La prochaine guerre mondiale aura-t-elle lieu en Arctique ?

Un navire dans la banquise arctique. © NOAA

Avec la fonte des glaces, les grandes puissances, États-Unis, Chine et Russie en tête, investissent de plus en plus le Grand Nord. La disparition de la banquise offre en effet l’opportunité d’exploiter de nombreux gisements d’hydrocarbures et de terres rares et de développer le trafic maritime. Mais l’intérêt pour la région n’est pas qu’économique : alors que la Chine affirme sa puissance et qu’une nouvelle guerre froide émerge entre la Russie et les Etats-Unis, l’Arctique se remilitarise. Article de l’économiste James Meadway, originellement publié par Novara Media, traduit par Jean-Yves Cotté et édité par William Bouchardon.

L’onde de choc de l’invasion de l’Ukraine par la Russie s’est propagée dans le monde entier, des frontières de l’Oural jusqu’au point le plus septentrional du globe. Début mars, pour la première fois depuis sa création, les travaux du Conseil de l’Arctique – un forum fondé en 1996 par les huit pays dont une partie du territoire se trouve dans le cercle arctique (Canada, Danemark, Islande, Finlande, Norvège, États-Unis, Suède et Russie) – ont été suspendus. 

Invoquant le fait que la Russie assure pendant deux ans la présidence tournante, les sept autres membres ont condamné la « violation des principes de souveraineté et d’intégrité territoriale » par cette dernière et mis le Conseil en pause en suspendant provisoirement ses activités. Le représentant de la Russie au Conseil a riposté en dénonçant les demandes d’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN, compromettant ainsi « la coopération dans les hautes latitudes ».

Bien qu’il se soit élargi depuis sa fondation en conférant le statut d’observateur à des pays « proches de l’Arctique », tels le Royaume-Uni et la Chine, le Conseil avait en vingt-six ans d’existence évité de s’impliquer dans des conflits entre pays membres. La déclaration d’Ottawa relative à la création du Conseil interdit en effet expressément de se saisir des questions d’ordre militaire et, pendant un quart de siècle, ce consensus a été maintenu, le Conseil se concentrant sur les questions civiles et scientifiques. Cependant, alors que la crise climatique s’accélère, l’équilibre politique au sein du Conseil – véritable microcosme des conflits liés aux ressources et des litiges territoriaux que la dégradation de l’environnement entraîne à l’échelle mondiale – se désagrège.

Sous la banquise, des sous-sols convoités

Bien que la guerre en Ukraine a entraîné un niveau de confrontation inédit depuis la Guerre froide entre l’Occident et la Russie, cette suspension des travaux du Conseil de l’Arctique s’explique aussi par d’autres enjeux liés à la fonte de la banquise arctique. Cette dernière s’accélère : en été, la couche de glace ne représente plus que 20 % de ce qu’elle était dans les années 1970. Ce dérèglement climatique crée trois sources de compétition interétatique potentielles, menaçant la fragile coopération qui régissait les relations dans le cercle arctique.

Premièrement, la fonte des glaces met au jour de nouvelles sources de matières premières. Ces dernières années, la prospection pétrolière et gazière et les projets d’exploitation minière se sont rapidement multipliés – 599 projets ont déjà vu le jour ou sont en chantier – et la production pétrolière et gazière devrait croître de 20 % dans les cinq prochaines années. Les banques occidentales, dont on estime qu’elles auraient contribué au financement de projets liés au carbone arctique à hauteur de 314 milliards de dollars, ainsi que les grandes compagnies pétrolières, comme la française Total Energies et l’américaine ConocoPhillips, investissent dans la région aux côtés d’entreprises publiques ou soutenues des états, tels la China National Petroleum Company ou le Fonds de la Route de la soie, un fonds souverain chinois. Total Energies s’est par exemple engagée avec la société russe Novatek et des investisseurs soutenus par l’État chinois dans Yamal LNG et Arctic LNG 2, deux sites géants de gaz naturel liquéfié (GNL) qui devraient être mis en service au cours des prochaines années.

Selon le Wall Street Journal, le sous-sol du cercle arctique recèlerait mille milliards de dollars de terres rares.

Par ailleurs, selon le Wall Street Journal, le sous-sol du cercle arctique recèlerait mille milliards de dollars de terres rares. Paradoxalement, l’intensification des efforts de décarbonation rend ces gisements potentiels de plus en plus précieux. On estime ainsi que le Groenland possèderait un quart des réserves mondiales de terres rares, indispensables aux véhicules électriques et aux éoliennes. La transition mondiale en faveur des énergies renouvelables exacerbe en effet la lutte pour découvrir de nouvelles sources de terres rares. Les pays occidentaux sont particulièrement demandeurs de nouvelles sources d’approvisionnement, étant donné que la Chine contrôle actuellement 70 % des gisements connus. Parallèlement, Inuit Ataqatigiit (IA), un parti de gauche indépendantiste, a été élu à la tête du Groenland l’an dernier après avoir fait campagne contre les projets miniers. L’extraction d’uranium a depuis été interdite et le moratoire illimité sur la prospection pétrolière et gazière dans les eaux groenlandaises a été reconduit. Alors que la demande continue à croître, les pressions s’exerçant sur ce gouvernement devraient être de plus en plus fortes dans les années à venir.

De nouvelles routes commerciales

Deuxièmement, la diminution de la banquise arctique a permis d’ouvrir des routes maritimes autrefois impraticables la majeure partie de l’année. D’une part, la route maritime du Nord relie d’Est en Ouest les détroits de Behring et de Kara, longeant sur 4000 kilomètres la côte la plus septentrionale de la Russie. D’autre part, le passage du Nord-Ouest serpente entre le Canada et l’Alaska. Avec la fonte de la banquise arctique, ces étendues océaniques deviennent autant de voies de navigation rentables.

Selon d’anciennes prévisions, les routes arctiques ne devaient pas devenir commercialement viables avant 2040. Mais la fonte des glaces plus rapide que prévu, alliée à la compétition internationale, pousse à les utiliser sans plus attendre. Les volumes de fret empruntant la route maritime du Nord atteignent des records, le trafic ayant été multiplié par 15 au cours de la dernière décennie, l’essentiel du trafic étant composé de méthaniers transportant du GNL, dont la demande ne cesse d’augmenter. Il y a cinq ans à peine, la navigation était pratiquement impossible pendant les mois d’hiver. L’hiver dernier, 20 navires par jour en moyenne ont emprunté cette route. Parallèlement, la première traversée du passage du Nord-Ouest en hiver sans l’aide d’un brise-glace a été réalisée en 2020 par un bateau norvégien, réduisant de 3000 miles nautiques le trajet entre la Corée du Sud et la France.

Malgré le défi climatique, l’appel à faire transiter le transport maritime par le toit du monde est donc de plus en plus fort. Il y a une dizaine d’années, Vladimir Poutine le rappelait déjà : « La route la plus courte entre les plus grands marchés d’Europe et la région Asie-Pacifique passe par l’Arctique. » La route par le toit du monde entre, mettons, l’Asie de l’Est et l’Europe est bien plus courte que la route actuelle par le canal de Suez : environ 3000 miles nautiques et 10 à 15 jours de moins. Un raccourci qui pourrait générer d’énormes économies, estimées entre 60 et 120 milliards de dollars par an rien que pour la Chine.

L’intérêt de la Chine pour ces nouvelles routes commerciales est d’ailleurs manifeste. Actuellement, 80 % des importations de pétrole de l’Empire du milieu transitent par le détroit de Malacca, entre la Malaisie et l’Indonésie, véritable goulet d’étranglement que pourrait bloquer une puissance ennemie. Ses exportations vers l’Europe doivent quant à elles emprunter le canal de Suez, dont le blocage par l’Ever Given l’an dernier a été à la source d’un chaos économique. Les exportations chinoises vers l’Amérique du Nord passent quant à elles par le canal de Panama, qui est un fidèle allié des Etats-Unis.

Outre le commerce maritime, la Chine s’emploie depuis plusieurs années à accroître discrètement sa présence dans l’Arctique en associant investissements directs et diplomatie.

C’est pour surmonter de tels obstacles que la Chine a décidé d’investir massivement dans ce qu’elle appelle les nouvelles routes de la soie, un ensemble gigantesque de nouveaux investissements routiers et ferroviaires qui se déploie à travers l’Asie et en Europe. La perspective d’une nouvelle route maritime, cependant, ne se refuse pas. Les économies sont phénoménales et la Chine s’emploie déjà activement à les promouvoir en fournissant des itinéraires détaillés aux armateurs. En 2018, sa politique arctique évoquait ainsi le développement d’une nouvelle « route polaire de la soie » par le Grand Nord, et décrivait la Chine comme un « État proche de l’Arctique ».

