Comment le pouvoir reprend la main sur le savoir

L’École d’Athènes, peinte par Raphaël, Rome

Depuis la récupération de la culture par la sphère marchande dans les années 1970 à l’Ouest, la chute du Mur de Berlin en 1989 à l’Est, le système socioéconomique dans lequel nous vivons permet de moins en moins un contre-savoir. Les contre-expertises sont de plus en plus rares, les chercheurs sont financièrement et socialement désincités à la critique, le journalisme est de plus en plus privatisé et dans la sphère publique est inoculé un savoir toujours plus technique qui sert un pouvoir technocratique. Bref, ce qu’on a appelé le « soupçon », à savoir la critique du savoir, est aujourd’hui fortement menacé et nous conduit vers un savoir unique détenu par le pouvoir.

UNE BRÈVE HISTOIRE DU SAVOIR

Les philosophes allemands Friedrich Nietzsche et Karl Marx ainsi que l’autrichien Sigmund Freud sont qualifiés de « philosophes du soupçon ». Le premier a détruit les illusions du christianisme et a tenté de libérer l’homme de ses fausses croyances. Marx, quant à lui, a dénoncé le système de domination bourgeois sur les autres classes de la société. Enfin, Freud a montré que le sujet n’est plus « maître en sa propre maison » en dévoilant l’inconscient. Ces soupçons furent respectivement religieux, social et métaphysique.

Ces penseurs rompent avec une dynamique millénaire du savoir qui remonte à Platon et à Aristote. En effet, on a longtemps conçu le savoir comme un système. C’est-à-dire que le savoir était réductible à quelques postulats desquels on déduisait tout le fonctionnement de la nature et de la société : des feuilles qui tombent, à l’amour, jusqu’aux relations hiérarchiques au sein de la Cité-État. Déjà dans La République, Platon montrait à voir un savoir d’État comme un pharmakôn, c’est-à-dire autant comme un poison qu’un remède. Et certains mensonges d’État (mekhanastai) pouvaient être bénéfiques (pharmaka) pour le peuple.

Michel Foucault remarque par son concept de « volonté de savoir » que la vérité fonctionne comme un système d’exclusion [1]. Avant les philosophes du soupçon, le savoir ne fut jamais réfléchi comme un rapport de domination ; et Foucault croit y déceler un déni de domination. L’illustration du discours des Sophistes qui est relayé à un pseudo-savoir montre bien cette domination et ce, dès le IVsiècle avant notre ère. Nietzsche brise cette dynamique en posant notamment l’« extériorité du savoir » qui signifie que derrière le savoir, il y a autre chose que le savoir.

Derrière ce savoir, il y a la possibilité pour le pouvoir d’introduire un dispositif de « gouvernement des corps ». Cela signifie que le pouvoir peut diriger de sorte que le peuple croit que cela vient de lui, qu’il est libre. C’est tout l’enjeu du XVIIsiècle jusqu’au XIXsiècle avec l’apparition et la consolidation de l’État-nation. Avec l’avènement de la démocratie et des foules, l’ennemi n’est plus extérieur mais intérieur : c’est le peuple. L’État doit trouver un moyen de discipliner cette forme qui se démocratise, qui accède à l’enseignement et au savoir, donc qui a un nouvel accès à un instrument de pouvoir.

C’est dans ce contexte, notamment, que la philosophie critique peut se développer. Au XXe siècle, elle trouve son apogée dans les pensées de l’École de Francfort et du structuralisme et dans des figures telles que Judith Butler, Herbert Marcuse ou encore Noam Chomsky.

LES MÉCANISMES D’EXCLUSION

Aujourd’hui, les propos de penseurs tels que Fréderic Lordon, Mona Chollet ou encore Serge Halimi ont une portée moindre que celles qu’avaient pu avoir Albert Camus ou Simone de Beauvoir. Que s’est-il passé ? Foucault montre [2] qu’il y a une procédure d’exclusion du savoir par l’interdit (notamment dans des domaines comme la politique ou la sexualité), la séparation entre raison et folie (on qualifie de « fou » ceux qui ont un discours alternatif) et l’opposition du vrai et du faux, c’est-à-dire qu’on impose violemment la vérité.

D’autre part, il y a aussi une procédure de limitation du discours. Est désigné qui doit tenir tel discours sur tel sujet : untel sur la sexualité, unetelle sur la géopolitique, etc. On voit donc comment toute une caste d’experts et qui sont d’ailleurs toujours les mêmes viennent nous parler sur BFM, sur Europe 1, etc. Il ne faut pas non plus le comprendre de façon naïve. Les Grands-de-ce-monde ne se réunissent pas tous les mercredis soir pour savoir qui ira parler de la Palestine sur tel plateau à telle heure. Il y a des mécanismes sociaux qui filtrent. Concernant les journalistes, ils sortent des mêmes écoles qui forment d’une façon déterminée. De plus, la précarisation de ce métier incite les journalistes à dire inconsciemment ce que le média attend [3]. La privatisation croissante des médias ne renverse pas non plus cette dynamique.

