Pourquoi Silvio Berlusconi est la figure politique emblématique de notre époque

Silvio Berlusconi en 2018. © Niccolò Caranti

Silvio Berlusconi, décédé à l’âge de 86 ans, a structuré la politique italienne autour de son empire télévisuel et a porté l’extrême droite au pouvoir. Prédécesseur de Donald Trump, il reste le symbole ultime de la marginalisation de la démocratie par le pouvoir des médias. Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez.

« La fin d’une époque ». C’est en ces termes que le quotidien italien La Repubblica a parlé de la mort de Silvio Berlusconi, en soulignant sa centralité dans la vie publique italienne durant plusieurs décennies. Cette mise en avant de sa stature « historique » est finalement plus indulgente que l’évoquation de ses liens avec la pègre, ses abus de pouvoir ou son utilisation du Parlement pour défendre son empire télévisuel. Pourtant, dire que sa mort marque la fin d’une époque revient à mal comprendre les changements qu’il a incarnés. De l’actuel gouvernement italien d’extrême droite à la montée du trumpisme aux États-Unis, nous vivons en effet toujours dans le monde de Berlusconi.

En 1994, la première campagne électorale du magnat des médias a inauguré de nombreux changements qui se sont rapidement répandus dans les démocraties occidentales. Axant sa campagne sur la résistance à une gauche prétendument surpuissante, il s’est présenté à la tête non pas d’un parti de masse, mais d’une start-up baptisée Forza Italia. Ses listes électorales étaient composées de ses alliés du monde des affaires, sa campagne s’est déroulée sur ses propres chaînes de télévision privées et son appel en faveur d’une Italie « libéralisée » et libre-échangiste a été associé à l’utilisation du pouvoir de l’État au service de ses propres intérêts commerciaux. En bref, il s’agissait d’une privatisation sournoise de la démocratie italienne.

Cela a été possible grâce à la décomposition de l’ancien ordre politique, ébranlé par un scandale de corruption connu sous le nom de « Tangentopoli », lequel a fait sombrer les anciens partis de masse entre 1992 et 1994. Dans une atmosphère de perte de confiance des citoyens dans leurs institutions, Forza Italia et ses alliés ont prétendu représenter un nouveau mouvement de « libéralisation » et dénigré les « politiciens » élitistes. Le Movimento Sociale Italiano (MSI), parti néofasciste allié à Berlusconi, s’est lui réinventé en parti de « la gente » – des gens ordinaires – et non du « tangente » – du pot-de-vin.

Berlusconi, membre de longue date de la loge maçonnique P2 – qui avait, par l’intermédiaire de son associé Marcello Dell’Utri, des liens avec la mafia – était un choix plutôt surprenant pour représenter ce changement d’époque. En réalité, son règne a au contraire renforcé les liens entre le pouvoir de l’État et les intérêts troubles du monde des affaires. Pourtant, la nouvelle droite qu’il dirigeait a réussi à rallier une minorité importante d’Italiens à son projet, remportant régulièrement les élections alors que la base de la gauche se fragmentait. Si les problèmes juridiques de Berlusconi ont bien fini par entraver sa carrière politique, il laisse derrière lui un espace public durablement affaibli et une droite radicalisée.

La fin de l’histoire

La fin de la guerre froide a joué un rôle décisif dans l’effondrement de l’ancien ordre politique italien et dans la libération des forces qui ont porté Berlusconi au pouvoir. Au milieu du triomphalisme de la « fin de l’histoire » et de ses petites querelles idéologiques, les médias libéraux ont parlé avec enthousiasme d’une opportunité historique : la chute du mur de Berlin permettrait engin de créer une Italie « moderne », « normale », « européenne », qui pourrait renaître des cendres des anciens partis de masse. Les communistes repentis se sont transformés en sociaux-démocrates ou en libéraux, et les partis démocrate-chrétien et socialiste, longtemps puissants, ont disparu sous le poids des affaires de corruption. Les massacres orchestrés par la mafia qui marquèrent le début des années 1990 rendirent encore plus urgent l’appel à l’assainissement de la vie publique italienne – et à l’imposition de l’État de droit par une administration efficace et rationnelle.

L’implosion des partis de masse et de leurs racines sociales n’a pas donné naissance à un domaine public plus moral, enfin libéré du clientélisme, mais plutôt à sa capture par ceux qui, comme Berlusconi, détenaient déjà le pouvoir par des moyens non électoraux.

La première incursion de Berlusconi dans l’arène électorale était une réponse à ce même moment de refondation – mais, tout en exploitant également un esprit « post-idéologique », elle pointait dans une direction presque opposée. L’implosion des partis de masse et de leurs racines sociales n’a pas donné naissance à un domaine public plus moral, enfin libéré du clientélisme, mais plutôt à sa capture par ceux qui, comme Berlusconi, détenaient déjà le pouvoir par des moyens non électoraux. Alors que dans les décennies d’après-guerre, le Parlement et même la radio-télévision publique avaient été dominés par les partis qui avaient mené la résistance contre le fascisme, la situation commençait à changer. L’empire commercial de Berlusconi, d’abord constitué dans l’immobilier, notamment dans le Milan très yuppie des années 1980, ont fait de lui le symbole d’un hédonisme entrepreneurial dynamique. Grâce à ses liens avec le parti socialiste de Bettino Craxi, il a pu, au cours de ces mêmes années, transformer ses réseaux de télévision locaux en chaînes nationales privées.

L’effondrement des anciens partis a également alimenté une « peopolisation » de la vie publique, associée à la recherche de leaders « présidentiels » à l’américaine. Bien au-delà de Berlusconi lui-même, une foule d’hommes d’affaires, de juges et de technocrates se sont disputé le contrôle de l’arène électorale en tant que figures supposées « salvatrices », capables de sortir l’Italie de ses errements de la politique politicienne et des combats idéologiques. Cette personnalisation de la vie publique a sans doute atteint son paroxysme pendant les neuf années où Berlusconi a été Premier ministre, entre 1994 et 2011. Ses propos sexistes et racistes récurrents, sa banalisation du fascisme historique et ses dénonciations des attaques des magistrats prétendument « communistes » à son encontre ont mis en rage ses adversaires et attisé sa propre base.

Durant cette période, le centre gauche est régulièrement tombé dans le piège consistant à faire des méfaits personnels du magnat le centre de sa propre action politique – en tentant sans cesse d’atteindre les franges soi-disant « modérées » de la base de Berlusconi dont on pensait qu’ils finiraient par se lasser de ses frasques. A l’inverse, la priorité absolue accordée aux milieux d’affaires et à la « libéralisation » économique en tant que modèle pour l’avenir de l’Italie ont été beaucoup moins contestés, alors qu’elles affectaient bien plus la vie quotidienne de l’électorat populaire.

Dans une certaine mesure, la corruption personnelle de Silvio Berlusconi a été son talon d’Achille politique. En 2013, il finit par être interdit d’exercice de toute fonction publique à la suite d’une condamnation pour fraude fiscale, ce qui a mis fin à sa position de chef de file de l’alliance de droite et a rapidement ouvert la voie à la Lega de Matteo Salvini. Cependant, au moment où cela s’est produit, le centre gauche avait déjà rejoint le gouvernement avec lui, car l’imposition de mesures d’austérité après la crise de 2008 nécessitait des « grandes coalitions » censées dépasser les clivages politiques.

La radicalisation de la droite italienne

Aujourd’hui, Forza Italia n’est plus la force dominante de la droite italienne : elle est désormais un partenaire minoritaire de la coalition dirigée par les postfascistes de Giorgia Meloni. Des alliés historiques de Berlusconi, comme Gianfranco Miccichè, patron de longue date du parti en Sicile, ont déjà déclaré qu’il était peu probable que Forza Italia survive sans son fondateur historique. Pourtant, si le parti lui-même est à bout de souffle, la transformation berlusconienne de la vie publique italienne est toujours d’actualité.

L’accent mis sur les intérêts personnels de Berlusconi et sur sa personnalité excentrique peut également occulter l’effet plus concret qu’il a eu sur le système des partis.

En effet, l’accent mis sur les intérêts personnels de Berlusconi et sur sa personnalité excentrique peut également occulter l’effet plus concret qu’il a eu sur le système des partis. En 2019, Berlusconi lui-même a apporté des éclaircissements à ce point, au cours d’un discours dans lequel il s’est vanté de son rôle historique dans la construction de la coalition de droite, alors qu’il n’était déjà plus dans la fleur de l’âge. « C’est nous qui avons légitimé et constitutionnalisé la Lega et les fascistes », a-t-il insisté, en formant un gouvernement avec ces forces en 1994, alors que les autres partis les refusaient alors en tant qu’alliés potentiels. Il a tenu ces propos dans un discours où il prenait ses distances avec le nationalisme italien « souverainiste », laissant entendre qu’il avait modéré ces forces en les intégrant à de hautes fonctions. Pourtant, le bilan réel est beaucoup plus mitigé.

Après de nombreux changements et des ruptures sporadiques, cette alliance de base – Forza Italia de Berlusconi, avec la Lega nord régionaliste et les héritiers du fascisme, aujourd’hui organisés en Fratelli d’Italia – a duré près de trois décennies. Ces dernières années, le magnat s’est présenté comme un garde-fou « pro-européen » contre les tendances « populistes », mais dans l’ensemble, les politiques identitaires nationalistes de cette coalition se sont radicalisées sous la direction de Salvini et maintenant de Meloni.

Cette ouverture relevait en partie du révisionnisme historique et visait à banaliser le bilan du fascisme. Certes, les affirmations du milliardaire selon lesquelles Benito Mussolini « n’a jamais tué personne » étaient offensantes pour les antifascistes et ceux qui se ont vécu sous le régime fasciste. Il ne s’agissait pas seulement du passé, mais aussi de faire passer l’Italie et les Italiens pour des victimes du politiquement correct imposé par la gauche et de son hégémonie culturelle qui viendrait plus de son poids au sein des élites culturelles que d’une légitimité obtenue dans les urnes. Berlusconi a également cherché à modifier ce qu’il a appelé la Constitution italienne « d’inspiration soviétique », rédigée par les partis de la Résistance en 1946-47, et à la remplacer par une constitution centrée sur un chef. Aujourd’hui, Meloni promet de poursuivre le même programme : non seulement un révisionnisme historique, mais aussi une mise à mort définitive de l’ordre politique d’après-guerre et de ses partis de masse, par le biais d’une réécriture de la Constitution elle-même.

Vendredi dernier, l’animatrice de télévision Lucia Annunziata a affirmé que les projets de Meloni de réécrire le document et de saturer le radiodiffuseur public RAI d’alliés politiques visaient à créer un « ordre au sommet avec son propre Istituto Luce », en reference à l’appareii de propagande du régime fasciste. L’actuel gouvernement a également été maintes fois comparé à celui du dirigeant hongrois Viktor Orbán. Mais il est aussi le pur produit d’une histoire italienne plus récente, marquée par la chute de la participation démocratique, la montée d’un nationalisme basé sur le ressentiment et un « anticommunisme » qui a largement survécu à l’existence réelle des communistes.

Berlusconi n’a certainement pas vidé la démocratie italienne de sa substance ni donné un coup de pouce à l’extrême droite à lui tout seul. Mais il en est le représentant emblématique, le visage souriant, la figure à la fois ridicule et sombre qui navigue entre blagues racistes et législation réprimant les migrants, entre références « indulgentes » à Mussolini et répression policière meurtrière lors du sommet du G8 à Gênes en 2001. Comme George W. Bush, dont il a soutenu la guerre d’Irak avec le concours de troupes italiennes, Berlusconi fera plus tard presque figure de personnalité positive par rapport à la droite plus dure et plus radicale qui l’a suivi, son amour pour les caniches bénéficiant d’un espace médiatique extraordinaire sur la RAI.

Pourtant, loin d’être une période heureuse qui contraste avec les maux d’aujourd’hui, le règne de Berlusconi a engendré les monstres qui ont suivi. La banalisation de son bilan aujourd’hui, en tant que partisan de l’Europe ou de l’OTAN ou même qu’opposant au « populisme », montre à quel point le courant politique dominant a basculé vers la droite et combien les critères de la « démocratie libérale » se sont effondrés. Berlusconi n’est plus mais nous vivons toujours dans son monde.

Beyrouth : face au vide étatique, la reconstruction par le bas

© LHB pour LVSL

Pouvoir exsangue, institutions engluées dans des divisions politiques et confessionnelles exacerbées par le conflit syrien, élections remises aux calendes grecques, crise économique parmi les plus violentes de l’Histoire avec une inflation à quatre chiffres : le Liban traverse ses heures les plus sombres depuis la guerre civile (1975-1990). Pourtant, au milieu du chaos souffle un vent d’espoir. Après l’explosion du port de Beyrouth, le 4 août 2020, une mobilisation collective sans précédent, soutenue par la diaspora et les organisations non gouvernementales (ONG), a permis de réparer une grande partie des dégâts causés dans les quartiers les plus impactés. Une reconstruction « par le bas », sans la moindre aide publique, qui a donné des idées au monde intellectuel pour bâtir une société plus juste. Un reportage de Nicolas Guillon.

C’est leur 11 septembre. Mais un 11 septembre qui serait intervenu dans la foulée d’un 24 octobre 1929 et dans un contexte pandémique. « Le 4 août 2020 a été l’explosion ultime venue clore une série », explique Alexis Abdallah, de l’ONG Live Love Beirut 1. Comme un Jugement dernier s’abattant sur ce Liban miné par ses sempiternelles luttes confessionnelles et une corruption politique à la limite de l’imaginable qui l’a plongé dans l’une des plus importantes crises économiques que l’on ait vues depuis deux siècles, au point de mettre son existence en péril. Car, comme le rappelle Fadlallah Dagher, le doyen de l’Académie libanaise des beaux-arts (Alba) 2, « le Liban est une idée plus qu’une réalité ».

Lorsque ce jeudi noir, à 18h08 heure locale, presque cent ans jour pour jour après le tracé officiel par la puissance mandataire française des frontières de l’Etat du Grand Liban, se produit dans le port de Beyrouth l’une des plus importantes explosions non-nucléaires de l’Histoire 3, le pays, reconfiné depuis quelques jours suite à une résurgence de cas de Covid-19, traverse une terrible récession. Durant le seul mois de juillet, la livre libanaise a perdu deux tiers de sa valeur et c’est tout un pays qui est en train de basculer dans la pauvreté. Alexis pointe une tour luxueuse en premier rideau du blast : « Tout le monde a été impacté, les plus pauvres comme les plus aisés, car comment voulez-vous réparer des dégâts lorsque votre argent est inaccessible ? »

En déambulant dans les rues pentues de la colline d’Achrafieh sur laquelle l’onde de choc s’est propagée, le jeune homme raconte l’indescriptible : « la forte chaleur ressentie, le souffle qui vous envoie dans la pièce d’à-côté, la déflagration que vous entendez de façon sourde ». Et puis, en sortant de chez soi, les premières images du désastre : les immeubles sans ouvertures voire sans façade, dont bon nombre menacent de s’effondrer, les habitants qui n’ont plus que leur voiture pour abri, les médecins de l’hôpital Geitaoui qui traitent les blessés dans la rue à la lumière de leur smartphone, les jeunes accourus pour balayer les innombrables débris, les livreurs qui, dans une ville pétrifiée, mettent spontanément leurs deux-roues à la disposition des secours : « Trois cents mobylettes ont sauvé trois cents vies », résume Alexis. À l’écoute de ce récit apocalyptique, le bilan officiel faisant état de 215 morts et 6 500 blessés apparaît presque miraculeux.

Pourtant, s’il ne persistait quelques stigmates du traumatisme, ici une structure métallique maintenant un édifice debout, là une bâche recouvrant un échafaudage, difficile, trois ans plus tard, de s’imaginer l’ampleur de la catastrophe. En effet, à Mar Mikhael comme à Gemmayzé, secteurs entièrement dévastés par l’explosion, la vie semble avoir repris son cours, même si en soirée le faible nombre de fenêtres éclairées trahit un certain exode. « Welcome to Lebanon ! », lance de sa voix tonitruante Charbel aux clients franchissant le seuil du restaurant Le Chef, une institution de la rue Gouraud, qui a survécu à la guerre civile. Ici s’entassent joyeusement, dans une salle ne dépassant pas les vingt-cinq couverts, familles du quartier, expatriés et touristes en recherche d’authenticité. Comme l’indique le nom du lieu, chez Le Chef on parle français, bien que la devise de la maison s’affiche en anglais au comptoir : « A generous hand in a broken land ». Une formule en parfaite adéquation avec l’esprit et l’énergie qui ont prévalu dans la ville depuis la « nuit du 4 août ».

Macron et l’espoir déçu

Certes, faute de puissance publique, la reconstruction du port n’a toujours pas débuté et l’enquête piétine. Présent sur zone dès le 6 août 2020, Emmanuel Macron avait pourtant suscité un grand espoir parmi la population. Mais depuis, rien, si ce n’est un jeu dangereux comme l’écrivait, le 3 avril dernier, Anthony Samrani, dans le quotidien libanais L’Orient-Le Jour : « Emmanuel Macron a mené ici une politique parfois incohérente, souvent illisible. (…) Près de trois ans plus tard, aucune réforme n’a été mise en œuvre, le Liban continue de se déliter et rien ne permet de penser que la situation va s’améliorer à court et moyen terme. » En arrière-plan, une élection présidentielle qui n’en finit pas d’être reportée et pour laquelle Paris soutient la candidature de Sleiman Frangié 4. « Mais comment Emmanuel Macron, qui appelait encore en décembre dernier les Libanais à « changer de leadership » et à « dégager les responsables politiques qui bloquent les réformes », a pu se retrouver dans la situation de celui qui doit « vendre » le candidat du Hezbollah aux Saoudiens ? », s’interroge l’éditorialiste.

De fait, Le Liban est aujourd’hui coincé entre deux veto. Mais la nature ayant horreur du vide, la société civile n’a pas tardé à remplir la case laissée vacante par le pouvoir. Engagés depuis octobre 2019 dans un mouvement de manifestation ayant conduit à la chute du gouvernement, les activistes étaient sur le pied de guerre, les ONG déjà à l’œuvre sur le terrain et les universitaires au chevet de leur ville martyrisée ; alors la mobilisation collective fut instantanée pour réparer ce qui pouvait l’être sans nécessiter une intervention d’en haut. « Les gens étaient dépassés par l’ampleur des dégâts, il fallait dans un premier temps répondre aux besoins urgents, explique Bachir Moujaes, architecte, enseignant à l’Alba et alors habitant d’Achrafieh. Il faut bien comprendre que sitôt la sidération passée on est confronté à l’ingérable : il n’y a plus de compteurs d’électricité, de réservoirs d’eau. » À l’initiative de l’Ordre des ingénieurs et architectes de Beyrouth 5, un état des lieux est immédiatement engagé. La zone impactée est divisée en cinquante-deux super îlots et autant d’équipes sont constituées qui vont œuvrer durant deux mois sur la seule base du volontariat. Considéré comme le « Monsieur Patrimoine » de Beyrouth, Fadlallah Dagher appelle le Service des Antiquités pour offrir les services de son agence, puisqu’il s’avère que la pierre a davantage souffert que le béton. C’est l’acte de naissance de l’association Beirut Heritage Initiative (BHI) 6, dont le logo apparaît aujourd’hui sur de nombreux panneaux de chantier : « Toutes les bonnes volontés se sont retrouvées et nous nous sommes réparti le travail. Nous avons établi des cartes, un plan d’actions. Ce fut un moment de grâce. »

Puis très vite vient le temps de travaux. Les ONG parent à la première urgence, remettent compteurs et réservoirs en état de marche : il faut encourager les habitants qui le peuvent à revenir au plus vite chez eux et permettre à ceux qui ont refusé de quitter les lieux de revivre le plus rapidement possible dans des conditions décentes. Les donations affluent : sommes consistantes mais également modestes. À sa création en 2012, Live Love Beirut se limitait à une équipe de quatre personnes ; elles sont désormais plus de cinquante à travailler pour elle. « Suite à l’explosion, nous avons commencé par monter des opérations de l’ordre de 3 000 USD (ndlr, 2 738 EUR), aujourd’hui certaines atteignent 2,5 millions USD (ndlr, 2,28 millions EUR) », annonce fièrement Alexis Abdallah. Les opérations en question s’organisent par cluster, c’est-à-dire par groupe de quatre, cinq, six, voire une dizaine de bâtiments, comme dans celle qu’Alexis nous fait visiter. Concrètement, une fois les dégâts inventoriés, un partenariat est engagé avec les propriétaires, langue est prise avec le gouverneur de la ville, l’ONG sollicitée débloque les fonds et les appels d’offres aux entreprises sont lancés. Là encore, étape après étape, chacun apporte son écot : un cabinet d’avocats se met en disponibilité pour rédiger les contrats, des entreprises acceptent de travailler à marge réduite sans pour autant transiger sur la qualité – une gageure au Liban où l’exception a toujours fait office de règle. Dans la continuité de l’état de grâce, une confiance s’est installée. « Nous avions le budget pour rénover douze bâtiments, finalement nous avons pu en faire vingt-deux », s’étonne encore Fadlallah Dagher. Du côté de Live Love Beirut, le bilan des rénovations dressé en mars dernier est spectaculaire : 385 appartements, 45 immeubles patrimoniaux, 55 magasins pour un total de plus d’un millier de bénéficiaires. On serait tenté de vanter pour la énième fois la résilience du peuple libanais mais celui-ci ne veut plus entendre ce mot qui semble servir de prétexte à toujours alourdir un peu plus son fardeau. La résilience ne saurait être durable.

« Nous avons surtout le sentiment d’avoir inventé un processus nouveau parce que les grandes opérations de reconstruction sont généralement dirigées par la puissance publique ou déléguées à une société privée d’aménagement, comme cela fut le cas pour le centre-ville de Beyrouth après la guerre civile », précise l’architecte franco-libanais Jad Tabet, président de l’Ordre au moment du recensement des dégâts 7. Deux modèles bien évidemment inadaptés au Liban tant que la vacance du pouvoir perdurera et qu’un équilibre économique et financier n’aura pas été recouvré. Mais c’est peut-être, paradoxalement, une chance pour Beyrouth qui, en l’absence d’institutions fonctionnant démocratiquement, est parvenue à imaginer un autre mode de faire, non plus top down mais bottom up, c’est-à-dire partant de la base, une méthode, qui correspond finalement assez bien à ce pays si singulier. Un adage libanais ne dit-il pas : « Si tu as compris le Liban c’est qu’on te l’a mal expliqué ».

Centre-ville fantôme

Car force est de constater qu’il fait meilleur se promener dans les quartiers bordant le port, même après l’explosion, même sur des trottoirs étroits et défoncés, au milieu de la jungle des voitures et de l’odeur des ordures, que dans les rues gentrifiées du downtown, certaines aujourd’hui barrées de rouleaux de barbelés pour protéger quelque dignitaire n’ayant pas la conscience tranquille. Depuis les manifestations de 2019, il est, en effet, impossible d’accéder à la place de l’Étoile où trône la tour de l’Horloge. Autour, un centre-ville fantôme que la crise a vidé de ses occupants privilégiés. Le grand œuvre de Rafiq Hariri, assassiné en ces lieux-mêmes, ne ressemble plus qu’à un décor de cinéma dont même les enfants de réfugiés ont disparu. Pour une fois qu’un projet ne reste pas au fond d’un tiroir, celui-ci apparaît aujourd’hui totalement anachronique. Ce qui se voulait être un centre du monde, avec ses malls luxueux, est devenu une impasse, illustration d’un libéralisme poussé au bout de sa logique, qui, à force de mensonge et d’immoralité, en vient à nier toute humanité.

