Esclavage moderne au Qatar : les multinationales épargnées par la critique

Travailleurs migrants au Qatar. © OIT

A l’occasion de la Coupe du monde de football, les nations occidentales ont, à juste titre, accusé le Qatar, pays hôte, de se livrer à une exploitation des travailleurs et de faire preuve d’autoritarisme. Le monde post-colonial a de son côté reproché à l’Occident son hypocrisie sur le sujet. Les multinationales, pourtant grandes gagnantes de la compétition, ont elles été épargnées par les critiques. Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

La récente Coupe du monde 2022 de la FIFA a suscité de nombreux articles à propos de la politique de soft power par le sport – décrit par certains comme du « sports washing » – pratiquée par le Qatar. Avant le tournoi, les commentateurs occidentaux ont critiqué l’autoritarisme politique et les conditions de travail draconiennes du pays hôte de la compétition. En réponse, les commentateurs des pays anciennement colonisés ont légitimement pointé du doigt l’hypocrisie de l’Occident. Après tout, les anciennes superpuissances coloniales ont bien jeté les bases de la débâcle qui a eu lieu au Qatar.

Bien que chaque camp soulève des remarques pertinentes, la discussion qui en a résulté n’a guère été productive. Le discours politique autour du mondial 2022 a surtout montré que les récits de « choc des civilisations » continuent de dominer l’imaginaire politique mondial, malgré une réalité moderne toute autre dans laquelle le capital international – qu’il soit oriental ou occidental – règne en maître, et a le pouvoir de mettre les gouvernements au pas. Pendant que nous sommes occupés à nous pointer du doigt les uns les autres, les multinationales se frottent les mains.

Le scandale de la Coupe du Monde

Depuis qu’il a obtenu, en 2010, le feu vert pour l’organisation de la Coupe du monde du football dans des circonstances de corruption manifestes, le petit pays pétrolier du Qatar, qui ne possédait que peu ou pas d’infrastructures sportives au départ, a lancé un mégaprojet de 220 milliards de dollars pour accueillir l’événement télévisé le plus regardé au monde.

Si l’économie qatarie fait depuis longtemps appel aux travailleurs migrants dans tous les secteurs, leur nombre a augmenté de plus de 40 % depuis que la candidature a été retenue. Aujourd’hui, seuls 11,6 % des 2,7 millions d’habitants du pays sont des ressortissants qataris. Il y a eu une augmentation massive de migrants précaires, principalement originaires d’Asie du Sud-Est, embauchés pour effectuer le travail manuel nécessaire à la construction des infrastructures pratiquement inexistantes en vue de 2022.

Stade de Lusail au Qatar. © Visit Qatar

Malgré les centaines de milliards investis, les conditions de travail de ces travailleurs manuels ont fait l’objet d’une exploitation flagrante. Les travailleurs migrants du Qatar ont dû faire face à des environnements de travail mettant leur vie en danger, à des conditions de vie précaires, à des paiements tardifs et dérisoires, à des passeports confisqués et à des menaces de violence, tout en effectuant un travail manuel rendu particulièrement pénible par la chaleur étouffante du soleil du Golfe. Selon The Guardian, 6 751 travailleurs migrants sont décédés depuis que le Qatar a obtenu l’organisation de la Coupe du monde.

Les principaux médias occidentaux n’ont commencé à souligner ces injustices qu’au cours du mois précédant le tournoi, une fois les billets achetés, les hôtels entièrement réservés et toutes les infrastructures terminées.

Alors que les ONG de défense des droits de l’homme et les journalistes avaient documenté l’exploitation rampante des travailleurs migrants au Qatar depuis environ une décennie avant la Coupe du monde 2022, les principaux médias occidentaux n’ont commencé à souligner ces injustices qu’au cours du mois précédant le tournoi – une fois les billets achetés, les hôtels entièrement réservés et toutes les infrastructures terminées. Le média occidental le plus virulent a été la BBC, qui a même refusé de diffuser la cérémonie d’ouverture, choisissant plutôt de diffuser une table ronde condamnant le bilan du Qatar en matière de droits de l’homme.

Bien sûr, les critiques de la BBC à l’égard du Qatar sont tout à fait valables. Toutefois, elles ne reconnaissent pas le rôle de l’héritage colonial du Royaume-Uni dans l’établissement des conditions d’exploitation de la main-d’œuvre qui existaient au Qatar bien avant la Coupe du monde. La Grande-Bretagne est en effet intervenue d’une manière matérielle et codifiée qui continue de profiter à la fois à la monarchie qatarie et au marché mondial dominé par le capital international.

Le kafala, un héritage britannique ?

Au cœur de l’exploitation systémique des travailleurs d’Asie du Sud-Est au Qatar et au Moyen-Orient en général, se trouve le système de kafala (parrainage), qui dispense les employeurs parrainant des visas de travailleurs migrants de se conformer aux lois du travail protégeant les ressortissants qataris. Les travailleurs migrants n’ont pas le droit de chercher un nouvel emploi, de faire partie d’un syndicat, ni même de voyager.

La version moderne du système de kafala a pour origine un fonctionnaire colonial relativement inconnu nommé Charles Belgrave. L’actuel Qatar, et plus généralement une grande partie du Golfe de la péninsule arabe, sont tombés sous domination coloniale britannique après la défaite de l’Empire ottoman lors de la Première Guerre mondiale. Belgrave, un vétéran anglais de la Grande Guerre, a été nommé en 1926 conseiller de la monarchie tribale de ce qui allait devenir l’actuel Bahreïn, dans le but d’aider à créer un État-nation moderne doté d’une bureaucratie gouvernementale fonctionnelle.

L’intention des Britanniques en administrant le Moyen-Orient post-ottoman, composé de « protectorats » ou de « mandats » plutôt que de colonies, était de garantir les intérêts britanniques à long terme dans la région. Ainsi, si le colonisateur disposait d’un certain pouvoir, les élites locales ont également conservé une grande part de leur influence et de leur patrimoine, donnant naissance à une symbiose entre les intérêts des classes dirigeants locales et celles du Royaume-Uni. Prévoyant l’éventuelle non-viabilité de la domination coloniale directe au lendemain de la guerre, l’objectif était de créer des structures stables pour que des gouvernements d’État favorables à l’Occident et alignés sur un système économique de marché libre puissent prendre le relais.

Avant la découverte du pétrole, Bahreïn et la région environnante abritaient des sociétés côtières et nomades gravitant autour de la pêche et de la culture des perles. L’avènement des frontières tracées par les colonisateurs a créé des obstacles à cette industrie régionale qui reposait sur la libre circulation du commerce et de la main-d’œuvre à travers la mer, désormais restreinte par de nouveaux concepts comme les passeports et les visas.

Pour y remédier, Belgrave, en coopération avec les élites locales, a codifié la première version du système moderne de kafala, qui s’est rapidement étendu à d’autres gouvernements nouvellement formés dans la région. Cela a finalement permis à Bahreïn, au Qatar, à Oman et à d’autres États du Golfe de faciliter l’immigration et l’exploitation de travailleurs d’Asie du Sud-Est.

En 1957, la forte impopulaire du kafala au Bahreïn conduit à des protestations qui finissent par faire démissionner Belgrave de son poste. Mais le système a persisté bien après le départ de ce dernier et la fin du pouvoir britannique dans le Golfe dans les années 1960 et 1970, témoignant de l’attachement des dirigeants locaux à cet équivalent moderne de l’esclavage. Si, à la suite des révélations des ONG et d’une enquête de l’Organisation Internationale du Travail (OIT), le système du kafala a théoriquement été aboli en 2019, très peu semble avoir changé en réalité. Selon un ancien haut-fonctionnaire international sur Blast, l’OIT aurait même été acheté par les qataris pour qu’une exception leur soit accordée et que la procédure judiciaire soit classée sans suite.

Les multinationales, véritables vainqueurs du mondial

Le kafala n’est qu’un des nombreux systèmes modernes d’exploitation du travail dans le soi-disant « tiers-monde » qui remontent à la domination coloniale occidentale. De manière générale, le mode de vie de consommation dont jouissent de nombreux Occidentaux est rendu possible par l’externalisation d’une exploitation économique extrême dans des pays post-coloniaux socialement répressifs et politiquement autoritaires.

Ignorant les faits historiques, les reproches de l’Occident à l’égard du Qatar ont donc été, à juste titre, qualifiés d’hypocrites par de nombreux acteurs du monde post-colonial. Un certain nombre de commentateurs se sont empressés de souligner les lacunes des gouvernements occidentaux dans leur propre lutte contre leurs mauvaises conditions de travail, sans parler du racisme, de la misogynie et de l’homophobie (autres griefs légitimes à l’encontre du gouvernement qatari) existant dans leurs propres pays.

Ces critiques ont des arguments légitimes, tout comme le sont les critiques envers le Qatar lui-même. Mais ce débat n’a mené nulle part, l’Occident reprochant à l’Orient son retard et l’Orient reprochant à l’Occident son éternelle hypocrisie. Ce discours s’appuie sur un clivage Est/Ouest réducteur et ne parvient pas à saisir les intérêts communs des gouvernements occidentaux et orientaux et de leurs entreprises respectives dans le maintien de régimes d’exploitation et de répression sociale.

L’administration Biden a donné son feu vert à une vente d’armes d’un milliard de dollars au Qatar pendant la mi-temps du match entre l’Iran et les États-Unis.

Le Qatar, très proche de l’Iran, abrite la plus grande base militaire américaine du Moyen-Orient. Ce n’est donc pas une coïncidence si l’administration Biden a donné son feu vert à une vente d’armes d’un milliard de dollars au Qatar pendant la mi-temps du match entre l’Iran et les États-Unis. Un comportement habituel : les États-Unis ne se privent pas de fermer les yeux sur le despotisme de leurs alliés riches en pétrole dans le Golfe, tout en critiquant leurs ennemis autoritaires qui adoptent pourtant ce même comportement.

Les gouvernements et les entreprises de l’Union européenne entretiennent également des relations profitables avec le Qatar. À ce sujet, quatre membres du Parlement européen ont été accusés le 11 décembre dernier d’avoir reçu des pots-de-vin de la part de responsables qataris qui cherchaient à influencer des décisions politiques. Pourtant, le fait que l’Occident profite du despotisme qatari – et de celui du Golfe en général – n’a pas été pris en compte dans les critiques adressées au Qatar ces dernières semaines. Cela n’a pas non plus été souligné par ceux qui se sont empressés d’esquiver ces critiques.

