, puisque l’immobilisme patent sur ces questions est expliqué par l’influence des lobbys et les intérêts des élites économiques. La lutte des classes, dans sa vision économique théorisée par Marx, se retrouve dès lors enrichie de nouvelles dimensions intrinsèquement liées à la répartition des richesses. Comment imaginer améliorer la situation climatique et environnementale sans une hausse du pouvoir d’achats des ménages ? Comment relancer l’économie sans de vastes plans de protection de l’environnement ? Comment, enfin, changer le système économique sans une refonte d’institutions sclérosées par le clientélisme, l’opportunisme et les conflits d’intérêts ou la récupération du pouvoir transféré aux bureaucrates bruxellois ?

Pour gagner, les populistes de gauche tentent donc à la fois de rejeter les marqueurs trop clivants de la gauche radicale classique et d’intégrer les nouveaux combats clairsemés que sont l’antiracisme, l’écologie, le féminisme ou l’altermondialisme. Cette « coalition des précaires », vise à réunir étudiants surdiplômés condamnés aux stages et aux petits boulots, « zadistes » décroissants, pacifistes, féministes ou minorités ethniques victimes de discrimination autant que syndicalistes, chômeurs, retraités précaires et ouvriers, électeurs de gauche plus traditionnels. Etant donné la réalité des inégalités et la prévalence de la hantise du déclassement, ce peuple potentiel rassemblant bien au-delà des frontières habituelles de la gauche a toutes les chances de pouvoir former une majorité électorale. Le problème réside plutôt dans l’inaudibilité des discours de la nouvelle gauche populiste dans les médias dominants, d’où la nécessité d’une offensive culturelle gramscienne considérable.

 

L’irrémédiable déclin des forces du passé

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Angela Merkel et Sigmar Gabriel, partenaires dans la grande “Koalition” © OTRS. Tobias Koch. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Germany license.

Si le débat sur la pertinence du clivage gauche-droite bat son plein en Europe, c’est bien parce que ces nouvelles formations politiques, viennent brouiller les lignes traditionnelles. Mais c’est aussi en raison de l’ébranlement du bipartisme traditionnel, entre la « gauche » et la « droite », tellement aseptisées au fil du temps que beaucoup les associent dans un même rejet. Les anciens partis « de gauche » se sont fourvoyés dans le néolibéralisme, par exemple à travers la « troisième voie » au Royaume-Uni ou la pratique des grandes coalitions en Allemagne et au Parlement Européen, tandis que le conservatismes chevronnés des partis « de droite » peinent à récolter le soutien des jeunes cadres, entrepreneurs et autres CSP dominantes, qui n’ont que faire de la religion et des traditions tant que le business fonctionne.

En France, la dynamique autour des campagnes de Benoît Hamon et François Fillon a rapidement pris du plomb dans l’aile, et ce malgré la prétendue légitimité qu’étaient censée leur apporter des primaires où c’est avant tout le dégagisme qui s’est exprimé. Le premier a été pris dans de multiples scandales dont les tentacules s’étendent chaque jour; sa guerre contre le « lynchage médiatique » dont il prétend faire l’objet, si elle a convaincu des partisans dont la moyenne d’âge n’invite pas à être confiant pour le futur du parti, a éloigné les sympathisants hésitants. Le second, refusant d’assumer le bilan d’un quinquennat désastreux qu’il n’a que très mollement critiqué, a vu son électorat potentiel être en partie siphonné par Jean-Luc Mélenchon et Emmanuel Macron et peine à remplir les salles.

Le second tour de la présidentielle se déroule finalement sans l’un ni l’autre, répliquant les séismes politiques de la présidentielle autrichienne et des élections espagnoles de Décembre 2015 où le bipartisme traditionnel s’est pris une claque à en faire pâlir Manuel Valls. Les Républicains et le PS semblent de plus en plus devoir choisir entre le schisme, la métamorphose ou la marginalisation. Qu’importe ? Pour beaucoup, la droite et la gauche de gouvernement et ses avatars étrangers ont montré ce dont ils étaient capables et le futur se dessine autour de ces 3 nouveaux courants politiques. Un match qui s’annonce d’une violence considérable.

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Macron, le Obama français : pour une réhabilitation des guignols de l’info

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On n’en finit plus de nous vendre Macron comme un nouveau héros politique des temps modernes. A coup de Unes et de storytelling, le nouvel Obama français nous sera bientôt envié par l’ensemble du Monde libre et peut-être de l’Univers. Retour sur une farce médiatique à peine moins caricaturale que la propagande du régime Nord-Coréen.

Ce n’est plus un secret, on assiste depuis quelques mois en France à bulle médiatique se formant autour du candidat à la présidentielle Emmanuel Macron. Tantôt dynamique, tantôt visionnaire, le jeune politicien (à 39 ans, on reste très loin de la moyenne d’âge du milieu) nous est présenté comme l’incarnation du renouveau, de la modernité par la majorité des rédactions. Son parcours est désormais connu de tous : l’ENA, l’inspection des finances, la « commission pour la libération de la croissance française » dirigée par notre Jacques Attali national, et enfin le ministère de l’économie après quelques années au sein de la garde rapprochée de François Hollande. Malgré ce pedigree, on nous vend souvent Emmanuel Macron comme un candidat surgi de nulle part, arrivé comme un boulet de canon à la surprise générale.