Avec ses cafés tous plus accueillants les uns que les autres, ses souks alimentaires et ses ateliers d’artiste, la vitalité sociale et créative des quartiers de Gemmayzié et Mar Mikhael offre un contraste saisissant, dont les enseignements à tirer dépassent le contexte libanais. En contrepoint des habituelles démarches capitalistes aboutissant bien souvent à la confiscation de la vie par le béton, s’épanouit ici une urbanité organique et inclusive qui commence au seuil de son domicile et s’étend jusqu’à la rue, pour donner la priorité aux liens. Après l’apocalypse, l’arbre a repoussé. Cet « urbanisme du possible », comme l’a joliment défini Bachir Moujaes, apparaît dès lors comme un motif d’espérance dans les cas les plus désespérés. L’architecte mène avec ses étudiants des travaux sur cet urbanisme « tactique » qui s’affranchit de la planification. En parallèle de l’action sur le terrain, cinq des sept écoles d’architecture du pays ont planché sur les grands principes qui pourraient demain présider à la construction d’un écosystème pour une ville plus juste, tant sur le plan spatial que social. Un travail qui a abouti à la publication d’un document référence : la « Déclaration de Beyrouth » 8. Selon Mona Fawaz, de l’Université américaine de Beyrouth (AUB) 9, cette régénération hors portage politique de sa capitale offrirait deux opportunités au Liban : « d’une part l’invention d’un nouveau modèle économique, plus redistributif et moins spéculatif, d’autre part le dépassement des confessions par le vivre-ensemble ».

Mona Fawaz était de la liste « indépendante, non confessionnelle et paritaire » Beirut Madinati (ndlr, en arabe, Beyrouth est ma ville) qui osa défier les partis traditionnels lors des élections municipales de 2016. Beirut Madinati récolta 30 % des suffrages mais… aucun siège au conseil, la loi attribuant la totalité de la représentation à la liste arrivée en tête du suffrage. Qui plus est, au Liban, on ne vote pas dans son lieu de résidence mais dans la commune de ses racines familiales, ce qui fait qu’à peine 200 000 personnes ont leur mot à dire sur la gestion d’une ville qui compte deux millions d’habitants. « Cette situation traduit bien le divorce qui existe entre le pays légal et le pays réel, développe sa collègue et colistière Mona Harb. Cela fait plus de vingt ans que nous travaillons à la construction d’une ville plus juste, qui rejaillirait bien entendu sur l’ensemble du pays. Nous nous battons contre les projets les plus insensés, nous faisons du bruit. Depuis les relevés post-explosion, nous sommes en possession d’une importante somme de données, nous savons précisément quelle propriété appartient à quel propriétaire (la moitié des immeubles du front de mer au seul clan Hariri). Il serait parfaitement envisageable d’instaurer une taxe sur les plus-values immobilières pour financer un autre projet de société. C’est très frustrant parce que nous sommes prêts et qu’il y a actuellement, de par la faiblesse du pouvoir, une fenêtre pour agir, pour insuffler une dynamique nouvelle. » Fadlallah Dagher mise, lui, sur le fait inéluctable que « les vieux chefs de guerre qui ont installé un esprit tribal au sein de l’Etat finiront par disparaître ». 

Le 13 avril 1986, le poète libanais Antoine Boulad écrivait ces lignes dans L’Orient-Le jour : « Un pays vole en éclats lorsque sa capitale est atteinte. Une capitale se désintègre lorsque son centre est détruit. Ces deux cercles concentriques qui font une nation, les hommes politiques de demain n’auront dansé que sur leurs débris. Ainsi, il n’y aura plus de politique au Liban. J’ai peine à croire qu’il y aura des hommes. » 10 Trente-sept ans plus tard, constatons que l’oracle s’est trompé sur au moins un point.

Remerciements à Ariella Masboungi, Grand Prix de l’urbanisme 2016, pour son aide précieuse dans la construction de ce reportage.

Notes :

1. Live Love Beirut

2. Alba: Université De Balamand – Académie Libanaise Des Beaux-Arts

3. Selon des spécialistes de l’Université de Sheffield, au Royaume-Uni, l’explosion du port de Beyrouth aurait atteint 1/10ème de la puissance de la bombe atomique ayant détruit Hiroshima.

4. Entre Riyad et Paris, le fossé se creuse, article de Mounir Rabih in L’Orient-Le Jour, 20 mars 2023.

5. www.oea.org.lb

6. https ://beirutheritageinitiative.com

7. Beyrouth, un processus innovant de reconstruction, Jad Tabet et Ariella Masboungi : entretien croisé in revue Urbanisme, novembre 2021.

8. Déclaration urbaine de Beyrouth – FRAN FINAL.pdf (oea.org.lb)

9. www.aub.edu.lb

10. Les franges incendiées du ciel, Antoine Boulad in Le goût du Liban, p. 89-91, texte choisis par Georgia Makhlouf, coll. Le petit mercure, Editions Mercure de France, août 2021.

Au Congrès américain, les va-t-en-guerre baignent dans les conflits d’intérêts

Le Pentagone, siège du Secrétariat d’Etat à la Défense américain. © Touch of light

De nombreux élus américains détiennent des parts importantes dans les entreprises d’armement qui bénéficient de contrats fédéraux. Ceux-ci sont, chaque année, plus importants. Cette intrusion flagrante des intérêts militaro-industriels dans la sphère politique est l’une des clefs qui permet d’expliquer la surenchère militariste de Washington dans le conflit ukrainien. Par Shea Leibow, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

Alors que le Congrès reprend ses activités après les élections de mi-mandat, les représentants américains s’attèlent désormais à définir le budget, les dépenses et la politique du Département de la Défense des Etats-Unis à travers le National Defence Authorization Act (NDAA) pour l’année fiscale 2023. Après le budget record de 778 milliards de dollars de l’année dernière, la fourchette supérieure du NDAA pour cette année, autorisée par la commission des services armés du Sénat, s’élève à la somme stupéfiante de 858 milliards de dollars.

Ce chiffre dépasse même la demande initiale du Président Joe Biden, déjà astronomique, de 813 milliards de dollars. Avant de prendre des vacances, le Sénat a proposé des amendements au NDAA ajoutant jusqu’à 100 milliards de dollars au budget initialement proposé. Bien que ces amendements varient par leur sujet, ils sont unifiés quant à leurs plus grands bénéficiaires : les fournisseurs militaires comme Boeing et General Dynamics profiteront grandement des largesses du Sénat en matière d’achat d’armes militaires, s’assurant ainsi un marché encore plus grand pour leurs avions V-22 Osprey, leurs chars Abrams ou leurs véhicules Stryker. Or, comme plusieurs membres du Congrès possèdent des montants importants d’actions dans ces entreprises de défense, ils ont aussi beaucoup à gagner en cas d’augmentation du budget du NDAA.

L’argent de l’industrie de l’armement s’immisce dans la politique américaine sous de nombreuses formes : contributions aux campagnes électorales, affectation d’allocations lucratives, emploi de coûteux lobbyistes coûteux pour représenter leurs intérêts etc. Cependant, le lien le plus direct entre le pouvoir politique et les gains financiers est sans doute la capacité des membres du Congrès à détenir et à échanger des actions dans les industries sur lesquelles ils légifèrent directement. 

Selon une note publiée par le Congressional Progressive Caucus [coalition parlementaire de l’aile gauche démocrate NDLR] en avril 2022, 284 membres du Congrès, soit 53 %, détiennent des actions – ce qui signifie que leurs finances personnelles sont directement rattachées au succès ou à l’échec d’industries et de sociétés spécifiques. Des exemples flagrants de délits d’initiés, tels que des opérations boursières menées en 2020 fondées sur des informations secrètes sur le coronavirus, auxquelles les parlementaires avaient eu accès, ont mis en lumière le sujet dans la période récente.

Une récente étude du Syndicat national des contribuables, la National Taxpayers Union, a ainsi prédit que le budget militaire annuel pourrait dépasser les 1 000 milliards de dollars d’ici 2027

Le problème ne réside pas seulement dans la capacité ainsi acquise, par les membres du Congrès, de se servir des informations confidentielles auxquelles ils ont accès pour boursicoter. Il réside aussi dans leur propension à façonner la politique américain au gré de l’intérêt des industries dans lesquelles ils détiennent des parts. Il s’agit de la définition même d’un conflit d’intérêts. Un récent reportage du New York Times a ainsi révélé qu’au moins 97 membres du Congrès, ou leurs conjoints ou personnes à charge, ont acheté ou vendu des actions ou autres actifs financiers dans les industries sur lesquelles ces membres légifèrent dans le cadre de leur travail au Congrès.

Étant donné les montants colossaux en jeu, les commissions des services armés ne font pas exception. De fait, elles ont été reconnues comme étant celles qui ont enregistré le plus de transactions boursières de toutes les commissions du Congrès. Au sein de la Commission des services armés du Sénat (SASC), plusieurs membres détiennent des parts importantes dans les sociétés de défense dont ils votent l’augmentation des contrats fédéraux chaque année.

Le sénateur Tommy Tuberville (Républicain de l’Alabama) possède par exemple 200 000 $ en actions des sociétés de défense Honeywell, Lockheed Martin, General Electric, Raytheon et General Dynamics ; le sénateur Jacky Rosen (Démocrate du Nevada) possède jusqu’à 110 000 $ en actions General Electric ; et le sénateur Gary Peters (Démocrate du Michigan) possède environ 15 000 $ en actions Raytheon. Certains membres du SASC spéculent de manière encore plus massive, comme le sénateur Jim Inhofe (Républicain de l’Oklahoma), qui a acheté et vendu des actions de technologie militaire pendant que le SASC négociait un contrat de 10 milliards de dollars avec le Pentagone.

Conscient des dangers de tels conflits d’intérêts, en 2012, Barack Obama a fait voter le Stock Act afin d’empêcher les membres du Congrès de faire des transactions et de détenir des actions grâce à des informations privilégiées. Mais cette loi n’est que très peu respectée : selon Insider, au moins soixante-quatorze membres du Congrès ont enfreint le Stock Act ce mois-ci. Les sanctions actuelles sont d’un niveau dérisoire par rapport aux gains : l’amende moyenne est de seulement 200 dollars !

Alors que ces transactions courantes passent largement inaperçues au yeux de la loi, une nouvelle législation du Congrès va peut-être voir le jour. Depuis le début de l’année, de multiples textes de loi ont été introduits pour mettre en œuvre une interdiction du négoce des actions plus efficace et plus solide. La loi sur l’interdiction des transactions boursières au Congrès (Ban Congressional Stock Trading Act) a été introduite en janvier par le sénateur démocrate Jon Ossoff. En février, la loi bipartisane sur l’interdiction de l’actionnariat au Congrès (Bipartisan Ban on Congressional Stock Ownership Act), moins rigoureuse, a elle été introduite par la sénatrice Elizabeth Warren. Toujours en février, le leader de la majorité au Sénat, le démocrate Chuck Schumer, a formé un groupe de travail pour élaborer une législation commune sur l’interdiction des transactions boursières. La séance consacrée à cette législation avait été reportée après les élections de mi-mandat, mais elle sera probablement soumise à un vote prochainement

Si le va-et-vient qui dure depuis des mois sur cette impérieuse réforme n’est guère surprenant. Pourquoi les élus qui possèdent des actions se mobiliseraient-ils pour un vote sur une question populaire auprès de leurs électeurs mais contraire à leurs intérêts particuliers, surtout au moment où ils font campagne pour les élections de mi-mandat ? Toutefois, malgré la lenteur législative, les transactions boursières du Congrès attirent de plus en plus l’attention du public, ce qui n’était pas le cas au cours des dernières décennies. Néanmoins, les opposants à la présence de l’argent en politique – et en particulier les opposants à la guerre qui craignent que les ingérences de l’industrie de la défense n’entraînent une augmentation des budgets militaires – doivent maintenir une forte pression populaire s’ils entendent contrer l’hésitation du Congrès. 

Si de telles pratiques ne sont pas interdites au Congrès – et à la commission des services armés du Sénat en particulier – le NDAA ne s’arrêtera pas à 853 milliards de dollars. Une récente étude du Syndicat national des contribuables, la National Taxpayers Union, a ainsi prédit que le budget militaire annuel pourrait dépasser les 1 000 milliards de dollars d’ici 2027. 

Certes, les investissements personnels des membres du Congrès dans le complexe militaro-industriel ne sont pas la seule raison qui les conduit à voter pour des solutions militaristes plutôt que pour une approche diplomatique du conflit ukrainien, mais elles constituent certainement une incitation personnelle majeure. Il est en tout cas probable qu’ils continueront à voter pour des budgets du Pentagone toujours plus élevés tant qu’ils profiteront directement des dépenses d’armement fédérales… 

Bien qu’une interdiction de la transaction d’actions n’impliquera pas, à elle seule, une réduction du budget du Pentagone, elle poussera au minimum les membres du Congrès – en particulier ceux qui siègent dans les commissions chargées de prendre des décisions cruciales – à créer des lois et des budgets sans motivation financière personnelle directe. Bien sûr, les dons de campagne et les réseaux de lobbying de l’industrie de la défense sont une autre affaire, qui nécessitent aussi une législation plus stricte…

« Il faut accepter que l’histoire de l’Afrique s’écrive sans la France » – Entretien avec Thomas Borrel et Thomas Deltombe

De gauche à droite : Léopold Sédar Senghor, François Mitterrand, Emmanuel Macron, Jacques Foccart et Félix Houphouët-Boigny © Aymeric Chouquet

« Il n’y a plus de politique africaine de la France » déclarait le président Emmanuel Macron devant les étudiants burkinabè, en 2017. Avant lui, c’était François Hollande : « Le temps de la Françafrique est révolu ». Encore avant, Nicolas Sarkozy disait vouloir « en finir avec 50 ans de Françafrique ». Cela n’empêche pas aujourd’hui Jean-Yves Le Drian, ministre des Affaires étrangères, de mettre en garde les autorités d’un pays souverain : « Il n’est pas possible d’envisager que Wagner vienne au Mali ». Comment expliquer de telles contradictions ? Interrogés par LVSL, Thomas Borrel, membre de l’association Survie, et Thomas Deltombe, auteur et éditeur à La Découverte, reviennent sur la nature, l’histoire et l’actualité de la Françafrique. Ils sont, avec l’historien Amzat Boukari-Yabara et le journaliste Benoît Collombat, les coordinateurs de la somme de 1 000 pages L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique (Seuil, 2021). Entretien réalisé par Tangi Bihan.

LVSL – On fait traditionnellement commencer la Françafrique avec la mise en place des réseaux de Jacques Foccart, qui était le bras droit du général de Gaulle. Vous montrez que le système se met en place sous la IVe République, en l’absence de De Gaulle donc. Vous soulignez le rôle de François Mitterrand ministre de la France d’Outre-mer en 1950-1951. Vous montrez que les indépendances africaines sont moins une rupture qu’une continuité.

Thomas Deltombe – Il faut partir du mot « Françafrique » lui-même. Il y a une sorte de paradoxe autour de ce mot. D’un côté, il s’impose chaque fois qu’il est question des relations franco-africaines. De l’autre, il ne cesse d’être moqué et les gens qui l’utilisent sont regardés avec mépris ou condescendance, sous prétexte qu’ils seraient trop « militants » ou « mal informés ». Ce paradoxe se double de quelque chose d’encore plus paradoxal : certains commentateurs disent dans le même souffle que le mot « Françafrique » ne veut rien dire et… qu’elle a disparu !

Du côté de ceux qui utilisent le mot, pour le revendiquer comme d’ailleurs pour le contester, on constate un récit presque canonique affirmant que la Françafrique est née avec la Ve République et qu’elle serait consubstantiellement liée à la personne de Jacques Foccart, le « Monsieur Afrique » du gaullisme. L’âge d’or de la Françafrique serait la période où Foccart était à l’Élysée, entre 1958 et 1974 ; elle aurait ensuite progressivement dépéri jusqu’à disparaître au lendemain de la chute du mur de Berlin.

Dans L’Empire qui ne veut pas mourir, nous remettons en cause ce récit en expliquant que les origines de la Françafrique sont antérieures au retour de de Gaulle au pouvoir en 1958. Le mot lui-même apparaît bien avant la Ve République, et même avant la IVe République ! Nous avons ainsi découvert que le terme « Françafrique », en un seul mot et avec la cédille, apparaît en une dans le numéro du 15 août 1945 du quotidien L’Aurore. Le mot apparaît donc avant ce qu’il est censé décrire ? Cette découverte invite selon nous à réfléchir non seulement à la chronologie, mais également à la définition même du mot.

Les origines de la Françafrique sont antérieures au retour de de Gaulle au pouvoir en 1958.

Une des caractéristiques de la Françafrique, c’est sa malléabilité, sa capacité à évoluer pour s’adapter aux évolutions historiques – géopolitiques, géostratégiques, économiques –, aux rapports de force mondiaux, aux équilibres internes en France, etc. Concevoir la Françafrique comme un système évolutif, ainsi que nous le proposons, remet en cause l’historiographie trop rigide des relations franco-africaines. Le système que nous étudions plus spécifiquement, que nous appelons Françafrique, émerge avant les indépendances, durant la période qualifiée de « décolonisation », et sert précisément à vider ces indépendances et ce processus de décolonisation de leur substance.

Cette adaptabilité du système françafricain est perceptible dès les années 1950, et même avant, dans la question du réformisme du système colonial. Dès la Seconde Guerre mondiale et dans les années suivantes, une réflexion intense agite les milieux dirigeants français qui cherchent le moyen d’adapter le système, pour répondre aux revendications des colonisés, tout en assurant sa perpétuation, pour défendre les intérêts géostratégiques français.

Thomas Borrel – Le mot Françafrique recouvre en outre tout le pan institutionnel du système. Les gens qui font démarrer la Françafrique avec l’arrivée de De Gaulle et de Foccart à l’Élysée se concentrent sur les barbouzeries, les coups tordus, les coups d’État pour mettre en place des chefs d’État acquis aux intérêts de la France.

Mais tout le pan institutionnel, notamment à travers la coopération, fait clairement partie de la Françafrique. Sous la IVe République, il y a une réflexion sur la manière de confisquer une part de souveraineté des futurs États par ce biais. Des idées très claires à ce sujet sont par exemple posées dès 1953-1954 par des personnages comme Michel Poniatowski ou Claude Cheysson, qui arriveront aux responsabilités sous la Ve République.

TD – Parmi ces personnalités, il y a François Mitterrand, qui fut ministre de la France d’Outre-mer en 1950-1951 et qui s’est passionné pour les questions africaines dans les années suivantes. Étrangement, ses prises de position sur les questions coloniales dans les années 1950 sont très peu connues aujourd’hui alors qu’elles n’étaient pas du tout anecdotiques. Durant son passage au ministère de la France d’Outre-mer, il a mis en place une forme d’alliance politique avec les nouvelles élites africaines de l’époque, notamment avec Félix Houphouët-Boigny, alors président du Rassemblement démocratique africain (RDA), principale formation politique des colonies d’Afrique subsaharienne.

L’idée de Mitterrand est de s’allier avec ce type de leaders au sein du RDA pour réformer le système vers une forme de d’association, de façon à marginaliser les forces qui contestent les fondements mêmes du système colonial. Il s’agit de s’allier avec des réformistes pour faire perdurer le système colonial et pour casser les mouvements qui cherchent au contraire à sortir de ce système. On voit alors émerger ce qui deviendra un des piliers du système françafricain : l’alliance entre une partie des élites françaises et la frange des élites africaines perçues comme pro-françaises.

LVSL – Il s’est joué une lutte entre les élites « indigènes » à cette époque. Il y avait d’un côté des leaders pro-français, représentés par Félix Houphouët-Boigny et Léopold Sédar Senghor, et de l’autre côté des leaders indépendantistes, comme Sékou Touré ou Ruben Um Nyobè.

TD – La scène politique franco-africaine est assez complexe car le positionnement de certaines de ces personnalités a évolué au cours des années 1950. Si vous citez Houphouët-Boigny et Senghor, c’est peut-être justement parce qu’eux n’ont pas beaucoup varié dans leurs prises de position (si on excepte l’alliance de circonstances nouée par Houphouët avec le Parti communiste à la fin des années 1940). Marqués en profondeur par la logique de l’assimilation, ils sont clairement positionnés contre l’indépendance. Ils décrivaient l’alliance de l’Afrique avec la France comme une relation fusionnelle. De ce point de vue, le mot « Françafrique », qui marque sémantiquement cette logique fusionnelle, est très adapté à ces deux personnalités.

D’autres personnages ont adopté des stratégies plus fluctuantes. En raison de leurs positions ultérieures, Sékou Touré ou Modibo Keïta sont apparus comme des anti-impérialistes convaincus. Pourtant, jusqu’à très tard dans les années 1950, ils ont suivi Houphouët-Boigny dans sa ligne « réformiste » pro-française au sein du RDA, contre les leaders indépendantistes qu’étaient Ruben Um Nyobè de l’Union des populations du Cameroun (UPC) et Djibo Bakary du Sawaba, au Niger. Ces deux formations politiques, antennes du RDA dans leurs pays respectifs, en ont été exclues au milieu des années 1950.

Il y avait donc différents types de position. Évidemment les Français ont misé sur ceux qui étaient les plus favorables à leurs intérêts, ce qui a permis à Houphouët-Boigny et à Senghor de devenir ministres sous la IVe République, puis présidents après l’indépendance de leurs pays, la Côte d’Ivoire et le Sénégal.

À l’inverse, Djibo Bakary, pourtant dirigeant du gouvernement nigérien, a été éjecté dès 1958 dans ce qui s’apparente à un véritable coup d’État fomenté par les autorités coloniales françaises. Il a été remplacé par le leader houphouétiste Hamani Diori.

Quant aux leaders indépendantistes camerounais, ils ont été purement et simplement liquidés. Refusant de se soumettre à la politique néo-coloniale naissante et ayant engagé une lutte de résistance armée, les leaders de l’UPC ont été assassinés un à un. Ruben Um Nyobè a été tué, au « maquis », en septembre 1958 par l’armée française. Félix Roland Moumié, président du mouvement, a été empoisonné par les services secrets français, à Genève, en octobre 1960. Les rênes du Cameroun ont été confiées à Ahmadou Ahidjo, un leader de faible envergure mais offrant les garanties d’une solide francophilie.

LVSL – Vous montrez que la Françafrique a deux facettes : une facette institutionnelle, c’est le côté visible, et une de relations interpersonnelles, qui, elles, sont plutôt dans l’ombre.

TB – Au moment même où se discutent les indépendances, se discutent aussi les accords de coopération qui permettent à la France d’établir un maillage au sein même de l’appareil du jeune État. L’État fonctionne avec des assistants techniques placés à des fonctions de conseillers des nouvelles autorités, qui permettent d’influencer les prises de décisions.

Tout cela fait partie de la Françafrique. Michel Debré, Premier ministre sous de Gaulle, explique d’ailleurs en 1960 au Premier ministre gabonais Léon Mba qu’« il y a deux systèmes qui entrent en vigueur simultanément : l’indépendance et les accords de coopération. L’un ne va pas sans l’autre ». C’est ce qu’on oublie le plus souvent. Le ministère de l’Outre-mer a en partie muté en ministère de la Coopération, dans lequel des administrateurs coloniaux continuent leur carrière. Cette filiation-là est centrale dans la Françafrique.