Les critiques et les détracteurs ont très peu parlé des sponsors occidentaux, des marques de vêtements de sport, des diffuseurs sportifs et d’autres entités commerciales internationales qui ont engrangé des bénéfices massifs sur le dos des travailleurs qui ont peiné et sont morts en préparant ce tournoi. La seule organisation occidentale complice de la controverse Qatar 2022 faisant l’objet de critiques justifiées est la FIFA, une entité non corporative ou gouvernementale. À l’instar des gouvernements occidentaux, les entreprises occidentales ont été largement épargnées.

Les critiques et les détracteurs ont très peu parlé des sponsors occidentaux, des marques de vêtements de sport, des diffuseurs sportifs et d’autres entités commerciales internationales qui ont engrangé des bénéfices massifs sur le dos des travailleurs.

Ce récit de « choc des civilisations » qui alimente le discours autour du mondial 2022 détourne l’attention d’un autre plus grand problème qui touche à la fois le Moyen-Orient et les travailleurs migrants exploités dans le monde entier, à savoir le capitalisme néolibéral mondialisé. Le véritable gagnant de la Coupe du monde est le capital international, qu’il soit occidental ou qatari, et les véritables perdants sont les travailleurs migrants exploités et les citoyens politiquement réprimés du Qatar et du Moyen-Orient post-colonial.

La focalisation respective de chaque partie sur des nations orientales vues comme barbares ou sur des nations occidentales hypocrites ne rend pas compte du caractère financiarisé et international du capitalisme du XXIe siècle et de la façon dont il a modifié le paysage politique mondial – unissant souvent l’Est et l’Ouest dans un projet commun visant à tirer un maximum de profit des populations pauvres exploitées de par le monde.

Sur une note plus optimiste, la Coupe du monde 2022 a également vu l’expression d’une solidarité panarabe et post-coloniale qui va au-delà de ces frontières dessinées par la colonisation, une forme de conscience politique historiquement liées à des tendances anticapitalistes et de gauche dans les décennies passées. La présence continue du drapeau palestinien et le soutien massif dont a bénéficié l’équipe du Maroc de la part des Arabes et des Africains suggèrent le retour possible d’un discours politique post-colonial qui rompt avec ces récits improductifs de « choc des civilisations » souvent liés à l’existence des États-nations.

“Le football professionnel est indissociable du monde amateur” – Entretien avec Ulysse Rabaté et Pierre Saint-Gal

©Ulysse Rabaré

Ulysse Rabaté est conseiller municipal de Corbeil-Essonnes et Pierre Saint-Gal, dirigeant de l’US Fontenay. Nous avons souhaité les interroger sur la place du football dans les quartiers populaires après l’euphorie de la Coupe du monde et suite à la publication de leur tribune dans Libération qui appelait à soutenir les clubs amateurs.


LVSL – Quelques jours seulement après la victoire de la France à la Coupe du monde, vous avez publié dans Libération une tribune intitulée « Pour que les Bleus versent 10% de leurs primes à leur premier club », avec Pierre Saint-Gal, dirigeant de l’US Fontenay. Comment vous est venue cette idée ? Des joueurs ont-ils répondu à cet appel ?

Pour nous, il était assez naturel de prendre la parole sur ce sujet. En tant que responsables politique et associatif, on réfléchit toute l’année au développement du sport, à son lien avec la société, à l’articulation entre sports amateur et professionnel. La victoire de l’équipe de France a été un immense moment sportif, mais aussi un épisode politique marquant. Nous avons été nombreux à essayer de comprendre ce qui se jouait hors des terrains. D’autant plus que la connivence entre le sport et la politique n’est un secret pour personne.

L’enjeu politique était le suivant : comment profiter de ce moment exceptionnel, sans sombrer dans une absence coupable de recul critique sur ce qui se jouait ? À l’inverse, comment dénoncer l’instrumentalisation politique et les dérives évidentes d’une compétition, comme la Coupe du monde de football, sans faire les rabat-joies déconnectés du monde réel ?

Le déclic a été cette phrase de Macron adressée aux joueurs à l’Elysée : « N’oubliez pas d’où vous venez ». Cette sortie était tellement scandaleuse, de la part d’un pouvoir politique qui avait attaqué le monde associatif avec la diminution drastique et incompréhensible des contrats aidés, qui avait méprisé ces mêmes associations en enterrant le Plan Banlieue et l’espoir qui l’accompagnait. On a interprété cette sortie hypocrite comme le résultat d’une sorte d’injonction de la réalité : non seulement l’équipe de France championne du monde est en grande majorité issue des quartiers populaires, mais en plus, les joueurs ont à maintes reprises fait référence à leurs villes et à leurs clubs d’origine.

“Ces champions du monde sont au bout d’une chaîne de solidarités et d’engagements, dont le sport professionnel est la partie émergée et déformée. Le football professionnel est indissociable du monde amateur. L’un ne peut exister sans l’autre.”

Écrire cette tribune et l’adresser implicitement aux joueurs était donc une façon d’entrer dans cette brèche qu’ils avaient eux-mêmes ouverte. Désigner « 10 % de leurs primes » était, à vrai dire, plus symbolique qu’autre chose. D’ailleurs, certains joueurs avaient déjà décidé de les reverser entièrement à des associations. L’objectif était de tirer le fil d’une idée simple : les parcours de réussite qui, selon l’expression consacrée, « ne doivent rien à personne », n’existent pas. Au contraire, ces champions du monde sont au bout d’une chaîne de solidarités et d’engagements, dont le sport professionnel est la partie émergée et déformée. Le football professionnel est indissociable du monde amateur. L’un ne peut exister sans l’autre.

Quand Macron prononce cette phrase, il y a quelque chose de scandaleux et d’indécent, qui est une pure expression de son logiciel politique : il ne s’intéresse à « là d’où ils viennent » (de quoi parle-t-il, d’ailleurs ?) que parce qu’ils sont aujourd’hui au sommet. Le monde lui apparaît seulement à travers ceux qui « réussissent »,  et in fine ceux qui lèvent une coupe. Nous, le monde réel, nous le côtoyons tous les jours, et il nous intéresse tous les jours. Notre moteur politique, c’est justement celui ou celle qui ne réussit pas ou plutôt, qui défend ou exprime une autre idée de la réussite.

Si nous nous sommes adressés aux joueurs via cette histoire de prime, c’est que nous considérons que eux, contrairement au Président Macron et à ceux qui l’entourent, font partie de ce monde dont nous parlons. Ils sont en mesure de défendre cette idée plus complexe de la réussite. Par leur parcours, ils savent ce que c’est, que d’être en quête de parents véhiculés pour parcourir les routes un jour de match. Ils ont vu leurs éducateurs faire des allers-retours, ramenant des jeunes jusque dans leur salon. Ils ont fouillé dans leur poche, cotisé avec le reste du vestiaire, pour acheter le pack d’eau qui manque pour l’entrainement. Ils ont aussi vu les copains échouer aux portes des centres de formation et basculer dans le camp des « invisibles ». Le retour de la prime du champion du monde à son premier club, c’était une manière de rappeler tout ça.

“Nous faisons partie de ceux qui ont trouvé ridicules les leçons d’une certaine partie de la « gauche » à l’encontre de l’engouement populaire qu’a généré cette Coupe du monde. Opposer cette ferveur au mouvement social, comme on a pu le lire, c’est ne rien comprendre ni à l’un, ni à l’autre.”

À la publication de cette tribune, nous avons été contactés par de nombreux médias dans l’idée de taper sur les joueurs, selon le fameux refrain des « milliardaires qui tapent dans un ballon ». Mais notre démarche ne s’inscrivait pas du tout là-dedans. Le propos se voulait positif, et soulignait l’excellence française en terme de formation, qui trouve ses racines dans notre milieu associatif et nos territoires, et dont les joueurs sont à bien des égards les dignes représentants. Nous faisons partie de ceux qui ont trouvé ridicules les leçons d’une certaine partie de la « gauche » à l’encontre de l’engouement populaire qu’a généré cette Coupe du monde. Opposer cette ferveur au mouvement social, comme on a pu le lire, c’est ne rien comprendre ni à l’un, ni à l’autre. De la même manière, défendre nos associations de quartier, nos clubs amateurs, en tapant sur les joueurs professionnels, c’est contre-productif. À Corbeil-Essonnes, à Fontenay-sous-Bois, ce succès était un événement chargé d’énergie positive : c’est dans cette énergie que se situent pour nous les ressources pour affronter ce que l’on prétend combattre.

Nous n’avons pas eu de retour des joueurs, mais à vrai dire, ce n’était pas vraiment l’objectif. Nous n’avions pas trop d’illusions, nous connaissons les consignes de la F.F.F. et des agences de communication qui gèrent la carrière des joueurs : pas de commentaire sur la politique ! Alors même qu’on leur demande en permanence d’être « exemplaires » : toutes les polémiques absurdes sur le fait de chanter ou non l’hymne national sont pourtant 100 % politiques. Il suffit de regarder ailleurs pour se rendre compte que cette neutralisation politique n’est pas la même partout. Aux Etats-Unis, certains sportifs s’autorisent à commenter la politique, c’est le cas avec des stars comme Lebron James ou les joueurs de N.H.L qui s’agenouillent durant l’hymne national. Ce fut aussi le cas avec Mohammed Ali, Jesse Owens ou encore Tommie Smith et Juan Carlos. Pourquoi, chez nous, les sportifs sont-ils si « empêchés politiquement » ? La distance entre les sportifs professionnels et le champ politique est une réalité que l’on déplore.

LVSL – Ces clubs sportifs jouent un rôle important pour la cohésion sociale, de surcroît dans les quartiers défavorisés. Qu’est-ce que le football incarne dans ces quartiers ?

La formule que vous employez est un euphémisme. Peut-être faut-il se poser la question dans l’autre sens. Il est important de rappeler que la pratique sportive, sous toutes ses formes, transcende complètement les territoires et les milieux sociaux. La mission première des associations sportives, c’est avant tout d’offrir un lieu de pratique sportive à chacun.e, selon ses capacités, ses désirs et ses ambitions. Depuis les années 80, on a progressivement fait endosser aux associations ce rôle de « cohésion sociale »… exclusivement dans les quartiers populaires !

“Le football n’est pas qu’un colmateur de brèches pour des territoires en mal de cohésion sociale : c’est avant tout un vecteur d’émancipation et de mobilisation collective, profondément ancré dans des contextes sociaux, historiques et politiques.”

