« La crise climatique sera inflationniste » – Entretien avec Ano Kuhanathan

© Igor Kolomoïsky

Le spectre de l’inflation, qui semblait conjuré depuis des décennies, revient en force. Face à lui, les Banques centrales oscillent entre une politique de hausse des taux destinée à la combattre, et une politique expansionniste visant à maintenir la stabilité du système financier. La nature de l’inflation a longtemps divisée les opposants au néolibéralisme, tantôt vue comme un « impôt sur les pauvres », tantôt comme un levier pour « euthanasier les rentiers ». Dans Les nouveaux pauvres (éd. Cerf), l’économiste Ano Kuhanathan, membre du Conseil scientifique de l’Institut Rousseau, analyse la résurgence de ce phénomène et les moyens de le contrecarrer – ou de le tourner à l’avantage de la majorité. Entretien réalisé par Zoé Miaoulis.

LVSL – Nous subissons une vague inflationniste depuis la fin du Covid. Excès de dépenses budgétaires, planche à billet, désorganisation des chaînes de valeurs mondiales, guerre en Ukraine et crise de l’énergie… Les observateurs ne semblent pas d’accord sur les causes de l’inflation. Qu’en est-il réellement ?

Ano Kuhanathan – Il ne me semble pas pertinent de vouloir chercher une unique cause à l’inflation conjoncturelle que nous subissons depuis 2021. Chacun des facteurs que vous avez énuméré y ont contribué. Durant le Covid, les gouvernements ont soutenu les entreprises et les ménages avec des subventions et des crédits. Cela a permis notamment un rebond important de la consommation après le pic de la pandémie puisque les ménages avaient accumulé un excédent d’épargne. Les entreprises ont investi et fait des stocks importants pour éviter de rater des opportunités de marché. Tout cela dans un contexte où l’argent était « peu cher » grâce aux taux d’intérêt bas, donc les banques centrales ont aussi leur part de responsabilité.

En face, l’offre de biens restait en berne, principalement parce que la Chine n’opérait pas « à plein régime ». En effet, sa politique « zéro-Covid » menait à des interruptions intempestives de l’appareil productif chinois dont le monde entier est fortement dépendant. Avec tout cela, vous aviez déjà les ingrédients pour avoir une certaine inflation sur certains services et sur nombre de biens manufacturés. Enfin, le « coup de grâce » est venu de la guerre en Ukraine et de la « militarisation » du gaz par la Russie qui ont plongé l’Europe dans une crise de l’énergie sans précédent. Les denrées alimentaires et l’énergie allaient voir leurs prix grimper en flèche. En somme, c’est la conjonction simultanée de chocs multiples et globaux dans un contexte d’excédents d’épargne et de liquidité qui expliquent l’inflation actuelle.

LVSL – On dit parfois que ce sont les créanciers qui paient l’inflation, au profit des acteurs endettés. D’autres considèrent que l’inflation frappe avant tout les pauvres. Qu’en est-il ?

AK – Les plus précaires ont toujours souffert de l’inflation, hier comme aujourd’hui. En effet, lorsque l’essentiel de vos dépenses sont liées à des biens et services de subsistance, toute hausse de prix est insupportable et peut mener à des situations dramatiques. Maintenant, si on regarde au-delà de la problématique de la pauvreté, historiquement, l’inflation a été toujours été considérée comme un impôt sur les rentes et favorable dans une certaine mesure aux travailleurs. En effet, l’inflation abaisse le coût de la dette pour ceux qui sont endettés et les revenus du travail suivent au moins en partie l’inflation, alors que les rentiers eux voient eux leurs revenus grignotés par l’inflation.

Sauf que depuis les années 1980, les salaires en France ne sont plus indexés sur l’inflation et surtout, le partage de la valeur ajoutée se fait de plus en plus en faveur du capital, au détriment du travail. Cela veut dire que pour 1€ de profit généré, la part qui revient aux actionnaires est de plus en plus importante alors que celle qui revient aux salariés, elle, diminue. C’est d’ailleurs pour cela que mon ouvrage est intitulé Les nouveaux pauvres, précisément parce qu’une nouvelle catégorie de la population (les classes moyennes, la petite bourgeoisie) va davantage souffrir de l’inflation que lors des épisodes passés.