Outre le commerce maritime, la Chine s’emploie depuis plusieurs années à accroître discrètement sa présence dans l’Arctique en associant investissements directs et diplomatie. L’Islande, durement touchée par la crise financière de 2008, s’est ainsi tournée vers la Chine pour obtenir une aide économique, devenant en 2013 le premier État européen à signer avec elle un accord de libre-échange. La Chine finance désormais des recherches dans les universités de Reykjavik et les investisseurs chinois ont entamé des pourparlers pour deux nouveaux ports en eau profonde sur l’île, destinés au transbordement au large des nouvelles voies maritimes arctiques.

Sur le plan diplomatique, la Chine a été admise comme observateur au Conseil de l’Arctique 2013. Elle a également construit de nouveaux brise-glaces et commandé des patrouilleurs « renforcés pour les glaces». Mais cette puissance inquiète de plus en plus. Les intérêts chinois croissants au Groenland ont amené le Danemark à exprimer officiellement son inquiétude, tandis que la Russie – même si elle coopère avec la Chine pour l’exploitation de gisements de gaz arctiques, en particulier la raffinerie de gaz naturel liquéfié Yamal sur la côte sibérienne – s’est fermement opposée à l’utilisation de brise-glaces étrangers le long de la route maritime du Nord (bien que la déclaration conjointe des deux pays en février les engagent à « intensifier la coopération pratique pour le développement durable de l’Arctique »). La Lituanie a elle ajourné les investissements chinois dans le port de Klaipeda, porte d’entrée du passage du Nord-Est, arguant de son appartenance à l’OTAN et d’un prétendu danger pour sa sécurité nationale.

Comme l’a illustré la crise de Suez en 1956 (où la France et le Royaume-Uni tentèrent de bloquer la nationalisation du canal par Nasser, ndlr), le contrôle d’une route commerciale est déterminant dans une économie capitaliste mondialisée. Et, comme pour le canal de Suez, la course à la puissance donne lieu à une présence militaire croissante lourde de menaces.

Branle-bas de combat

La troisième et dernière source de conflit potentielle découle également de la position géographique privilégiée de l’Arctique. La militarisation de l’Arctique, situé à la distance la plus courte possible entre les deux principales masses continentales du globe, est depuis longtemps une réalité. Les postes d’écoute de Skalgard (Norvège) et de Keflavik (Islande), établis pendant la guerre froide pour surveiller les mouvements de la flotte sous-marine soviétique, et par la suite russe, de la mer de Barents, témoignent de l’intérêt stratégique du grand Nord. Avec la montée des tensions entre Washington et Moscou ces dernières années, la région est de plus en plus réinvestie par la Russie et les États-Unis sur le plan militaire.

La Russie a ainsi rouvert 50 postes militaires datant de la guerre froide situés sur son territoire arctique, comprenant 13 bases aériennes et 10 stations radar. Elle a également testé des missiles de croisière hypersoniques et des drones sous-marins à propulsion nucléaire destinés à l’Arctique, conduisant le Pentagone à exprimer officiellement son inquiétude au sujet de sa « voie d’approche » des États-Unis par le Nord. Renforcée au cours de la dernière décennie, la Flotte du Nord russe, composée de sous-marins nucléaires, de cuirassés et d’engins de débarquement, ainsi que de brise-glaces et de bâtiments de soutien, forme depuis 2017 la pièce maîtresse de la stratégie arctique de la Russie.

En face, l’OTAN a achevé le mois dernier son exercice semestriel dans l’Arctique norvégien, avec 30 000 soldats engagés, soit le plus grand contingent depuis la fin de la guerre froide. Début avril, Ben Wallace, le secrétaire d’État à la Défense britannique, a quant à lui promis des troupes supplémentaires pour le Grand Nord lors de sa rencontre avec son homologue norvégien. Dans le cadre de la coopération entre les deux États, des sous-marins nucléaires britanniques ont été accueillis dans un port norvégien pour la première fois. Alors que la Norvège est historiquement attachée au principe de neutralité, son armée a pour la première fois participé à l’exercice semestriel Mjollner dans le Grand Nord en mai, aux côtés des forces armées du Danemark, de la Belgique, des Pays-Bas et de l’Allemagne. Le Canada accroît lui aussi sa présence militaire dans l’Arctique, notamment par l’achat de deux nouveaux brise-glaces et de 88 avions de chasse.

Malgré la tragédie environnementale monumentale que vit l’Arctique, le système capitaliste continue de remodeler la planète pour ses propres besoins.

La volonté de la Finlande et de la Suède d’intégrer l’OTAN s’inscrit dans le contexte d’une intensification de l’activité militaire dans l’Arctique, leur entrée potentielle faisant de la Russie la dernière nation de la région à ne pas appartenir à l’OTAN. Enfin, la nouvelle stratégie de l’armée américaine dans la région, publiée au début de l’année dernière et baptisée « Dominer à nouveau l’Arctique », propose de «redynamiser » des forces terrestres arctiques qui opéreraient aux côtés de forces navales et aériennes élargies.

Ainsi, malgré la tragédie environnementale monumentale que vit l’Arctique (extinction de masse, destruction de communautés indigènes, perte d’une nature sauvage irremplaçable), le système capitaliste continue de remodeler la planète pour ses propres besoins. De l’« unification du monde par la maladie » à la création d’un système alimentaire fondé sur les monocultures, le capitalisme a en effet toujours remodelé l’environnement qu’il exploite, et n’a jamais cessé de s’adapter à ces évolutions pour poursuivre sa soif de croissance intarissable. Le redécoupage en cours de l’Arctique n’est donc qu’une étape supplémentaire dans un processus séculaire de compétition et d’exploitation. Le capitalisme ne détruira pas le monde, mais il le refaçonnera. Dans un tel contexte, la résistance à ce processus, comme celle organisée par les écosocialistes indigènes au pouvoir au Groenland, devient donc un impératif politique de plus en plus fondamental.

Commerces fermés, emplois menacés

Restaurant fermé à Paris suite aux mesures contre le COVID-19. © Mikani

Alors que semblait se profiler un troisième confinement, les bars et restaurants restent désespérément clos. Comme tant d’autres, ces professionnels se retrouvent donc sans perspective stable après presque un an de fermeture. Cette mesure, catastrophique pour les petits commerces, ne repose pourtant sur aucun fondement scientifique, notamment dans les zones peu denses. Dès lors, elle est apparue comme une distorsion de concurrence au profit de la grande distribution et de la vente en ligne. La portée des conséquences pour les 600.000 entreprises et les 1,3 millions d’actifs potentiellement menacés est loin d’être pleinement mesurée par le pouvoir politique.

Le 30 octobre, le président annonçait une deuxième vague de confinement en France. Dès le lendemain, les commerces « non essentiels » devaient baisser leur rideau. Depuis, la fronde autour de cette définition floue a traversé tout le pays. L’opinion a en particulier perçu la situation de concurrence déloyale induite par la possibilité pour d’autres canaux de distribution de continuer à vendre. Cette mesure est subie d’autant plus durement que les efforts et investissements consentis par ces « commerces non essentiels » pour se conformer aux nouvelles contraintes ont été importants. En tout état de cause, la définition du protocole après la fermeture administrative plutôt qu’avant laisse songeur.

La brutalité de cette mesure, annoncée la veille pour le lendemain, sans concertation et sans alternative, est symptomatique de la gestion de crise. La grande distribution avait pourtant bénéficié de quelques jours pour faire fermer ses rayons non essentiels, suscitant la ruée sur les jouets de Noël. In fine, cette dernière mesure s’est révélé parfaitement inique : elle n’a bénéficié qu’aux géants de la vente en ligne, comme l’ont déjà fait remarquer associations et élus.

La brutalité de cette mesure, annoncée la veille pour le lendemain, sans concertation et sans alternative, est symptomatique de la gestion de crise.

Les déclarations – uniquement symboliques – du gouvernement à propos d’Amazon révèlent un rapport de force largement défavorable. Visiblement, l’intérêt général ne permet pas d’envisager des mesures limitatives à l’égard de la vente en ligne, alors qu’il s’agit de la justification qui a présidé à la fermeture des commerces. Et ce malgré la distorsion de concurrence induite par le virus et les risques existants sur les plateformes logistiques. En parallèle, les propos de la start-up nation invitant les commerces traditionnels à se numériser et les aides proposées font l’impasse sur la relation humaine au cœur de leur activité.

En outre, le passage à la vente en ligne relève d’une véritable stratégie, et ne constitue en rien une solution de crise. Les villes qui ont permis d’effectuer ce passage l’avaient préparé dès le premier confinement. Aussi, l’État aurait eu davantage intérêt à nationaliser l’une des start-ups qui interviennent dans le domaine. En créant un véritable service public pour ces entreprises, il aurait offert une aide concrète et immédiate. En l’absence de stratégie coordonnée pour engager ce virage, les initiatives ont essaimé dans tous les sens. Bien que proche du terrain, cette effusion a beaucoup coûté en énergie et en temps, et elle désoriente le consommateur.