Aujourd’hui, nombre d’associations sportives « remplissent le vide » dans les quartiers : il n’y a pas de valorisation complète du travail que font ces associations sans interrogation critique de ce vide. Vous ne trouverez aucun éducateur sportif qui se dira heureux de jouer le rôle de l’école ou des parents ! De la même manière, comment ne pas être désarçonné lorsque le football professionnel, dont on connaît les hasards et les difficultés, constitue la seule perspective d’un jeune de 14 ans ? Le discours selon lequel le football incarnerait « une alternative à la rue » est à la fois une réalité quotidienne et un leurre contreproductif. Pour répondre à votre question, une réponse exigeante serait que le football incarne une promesse démesurée d’ascension sociale qu’il ne devrait pas incarner, et prend une place qu’il ne devrait pas prendre.

Mais dans le même temps, et c’est aussi le versant positif de notre discours, le football incarne une culture et un socle de valeurs qui tirent la société vers le haut. La recherche a révélé ces dernières années ce que Mickaël Correia a appelé « L’histoire populaire du football » dans son livre éponyme. Le football n’est pas qu’un colmateur de brèches pour des territoires en mal de cohésion sociale : c’est avant tout un vecteur d’émancipation et de mobilisation collective, profondément ancré dans des contextes sociaux, historiques et politiques.  Évidemment que le football est un champ de luttes, d’autant plus aujourd’hui avec ce qu’il représente à l’échelle mondiale…

Cette dimension politique et culturelle du football se confronte à des mécanismes permanents de neutralisation. Notre tribune, notre pratique au quotidien en tant qu’élus et acteurs associatifs, c’est justement de refuser cette aseptisation. Et pour vous faire une confidence, c’est le sens aussi de la campagne nationale pour l’éducation populaire que nous lancerons dans les prochaines semaines avec un collectif appelé Quidam, en partenariat avec des acteurs associatifs indépendants et engagés, des intellectuels, des élus locaux et nationaux. Tout comme dans notre tribune, nous revendiquons l’idée que ces actions sont une résistance au néolibéralisme et à l’atomisation de la société qui l’accompagne. Le président Macron veut faire des joueurs de l’équipe de France les ambassadeurs de son modèle de société. La réalité de leur parcours incarne l’inverse. Disons-le et, idéalement, disons-le ensemble.

LVSL – Pourtant, ces associations sont aujourd’hui à bout de souffle. Lors des quatre dernières années, 4 000 clubs amateurs ont disparu, sur 18 000, soit 22% des clubs. Ceux qui survivent le doivent à un engagement collectif exceptionnel, des bénévoles et des professionnels. Comment expliquez-vous cet affaiblissement ?

Depuis quelques années, les raisons de cet affaiblissement sont connues et souvent exprimées par les acteurs de terrain. La baisse des subventions publiques, l’essoufflement de l’engagement bénévole ou encore, pas plus tard que l’an dernier, la suppression par le gouvernement des emplois aidés mettent terriblement à mal les clubs sportifs.

Lors de cette rentrée sportive, les toutes dernières annonces du gouvernement en matière de sport sont une attaque en règle du modèle sportif français. Le budget du ministère va baisser de 6,2% l’an prochain. On annonce la disparition de 1 600 emplois au sein du ministère des sports, soit près de la moitié des professionnels qui constituent ce modèle ! Et comme pour bien marquer ces mesures du sceau de l’idéologie, on plafonne le reversement de la taxe « Buffet » à 25 millions d’euros alors même que les droits TV du foot ont atteint le niveau-record d’un milliard d’euros. Cette taxe était une véritable mesure d’équité qui permettait de reverser une partie de ce montant en direction du sport amateur. Exit donc son esprit originel et l’idée de « ruissellement » qu’elle impliquait entre le sport professionnel et le monde amateur.

Il est certain qu’en mettant bout à bout cette série de décisions, qui visent à considérer le sport comme un supplément d’âme, cela donne une situation alarmante à la base, dans ces clubs où s’échinent des milliers d’éducateurs et de bénévoles. Comme pour la santé ou l’éducation, il existe aujourd’hui une logique de privatisation selon laquelle la pratique sportive tend à n’être accessible qu’aux « premiers de cordée ».

LVSL – Les scènes de liesse lors de la Coupe de monde ont à nouveau illustré la capacité du football à rassembler les Français autour d’une ferveur populaire sincère et communicative. De même, alors que certains cherchaient à ramener ces joueurs à leurs origines, ces derniers n’ont pas été avares de déclarations d’amour pour leur pays, et se sont dits à plusieurs reprises « fiers d’être français ». En tant qu’acteur de la vie politique et associative, qu’avez-vous ressenti lors de ces célébrations, et des débats qui ont suivi cette victoire ? Ces réactions ont-elles une dimension politique ?

D’abord, en tant qu’acteurs politique et associatif en banlieue, nous avons accueilli avec un grand bonheur les moments de fête et de communion qui ont accompagné la victoire. Alors que certains voudraient exacerber les divisions dans notre société, ces moments rappellent l’incroyable énergie du commun, l’évidence des liens entre les citoyens de notre pays. Pour les gens engagés dans la vie publique comme nous, ces moments ont évidemment une portée très politique, et une saveur particulière. On fait le lien entre les valeurs qui sont véhiculées dans des moments comme celui-ci, et le combat « culturel » dans la société d’aujourd’hui, pour aller contre le discours absurde du « choc des civilisations » et tous ses dérivés.

Par ailleurs, l’engouement exceptionnel que beaucoup ont observé (parfois avec étonnement) dans nos villes de banlieue exprimait clairement une fierté à l’égard de l’image de la France que renvoyait l’équipe championne du monde, dont beaucoup de joueurs sont issus de l’immigration. Une image peut-être plus flatteuse, plus proche de la réalité aussi, que celle que renvoient la politique ou les médias. Nous considérons là encore que c’est un aspect très positif du moment que nous avons vécu, dont il faut s’inspirer pour l’avenir.

“Nous pouvons relever des réels motifs d’espoir dans le foot professionnel : l’existence de clubs populaires comme le Red Star, l’activisme des supporters progressistes du FC Sankt-Pauli en Allemagne ou encore le soutien apporté par de nombreux joueurs de foot à leur premier club.”

Les débats qui ont accompagné les déclarations spontanées des joueurs sur « la fierté d’être français » s’inscrivent dans un contexte. Depuis plusieurs années et particulièrement depuis le « traumatisme » de Knysna, le football a cristallisé les injonctions d’une certaine Zemmourisation des esprits : les footballeurs, tout comme les jeunes des quartiers populaires, doivent montrer patte blanche et démontrer qu’ils ont le patriotisme chevillé au corps pour que nous soyons certains de leur amour de la France. C’est une vision à l’opposé de notre façon d’appréhender ce sujet.

Cette sélection comportait vingt-trois joueurs français, aux origines, aux parcours et aux identités multiples. Ils ont chacun fait le choix de défendre les couleurs de leur pays, sont allés au bout d’eux-mêmes pour « ramener la coupe à la maison » et fêter avec leurs concitoyens cette victoire. Dans le sport, il n’y a pas besoin de plus pour prouver l’attachement à son pays.

LVSL – D’une certaine façon, le football apparaît comme un langage universel compréhensible par tous, et son expansion à l’échelle mondiale en est la preuve. Mais cette popularité est en même temps à l’origine d’un foot business et de ses dérives, bien loin des valeurs de partage et de solidarité du football amateur. Le règne du foot business est-il inéluctable ? Le capitalisme a-t-il fini de digérer la culture populaire ?

Comme nous le disions tout à l’heure, nous ne souscrivons pas à cette forme d’angélisme qui tend à considérer le monde amateur comme le paradis perdu des idéalistes et le sport professionnel comme l’incarnation du grand capital et l’opium du peuple moderne. Le football, amateur comme professionnel, n’est qu’un miroir grossissant de notre société. Ce serait un leurre de croire que le foot se vit en toute autonomie. Certes, les sommes en jeu sont considérables car nous parlons du sport le plus populaire au monde. La finale de la coupe du monde a rassemblé plus d’un milliard de personnes sur terre, vous imaginez donc les enjeux colossaux derrière la marchandisation du foot.

“Le règne du « foot-business » n’est pas inéluctable s’il y a en face de la volonté politique.”

Mais il existe également des dérives dans le foot amateur : on peut évoquer la course à l’échalote pour détecter de jeunes prodiges et l’apparition sauvage d’agents de joueurs, ou encore la compétition à outrance dans les catégories de jeunes qui fait perdre de vue l’essentiel de la pratique sportive à ces âges-là. Tout comme nous pouvons relever des réels motifs d’espoir dans le foot professionnel : l’existence de clubs populaires comme le Red Star, l’activisme des supporters progressistes du FC Sankt-Pauli en Allemagne ou encore le soutien apporté par de nombreux joueurs de foot à leur premier club. Le tableau n’est pas tout noir ou tout blanc, il est fait de nuances importantes pour qui veut appréhender le football comme un objet politique de masse.

Le règne du « foot-business » n’est pas inéluctable s’il y a en face de la volonté politique. Nous l’avons vu ces dernières années : l’instauration par la FIFA d’un système de fair-play financier, ou encore le reversement prévu lors d’un transfert d’une partie du montant aux clubs amateurs sont des exemples que les lignes peuvent bouger. Mais il est certain que le foot, en tant que phénomène planétaire, est un terrain de jeu propice aux ambitions financières.

Nous ne dirions pas pour autant que le capitalisme a fini par digérer la culture populaire. Il y a sans nul doute une lutte permanente pour y parvenir, mais on le voit bien avec la dernière pub Nike qui illustre son célèbre slogan « Just Do It » avec le footballeur américain Colin Kaepernick. Kaepernick avait posé un genou au sol durant l’hymne américain pour protester contre les violences policières et avait ensuite été copieusement insulté par Donald Trump. Qui digère qui là-dedans ? Qui oblige l’autre à se positionner ? Une certaine lecture peut nous permettre de dire qu’une révolte populaire a incité ou obligé la plus grande firme au monde, dans un contexte et un environnement précis, à se situer du côté de cette révolte.

Le propre des systèmes de domination, c’est de « voiler » ce qui les fragilise et les remet en cause. Là encore, nous avons envie d’inverser la formulation de votre question : les cultures populaires (on peut discuter ce vocable), considérées comme des ensembles de pratiques, de représentations sont au contraire une ressource incontestable dans le combat contre le capitalisme aujourd’hui et dans la création de valeurs alternatives, largement partagées. Justement parce qu’ils émergent du monde ordinaire, et que les revendications portées sonnent juste. À ce sujet, le grand philosophe américain Stanley Cavell, décédé cette année, parlait de « démocratisation du perfectionnisme » : la culture populaire (pour lui c’était le cinéma populaire, qui faisait l’objet d’une réelle ferveur partagée dans sa jeunesse) est le lieu de la discussion sur la société dans laquelle nous vivons, ses normes et leur (af)franchissement possible.