LVSL – Les entreprises souffrent-elles de l’inflation actuelle ?

AK – Selon l’INSEE, le taux des marges des entreprises françaises s’est maintenu à un niveau relativement élevé en 2022 (près de 32% au troisième trimestre), proche des niveaux de 2018. La baisse des impôts de production et la capacité des entreprises à répercuter les hausses de prix auprès des consommateurs dans un contexte où l’activité économique, malgré la guerre en Russie, est restée dynamique. D’ailleurs selon des estimations récentes, les marges des entreprises auraient contribué pour près d’un tiers à l’inflation en France.

Toutefois, pour les entreprises aussi, il convient de faire quelques distinctions. Les grandes entreprises, qui ont une surface financière plus large et un pouvoir de négociation plus important, s’en sortent mieux dans le contexte actuel alors que les PME sont davantage sous pression. Enfin, il faut aussi noter des différences sectorielles, les secteurs « intenses » en énergie étant plus vulnérables que les autres. Mais dans l’ensemble, les entreprises ont plutôt réussi à tirer parti de l’inflation actuelle. Toutefois, l’année 2023 s’annonce compliquée avec un ralentissement économique à venir et la hausse des taux d’intérêt.

LVSL – Les banques centrales ont décidé de remonter leurs taux directeurs et de ralentir leurs programmes de rachats d’actifs pour lutter contre l’inflation. Est-ce efficace ?

AK – En remontant les taux d’intérêt, les banques centrales vont agir sur la demande. En effet, avec des taux plus hauts, on s’endette moins et on épargne davantage. Toutefois, de nombreux économistes sont sceptiques non seulement sur le succès d’une telle politique mais également inquiet de son « coût ». En effet, « casser » la demande va créer une baisse de la consommation mais également du chômage. Or comme vous l’aurez compris, l’inflation actuelle est en partie liée à la demande mais aussi liée à l’offre – sur laquelle la politique monétaire n’a toujours de prise. En effet, les banquiers centraux ne peuvent pas miraculeusement ajouter du blé, du pétrole et du gaz naturel sur les marchés internationaux, tout comme ils n’ont aucune prise sur ce qu’il se passe en matière de politique sanitaire en Chine.

De même, s’il y a un problème d’offre sur certains biens et services, remonter les taux pourraient empêcher les entreprises concernées d’investir pour augmenter leurs capacités de production et résoudre le déficit d’offre. On peut donc légitimement se demander si ralentir l’économie en augmentant les taux d’intérêt sera efficace pour lutter contre l’inflation alors que l’on peut être certain que cela va créer du chômage. Notons toutefois que les développement récents avec des faillites bancaires aux États-Unis et le rachat de Crédit Suisse par UBS vont contraindre les banques centrales à garder un œil sur la stabilité financière peut-être en mettant la lutte contre l’inflation au second plan…

LVSL – Quels outils devrions-nous mobiliser pour lutter contre l’inflation ? Faut-il bloquer certains prix ?

AK – Il y a, pour schématiser, trois façons d’agir sur l’inflation : en agissant sur l’offre, en agissant sur la demande et en administrant les prix. Si l’inflation est liée à la demande, alors la politique monétaire peut y « mettre un terme ». Si elle est liée à un déficit d’offre, il faut mettre en œuvre des politiques pour augmenter directement l’offre ou à minima inciter les entreprises concernées à le faire. La dernière possibilité est d’administrer les prix.

Personnellement, je ne suis pas favorable au contrôle des prix. D’abord pour des raisons sociales : tout le monde n’a pas besoin de prix bloqués. On l’a vu avec la remise à la pompe, elle a surtout bénéficié aux ménages les plus aisées. Ensuite pour des raisons opérationnelles : définir des normes, des prix, les faire contrôler relève d’un casse-tête que nous ne pouvons pas gérer actuellement car les effectifs de la fonction publique (notamment à la DGCCRF qui serait en charge des contrôles) et les moyens techniques de l’État ne sont pas à la hauteur. Enfin, la réglementation serait contournée par les entreprises ou les consommateurs eux-mêmes. Les entreprises pourraient altérer la qualité des produits en restant dans le cadre des normes ou alors baisser leurs productions, dans ce cas, les particuliers pourraient se mettre à stocker ou spéculer sur ces biens en organisant un marché parallèle.