Et même lorsqu’on parle des réseaux Foccart, on pense à tous les coups tordus. Mais Foccart occupait le secrétariat général des Affaires africaines et malgaches, une institution au cœur du pouvoir français, dont la « cellule africaine » de l’Élysée a été l’héritière.

TD – Il faut noter que les relations interpersonnelles ne sont pas intégralement invisibles ou occultes. La mission de Jacques Foccart, et ce n’est pas du tout caché – c’est même dans le Journal officiel – est d’entretenir des relations personnelles entre le président de la République française et les présidents des pays africains « amis ». L’amitié est très mise en scène : on se serre la main, on s’accueille chaleureusement en visite officielle, etc. Le tout s’accompagne de cette thématique omniprésente de la famille : on parle sans cesse de « famille franco-africaine » (le président centrafricain Bokassa appelle même de Gaulle « papa » !) ou encore, comme le disait Mitterrand, du « couple franco-africain ». Une des missions officielles de Foccart était de fluidifier ce type de relations, devenues presque intimes avec le temps.

Mais ses missions se doublaient d’autres, moins officielles, qui nous font entrer dans les arcanes obscurs de la Françafrique. Car ces intimités ont rapidement fait émerger des systèmes de réseaux parallèles, d’entente occulte et de corruption systémique. Le financement occulte de la vie politique française, par exemple, est une pratique très ancienne. Jacques Foccart l’évoque ouvertement dans son Journal de l’Élysée dans lequel il raconte comment Félix Houphouët-Boigny lui donnait de l’argent pour les campagnes électorales. La promiscuité entre les responsables politiques français et des leaders du tiers monde à la tête de fortunes colossales – comme Houphouët-Boigny, Omar Bongo, Mouammar Kadhafi et autres – mais ne rendant aucun compte leur propre peuple, explique pourquoi ces circuits de financements occultes se sont si facilement développés. Notamment à partir des années 1970, avec l’explosion des prix des matières premières.

TB – Les grands scandales politico-médiatiques de corruption françafricaine sont postérieurs à l’époque Foccart. Le premier vraiment retentissant et qui influe sur le cours de la vie politique en France, c’est celui des diamants que Bokassa a offerts à Giscard d’Estaing. Il y a aussi l’affaire « Carrefour du développement », dans les années 1980, qui a éclaboussé la gauche et, par ses rebondissements, la droite. Et puis, surtout, l’affaire Elf, à partir des années 1990.

Lire notre entretien avec Bruno Jaffré : « Assassinat de Thomas Sankara : le gouvernement doit lever le secret défense ».

Dans l’ombre, il y a surtout les putschs et les assassinats, par exemple celui de Sylvanus Olympio au Togo en 1963. Il y a un faisceau d’indices qui montre des liens entre les putschistes, le commando qui se rend chez Olympio et qui l’assassine, et l’ambassade de France sur place. Après l’époque de Jacques Foccart, il y a le cas célèbre de Bokassa, évincé par une double opération militaire : une première action clandestine qui remet en place son prédécesseur, David Dacko, et celle plus connue, « Barracuda », qui sécurise le nouveau régime. Autre exemple très connu, en 1987, l’assassinat de Thomas Sankara, sur lequel le rôle exact de la France reste à éclaircir.

LVSL – On a parlé de la politique de coopération qui a été mise en place au moment des indépendances, elle a pris la forme de l’aide au développement depuis quelques décennies. Selon vous, l’aide au développement est à la fois une « illusion » et un outil d’« influence » alors que, de leur côté, les journalistes Justine Brabant (Mediapart) et Anthony Fouchard (Disclose) dénoncent des « dérives ».

TB – Dès son « invention » au cours des années 1950, l’aide au développement est pensée comme un levier d’influence. C’est très clair dans l’esprit des décideurs politiques de l’époque. Michel Debré prend ainsi pour référence le plan Marshall, mais à l’échelle de la Communauté. De Gaulle le dit publiquement en 1965, pour répondre aux accusations selon lesquelles la France ferait trop de dépenses pour ses anciennes colonies, que cette politique coûterait trop cher. C’est l’époque de la célèbre formule, lâchée par un député à l’Assemblée nationale un an plus tôt : « La Corrèze avant le Zambèze ». De Gaulle explique que c’est en réalité un moyen de maintenir des liens avec « des amis particuliers » qui permettent de maintenir le « standing international » de la France et d’offrir un « grand débouché » pour les exportations. Foccart note pour sa part dans son Journal de l’Élysée que l’aide au développement est « bénéfique pour la France » mais qu’il ne faut pas en faire la démonstration publique sinon cela nourrira les accusations de néocolonialisme au sein des oppositions africaines.

Dès son « invention » au cours des années 1950, l’aide au développement est pensée comme un levier d’influence.

C’est aussi une époque où la France cherche à faire porter sur ses partenaires européens les coûts de son propre impérialisme en Afrique, à travers la création du Fonds européen pour le développement.

TD – C’est quelque chose qui est très lié à l’influence des Américains depuis l’entre-deux-guerres et la Seconde Guerre mondiale. Les Américains utilisent le « développement » comme un instrument d’impérialisme. Les années 1940-1950, au cours desquelles s’opère le passage progressif d’un système de colonialisme direct à un système de colonialisme indirect, sont marquées par une réflexion de fond, du côté français, sur cette double question de l’aide et du développement. Ces réflexions sont influencées par le plan Marshall, qui suscite de vifs débats en France à la fin des années 1940 : certes les fonds américains favorisent la reconstruction de la France, mais ils ancrent dans le même temps le pays dans le camp occidental. Les enseignements de cette expérience ambiguë se retrouvent dans la manière dont les Français vont envisager l’aide en Afrique au tournant des années 1960 : le développement comme politique d’influence géostratégique.

LVSL – Les plans d’ajustement structurel des années 1980-1990 ont permis à des entreprises, qui sont ensuite devenues des empires économiques, de s’y implanter, parmi lesquelles le groupe Bolloré ou le groupe Castel. Dans un précédent entretien, le journaliste Thomas Dietrich nous affirmait que la Françafrique reposait désormais moins sur des réseaux politiques que sur des réseaux affairistes. La Françafrique se serait partiellement privatisée. Est-ce votre opinion ?

TB – C’est une idée dangereuse car elle déresponsabilise l’État français, qui continue de favoriser les intérêts économiques et stratégiques français. Le fait qu’il y ait des acteurs économiques de plus en plus importants et puissants est indéniable. Pour autant, ce ne sont pas eux qui gèrent la coopération militaire, l’ingérence monétaire ou les politiques d’influence à travers l’Organisation de la francophonie ou l’Agence française de développement, par exemple.

TD – Il faut se méfier des choses qui paraissent nouvelles, mais qui ne le sont pas tant que cela. Dire que les intérêts privés sont quelque chose de radialement nouveau, c’est faux. Toute l’histoire coloniale est une imbrication d’intérêts privés et publics. Idem pour la période néocoloniale. Jacques Foccart lui-même est d’abord un homme d’affaires : il est dans l’import-export depuis le départ. Il n’était même pas payé par l’État français parce que ses affaires privées lui rapportaient suffisamment d’argent. Valéry Giscard d’Estaing est le fils d’Edmond Giscard d’Estaing, lequel était un des grands noms du capitalisme colonial. Il faut donc se méfier de la nouveauté. Vincent Bolloré, qui a racheté de nombreuses entreprises implantées en Afrique, s’inscrit comme beaucoup d’autres dans une longue tradition coloniale… Et par ailleurs : il fait de la politique !

TB – On a un schéma un peu préconçu selon lequel, pendant la période coloniale, l’État a colonisé les territoires puis a permis à des entreprises de les mettre en coupe réglée et de les piller. La force publique aurait été au service d’intérêts privés. C’est vrai, mais ces acteurs privés, qui assumaient même parfois le rôle de substituts de la puissance publique dans l’administration d’un territoire, servaient et nourrissaient le projet impérialiste et expansionniste de la France : ils en étaient les promoteurs.

Aujourd’hui, on retrouve aussi cette imbrication entre intérêts économiques et visées géopolitiques. Les grands groupes sont mis en avant comme vecteurs de l’influence, du rayonnement français. Il s’agit finalement de recycler l’imaginaire impérial, en parlant du « rayonnement international », pour montrer que la France est un pays qui « pèse » et qui doit « tenir son rang ». Ces grands groupes, tout en bénéficiant de cette politique, sont donc aussi au service d’un projet qui est par essence même impérialiste.

LVSL – Certains auteurs et certains observateurs, comme le journaliste Antoine Glaser, affirment que la Françafrique a existé dans le contexte de la guerre froide mais s’est considérablement affaiblie, depuis lors. Aujourd’hui, la France fait face à la concurrence de la Chine, la Russie, les États-Unis ou la Turquie. Elle a perdu son influence au Rwanda depuis la prise de pouvoir de Paul Kagame en 1994, en République démocratique du Congo (RDC) depuis la chute de Joseph Mobutu en 1997, plus récemment en Centrafrique depuis que la Russie s’y est imposée, et serait également en train de perdre son influence au Mali, qui s’est mis à négocier avec la Russie et les milices Wagner. Elle a aussi perdu beaucoup de parts de marché en Afrique francophone et elle cherche à développer une diplomatie économique avec des pays non francophones comme le Nigeria ou l’Afrique du Sud.

TD – L’idée de « concurrences étrangères » est consubstantielle au colonialisme. Le colonialisme s’est toujours construit sous l’argumentaire de la rivalité. Lisez ou relisez les livres de François Mitterrand, Aux frontières de l’Union française en 1953 et Présence française et abandon en 1957, c’est le même discours ! On est concurrencé dans nos colonies, s’inquiète-t-il à longueur de pages. On sera bientôt chassé d’Afrique par les Anglais, les Américains, les Russes, les Égyptiens !

Antoine Glaser et quelques autres tirent argument de l’intérêt croissant de la France pour des pays non francophones – le Nigéria, l’Afrique du Sud, etc. – pour affirmer qu’on aurait changé d’époque. Outre le truisme consistant à dire que toute époque est une nouvelle époque, cet argument est bancal car la France s’intéresse depuis des décennies aux pays extérieurs à son « pré carré ». Le Katanga, où la France a envoyé des mercenaires dès le début des années 1960, ou la guerre du Biafra, dans laquelle Paris s’est lourdement impliqué à la fin des années 1960, le prouvent. Idem avec l’Afrique du Sud, à laquelle la France a vendu du matériel militaire dès 1961 et pendant des décennies. Y compris, d’ailleurs, des technologies nucléaires à vocation militaire… Elle a également vendu des armes à la Libye de Kadhafi dès 1969 et soutenu l’Unita de Joseph Savimbi durant la guerre civile en Angola tout le long des années 1970-1980. Difficile dans ces conditions d’affirmer que l’intérêt français pour les pays hors « pré carré » signe la fin de la Françafrique !

TB – La France est en effet sortie de son « pré carré » tellement tôt qu’il est vite apparu normal que ce pré carré était plus large que ses seules anciennes colonies. Le Rwanda, le Burundi et le Zaïre ont été intégrés progressivement dans les années 1960 dans le champ du ministère de la Coopération alors qu’ils y n’étaient pas au départ.

Donc ces journalistes et ces observateurs oublient de regarder le temps long, pourtant nécessaire pour essayer de déceler des « ruptures ».

TD – Il faut aussi se méfier des effets d’optique. Vous avez dit que les Russes se sont imposés en Centrafrique. Certes ils ont gagné en influence sur le plan politique et militaire, c’est indéniable. Mais est-ce vrai dans tous les domaines ? Quelle est la monnaie de la Centrafrique aujourd’hui ? Ce n’est pas une monnaie russe… Les Russes et Wagner se sont effectivement implantés en Centrafrique mais ne sont pas pour autant imposés définitivement.

Autre effet d’optique : l’aspect parfois conjoncturel de certaines tensions franco-africaines. Pour s’en convaincre, un coup d’œil historique n’est pas inutile. Car il y a des pays qui, à certaines périodes, se sont en partie émancipés de la tutelle française : le Mali dans les années 1960 ou le Congo-Brazzaville après la révolution de 1963, mais ils ne sont pas pour autant sortis du système françafricain.

TB – Même en Centrafrique, l’armée française a déjà plié bagages en 1996-1997 suite à des mutineries et à un « sentiment anti-français » qui explosait dans les rangs de l’armée centrafricaine et au sein de la population. Au Mali les autorités actuelles ont un agenda qui perturbe la France. Mais c’est le résultat de huit années d’une stratégie contre-productive de « guerre contre le terrorisme ». C’est cela qui conduit à un sentiment de rejet de cette politique africaine de la France – qualifié à tort de sentiment anti-français.

Au Rwanda et en RDC, des stratégies politiques françaises ont été mises en échec. Au Rwanda, la France a soutenu ses alliés qui commettaient un génocide, pour essayer de contenir des ennemis jugés proches des Anglo-Saxons. Cette politique était contre-productive et hautement criminelle. La France a aussi soutenu jusqu’au bout le régime moribond de Joseph Mobutu, mais possède encore des intérêts économiques en RDC et y maintient une coopération militaire.

Lire « Que fait l’armée française au Sahel ? », par Raphaël Granvaud et notre entretien avec François Graner : « Rwanda : le rapport Duclert enterre-t-il le dossier ? ».

Et puis il y a des chefs d’État, qui sont de vieux alliés de la France comme Paul Biya au Cameroun ou par moments feu Idriss Déby au Tchad, qui peuvent, par calcul stratégique, jouer du sentiment populaire de rejet de la politique française dans leur pays pour essayer de se reconstruire une forme de légitimité.

TD – Ou pour faire du chantage à la France ! Ça non plus, ce n’est pas une nouveauté. C’est quelque chose qui a toujours été pratiqué par les chefs d’État africains. Antoine Glaser a développé l’idée de l’« Africafrance ». Les dirigeants français seraient devenus les « obligés » – c’est son expression – des dirigeants africains. Soit un véritable renversement de la domination ! En réalité, les tractations, les négociations et les coups de bluffs entre dirigeants français et africains sont anciens. Et les archives montrent bien que les chefs d’État africains ont toujours joué aux chats et à la souris avec leurs homologues français.

Dès la IVe République et même avant, pendant la colonisation, certains d’entre eux instrumentalisaient ce qu’on appelle aujourd’hui le « sentiment anti-français » pour négocier des postes de responsabilités ou des avantages économiques. Idem, après les indépendances, dans les années 1960 et 1970. Bokassa, par exemple ne cessait de faire du chantage à Paris. Dès qu’il avait des soucis d’argent, il appelait l’Élysée. Quand la France lui disait de modérer ses ardeurs ou que l’opinion publique française se scandalisait qu’il commette des exactions, il menaçait de se tourner vers la Libye ou l’Afrique du Sud – ce qu’il a fait ! Ce rapprochement avec la Libye est une des raisons de son éviction. Il a d’ailleurs été évincé par l’armée française alors qu’il était en visite officielle à Tripoli.

LVSL – Y a-t-il un élément qui caractérise la Françafrique en particulier et la différencie d’autres impérialismes, comme l’impérialisme américain en Amérique latine ou l’influence qu’a la Russie sur les ex-républiques socialistes d’Asie centrale ?

TD – Le terme de Françafrique se justifie parce que le néocolonialisme français en Afrique a des spécificités très fortes, en Afrique subsaharienne en particulier, notamment liées à la puissance de l’idéologie assimilationniste. Il y a une spécificité française dans ce duo universalisme-assimilationnisme. Selon l’idéologie coloniale, la France est porteuse d’un idéal universel et d’une mission civilisatrice : elle se doit d’accompagner l’évolution des peuples colonisés, y compris les plus « arriérés », vers l’idéal des Lumières.

Le néocolonialisme français en Afrique a des spécificités très fortes, en Afrique subsaharienne en particulier, notamment liées à la puissance de l’idéologie assimilationniste. La France se doit d’accompagner l’évolution des peuples colonisés, y compris les plus « arriérés », vers l’idéal des Lumières.

C’est un discours qui a partiellement fonctionné dans une partie des élites africaines, comme en témoigne l’exemple symptomatique de Senghor, évoqué dans le livre par Khadim Ndiaye. Senghor désire intimement et ardemment devenir français, dans toute l’acception du terme (il a d’ailleurs obtenu la nationalité française dans les années 1930 et s’est marié avec une jeune Normande dans les années 1950). Il place la « civilisation française » à un tel niveau d’abstraction, de hauteur et de magnificence que c’en est déroutant quand on le lit rétrospectivement. Comment un président africain peut-il aimer à ce point l’ancienne puissance coloniale ? C’est d’autant plus troublant que ce discours, sous une apparente exaltation de la « civilisation africaine », s’accompagne d’une sorte de mépris implicite et d’exotisation perverse des cultures africaines. Comme le rappelle Khadim Ndiaye, Senghor ne craignait pas de mobiliser les concepts racistes forgés par Gobineau ou Faidherbe pour parler des Africains…

LVSL – Comment expliquer d’Achille Mbembe et Kako Nubukpo aient accepté de participer au Sommet Afrique-France, qui était une grossière opération de communication ?

TB – Ce serait plutôt à eux qu’il faudrait poser la question. Est-ce la volonté de changer les choses de l’intérieur, avec une forme de naïveté ? Est-ce l’attrait pour les ors de la République et pour quelques responsabilités ? Pour Mbembe, se voir confier la mission d’animer tout le processus a pu flatter son égo.

Ce qui est sûr, c’est qu’ils sont malheureusement tombés dans le piège tendu par les communicants de l’Élysée, qui cherchent à avoir de grands noms à afficher aux côtés des petites promesses d’Emmanuel Macron. En espérant que les institutions françaises donneraient du crédit à leurs éventuelles propositions, ils apportent leur légitimité à ce type de gesticulation. C’est complètement contre-productif.

Ils nourrissent ainsi la mise en scène d’une forme de politique coloniale renouvelée, avec Paris qui sélectionne ses interlocuteurs au sein d’un vivier analysé depuis les ambassades et qui décrète qui est apte ou non à débattre de l’avenir de la relation franco-africaine. C’est très clairement d’inspiration coloniale.

Lire notre entretien avec Kako Nubukpo : « La concurrence des impérialismes risque d’accroître la prédation sur l’Afrique ».

TD – Le problème, c’est que dans ces opérations de communication, il y a des segments de l’opinion publique qui y croient et des segments qui n’y croient pas. Quand on regarde le traitement de ce sommet par la presse française, on peut dire que l’opération de communication a globalement fonctionné. Quasiment tous les journaux français, y compris des journaux comme Politis, ont traité l’affaire d’une façon assez conciliante.

Or, dans le même temps, dans une partie de l’opinion publique, et notamment africaine, le Sommet de Montpellier a été perçu comme une farce, une mascarade, une moquerie, un signe de mépris. Mobiliser des « jeunes Africains », les envoyer en France pour participer à une opération orchestrée de bout en bout par l’Élysée, c’est quand même très colonial ! On dirait Blaise Diagne recrutant des « tirailleurs » pendant la Première Guerre mondiale pour les envoyer au front défendre la « patrie en danger »… Ici, il ne s’agit évidemment plus de défendre la mère-patrie mais de mettre en valeur le locataire de l’Élysée qui a, comme on sait, une élection présidentielle en ligne de mire.

Du fait de ces différences de perception, un fossé risque de se creuser entre des Français, qui se pensent généreux et ouverts, et beaucoup d’Africains, qui se sentent floués et méprisés.

LVSL – La question de l’empire colonial a toujours été taboue dans l’histoire de la gauche française et la Françafrique l’est encore. Le Parti socialiste n’a jamais fait le bilan du désastre que fut le génocide des Tutsis au Rwanda et Jean-Luc Mélenchon adopte des positions ambigües et contradictoires sur la Françafrique. D’un côté, il dénonce le soutien de la France au régime militaire tchadien ainsi que la « monarchie présidentielle » qu’est la Ve République et qui permet à la Françafrique de prospérer. De l’autre côté, il revendique sa filiation politique avec François Mitterrand et se rend au Burkina Faso pour promouvoir la francophonie.

TD – La gauche a toujours été divisée entre des courants ouvertement colonialistes, des mouvements anticolonialistes (qui ont existé à toutes les époques, il faut le souligner) et des courants se réclamant du réformisme. Ces derniers, considérant qu’il fallait éviter les « abus » de la colonisation mais en conserver l’« idéal », cherchaient à améliorer le système plutôt qu’à le remettre en cause. Ils jouent un rôle structurant dans la naissance et l’évolution de la Françafrique.

La gauche a toujours été divisée entre des courants ouvertement colonialistes, des mouvements anticolonialistes et des courants se réclamant du réformisme.

On est aujourd’hui face à une gauche complètement désorientée et les courants anticolonialistes, dont certains utilisent désormais le terme de « décolonial », sont ultra-minoritaires et peinent à se défendre face à la déferlante réactionnaire que l’on observe depuis plusieurs années. La cécité et la passivité de la gauche expliquent en partie la radicalisation d’un certain type d’anticolonialisme africain, qui, ne trouvant plus d’appui ni de solidarité dans l’ex-métropole, adopte des discours génériques sur « la France » qui effacent toute distinction entre les dirigeants français et la société française, au sein de laquelle existent pourtant des forces fidèles à la tradition anti-impérialiste.

TB – Dans les partis de gouvernement qu’on étiquette comme de « gauche », on a malheureusement affaire à un personnel politique qui a fait sa carrière tout au long de l’histoire de la Françafrique et qui en est imprégné. C’est particulièrement le cas au sein du PS, où ceux qui ont voulu réaliser un travail d’inventaire sur le rôle de la France dans le génocide des Tutsis au Rwanda ont été censurés par leurs aînés.

C’est aussi le cas à la France insoumise menée par Jean-Luc Mélenchon. Il est en rupture avec ses anciens camarades du PS, mais il ne renie pas le soutien inconditionnel qu’il a apporté à François Mitterrand. Peu critique sur les choix économiques faits par celui-ci dans les années 1980, il évite tout inventaire de sa politique africaine. Il présente même encore le discours de La Baule comme un « discours libérateur » pour l’Afrique, comme il l’a tweeté en 2018 : il reprend le storytelling du PS, imprégné d’esprit colonial, comme si c’était le président français qui avait libéré les masses africaines dans les années 1990.

Il y a donc à gauche aussi l’expression d’une forme d’imaginaire colonial, avec l’idée que la dictature et les multiples « problèmes de l’Afrique » seraient indépassables. Il y a un manque de volonté de décrypter cette histoire, de comprendre la trajectoire qui a mené à la situation actuelle et de comprendre quelles sont les responsabilités françaises. Il y a par conséquent un travail plus profond à entreprendre et qui n’est absolument pas fait dans les partis dits de gauche, en tout cas pas dans ceux pèsent le plus dans le jeu électoral.

LVSL – Dénoncer la Françafrique revient, dans une large part, à dénoncer le fonctionnement secret et vertical de la Ve République, dans laquelle l’Afrique est la « chasse gardée » de l’Élysée, qui n’a de compte à rendre à personne sur le sujet. La Françafrique a prospéré sur ce fonctionnement institutionnel. Quelles seraient selon vous les pistes de réformes qui remettraient en cause à la fois la Françafrique et le présidentialisme français ?

TB – On voit en effet dans l’histoire que le présidentialisme de la Ve République favorise la Françafrique. Il ne faut pas pour autant réduire la Françafrique à cela. On montre dans notre livre qu’elle s’est mise en place avant le présidentialisme et elle pourrait peut-être lui survivre si demain on en finissait avec celui-ci.