En ce sens, ce qui s’est passé en France cet été est aussi une leçon d’humilité pour celles et ceux qui prétendent faire de la politique. En effet, il s’agit de toujours mieux considérer ces lieux de formulation de valeurs critiques à l’égard du monde capitaliste. Le football en est bien un ! Voilà pourquoi nous transposons à celui-ci, en tant que culture populaire, cette phrase de Cavell : « S’il existe des gens qui continuent à réaliser des œuvres telles que ces films pour un public d’amis et d’inconnus, des œuvres qui nous aident à imaginer cette possibilité d’échange entre êtres humains, qui sait ce que nous pouvons encore espérer ? ».

Entretien réalisé par Leo Rosell et Lenny Benbara

La France est sur le toit du monde !

C’est fini ! Après des semaines et des semaines où nous avons rêvé, vibré et partagé les peurs et les enthousiasmes des Bleus, l’équipe de France a gagné la Coupe du monde. Quoi qu’il arrive, cette victoire aura une signification politique, comme toujours dans l’histoire. Dans les prochaines semaines, deux récits vont s’affronter pour prendre en charge la signification de cette victoire : le premier s’inspire de l’esprit et de la philosophie imprimés par Didier Deschamps. Cette philosophie se base sur les valeurs du milieu dont vient le sélectionneur de l’équipe de France : celui des petits artisans et des gens simples de son Pays-Basque natal. Le second récit s’appuie sur l’individualisme. Il culpabilisera ceux qui ont le malheur de ne pas avoir l’exceptionnel parcours de Kylian Mbappé, et célébrera ce self-made man parti de Bondy sans rien et qui finit roi du monde à seulement 19 ans. 


Mon histoire avec le foot commence un 9 juillet 2006. Des Bleus décriés et critiqués par tous les “experts” du ballon rond dominent alors la Coupe du monde de leur expérience, de leur puissance physique et de leur génie technique. Pourtant, la Coupe du monde a mal commencé. Zidane, qui prendra sa retraite à l’issue de la coupe du monde, semble usé et essoré. Il n’est plus que l’ombre de lui-même. Patrick Viera paraît avoir perdu son intelligence de jeu et sa capacité à lancer le numéro 10 français par des passes bien léchées. Quant à Thierry Henry, il ne marque plus autant de buts. Le groupe est vieillissant. Raymond Domenech n’a de sélectionneur que le nom. Il n’y a plus de capitaine sur le bateau France.  Après deux piteuses défaites à la coupe du monde 2002 en Corée du Sud et lors de l’Euro de 2004 gagné par la Grèce, cette Coupe du monde est une corvée. Tout le monde attend que Domenech parte et qu’une nouvelle génération de joueurs émerge.

Les phases finales font peur à voir. Un piteux 0-0 contre la Suisse et une qualification sur le fil du rasoir contre le Togo (3-0). C’est finalement lors des matchs contre l’Espagne et le Brésil que l’équipe de France révèle qu’elle n’a rien perdu de son aura d’antan. En huitième de finale, malgré un but sur penalty, l’Espagne ne peut que subir la force de percussion du jeune Franck Ribéry. Arrive le fameux quart de finale contre le Brésil. Les Brésiliens, tenants du titre, ne doivent faire qu’une bouchée d’une équipe de France qui a sauvé son honneur en se hissant jusqu’à ce niveau de la compétition. Les meilleurs joueurs du monde jouent en jaune : Ronaldo, Kaka, Roberto Carlos… A la surprise de tous, les magiciens du ballon rond sont français. Le maestro, Zidane, fait le meilleur match de sa carrière. Il passe régulièrement en revue toute la défense brésilienne alliant roulette et coup du Sombrero. Finalement, il sert magnifiquement Thierry Henry sur coup franc qui fusille le gardien brésilien. La demie-finale contre le Portugal, sans lustre, ne restera pas dans l’histoire mais l’équipe de France fait le travail.

Arrive alors la grande finale contre l’Italie. De nombreux joueurs français évoluent ou ont évolué dans ce pays de roublards du football. Zidane commence par inscrire un but d’une Panenka magistrale au début du match. L’équipe italienne n’a pas le niveau technique de l’équipe française. C’est le dernier match de Zidane. Cette Coupe du monde, la France ne peut plus la perdre. Les Italiens sont carbonisés par leur demie-finale héroïque contre l’Allemagne. Mais voilà. Les Français manquent de réalisme devant le but et les Italiens peuvent toujours revenir du diable vauvert pour s’imposer par un but curieux sur coup de pied arrêté ou une autre ruse de cet acabit. Marco Materazzi finit par marquer un but sur corner. Le match est relancé. Solides, ils tiennent le match nul.

A la 110ème minute : le match bascule. Zinédine Zidane, provoqué par Marco Materazzi depuis le début du match, finit par le mettre à terre d’un coup de tête. L’Italien s’effondre et joue la comédie. Horacio Elizondo n’a pas vu l’action. Son assistant Dario Garcia non plus. Rodolfo Otero, son second assistant  ne sait pas non plus ce qui s’est passé. Seul le quatrième arbitre a connaissance des faits. Quelques années plus tard, Horacio Elizondo avoue son stratagème douteux pour expulser le meneur de jeu français : “Je vais voir Dario (l’un de ses assistants, ndlr) en sachant qu’il ne sait rien. Si vous allez voir l’assistant, tout le monde comprend que c’est parce qu’il va vous dire quelque chose. Je vais donc voir Dario et lui dis juste : « il reste dix minutes, restons concentrés ! ». Je me retourne, m’approche de Zidane et sors le carton rouge. C’était en fait une sorte de feinte… ». Si l’expulsion est légitime, elle n’a donc rien de réglementaire.

La suite est logique. Elle a le goût des multiples cauchemars français en coupe du monde. Les Italiens, au bout du rouleau, tiennent le match tant bien que mal à 11 contre 10 et David Trezeguet manque un penalty. L’Italie est championne du monde. 2006 restera une belle histoire. Elle a le goût amer et romantique des épopées inachevées. Je finis de sécher mes larmes d’enfant. Pour la première fois, je fais face à la loi violente du football.

Ce récit, je l’ai sans doute partagé avec des millions de Français. Car c’est là la force du football. C’est ce jeu un peu magique, que seule une partie de passionnés suit habituellement, mais qui fait vibrer tout un peuple à l’occasion de la compétition mondiale. Le football plus que tout autre chose, rassemble, émeut, fait pleurer, espérer, rire des millions de gens. Un mois durant, lorsque la France est championne du monde, un événement transcende les fractures françaises pour faire vivre les mêmes sentiments à une masse de gens qui se retrouvent dans les bars, dans les salon, dans les fanzones et s’improvisent experts du ballon rond pendant 90 minutes.

En 2018, la France renoue avec la victoire

Pour beaucoup, comme pour moi, la Coupe du monde 2018 est une revanche. Didier Deschamps convoque un groupe très jeune et inexpérimenté. Cependant, très vite, il se révèle comme un groupe extrêmement mature, serein, capable de maîtriser les matchs et de les aborder sans peur mais toujours avec beaucoup d’humilité.

Cette victoire, on la doit d’abord au sélectionneur de l’équipe de France. Déjà lorsqu’il était joueur, “la Dèche” avait des raisonnements d’entraîneurs. Il connaît le football, cet art subtil que seul un petit nombre d’hommes sur la planète connaissent sur le bout des doigts. Il comprend très vite que cette compétition n’est pas faite pour les équipes qui ont le pied sur le ballon et maîtrisent la possession du jeu. A ce titre, les matchs contre la Croatie et la Belgique sont paradigmatiques. L’équipe de France joue bas, et peut s’appuyer sur Giroud pour lancer de longs ballons. Dans les contres, l’intelligence de jeu de Kylian Mbappé, sa vitesse de course et les qualités techniques d’Antoine Griezmann nous permettent de nous projeter extrêmement rapidement dans le camp adverse. Au-delà, notre milieu de terrain, certainement l’un des meilleurs de ce mondial, est très puissant et très complémentaire. N’Golo Kanté, l’homme aux 15 poumons, abat un travail de chien en parcourant des kilomètres et des kilomètres sur le terrain pour ramener les ballons. Paul Pogba gagne quasiment tous ses duels et relance le jeu dès qu’il récupère un ballon. Quant à Matuidi, joueur clé du système Deschamps depuis les débuts, il réalise un nombre d’interceptions effarant et relance le jeu en direction du meneur de jeu français.

Pour les Bleus, le tournant intervient lors du huitième de finale contre l’Argentine. Tout le monde sait que Leo Messi peut inverser le cours du match à tout instant. C’est certainement l’un des plus beaux matchs de la Coupe du monde. Kylian Mbappé commence par faire parler sa vitesse en passant en revue toute la défense argentine, obtenant par là un penalty transformé par Griezmann. Juste avant la mi-temps, Angel Di Maria, inscrit une magnifique frappe. Hugo Lloris est impuissant. Au retour des vestiaires, Leo Messi reçoit le ballon se retourne, frappe, sa frappe est détournée et file au fond du filet. On craint le pire pour une équipe de France inexpérimentée. On peut douter de sa capacité à revenir dans un match face à la puissance de feu argentine.

Benjamin Pavard fait basculer le match. Du haut de ses 21 ans, le jeune arrière droit fusille le gardien argentin d’une reprise de volée dans la lucarne. Mbappé enchaîne avec un doublé qui achève l’équipe de Leo Messi. Au sein du groupe France, c’est l’euphorie. Didier Deschamps, habitué des grandes compétitions s’occupe de calmer l’enthousiasme de son équipe pour affronter l’Uruguay. Bien aidé par la blessure d’Edinson Cavani, la France s’impose 2 à 0 contre l’équipe sud-américaine. Enfin, lors de la demi-finale et de la finale, Didier Deschamps vient à bout de la Croatie et de la Belgique en les laissant mettre le pied sur le ballon. L’équipe de France joue bas et use à la fois de la domination de Giroud dans les airs et de la vitesse et de l’intelligence de jeu de Mbappé dans les contres pour s’imposer respectivement 1 à 0 et 4 à 2.