D’ailleurs, la Hongrie a mis en place par exemple un blocage des prix sur les denrées alimentaires courant 2022, l’inflation alimentaire a pourtant atteint près de 50% en fin d’année et les magasins ont dû introduire des quotas pour que les gens ne dévalisent pas les rayons… Je suis personnellement favorable à des politiques de redistribution ciblées pour permettre aux plus modestes de ne pas souffrir de la situation. On pourrait d’ailleurs remplir un deuxième objectif au-delà de la redistribution en mettant en place les bonnes modalités. Par exemple des chèques alimentaires qui ne pourraient être utilisés que pour acheter des produits frais ou dans des commerces locaux pourraient favoriser une meilleure nutrition ou l’économie locale.

LVSL – La transition écologique pourrait conduire à changer radicalement nos choix collectifs au détriment du critère prix, ce qui pourrait engendrer une inflation structurelle plus élevée. Faut-il abandonner la cible des 2% d’inflation ?

AK – Effectivement, comme je le souligne dans mon ouvrage, la crise climatique sera inflationniste – que l’on agisse ou pas contre le réchauffement climatique. En tant que membre de l’Institut Rousseau, je suis personnellement attaché à la transition écologique et je préfère « l’inflation verte », celle liée à une transition forte et rapide, plutôt que l’inflation climatique, celle qui serait le fruit de notre inaction. En plus du climat, d’autres facteurs comme la démographie ou encore la démondialisation pourraient conduire à une inflation structurellement plus forte.

Il faut rappeler que fameux objectif de 2%, en vigueur aux États-Unis et dans la zone euro, est en réalité une convention assez arbitraire. En 2017, un collectif d’économistes avait écrit à la Réserve fédérale américaine pour l’inciter à relever l’objectif plus haut, et en 2016, lorsque l’inflation était très basse en zone euro, certains s’interrogeaient sur son abaissement. Ce qui est certain, c’est que les banquiers centraux devront eux-aussi s’adapter dans un monde qui est traversé par de nombreuses tendances qui laissent penser que demain ne ressemblera pas à hier.

Le modèle économique chinois à bout de souffle ?

La skyline de Shanghaï sous les nuages. © Ralf Leineweber

Dans un contexte d’éclatement de la bulle immobilière, de ralentissement économique et de conflits géopolitiques, la banque centrale chinoise – plus communément appelée Banque populaire de Chine – vient de décider d’une nouvelle baisse des taux. L’Empire du Milieu entre dans une nouvelle phase.

Depuis une quarantaine d’années, la Chine incarne un modèle de rattrapage économique. Après plusieurs décennies de maoïsme, Deng Xiaoping prend la tête du pouvoir en 1978 et entreprend de nombreuses réformes libérales dans le pays. La Chine rejoint alors le grand mouvement de mondialisation que Ronald Reagan et Margaret Thatcher incarnent. Grâce à un faible coût de la main d’œuvre et des investissements massifs et continus, notamment dans l’immobilier, le pays parvient à effectuer un développement de grande envergure que l’on juge aujourd’hui comme le « miracle chinois. » Le PIB augmente de plus de 8% par an pendant 30 ans et près de 800 millions de personnes sortent du seuil de pauvreté. La Chine devient le premier producteur industriel du monde et la deuxième économie, derrière les États-Unis.