On comprend maintenant mieux comment l’exclusion du savoir fonctionne. Mais quid des chercheurs ? Leur discours est d’abord discriminant, leur langage est complexe, leur pensée s’articule lentement. De fait, ils sont moins performants pour s’adresser à l’audimat et pour l’émouvoir que les « experts » habitués des plateaux-télé. D’autre part, la sape de l’université par les dernières réformes de l’enseignement supérieur, et la dynamique élitiste des Grandes Écoles, ne permet pas l’émergence d’une critique intellectuelle stable qualitativement et quantitativement.

LA TECHNOCRATISATION DU SAVOIR

Non seulement le contre-savoir et la contre-expertise sont moins produites pour les raisons évoquées, mais de surcroît le savoir change de nature. Il se « technicise ». La sociologie, la psychologie, la philosophie, l’anthropologie et l’économie sont lentement remplacées par le marketing, la finance, la communication, la gestion et le management [4]. D’une part, la spécialisation du savoir « enferme » les universitaires dans leur domaine de recherche et les empêche d’avoir une vue d’ensemble qui permettrait la critique. D’autre part, le savoir étatique devient de plus en plus technique. Et l’existence de l’École nationale d’administration (ENA) n’est justifiée que pour permettre à l’élite de maîtriser ce savoir.

Cette mise à distance du peuple et de la pensée critique est une reprise en main du savoir par le pouvoir. Les images récurrentes d’un pouvoir qui serait pastoral, qui guiderait le peuple, annonce la future mise sous tutelle des penseurs critiques par le pouvoir. Ici, le pouvoir ne renvoie pas seulement à l’État, qui justement a de moins en moins de marges de manœuvre [4], mais aussi aux grandes entreprises et conglomérats, aux GAFA ainsi qu’aux ONG et aux think-tanks néolibéraux.

De fait, les penseurs critiques sont écartés. Non seulement ils subissent des assauts très violents du corpus néolibéral mais ils sont aussi délaissés par ceux qu’ils défendent. Paradoxalement, le peuple a tendance à écarter les penseurs du soupçon. Le dispositif de persuasion du système néolibéral est si puissant et simple d’utilisation que le peuple adopte ses arguments pour les rétorquer à la critique.

Nous sommes à un tournant épistémologique passionnant mais aussi effrayant. Alors que le dernier grand système philosophique hégélien était détruit par Marx, Nietzsche annonçait une nouvelle ère qui rendrait féconde la critique, notamment celle du pouvoir portée au plus haut point par l’École de Francfort, puis par le structuralisme qui donnerait naissance aux gender studies, aux postcolonial studies, etc. Mais un nouveau grand système philosophique, aidé par des puissances politique, médiatique et économique, est aujourd’hui en train de rétablir ce système de pensée, un système qui expliquerait tout et pire, qui gouvernerait tout : le système néolibéral. La critique est censurée par ceux qu’elle combat et ignorée par ceux qu’elle défend. Ce que dans un contexte littéraire, Nathalie Sarraute avait appelé « l’ère du soupçon », celle-ci tend à s’achever. Sa fin nous amène lentement vers un savoir unique, détenu par le pouvoir.


[1] M. Foucault, Leçons sur la volonté de savoir. Cours au Collège de France 1970-1971

[2] M. Foucault, L’Ordre du discours. Leçon inaugurale au Collège de France

[3] pour aller plus loin : P. Bourdieu, Sur la télévision

[4] D’excellents articles sur le management : Alain Deneault, « Quand le management martyrise les salariés », Le Monde diplomatique, novembre 2018, p. 3 et Laurent Bonnelli et Willy Pelletier, « De l’État-providence à l’État-manager », Le Monde diplomatique, décembre 2009, pp. 19-21

[5] L’État est de plus en plus affaibli par le privé et son affaiblissement est d’autant plus renforcé qu’il est accusé par le peuple de ne pas subvenir à ses besoins, lequel se tourne vers le privé, accentuant d’autant plus l’affaiblissement de l’État, cf. C. Crouch, Post-démocratie


Image libre de droit : https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/4/49/%22The_School_of_Athens%22_by_Raffaello_Sanzio_da_Urbino.jpg

Corporate : ressources (in)humaines

Céline Sallette et Lambert Wilson, impeccables en redoutable binôme RH.