Cette victoire est celle du génie tactique de Didier Deschamps et du cadre qu’il a imposé. Il a transmis deux choses essentielles à ses joueurs. La première, c’est la haine viscérale de la défaite. Elle habite le Basque depuis le début de sa carrière. La défaite le rend malade. La seconde, c’est le sens du sacrifice et de la soumission de chacun au travail collectif de l’équipe. En 2010, l’équipe de France était une somme d’individualités animées par leurs passions égotiques, le pourrissement des valeurs sportives par l’argent et une certaine indifférence envers ce qu’incarne le maillot de l’équipe de France. Cette équipe était alors la honte du sport français. Celle de 2018 ne joue peut-être pas le plus beau football de son histoire mais elle est championne du monde.

 Une coupe du monde de football est toujours porteuse de récits politiques

Pendant longtemps, parmi les élites politiques, médiatiques et économiques, il était de bon ton de mépriser les supporters de football. On se souvient des récits de journalistes exposant comment Philippe Séguin se cachait pour lire L’Equipe dans son bureau à l’Assemblée Nationale. Certaines résurgences de ce mépris des arbitres des beautés se retrouvent d’ailleurs aujourd’hui. On a beaucoup commenté les tweets moralisateurs de Philippe Poutou.

On aurait pu, de même, parler des commentaires acerbes d’Anne-Sophie Lapix commentant l’engouement populaire autour de la coupe du monde de football : ” Nous allons regarder des milliardaires courir après un ballon pendant un mois”. Il est d’ailleurs délicieux de voir cette même présentatrice revêtir le maillot de l’équipe de France après l’accession des bleus à la finale de la compétition…

Il est de bon ton, dans les milieux parfumés, de se moquer du football, jeu absurde, passion basse qui servirait à amuser le peuple et à détourner son regard des “vrais problèmes” politiques. On méprise le foot – sport populaire par excellence – comme on méprise le peuple. Une telle posture occulte la complexité de l’art qui entoure le ballon rond. Sentir les forces et faiblesses de l’adversaire, élaborer des schémas tactiques, faire le bon geste au bon moment, développer un jeu fluide en une touche de balle requiert une intelligence certaine qui échappe à ces contempteurs du football.

Plus fondamentalement, l’hégémonie, qui reste l’objet principal de la lutte politique, doit s’appuyer sur les humus et les affects qui rythment les passions populaires. Il faut s’appuyer sur le sens commun, c’est-à-dire les représentations qui font se mouvoir les sociétés humaines et sentir comment les gens rêvent, espèrent, vibrent, ont peur et célèbrent leurs moments de bonheur. La victoire d’une équipe nationale à une compétition aussi suivie que la coupe du monde fait partie de ces bonheurs simples et de ces plaisirs dignes dont jouissent les gens. Peu d’événements possèdent une force d’évocation capable de pousser 19 millions de personnes à vibrer autour d’un jeu diffusé sur un poste de télévision.

©Rani777

Les compétitions de cette nature ont toujours produit un récit politique. On se souvient de la coupe du monde de 1998 et de la célébration de la France “Black, Blanc, Beur”. Rien de cela n’était nouveau. Les immenses joueurs qui font l’histoire de l’équipe de France ont été tour à tour d’origine polonaise (Raymond Kopa), italienne (Michel Platini), algérienne (Zinédine Zidane) ou encore camerounaise (Kylian Mbappé). Des fils d’immigrés donc mais qui se sentent avant tout Français. La mise en récit de cette France enfin réconciliée et apaisée a donné le sentiment aux Français qu’ils traversaient une période sans accrocs marquée par la stabilité, la protection et le plaisir de vivre. Cette Coupe du monde rompt donc avec le vieille passion française pour la défaite. Cette passion pour la défaite s’est construite tout au long des années 1980 lors des deux coupes du monde en Espagne et au Mexique. Beaucoup se souviennent encore de la demie-finale homérique contre l’Allemagne. Alors que la France mène 3-1, le gardien allemand commet un attentat sur le pauvre Battiston qui est évacué du terrain inconscient. L’arbitre ne trouve rien à y redire et les Allemands battent les Français aux tirs aux buts, après avoir égalisé (3-3). Personne n’aime plus les défaites romantiques et héroïques que les Français.

La coupe du monde 2006, elle, mêle le sentiment étrange d’une heureuse fin de cycle ou de la fin d’un cycle heureux. Les vieilles gloires françaises réaniment leur génie, le temps d’un dernier tour de piste avant que la France ne bascule dans le cauchemar de la coupe du monde en Afrique du Sud. Qui ne se souvient pas de la Une de L’Equipe transcrivant des propos supposés de l’attaquant Nicolas Anelka : “Va te faire enculer, sale fils de pute” et de la grève des joueurs de l’équipe de France qui ont alors refusé de sortir du bus pour s’entraîner ? Ce fut le début d’un long cycle de désaffection entre la France et son équipe. Domine alors l’idée que le football est pourri par l’argent, l’égoïsme, le mépris pour le patriotisme et une “culture racaille”. Le récit autour de la France “Black, Blanc, Beur” s’effondre pour laisser place à un autre alliant le pourrissement des valeurs par l’argent, l’individualisme forcené et une conception de l’équipe de France comme miroir des fractures françaises.

France 2018 : l’individualisme macronien contre la France de Didier Deschamps

La victoire de la France lors d’une Coupe du monde de football est un événement tellement considérable qu’il ne peut pas être sans répercussions politiques. En 1998 déjà, l’incapacité de Lionel Jospin à partager la ferveur populaire pour le foot a renforcé son image d’homme froid et incapable d’être en empathie avec les plaisirs simples du grand nombre. Jacques Chirac en a alors tiré les conséquences en approfondissant son air bonhomme et son image populaire.

En 2018, la victoire de l’équipe de France à la coupe du monde est marquée par un franc retour au référent patriotique. Didier Deschamps l’a insufflé depuis très longtemps au sein de son groupe de joueurs. Déjà, le lendemain du la cuisante défaite contre l’Ukraine le 15 novembre 2013, Didier Deschamps use de ces mots pour motiver ces troupes :  « Unité nationale, drapeau, révolte ». Lors du match retour, les Français obtiennent alors leur qualification in extremis en s’imposant 3 à 0. Cet élan patriotique, Kylian Mbappé et Antoine Griezmann l’ont mobilisé tout au long de la Coupe du monde.

Lors d’une interview, le meneur de jeu français s’exprime par ces mots : ”Je veux incarner la France, représenter la France et tout donner pour la France. La Coupe du monde, c’est autre chose. C’est le pays. Et le pays, il n’y a rien de plus fort. Représenter ton pays, tu représentes tous les gens de ton pays, tu représentes tous les Français. Cela doit vraiment être une émotion unique. C’est quelque chose d’extraordinaire de te dire que le sort de tous les Français, est entre tes mains. Pour quel pays cela ne ferait pas du bien de gagner une coupe du monde ? Cela enlève plein  de problèmes. C’est regardé par des milliards de personnes. Vous imaginez ? Tu as le pays qui est heureux. Tout le monde est content. Que ce soit le boulanger qui va travailler et qui se dit “Ah, la France, elle a gagné la Coupe du monde !”. Il va faire des baguettes avec beaucoup de plaisir. Que ce soit la caissière, que ce soit le maire, le Président, tout le monde !” Il ajoute : “Il faut être fier d’être Français. On le dit très peu. On est bien en France, on mange bien, on a un beau pays, de beaux Français, de beaux journalistes. J’ai envie que les jeunes disent Vive la France et la République”.

©Xavier NALTCHAYAN

Cet appel au référent patriotique est le résultat d’un long travail de sape de Didier Deschamps pour imposer un nouveau cadre et un nouveau corpus de valeurs à l’équipe de France. Par un ensemble de discours et de décisions parfois dures, le sélectionneur de l’équipe de France a reconstruit l’échelle de valeurs qui doit guider l’équipe de France. Il n’y a pas moins d’argent dans le football qu’avant. Les inégalités entre les ressources allouées au football amateur et populaire et au football professionnel ne sont pas moins grandes. Néanmoins, Didier Deschamps a imposé l’idée que l’institution incarnée par le maillot de l’équipe de France aurait toujours une valeur supérieure aux joueurs français pris un par un. Il a redonné du sens à l’idée de collectif en subordonnant toutes ses décisions concernant tel ou tel joueur au maintien de la cohésion au sein du groupe, mettant au second plan l’individualisme forcené et la guerre des egos. Il a mis l’accent sur les valeurs de mérite, d’effort, de travail, et de sacrifice au service du collectif.

Au fond, c’est ainsi qu’il faut saisir l’éviction de joueurs comme Samir Nasri ou Karim Benzema. Outre leurs performances peu rassurantes en équipe de France, ces choix sont à rapprocher de l’éviction d’Eric Cantona et de David Ginola lors de la Coupe du monde 1998, des évictions demandées par Didier Deschamps, à l’époque capitaine de l’équipe de France. Pour être des joueurs exceptionnels, les deux Français étaient des individualités trop fortes pour respecter la cohésion du groupe. L’histoire a ensuite donné raison au joueur de la Juventus de Turin.

Si Didier Deschamps a remis au goût du jour les valeurs patriotiques et s’il a placé le collectif au cœur de l’échelle des valeurs des Bleus, il ne faut pas se leurrer. Le récit produit peut totalement entrer en cohérence avec la narration que construit le président Français. Elle permet d’articuler la synthèse entre le retour à des valeurs d’ordre, d’autorité et de patrie et la célébration de l’individualité et de la performance. On peut, ici, mettre en relation deux éléments : le premier concerne les propos tenus par Emmanuel Macron au début de la compétition : “une belle coupe du monde est une coupe du monde gagnée” et un article du Monde intitulé : “Il a 19 ans et il est en finale de la Coupe du monde. Vous faisiez quoi à 19 ans, vous ?”

Il ne faut pas se méprendre. Il s’agit de capter le moment populaire intense que constitue la Coupe du monde pour glorifier les individualités exceptionnelles (tout en culpabilisant celles qui ne le sont pas), inscrire la concurrence et le culte de la performance au sommet de la pyramide des valeurs que le pouvoir promeut et de célébrer ces self-made men que sont les joueurs de l’équipe de France.

En produisant un tel récit, Emmanuel Macron et ses relais médiatiques cherchent donc à former une synthèse entre un césarisme patriotique et une célébration de l’individualisme. C’est, au fond, une belle image du projet macronien. Ce récit peut s’inscrire profondément dans les consciences car il s’appuie sur une narration cohérente, un enjeu polarisé (celui d’une compétition sportive) et qu’il offre un horizon positif à ceux qui l’entendent. Cet horizon positif concerne la start-up nation autant que son équipe nationale. Il enracine l’idée d’une France qui avance, qui renoue avec le goût de la victoire, avec l’allégresse de la réussite grâce à une synthèse curieuse entre une nation unie autour de son leader et la célébration de l’individualité et du culte de la performance. L’équipe de France donne le goût du bonheur et dessine l’horizon de jours heureux. Ce récit entre en cohérence avec un changement qui touche au moral du peuple français. En 2016, l’Euro prend place au moment du règne finissant et glauque du roi fainéant François Hollande. La Coupe du monde 2018, elle, a lieu au moment où la France semble reprendre confiance en elle et où Emmanuel Macron imprime son volontarisme sur la scène politique.