Un tissu économique vital très fragilisé

Depuis le premier confinement, les commerces physiques se trouvent fragilisés. En effet, malgré les aides existantes, les commerces ont dû investir pour rouvrir en mai mais sont encore confrontés à des évolutions du protocole sanitaire. En parallèle, suite aux restrictions, ces établissements se voient contraints de fonctionner en sous régime par rapport à leurs capacités. En conséquence, ils se retrouvent face au dilemme suivant : ou bien rester fermés et ne plus avoir de revenus pour assumer leurs charges, ou bien rester ouverts en fonctionnant à perte.

La première variable d’ajustement sera logiquement l’emploi, malgré les mécanismes mis en place pour le soutenir. Les aides apportées, notamment sous forme de prêts ou de reports de charges, se sont vite avérées insuffisantes. Si elles répondent à un besoin temporaire de trésorerie, elles ne compensent pas les pertes liées au manque d’activité. Et ce d’autant que l’endettement des entreprises avait déjà augmenté ces dernières années. Les montants consentis dans le cadre du plan de relance en septembre, entre 10 et 20 milliard d’euros, apparaissent déjà bien en deçà des besoins.

Aujourd’hui encore c’est l’incertitude qui menace les perspectives de ces employeurs.

Aujourd’hui encore c’est l’incertitude qui menace les perspectives de ces employeurs. Les tergiversations permanentes du gouvernement depuis les fêtes ont conduit de nombreux français à renoncer ou à reporter leurs dépenses, d’où une gestion particulièrement complexe des stocks, notamment dans le secteur de la restauration. Les restaurateurs, s’appuyant par ailleurs sur une date de réouverture aussi lointaine que provisoire, souffrent, à l’égal des dirigeants d’entreprise, d’un manque de visibilité sur la perspective d’une vraie reprise d’activité qui les empêche de prendre les mesures nécessaires pour « tenir ». Nous avons recensé ci-dessous le niveau de menace sur l’emploi dans les principaux secteurs concernés :


Tableau de synthèse du niveau de risque pour les principales activités touchées par le confinement.

Des chiffres encore parcellaires

Pourtant, l’ensemble des mesures consenties pour soutenir les entreprises a amorti les effets de la crise. De nombreux facteurs s’alignent pour repousser les faillites d’entreprises. En premier lieu, le moratoire sur les dettes bancaires a permis de gagner plusieurs mois. En outre, de nombreux professionnels ont cherché à limiter leurs pertes au moment du déconfinement. Le temps du bilan est attendu avec la clôture comptable, au 31 décembre ou au 31 mars, pour l’essentiel des entreprises. Enfin, les procédures de liquidation ont également pris du retard, même si, pour l’heure, l’activité des tribunaux de commerce reste limitée.

Le nombre d’entreprises en difficulté pourrait en revanche faire gonfler le volume des fermetures très prochainement.

A ce titre, les données de leur activité 2019 et les statistiques de 2020 (à fin novembre), sont éloquentes. Si le bilan est globalement positif, l’impact sur les créations d’entreprise est déjà visible – en baisse de 4 %. Toutefois, une forte concentration est observée sur le début d’année (20 % des créations sur janvier-février). Le nombre d’entreprises en difficulté (procédure de sauvegarde, de redressement judiciaire, ou liquidation judiciaire) pourrait en revanche faire gonfler le volume des fermetures très prochainement. Les annonces successives de plans sociaux ajoutées à celles de ces fermetures laissent présager une année noire pour l’économie et l’emploi.

Dynamiques de création d’entreprises en 2019 et 2020 (source : Observatoire statistique des greffiers des tribunaux de commerce).

En outre, de nombreuses entreprises se trouvent fragilisées en termes de trésorerie. Elles y ont largement puisé pour assumer leurs charges au cours du premier confinement, mais le deuxième et le troisième pourraient s’avérer fatal. Ainsi, selon l’observatoire BPI France des PME, 50 % d’entre elles déclaraient déjà rencontrer des difficultés de trésorerie à la veille du reconfinement. Or, c’est une double crise qui menace ces établissements. Tout d’abord, une crise d’insolvabilité, compte-tenu de l’activité non réalisée et non récupérable. À ce titre, les seules mesures de prêts ou de reports se révèlent insuffisantes, comme évoqué précédemment. En second lieu, c’est une crise de rentabilité qui s’annonce. En effet, même avec des comptes positifs, de nombreux dirigeants d’entreprise estimeront que les revenus tirés de leur activité récompensent péniblement leurs efforts et le risque associé.

De lourdes conséquences à venir

Ce contexte risque d’avoir des conséquences durables, en particulier dans les villes moyennes et certaines zones rurales, où le petit commerce représente l’essentiel de l’activité et de l’emploi. Ainsi, le commerce en ville moyenne représente 12 % du nombre total de commerces en France. Pourtant, avant d’être jugés « non essentiels » ceux-ci avaient fait l’objet d’une attention particulière des pouvoirs publics. Le programme Cœur de ville prévoyait 5 milliards d’euros d’aides sur un programme pluriannuel. Et 5 millions d’euros avaient déjà été mobilisés en soutien aux boutiques impactées par les manifestations des Gilets jaunes.

Le soutien aux commerces et artisans a pu être jugé excessif au regard d’autres dispositifs d’aides. Il faut toutefois prendre en compte le fait qu’il agit pour contrer un risque impondérable et global ; comme pour l’emploi au travers du chômage partiel, il est légitime que la collectivité prenne sa part de l’effort. Mais malgré cela, la protection face à la perte d’activité des indépendants reste limitée. Il faut également considérer qu’il s’agit d’un moment économique inédit, celui d’un arrêt complet de l’activité. On ne peut le comparer à la « destruction créatrice » chère aux économistes libéraux. Ici, le coût de la destruction économique a d’autres répercussions : l’effondrement simultané de plusieurs secteurs sans possibilité de transfert, le découragement des entrepreneurs, des coûts liés à la liquidation des entreprises.

Il convient par ailleurs de relativiser la pertinence de ce soutien. En effet, de nombreuses entreprises n’ont pas encore accédé à ces dispositifs, du fait de la complexité des dossiers et de l’engorgement des services chargés de les traiter. Pour étayer ce point, il suffit de relever que l’administration compte 1.923 types d’aides différents pour les entreprises, cela ne contribue guère à leur lisibilité. En outre, les 402.000 entreprises créées cette année sont exclues d’office des aides directes.

La conséquence la plus spectaculaire devrait être un renforcement de la concentration du capital.

La conséquence la plus spectaculaire devrait être un renforcement de la concentration du capital. Or, l’économie française est déjà particulièrement hiérarchisée. Selon les données de l’INSEE sur les entreprises, 50 grandes entreprises emploient 27 % des salariés, réalisent 33 % de la valeur ajoutée totale et portent 46 % du total de bilan des sociétés. L’accroissement du patrimoine des grandes fortunes en est un symptôme. En parallèle, tandis que l’économie n’a cessé de croître, le nombre des indépendants (artisans, commerçants et chefs d’entreprise) a baissé de façon spectaculaire sur des décennies.

Ceci implique qu’un nombre croissant d’entreprises se retrouve entre les mains d’un nombre de plus en plus restreint d’individus, expliquant pour partie la croissance des inégalités. La concurrence exacerbée tendra inexorablement à amplifier cette concentration ; on l’observe sur de nombreux marchés, les grandes entreprises finissent par avoir les moyens de racheter ou de faire disparaître les plus petites. Les données de l’INSEE montrent ainsi que le poids des artisans, commerçants et chefs d’entreprise dans la population totale a diminué de deux tiers depuis 1954 et encore de moitié depuis 1982.

Part des indépendants dans la population active (source : INSEE).

Cette baisse n’est pas continue, elle s’est stabilisée dans les années 2000 peu avant une remontée liée au statut d’auto-entrepreneur, remontée qui ne traduit toutefois pas véritablement un regain de « l’esprit d’entreprise » si l’on s’en tient au profil et aux activités des créateurs concernés. En effet, pour une part significative d’entre eux, l’autoentreprise représente principalement une alternative au chômage. Ainsi 25 % des 400.000 nouveaux auto-entrepreneurs de 2019 étaient chômeurs au lancement de leur activité. En complément, il ne faut pas négliger le phénomène « d’uberisation » – d’externalisation du salariat –, plus avancé qu’il n’y paraît. Ainsi, les chauffeurs représentent une part non négligeable de la croissance des microentreprises, dont près de 10 % sont actives dans les transports. Le secteur du BTP est également bien représenté, où il s’agit aussi en grande partie d’un salariat déguisé.