Un long processus de modernisation

Comme cette politique dépend de la conjoncture économique mondiale, la crise financière de 2007-2008 affecte particulièrement l’économie du pays. Pour pallier ce ralentissement, le gouvernement de Hu Jintao renforce sa politique d’investissement, adopte un plan de relance de plus de 580 milliards de dollars, et a recours à plusieurs dévaluations monétaires afin d’augmenter le prix des importations et diminuer le prix des biens produits dans le pays. Ces mesures permettent de relancer le commerce extérieur, mais Pékin ne parvient pas à retrouver son niveau de croissance d’avant-crise car la consommation intérieure n’augmente que très faiblement en raison de la chute continue du taux de natalité et d’un niveau d’épargne encore très élevé. [1]

Le pays se met alors à la recherche de relais de croissance et décide de diversifier son économie en débutant sa route vers le leadership technologique. L’ascension de Xi Jinping en 2013 vient accélérer ce processus grâce à la mise en place du projet des « Nouvelles routes de la soie », un chantier stratégique visant à relier économiquement la Chine avec l’Europe et l’Asie Centrale. Cette initiative réunit 68 pays, plus de 4 milliards d’habitants et représente près de 40% du PIB mondial. Au-delà d’une volonté d’étendre son pouvoir diplomatique, le pays cherche à obtenir de nouveaux partenaires commerciaux à l’heure d’une nouvelle globalisation, où la géopolitique de l’énergie se complexifie et où la guerre monétaire s’intensifie.

En parallèle, l’Empire du Milieu s’installe progressivement dans le futur continent le plus peuplé du monde – l’Afrique – jusqu’à devenir le premier créancier de la région. Cette politique néocolonialiste très stratégique lui permet de mettre la main sur d’importantes réserves de matières premières et de financer de vastes projets d’infrastructures (maritimes et terrestres) nécessaires à son expansion.

L’intention d’envahir Taiwan coïncide avec l’objectif de conquérir l’industrie des semi-conducteurs et de contrôler l’entreprise taïwanaise TSMC.

En 2015, la Chine élabore le plan « Made in China 2025 » qui vise à effectuer la transition du statut de « l’usine du monde » à la « grande puissance manufacturière. » Le gouvernement souhaite se libérer de sa dépendance industrielle à l’égard de l’étranger tout en multipliant ses avantages compétitifs.

L’intention d’envahir Taiwan coïncide avec cet objectif. Pékin souhaite conquérir l’industrie des semi-conducteurs et contrôler l’entreprise taïwanaise TSMC, leader mondial avec plus de 50% des parts de marché. Ce matériau nécessaire au secteur automobile, énergétique, médical, militaire, spatial… constitue un enjeu stratégique de taille.

Si la politique étrangère de Xi Jinping s’inscrit dans une perspective de long-terme, en vue de dominer « l’économie de demain », le pays est frappé par une bulle immobilière qui remet en cause la pérennité de son modèle économique.

Une crise immobilière sans précédent

Afin de stimuler la croissance et dans l’espoir de voir sa population continuer de croître, la Chine a massivement soutenu le secteur immobilier ces trente dernières années. En plus d’un allègement des conditions de crédits et de nombreux contrôles de capitaux, l’opacité du marché boursier chinois est venue renforcer l’idée que l’immobilier est le meilleur investissement pour un ménage chinois. Résultat, le volume de crédits hypotécaires a augmenté de plus de 15% par an ces quinze dernières années et les prix n’ont cessé de croître.

Le gouvernement de Xi Jinping a donc fait le choix inverse : s’endetter d’autant plus.

Depuis 10 ans, le pays tente de réguler le marché. Certaines réformes ont été instaurées, mais le ralentissement qui s’ensuivi a convaincu le gouvernement de prolonger, voire même d’intensifier sa politique d’investissement dans l’immobilier et les infrastructures, à l’origine de 40% du PIB du pays (soit 20% de plus qu’en Europe ou aux États-Unis). La Chine s’est aperçue qu’une politique de désendettement était impossible, si ce n’est au prix d’un éclatement de la bulle immobilière et d’une profonde récession. Le gouvernement de Xi Jinping a donc fait le choix inverse : s’endetter d’autant plus.

Désormais, l’accélération du déclin démographique et le ralentissement économique lié à la crise du coronavirus viennent rappeler à la Chine les conséquences d’un excès d’endettement privé. Le pays fait face à un vieillissement de la population plus rapide que prévu : le taux de natalité atteint un niveau historiquement bas. En raison d’une spéculation persistante, l’offre continue de progresser malgré un effondrement de la demande.