Toutefois, si l’on arrive à prendre en charge les affects que cette coupe du monde mobilise, il est tout à fait possible de construire un autre récit. Cette narration alternative pourrait s’emparer de la charge émotionnelle considérable liée à la victoire de la France, et l’articuler à un patriotisme qui promeut les valeurs de solidarité, de respect et d’entraide – soit l’inverse de l’appel à la course à la réussite individuelle lancée par Emmanuel Macron.  Réaliser cette tâche de captation des affects populaires au service d’une narration progressiste articulée autour de la dignité, de la nation et de la solidarité suppose cependant de ne pas mépriser les raisons pour lesquelles les gens vibrent, et de ne pas considérer le football comme un enjeu indigne de la lutte politique.

Crédits photos : ©korobokkuru

Jean-Baptiste Guégan : “Le sport a toujours été en Russie un marqueur de puissance”

Auteur de “Football Investigation, les dessous du football en Russie” (Bréal, co-écrit avec Quentin Migliarini et Ruben Slagter), Jean-Baptiste Guégan est journaliste, expert en géopolitique du sport. Il revient pour nous sur les enjeux extrasportifs qui irriguent la “Coupe du Monde de Poutine” et les compétitions suivantes.


LVSL : La Coupe du monde en Russie a commencé le 14 juin. Ces dernières années, le sport russe a été touché par des scandales de dopage. Les athlètes russes n’ont pas pu représenter la Russie lors des derniers JO d’hiver. Ils ont organisé malgré tout les JO d’hiver de Sotchi en 2014. Est-ce que la Coupe du monde 2018 va leur permettre de revenir sur le devant de la scène du sport mondial ?

Jean-Baptiste Guégan : Le sport a toujours été important pour la Russie, c’est à la fois un vecteur d’image et un marqueur de puissance. Le sport leur permet de montrer leur capacité à former leur jeunesse, à rayonner et puis à montrer qu’ils sont un peuple qui gagne. C’est quelque chose d’essentiel pour Vladimir Poutine. Depuis son premier mandat et plus encore depuis le deuxième, il a énormément axé le rayonnement russe autour du sport parce que c’est une manière de rendre leur fierté aux Russes et de montrer que la Russie existe. Cela va leur apporter plusieurs choses. En Russie dès qu’on organise un évènement, c’est multifactoriel. La première c’est de modifier l’image russe. Donc de se servir de la Coupe du monde pour améliorer leur image dégradée à cause des conflits en Ukraine, de l’intervention en Syrie et des prises de position de Poutine sur la scène internationale.

La deuxième c’est une vraie volonté économique, touristique. La Russie est un grand pays avec un patrimoine important et une histoire riche et longue. Sauf qu’au regard de leur territoire et de leur population ils sont sous dotés en touristes. Et donc l’idée de cette Coupe du monde, c’est de montrer ce que la Russie a à offrir au monde et pour cela il faut mettre en vitrine les villes comme Samara ou Saransk.

La troisième motivation, c’est l’aménagement et la valorisation du territoire. Les villes qui ont été choisies, c’est le cas de Saransk et d’Ekatérinbourg, ce sont des villes qui ont été délaissées en termes d’aménagement, en termes de développement depuis la chute de l’URSS et l’arrivée de Poutine au pouvoir. C’est l’occasion avec cette Coupe du monde d’investir énormément comme ils l’ont fait à Sotchi pour développer les transports et les offres d‘hébergement mais aussi finalement l’offre de services.

Après, du point de vue géopolitique, ce Mondial sert, au-delà de toute considération sportive, à construire un rapport de forces avec l’étranger et de montrer que la Russie est un acteur avec lequel il faut compter dans le cadre du multilatéralisme que défend Poutine. Le choix de Kaliningrad a été fait pour gentiment montrer aux Européens que la Russie est au cœur de l’UE. Il sera aussi très intéressant de voir après l’affaire Skripal et les menaces de boycott diplomatique comment les supporters anglais vont être reçus. Et de voir comment l’équipe des Three Lions (la sélection anglaise, ndlr) va être accueillie en Russie. Enfin, il faut reconnaître une chose, c’est que la Russie a tendance à faire deux choses, la première à parler fort et ensuite s’excuser silencieusement. La Russie a accepté les conclusions du rapport McLaren et a priori, cela n’a pas été médiatisé. La Russie a donc fait un pas pour reconnaître le dopage institutionnalisé qui a eu cours.

LVSL : Leur équipe a peu de chances d’aller loin…

La sélection russe est la deuxième nation la moins bien classée à la Coupe du monde devant l’Arabie Saoudite qu’elle rencontre au premier tour. On verra bien ce qu’ils feront. Comme à chaque Coupe du monde, l’organisation des groupes est orientée par un règlement favorable au pays organisateur.

Michel Platini est revenu dessus en parlant maladroitement de “magouille” pour la Coupe du monde 98. En vérité, ce n’est pas une tricherie, c’est juste une orientation du tirage et de son aménagement. C’est typique pour toutes les compétitions internationales de football. L’idée est de préserver le pays organisateur sur le premier tour pour maintenir l’enthousiasme et la passion populaires.

Pour en revenir au seul domaine sportif et pour en avoir discuté avec Alexeï Mechkov, l’ambassadeur de Russie, ils n’attendent rien de la Sbornaya (surnom de l’équipe russe, ndlr). Si ce n’est qu’ils soient à la hauteur des valeurs russes et de la Russie. Et qu’ils soient combatifs sur le terrain, pour renvoyer une bonne image de l’homme russe. C’est dans la logique du virilisme à la russe. Donc quand on discute avec eux, tous prévoient déjà que leur équipe ne passera pas les huitièmes de finale. Vraisemblablement ils tomberont contre l’Espagne ou le Portugal, et vraisemblablement ils se feront éliminer. Ce qui sera intéressant, c’est de voir leurs capacités athlétiques et de voir comment le sélectionneur russe va pouvoir rendre sa fierté à l’équipe russe. S’ils sont au même niveau qu’à la Coupe des confédérations, ce sera compliqué d’aller au-delà des huitièmes de finale.

« Ce Mondial sert, au-delà de toute considération sportive, à construire un rapport de forces avec l’étranger et à montrer que la Russie est un acteur avec lequel il faut compter dans le cadre du multilatéralisme que défend Poutine. »

LVSL : A l’Euro 2016 il y a eu des affrontements à Marseille entre des hooligans anglais et russes. Est-ce qu’on peut s’attendre à des nouveaux affrontements en Russie ?

Pour avoir interviewé plusieurs spécialistes de la question pour notre Football Investigation avec Quentin et Ruben, que ce soit Ronan Evain qui est spécialiste du supportérisme russe, l’ambassadeur russe en France ou les spécialistes du foot russe du site Footballski.fr, tous ont la même réponse : le risque existe mais il est exagéré. Le supportérisme russe est un supportérisme composé d’ultras et de hooligans mais ils ne sont qu’une minorité. Comme dans toute frange de supporters, il y en a qui sont plus radicaux. Pour autant, on peut penser qu’il n’y aura pas de débordements pour plusieurs raisons. La première, c’est qu’il n’y en a pas eu l’année dernière lors de la Coupe des Confédérations. Il y avait un niveau de sécurité rarement atteint, et dans une zone d’un kilomètre autour du stade, il fallait montrer patte blanche. Ensuite, on sait de sources internes que les services de renseignements russes ont fait clairement comprendre aux supporters radicaux qu’il ne fallait pas faire n’importe quoi. Tous ceux qui ont été identifiés comme leaders ultras ont été prévenus aimablement. On n’oublie pas que la Russie est un régime autoritaire. Elle a fait comprendre que ceux qui ne respecteraient pas les règles feraient face à la loi et à sa férocité en Russie.

Et à côté de ça, il y a une autre règle tacite qui a été instituée. Les autorités russes, dans cette logique de virilisme, ont tendance à laisser les “fights”. Mais une condition a été imposée, c’est que ces combats soient organisés en dehors des villes. Avec deux limites : ne pas déranger les Russes moyens et ne pas nuire à l’image de la Russie à l’international. Donc tous les “fights” entre supporters ultras sont délocalisés dans les bois et la seule condition de non-intervention des forces de police et des services de renseignements, c’est qu’il n’y ait pas de blessés ou de morts.

Force est de constater que depuis 2012, cela s’est calmé malgré quelques dérapages. Dans notre livre, “Football investigation, les dessous du football en Russie”, nous revenons là-dessus. Le pouvoir a clairement rappelé à l’ordre ceux qui étaient concernés. Et plus encore depuis l’Euro 2016. On peut se demander si les Russes n’avaient pas intérêt à déstabiliser un Etat comme la France en acceptant d’envoyer des supporters ultras, en les laissant partir car ils savaient pertinemment qu’il y aurait un risque. Notamment en jouant sur la perspective d’un Etat incapable de tenir des supporters dans une des plus grandes villes françaises à l’approche de la présidentielle.

Dans les faits, le supportérisme russe n’est pas forcément politisé. Il y a donc peu de risques de débordements. Malgré les tensions entre la Russie, les Etats-Unis et l’Europe, il y a toujours eu coordination. Les services de police russes et européens continuent à discuter sur la question des ultras et des hooligans. Donc personne n’a intérêt à ce que ça se produise. L’intérêt de cette Coupe du monde est de montrer que la Russie est un pays sûr. Dans la représentation qu’on en a, la Russie est un pays qui fait peur. Les autorités veulent donc montrer que c’est un pays qui ne craint rien et qui est surtout accueillant. On peut penser qu’il n’y aura pas de débordements. Et quand bien même il y en aurait, il y aura tellement de présence policière et militaire dans les stades pour contrôler les radicaux, qu’il n’y aura pas de mauvaises images de débordements.

LVSL : Il y a quatre ans au Brésil lors de la Coupe du monde, il y a eu des manifestations contre le pouvoir. Est-ce que l’opposition russe peut profiter de la Coupe du monde pour manifester contre le pouvoir ?