Par conséquent, ce coup d’arrêt forcé pourrait plus que jamais mettre à mal le modèle concurrentiel fondé sur l’entreprise individuelle, modèle déjà progressivement rongé par les privilèges exorbitants que peuvent se faire attribuer les grandes entreprises. Il faut également garder à l’esprit que l’entreprise, et plus précisément le commerce, a permis à des générations entières d’accéder à une promotion sociale en dehors du cursus scolaire classique. Il reste dès lors à prendre la mesure des conséquences morales et politiques de cette période. En effet, un tiers des artisans est âgé de plus de 50 ans, et nombre d’entre eux pourraient se montrer complètement découragés, menaçant l’extinction d’une grande partie de notre savoir-faire en matière d’artisanat, de gastronomie, d’hospitalité et de tant d’autres domaines.

Comment le Labour britannique peut-il arriver au pouvoir ?

Jeremy Corbyn lors d’un meeting.

Le Labour revient de loin. Après avoir incarné un modèle de reconversion de parti de masse de la classe ouvrière en parti néolibéral “moderne” prônant une “Troisième Voie” entre conservatisme et socialisme avec l’arrivée de Tony Blair à sa tête en 1994, 13 ans d’exercice du pouvoir avaient épuisé le parti. A la fin du mandat de Gordon Brown en 2010, le “New Labour” se retrouva coupé de sa base militante, décrié pour sa mauvaise gestion de la crise financière, empêtré dans différents scandales et fustigé pour son aventurisme en Irak aux côtés des États-Unis. La campagne peu inspirante d’Ed Miliband contre David Cameron en 2015, marquée par une hémorragie électorale en Écosse face au SNP, semblait indiquer un déclin massif du principal parti de gauche britannique, le conduisant sur la même voie que ses cousins sociaux-démocrates du continent européen, notamment le PS français et le PASOK grec.


En septembre 2015, Jeremy Corbyn est élu par surprise par les militants face à des représentants de l’establishment du parti.  Son combat de plusieurs décennies pour la protection des travailleurs, la lutte contre les privatisations, la paix et même la mise en place d’une république remotiva la base militante, longtemps marginalisée. En dépit de la polarisation sur la question européenne créée par la campagne sur le Brexit et de la fronde de nombreux parlementaires travaillistes contre leur nouveau leader – qui provoqua une nouvelle élection interne en septembre 2016-, Corbyn fut non seulement réélu à la tête du Labour avec une majorité de voix encore plus importante – 62% – mais parvint aussi à priver les Conservateurs de majorité à la Chambre des Représentants l’an dernier. Et ce en dépit de l’avance de plus de 20 points de ces derniers au début de la campagne. Fragilisée et décrédibilisée, Theresa May est pourtant parvenue à se maintenir au pouvoir grâce au soutien d’un petit parti unioniste réactionnaire d’Irlande du Nord, le DUP. Alors que le Labour incarne désormais une vraie alternative face aux Conservateurs, il devient crucial de s’interroger sur ce qui fait sa force et sur les éventuels obstacles qui pourraient compromettre son arrivée au pouvoir.

Jeremy Corbyn lors d’un meeting. © Wikimedia

Affirmer que les conséquences du référendum du 23 juin 2016 sur la vie politique d’outre-Manche se font encore sentir relève de l’euphémisme. Toute la vie politique du Royaume-Uni a été bouleversée par la victoire du Brexit, que la plupart des sondeurs et des politiques ont été incapables de voir venir. Les projets indépendantistes de l’Écosse et de l’Irlande du Nord ont été réanimés instantanément : leurs soutiens arguent que l’option du maintien dans l’Union y est majoritaire. Ces territoires ne peuvent continuer de suivre les décisions de Westminster, formulées majoritairement par les Anglais. Le UKIP y vit la consécration d’années de combat mais surtout une perte de crédibilité totale suite à l’amateurisme et aux mensonges de Nigel Farage. C’est en somme l’obsolescence quasi-instantanée d’un parti pourtant en plein essor les années précédentes. Les Libéraux-Démocrates, à la recherche d’une idée phare qui fasse oublier leur appui à la politique d’austérité de David Cameron, plaident pour le maintien du Royaume-Uni dans l’UE et l’organisation d’un second référendum. Dédaignant la consultation populaire de 2016, ils espèrent profiter d’une polarisation politique autour du Brexit qui attirerait vers eux les 48% de “Remainers”. Quant aux deux grands partis historiques, les Tories et le Labour, après avoir été fracturés en leur sein par une campagne historique, ils ont peu à peu repositionné leur offre politique sur les deux grandes options possibles à la suite du référendum. Sortir de l’Union et de toutes les institutions et structures qui y sont liées – le “Hard Brexit” – pour les Tories ; maintenir un niveau de coopération minimum sur un certain nombre de dossiers malgré la fin de l’appartenance en bonne et forme à l’Union pour les travaillistes. Alors que les indépendantistes se remobilisent à l’échelle régionale, la polarisation autour du Brexit a rétabli la puissance du bipartisme traditionnel outre-Manche : les deux grands partis obtiennent un score combiné de 87.5% en 2017, un niveau record depuis les années 1970.

« Jeremy Corbyn avait néanmoins tranché en faveur du “Remain” en considérant que le cadre défini par l’UE constituait un rempart contre la volonté des Conservateurs pro-Brexit de transformer le Royaume-Uni en un paradis fiscal aux portes de l’Europe où les droits et les salaires des travailleurs seraient encore davantage laminés.  »

Alors que la stratégie de Theresa May, ancien soutien modéré du “Remain”, s’affirme chaque jour davantage comme un échec manifeste, l’opposition travailliste a longtemps eu le luxe de pouvoir critiquer les errements du gouvernement tout en maintenant un certain flou sur ses positions réelles. Depuis le 26 février dernier, ce n’est plus le cas. Jeremy Corbyn a dévoilé ses propositions pour la sortie de l’Union Européenne, exercice périlleux tant le leader de Labour avait hésité sur la position à adopter lors de la campagne du référendum. Il avait en tête l’opposition majoritaire de ses électeurs à une Union Européenne représentant une oligarchie hostile à leurs intérêts. Jeremy Corbyn avait néanmoins tranché en faveur du “Remain” en considérant que le cadre défini par l’UE constituait un rempart contre la volonté des Conservateurs pro-Brexit de transformer le Royaume-Uni en un paradis fiscal aux portes de l’Europe où les droits et les salaires des travailleurs seraient encore davantage laminés. C’est dans ce contexte que le Labour a proposé de demeurer dans l’union douanière ainsi que dans différentes agences européennes telles l’Agence Européenne du Médicament ou EURATOM afin d’éviter une catastrophe économique à partir de mars 2019, date officielle de la sortie du Royaume-Uni de l’Union Européenne.

Une protestation contre la politique de Theresa May avant la conférence du parti conservateur à Manchester en Octobre dernier. © Wikimedia

La stratégie des travaillistes a certes le mérite de proposer une alternative claire au “Hard Brexit” aventureux des Conservateurs. Ceux-ci cherchent depuis deux ans à séduire les opposants les plus radicaux à l’Union Européenne en reprenant la rhétorique de l’UKIP. Ainsi, le Labour, en tant que premier parti d’opposition, tente de proposer une stratégie alternative répondant aux demandes antagonistes de sa base, où l’on retrouve pro et anti-Brexiters. Pour certains commentateurs londoniens, la prise de position de Jeremy Corbyn en faveur de l’appartenance à l’union douanière signale un “pragmatisme” économique, au contraire des Conservateurs de plus en plus opposés au libre-échange. En réalité, il y a fort à parier qu’il s’agisse avant tout d’un calcul politique destiné à infliger une défaite à Theresa May lors du vote de la Chambre des Représentants sur l’union douanière. En effet, une dizaine de députés conservateurs pourraient voter en faveur de l’appartenance à l’union douanière, aux côtés des travaillistes et des libéraux. Étant donné que sa majorité est très restreinte – 13 sièges – Theresa May a reporté ce vote à une date ultérieure et a menacé de considérer ce vote comme un vote de confiance, ce qui entraînerait la démission du gouvernement si l’appartenance à l’union douanière était adoptée. Une opportunité que le Labour entend sans doute faire fructifier : en exposant au grand jour les divisions internes du parti Conservateur, ce vote non seulement fragiliserait davantage le gouvernement, mais surtout démontrerait que les Conservateurs sont incapables de prendre des décisions d’intérêt national à cause de querelles internes. Pourtant, l’appartenance à l’union douanière est un sujet économique crucial qui pourrait remettre en cause la politique économique voulue par Jeremy Corbyn.