Le journaliste Pascal Krop disait au moment du sommet France-Afrique de 1994 qu’il faudrait accepter que l’histoire s’écrive sans la France. C’est quelque chose qu’on n’arrive pas du tout à faire. Lorsque les anti-colonialistes demandent que la France sorte des institutions du franc CFA, on va s’inquiéter de la manière dont ces pays vont gérer leur monnaie. Mais cela ne nous appartient pas ! De même, on a tendance à se demander ce qui va se passer lorsqu’il est exigé que la France se retire militairement d’Afrique : les Français répondent en général que ce serait le chaos. Mais on parle d’un processus qui ne va évidemment pas se mener en deux semaines, surtout pour les opérations extérieures : on pourrait établir un échéancier sur le retrait militaire de la France, avoir un tel agenda serait déjà un acte concret, permettant aux alternatives d’enfin exister.

Car il y a des mouvements africains qui luttent sur ces questions, il faut leur laisser la place, sans prétendre que cela pourrait être pire. Jusque-là, ces mouvements ont été réprimés avec le soutien de la France, donc Paris est la plus mal placée pour se positionner comme le tuteur ou le protecteur des pays africains face aux autres impérialismes qui guettent l’Afrique, que ce soit l’impérialisme russe, chinois ou autre.

Mais il faut avoir en tête que ce qu’on propose dans l’ouvrage, ce n’est pas un ensemble de recommandations ni des pistes d’action. On n’établit pas un programme politique : on pose un diagnostic. C’est une étude historique sur quatre-vingts années de relations franco-africaines, et même au-delà puisqu’on s’intéresse aux racines lointaines de la Françafrique. Ensuite, on souhaite que les forces politiques, que ce soient les partis ou la « société civile », s’en emparent et que cela nourrisse leurs propres propositions.

TD – Il me semble que si on nie l’histoire, si on fait de l’histoire et du passé un tabou, ou même si on considère que le passé est révolu alors qu’il continue, on aura du mal à envisager des perspectives viables et sereines. La connaissance du passé me paraît être un élément essentiel. Il y a une négation incroyable et une méconnaissance stupéfiante de l’histoire franco-africaine. Une méconnaissance que l’on perçoit y compris dans les « politiques mémorielles » actuelles.

Ces politiques mémorielles ont pour objectif paradoxal de tourner au plus vite les « pages sombres » de l’histoire et de permettre ainsi au « couple franco-africain » de poursuivre son chemin comme si de rien n’était. Le pouvoir français cherche en d’autres termes à se délester des dossiers contentieux, dans l’espoir que les Africains cessent au plus vite leurs revendications. Mais c’est oublier que ces pages sombres sont loin d’être encore correctement étudiées et largement connues. Certaines sont même encore totalement méconnues ! Je suis stupéfié qu’Achille Mbembe, historien spécialiste de la guerre du Cameroun, n’ait pas réussi à placer une seule phrase sur ce conflit dans les « recommandations » qu’il a faites à Emmanuel Macron. Il s’agit pourtant d’un conflit tragique non seulement parce qu’il a causé la mort de dizaines de milliers de personnes mais aussi parce qu’il est un des moments clés de la consolidation de la Françafrique dans les années 1950-1960.

Cette communication autour de la « mémoire » a finalement pour vocation de fermer la porte à la constitution d’un savoir solide historique et d’une reconnaissance véritable des crimes qui ont façonné les relations franco-africaines contemporaines. L’affaire de la restitution des œuvres d’art est révélatrice à cet égard. On restitue quelques statues pour faire un symbole, de belles images et de grandes déclarations. Mais derrière ces symboles, ces images et des mots, le système reste bien en place.

Lire « La restitution des objets d’art en Afrique : le gouffre entre le discours et les actes », par Philippe Baqué.

On peut par ailleurs noter que si l’on commence à ouvrir le dossier de l’histoire coloniale, l’histoire néocoloniale, elle, reste encore largement inexplorée. N’en déplaise aux contempteurs de la « repentance », on n’est pas à la fin du processus de recherche historique : on est au tout début ! J’entends d’ici les conservateurs ou réactionnaires de toutes obédiences dire que ça « commence à bien faire », qu’il faut arrêter de « remuer le passé » et qu’il y a bien d’« autres priorités ». Eh bien, il va falloir que ces gens-là s’habituent : c’est juste le début ! Il y a encore des tonnes de dossiers à explorer, dont les racines sont bien plus profondes qu’ils ne le croient.

Le Mexique et la quatrième transformation : « au nom du peuple et pour le peuple » ?

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Andrés Manuel López Obrador © Presidencia de la República

Andrés Manuel López Obrador a entamé la « quatrième transformation » (4T) du Mexique en 2018. Malgré la pandémie de Covid-19 qui touche durement le pays, le président mexicain entend maintenir le cap de sa transformation, à savoir une rupture discrète avec les politiques antérieures visant à bâtir une république forte et protectrice, tant sur le plan social qu’économique et international. Un agenda qui n’est pas sans contradictions.

À l’arrivée de l’aéroport international Benito-Juárez de Mexico, de nombreux drapeaux mexicains flottent. Signe, sans doute, d’un gouvernement dont l’ambition affichée est de « régénérer » – en référence au parti-mouvement Mouvement de régénération nationale, Morena, qui a permis l’élection d’Andrés Manuel López Obrador (AMLO) à la présidence – une république souveraine. Cette entreprise passe par ce qui est appelée la « quatrième transformation » – 4T, qui désigne la politique menée par le gouvernement fédéral du Mexique depuis l’élection de AMLO en 2018. C’est une expression, d’abord employée par le président et ses partisans puis généralisée, qui a pour but d’inscrire la politique de l’actuel président dans la lignée des trois grandes transformations passées du pays : la première correspond à la guerre d’indépendance du Mexique (1810-1821), la deuxième à la réforme laïque (1857-1860) et la troisième à la Révolution mexicaine (1910-1920).

Une offensive contre la corruption réussie ?

Elle touche en premier lieu les institutions. Après avoir introduit dans la loi un équivalent du Référendum d’initiative citoyen – RIC, le gouvernement dirigé par Andrés Manuel López Obrador a ajouté de nouveaux articles dans la constitution mexicaine. Entre autres, le président peut désormais être jugé, durant son mandat, pour trahison à la patrie, fait de corruption ou tout autre délit grave d’ordre commun par le Sénat. Le président ne sera puni que si le Sénat réunit une majorité des deux tiers. La peine encourue sera la fin immédiate du mandat du président et l’interdiction à vie d’exercer un mandat public[1]. Depuis le mandat de Carlos Salinas de Gortari (1988 – 1994), la corruption du président est une constante dans la vie publique mexicaine. De fait, Salinas est connu pour avoir privatisé partiellement les autoroutes mexicaines ce qui a profité à sa société autoroutière. Felipe Calderón, lui est connu pour avoir lancé la meurtrière guerre contre le narcotrafic qui a toutefois permis la croissance du cartel de Sinaloa, cartel dont les liens avec Calderón se font chaque jour plus limpides. Cette modification de la Constitution vise donc à mettre fin à ce phénomène.

Toutefois – et on pourra penser au cas de Dilma Rousseff au Brésil – cette possibilité dans la Constitution peut être utilisée pour d’autres buts, moins vertueux, que la lutte contre la corruption comme la protection de puissants intérêts privés. En effet, on peut très bien imaginer qu’une accusation à l’encontre du président fondée sur des faits fictifs commence à circuler dans la presse, retourne une ample majorité des citoyens contre lui et permet, in fine, de faire condamner le chef de l’État par le Sénat sans que la supercherie n’apparaisse. Le Mexique a, après tout, été classé au 143ème rang de la liberté de la presse par Reporters sans frontières. Théoriquement, la cohérence de cette mesure est critiquable. AMLO reconnaît régulièrement, d’une part, que le souverain légitime est le peuple. D’autre part, il donne la possibilité aux sénateurs, qui ne sont que des représentants du peuple en nombre réduit, de défaire l’élection du président, qui est une décision du peuple, sans avoir à aucun moment à consulter le supposé souverain légitime.

La lutte contre la corruption ne se limite pas qu’à la création d’un contre-pouvoir au pouvoir présidentiel. Cela passe aussi par une réforme globale du système juridique. En effet, une réforme de la justice, via la modification de sept articles de la Constitution et l’introduction de deux lois fédérales, est en train d’être approuvée par le Congrès mexicain. La Cour suprême de la Justice ne pourra s’occuper dès lors, si cette réforme venait à passer, que d’aspects purement constitutionnels ou d’aspects relevant de traités internationaux. De plus, toute nouvelle décision établira une jurisprudence à caractère national dès la première fois alors que pour l’instant ce n’est qu’au bout de cinq fois. Cela aura pour conséquence de réduire l’opacité juridique et d’accélérer l’administration de la justice. Cette réforme a aussi pour ambition d’éradiquer le népotisme régnant dans la nomination des magistrats, via de nouvelles facultés institutionnelles, la solidification des carrières judiciaires, et l’instauration d’une évaluation éthique des magistrats tous les six ans dont l’issue est leur maintien ou non[2].

« C’est pourquoi Morena cherche à faire passer la Ley de Banco de Mexico […]. Cela constitue une attaque claire à l’un des piliers du néolibéralisme : l’autonomie de la banque centrale. »

Au niveau financier, la lutte contre la corruption est notamment menée par l’Unité d’intelligence financière (UIF)[3]. En 2019, première année du mandat effectif de AMLO, celle-ci a présenté 177 dénonciations concernant des dépôts et retraits de provenance illicite ou liés au financement terroriste tandis qu’elle en a présenté 129 en 2020. En comparaison, durant le sexennat précédent d’Enrique Peña Nieto, l’UIF a fait en moyenne moins d’une centaine de dénonciations par an. Au total, les dépôts concernés dépassent le montant de 321 milliards de pesos soit l’équivalent d’environ 13 milliards d’euros tandis que les retraits dépassent celui de 289 milliards de pesos, soit au total l’équivalent d’un dixième du budget fédéral annuel du Mexique[4]. Elle a aussi fait bloquer pour la même raison 12 191 comptes, évalués en dollars, pour un montant total de l’ordre de 1 milliard de pesos mexicains[5].

Pour l’heure, les dollars qui se trouvent dans les mains des banques mexicaines, qu’ils proviennent de compte bloqué, d’envoi par les migrants mexicains ou autre, peuvent soit être vendus, soit être rapatriés aux États-Unis. Toutefois, à cause d’une série de décisions prise par le Département du Trésor des États-Unis, le nombre d’opérations financières en dollars que les banques mexicaines peuvent faire, ainsi que leurs montants, se sont vus être limités. En conséquence, les banques mexicaines se retrouvent obligées de conserver des dollars, dont le volume augmente à la suite d’opérations de congélation menées par l’UIF ou avec le flux des remises migratoires. C’est pourquoi Morena cherche à faire passer la Ley de Banco de Mexico (la loi de la Banque du Mexique). Cette loi vise à faire en sorte que la Banque centrale du Mexique achète automatiquement les surplus de dollars en échange de pesos mexicains. Ces dollars se retrouveraient ensuite dans les réserves internationales du pays.

Cela constitue une attaque claire à l’un des piliers du néolibéralisme : l’autonomie de la banque centrale. Alors que le Sénat avait approuvé la réforme le 9 décembre 2020, le 14 décembre l’agence de notation Moody’s a averti que si cette réforme venait à passer, la note du Mexique s’en trouverait affectée tandis que le pesos mexicain perdait de sa valeur relativement au dollar (le 9 décembre, le dollar valait 19,93 pesos, le 14, il en vaut 20,201). Le 15 décembre 2020 la réforme est suspendue. Cette réforme était censée être examinée à nouveau en février dernier mais il n’y a pas eu d’avancée notable et elle est donc pour l’heure congelée. Les marchés financiers ont donc réussi à bloquer une timide réforme affectant l’autonomie de la Banque centrale mexicaine dont l’un des buts était de permettre la réinjection de liquidités issues de la lutte contre la corruption dans l’économie mexicaine. L’amélioration des conditions économiques ne semble donc pouvoir se faire que dans la mesure où le cadre néolibéral est respecté.

https://www.bloomberg.com/quote/USDMXN:CUR 
Site consulté en janvier 2021
Évolution du cours dollar – pesos mexicain au cours de l’année 2020 © Bloomberg

Un chemin cahoteux vers une république protectrice

L’un des premiers effets de la 4T a été une amélioration rapide des conditions de vie des plus précaires via notamment des bourses attribuées directement par le nouvel organisme fédéral « El Banco del Bienestar » – la Banque du bien-être. Ce système de bourse, ainsi qu’un droit à la mobilité et un droit au développement intégral pour les jeunes, font désormais partie de la Constitution mexicaine[6].

Les revenus de bons nombres de petits paysans ont aussi pu s’accroître grâce à un système de prix garanti pour des produits de base tel le riz, les haricots, le maïs, etc. Ce système continue d’ailleurs de s’étendre tandis que le salaire minimum continue de grimper : après l’avoir augmenté de 16% en 2019, le gouvernement mexicain l’a encore augmenté de 20% en 2020 et de 15% en 2021. Le salaire horaire s’établit donc maintenant à 17,7 pesos. Ces relèvements successifs n’ont pas entraîné une hausse du chômage, celui est resté à un niveau inférieur à 5% et son augmentation est sans doute dans une large part due à la pandémie de Covid-19. Par ailleurs, l’inflation cumulée sur la période janvier 2019 – décembre 2020 se situe à un niveau acceptable de 6% d’après les chiffres avancés par l’« Instituto Nacional de Estadística y Geografía » (Institut national de statistiques et géographie, INEGI). Tout cela laisse donc penser que la 4T bénéficie réellement sur le plan des revenus à l’ensemble des classes populaires mexicaines.

https://www.inegi.org.mx/temas/empleo/ 
Site consulté en janvier 2021
Évolution du taux de chômage sur la période 2006 – 2020 © INEGI

Cette politique d’aides et d’augmentation des revenus visent, en particulier, à diminuer la délinquance et la criminalité[7] en évitant que la population ne soit tentée de survivre en volant ou en servant des cartels de narcotrafiquants. Cette politique, conjuguée à la création de la Garde nationale, une garde qui a été créée à partir de l’armée mexicaine et qui est chargée de protéger la paix et les citoyens, a pour l’heure un bilan mitigé. Certes, le nombre de vols, séquestrations et féminicides a diminué, relativement à novembre 2018, de l’ordre de 30 %. Mais, dans le même temps, les extorsions et homicides douloureux ont respectivement augmenté de 12,7 % et 7,9 %[8]

Outre la volonté de créer un pays plus sûr, AMLO et son gouvernement entendent aussi mettre en place un système de santé gratuit et universel. Il existe une sécurité sociale mexicaine qui prend en charge une partie des coûts de soins publics mais elle ne concerne que ceux qui cotisent. Ceux qui ne cotisent pas représentent environ 69 millions de personnes, soit à peu près la moitié de la population totale. Cette partie de la population était prise en charge par le Seguro Popular. Mais cet institut était inefficace et corrompu : un manque de médicaments était déploré régulièrement tandis qu’une partie non négligeable des dépenses, que ce soit pour acheter des médicaments, payer des salaires ou autres, était de fait des dépenses non justifiées. Il a été remplacé début 2020 par l’« Instituto de Salud para el Bienestar » (Institut de santé pour le bien-être, INSABI), un institut décentralisé fédéral. Il vise à terme à incorporer tous les centres de santé et hôpitaux publics, qu’ils soient fédéraux ou étatiques, en mauvais état[9] ou non et ce dans le but de garantir un accès aux soins gratuits et pour tous. Pour l’heure, 14 États sur 23 ont accepté de s’insérer dans ce nouveau système[10] et la création de l’INSABI s’est accompagnée d’un investissement supplémentaire prépandémique de 40 milliards de pesos pour recruter le personnel manquant, rénover les hôpitaux en mauvais état, etc.

Mais l’action transformatrice dans le domaine de la santé de la 4T ne se limite pas qu’aux soins. Elle incorpore aussi une dimension préventive : depuis septembre 2020, tous les produits alimentaires sont obligés de signaler, à l’aide de gros hexagones noirs, s’ils contiennent trop de sucres, trop de graisses saturées, trop de sel ou s’ils sont trop énergétiques. La première cause de mortalité au Mexique n’est pas les agressions physiques (au cinquième rang en 2019 avec 36 661 morts) mais en réalité les maladies cardiovasculaires (156 041 morts) suivies par le diabète (104 354 morts)[11]. Par ailleurs, 70 % de la population est en surpoids et quasiment un tiers est obèse[12]. Le Mexique fait donc face à une véritable épidémie et cette mesure s’entend comme un moyen de protection de la population face à la prédation des grandes multinationales, comme Coca-Cola dont les produits et la publicité sont présents quasiment partout au Mexique, que ce soit dans la plus petite supérette ou dans la moindre fête de famille.

Photo prise par Julien Trevisan
Des bouteilles de Coca-Cola avec le nouvel étiquetage © Julien Trevisan

La réforme des retraites de la 4T vise elle aussi à modifier en profondeur la structure de l’ordre économique et social. Au Mexique, celle-ci se fait par capitalisation privée. C’est un héritage du tournant néolibéral qu’a pris le pays dans les années 80[13]. Les pensions des travailleurs sont donc gérées par des fonds privés (désignés par Administradoras de Fondos para el Retiro, AFORES) qui prélèvent, en particulier, des commissions sur celles-ci. La Ley del IMSS (la loi de la Sécurité sociale) et la Ley de Sistema del Ahorro para el Retiro (la loi du Système d’épargne pour la retraite) visent à plafonner ces commissions : de 0,98% actuellement, celles-ci pourront au plus être égale désormais à la moyenne arithmétique des commissions aux États-Unis, à la Colombie et au Chili, soit 0,54%[14]. Le gouvernement de la 4T entend donc limiter la liberté des AFORES dans le choix du niveau des commissions afin de garantir des pensions plus élevées.

« On peut donc s’attendre à ce que la part du budget fédéral allouée aux retraites augmente conséquemment, ce qui pose la question épineuse de l’équilibre budgétaire. »

Toujours dans l’optique d’augmenter le niveau des pensions, les cotisations patronales augmenteront progressivement, passant de 5,15% à 13,88%, tandis que la cotisation salariale restera bloquée à 1,13%. L’État augmentera graduellement sa part de 6,5% à 15% (cela ne concerne que les travailleurs qui gagnent entre 1 et 15 fois le salaire minimum) et la pension minimale de 3 289 pesos sera portée à 4 445 pesos. La durée de cotisation nécessaire pour toucher sa pension minimale sera dans le même temps abaissée progressivement, passant de 1 250 semaines à 1 000 semaines[15]. Cette réforme a donc aussi pour objectif d’améliorer les conditions de départ à la retraite. Cependant, cette réforme va renforcer l’intérêt pour les employeurs d’employer des personnes à bas salaires étant donné que les cotisations patronales vont augmenter pour tous les salaires. Un effet probable de cette réforme est donc une baisse du salaire moyen. Or cette réforme prévoit aussi une augmentation de la la contribution de l’État mexicain vis-à-vis des bas salaires. On peut donc s’attendre à ce que la part du budget fédéral allouée aux retraites augmente conséquemment, ce qui pose la question épineuse de l’équilibre budgétaire. Ce qui explique pourquoi cette réforme a pu se faire sans opposition véritable du patronat mexicain.

En revanche, la partie de la réforme ayant attrait aux commissions des Afores a suscité une levée de boucliers immédiate. En effet, dès que la réforme a été connue, les secteurs financiers ont fait part de leurs inquiétudes de voir lesdites commissions plafonnées, faisant valoir que ce plafonnement était contraire au nouvel accord Canada-États-Unis-Mexique (ACEUM). Ce traité de libre-échange a été signé le 30 novembre 2018, deux jours avant l’entrée en fonction d’AMLO en tant que président et a commencé à être appliqué le 1er juillet 2020 suite à quelques négociations supplémentaires entre les trois pays. Il est beaucoup plus volumineux que son prédécesseur, l’accord de libre-échange nord-américain (Aléna), 34 chapitres contre 22 et traite de domaines nombreux comme, par exemple, l’énergie ou les « bonnes pratiques régulatrices ». En lien avec ce dernier sujet, ce traité prévoit l’utilisation de tribunaux d’arbitrage pour régler des différends entre investisseurs et États[16]. Les investisseurs mexicains, à la différence des investisseurs nord-américains, peuvent d’ailleurs porter les affaires à la fois devant les cours locales du pays et à la fois devant les tribunaux internationaux prévus par le traité. Les secteurs financiers peuvent donc profiter d’une asymétrie du traité désavantageuse pour l’État mexicain pour obtenir gain de cause et, in fine, briser le plafonnement des commissions.

« Autrement dit, AMLO est en train de réaliser une exclusion douce du secteur privé du domaine de l’énergie. Mais des représentants d’entreprises privées ont déjà fait part de leur volonté de porter plainte dans le cadre de l’ACEUM et il n’est donc pas dit qu’AMLO parvienne à ses buts. »

Un autre secteur clé où l’ACEUM et sa possibilité d’arbitrage risquent d’interférer avec la 4T est le domaine énergétique. Certes, l’ACEUM reconnaît la souveraineté du Mexique sur ses hydrocarbures et n’empêche pas les expropriations indirectes. Mais, dans le même temps, il prévoit des mécanismes pour assurer une sécurité juridique aux investisseurs, importateurs, exportateurs et prestataires de service dans le domaine énergétique. Or, la politique énergétique d’AMLO vise, entre autres, à assurer l’autonomie du pays et à renforcer le rôle de Petróleos Mexicanos (PEMEX), entreprise publique chargé de l’exploration, de la production, du raffinement et de la distribution du pétrole, ainsi que de la Comisión Federal de Electricidad (CFE), l’équivalent mexicain d’EDF. En particulier, de nouveaux investissements dans PEMEX et CFE sont en cours, tout nouveau contrat de pétrole ne pourra être attribué qu’à PEMEX et la CFE va devenir la source d’électricité prioritaire[17]. Autrement dit, AMLO est en train de réaliser une exclusion douce du secteur privé du domaine de l’énergie. Mais des représentants d’entreprises privées ont déjà fait part de leur volonté de porter plainte dans le cadre de l’ACEUM et il n’est donc pas dit que López Obrador parvienne à ses fins.

Outre l’ACEUM, une autre épine dans le pied de la 4T est de nature financière. Si en 2019 la dette publique n’a pas varié par rapport à 2018 (11 000 milliards de pesos, 45% du PIB environ), ce n’est pas le cas pour l’année 2020. Au contraire, celle-ci, du fait de la pandémie de Covid-19 et de la dépréciation subite du pesos par rapport au dollar au courant du second trimestre 2020, a augmenté de 7 points de PIB (soit 12 000 milliards de pesos). Dans le même temps, on estime que le PIB du Mexique a diminué de l’ordre de 10 % en 2020. L’économie mexicaine a certes recommencé à croître, de l’ordre de 12% au troisième trimestre 2020, et le niveau de prélèvement d’impôts s’est maintenu relativement à 2019, ce qui est notable compte-tenu de la dégradation du contexte économique, mais il n’est pas certain que cela suffise à calmer les agences de notations. D’autant plus qu’AMLO entend financer la 4T en utilisant toujours les mêmes sources : la lutte contre la corruption et l’austérité républicaine, excluant en particulier toute hausse d’impôts.