La première différence est que le Brésil est une démocratie alors que la Russie est un régime autoritaire malgré sa constitution démocratique. D’un point de vue constitutionnel, le rapport n’est pas le même. En Russie, il y a deux types d’opposition. Une opposition légale et acceptée et une opposition durement réprimée. Des opposants comme Navalny se sont faits remarquer au moment du quatrième mandat de Poutine dans le cadre d’une manifestation qui dénonçait “le nouveau tsar”. Ce dernier a fini en prison. On peut remarquer une concomitance avec 2017 où avant la Coupe des Confédérations il y a eu une vague d’arrestations. Donc on peut imaginer des opposants à Poutine essayent de ses servir de la Coupe du monde, je pense aux Femen notamment.

Des ONG essaieront de se servir de cet évènement pour donner une force à leur cause, quelle qu’elle soit. Et notamment quand elles ciblent le pouvoir russe et ses dérives. Après on peut faire “confiance” aux services de renseignements russes pour faire face à ces mobilisations. On peut imaginer, sans prendre parti, qu’il y aura une manifestation sportive très sécurisée et que le moindre débordement sera recadré très vite. Je ne pense pas qu’il y aura d’images aussi négatives que celles attendues parce qu’on n’est d’abord pas dans le même contexte politique ni dans le même contexte économique. La croissance en Russie est revenue et Poutine fait tout pour dynamiser son image. Il n’a pas intérêt à ce type de contre-publicité.

Après on peut faire confiance aux médias internationaux pour montrer ce qui ne va pas en Russie. Nous sommes en pleine guerre de l’information et de l’image des deux côtés. Donc ce sera aux uns et aux autres de faire la part des choses.

LVSL : Début mars, un ancien espion russe a été retrouvé empoisonné en Angleterre. Le gouvernement anglais accuse la Russie de l’avoir assassiné et a annoncé un boycott diplomatique de la Coupe du monde. Aucun membre de la famille royale et du gouvernement n’ira à la Coupe du monde. Est-ce que ce boycott pourra aller plus loin et comment la Russie va accueillir l’équipe d’Angleterre ?

Le boycott britannique de la manifestation russe est un boycott qui est surtout diplomatique et symbolique. On a eu la même chose à Sotchi. Vous aurez du mal en termes de relations internationales à vous passer d’un membre du conseil de sécurité de l’ONU.

Au pic de la crise avec la Russie, il y a seulement eu des expulsions de chargés de renseignements, c’est-à-dire des espions. Il n’a pas eu de rupture définitive et réelle des liens diplomatiques. Il y a juste eu un refroidisseement et une tension. Cela veut dire que si le boycott se poursuit, et il se poursuivra, il sera exclusivement symbolique et médiatique.

“Poutine veut montrer que la Russie est plus forte avec lui que sans lui.”

Après, pourquoi il ne peut pas être sportif ? Pour plusieurs raisons. La première c’est que pour une fois on a une sélection des Three Lions qui est compétitive. Très jeune mais compétitive. Et donc les Anglais vont y aller. La deuxième c’est que le gouvernement de Theresa May est impopulaire, il ne peut pas se permettre de s’aliéner les fans de foot. Il faut rappeler que le foot en Grande-Bretagne est une véritable culture, c’est quelque chose de fondamental. Pour des raisons de politique intérieure et de popularité il y aurait de toute façon eu une équipe britannique. Il y a une troisième raison qui est économique. Le football est une industrie du spectacle particulièrement développée en Angleterre. D’abord du point de vue des médias mais aussi de l’activité générale. Et on ne peut pas imaginer des Britanniques privés de sélection, qui ne seraient pas capables de dépenser leurs livres sterling dans les bars : la perte économique serait trop importante ! Il n’y a jamais eu de boycott d’une phase finale de Coupe du monde donc ce serait une première. Je ne vois pas l’Angleterre le faire et ce n’est pas l’intérêt des pays. L’important, c’est de continuer d’échanger. On a bien vu que la politique de la chaise vide ne menait à rien et que le meilleur moyen de comprendre Poutine, c’est de discuter avec lui.

La Russie a reconnu une partie de sa responsabilité et on peut être sûr que les Britanniques seront bien accueillis. Parce qu’il ne faut pas oublier une chose, c’est que l’économie russe souffre, mine de rien, en raison des sanctions internationales et qu’elle a tout intérêt à renvoyer une image positive aux investisseurs qui pour la plupart sont des Anglo-Saxons. Si on regarde, la moitié des grandes firmes transnationales mondiales sont en grande majorité étrangères et ne regardent qu’une chose : la sécurité de leurs avoirs et de leurs investissements. Le signal serait très mauvais et irait à l’encontre de ce que veut faire Vladimir Poutine. On peut s’attendre à ce qu’il y ait pour la forme des sifflets mais ça n’ira pas au-delà. En tout cas on peut l’espérer. S’il y avait un débordement ou un quelconque problème ce serait gênant.

LVSL : Mais qu’est-ce que Poutine espère de la Coupe du monde ?

Il espère plein de choses. A titre personnel et à titre politique ce qu’il espère, ce n’est même pas conforter son pouvoir, parce qu’il est déjà établi. On a vu sa réélection à plus de 70%. Ce qu’il espère c’est de continuer d’entretenir son image d’homme d’Etat, d’homme qui fait gagner la Russie et lui redonne sa fierté. C’est exactement ce qu’il fait depuis qu’il est réélu. C’est exactement ce qu’il faisait depuis son troisième mandat et même bien avant. Il a compris tout l’intérêt de rendre sa grandeur au peuple russe et tout ce qu’il construit du point de vue médiatique et dans sa communication va dans cette logique-là.

Du point de vue de la politique intérieure, Poutine veut montrer que la Russie est plus forte avec lui que sans lui. Cela fait taire les oppositions, cela rend sa fierté au peuple russe. Enfin, quand on parle de géopolitique du sport on parle d’échanges entre dirigeants. On sait que les Britanniques n’iront pas mais on ne sait pas ce que vont faire les autres dirigeants européens et mondiaux. Le propre de ces manifestations est de faire se rencontrer des gens qui ne se rencontrent pas forcément dans les mêmes cadres.

On est hors d’un G20, d’un G8, donc on peut imaginer des contacts à haut niveau même simplement au niveau personnel, entre Mohamed Ben Salmane, l’héritier du trône saoudien et Vladimir Poutine par exemple. On aura des contacts entre les dirigeants qui viendront sur le sol russe. Et ces contacts seront diplomatiques et précieux pour la Russie.

LVSL : L’organisation d’une Coupe du monde pour une nation, c’est toujours bien pour développer le soft power ?

Cette justification domine, en tout cas depuis quinze ans, depuis que Joseph Nye a théorisé le soft power. L’idée, c’est d’expliquer que toute manifestation sportive concourt à nourrir l’image d’un pays à l’international, à marquer son influence, à accroître son rayonnement et à d’une certaine manière à l’inscrire sur la scène internationale.

La question du soft power est importante, elle est même essentielle mais on a tendance à oublier que pour une nation le fait d’organiser une Coupe du monde, c’est avant tout l’occasion d’aménager son territoire. Derrière chaque manifestation internationale sportive, il y a une volonté de réorganiser le territoire, de le réaménager en bénéficiant par exemple de procédures juridiques d’exception. On l’a vu à l’Euro 2016 avec des procédures juridiques simplifiées, des déclarations à l’international qui permettent de passer outre les réclamations des associations, de s’affranchir finalement d’une certaine légalité dans les procédures au nom de l’intérêt supérieur de l’Etat et de la nation.

Donc ce qu’on voit, c’est que toutes ces manifestations-là sont d’abord l’occasion de dynamiser l’économie, mais surtout de réaménager un territoire et de le valoriser. Je pense notamment à Londres, au quartier de Stratford avec le stade olympique, à Barcelone avec la redynamisation complète de la façade territoriale, ce qui en a fait de une des villes les plus visitées et attractive d’Europe. L’héritage de 92 est là. On va faire pareil à Paris avec la Seine-Saint-Denis. Il y a eu la même chose à Rio avec certains quartiers qui ont été créés de toute pièce qui visent à contrôler, diviser l’aménagement de ces grandes villes. Derrière cette manifestation internationale, oui il y a le soft power, oui c’est important, car aujourd’hui il permet finalement de montrer aux autres qu’on existe, qu’on est capables d’organiser une manifestation et qu’on est un Etat important. Mais ce n’est pas le seul élément qui pousse une nation à organiser un évènement international. Il faut toujours penser, que ce soit pour une Coupe du monde, un Euro ou une manifestation comme les Jeux Olympiques, que les motivations sont multiples. Si on prend Sotchi par exemple, l’idée était de redynamiser le Caucase, de dynamiser les réseaux de partisans inféodés au régime de Vladimir Poutine et à Moscou, dans une zone prompte à l’opposition. Tchétchénie, Abkhazie, etc… Si on prend l’exemple de la Corée du Sud, le choix de Pyeongchang pour les Jeux olympiques d’hiver de 2018 répond à des logiques multiples, d’abord économiques mais on voulait aussi dynamiser un espace qui est resté à l’écart. Donc il y a plusieurs logiques, spatiales déjà, politiques et finalement géopolitiques à toute organisation d’évènements de cette nature.

LVSL : A partir de 2026 la Coupe du monde sera à 48 équipes. Est-ce que c’est une bonne nouvelle pour le football ? Et est-ce que ça va permettre à des équipes qui ne se qualifient pas d’habitude de se montrer et même de faire des exploits comme l’Islande et le Pays de Galles à l’Euro 2016 ?

Pour ce qui est de la compétitivité d’une Coupe du monde à 48, il faut le voir de deux manières. En augmentant le nombre de participants, on augmente le nombre de pays concernés. En augmentant le nombre de pays concernés, on augmente le nombre de diffuseurs, donc de sponsors, donc de partenaires. La première des motivations c’est l’augmentation des revenus de la FIFA.

“Les manifestations sportives sont d’abord l’occasion de dynamiser l’économie, mais surtout de réaménager un territoire et de le valoriser.”

La deuxième motivation c’est que la Coupe du monde à 48 va sécuriser la présence des grands pays en Coupe du monde, qui par exemple ne participent pas à la Coupe du monde 2018, je pense aux Etats-Unis, à la Chine, c’est-à-dire des pays qui vont compter, dans les trente années qui viennent, sur la scène footballistique mondiale. Donc c’est une manière aussi de sortir de la domination bipolaire du football mondial qui se résume à une diagonale Europe-Amérique du Sud. La troisième raison c’est de terminer complètement la mondialisation du foot. Parce que là vous en faites véritablement un évènement global : avec 221 fédérations à la FIFA, globalement on aura un cinquième des fédérations à la Coupe du monde 2026.