Il est vrai qu’avant sa nomination au Ministère de l’économie, peu de personnes connaissaient son nom et son visage. Et on en arrive aujourd’hui à un moment où l’élite économique française semble avoir trouvé son champion, déjà présenté comme le seul capable de battre Marine Le Pen par certains médias. Ayant battu des records d’impopularité, Français Hollande et Manuel Valls sont désormais considérés comme politiquement morts et l’ex chouchou des médias Alain Juppé s’est vu “voler” sa victoire malgré les pronostics formels des instituts de sondage. Macron devient alors le joker ultime. Jeune, sympa et, il faut bien le reconnaître, très bon en communication, il porte en lui les espoirs de toute une classe qui avait jusqu’à maintenant reçu les faveurs des gouvernants et qui compte bien maintenir le statu quo. Ce qu’il faudrait faire à présent, c’est replacer le « phénomène Macron » (notez bien les énormes guillemets que j’utilise) dans un contexte plus global.

Car plus je vois le visage riant de Emmanuel Macron apparaître sur nos écrans, plus je repense à un sketch que les Guignols de l’info ont diffusé il y a de ça quelques années. Exit Gramsci et Marx, ce sont les Guignols qui selon moi ont le mieux saisi ce qu’incarne Emmanuel Macron. Le sketch auquel je me réfère montrait alors Mr. Sylvestre (le gros trader bourrin) expliquant l’arrivée de Barack Obama au pouvoir aux États-Unis dans une émission intitulée « les dossiers secrets de l’histoire ».

Celui-ci concluait sa présentation de cette façon : « Alors on a fait l’impensable, on a fait élire un président noir. On a mis à la tête du système quelqu’un qui n’avait rien à voir avec le système. Et aujourd’hui les gens ont confiance en Obama, ils pensent qu’il va créer un nouveau capitalisme. » Si la crise financière de 2008 est évidemment expliquée de manière comique, les Guignols mettent cependant en lumière un élément essentiel : la nécessité pour les milieux d’affaires de présenter des candidats neufs, éclectiques, capables de convaincre le public de continuer sur la même voie, à savoir la leur.

Si certains ont salué le bilan de Barack Obama en terme de croissance et d’emploi, il restera celui qui est parvenu à faire élire Donald Trump aux États-Unis. N’ayant jamais imaginé la possibilité de remettre en cause les structures du capitalisme néolibéral, les deux mandats de Barack Obama ont en réalité été marqués par la montée des inégalités, des emplois sous-payés et de la pauvreté. Inutile de rappeler les violences policières et l’envoi massif de drones au Moyen Orient.

Ajoutez à cela à un discours teinté de solidarité et de tolérance, il n’en faut pas plus pour qu’Obama se fasse élire en Novembre 2008. Et ainsi le pouvoir est récupéré par les Démocrates dont la compromission avec les cols blancs de Wall Street a été amplement démontrée par la campagne de feu Hillary Clinton. Ce que montre le cas de Barack Obama, c’est que malgré la crise, malgré la misère sociale, le statu quo politique peut persister si ses représentants trouvent le bon cheval. Celui-ci devra alors incarner le renouveau, il devra éblouir les électeurs par son éloquence. En bref, il devra miser sur la forme, aux dépens du fond bien évidemment.

Ce phénomène ne se limite pas aux États-Unis. On se souvient de Matteo Renzi en Italie, charismatique Florentin qui a travaillé dans la communication et le marketing. S’il n’est pas directement élu au poste de Premier Ministre, il parvient à rassembler 40 % des votes italiens aux élections européennes de 2014 (un résultat qui ferait baver n’importe quel parti de gouvernement en Europe). Deux ans plus tard, les électeurs italiens le sanctionnent par un “Non” au référendum malgré sa verve et ses tweets énergiques. Au Canada, Justin Trudeau paraît briller par sa coolitude et son progressisme à tout épreuve. Cela n’empêche pas ce fils de Premier Ministre de vendre des armes à l’Arabie Saoudite et de négocier avec enthousiasme le traité de libre-échange liant son pays à l’Union européenne.

Le cas d’Emmanuel Macron pose alors une question cruciale : L’oligarchie peut elle continuer à faire élire ses candidats à grand coup de baroufs médiatiques et de sondages bidons ? Un politicien habile peut-il encore réussir à faire passer la même eau croupie pour un verre de limonade ? On a pointé avec justesse au Royaume-Uni et aux États-Unis l’incapacité de la sphère médiatique à empêcher le choix du Brexit et l’élection de Trump, malgré tous ses efforts. Avec un Front National en tête lors des dernières élections et quasiment assuré d’être au second tour le 23 avril, la situation de la France demeure légèrement différente. Cependant le score réalisé par Emmanuel Macron le soir du 23 avril 2017 devra être pris au sérieux. Au delà de ses conséquences politiques, il nous dira surtout si « lémédia » peuvent encore déterminer le résultat d’une élection ou si l’hégémonie idéologique des véritables guignols de l’info appartient désormais au passé.

Sources :

http://www.regards.fr/web/article/obama-entre-dans-l-histoire-sans-la-changer

https://www.jacobinmag.com/2016/09/justin-trudeau-unions-environment-arms-saudi-arabia/

https://www.mediapart.fr/journal/international/241214/matteo-renzi-2-lost-transgression?onglet=full

Crédit photo :

© Canal+ http://www.telestar.fr/article/les-guignols-de-l-info-de-retour-en-clair-sur-canal-a-partir-du-photos-1805277