Ndlr : l’austérité républicaine consiste à diminuer les salaires des dirigeants de l’État et hauts-fonctionnaires, ainsi que toutes les dépenses inutiles effectuées au bénéfice de la classe politique.

Réaffirmation sur le plan international

Si la signature de l’ACEUM a sans doute permis de satisfaire les États-Unis, il est peu probable que celui-ci apprécie l’affirmation du Mexique sur le plan international sous la 4T. Le Mexique est connu pour favoriser les solutions diplomatiques pacifiques pour résoudre les conflits : il s’est par exemple opposé à la guerre en Irak en 2003. Cette réputation lui a permis de recevoir le soutien de 187 États sur les 195 composant l’ONU pour siéger de 2021 à 2022 au Conseil de sécurité dans le but d’y promouvoir les solutions multilatérales ainsi que le respect des droits humains. La prise de position du Mexique devant l’ONU pour une répartition plus équitable des vaccins contre le Covid-19 s’inscrit dans cette perspective.

C’est aussi dans cette idée de respect des droits humains que le Mexique avec la 4T a renoué avec sa tradition d’asile politique – l’un des cas les plus connus d’asile accordé étant sans doute celui de Léon Trotski en 1937. En effet, alors qu’Evo Morales tentait de fuir la Bolivie à la suite du coup d’État, AMLO lui a offert l’asile politique et a affrété un avion de l’armée mexicaine pour le ramener. Au bout du compte, cette opération a permis au Mexique de s’affirmer par rapport aux États-Unis, ces derniers ayant pris une part active dans le coup d’État en Bolivie, de construire une image de pays progressiste et de renforcer les liens avec la Bolivie (le Mouvement vers le socialisme (MAS), parti dirigé par Evo Morales étant revenu au pouvoir)[18].

Photo prise par Julien Trevisan
Affiche en soutien à la 4T © Julien Trevisan

Cette politique internationale qui vise à s’affirmer comme une puissance souveraine et qui conduit donc parfois à s’opposer aux États-Unis n’a pas conduit AMLO à s’aliéner le soutien du peuple mexicain et ce alors même que les élites médiatiques ont tendance à s’aligner sur le voisin du nord. D’une manière plus globale, la politique protectrice et visant à affirmer le peuple comme sujet qu’est la 4T bénéficie d’un ample soutien, la popularité de López Obrador s’établissant fin janvier 2021 à 60%. Mais les dangers, qu’ils soient financiers, juridiques, internationaux ou relevant de grands intérêts privés s’amoncellent et pourraient venir à bout des fragiles fondations républicaines qui sont en train d’être mises en place. Ce dont AMLO semble avoir conscience : « Je suis convaincu que le meilleur moyen d’éviter les reculs dans l’avenir dépend en bonne partie de la poursuite de la révolution des consciences afin de créer pleinement un changement de mentalité qui, au moment venu, se transformera en volonté collective, prête à défendre ce qui a été obtenu au profit de l’intérêt public et de la nation. »[19]

Sources :

[1] : Article 110 de la Constitution mexicaine, paragraphe 3 : « Las sanciones consistirán en la destitución del servidor público y en su inhabilitación para desempeñar funciones, empleos, cargos o comisiones de cualquier naturaleza en el servicio público. »

[2] : BALLINAS, V. et BECERRIL, A., « Comisiones del Senado aprobarán Reforma Judicial de AMLO », La Jornada, 25/11/2020. Disponible ici : https://www.jornada.com.mx/ultimas/politica/2020/11/25/comisiones-del-senado-aprobaran-reforma-judicial-de-amlo-7539.html

ANIMAL POLÍTICO, « Senado aprueba en lo general y lo particular la reforma judicial de AMLO », Animal Político, 27/11/2020. Disponible ici : https://www.animalpolitico.com/2020/11/aprueban-comisiones-reforma-judicial-pleno-senado/

[3] : On aurait aussi pu parler de la reprise en main par l’État mexicain des fiducies mises en place par le passé dont le but était le développement de différents secteurs (agriculture, éducation, transition énergétique, défense …) qui ont en réalité permis d’opérer des transferts d’argent publique en direction du privé de manière plus ou moins opaque. Rien que dans la recherche scientifique et l’innovation technologique, le montant du transfert dépasse les 41 milliards de pesos. Cf ANIMAL POLÍTICO, « AMLO pide auditoría a fideicomisos tras su desaparición ; Conacyt denuncia transferencias a particulares », Animal Político, 21/10/2020. Disponible ici : https://www.animalpolitico.com/2020/10/amlo-ordena-auditar-fideicomisos-despues-desparicion-conacyt/

[4] : Tiré de la conférence de presse matinale du gouvernement fédéral mexicain datant du 04/03/2020. Voir : https://lopezobrador.org.mx/2020/03/04/129244/

Pour un article faisant un bilan de l’action de l’UIF sous le mandat de M. Nieto, voir GUTIÉRREZ, F., « Número de denuncias de la UIF cayó el último año de Peña Nieto », El Economista, 18/03/2019. Disponible ici : https://www.eleconomista.com.mx/economia/Numero-de-denuncias-de-la-UIF-cayo-el-ultimo-ano-de-Pena-Nieto-20190318-0066.html 

[5] : On a pris comme base de conversion 1 $ = 20 pesos mexicains.

[6] : Article 4 de la Constitution mexicaine.

[7] : Sur le sujet plus spécifique de la violence qui est un sujet central au Mexique, voir REYGADA, L., « Mexique : Lopez Obrador face au défi de la violence », LVSL, 01/02/2020. Disponible ici :  https://lvsl.fr/mexique-amlo-defi-violence/

[8] : Tiré du Segundo Informe de Gobierno datant du 01/09/2020. Voir : https://lopezobrador.org.mx/2020/09/01/discurso-del-presidente-andres-manuel-lopez-obrador-en-su-segundo-informe-de-gobierno/

L’Informe de Gobierno est un bilan annuel réalisé par le gouvernement fédéral sur son action.

[9] : Le nombre d’hôpitaux abandonnées, saccagées ou dont la construction n’était pas terminée était de 401 au moment de l’arrivée au pouvoir d’AMLO d’après le Seconde Informe de Gobierno.

[10] : Les neuf États restants étant gouvernés par des opposants politiques à AMLO. Voir : CRUZ MARTÍNEZ, Á., « Desde hoy, la gratuidad de servicios en hospitales de alta especialidad », La Jornada, 01/12/2020. Disponible ici : https://www.jornada.com.mx/ultimas/politica/2020/12/01/desde-hoy-la-gratuidad-de-servicios-en-hospitales-de-alta-especialidad-8033.html

[11] : STATISTA, « Principales causas de mortalidad según el número de defunciones registradas en México en 2019 », Statista Research Department, 10/2020. Disponible ici : https://es.statista.com/estadisticas/604151/principales-causas-de-mortalidad-mexico/

[12] : INSTITUTO DE SEGURIDAD Y SERVICIOS SOCIALES DE LOS TRABAJADORES DEL ESTADO, « La Obesidad en México », Gobierno de México, 19/01/2016. Disponible ici : https://www.gob.mx/issste/articulos/la-obesidad-en-mexico

[13] : CHINAS SALAZAR, D. D. C., « La privatización del sistema de pensiones en México. Reforma a la ley del ISSSTE. », Asociación Latinoamericana de Sociología, Guadalajara, 2007.
Disponible ici : https://cdsa.aacademica.org/000-066/1495.pdf

[14] : Si cette moyenne venait à augmenter, le plafond resterait cependant bloqué à 0,54%.

[15] : EL ECONOMISTA, « Principales cambios con la reforma al sistema de pensiones de México », El Economista, 11/12/2020. Disponible ici : https://www.eleconomista.com.mx/economia/Principales-cambios-con-la-reforma-al-sistema-de-pensiones-de-Mexico-20201211-0035.html

MONROY, J., « AMLO propone tope a cobro de comisiones por manejo de afores », El Economista, 25/09/2020. Disponible ici :
https://www.eleconomista.com.mx/politica/AMLO-propone-tope-a-cobro-de-comisiones-por-manejo-de-afores-20200926-0003.html

[16] : ECIJA México, S.C., « México : El Arbitraje de Inversión y el T-MEC », ECIJA, 02/07/2020. Disponible ici : https://ecija.com/sala-de-prensa/mexico-el-arbitraje-de-inversion-y-el-t-mec/

ALARCÓN, G. L., MANZANO, P., MATSUI, C. et DUQUE, P., « México : T-MEC disposiciones para la resolución de controversias entre inversionistas y estado : principales diferencias para México », DLA Piper, 26/10/2020. Disponible ici :
https://www.lexology.com/library/detail.aspx?g=37b9a103-56fb-470f-a838-b96b0a929bda

[17] : ALEGRÍA, A., « CFE invertirá más de 381 mil millones de pesos en seis años », La Jornada, 22/01/2021. Disponible ici : https://www.jornada.com.mx/notas/2021/01/22/economia/cfe-invertira-mas-de-381-mil-millones-de-pesos-en-seis-anos/

NAVA, D., « Pide AMLO a reguladores privilegiar a Pemex y CFE », El Financiero, 04/08/2020. Disponible ici : https://www.elfinanciero.com.mx/economia/amlo-lee-la-cartilla-a-reguladores-energeticos-les-pide-ajustarse-al-fortalecimiento-de-cfe-y-pemex

[18] : On aurait aussi pu parler de l’offre d’asile politique à Julian Assange, de la mise en place de procédures de contrôle sur les agents étrangers ou encore de la critique d’une procédure de la Drug Enforcement Administration (DEA), agence fédérale nord-américaine. À ce sujet, on pourra consulter respectivement : PÉREZ, M., « México ofrece asilo político a Julian Assange, fundador de WikiLeaks », El Economista, 04/01/2020. Disponible ici : https://www.eleconomista.com.mx/internacionales/Mexico-ofrece-asilo-politico-a-Julian-Assange-20210104-0013.html

LOPEZ, O., « México aprueba una reforma que restringe a los agentes extranjeros, expertos dicen que es una represalia contra EE. UU. », The New York Times, 15/12/2020. Disponible ici : https://www.nytimes.com/es/2020/12/15/espanol/america-latina/mexico-agentes-estados-unidos.html

ANIMAL POLÍTICO, « Hay muchísimos errores, hicimos lo correcto: AMLO tras críticas de EU por caso Cienfuegos », Animal Político, 18/01/2021. Disponible ici : https://www.animalpolitico.com/2021/01/hicimos-correcto-amlo-criticas-eu-cierre-caso-cienfuegos/

[19] : Segundo Informe de Gobierno, op. cit.  : « Estoy convencido que la mejor manera de evitar retrocesos en el futuro depende mucho de continuar con la revolución de las conciencias para lograr a plenitud un cambio de mentalidad que, cuando sea necesario, se convierta en voluntad colectiva, dispuesta a defender lo alcanzado en beneficio del interés público y de la nación. »

Alexei Navalny, le nationaliste russe devenu chouchou libéral de l’Occident

Alexei Navalny © Evgeny Feldman / Novaya Gazeta

L’arrestation du leader de l’opposition russe Alexei Navalny a déclenché des protestations de masse contre l’autoritarisme de Vladimir Poutine. Mais si le travail journalistique de Navalny a permis de révéler le copinage et la corruption des élites russes, ses retournements de veste entre libéralisme et nationalisme anti-immigrés montrent qu’il n’est pas le champion des Russes de classe populaire. Article de notre partenaire Jacobin, traduit et édité par William Bouchardon.

En 2020, des manifestations massives ont éclaté dans plus de quarante pays. En comparaison, la Russie de Vladimir Poutine ressemblait à un îlot de stabilité. Mais le dimanche 23 janvier a vu les plus grandes manifestations depuis des décennies, organisées par l’équipe autour du leader de l’opposition Alexei Navalny.

Navalny sortait alors tout juste de cinq mois de traitement en Allemagne pour empoisonnement, qu’il impute aux autorités russes. Lorsqu’il a annoncé son retour dans son pays le 17 janvier – permettant aux autorités russes de l’arrêter – il s’est à nouveau affirmé comme l’opposant le plus important de Poutine. Mais les manifestations actuelles alimentent également une crise politique plus large, dont l’issue est loin d’être claire.

Qui est Navalny ?

Comme la plupart des politiciens de la Russie moderne, la vision du monde de Navalny s’est formée sous l’hégémonie totale de l’idéologie libérale pro-marché. En 2000, il a rejoint le parti libéral Iabloko. À l’époque, il était, de son propre aveu, un néolibéral classique soutenant la réduction des dépenses publiques et de la protection sociale, des privatisations massives, un Etat réduit au minimum et une liberté totale pour les entreprises.

Cependant, Navalny a vite compris qu’une politique purement libérale n’avait aucune chance de succès en Russie. Pour la plupart des gens, cette idéologie a été discréditée par les réformes radicales des années 1990. Chez les Russes, ces années catastrophiques symbolisent la pauvreté, l’injustice, l’inégalité, l’humiliation et le vol. Une fois que l’idéologie libérale pro-occidentale fut disqualifiée aux yeux de la population, elle a également cessé d’intéresser la classe dirigeante. Avec l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, les fonctionnaires, les politiciens et les oligarques russes se sont proclamés patriotes et héritiers de l’État russe. Les partis libéraux ont depuis échoué à trouver leur public.

Navalny a donc rapidement trouvé une nouvelle niche idéologique. À la fin des années 2000, il se déclare nationaliste. Il participe aux Marches russes d’extrême droite, fait la guerre à “l’immigration clandestine” et lance même la campagne “Stop Feeding the Caucasus” contre les subventions gouvernementales aux régions autonomes pauvres et peuplées de minorités ethniques dans le sud du pays. A l’époque, les sentiments nationalistes étaient très répandus et la jeunesse urbaine sympathisait presque en masse avec les groupes d’extrême droite. Navalny a donc surfé sur cette vague, et cela a, en partie, fonctionné.

Mais Navalny ne s’est pas perdu parmi les petits “führers” nationalistes et a trouvé un créneau particulier faisant de lui un héros bien au-delà des limites de la sphère de droite radicale : il est devenu le principal combattant du pays contre la corruption. En achetant de petites quantités d’actions dans de grandes entreprises publiques, il a ainsi obtenu l’accès à leurs documents. Sur cette base, l’opposant a mené et publié des enquêtes très médiatisées. Nombre d’entre elles étaient des travaux journalistiques brillants – bien que certains critiques aient soupçonné Navalny d’être simplement impliqué dans les “guerres médiatiques” entre groupes financiers-industriels rivaux, recevant des ordres et des informations de leur part afin de compromettre leurs concurrents.

Vladimir Poutine s’adressant aux citoyens russes le 2 avril 2020 © The Presidential Press and Information Office.

Quoi qu’il en soit, la fable libérale selon laquelle la corruption est la cause de l’inefficacité de l’État a permis à Navalny de s’attirer la sympathie de la majorité de la classe moyenne. Les cadres supérieurs des entreprises et les hommes d’affaires ont perçu la corruption comme un obstacle majeur à leur propre succès. Beaucoup se sont donc abonnés au blog de Navalny et lui ont envoyé des dons de plus en plus importants.

Entre 2011 et 2013, la Russie a été balayée par un mouvement de protestation de masse contre le truquage des élections parlementaires et l’autoritarisme croissant, symbolisé par le retour de Poutine à la présidence en 2012. Navalny prit part au mouvement mais échoua à en assurer le leadership. En effet, s’il a su convaincre la classe moyenne de la capitale et des grandes villes, les classes populaires ne lui faisaient pas confiance. Ces dernières sont restées indifférentes à son programme de lutte contre la corruption, considérant que celle-ci n’est qu’une des techniques d’enrichissement de l’élite et non le fondement de l’inégalité des classes.

En fait, il s’est avéré que les valeurs de gauche conservent une certaine influence en Russie. Lors de ces manifestations, des milliers de personnes ont manifesté sous les drapeaux rouges, et le leader du Front de gauche, Sergueï Udaltsov, est devenu l’un des hommes politiques les plus populaires de Russie. Le bras droit de Navalny, Leonid Volkov, a déclaré à l’époque dans une interview qu’il était nécessaire de convaincre l’élite russe qu’une victoire de l’opposition serait meilleure pour elle qu’un gouvernement Poutine corrompu. Mais pour ce faire, il fallait se débarrasser des alliés de gauche, qui font fuir les grandes entreprises. Navalny a donc scindé la coalition de l’opposition et lorsque les dirigeants de gauche ont été jetés en prison, il a refusé d’intervenir en leur faveur.

Un virage à gauche ?

Alexei Navalny a tiré une leçon importante des rassemblements de protestation de 2011-2013 : ce n’est pas le populisme nationaliste de droite, mais bien celui, social, de gauche, qui apporte une réelle popularité au sein de la population. Et bien qu’il ait souvent été comparé à Donald Trump, il s’est de plus en plus tourné vers un agenda social.

Il se met alors à parcourir le pays pour réclamer une augmentation des pensions de retraite et des salaires des employés de l’État. Le programme du “Parti du progrès”, qu’il a créé au milieu des années 2010, proclamait la nécessité de relever l’âge de la retraite. Mais lorsque cette mesure impopulaire a été reprise par le gouvernement Poutine, Navalny a commencé à organiser des rassemblements contre elle.

Cette tactique sociale-populiste a fonctionné : le nombre de partisans de Navalny a augmenté. En mars 2020, Navalny a même affirmé qu’il avait “pris position pour Bernie Sanders” lors des primaires des Démocrates américains. Si cela a suscité l’indignation de ses alliés de droite, ce fut un bonne décision sur le plan stratégique : dans toute la Russie, l’opinion publique s’est sensiblement déplacée vers la gauche.

En parallèle, Navalny a changé son discours autour de la corruption. Il parle désormais moins de l’inefficacité de l’État que de l’inégalité sociale. Il compare le luxe des oligarques et des fonctionnaires russes à la pauvreté des gens ordinaires. L’audience de ces problèmes est beaucoup plus large : plusieurs de ses enquêtes ont recueilli des millions de vues. Le dernier film de Navalny, sorti le 20 janvier, a établi un nouveau record : en une semaine, il a enregistré plus de 91 millions de vues.

Ce nouveau film présente pourtant bien peu de nouveaux éléments. Il est construit sur une compilation de faits et de théories bien connus. En 2010, des militants écologistes avaient déjà trouvé le palais de Poutine, estimé à une valeur d’un milliard et demi de dollars, sur la côte de la mer Noire. Mais le succès du film est toujours garanti par la pertinence du problème de l’inégalité des classes et de l’injustice. Avec ce film, Navalny s’adresse moins à ses partisans traditionnels (pour eux, tout est déjà clair), mais plutôt à la majorité autrefois pro-Poutine.

La stratégie de Navalny

Navalny est toutefois confronté à une tâche redoutable. Luttant pour la sympathie de la majorité, il est également important pour lui de ne pas intimider et de ne pas s’aliéner la classe dirigeante.

Dans un service hospitalier en Allemagne, Navalny a reçu la visite d’Angela Merkel. L’oligarchie russe, confrontée à de graves difficultés en raison de la guerre froide avec l’Occident et des sanctions croissantes, n’a certainement pas manqué d’y voir un message lui étant adressé. Aux yeux des grandes entreprises et de la haute administration, Navalny est en train de devenir celui qui peut mettre fin à l’escalade du conflit avec l’Occident.

Le Kremlin a toujours soupçonné que Navalny bénéficie du soutien tacite d’une partie des élites. En 2012, la révélation d’échanges entre certains chefs de l’opposition libérale évoquait ainsi le possible financement de Navalny par un groupe d’oligarques éminents.

Chaque nouvelle enquête menée par Navalny alimente des soupçons similaires. Qui peut lui fournir des faits et des documents exclusifs ? Le film sur le palais de Poutine montre de nombreux détails intimes de la vie de la haute élite du pays. Comment cet opposant a-t-il réussi à s’introduire dans la luxueuse chambre du président ? Ou à voir le salon à chicha avec une perche pour le strip-tease, dont les écoliers discutent maintenant sur les réseaux sociaux ? Peu importe que les images soient vraies ou pas, elles ont un impact réel, en alimentant la suspicion et en contribuant à une scission au sommet du gouvernement.

Il est également important pour Navalny que sa critique des inégalités sociales ne retourne pas l’establishment au pouvoir contre lui. C’est pourquoi il veille à ce que son populisme social ne dépasse pas les bornes. Sa critique acerbe du luxe de l’entourage de Poutine ne le conduit pas vers des revendications sociales radicales. Navalny s’oppose par exemple à la remise en cause des privatisations criminelles des années 1990 ou à la redistribution des richesses en faveur des travailleurs. Il accepte tout au plus une petite “indemnité” que certains oligarques devraient payer pour légitimer les biens saisis dans les années 1990.

A titre de comparaison, il est intéressant de noter qu’une mesure similaire a été prise par Tony Blair en Grande-Bretagne en 1997. La “Windfall Tax” sur les propriétaires des entreprises privatisées dans les années 1980 (notamment la British Airports Authority, British Gas, British Telecom, British Energy, Centrica) a en réalité inscrit dans le marbre les politiques néolibérales de Margaret Thatcher et a légitimé cette redistribution radicale de la propriété et du pouvoir vers les riches. En Russie, Vladimir Poutine a été le premier à suggérer la mise en place d’une politique similaire en 2012, avant de l’enterrer. Aujourd’hui, l’idée a été reprise par son plus fervent critique, Alexei Navalny.

Manifestation anti-Poutine pour la libération d’Alexei Navalny le 23 janvier 2021 à Lipetsk © Rave

Les inégalités économiques resteront donc intactes. Parmi les points du programme de Navalny sur les “tribunaux équitables” et les libertés politiques, on trouve la mention de futures privatisations. C’est-à-dire exactement ce qui risquerait d’éloigner la plupart des Russes de sa politique. Par conséquent, la tâche de Navalny et de ses partisans est de remplacer la discussion sur le programme de changement par une discussion sur la personnalité du dirigeant lui-même. Ensuite, la confrontation entre les différentes idéologies, de gauche et de droite, socialistes et libérales, sera remplacée par une confrontation entre une “coalition de stagnation” et une “coalition de changement”.

Et c’est là que le talent, le flair politique et le courage personnel entrent en jeu. Le retour de Navalny en Russie a été une opération élaborée, bien qu’aventureuse, avec un aspect dramatique digne d’Hollywood. Navalny a pu construire son personnage héroïque, de retour d’une mort imminente, revenant vers son peuple avec “Victoire” (le nom de la compagnie aérienne russe à bas prix emprunté par Navalny jusqu’à l’aéroport de Moscou). A peine sorti de l’avion, il est immédiatement saisi par les gardes du souverain injuste, le privant de sa liberté, cette même liberté qu’ils refusent à la Russie elle-même. Bien sûr, le héros tombe immédiatement sous les feux de la rampe – et de la lutte politique.

En septembre 2021, la Russie organisera des élections parlementaires essentielles pour le gouvernement : si Poutine entend continuer à être président après 2024, il a besoin d’un parlement pleinement loyal. C’est pourquoi les autorités ont tout fait pour empêcher la participation des critiques radicaux du régime, dont Navalny et ses partisans. Seuls les partis et les candidats loyaux sont autorisés à participer, c’est-à-dire ceux qui ne contesteront pas les fondements de l’ordre sociopolitique existant, ni même les résultats du vote officiellement annoncés (même si cela signifie leur propre défaite).