Maintenant la question c’est de savoir si c’est profitable pour le football, et là c’est autre chose. Plus il y a de matchs, plus il y a de petites nations et plus il y a d’écart entre les Etats. Donc si on regarde ce qui s’est passé avec l’Euro 2016 (passé à 24 équipes au lieu de 16, ndlr), le premier tour a été globalement ennuyeux, plus défensif, moins enclin à des scores serrés et parfois révélateurs de très gros écarts. Donc on peut imaginer qu’une Coupe du monde à 48 va nous proposer des matchs qui risquent d’être très déséquilibrés.

C’est gênant parce qu’on risque d’avoir les mêmes résultats par exemple qu’en phase de groupes de Ligue des Champions, c’est-à-dire des scores fleuves qui rendent l’intérêt des matchs de premier tour moins grand. Après, on peut aussi se dire qu’à force de rencontrer de grandes équipes les petites nations vont progresser. Ces promesses n’engagent que ceux qui y croient. Pour le football, l’autre intérêt c’est qu’on va pouvoir voir des joueurs qu’on n’a pas l’habitude de voir et qui sont des têtes d’affiche dans de petites équipes. Je pense à l’Egypte et Mohammed Salah (star de Liverpool, ndlr), qui est présent en 2018. Et puis ça va permettre d’inclure tous les footballs moyen-orientaux, asiatiques et océaniens, qui sont aujourd’hui délaissés.

Je pense qu’on boucle simplement la boucle de la mondialisation du football et qu’aujourd’hui cette manifestation montrera vraiment qu’elle est globale parce qu’elle inclut tout le monde. Après, sera-t-elle intéressante ? On verra. Ce que je crois surtout c’est qu’elle pose une autre limite. Elle va limiter  les candidatures potentielles pour l’accueil parce que très peu d’Etats sont et seront en mesure d’accueillir 48 équipes, avec 48 camps de base, avec 48 camps d’entraînement, que ça va demander beaucoup plus de stades qu’une Coupe du monde à 32, donc ça accroît les coûts. On l’a vu avec la défaite marocaine pour la Coupe du monde 2026.

“Le passage à 48 équipes en 2026 est une façon de terminer la mondialisation du football.”

LVSL : Dans quatre ans la Coupe du monde est au Qatar, est-ce que ça va être en hiver, en été, est-ce qu’ils vont changer le calendrier compte-tenu des conditions climatiques du pays ?

La Coupe du monde 2022 aura lieu l’hiver. Les calendriers des championnats sont connus trois ans avant donc là ils sont en négociations depuis un an et demi. Depuis que le Qatar est désigné, il négocie. Ils sont vraiment rentrés dans les phases de désignation. Les calendriers, les faisceaux satellites sont bloqués quatre ans avant. Là il y a toute la dimension logistique à prévoir et ils sont encore en négociations. Cela va affecter tous les championnats européens et les championnats mondiaux. C’est vrai que c’est inhabituel et ça ne respecte pas le cahier des charges initial du Qatar, on verra bien comment ça va se dérouler. Il est clair qu’il y a un ajustement qui est fait. Je pense que la Coupe du monde aura lieu au Qatar quoi qu’il se passe. Reste à savoir dans quelles conditions elle se tiendra. La condition des femmes se pose, la condition des droits des homosexuels et des minorités aussi, celle des travailleurs immigrés sur place également, même s’il y a eu des améliorations sous la pression de la FIFA, des ONG et de l’opinion internationale.

Il faudra aussi se poser la question de l’acheminement des touristes et des pratiques qui sont occidentales et européennes dans des villes où la consommation d’alcool est normalement prohibée. On verra comment les sponsors s’organisent. Est-ce que des zones réservées aux supporters internationaux seront organisées et échapperont à la loi ? On a vu que dans toutes les grandes manifestations sportives internationales des lois d’exception pouvaient être mises en place.

Propos reccueillis par Gauthier Boucly.

Espagne : polémique surréaliste autour du nouveau maillot de la Roja

©Efraimstochter. Licence : CC0 Creative Commons.

Toute une histoire. Ce lundi 6 novembre, Adidas dévoilait le maillot que la sélection espagnole de football devrait arborer prochainement en Russie, à l’occasion de la Coupe du monde 2018.

L’équipementier, qui accompagne la Roja depuis plus de 30 ans, était probablement loin d’imaginer le tollé que son nouveau design allait provoquer. En cause, une illusion d’optique. L’association – heureuse pour les uns, scandaleuse pour les autres – du rouge et du bleu sur le flanc droit du maillot laisse apparaître une longue mais discrète bande violette désormais au centre de toutes les attentions.

Les puristes n’ont pas manqué de saluer l’hommage rendu par Adidas au maillot porté par la sélection lors du mondial de 1994 aux Etats-Unis, au cours duquel la Roja s’était hissée jusqu’en quarts de finale, avant de voir sa course au titre stoppée par la Squadra Azzura italienne. Mais la plupart des observateurs ont voulu voir davantage qu’un simple clin d’œil footballistique. Le violet, aujourd’hui associé aux mouvements féministes et au parti de gauche radicale Podemos, est avant tout l’une des trois couleurs du drapeau républicain espagnol. Ce drapeau, historiquement associé à la Seconde République (1931-1939) symbolise aux yeux des républicains les espoirs brisés du camp de l’émancipation, écrasé par la guerre civile et le franquisme. Profondément ancrée dans l’imaginaire d’une partie de la gauche espagnole – notamment la famille communiste – la « Tricolor » est aujourd’hui encore brandie par les opposants à la monarchie, partisans d’une Troisième République.

Les réseaux sociaux n’ont pas tardé à s’émouvoir de cette référence républicaine supposée. Les critiques fusent, plusieurs internautes y voient une erreur impardonnable : avant toute chose, le sport doit être un vecteur de rassemblement national, au-delà de la diversité des opinions politiques. L’Espagne est d’ores et déjà suffisamment divisée pour que les convictions politiques ne viennent polluer le monde du sport. Certains arguments, classiques, ne sont pas sans rappeler ceux opposés dans les années 2000 à l’association pour la récupération de la mémoire historique, qui œuvre à la réhabilitation des victimes de la dictature : à quoi bon ressasser un passé traumatique, sinon pour rouvrir d’anciennes plaies et mettre à mal la réconciliation entre les « deux Espagnes » ? Le nouvel équipement de la sélection est tout bonnement « répugnant », s’insurge ainsi Eduardo Inda, polémiste résolument marqué à droite, avant de s’enflammer dans une analogie pour le moins surprenante : « Vous imaginez si la sélection américaine avait mis le drapeau confédéré sur son maillot, celui des sudistes esclavagistes qui ont perdu la guerre ? ». Sur Twitter, une jeune femme s’indigne : « Ce sera quoi la prochaine fois : des maillots de la sélection avec le logo d’ETA ? ».

Rapidement, le maillot de la discorde a débordé la sphère des réseaux sociaux pour faire irruption dans l’arène politique. Plusieurs figures des gauches espagnoles s’en sont saisis, à l’image du député Gabriel Rufián, l’un des leaders indépendantistes de la gauche républicaine de la Catalogne, qui a préféré jouer l’ironie sur Twitter : « Rajoy, Sánchez et Rivera se réunissent en urgence afin de se mettre d’accord sur l’application de l’article 155 à Adidas ». Avant d’ajouter le lendemain, plus sérieusement : « Le maillot violet d’un footballeur pour le Mondial vous indigne davantage que la peine de prison infligée à une personne pour ses idées », en référence à l’incarcération le 2 novembre dernier d’Oriol Junqueras, l’ex-vice-président de la Généralité de Catalogne.

Alberto Garzón, coordinateur fédéral d’Izquierda Unida, en a lui aussi profité pour glisser un message politique en évoquant les origines du drapeau républicain sur son compte Instagram : il rappelle “cette tentative républicaine d’élargir les couleurs de la couronne d’Aragon (qui sont à la base du drapeau catalan et de la rojigualda) pour inclure le violet de Castille. Ce sont là les ironies de l’histoire, et le drapeau tricolore représente beaucoup mieux la richesse de l’Espagne que la rojigualda”. Une réflexion loin de passer inaperçue dans un contexte de tensions liées à la crise territoriale que traverse l’Espagne, que le jeune leader communiste propose de résoudre par l’instauration d’une République fédérale. Pablo Iglesias, qui avait déjà fait sensation en disputant un match de football en 2015 affublé d’un maillot aux couleurs de la République, s’est lui aussi exprimé : « Il y a longtemps que la sélection espagnole n’a pas porté un aussi beau maillot. Tou.te.s avec la Roja ».

D’après le quotidien sportif AS, c’est précisément ce tweet qui aurait donné à l’affaire sa tournure éminemment politique. L’ « appropriation indue » du nouvel équipement de la sélection par le leader de Podemos aurait vraisemblablement eu le don d’irriter le gouvernement de Mariano Rajoy. Le président de la Fédération royale de football espagnol (RFEF), Juan Luis Larrea, a déclaré au quotidien avoir reçu des plaintes « venues des hautes sphères », précisant que « le maillot et toute cette histoire ne font pas rire le gouvernement ». Au point que la Fédération décide dans l’urgence de suspendre la présentation officielle du nouvel équipement prévue ce mercredi, qui s’est donc limitée à la traditionnelle photo officielle de l’équipe.

Dans un communiqué conjoint avec la RFEF, Adidas tente d’éteindre la polémique en justifiant le design réalisé par des considérations purement stylistiques, « en dehors de toute connotation politique ». Juan Luis Larrea n’en a pas moins envisagé de faire jouer la sélection avec l’ancien maillot afin d’éviter que l’affaire ne prenne des proportions incontrôlées. Hier soir, Íñigo Méndez de Vigo, porte-parole du gouvernement, déclarait sèchement sur Antena 3 : « je crois que, par le passé, la sélection espagnole a eu des maillots plus beaux que celui-ci ». Le secrétaire d’Etat au Sport a quant à lui exigé que lui soit apporté sur son bureau un exemplaire du maillot tant décrié, raconte AS. Il est formel : « la bande est bleue », de quoi rassurer Adidas. Surréaliste.

Ce n’est pas la première fois que les tensions politiques qui secouent l’Espagne s’immiscent dans la sphère du football. Récemment, c’est le défenseur central de la sélection, le catalan Gérard Piqué, qui se trouvait sous le feu des critiques du fait de ses prises de position pro-indépendance. Le joueur du Barça avait été copieusement sifflé et insulté par les supporters lors d’un entraînement de la Roja au mois d’octobre.

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