La Loi du marché, Merci patron, Carole Matthieu… les longs-métrages engagés, dénonçant les travers de nos entreprises et du système capitaliste et leurs effets sur les vies humaines, se font de plus en plus nombreux dans le paysage cinématographique français. On ne peut que se réjouir d’une telle mise en lumière d’enjeux politiques fondamentaux par le septième art. Le cinéma pose alors sur la table avec âpreté et sincérité des aspects trop souvent occultés dans le débat public, et c’est tant mieux. Corporate, sorti dans les salles le 5 avril, démarre très bien, grâce à une mise en scène épurée et un casting quasiment irréprochable, mais peine finalement à tenir entièrement son pari.

Corporate annonce la couleur avec son titre. C’est le management, son jargon anglicisant et ses techniques brutales qui sont la cible de la caméra aiguisée du primo-réalisateur Nicolas Silhol. Le scénario de départ est simple mais terrible : poussé à bout par sa responsable des ressources humaines (Céline Sallette, merveilleuse à la fois de dureté et de complexité) qui souhaite “se débarrasser de lui”, un cadre de grande entreprise se suicide sur son lieu de travail. Stupeur, panique puis gêne au siège parisien : surtout, se dégager de toute responsabilité. “On n’a rien à se reprocher”, assène le DRH en titre, campé par un Lambert Wilson aussi charismatique que dépourvu de scrupules. Ici, être “corporate”, c’est, après un bon séminaire de “team building” (qui cache en fait la présentation d’une stratégie pour se débarrasser de certains salariés), être entièrement dévoué à son entreprise.

La première partie du film est à bien des égards réussie. Le réalisateur filme son histoire à la manière d’un véritable thriller psychologique ; on suit la protagoniste, haletante mais tout en contrôle, qui arpente jour et nuit les couloirs de son lieu de travail, cherchant frénétiquement à “sauver sa peau” : elle est directement dans le collimateur d’une inspectrice du travail zélée venue enquêter sur le drame. Alors qu’elle semble peu-à-peu ouvrir les yeux sur le caractère destructeur de la politique RH qu’elle a jusqu’ici menée avec brio (pousser les employés à la démission par diverses techniques leur laissant penser qu’ils sont les seuls maîtres de leur décision), la protagoniste n’en démord pas : elle n’a fait “que son travail”.

C’est ici que réside la réussite indéniable du film, dans la complexité du personnage principal, dont les motivations sont (presque) toujours floues : préserver sa liberté et sa carrière, quitte à entraver ou au contraire encourager l’enquête pour faire tomber sa direction, ou bien lever l’omerta sur les techniques de management de son entreprise, à la manière d’une lanceuse d’alerte ? Cette tension de fond est parfaitement incarnée dans la forme, grâce à un rythme très soutenu et une atmosphère électrique qui prennent pourtant quelques moments de respiration dans les (rares) moments que l’héroïne partage avec son mari et son fils. L’ambivalence du personnage et le conflit intérieur auquel elle fait face sont particulièrement bien illustrés par une très belle scène de flirt conjugal – en forme d’entretien d’embauche – qui tombe à l’eau tant la “killeuse” des ressources humaines est absorbée par la prise de conscience des conséquences de ses actes, certes dictés par sa hiérarchie.

Néanmoins, le film ne tient pas toutes ses promesses. Si la critique de ces techniques de management généralisées et de l’esprit “corporate” est maîtrisée, le réalisateur semble s’éloigner peu-à-peu de son message. On aurait aimé un tableau plus détaillé des relations entre collègues et des rapports de force qui se jouent au siège de l’entreprise, que Nicolas Silhol pose également sa caméra réellement au niveau des salariés. Le parti-pris est de se concentrer sur les ressources humaines ; il est intéressant, mais implique un traitement forcément partiel du sujet. La tournure résolument optimiste que prend le film lors de son dernier tiers est finalement dommageable, elle n’est pas dépourvue d’une certaine naïveté qui nuit au message et à l’esprit “coup de poing” du long-métrage. S’il ne tombe jamais dans la simplicité et le manichéisme, Corporate n’est pas un film sans concession. La dernière partie du film peut ainsi être vue comme celle de l’apaisement, tant dans le rythme que dans l’esprit de la protagoniste, mais elle est malheureusement peu cohérente. Si le film pose les jalons d’une réflexion sur le système managérial responsable des souffrances au travail, il ne va pas au bout de son idée directrice, et c’est dommage.

Crédits photos : 

http://mondocine.net/cinema-corporate-critique-film/

http://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=244750.html