Demeurer dans l’union douanière permettrait de pas fermer la frontière entre les deux Irlandes et de continuer à commercer sans droit de douane avec l’UE – premier partenaire commercial du Royaume-Uni – tout en évitant de devoir contribuer au budget de l’Union, d’appliquer la libre circulation des individus ou d’être sous la supervision de la Cour Européenne de Justice. En somme, le Royaume-Uni retrouverait sa pleine souveraineté politique et ne serait soumis aux règles européennes que dans le domaine commercial, une situation semblable à celle de la Turquie. Cela éviterait également de devoir négocier des dizaines d’accords de libre-échange bilatéraux avec des pays du monde entier, travail mené par la Commission Européenne depuis de nombreuses années. Cependant, cela pose un double problème essentiel pour le Royaume-Uni, expliqué en détail dans The Guardian. Premièrement, le marché britannique serait ouvert à la concurrence étrangère mise en place par l’UE dans sa zone de libre-échange, sans ouverture réciproque aux produits britanniques des marchés étrangers avec lesquels l’UE conclut des traités, tels que le Canada (CETA), les USA (TAFTA-TTIP actuellement suspendu) ou le Mercosur. Théoriquement, le Royaume-Uni pourrait tenter de peser dans les négociations poursuivies par la Commission Européenne et de décrocher au minimum l’ouverture réciproque de marchés étrangers aux produits britanniques. Mais avec Jeremy Corbyn au pouvoir, la Commission Européenne y serait-elle vraiment prête? C’est peu probable. Par ailleurs, compte tenu des orientations très libérales de la Commission Européenne, les accords de libre-échange qu’elle conclut poursuivent des objectifs de concurrence des régimes sociaux, environnementaux et fiscaux. Cette situation ne bénéficie qu’aux “moins-disants” ou aux productions spécialisées basées sur la compétitivité hors-prix tels que les machines-outils et automobiles allemandes. Le Royaume-Uni se retrouverait alors prisonnier des décisions commerciales de l’Union sans pouvoir peser sur elles puisque désormais absent des institutions européennes.  Enfin, l’appartenance à l’union douanière ne garantit en rien une ouverture sans friction du marché européen, réservée aux pays acceptant la liberté de mouvement comme la Norvège, comme en témoigne les files de camions en attente à la frontière UE-Turquie.

L’appartenance à l’union douanière mérite au minimum un véritable débat, notamment au sein du Labour, voire un second référendum tant la question est cruciale. Quant à la capacité du Royaume-Uni à définir un traité bilatéral particulier avec l’UE qui lui permette de choisir son degré de participation aux structures européennes au cas par cas, celle-ci s’amenuise au fur et à mesure que l’échéance de mars 2019 se rapproche. Les négociateurs européens, pleinement conscients que le temps joue en leur faveur, ne veulent rien lâcher au Royaume-Uni sans contrepartie, afin de forcer leurs “partenaires” à accepter des concessions sur de nombreux sujets. Le récent accord sur une période de transition de 21 mois, qui laisse de nombreuses questions non résolues, permet de retarder l’entrée en vigueur concrète du Brexit, mais n’a été obtenu par Londres qu’au prix de concessions importantes, notamment le versement progressif de 40 milliards de livres sterling jusqu’en 2064. Les reculs des Conservateurs par rapport à leurs ambitions irréalistes dans les négociations avec l’UE ne surprennent guère, mais il est dangereux pour le Labour de soutenir une union douanière gérée par Bruxelles simplement pour fragiliser davantage le gouvernement. Nul ne doit douter un seul instant que les commissaires européens utiliseront à leur tour tous les moyens à leur disposition pour fragiliser Jeremy Corbyn ainsi que sa politique d’économie mixte et d’État-providence.

Dans les sondages comme sur le terrain, le Labour est en pleine forme, dans un contraste saisissant avec le parti conservateur qui souffre de la mauvaise image de Theresa May, des conséquences de sa politique d’austérité ainsi que de son amateurisme dans la gestion du Brexit. Avec 550 000 adhérents en juin 2017 (dernières données disponibles), le Labour a retrouvé une présence sur le terrain d’une ampleur inédite depuis les années 1970 et peut se targuer d’être le premier parti d’Europe. L’organisation Momentum (en français “élan”, “dynamisme”, ndlr), formée après la campagne réussie de Jeremy Corbyn pour le leadership du Labour en 2015 afin de continuer la mobilisation autour de celui-ci et de ses idées, dispose quant à elle de 37.000 membres et croît à un rythme soutenu, ce qui lui permettrait théoriquement d’avoir plus de militants que le parti conservateur dans deux ans si les tendances se prolongeaient. Cette organisation a joué un rôle clé dans les structures internes du parti, auquel elle est désormais officiellement affiliée, pour en assurer la démocratisation et l’implication massive des militants, tout en fournissant des cadres pour occuper des mandats partisans, afin d’assurer un soutien solide à Jeremy Corbyn dans un Labour qui lui a longtemps été hostile. Sur la scène nationale, Momentum s’est fait connaître par sa présence en ligne, propageant le discours du Labour dans de courtes vidéos faisant plusieurs millions de vues ou défendant Corbyn contre une pluie incessante d’attaques médiatiques. Son efficacité n’est plus à prouver puisque chaque offensive des tabloïds contre Corbyn – de la soi-disant affaire de collaboration avec les services secrets tchécoslovaques durant la Guerre Froide à la prétendue défense du Kremlin – booste le nombre d’adhésions à Momentum. Motivés par l’idée d’une organisation radicale offrant aux militants les plus endurcis une occasion d’être en première ligne, les Conservateurs ont tenté de créer une copie de Momentum, dénommée Activate, à grand renforts de community managers et de marketing, qui s’est révélée être un échec retentissant après une polémique horrible sur un groupe Whatsapp lié à l’organisation.

« Le Labour a fait le choix d’une campagne permanente et vigoureuse à la fois sur le terrain et en ligne afin de convaincre de la crédibilité de son programme “For the Many, Not the Few”, un slogan ouvertement populiste collant à la stratégie du parti. »

Le clivage générationnel observé durant l’élection de 2017 est une des lignes de fracture les plus importantes dans la politique britannique, avec le niveau d’éducation. © YouGov

La comparaison entre Momentum et l’éphémère Activate permet d’analyser les stratégies respectives des deux grands partis ainsi que la sociologie de leur électorat. Ainsi, le Labour a fait le choix d’une campagne permanente et vigoureuse à la fois sur le terrain et en ligne afin de convaincre de la crédibilité de son programme ”For the Many, Not the Few”, un slogan ouvertement populiste collant à la stratégie du parti. Les conservateurs préfèrent quant à eux user de campagnes publicitaires traditionnelles et espèrent que les calomnies des tabloïds possédés par les milliardaires suffiront à démobiliser suffisamment l’électorat du Labour pour se maintenir au pouvoir. La fracture générationnelle est particulièrement forte entre les deux partis: le Labour dispose d’un soutien extrêmement fort chez les jeunes, frappés de plein fouet par les prix exorbitants des logements, les frais de scolarité et la surqualification sur le marché de l’emploi. Les Conservateurs séduisent davantage chez les plus âgés, moins touchés par les conséquences de l’austérité et qui se sont majoritairement prononcés en faveur du Brexit il y a deux ans. La question de la participation aux élections est donc cruciale pour les deux partis. Le Labour a intérêt à mobiliser encore davantage les jeunes s’il souhaite arriver au pouvoir. Un objectif difficile à atteindre quand on sait que ce groupe social figure parmi les plus enclins à l’abstention, mais pas hors de portée, comme le montre le taux de participation des électeurs de 18 à 24 ans à l’élection de Juin 2017, 64%, établissant un record depuis 1992, sans doute en partie motivés par la sensation de défaite lors du référendum sur le Brexit, où la majorité d’entre eux avaient voté pour le maintien dans  l’Union Européenne.

« La rhétorique critique de “chaos coalition” promise par Theresa May en cas d’alliance du Labour avec le SNP, les Verts et les Libéraux-Démocrates pour former un gouvernement s’est certes retournée contre sa propre alliance avec le petit parti unioniste réactionnaire nord-irlandais DUP, mais elle n’en demeure pas moins une perspective bien réelle pour l’avenir politique du Royaume-Uni dans le cas de l’élection d’un nouveau Parlement sans majorité (“hung Parliament”). »

Malgré ces données encourageantes et la fragilité du gouvernement actuel, l’élection anticipée de juin 2017 a prouvé combien les résultats pouvaient être serrés et une majorité difficile à réunir. La rhétorique critique de “chaos coalition” promise par Theresa May en cas d’alliance du Labour avec le SNP, les Verts et les Libéraux-Démocrates pour former un gouvernement s’est certes retournée contre sa propre alliance avec le petit parti unioniste réactionnaire nord-irlandais DUP, mais elle n’en demeure pas moins une perspective bien réelle pour l’avenir politique du Royaume-Uni dans le cas de l’élection d’un nouveau Parlement sans majorité (“hung Parliament”). En effet, le Royaume-Uni a beau avoir vu une résurgence inespérée du bipartisme traditionnel au détriment d’autres forces politiques, la mobilisation dans les deux camps promet d’être forte si une nouvelle élection était organisée, tant la société britannique est divisée. Ainsi, de petits écarts peuvent conduire à une différence majeure dans le résultat final en empêchant la formation d’une majorité d’un seul parti. L’avance actuelle du Labour dans les sondages, évaluée à 7 points par Survation (l’organisme à l’estimation la plus juste de l’élection de 2017), ne constitue pas un rempart suffisant, tant il est possible que ce chiffre encourage certains électeurs travaillistes à rester à la maison et au contraire booste la mobilisation des électeurs conservateurs, effrayés par la perspective de voir Corbyn devenir Premier Ministre.