Même les dirigeants du parti communiste sont globalement prêts à jouer ce jeu. Comme il est impossible de prendre le pouvoir lors des élections, la lutte doit être menée ailleurs. Par le spectacle de son retour, Navalny résout ce problème spécifique. Avant d’être emmené dans une cellule de prison, il a usé son capital médiatique en encourageant les partisans à descendre dans la rue. Le scénario du Kremlin pour la campagne électorale a été interrompu.

À l’heure actuelle, personne ne s’intéresse aux partis parlementaires et à leurs programmes. Toute la lutte dans les rues est associée à Navalny. Après vingt ans de stagnation, tout espoir de changement est maintenant lié à son nom – sans qu’il y ait de place pour discuter de la signification de ce changement.

C’est une situation idéale pour un coup d’État, qui pourrait même être réalisé avec l’aide et le soutien de la plupart de la population. Mais les nouveaux dirigeants refuseraient vite de rendre de comptes, comme lors de la chute de l’URSS ou pendant les “révolutions de couleur” dans les pays post-soviétiques. Ces événements ont laissé un héritage de ruine sociale, de désindustrialisation, d’inégalité croissante et de réaction nationaliste. Et le résultat a été la déception sans fin des travailleurs, qui se sentent utilisés et trahis.

Flux financiers illicites : Afrique première créancière au monde

Dans son dernier rapport actualisant les données sur les flux financiers illicites (FFI) en Afrique, la CNUCED (Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement) nous informe que 88,6 milliards de dollars se volatilisent chaque année du continent. Outre les sommes en jeu, il convient de se demander comment cela est rendu possible.

Des pertes colossales

D’après le rapport, « Les flux financiers illicites (FFI) sont des mouvements transfrontaliers d’argent et d’actifs dont la source, le transfert ou l’utilisation sont illégaux »[1]. Y sont distinguées 4 grandes catégories. D’abord, « les pratiques fiscales et commerciales » consistant essentiellement à de fausses facturations pour les produits destinés à l’import ou à l’export, environ 40 milliards de dollars par an. Ensuite « les marchés illégaux », relevant notamment du trafic d’êtres humains ou encore de déchets toxiques. De même « les activités relevant du vol et le financement de la criminalité et du terrorisme ». Enfin, les FFI liés à la « corruption ».

Pour l’Afrique, les pertes enregistrées sont colossales. 89 milliards de dollars par an selon les estimations les plus basses, soit 3,7 % du PIB du continent, ou 25 % du PIB de l’Egypte, une des trois principales économies africaines aux côtés de l’Afrique du Sud et du Nigeria. C’est également « presque aussi important que le total des flux entrants de l’aide publique au développement, évalués à 48 milliards de dollars, combinés aux investissements directs étrangers, estimés à 54 milliards $US, reçus par les pays africains ».

Contrairement à la narration dominante, les 54 Etats africains financeraient les pays dit développés et non l’inverse ? Comme le CADTM, c’est ce qu’affirme le rapport. Avec des FFI estimés à 836 milliards $US entre 2010 et 2015, et une dette extérieure de 770 milliards $US en 2018, « l’Afrique est un créancier net du reste du monde ».

Graphique 1 : Comparaison entre le stock de la dette extérieure (publique et totale – échelle de gauche), le service de la dette extérieure (publique et totale) et les FFI (échelle de droite) – en milliards de $US[2]

Alors que 13 pays africains sont placés sur la liste du FMI des pays en situation de surendettement et qu’une dizaine sont en suspension de paiement[3], la comparaison détonne. Sur la période courant de 2011 à 2018, (voir graphique 1), les FFI sont toujours largement supérieurs au service de la dette extérieure publique ou totale. En somme, si les pays africains venaient à récupérer les FFI, ils pourraient se libérer totalement de l’endettement extérieur. Plus encore, sans FFI, les populations africaines n’auraient pas subi les différents mécanismes de domination inhérents au système-dette. Mais alors qui sont les responsables ?

Des responsabilités partagées ?

Lorsqu’il est question de l’Afrique et des raisons pour lesquelles les pays rencontrent des difficultés de développement, très vite la corruption intérieure est pointée du doigt comme principale responsable. Elle est indéniable :  environ 148 milliards $US par an selon la Banque africaine de développement. Il faut néanmoins distinguer la « petite » de la « grande » corruption.

Dans un environnement où les classes capitalistes et dirigeantes sont perçues comme corrompues, la petite corruption se développe d’autant plus. Puisque dans les plus hautes sphères de l’Etat et des organisations (publiques et privées) les obligations fondamentales sont transgressées par ses plus hauts représentants, il deviendrait normal, rationnel voire nécessaire d’agir de la sorte à des niveaux subalternes, notamment chez les fonctionnaires sous-payés ou laissés sans salaire pendant des mois. La « petite » se présente alors comme une excroissance de la « grande » corruption. L’obtention forcée ou accélérée de documents administratifs, de ristournes fiscales, d’un terrain à bâtir, etc., se monnaye alors entre des individus et des agents appartenant tous deux à la classe moyenne. De fait, le « petit corrupteur » obtient par le paiement d’un dessous de table ce qu’il aurait dû obtenir tout à fait normalement si le service public et ses employés étaient suffisamment financés par l’État. Quant au « petit corrompu », il obtient un revenu de subsistance complémentaire souvent rendu nécessaire en raison de salaires faibles voire impayés, le tout dans une structure dysfonctionnant et qu’il sait parasitée en son sommet. En bout de chaîne, ces agissements, délictueux mais compréhensibles, se répercutent malheureusement doublement aux dépens des plus pauvres. Proportionnellement à leurs revenus, ils doivent payer davantage pour espérer bénéficier de services publics ou privés, tout en sachant qu’en l’état, ces mêmes services, censés accessibles à tou-te-s, continueront à se déliter. Pour autant, s’il faut incontestablement lutter contre la « petite corruption », il faut avant tout considérer qu’elle est le produit d’appareils d’État rendus défaillants par des décennies d’ingérences extérieures néocoloniales, et dans laquelle se complaisent des classes capitalistes autochtones et dirigeantes complices.

Ainsi, « dans de nombreux pays africains, 20 à 30 % de la fortune privée est placée dans des paradis fiscaux » et « 5 000 particuliers de 41 pays africains déten[aient] un total cumulé d’environ 6,5 milliards $US d’actifs » dans des comptes bancaires offshores en 2015. Dans les deux cas, cette forme de grande corruption est rendue possible par l’(in)action des dites grandes puissances. Si l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), dont le siège est à Paris, est censée lutter contre les paradis fiscaux, aucun des 38 pays membres n’est africain[4]. Concernant les comptes bancaires offshores, le réseau Tax Justice Network nous apprend que les 10 pays les plus opaques financièrement et luttant pour le maintien du secret bancaire, sont tous des grandes puissances. On y retrouve notamment les Îles Caïmans, les Etats-Unis, la Suisse, Hong-Kong ou encore le Luxembourg, le Japon et les Pays-Bas[5]. Comme l’attestent les nombreux scandales de ces dernières années, parmi lesquels les Offshore Leaks, Luxembourg Leaks, Swiss Leaks, Mauritius Leaks[6], ou les Luanda Leaks, (impliquant Isabel dos Santos, fille de l’ex-président d’Angola de 1979 à 2017)[7], les FFI et la « grande » corruption sont organisés « par le haut » et leurs quartiers généraux se trouvent dans les pays les plus riches à New-York, à Londres, à Paris, à Berlin, à Tokyo.

Institutions financières internationales (IFI) et puissances dominantes alimentent également à leurs fins la grande corruption. Malgré les révélations du rapport Blumenthal sur la destination réelle des fonds prêtés au dictateur Mobutu au Zaïre de l’époque, Banque mondiale et FMI ont perpétué leur financement à des fins géopolitiques. La récente affaire des #Papergate en février 2020[8] à la Banque mondiale ne fait que confirmer ces pratiques quasi-généralisées[9]. Du côté des ingérences bilatérales, pour ne citer que cet exemple impliquant la France, Loïk Le Floch-Prigent, ex-PDF d’Elf (entreprise parapublique avant d’être absorbée par Total), indiquait récemment « que l’argent du pétrole a permis de financer personnellement des présidents africains, notamment au Gabon et au Congo-Brazzaville. Et assuré que le système perdure aujourd’hui, sous d’autres formes »[10]. En guise de remerciement pour leur soutien infaillible, plusieurs partis politiques français, que ce soit le Parti socialiste ou des partis de droite, ont profité de financements occultes pour leurs campagnes présidentielles[11]. Ce type d’opérations au détriment des populations ne se limitent ni à la Françafrique, ni même à l’Afrique seule.

Les grandes entreprises et multinationales sont également un rouage essentiel des FFI et maintiennent volontairement le continent comme un fournisseur de matières premières afin d’en tirer un profit maximal. Comme l’indique le rapport, « jusqu’à 50 % des flux illicites en provenance d’Afrique ont pour source la fausse facturation dans le commerce international et plus de la moitié des FFI qui y sont liés ont pour source le secteur extractif ». Ainsi, 40 milliards des FFI proviennent de l’activité destructrice de l’industrie extractive (l’or 77 %, le diamant 12 %, et la platine 6 %). Avant de poursuivre, « Les entreprises multinationales actives dans l’exploitation minière centralisent toujours plus leurs activités de négoce, ce qui accentue le risque de fausse facturation […] Singapour et la Suisse figurent parmi les pays les plus attrayants pour la centralisation de ces activités de négoce grâce aux avantages fiscaux qu’ils accordent aux entreprises multinationales de négoce ». Or, quels en sont les principaux bénéficiaires ? Canadiennes, étasuniennes, françaises, suisses, etc., toutes les principales multinationales extractivistes actives en Afrique (Anglo American, De Beers, Glencore, BHP, Rio Tinto, Umicore [anciennement Union minière du Haut Katanga, Vieille-Montagne], etc.) sont principalement aux mains de grands actionnaires occidentaux.

Plus loin, le rapport précise que « les principaux mécanismes d’évasion fiscale et de fraude fiscale sont la fausse facturation dans le commerce international, la manipulation des prix de transfert, le transfert de bénéfices et l’arbitrage fiscal ». Pour compléter le tableau, il faut également tenir compte de l’action des « Big Four » (KPMG, Ernst & Young, Deloitte et PwC), ces cabinets d’audit – à qui l’on doit de nombreux plans de licenciement dits « plans sociaux » dans le jargon néolibéral – sont spécialisés dans le conseil aux entreprises pour leur faciliter « l’évitement » fiscal[12]. Dans cette architecture poreuse, on comprend mieux qu’ « au niveau mondial de 30 % à 50 % des investissements directs étrangers transitent par des sociétés-écrans offshore », avec pour conséquences directes une volatilité accrue des capitaux investis, une part croissante des bénéfices réalisés déclarée dans des paradis fiscaux et une instabilité chronique des Etats de se développer.

Une question de justice sociale

Avec ce rapport de la CNUCED, l’Organisation des Nations unies (ONU) aurait intérêt à reconsidérer la promotion systématique des financements privés pour la réalisation de ses objectifs de développement durable (ODD)[13] et, à s’attaquer par exemple aux « pratiques fiscales et commerciales » des FFI. Ceci permettrait à l’Afrique de récupérer la moitié des financements nécessaires à la réalisation des ODD, devant être atteints d’ici 2030.  Ce serait une bouffée d’oxygène considérable pour les finances publiques des pays africains. D’autant plus dans une période de crise de la dette conjuguée à des besoins de financement accrus avec les conséquences sanitaires et économiques de la Covid-19.

D’autres progrès doivent également être réalisés, parmi lesquels une meilleure captation de l’impôt. Si « les recettes fiscales » sont en progrès et « représentent [aujourd’hui] 16 % du PIB africain », elles restent nettement en-deçà de leur potentiel et souffrent de la comparaison avec les autres pays du Nord et Sud confondus. Il faut néanmoins souligner qu’ « elles n’ont toujours pas retrouvé leurs niveaux d’avant les années 1980 et 1990, pendant lesquelles les politiques d’ajustement structurel ont entrainé une chute des recettes issues du commerce international » Autrement dit, en mettant l’accent sur la libéralisation de l’économie, l’instauration de la TVA, la suppression des barrières douanières, du contrôle des changes et des mouvements de capitaux, la Banque mondiale et le FMI ont et participent encore au maintien d’une situation de grande précarité pour la majorité des populations, dont profitent allègrement les classes dirigeantes et capitalistes dans et hors du continent.

Pour juguler les FFI, la CNUCED présente à la fin de son rapport une série de conclusions et recommandations mitigées.

Nous pouvons certes partager l’affirmation selon laquelle « les pays développés et les pays en développement partagent la responsabilité des FFI », mais on peut regretter ensuite que l’affirmation ne soit pas suivie d’une nuance sur les degrés d’implication. Si les populations du Nord sont tout autant victimes que celles du Sud de l’austérité résultant en partie des FFI, on ne peut faire une comparaison analogue à une échelle étatique. Les intérêts financiers et industriels se situent très majoritairement dans les pays du Nord. Ce sont eux qui influent directement sur l’architecture internationale et sur les cadres réglementaires internationaux, multilatéraux ou nationaux qui s(er)ont adoptés. Les principales bourses, banques et multinationales se situent dans les pays qui dominent les grandes instances de décision (G7, G20, OCDE, Banque mondiale, FMI, IIF, Club de Paris , BEI, BID, OMC, etc.) et en Chine, laquelle commence à conquérir de nombreux marchés dans les pays émergents et en développement. Sans nier que les intérêts d’Aliko Dangote, africain et entrepreneur le plus riche du continent ne soient les mêmes que ceux de ces confrères extracontinentaux, le rapport de force est sans commune mesure. Avec des actifs estimés à 8,3 milliards $US, il ne se situe qu’au 162e rang d’un classement dont les 20 premières places sont trustées par 14 Etasuniens, 2 Chinois, 2 Français, 1 Espagnol et 1 Mexicain[14]. Au plan national, le Nigeria est le leader africain en termes de PIB et occupe « seulement » le 29ème rang mondial. Surtout, il se trouve au 133ème rang dès lors que le PIB est rapporté au nombre d’habitants[15]. Si l’on prend en compte le poids institutionnel, politique, économique ou même militaire des pays africains face aux grandes puissances, on constate qu’ils ne sont pas en mesure de s’opposer à leurs diktats (mise à part l’Afrique du Sud, pays qui dispose d’une certaine autonomie et domine économiquement ses voisins d’Afrique australe). Dans ce contexte, la CNUCED a beau appeler à « renforcer la participation de l’Afrique à la réforme de la fiscalité internationale », ou à « intensifier la lutte contre la corruption et le blanchiment d’argent », on doute qu’elle puisse en tirer un réel bénéfice, d’autant plus qu’une éventuelle collaboration multilatérale serait notamment « le fruit de la collaboration du FMI, de la Banque mondiale, de l’OCDE ». On en doute d’autant plus que la CNUCED accueille positivement la mise en place de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) pour y parvenir. Les accords de libre-échange conduisent davantage à un affaiblissement des Etats face aux intérêts des multinationales et participent largement à un nivellement vers le bas des réglementations nationales. On peut certes espérer une union forte des dirigeants africains pour bâtir un espace économique solidaire entre les peuples africains, mais comme indiqué précédemment, ces dirigeants ne semblent disposer ni de la force nécessaire, ni de la volonté.

Finalement, pour parvenir à lutter contre les FFI, seule une recommandation semble être en mesure de pouvoir transformer l’essai. Elle vise à « protéger et appuyer les organisations de la société civile, les dénonciateurs d’abus et les journalistes d’investigation ». Comme l’ont démontré des organisations à l’instar d’Open Ownership, Financial Transparency Coalition, Tax Justice Network ou encore Action Aid, seules des actions de terrain et des campagnes internationales menées par les populations locales avec le soutien et la solidarité internationale ont permis d’obtenir des avancées sur le plan de la transparence, de la fiscalité, etc. en exerçant une pression constante sur les dirigeants. S’il ne faut malheureusement guère attendre un « progrès naturel » du côté des institutions et des classes dirigeantes, les populations africaines continuent d’agir collectivement pour leurs droits et leurs libertés. De Balai Citoyen au Burkina Faso (renversement de Blaise Compaoré) à La Lucha en RDC (défense des droits humains et politisation des populations), en passant par le Front Anti-FCA (changement de nom du F-CFA) et tant d’autres, tous ces mouvements ont su par la mobilisation populaire parvenir à des avancées, bien que fragiles, dans l’espoir de construite une authentique lutte panafricaine.

L’auteur remercie Jean Nanga, Claude Quémar, Eric Toussaint pour leurs relectures et suggestions.

Notes :

[1] CNUCED, « L’Afrique pourrait gagner 89 milliards de dollars par an en réduisant les flux financiers illicites, selon l’ONU », Communiqué de presse, 28 septembre 2020. Disponible à : https://unctad.org/fr/Pages/PressRelease.aspx?OriginalVersionID=573

Sauf mention contraire, toutes les citations en italique sont tirées du rapport de la CNUCED.

[2] Sources : Pour la dette, base de données de la Banque mondiale. Pour les FFI, le présent rapport.

[3] Voir Éric Toussaint et Milan Rivié, « Les pays en développement pris dans l’étau de la dette », 6 octobre 2020. Disponible à : https://cadtm.org/Les-pays-en-developpement-pris-dans-l-etau-de-la-dette

[4] Liste des pays membres : Allemagne, Australie, Autriche, Belgique, Canada, Chili, Colombie, Corée du Sud, Danemark, Espagne, Estonie, États-Unis, Finlande, France, Grèce, Hongrie, Irlande, Islande, Israël, Italie, Japon, Lettonie, Lituanie, Luxembourg, Mexique, Norvège, Nouvelle-Zélande, Pays-Bas, Pologne, Portugal, Royaume-Uni, République slovaque, République tchèque, Slovénie, Suisse, Suède, Turquie.

[5] Voir le site internet de Tax Justice Network. Disponible à : https://fsi.taxjustice.net/fr/

[6] Fergus Shiel et Will Fitzgibbon, “About the Mauritius Leaks Investigation”, ICIJ, 23 juillet 2019. Disponible à : https://www.icij.org/investigations/mauritius-leaks/about-the-mauritius-leaks-investigation/

[7] Voir le dossier d’ICIJ consacré au sujet : https://www.icij.org/investigations/luanda-leaks/ ou Marlène Panara, « Luanda Leaks, ou l’effondrement de l’empire dos Santos », 21 janvier 2020, Le Point Afrique. Disponible à :

[8] Renaud Vivien, “#Papergate : vers un nouveau scandale de corruption classé sans suite ?”, Le Soir, 27 janvier 2020. Disponible à : https://plus.lesoir.be/283145/article/2020-02-27/papergate-vers-un-nouveau-scandale-de-corruption-classe-sans-suite

[9] Éric Toussaint, « Le soutien de la Banque mondiale et du FMI aux dictatures », 9 avril 2020. Disponible à : https://www.cadtm.org/Le-soutien-de-la-Banque-mondiale-et-du-FMI-aux-dictatures

[10] Voir Fabrice Arfi, « Corruption : le testament judiciaire d’un ancien patron d’Elf », 30 septembre 2020, Mediapart. Disponible à : https://www.mediapart.fr/journal/france/300920/corruption-le-testament-judiciaire-d-un-ancien-patron-d-elf.

[11] Voir notamment Antoine Dulin et Jean Merckaert, « Biens mal acquis, A qui profite le crime ? », CCFD, juin 2009. Disponible à : https://ccfd-terresolidaire.org/IMG/pdf/BMA_totalBD.pdf ou encore « Chirac, Villepin et Le Pen accusés de financements occultes », Le Monde, 12 septembre 2011. Disponible à : https://www.lemonde.fr/politique/article/2011/09/12/chirac-et-villepin-accuses-de-financements-occultes_1570938_823448.html

[12] Voir notamment, Corporate Europe Observatory, « Comment les “Big Four” inspirent les politiques de l’Union européenne sur l’évitement fiscal », juillet 2018. Disponible à : https://corporateeurope.org/sites/default/files/attachments/tax-avoidance-industry-lobby-summary-fr_final.pdf et le dossier de Kairos Europe WB “Les Big Four… ces fisco-trafiquants”, juillet 2018. Disponible à : http://www.cadtm.org/Les-Big-Four-ces-fisco-trafiquants-A-quoi-les-comparer

[13] Voir https://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/objectifs-de-developpement-durable/

[14] https://www.journaldunet.com/patrimoine/guide-des-finances-personnelles/1209268-classement-pib/

[15] Données de la Banque mondiale.

Affaire Chevron : la vengeance de la multinationale contre l’avocat qui avait plaidé la cause des indigènes

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©Cancilleria del Ecuador

En août dernier, pendant la deuxième année la plus chaude enregistrée, alors que l’incendie de la forêt amazonienne faisait rage, que la calotte glaciaire du Groenland fondait, et que Greta Thunberg était accueillie par des foules enthousiastes à travers tous les États-Unis, un autre événement d’importance pour le mouvement climat se déroulait : l’arrestation d’un avocat qui, pendant plus d’une décennie, a bataillé contre Chevron et la dévastation environnementale causée par le groupe en Amérique du Sud. Par Sharon Lerner, traduction Sarah Thuillier.


Peu d’articles de presse ont couvert l’arrestation de Steven Donziger, qui avait obtenu une condamnation de Chevron, en Équateur, à payer plusieurs milliards de dollars pour la contamination massive de la région de Lago Agrio, et s’était battu pour défendre les indigènes et les fermiers présents dans la région depuis plus de 25 ans.

Ainsi, le 6 août, Donziger quittait le tribunal du Lower Manhattan dans l’indifférence générale et prenait le train jusqu’à son domicile, équipé d’un bracelet électronique fraîchement attaché à sa cheville. A l’exception des rencontres occasionnelles avec son avocat, ou de tout autre rendez-vous judiciaire, il n’a pas quitté son domicile depuis.

« Je suis comme un prisonnier politique d’entreprise, » m’a récemment dit Donziger alors que nous étions assis dans son salon. L’avocat, 1,92 mètres, grisonnant, qui était souvent pris pour le maire de New York, Bill de Blasio, lorsqu’il pouvait encore arpenter les rues de la ville, était étonnamment stoïque et résigné vis-à-vis de la situation difficile dans laquelle il se trouve, lors de mes deux visites à l’appartement qu’il partage avec sa femme et leur fils de 13 ans.

Mais ce mercredi-là, alors que la lumière d’hiver faiblissait dans son salon et que le chargeur de son bracelet électronique de rechange clignotait sur une étagère près de nous, son optimisme concernant la bataille épique qu’il menait contre l’une des plus importantes compagnies pétrolières mondiales parut chanceler. « Ils essaient de m’anéantir. »

Donziger n’exagère pas. Pendant le procès équatorien contre Chevron, en 2009, la compagnie a clairement énoncé comme stratégie à long terme de le diaboliser. Depuis Chevron a multiplié les attaques envers Donziger, dans ce qui est devenu l’une des plus amères et des plus interminables affaires de l’histoire des lois environnementales. Chevron a engagé des détectives privés afin de suivre Donziger, a publié un article pour le diffamer, et a réuni une équipe juridique composée de centaines d’avocats appartenant à 60 cabinets qui ont mené une efficace campagne à son encontre.

De fait, Donziger a été radié du barreau et ses comptes bancaires ont été gelés. Désormais, il a un privilège sur son appartement, doit payer des amendes d’un montant exorbitant, et il lui a de plus été interdit de gagner de l’argent. Depuis le mois d’août, son passeport lui a été confisqué par le tribunal qui l’a également assigné à résidence. Chevron, dont la valeur boursière s’élève à 228 milliards, possède les fonds nécessaires pour poursuivre son acharnement envers Donziger aussi longtemps qu’il lui plaira.