Les défauts des promoteurs immobiliers se multiplient car de nombreuses sociétés vendent des biens à l’avance sans même avoir finalisé leur construction. Le géant Evergrande, endetté à hauteur de 300 milliards de dollars, a fait défaut en décembre dernier et n’a toujours pas présenté le plan de restructuration de dette qu’il avait promis au gouvernement pour le 31 juillet.

Cette crise se répercute sur le secteur bancaire. Les banques, et plus particulièrement les banques locales (non-contrôlées par l’État, contrairement aux grandes banques nationales), sont touchées par d’importants problèmes de liquidités en raison de prêts risqués et de produits structurés complexes. Les actions de la China Merchants Bank et de la Ping An Bank Co – deux des prêteurs privés les plus importants du pays – ont chuté respectivement de 32% et de 25% depuis le début de l’année 2022.

De surcroît, de nombreux citoyens chinois décident d’arrêter le remboursement de leurs prêts car la construction de leur bien est interrompue. Ces grèves se combinent à des manifestations, plus de 90 villes sont concernées.

Les ventes de logements diminuent. Le mois de juillet connaît une baisse de l’ordre de 28,9% sur un an et le volume de transactions décline depuis plus plusieurs mois. Du fait des nombreuses interruptions de projets de construction, des logements sont inhabités. Le journal Asia Nikkei rapporte que le pays a construit 27 villes fantômes de la taille de New York, pouvant potentiellement accueillir plus de 65 millions de personnes, soit l’ensemble de la population française.

Face à ce krach, la Banque populaire de Chine a décidé d’une nouvelle baisse des taux (après la première le 15 août dernier), afin de stimuler l’économie et soutenir la demande dans le secteur. Le taux de référence des prêts hypotécaires se situe désormais à 4,3%, un plus bas historique. Cette mesure vient compléter les mécanismes de soutiens visant à renforcer le capital des petites et moyennes banques, et s’inscrit dans l’objectif d’accroître le volume de liquidités afin de relancer la machine du crédit et soutenir l’activité.

Un avenir incertain

Cette crise est un fardeau pour le gouvernement de Xi Jinping. Elle nuit à la croissance, affaiblit gravement la confiance des ménages et accentue les multiples faiblesses structurelles qui demeurent au sein de l’économie chinoise.

Tout comme le Japon à la fin des années 1980, l’Empire du Milieu est frappé par une crise immobilière, une chute du taux de natalité, un endettement privé extrêmement élevé, un excès d’épargne et une faible consommation intérieure. Au début des années 90, la célèbre crise financière japonaise éclate et signe le début d’une longue spirale déflationniste dont les effets continuent d’affecter le pays. Au regard de la situation actuelle, la Chine semble lentement s’engouffrer dans cette contingence.

La politique d’investissement et d’endettement continue ne peut perdurer car elle est désormais rattrapée par la crise immobilière. Certains enjeux comme le réchauffement climatique, la stratégie « zéro covid », le durcissement des rapports sino-américains, et le ralentissement de l’économie mondiale viennent également compliquer la situation.

Tout comme le Japon à la fin des années 1980, l’Empire du Milieu est frappé par une crise immobilière, une chute du taux de natalité, un endettement privé extrêmement élevé, un excès d’épargne et une faible consommation intérieure.

Pour sortir de cette spirale, le pays devrait réformer son modèle économique en profondeur, notamment par le ralentissement de ses investissements (beaucoup deviennent non-productifs) et la réorientation de son soutien vers la consommation intérieure. Ce basculement nécessiterait une réduction des inégalités de revenus afin de maintenir, puis de renforcer la confiance des ménages. Malgré l’émergence d’une classe moyenne, les écarts de richesses entre les plus pauvres et les plus riches s’accentuent. Les 1% les plus riches détiennent désormais 30% de la richesse nationale tandis que les 25% les plus pauvres en détiennent seulement 1%.