Une fois prise la mesure de cette situation, les questions des alliances et des défections s’affirment plus importantes que jamais. Comme le suggère Owen Jones, journaliste à The Guardian et auteur, et Jon Lansman, président de Momentum, les Verts auraient tout intérêt à s’allier avec le Labour tant leur force électorale est devenue faible depuis que Jeremy Corbyn est arrivé à la tête des travaillistes en reprenant nombre de leurs propositions. S’ils constituaient en effet une alternative de gauche au New Labour néolibéral et au manque de radicalité d’Ed Miliband, les Verts sont désormais concurrencés directement par le Labour, au point qu’ils ne disposent que d’une seule élue à la Chambre des Représentants et ont dû choisir entre retirer leurs candidats ou risquer une victoire des Conservateurs face au Labour dans de nombreuses circonscriptions l’an dernier. Un tel pacte, qui peut prendre la forme d’une double appartenance partisane, vert-rouge, pour ceux qui le souhaitent, aurait le mérite de mettre fin à une division désormais inutile et contre-productive de la gauche britannique, tout en accroissant la percée des revendications écologistes au sein du Labour. Si certains membres des Verts sont idéologiquement plus proches des Libéraux-Démocrates, une éventuelle scission du parti profiterait sans doute à la clarification du débat politique.

Momentum est l’une des organisations politiques les plus actives au Royaume-Uni. © Wikimedia

Dans le contexte incertain qui caractérise le rapport de force politique actuel, le pouvoir des centristes libéraux se retrouve décuplé, en faisant des “kingmakers” à contenter si aucune majorité ne se dégage du Parlement. Si une alliance avec les Libéraux-Démocrates, troisième force politique historique, n’est pas à l’ordre du jour pour le Labour en raison de divergences idéologiques évidentes, les quelques députés rescapés de la ”Troisième Voie” néolibérale de Tony Blair et de Gordon Brown risquent d’être une entrave à l’arrivée au pouvoir de Jeremy Corbyn ou à la mise en place de son programme. De manière comparable aux opposants au “Hard Brexit” chez les Conservateurs, ceux-ci sont susceptibles de quitter le parti, qui ne représente plus la vision libérale qu’ils défendent, et ainsi de le priver de quelques sièges cruciaux. L’attrait des électeurs pour les Libéraux-Démocrates comme pour les derniers blairistes étant assez limité, les centristes libéraux savent que leur rôle est avant tout celui d’arbitres, ce qui a des chances de se traduire en une tentative bancale, mais peut-être suffisante, de constituer un rempart contre l’arrivée de la gauche radicale au pouvoir. Jeremy Corbyn en est pleinement conscient et son plan pour l’après-Brexit peut être interprété comme une volonté d’apparaître moins radical que les Conservateurs sur la question de l’Union Européenne et d’être ainsi considéré comme un moindre mal par ces politiciens proches des préoccupations des grandes entreprises, inquiètes de la tournure que prend le Brexit. Le leader travailliste fait en effet face à un dilemme vis-à-vis des quelques députés libéraux que compte encore son parti: il ne peut les débarquer et les remplacer, en tout cas pas avant une prochaine élection pour laquelle leurs investitures seraient révoquées, faute de se priver de quelques précieux sièges et d’être accusé de purge. Or, pour favoriser la tenue d’une nouvelle élection qui permettrait de se séparer des derniers blairistes encombrants et peut-être d’arriver au pouvoir, Corbyn ne peut qu’essayer de profiter des opportunités de division de la majorité actuelle, comme sur la question de l’appartenance à l’union douanière, et pour cela il aura besoin des centristes libéraux pour encore quelque temps.

Malgré le mauvais bilan de Theresa May au pouvoir et la fragilité de sa position, il y a des chances que la situation politique britannique n’évolue pas significativement durant l’année à venir : la plupart des Conservateurs ont intérêt à laisser le gouvernement porter seul la responsabilité de sa politique désastreuse et à s’en désolidariser autant que possible, quel que soit leur responsabilité réelle dans la crise politique et socio-économique que traverse le pays depuis plusieurs années. Il est donc peu probable qu’une motion de défiance à l’égard du gouvernement ou que la révocation de Theresa May comme dirigeante des Tories – ce qui aurait pour conséquence sa démission forcée du poste de Premier Ministre – intervienne avant le mois de mars 2019 ou de décembre 2020, car il sera ensuite plus simple pour tout le monde de blâmer les conséquences négatives du Brexit sur sa politique. Il est donc possible que le prochain Premier Ministre ne soit pas Jeremy Corbyn, mais plutôt un individu correspondant aux préférences droitières du DUP et des Conservateurs, tel Jacob Rees-Mogg.

« Le Labour doit utiliser sa position d’opposant pour pénétrer dans tous les espaces de la société, afin d’éviter d’être dissout dans une opposition parlementaire nécessaire mais insuffisante et souvent incomprise de l’extérieur. A ce titre, le parti de Jeremy Corbyn pourrait s’inspirer d’initiatives passées et actuelles qui ont permis la construction d’une forme de contre-société capable de répondre aux besoins immédiats de la population et de renforcer la crédibilité des alternatives que propose la gauche radicale. »

En attendant la prochaine élection, que les Conservateurs souhaitent retarder le plus possible – potentiellement jusqu’en juin 2022, soit 5 ans après celle de l’an dernier – le Labour doit poursuivre une stratégie de guerre de position, en s’opposant aux projets du gouvernement dans les institutions et en maintenant la mobilisation sur le terrain. Compte tenu de la distribution générationnelle du vote, tout doit être fait pour encourager la participation de la jeunesse et convaincre davantage de personnes âgées de se tourner vers le Labour. Surtout, le Labour doit utiliser sa position d’opposant pour pénétrer dans tous les espaces de la société, afin d’éviter d’être dissout dans une opposition parlementaire nécessaire mais insuffisante et souvent incomprise de l’extérieur. A ce titre, le parti de Jeremy Corbyn pourrait s’inspirer d’initiatives passées et actuelles qui ont permis la construction d’une forme de contre-société capable de répondre aux besoins immédiats de la population et de renforcer la crédibilité des alternatives que propose la gauche radicale. Le Parti des Travailleurs de Belgique (PTB) a par exemple mis en place un réseau de onze maisons médicales entièrement gratuites fournissant différents types de soins plus ou moins avancés à tous ceux qui ont en besoin. Ce programme, dénommé “Médecine Pour le Peuple”, vise à la fois à fournir un service gratuit d’utilité publique dans un domaine où l’État néolibéral ne cesse de réduire son périmètre d’action et fonctionne de plus en plus selon des logiques de rentabilité, mais aussi à mettre en avant le programme du PTB et les réussites concrètes des combats menés. Recourant à la fois au travail de professionnels de la santé et à celui de bénévoles, ce service d’utilité publique a soigné plus de 25000 patients et a été imité en Italie par “l’ambulatorio popolare” de Naples dont est issu la formation populiste de gauche Potere Al Popolo. De même, les nombreuses structures associatives ouvertes à tous que proposaient, entre autres, le Labour britannique et le SPD allemand au début du siècle dernier mériteraient grandement un regain d’intérêt au vu de la déliquescence avancée des services publics et de la cohésion sociale. Qu’il s’agisse de clubs sportifs, de théâtre, de cinéma ou de lecture, de loisirs pour la jeunesse ou même de petits commerces comme des bars et des cafés, la variété d’activités proposées et leur forte présence locale ont toutes contribué à la construction d’une base militante éduquée et massive. Loin d’être futiles et déconnectées des luttes, ces espaces alternatifs permettent de construire des réseaux de solidarité et d’entraide pour faire face aux difficultés de la vie et proposent d’autres formes d’engagement plus concrètes que les traditionnelles conférences académiques et mobilisations sociales. A tel point que cette stratégie de maillage territorial et de politisation populaire est aujourd’hui imitée par certains groupes d’extrême-droite, tel que le mouvement néo-fasciste italien Casapound.