Dans un communiqué envoyé par e-mail, Chevron a affirmé que « toute juridiction respectant les règles de la loi considérerait la décision frauduleuse du tribunal équatorien comme illégitime et inapplicable». Le communiqué affirmait également que « Chevron continuera à mettre tout en œuvre afin de mettre les acteurs de cette mascarade face à leurs responsabilités, y compris Steven Donziger, qui a usé de corruption et d’une série d’autres actes illégaux dans son entreprise équatorienne de mascarade judiciaire contre Chevron. »

Le processus qui a mené à la réclusion de Donziger était, tout comme que l’épique bataille légale dans laquelle il s’est engagé pendant plusieurs décennies, remarquablement inhabituel. Le confinement à domicile est son châtiment pour avoir refusé de produire son téléphone portable et son ordinateur, ce qui avait été requis par quelques avocats de Chevron. Pour Donziger, qui venait d’endurer 19 jours de dépositions et avait déjà fourni à Chevron une grande partie de son dossier, il était inacceptable d’accéder à cette demande. Il fit donc appel selon l’argument que cela nécessiterait qu’il viole l’engagement qu’il avait pris auprès de ses clients. Néanmoins, Donziger avait mentionné qu’il céderait ses appareils s’il perdait en appel. Mais, en dépit du caractère civil de cette affaire, le juge du tribunal fédéral qui présidait au litige entre Chevron et Donziger depuis 2011, Lewis A. Kaplan, l’a poursuivi pour outrage criminel.

Autre étrangeté légale, en juillet, Kaplan a désigné un cabinet privé pour poursuivre Donziger après que la cour de district des États-Unis pour le district sud de New York ait refusé de s’en charger, un fait presque sans précédent. De plus, et comme l’avocat de Donziger l’a souligné, il est probable que le cabinet choisi par Kaplan, Seward & Kissel, ait des liens avec Chevron.

Pour rendre l’affaire encore plus extraordinaire, Kaplan a contourné l’usuel système d’affectation aléatoire et a choisi lui-même une de ses proches connaissances, le juge de district Loretta Preska, pour superviser l’affaire défendue par le cabinet qu’il avait également choisi. C’est Preska qui a condamné Donziger à l’assignation à résidence et requis la saisie de son passeport, bien que Donziger se soit présenté au tribunal plusieurs centaines de fois, sans jamais menacer de s’y soustraire.

L’Equatorien Manuel Silva fournit les preuves d’un déversement d’hydrocarbures à Lago Agrio le 14 décembre 1998. Les indigènes équatoriens ont poursuivi Texaco, accusant la compagnie d’avoir transformé la forêt tropicale locale en une décharge de déchets toxiques par leur activité de forage pétrolier.

Un témoin mis en cause

Malgré les démêlés actuels de Donziger, le procès contre Chevron en Equateur fut une victoire spectaculaire. Ce feuilleton à rebondissements commence en 1993, lorsque Donziger et d’autres avocats portent un recours collectif à New York contre Texaco, en tant que représentants de plus de 30 000 fermiers et indigènes de la région amazonienne, concernant la contamination massive causée par les forages opérés dans la région. Chevron, qui a acquis Texaco en 2001, insiste sur le fait que Texaco a nettoyé la zone concernée et que le reliquat de pollution était le fait de son ancien partenaire, la compagnie pétrolière nationale d’Equateur.

A la demande de Chevron, les actions judiciaires concernant le « Chernobyl amazonien » furent transférées en Equateur, où les tribunaux étaient « impartiaux et justes », selon les mots des avocats de la compagnie dans une note ajoutée au dossier au moment de l’affaire. Le transfert en Equateur, où le système légal n’a pas recours aux jurés, a peut-être été également motivé par la possibilité de ne pas être confronté à un jury. Dans tous les cas, un tribunal équatorien s’est prononcé contre Chevron en 2011 et a condamné la compagnie à verser 18 milliards de compensation, un montant ultérieurement réduit à 9,5 milliards . Après des années à se débattre avec les conséquences sanitaires et environnementales de l’extraction pétrolière, les plaignants amazoniens appauvris avaient remporté un jugement historique sur l’une des plus importantes sociétés dans le monde.

Mais Donziger et ses clients n’ont pas eu le temps de savourer leur victoire sur Goliath. Bien que le jugement ait par la suite été défendu par la Cour Suprême Équatorienne, Chevron a immédiatement fait savoir qu’elle ne paierait pas. A la place, Chevron a déplacé ses actifs hors du pays, rendant ainsi la collecte de la somme impossible par les pouvoirs équatoriens.

Cette année, Chevron a rempli un formulaire de plainte du Racketeer Influenced and Corrupt Organizations act (RICO), la loi sur les organisations influencées et corrompues par le racket, à l’encontre de Donziger à New York City. Bien que la plainte demande à l’origine presque 60 milliards de dommages, ainsi qu’un procès civil comportant des pénalités financières de plus de 20 dollars permettant à l’accusé de se présenter à un jury, Chevron a abandonné ses revendications monétaires deux semaines avant le début du procès.

Dans son communiqué, Chevron déclare que la compagnie souhaite « centrer la plainte RICO sur l’obtention d’une injonction entravant la poursuite des méthodes d’extorsion de Donziger à l’encontre de la compagnie. »

En fait, le jugement fut rendu uniquement selon la volonté de Kaplan, qui décida en 2014 que le jugement équatorien était caduc, puisque obtenu par « fraude flagrante » et que Donziger était coupable de racket, extorsion, fraude électronique, blanchiment d’argent, obstruction à la justice et altération de témoignage. Cette décision s’articulait sur le témoignage d’un juge équatorien, Alberto Guerra, qui affirme que Donziger l’a payé pendant le premier procès et que le jugement à l’encontre de Chevron a été rédigé par une autre personne.

Guerra était un témoin controversé. Chevron avait eu l’occasion de le briefer à plus de cinquante reprises avant son témoignage, l’avait payé plusieurs centaines de milliers de dollars et avait arrangé l’installation du juge, accompagné de sa famille, aux États-Unis, assortie de l’allocation d’une généreuse somme mensuelle représentant 20 fois le salaire qu’il recevait en Équateur. En 2015, lorsque Guerra témoigna lors d’une procédure d’arbitrage internationale, il reconnut avoir menti et modifié son récit à plusieurs reprises. Selon Chevron, les inexactitudes présentes dans le témoignage de Guerra n’affectent en rien la foi qui doit être portée à ce témoignage. Pour sa part, le juge Kaplan affirme que « sa cour aurait rendu exactement le même jugement, avec ou sans le témoignage d’Alberto Guerra ». Dans sa déclaration, Chevron affirme que le départ de Guerra aux Etats-Unis s’est fait pour la protection de celui-ci et que la cour, après enquête, a conclu que les contacts entre la compagnie et le juge équatorien n’étaient rien d’autre que « appropriés et transparents ».

Les avocats de Donziger affirmèrent que les changements dans le témoignage de Guerra invalident ses accusations premières de corruption, lesquelles ont été continuellement niées par Donziger. En dépit de l’émergence de nouvelles preuves après l’issue du procès et de l’appel, le tribunal a refusé de considérer ces nouveaux éléments et a rendu un verdict défavorable à Donziger en 2016.

Si Donziger avait effectivement été accusé de corruption, un jury aurait affirmé la crédibilité de Guerra. A contrario, dans l’affaire RICO, une affaire civile, la décision concernant un témoin clé est revenue à une seule personne, Kaplan, qui a décidé de le croire. Cette décision a entraîné toutes les défaites judiciaires essuyées depuis par Donziger, selon certains observateurs de l’affaire Chevron.

« Dès que Kaplan a dit : « Je crois ce témoin ; je considère Donziger comme coupable d’avoir corrompu un juge », dès que ces mots ont été prononcés, c’en était fini de Donziger. C’était la pierre angulaire de toutes les autres accusations à son encontre. Et si l’on supprimait cette accusation, toutes les autres n’existaient plus. », affirme l’avocat et professeur de droit à Harvard, Charles Nesson. « Il a été condamné de façon effective pour corruption, sur la base des conclusions d’un seul juge, dans une affaire où la corruption n’était même pas au nombre des accusations », déclare Nesson à propos de Donziger. « J’enseigne les preuves, que vous devez prouver ce que vous affirmez. Mais la preuve dans cette affaire est des plus faibles. »

Nesson, qui a représenté Daniel Ellsberg dans l’affaire des Pentagon Papers et les plaignants dans l’affaire W.R. Grace, décrite dans le livre et le film « Préjudice », utilise l’affaire Donziger dans son cours « Procès équitable » comme exemple de procès résolument inéquitable. « Donziger incarne un individu engagé dans un procès civil aux rapports de force asymétriques qui peut désormais se voir refuser un procès équitable. », explique-t-il à ses étudiants.

Nesson est l’un des juristes qui pensent que Kaplan aurait un parti pris pour Chevron, une compagnie que le juge a présentée comme « une compagnie d’une importance considérable pour notre économie, qui emploie des milliers de personnes à travers le monde et fournit un ensemble de services tels que l’accès à du pétrole, de l’huile de chauffage et d’autres fuels et lubrifiants indispensables à notre vie quotidienne. »

A contrario, le juge a également fait montre d’une antipathie marquée pour Donziger, selon l’ancien avocat de ce dernier, John Keker, pour qui l’affaire n’est qu’une « farce dickensienne » dans laquelle « Chevron utilise ses ressources illimitées pour écraser le parti adverse et remporter le procès par la force plutôt que par le mérite. » Keker s’est retiré de l’affaire en 2013 après s’être rendu compte que « Chevron remplirait n’importe quel formulaire de plainte existant, sans se soucier que celle-ci soit sans fondement, dans l’espoir que le tribunal utilise ces plaintes contre Donziger.

L’interdiction de travailler, de voyager, de gagner de l’argent et de quitter son domicile, qui pèse actuellement sur Donziger, montre le succès éclatant de la stratégie de Chevron. Mais au moment même où sa vie est suspendue à l’issue de ce procès, l’affaire Donziger dépasse de loin l’importance de la vie de ce simple avocat.

« Cela ne devrait être rien de moins que terrifiant pour n’importe quel activiste défiant le pouvoir des grandes compagnies et de l’industrie pétrolière aux États-Unis. », déclarait Paul Paz y Miño, le directeur associé d’Amazone Watch, une organisation ayant pour objectif la protection de la forêt tropicale et du peuple indigène du bassin amazonien. « Ils ont bien montré qu’ils dépenseraient sans compter pour gagner cette affaire », dit-il à propos de Chevron. « Rien ne les arrêtera ».

C’est vraisemblablement pour les plaignants amazoniens que l’affaire Chevron peut être la plus dévastatrice, eux qui n’ont jamais reçu de verdict malgré les centaines de fosses à ciel ouvert remplies de déchets et les eaux contaminées et les sols sur lesquels ont été déversés des millions de litres de pétrole brut et des milliards de litres de déchets toxiques. Tout ce qui est arrivé à Chevron depuis est « bien peu de chose comparé au fait que Kaplan ait rendu les dommages effectivement causés par la compagnie complètement hors de propos », selon Nesson.

Mais les derniers rebondissement dans l’affaire Chevron pourraient également être particulièrement inquiétants pour les activistes du climat. A peine 20 sociétés sont responsables d’un tiers des gaz à effet de serre émis dans l’ère moderne ; Chevron se classe en deuxième position, derrière Saudi Aramco (Saudi Arabian Oil Company). Il est de plus en plus clair qu’agir contre la crise climatique nécessitera de se confronter à ces méga-émetteurs, dont les ressources allouées aux litiges éclipsent celles de n’importe quel individu.

Obliger Chevron et les autres compagnies à réparer les dégâts causés par leur production pétrolière accélérerait la transition écologique en vue de se passer des énergies fossiles, selon Rex Weyler, un défenseur de l’environnement qui a cofondé Greenpeace International et dirigé la première Greenpeace Foundation. « Si les compagnies pétrolières sont obligées de payer le véritable prix de leur production, ce qui inclut ces coûts environnementaux, cela rendra les systèmes d’énergie renouvelables plus compétitifs », affirme Weyler.

De même, Weyler a le sentiment que le mouvement pour le climat devrait se concentrer sur l’affaire Chevron, et la bataille judiciaire dans laquelle est engagé Donziger. « L’une des actions les plus efficaces que les activistes pour le climat pourraient réaliser actuellement pour changer le système serait de ne pas laisser Chevron s’en tirer avec la pollution de ces pays, que ce soit l’Equateur, le Nigeria ou n’importe quel autre endroit ». Alors que certains défenseurs des droits de l’homme et de l’environnement ont essayé d’attirer l’attention sur l’affaire Donziger et sur son harcèlement par Chevron, Weyler pense que les cris d’indignation devraient se faire entendre plus largement.

Après avoir vu ce qui était arrivé à Donziger et à certains de ses anciens alliés, poursuivis par Chevron en tant que « complices extérieurs », les gens pourraient avoir peur de s’élever contre les compagnies. Donziger lui-même vit dans la peur. Aucune peine n’est établie pour le cas où un juge vous déclare coupable d’outrage criminel envers le tribunal, ainsi Donziger passe ses journées à s’inquiéter de ce qui va lui arriver ensuite. « C’est effrayant », m’a-t-il dit. « Je n’ai aucune idée de ce qu’ils prévoient. »

Mais Weyler signale que Chevron, qui pourrait encore être forcée de s’acquitter du jugement à plusieurs milliards de dollars, prononcé à l’étranger, a également peur. « Ils ont peur d’un précédent. Chevron n’est pas le seul à être inquiet, l’industrie de l’extraction toute entière craint un précédent. » affirme Weyler. « Ils ne veulent pas être tenus responsables de la pollution causée par leur activité. »

Article initialement paru sur le site de The Intercept et traduit par Sarah Thuillier pour Le Vent Se Lève.

L’explosion à Beyrouth, produit de la déliquescence de l’État libanais

Manifestations Beyrouth
Des manifestants libanais enflamment le centre-ville de Beyrouth en octobre 2019, au début de la thawra (révolution). © Blandine Lavignon

À Beyrouth, l’explosion du 4 août dernier a tout balayé sur son passage, du centre-ville ultra-moderne qui fait face au port jusque dans les quartiers périphériques, en passant par le quartier historique de Gemmayzeh. Les bâtiments se sont effondrés  sur un périmètre de plus de 17 kilomètres. Beyrouth, ravagée par la terrible explosion demande des comptes. Comment 2 700 tonnes de nitrates d’ammonium ont pu se retrouver stockées sans surveillance dans son port durant six longues années à proximité du centre-ville de Beyrouth ? Ce terrible drame met en évidence la faillite et la responsabilité de l’État libanais, mais aussi la structure même de celui-ci, ayant rendu possible une telle négligence meurtrière.


La construction du port de Beyrouth date de 1887. Doté d’un terminal conteneur au début des années 2000, c’est un rouage économique et stratégique essentiel du pays puisque 80% des importations du pays y transitent. Il a fait l’objet ces dernières années de nombreux travaux d’agrandissement, à coups d’investissements massifs de la part de l’État. Pour cause, l’objectif est de le transformer en véritable hub régional.

En 2014, le cargo moldave Rhosus est contraint de faire étape à Beyrouth du fait de problèmes techniques. Il se voit finalement saisir sa cargaison, alors qu’il devait initialement livrer une société d’explosifs au Mozambique. Il possède à son bord 2 700 tonnes de nitrates d’ammonium. Le 27 juin 2014, le juge des référés de Beyrouth demande le placement de ce stock sous la garde du Ministère des transports ainsi que la sécurisation du lieu de stockage. En attendant, le hangar 12 du port de Beyrouth accueille le nitrate. Ce stockage provisoire dure alors six années, malgré les notifications régulières aux responsables politiques et à la justice de la présence problématique d’un tel stock.

La responsabilité de l’État libanais

D’après un rapport de la Sécurité de l’État consulté par Reuters, le Premier ministre et le président de la République avaient encore été prévenus le 20 juillet dernier du risque causé par cette cargaison, ainsi que de la nécessité de sécuriser le stock en dehors du port. Il était pourtant de notoriété publique, d’après de nombreux témoignages d’employés du port, que le hangar contenait du matériel extrêmement dangereux. Si la cause du départ de l’incendie qui a déclenché l’explosion reste encore à déterminer, le stockage d’une telle quantité de matière explosive à côté du centre-ville engage la responsabilité de l’État libanais.

Récemment, la zone du stock d’ammonium faisait l’objet de travaux qui n’étaient pas surveillés en permanence et sans bénéficier non plus d’une sécurisation adéquate. Le 4 août, à 18 heures, un incendie se déclare à proximité du hangar. Une première explosion ainsi qu’un nuage de fumée sont alors visibles, puis survient la puissante explosion due aux nitrates d’ammonium. Le creusement d’un cratère de 40 mètres de profondeur témoigne de sa violence.

Encore sous le choc de la catastrophe, les Libanais voient fleurir nombre de théories sur la cause de l’explosion sur les réseaux sociaux. La plus récurrente est celle de l’attentat : le responsable serait le Hezbollah (parti libanais disposant d’une branche paramilitaire légalement armée), ou encore l’ennemi sioniste (Israël, avec lequel le Liban est toujours officiellement en guerre). Si dans un premier temps, il est difficile de conclure à l’entière responsabilité de l’État libanais, ses dirigeants brillent pourtant par leur absence de déclarations à la suite du drame.

Pour cause, si la seule chose sur laquelle la classe politique libanaise arrive à s’entendre, c’est bien pour faire front commun et refuser de porter la responsabilité de sa négligence qui a coûté la vie à 171 personnes, et a fait plus de 6 000 blessés. La plupart des dirigeants affirment alors découvrir le contenu du hangar 12, comme le leader du Hezbollah Hassan Nasrallah qui assure alors mieux connaitre le port d’Haïfa que celui de Beyrouth. Cruelle ironie puisque Nasrallah avait menacé Israël en 2017 de faire exploser le nitrate d’ammonium stocké dans le port d’Haïfa.

La classe politique libanaise semble bien décidée à garder la mainmise sur cette affaire. Ainsi, le président Michel Aoun a refusé une enquête internationale, arguant du fait que cela desservirait la confiance en la justice libanaise et qu’il s’agissait avant tout d’un souci de souveraineté. Le dossier de l’enquête a donc été transféré à la Cour de justice, sous la houlette de Ghassan Oueidate, procureur général. Le choix de cette instance n’est pas anodin puisque celle-ci juge les crimes portant atteinte à la sécurité de l’État libanais et à la paix civile. Dès lors, l’État libanais se positionne en victime de la catastrophe, refusant de facto d’en reconnaitre sa part de responsabilités.

Cette stratégie de déresponsabilisation repose surtout sur la préservation du schéma de corruption grâce à un mécanisme bien huilé. Non contents d’essayer de faire admettre qu’ils ne savaient rien, les dirigeants cherchent désormais à faire reposer le drame sur le bas de la hiérarchie. Ainsi, des coupables tout désignés ont été placés en détention provisoire, notamment le directeur général des douanes, Badri Daher, ainsi que deux autres responsables des douanes et du port. Les scandales de corruption sont fréquents lors des déclarations douanières, dont le coût s’élève à plus d’un milliard de dollars par an. Le directeur des douanes avait par ailleurs porté plainte cette année contre un reportage mettant en lumière son implication dans la corruption du port. 16 fonctionnaires des deux structures ont également été arrêtés, laissant croire à l’efficacité de l’enquête libanaise. Pourtant, le directeur des douanes avait régulièrement demandé la vente ou l’exportation du stock d’ammonium ces dernières années, mais il aurait adressé ces requêtes sans suivre les étapes de la procédure légale. L’imbroglio administratif de l’État libanais et de ses lois renforcent le schéma de corruption, amenant à un enchevêtrement tel qu’il est impossible de remonter la chaine des responsabilités et que les coupables désignés, s’ils ne sont certes pas étrangers à ces pratiques, n’en sont pas moins qu’un maillon. Les arrestations pour la forme ne donnent pas de réponse à la population libanaise sur les causes de la catastrophe.

L’absence de traçabilité et de sanctions judiciaires vis-à-vis des affaires de corruption renforce ce phénomène. Et pour cause, le système judiciaire est lié au système politique, qui décide des nominations. Pour cette raison, la nomination du juge d’instruction de l’enquête a notamment clivé la scène politique libanaise, retardant le début de l’enquête et laissant craindre pour l’indépendance de l’enquête. Le juge Fadi Sawan, du tribunal militaire, a été finalement choisi.

L’État libanais, coquille vide au service des intérêts communautaires

Le 10 août, suite au scandale provoqué par la catastrophe, le Premier ministre Hassan Diab présente sa démission alors que de nombreux ministres avaient déjà claqué la porte du gouvernement. La démission de Hassan Diab fait suite à l’annonce de la tenue d’élections législatives anticipées. En l’absence d’une alternative structurée, ces élections risquent de devenir une stratégie de la classe au pouvoir pour se maintenir, en rebattant elle-même les cartes d’une nouvelle opposition. Comme présageant cela, le Premier ministre démissionnaire a déclaré dans son allocution télévisée que ce désastre était « le produit d’une corruption endémique au sein de l’État ». Cette phrase souligne que l’État libanais apparait être une coquille vide, pris dans un engrenage de corruption. L’une des revendications principales du mouvement du 17 octobre (thawra, révolution en arabe) était ainsi d’avoir un véritable État fort, une nation libanaise.

Pour cause, l’accord de Taëf (22 octobre 1989) qui a acté la fin des 15 ans de la guerre civile, a organisé le Liban sur le principe du confessionnalisme politique (inspiré du découpage politique du régime de la Mutasarrifiyyade de 1861). Chaque confession est ainsi représentée au sein du gouvernement et l’organisation du pouvoir est répartie entre celles-ci (ainsi, le président de la République est chrétien maronite, le président de l’Assemblée Nationale est musulman chiite, et le Premier ministre est musulman sunnite). Les caisses de financements de l’État se retrouvent réparties entre communautés. Cette répartition étatique est un formidable moyen pour les leaders communautaires de se départager le pays. Le partage du pouvoir contribue à dessiner des clivages verticaux dans la société et impacte le développement institutionnel ainsi que l’assise de l’État dans la société libanaise.

Ainsi, la figure du zaïm, le chef de clan, à laquelle on prête allégeance, passe au-dessus de la figure de l’État. Il est difficile alors pour l’État ou pour toute alternative de s’imposer face aux avantages obtenus par le biais de ce système, en particulier au vu de la situation économique critique. Cette configuration amène également à de la « petite corruption » avec le système de la wasta. Ainsi, l’obtention d’un emploi, comme n’importe quelle démarche administrative, est conditionnée par une relation avec un fonctionnaire et le paiement d’une somme d’argent. Ce trafic d’influence renforce les bases du confessionnalisme. Il comporte aussi le risque de failles sécuritaires importantes puisqu’il n’existe aucun système d’audit des institutions.

Le régime fiscal non distributif du pays conditionne cette structure de la dépendance. D’après le sociologue Thierry Kochuyt, « la reconnaissance de la pauvreté n’est donc que partielle et l’assistance reste sélective, ce qui montre que la précarité n’est pas perçue comme une conséquence générale des mécanismes de marché, c’est-à-dire comme un phénomène socio-économique qui touche toutes les communautés »1. Ainsi, les chaines de solidarité et le maillage communautaire remplacent l’État, en l’absence de protection publique.