Après plus de 7 ans dans l’opposition et un bilan déplorable au pouvoir durant les années 2000, le Labour est donc aujourd’hui de retour en force sur la scène politique britannique grâce à son dynamisme militant et institutionnel. Le très bon résultat électoral inespéré de l’an dernier et les sondages encourageants qui se multiplient depuis attestent de la volonté de rupture avec le néolibéralisme et de la popularité grandissante des propositions de la gauche radicale. L’accession au pouvoir est désormais probable, et le “Shadow Cabinet” travaille pleinement à s’y préparer. Le risque principal auquel fait désormais face Jeremy Corbyn est celui d’un enthousiasme trop important et d’une focalisation sur l’aspect électoral de la lutte. Le climat politique actuel au Royaume-Uni rappelle celui de la Grèce d’après 2012, où Syriza avait manqué la victoire face au parti de droite Nouvelle Démocratie d’une courte tête et apparaissait clairement comme le prochain parti qui dirigeait le pays. Faute de s’y être suffisament préparé stratégiquement et s’étant coupé de sa base, Syriza doucha presque tout espoir d’alternative en seulement six mois et ne s’en est jamais remis. Jeremy Corbyn est en conscient et semble tout mettre en œuvre pour  éviter de reproduire les mêmes erreurs, notamment au travers de la démocratisation interne du parti et avec l’aide de Momentum pour mener des campagnes vigoureuses de politisation et de lutte. Le Labour est sans doute désormais plus proche du pouvoir que toute autre formation politique aux objectifs semblables.

 

 

Crédits photos:

https://yougov.co.uk/news/2017/06/13/how-britain-voted-2017-general-election/

https://en.wikipedia.org/wiki/File:Manchester_Brexit_protest_for_Conservative_conference,_October_1,_2017_17.jpg

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Jeremy_Corbyn,_Leader_of_the_Labour_Party,_UK_speaking_at_rally.jpg

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/9/99/Momentum_at_the_Stop_Trump_Rally_%2832638700770%29.jpg

 

Pourquoi la “France moche” continue de s’étendre

© Jean-Louis Zimmermann, Wikimedia Commons

Vous en avez tous traversé et visité des dizaines : ces zones commerciales immondes et toujours plus vastes faites de ronds-points, de parkings, de voies rapides, d’échangeurs autoroutiers, de panneaux publicitaires et bien sûr de centres commerciaux type “boîte à chaussures”, qui saturent les entrées d’agglomérations dans toute la France. Une forme d’urbanisme hérité des Trente Glorieuses et du développement fulgurant de la société de consommation organisé autour du culte de l’automobile personnelle, perçue à l’époque comme le moyen de locomotion moderne, simple d’utilisation et surtout incarnant la liberté individuelle de déplacement sans contrainte de temps et d’espace.


Les critiques à l’égard de ce paysage urbain, qualifié de “France moche” par un numéro désormais célèbre de Télérama, sont légions : il contribue à la destruction des terres agricoles, à la pollution atmosphérique et visuelle, aux embouteillages, à la perte de lien social, à la faillite des commerces traditionnels, à la précarisation de l’emploi. Son rôle clé dans l’aliénation produite par la société de consommation, la dégradation de l’environnement et la concentration économique du secteur commercial n’est donc plus à décrire.

Certains argueront cependant que de telles immondices, malgré leurs conséquences incontestablement nocives, sont nécessaires à l’économie moderne et à la satisfaction des besoins élémentaires de chacun. Même sans considérer la superficialité et la nocivité profonde du gaspillage encouragé par de telles structures, il est pourtant difficile de donner raison aux défenseurs de la croissance de ces zones commerciales périphériques. En effet, non seulement leurs effets négatifs ne sont plus à prouver, mais surtout l’intérêt de nouvelles zones commerciales est discutable, voire inexistant. Il paraît donc crucial de se demander pourquoi la “France moche” continue chaque année de progresser au détriment des terres agricoles, d’un environnement naturel déjà bien mal en point et des petits commerces au bord de l’agonie. Comment expliquer une croissance sans fin au mépris de la rationalité économique censée être assurée par la “main invisible”?

 

Une aberration économique

Le développement des centres commerciaux en périphérie des agglomérations faisait sans doute sens durant les décennies de croissance forte et de frénésie consumériste qu’ont connu les retraités actuels, tant la demande de biens de consommation de toutes sortes explosait année après année ; une demande à laquelle les commerces traditionnels de centres-villes ne pouvaient faire face, en raison du manque crucial de surface commerciale pour s’étendre et d’aménagements conçus pour le moyen de locomotion d’une nouvelle ère : l’automobile. Ainsi la France, inspirée par les Etats-Unis, vit naître son premier supermarché en 1958 dans la banlieue parisienne, répondant à tous les besoins alimentaires sous un même toit et proposant des prix plus attractifs que les différents commerçants, incapables de lutter devant les économies d’échelle et le prix du terrain très attractif dont bénéficiaient les grandes surfaces.

Au fil des décennies, l’engouement ne se dément pas, les magasins s’étendent de plus en plus et se retrouvent cernés par de plus petits commerces qui viennent chercher le client là où il est désormais. Ce développement intensif, toujours à l’horizontale, fait naître des espaces urbains d’un nouveau genre, organisés autour de la seule fonction de l’achat et de la consommation, jusqu’à atteindre les 66 millions de mètres carrés en 2015. A tel point que nous sommes le pays européen où les supermarchés et hypermarchés possèdent la plus grande part de marché du commerce, avec 62% des commerces en périphérie, contre 33% en Allemagne, selon une étude de 2012 du cabinet Procos. Alors que la croissance économique ralentit progressivement depuis la fin des années 1970, le risque de saturation commerciale augmente d’autant plus. Entre 1995 et 2015, l’augmentation moyenne des surfaces commerciales atteint 4% tandis que celle de la consommation est de seulement 1% !

“la construction à outrance de centres commerciaux en périphérie a pleinement participé au processus de destruction des petits commerces et à la perte d’attractivité des centres-villes. Il aura fallu que certaines villes deviennent des “laboratoires” du FN pour qu’on s’y intéresse, tel Béziers, avec ses 24% de vacance commerciale et ses 22% de chômage.”

La situation actuelle contraste donc radicalement avec les décennies de l’après-guerre : le taux de vacance commerciale, c’est-à-dire le pourcentage de surface dédiée à la vente actuellement inutilisée, a atteint les 10.4% en 2015. Une étude de 2014 réalisée par la fédération commerçante spécialisée Procos a même évalué l’augmentation moyenne de la vacance dans les centres commerciaux à 50% en seulement deux ans après avoir étudié 750 d’entre eux. La même étude évalue également le surplus potentiel de surface commerciale à un montant compris entre 30 et 40 millions de mètres carrés d’ici à 2020 !

L’ampleur du phénomène est inégale sur le territoire, les villes de taille moyenne – entre 10.000 et 100.000 habitants – en souffrant bien plus que les autres, notamment celles à l’écart des grands pôles urbains. Certes, cela s’explique par de nombreux facteurs, dont la dépopulation et le chômage important – d’où un potentiel de vente plus faible – que beaucoup de villes moyennes subissent à cause du processus de concentration des activités à haute valeur ajoutée dans les métropoles suite à la mondialisation. Néanmoins, la construction à outrance de centres commerciaux en périphérie a pleinement participé au processus de destruction des petits commerces et, par ricochet, à la perte d’attractivité des centres-villes. Il aura malheureusement fallu que certaines villes deviennent des “laboratoires” du FN pour qu’on s’y intéresse, tel Béziers, avec ses 24% de vacance commerciale et ses 22% de chômage.

Robert Ménard a fait de Béziers et son centre-ville déserté un des laboratoires des villes Front National ©Pablo Tupin-Noriega (Wikimedia France)

Et pourtant, la construction de nouvelles surfaces commerciales bat son plein : environ 2 millions de mètres carrés supplémentaires par an, en plus des surfaces de moins de 1000 mètres carrés qui ne font plus partie des statistiques depuis 2008, selon Martine Donnette, ancienne commerçante, auteur et fondatrice de l’association En Toute Franchise, qui défend les petits commerçants face aux hypermarchés. Ce rythme de création est non seulement ridicule dans un contexte de saturation d’espaces commerciaux disponibles – un ridicule accentué par le fait que la vétusté de la large majorité d’entre eux n’est pas démontrée – mais il est encore plus surréaliste quand on sait que la consommation des Français stagne, et que cela ne semble pas prêt de changer.

Par ailleurs, le développement des services “drive” (quoi qu’on en pense par ailleurs), permettant de récupérer sa commande sur le parking sans entrer dans le magasin, ainsi que celui de la livraison de nourriture à domicile, conduisent à penser que les surfaces commerciales sont vouées à décroître, remplacées par de simples entrepôts. Enfin, l’ouverture partielle mais grandissante des magasins le dimanche depuis la Loi Macron de 2015 répartit la consommation hebdomadaire sur 7 jours au lieu de 6 alors que le montant total demeure le même, d’où des coûts supplémentaires d’ouverture pour un chiffre d’affaire identique. Sans même évoquer les contraintes pour les travailleurs, cette forme de libéralisation va donc surtout rogner davantage les marges des petits commerçants aux produits souvent déjà plus chers que ceux des grands groupes et ne disposant pas de pouvoir de pression sur les fournisseurs, tandis que ceux qui n’ouvrent pas tous les jours risquent de perdre du chiffre d’affaire…

Conjonction d’intérêts vicieux entre pouvoirs publics et grands groupes

Ce portrait désastreux et insensé a pourtant un explication simple : le bétonnage est un business juteux et largement encouragé par les autorités. Qu’il s’agissent de Mercialys (Casino), de Fongaly (Cora), d’Immochan (Auchan), de Carmilla (Carrefour), d’Inter Ikea Center Group (Ikea), tous les acteurs majeurs de la grande distribution possèdent tous des filiales immobilières aux noms plus ignobles les uns que les autres, qui viennent concurrencer les “foncières” leaders que sont Klépierre, Unibail et Altarea Cogedim. Peu importe le nom, la “création” de richesses de ces entreprises consiste à acheter des terres agricoles pour pas cher, rendre le terrain constructible, y bâtir un énième centre commercial et enfin en vendre ou louer les surfaces disponibles à des commerçants.

Comme le résume très bien un article de Slate, la valeur du terrain peut très rapidement être multipliée par mille entre la valeur d’origine du terrain agricole et celle du bâti dédié à la vente ! Avec des terres agricoles disponibles à la pelle pour de nombreuses années encore et considérant le fait que leurs propriétaires sont souvent prêts à vendre en échange d’un bon chèque leur permettant d’arrondir les fins de mois misérables que leur rapportent les prix d’achats de la grande distribution, peu importe la saturation latente du parc commercial français quand un potentiel de profits élevés, rapides et fiables existe.

“Peu importe le nom, la “création” de richesses de ces entreprises consiste à acheter des terres agricoles pour pas cher, rendre le terrain constructible, y bâtir un énième centre commercial et enfin en vendre ou louer les surfaces disponibles à des commerçants.”

Profitant également de la dépendance des petites enseignes aux grandes pour drainer de la clientèle, les bailleurs offrent des loyers faibles aux grandes surfaces – souvent issues du même groupe – et des baux plus chers aux petits. Ce procédé permet de pousser les enseignes en perte de vitesse vers la sortie et assure de confortables revenus permettant au minimum l’équilibre financier grâce aux enseignes bien portantes en période de crise. Surtout, cette activité économique est bien plus rentable, et plus rapidement, que la vente elle-même, un marché très concurrentiel dans lequel les invendus peuvent rapidement s’accumuler. Et peu importe si cela enlaidit les paysages et risque de déboucher sur une forme de “retail apocalypse” comparable à celle visible aux Etats-Unis où les faillites et licenciements de grandes entreprises commerçantes sont de plus en plus nombreux et laissent derrière eux des “dead malls”.

Les Dead Malls sont le symbole des échecs financiers des centres commerciaux aux Etats-Unis. Ici à Tucson en Arizona. ©Acc78 at English Wikipedia

Pourquoi les pouvoirs publics, pourtant garants de l’intérêt général, demeurent-ils si passifs ? D’abord, l’arsenal législatif et réglementaire pour limiter ces abus s’est considérablement affaibli ces dernières années. Par ailleurs, il est parfois difficile pour les maires de dire non à des projets de développement économique dans le contexte de disette que l’on connait. En effet, alors que les dotations aux communes vont encore diminuer et que l’Etat se serre la ceinture en fermant des administrations ou en supprimant des garnisons qui procuraient des revenus importants à des villes secondaires, rares sont les maires qui refusent de booster l’économie locale avec une nouvelle enseigne et l’emploi qu’elle offre au secteur déjà moribond de la construction. Par ailleurs, l’apparition d’un nouveau centre commercial est souvent mise au crédit de l’administration sortante lorsqu’arrivent les élections municipales. La mairie est alors heureuse de pouvoir jouer la carte de la création d’emploi et du dynamisme économique de leur commune, même si le bilan financier est rarement bénéficiaire une fois pris en compte les coûts de construction des infrastructures nécessaires et les avantages fiscaux consentis pour attirer les investissements.

A ce titre, le soutien du maire de Gonesse Jean-Pierre Blazy contre vents et marées au grand projet inutile de méga-centre commercial et de divertissement Europacity, porté par Immochan et son partenaire chinois Dalian Wanda, est l’exemple parfait. Dans cette commune sinistrée du Nord de Paris – au taux de chômage avoisinant les 20% -, l’argument de la création d’emplois utilisé par le groupe Auchan a su faire mouche pour légitimer ce méga-projet de 3,1 milliards d’euros à l’objectif extrêmement ambitieux de 30 millions de visiteurs par an dès l’ouverture programmée en 2024, malgré l’opposition musclée d’agriculteurs, de biologistes, de coopératives d’alimentation biologique et de la section locale de la CGT.

“L’appareil de régulation et de protection contre la spéculation immobilière a donc été progressivement démantelé afin de “libérer les énergies” des promoteurs ne répondant même plus aux besoins réels de l’économie en matière de vente.”

Les maires étant souvent condamnés à voir les projets des “foncières” se réaliser dans la commune voisine en cas de refus, leur marge d’action s’est réduite comme peau de chagrin. De même, la loi Royer de 1973 qui encadrait le développement de centres commerciaux a été progressivement démembrée avec la fin de l’obligation d’obtention d’un certificat d’urbanisme en 1996 (d’où la possibilité, par exemple, de construire en zone inondable) ou la disparition de la nécessité de comparer le nombre d’emplois créés et ceux potentiellement détruits. La loi de modernisation de l’économie portée en 2008 par Nicolas Sarkozy a même supprimé les réglementations concernant les densités de mètres carrés commerciaux par zones en fonction du nombre d’habitants.

Depuis 2014, les associations environnementales sont également privées de leur capacité à engager des recours contre ce type de développements tandis que la loi Macron empêche depuis 2016 la destruction des constructions illégales, un article auquel s’était opposé, entre autres, l’actuel président de l’Assemblée Nationale François de Rugy ! Et, dans le cas où les surfaces de vente ne trouveraient pas preneurs, les Sociétés d’Investissements Immobiliers Cotées (SIIC), peuvent depuis 2002 les faire figurer à l’actif de leur compte de bilan et ainsi gonfler leur patrimoine et attirer de nouveaux financements pour le bétonnage suivant. L’appareil de régulation et de protection contre la spéculation immobilière a donc été progressivement démantelé afin de “libérer les énergies” des promoteurs ne répondant même plus aux besoins réels de l’économie en matière de vente. Quant à la qualité de l’emploi créé, les responsables politiques feraient bien de la reconsidérer quand on connait la prévalence du temps partiel forcé, des licenciements abusifs, des horaires contraignants, la faiblesse des salaires, le manque d’opportunités de mobilité professionnelle ascendante et les taux élevés de turnover

Espérer une réponse à la hauteur de la part de l’Etat dans ce domaine s’apparente malheureusement à un voeu pieux dans l’immédiat. Face à cette catastrophe annoncée et  à la situation critique de nombreuses villes moyennes, le gouvernement a annoncé par la voix du ministre Jacques Mézard avoir entamé la création d’un plan dédié à ces dernières. Quand la montagne accouche d’une souris… Notons pourtant que les idées simples et rapides à mettre en place ne manquent pas : deux députés communistes ont proposé un amendement au projet de budget 2018 visant à taxer les parkings des surfaces commerciales de plus de 2500 m² afin de financer des infrastructures de transport tandis que le maire écologiste de Grenoble a appelé le gouvernement à suspendre l’installation de grandes surfaces en périphérie, s’inspirant de ce qui est déjà fait en Wallonie.

Le rééquilibrage du marché délirant des surfaces commerciales viendra sans doute plutôt d’un revers violent de la main invisible obligeant nombre de verrues architecturales du capitalisme contemporain à mettre la clé sous la porte ou à licencier. Compte tenu de la saturation du parc commercial, de la quasi-stagnation de l’activité économique comme du pouvoir d’achat et des possibilités de “dégraissement” du personnel encore renforcées et simplifiées par les deux lois travail, la pression toujours plus forte des actionnaires ne devrait pas tarder à éliminer les surcapacités latentes en matière de supermarchés; les licenciements à venir chez Pimkie en témoignent. En février dernier, Régis Schultz, président de Monoprix membre du comité exécutif du groupe Casino, a même demandé un moratoire sur de nouveaux centres commerciaux de périphérie, preuve que l’enseigne craint que cela finisse mal. Comme dans toute bulle spéculative, il suffit de peu pour que l’euphorie s’arrête soudainement ; or, d’une petite remontée des taux d’intérêt à un scénario de crise financière mondiale d’une ampleur inégalée, les nuages s’amoncellent. Il est sans doute temps.