Dans cette configuration, la prise en charge des soins des victimes de l’explosion est une question complexe. L’État a assuré qu’il prendrait à sa charge les frais médicaux engagés, mais sans en dire plus. Traditionnellement, l’État n’assure que peu la sécurité sociale et médicale de ses citoyens. Pour cause, la plupart de ces secteurs sont presque entièrement privatisés. L’État se décharge donc de sa responsabilité et de son action vis-à-vis de ceux-ci. La privatisation à outrance est certes l’une des résultantes des demandes des bailleurs de fonds, mais aussi et surtout la résultant de la construction d’un discours politique. Le poids exorbitant de la dette publique justifie ce discours récurrent sur la scène politique libanaise depuis les années 2000. La privatisation serait alors la recette miracle pour que cessent les maux économiques du pays.

La privatisation presque totale du système hospitalier engendre d’importants coûts d’hospitalisation pour la population libanaise. Les hôpitaux publics ne disposent que de 1 500 lits alors que l’explosion a fait plus de 6 000 blessés. Ils pâtissent aussi de la vétusté de leurs équipements et d’un sous-investissement sectoriel. Les circuits de la corruption subtiliseraient environ 30% du budget alloué à l’hôpital, d’après Waël Abou Faour. Cet ancien Ministre de la santé avait fait sien le combat contre la corruption dans cette institution.

De son côté, la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS) ne couvre qu’une partie de la population et s’applique seulement aux frais de services de soin. Environ 130 000 libanais ne disposent d’aucune couverture concernant leur santé. Alors que l’explosion a fortement endommagé les entrepôts du Ministère de la Santé, et que l’OMS estime à plus de la moitié les hôpitaux hors-service dans la capitale, reste à savoir dans quelle mesure la prise en charge sera possible dans un système hospitalier déjà saturé et en crise depuis de long mois.

Les hôpitaux de campagne mis en place par certains pays de l’aide internationale (Iran, Qatar, Russie, Jordanie et Maroc) pallient à ce manque en prenant en charge gratuitement les blessés et en distribuant des médicaments, mais face à cette aide ponctuelle, le secteur médical libanais est à bout de souffle.

La question de la reconstruction

La question du coût de la reconstruction de Beyrouth se pose également, avec des dégâts évalués à 15 milliards de dollars. Qui paiera la reconstruction dans un pays exsangue ? Le Liban traverse actuellement la pire crise économique de son histoire contemporaine avec une dévaluation de plus de 80% de sa monnaie et un système économique à bout de souffle. La crise du coronavirus a encore accentué cette situation, dans un pays où une part importante de la population vit d’un revenu journalier.

Beyrouth n’a jamais été totalement reconstruite après la guerre civile. Les immeubles en ruines, criblés de balles, font partie intégrante du paysage urbain et côtoient des constructions ultra modernes. Les infrastructures et les institutions sont en grande partie héritées de la guerre. La guerre civile (1975-1990) a endommagé et détruit nombre d’entre elles. À la fin de celle-ci, l’effort de reconstruction ne s’est concentré que sur une infime partie de ces défaillances, sans équiper et développer les nouvelles zones urbaines résultants des déplacements forcés pendant le conflit. Les reconstructions n’ont pas été sans avantager le pouvoir politique via des conflits d’intérêts dans les appels d’offre.

L’exemple le plus marquant de cette dynamique est la reconstruction du centre-ville de Beyrouth, initiée par le Premier ministre Rafic Hariri (assassiné le 14 février 2005 dans un attentat). Sous couvert de l’approbation du Conseil de développement et de reconstruction (organisme public), celui-ci finance la reconstruction intégrale du centre-ville de Beyrouth via sa société privée Solidere, qui bénéficie ainsi de juteux contrats. La reconstruction intégrale permet ainsi la privatisation de la majeure partie du centre-ville. Par ailleurs, cette reconstruction ne tient pas compte de l’intérêt public, et entraîne la destruction de nombreux bâtiments d’époque. Ces derniers auraient pourtant pu faire l’objet d’une politique ambitieuse de préservation du patrimoine.Le nouveau centre-ville devient une vitrine vide d’un Beyrouth luxueux, fantasmé, mais qui tranche avec le centre-ville populaire et vivant de l’avant-guerre. Au delà, cette politique de reconstruction a renforcé les clivages urbains préexistants. Elle a en effet coupé le centre-ville des quartiers populaires de Badawi et de la Quarantina.

En 2006, lors de la guerre avec Israël, Tsahal bombarda lourdement la capitale libanaise, faisant 1 183 morts. Tsahal détruit alors environ 7 millions de mètres carrés d’habitations, avec un coût de reconstruction chiffré à 1,7 milliard de dollars. À l’époque, le Hezbollah avait financé l’essentiel de la reconstruction. En effet, les dégâts ont touché surtout la banlieue sud, la Dahiye, bastion du parti. Le Hezbollah avait alors créé en 2007 le programme de reconstruction « Waad » afin de mettre en œuvre et de gérer seul la reconstruction. Cela renforça alors son rôle d’acteur public incontournable pour une partie de la population libanaise. L’entreprise avait été un succès pour le parti, avec 196 logements construits, pour la plupart équipés de générateurs. Un vrai luxe dans l’un des quartiers les plus pauvres de Beyrouth, caractérisé notamment par de l’habitat illégal. La reconstruction de 2006 par le Hezbollah a donc définitivement consacré son emprise territorial sur cette zone de Beyrouth.

Aujourd’hui, 300 000 Libanais se retrouvent sans domicile après l’explosion du 4 août. Les citoyens se retrouvent en première ligne de la reconstruction des quartiers détruits par l’explosion. Tandis que les annonces d’aide et de planification de l’État concernant la reconstruction sont au point mort, les Libanais s’organisent pour déblayer les dégâts, réparer certaines infrastructures et reloger les habitants ayant perdu leur logement. Encore une fois, ce sont les réseaux de solidarité qui s’activent pour pallier le manque étatique. Ils bénéficient de l’appui de la diaspora libanaise et de la solidarité internationale. Mais les moyens manquent et la situation nécessite une importante aide humanitaire d’urgence. La « conférence internationale de soutien et d’appui à Beyrouth et au peuple libanais » a promis 252,7 millions d’euros d’aide. Mais elle n’a pas encore déterminé de quelle manière cette aide sera distribuée et coordonnée. Elle ne doit en effet pas passer par l’État libanais, condition à laquelle se sont engagés les donateurs.

Les destructions touchent principalement les quartiers historiques de Gemmayzeh et de Mar Mickael. Ces derniers abritent des demeures traditionnelles libanaises, pour certaines datant de l’époque ottomane. Mais elles touchent aussi les rares quartiers non gentrifiés du centre-ville de l’après-guerre. De nombreux habitants ont ainsi déjà été démarchés pour vendre leur logement. Il s’agit d’initiatives de promoteurs privés qui voient dans la reconstruction une formidable opportunité de spéculer et obtenir une vente à prix moindre, profitant de l’urgence de la situation des habitants. Les habitants du quartier, des associations et des chercheurs libanais se mobilisent déjà pour éviter que l’appétit des promoteurs immobiliers achève d’enterrer ce patrimoine architectural et ne déloge les habitants, comme ce fut le cas lors des précédentes reconstructions.

Face à l’incurie de la classe politique, le mouvement de contestation de la thawra a repris en force samedi dernier. Il a réuni plusieurs milliers de Libanais venus crier leur colère et leur indignation. Les potences dressées symboliquement sur la place des Martyrs signaient un message clair : le coupable est le gouvernement.

 

 

1- Kochuyt, Thierry. « La misère du Liban : une population appauvrie, peu d’État et plusieurs solidarités souterraines », Revue Tiers Monde, vol. 179, no. 3, 2004, pp. 515-537

Élections législatives au Pérou : recomposition politique dans la continuité ?

Congrès péruvien © Arthur Oberlin pour Le Vent Se Lève

Le résultat de l’élection législative extraordinaire qui a eu lieu au Pérou le 26 janvier 2020 vient confirmer la défaite cinglante des partis qui ont, depuis la chute de Alberto Fujimori au début des années 2000, été au premier plan de la vie politique nationale. Les chiffres sont marquants. Le parti Fuerza Popular, qui disposait d’une majorité absolue (73 sièges sur 130) au Congrès entre 2016 et 2019 n’en compterait, d’après les premières estimations1, plus que 12 (son score passant de 36.34% en 2016 à 7%). L’organisation politique Contigo, qui remplace Peruanos por el Kambio, le parti qui avait accompagné Pedro Pablo Kuczynski au pouvoir en 2016, disparaît quant à lui du parlement. Par Arthur Oberlin.


En 2016, la victoire du parti de droite libérale Peruanos por el Kambio à la présidence de la République s’était jouée à un fil et fut accompagnée d’une victoire sans appel de Fuerza Popular au parlement. Le second tour, qui voyait s’affronter deux nuances du libéralisme péruvien, technocrate d’un côté et populaire d’un autre marquait par ailleurs la désillusion de nombreux électeurs péruviens suite au mandat de Ollanta Humala. Élu en 2011 sur la proposition d’une Grande Transformation, la présidence Humala a finalement été marquée par la poursuite des politiques libérales en place depuis les années 90. Le rejet du fujimorisme, aux portes du pouvoir pour la première fois depuis la chute de Alberto Fujimori, emprisonné pour corruption et violation des droits de l’Homme, avait finalement entrainé la défaite au second tour de Keiko Fujimori, leader de Fuerza Popular et fille de Alberto, sans pour autant signifier une adhésion particulière pour Pedro Pablo Kuczynski. La montée en puissance tout au long de la campagne de la figure de Veronika Mendoza, candidate pour l’organisation Frente Amplio, ainsi que le résultat inespéré de Gregorio Santos, qui purgeait alors une peine de prison préventive, avait tout de même rappelé le poids encore important du discours de gauche, particulièrement dans les régions andines et au sein des communautés paysannes affectées par des projets miniers.

Les élections de dimanche témoignent par ailleurs de la disparition au parlement du Parti apriste péruvien, l’un des plus anciens partis politiques péruviens, qui avait obtenu en 2016 cinq sièges dans le cadre d’une alliance avec le Parti populaire chrétien (PPC). Plus aucun président sortant depuis la transition politique du début des années 2000 n’a de représentation parlementaire, puisque Perú Posible, parti de Alejandro Toledo (2001-2006) a perdu en 2016 son inscription électorale, et que le Parti nationaliste de Ollanta Humala (2011-2016) ne s’est pas présenté à l’élection.

Vote antisystème et crise politique : deux clefs du résultat de dimanche

De tels résultats ne sont pas surprenants. La dynamique antisystème du vote au Pérou est une constante de ces dernières décennies2. Elle a très largement été amplifiée par l’actualité récente du pays. Les révélations de financements illégaux de campagnes électorales ainsi que de pots de vins versés à des politiques en responsabilité par l’entreprise de construction Odebrecht a considérablement jeté le discrédit sur un grand nombre de figures politiques, en responsabilité ou dans l’opposition, et a poussé Pedro Pablo Kuczynski à la démission le 21 mars 2018. Son remplaçant, Martin Vizcarra, premier vice-président, s’est rapidement émancipé du parti Peruanos por el Kambio, duquel il avait été une personnalité invitée, et s’est érigé en figure de la lutte contre la corruption et la réforme politique. Les révélations de l’affaire Lava Jato ont été accentuées par le scandale des « cols blancs du Callao » qui a mis à jour un vaste réseau de corruption qui implique des criminels, des autorités du système judiciaire ainsi que des chefs d’entreprises et personnalités politiques. Outre Kuczynski, les figures politiques qui ont le plus souffert de ces scandales sont Keiko Fujimori, leader du parti Fuerza Popular qui a passé plusieurs mois en prison préventive, et Alan Garcia, leader de l’APRA. Ce dernier s’est suicidé en 2019 alors que la police se trouvait aux portes de son domicile3. La dissolution du Congrès avait été prononcée par Martin Vizcarra, le 30 septembre 2019, face à plusieurs tentatives de blocages, de la part de la majorité fujimoriste et de ses alliés du parti apriste, de la réforme politique et notamment d’une proposition d’avancer les élections générales, présidentielles et législatives, d’un an en 2020 au lieu de 2021.

Le nouveau parlement qui sera installé dans les jours à venir sera donc marqué par un fort renouvellement. Ce renouvellement n’est pas une donnée nouvelle du parlementarisme péruvien, et plus que les rapports de force internes qui devraient – a priori – être plutôt favorables à la réforme politique engagée par Vizcarra, le regard doit être porté sur la recomposition politique en cours dans le pays. De fait, le parlement qui vient d’être élu siègera pour une durée d’une année, et il est peu probable que d’importantes réformes soient mises en œuvre sur une si courte durée, en prenant en compte les strictes règles budgétaires qui imposent une série de restrictions en période électorale, les délais nécessaires à la mise en place de réformes et le poids toujours significatif du ministère de l’Économie dans la fabrique des normes.

Les perdants de la restructuration du jeu politique

Aucun parti ne peut être considéré véritablement comme gagnant d’un scrutin marqué par une forte dispersion des votes. Cependant plusieurs ont émergé, ou réémergé, et seront des protagonistes d’un champ politique en recomposition dans la perspective de l’élection générale de 2021. Le parti Acción Popular devrait, avec 10% des votes valides exprimés, être la principale force dans le nouveau parlement avec 24 sièges. Parti de centre-droit, fondé dans les années 50, il profite des bons résultats obtenus lors de l’élection municipale de 2018, qui lui a notamment permis de diriger Lima, la capitale du pays, ainsi que de l’effritement de Contigo-Peruanos por el Kambio qui avait attiré en 2016 les votes urbains des classes moyennes et supérieures. Il profite aussi des mésaventures du Partido Morado, fondé en 2016 afin de renouveler le discours libéral et dépasser les partis politiques traditionnels de centre droit, qui a souffert de nombreuses attaques et révélations lors des dernières semaines de campagne4.

Du côté de la droite populaire, la forte chute du parti fujimoriste, ainsi que de Solidaridad Nacional, qui avait accueilli sur ses listes plusieurs anciens députés de Fuerza Popular, profite à Alianza para el Progreso ainsi et Podemos Perú, deux partis fondés par des entrepreneurs d’origine populaire ayant fait fortune dans l’éducation privée. Richard Acuña, fondateur de Alianza para el progreso, est propriétaire de l’une des principales universités privées du Pérou dont la structure est très largement utilisée par le parti afin d’organiser les campagnes et mobiliser les secteurs populaires urbains5. Née au début des années 2000, Alianza para el Progreso est l’un des partis émergents les plus réguliers des dernières années dans le pays, au travers notamment d’un ancrage en province ainsi que dans les quartiers populaires de Lima. En 2016, l’alliance avait vu la candidature de Acuña à la présidentielle annulée pour non-respect de la loi électorale qui interdit l’usage du don, en argent ou en nature, comme outil de campagne. Plus récent, Podemos Perú est dirigé par le fondateur José Luna, propriétaire de l’université Telesup. Luna fut plusieurs fois député de Solidaridad Nacional. Créé en 2017, la montée en puissance de Podemos Perú tient beaucoup à la personnalité de Daniel Urresti, qui fut tête de liste à Lima6. Ancien militaire et ministre de l’Intérieur, Urresti est une personnalité clivante qui capitalise sur une image de policier à la « main ferme » et incorruptible7. Il fut longtemps handicapé par des accusations d’assassinat ciblé d’un journaliste en 1988 alors qu’il dirigeait l’une des sections du renseignement de l’armée péruvienne dans la région de Ayacucho, particulièrement touchée par les actes terroristes du mouvement Sentier lumineux. Son acquittement en 2018 lui a ouvert de nouveaux horizons politiques.

Le FREPAP et Unión por el Perú : les deux surprises du scrutin

La surprise de l’élection fut probablement l’arrivée en force au congrès du FREPAP, Front populaire agricole du Pérou, né sur les cendres de l’Association évangélique de la mission israélite du nouveau pacte universel, absent du Congrès depuis le début des années 2000. Si le FREPAP a probablement bénéficié du vote dégagiste en raison de son extériorité totale du jeu politique péruvien, les déterminants d’un tel résultat sont aussi à trouver dans l’existence de bases militantes dans plusieurs quartiers populaires et régions du pays ainsi qu’un discours fondé sur le renouvellement politique et des propositions particulièrement progressistes dans le domaine économique, comme la réduction du temps de travail hebdomadaire de 48 à 44 heures ou encore une proposition de loi pour favoriser l’accès au crédit bon marché aux petites et micro entreprises. La chute du fujimorisme, qui captait assez largement l’électorat évangéliste et avait une forte présence dans les quartiers populaires ainsi que chez les petits entrepreneurs a donc probablement beaucoup à voir avec ce surprenant résultat (8.9% qui devraient permettre au parti d’obtenir 16 sièges au Congrès).

La seconde surprise de l’élection de dimanche fut probablement le retour en force de Unión por el Perú, qui devrait obtenir 17 sièges avec 6,9% des suffrages et dont l’identité politique n’a plus rien à voir avec celle de ses origines. Fondé en 1994 par Javier Pérez de Cuéllar, ancien secrétaire général de l’ONU, le parti est, par son positionnement dans le champ politique de l’époque, un parti de centre-gauche opposé au fujimorisme et fortement ancré dans la défense des droits de l’Homme ainsi qu’au libéralisme économique8. Avec la transition politique des années 2000, l’alliance anti fujimoriste qui avait marqué la gauche péruvienne se distend très largement, et le parti est repris par José Vega, ancien délégué de la Confédération générale des travailleurs Péruviens, qui a fait alliance avec le leader de la gauche nationaliste Ollanta Humala pour l’élection présidentielle de 2006. Distancié du nationalisme en 2011 et 2016, Unión por el Perú revient aujourd’hui en force sur la base d’une alliance passée avec Autauro Humala, le frère de Ollanta Humala, condamné en 2009 à une peine de 19 ans de prison pour avoir dirigé une tentative de soulèvement militaire en 2005, alors qu’il était officiel de l’armée péruvienne. Outre un discours particulièrement radical, à l’image de sa proposition de rétablissement de la peine de mort pour les inculpés de corruption, Unión por el Perú a obtenu des résultats importants dans les régions andines du sud du pays, bastions historiques de la gauche péruvienne et du parti nationaliste en 2006 et 2011. Antauro est aujourd’hui la figure du mouvement ethnocacérisme, fondé par son père Isaac Humala, qui allie défense de l’identité indigène et militarisme nationaliste9.

Quant aux deux partis de gauche du Congrès dissout en 2019, ils devraient maintenir leur représentation parlementaire, en dépit de leur division. En 2016, la candidature de Veronika Mendoza sous les couleurs du Frente Amplio avait permis à cette force politique d’être la seconde du Congrès, avec 20 sièges et un résultat de 13.94%. Divisés en deux forces politiques depuis 2017, le Frente Amplio et l’alliance électorale Juntos Por el Perú (au sein duquel est engagé Nuevo Perú de Veronika Mendoza) devraient obtenir respectivement 12 et 5 sièges. Si le Frente Amplio semble avoir une longueur d’avance, c’est en grande partie parce qu’il dispose de bases militantes plus importantes, notamment dans des régions de province. Son leader, Marco Arana, ancien curé exclu de l’église catholique pour son soutien au droit à l’avortement, travaille depuis de longues années à l’unification des mouvements anti-miniers. Juntos por el Perú est en revanche une alliance de partis de gauche davantage hétérogène, dont la principale figure est Veronika Mendoza. Nuevo Perú, le parti de Veronika Mendoza, a été fondé récemment et ne dispose donc pas encore d’inscription électorale10. Malgré la popularité plutôt importante de Mendoza, l’absence d’inscription électorale lui fait perdre une certaine liberté de mouvement, en l’obligeant notamment à s’associer avec des organisations politiques moins identifiables comme Juntos por el Perú.

En définitive, si les perdants du scrutin de dimanche sont facilement identifiables, les véritables gagnants restent encore à définir. Les enjeux politiques de court terme étant relativement restreint, tous les regards se portent maintenant sur la manière dont ces diverses forces politiques vont se projeter dans la perspective de l’élection présidentielle et législative de 2021. Si les lignes partisanes ont fortement bougé, un certain nombre de grandes dynamiques continuent à animer la vie politique péruvienne : l’importance du vote de gauche dans les régions sud andines du pays, la division de la capitale Lima (et de certaines villes de province) entre modernisme libéral et une droite populaire au discours antisystème mais surtout l’adhésion relativement faible des électeurs péruviens aux étiquettes partisanes. Reste à savoir quel sera le rôle de Martin Vizcarra dans cette reconfiguration politique, lui qui est aujourd’hui sans parti politique mais qui bénéficie d’importants élans de sympathie, au regard de son actif et habile protagonisme politique de ces derniers mois.

1 Le décompte complet des bulletins étant encore en cours, les résultats présentés ici se basent sur le premier « contage rapide » effectué par Ipsos Pérou : https://gestion.pe/peru/politica/resultados-ipsos-conteo-rapido-al-100-congreso-por-regiones-elecciones-2020-nndc-noticia/

2 Carlos Meléndez GuerreroEl mal menor: vínculos políticos en el Péru posterior al colapso del sistema de partidos, Lima, IEP, Instituto de Estudios Peruanos, 2019.

3 Ollanta Humala (2011-2016) et Alejandro Toledo (2001-2006) sont aussi sous le coup d’enquêtes : Humala a passé 9 mois en prison préventive et Alejandro Toledo, actuellement aux Etats-Unis, fait l’objet d’une demande d’extradition.

4 Accusations de violences familiales à l’encontre de l’une de ses figures, Daniel Mora ; filtration de vidéos de Guzman, fondateur du parti, fuyant un incendie dans un appartement, y laissant seule une responsable de son parti avec qui il aurait eu un rendez-vous romantique

5 Rodrigo Barrenechea CarpioBecas, bases y votos: Alianza para el Progreso y la política subnacional en el Perú, Lima, IEP Instituto de Estudios Peruanos,  Serie Colección Mínima, n˚ 69, 2014.

6 En 2018 il fut candidat à Lima dans le cadre de l’élection municipale, arrivant deuxième avec 19.6% des votes valides

7 Comme ministre de l’intérieur, sous la présidence Humala, il fut l’un des ministres les plus populaires et s’illustra notamment par le remplacement de responsables de la police compromis avec des organisations criminelles

8 Pérez de Cuéllar, lorsqu’il était secrétaire général de l’ONU, a eu un rôle particulièrement actif afin de convaincre Alberto Fujimori, élu en 1990, d’abandonner son programme économique hétérodoxe et d’opter pour un plan d’ajustement sous l’égide du Fonds Monétaire International

9 Pour un retour sur l’ethnocacérisme et le parti nationaliste péruvien : Carmen Rosa Balbi Scarneo, « Le phénomène Humala », in Olivier Dabène (dir.), Amérique latine, les élections contre la démocratie ?, Presses de Sciences Po.

10 Pour obtenir l’inscription électorale, et pouvoir participer aux élections, les partis politiques doivent réunir un nombre e signatures d’au moins 4% du nombre de personnes ayant voté à la dernière élection. En 2019, il fallait donc réunir un peu plus de 700000 signatures. A partir de 2020, la loi électorale ayant évolué, les partis sollicitant leur adhésion devront avoir un n ombre d’adhérent équivalent à au moins 0.1% du corp électoral, soit environ 24000 personnes.