Le gouvernement pourrait réduire ces inégalités et soutenir la demande par un renforcement de son système social, la facilitation de l’accès au logement pour les plus modestes, l’augmentation des salaires, l’institution d’une politique fiscale plus progressive, la réorientation du crédit en faveur des investissements productifs et la subvention ciblée de certains secteurs.

Cette transition entraînerait inévitablement une baisse de l’activité économique, mais elle serait d’autant plus importante si le statu quo persiste. Si la Chine continue de se focaliser sur des objectifs de croissance irréalistes et qu’elle n’accepte pas ses faiblesses aux yeux du monde, elle risque de s’enfoncer dans une longue et douloureuse stagnation économique.

Article originellement publié sur OR.FR et réédité sur Le Vent Se Lève.

Notes :

(1) : Le taux d’épargne privée s’est fortement accentué en Chine à partir des années 2000 (avant de stagner post-2008) pour diverses raisons : fragilité du système social, précarité des conditions de travail, hausse de l’endettement privée, prix du logement en constante augmentation, faible confiance des ménages. Ce taux atteint près de 50% du PIB, soit 25% de plus que la plupart des grandes puissances.

La bifurcation écologique n’est pas un dîner de gala

Champ d’éoliennes au milieu des nuages. © Thomas Richter

Après un été marqué par des événements climatiques extrêmes et un nouveau rapport du GIEC confirmant ses prévisions les plus inquiétantes, une grande partie de la planète est désormais traversée par une crise énergétique qui préfigure d’autres troubles économiques à venir. Cette conjoncture a enterré le rêve d’une transition harmonieuse vers un monde post-carbone, mettant au premier plan la question de la crise écologique du capitalisme. À la COP26, la tonalité dominante a été celle de l’impuissance, où les malheurs imminents ont laissé l’humanité coincée entre les exigences immédiates de la reproduction systémique et l’accélération des désordres climatiques. Texte de Cédric Durand, économiste et auteur de Technoféodalisme. Critique de l’économie numérique (Zones, 2020), initialement publié par la New Left Review, traduit par Giorgio Cassio et édité par William Bouchardon.

À première vue, on pourrait penser que des mesures sont prises pour faire face à ce cataclysme. Plus de 50 pays – plus l’ensemble de l’Union européenne – se sont engagés à atteindre des objectifs de « zéro émission nette » qui verraient les émissions mondiales de CO2 liées à l’énergie diminuer de 40% d’ici à 2050. Pourtant, une simple lecture des données scientifiques montre que la transition écologique est loin d’être sur la bonne voie. Si nous ne parvenons pas à atteindre l’objectif mondial de zéro émission nette, les températures continueront d’augmenter, dépassant largement les +2°C d’ici à 2100. Selon le PNUE (Emissions Gap Report 2021, 26 octobre 2021), les contributions décidées au niveau national avant la COP2 permettraient de réduire les émissions à échéance de 2030 de 7,5%. Or, une baisse de 30% est nécessaire pour limiter le réchauffement à +2°C, tandis qu’une baisse de 55% serait nécessaire pour +1,5°C.

Comme le soulignait un récent éditorial de Nature du 31 mars 2021, nombre de ces pays ont pris des engagements de « zéro émission nette » sans avoir de plan concret pour y parvenir. Quels gaz seront visés ? Dans quelle mesure cet objectif net repose-t-il sur une réduction effective plutôt que sur des systèmes de compensation ? Ces derniers sont devenus particulièrement attrayants pour les pays riches et les entreprises polluantes, car ils ne réduisent pas directement les émissions et impliquent le transfert de la charge de la réduction des émissions de carbone vers les pays à revenu faible et moyen (qui seront les plus durement touchés par le dérèglement climatique). Sur ces questions cruciales, on ne trouve nulle part d’informations fiables et des engagements transparents, ce qui compromet la possibilité d’un suivi scientifique international crédible. En résumé, sur la base des politiques climatiques mondiales actuelles – celles qui sont mises en œuvre et celles qui sont proposées – le monde est sur la voie d’une augmentation dévastatrice des émissions au cours de la prochaine décennie.

La crise de l’énergie a déjà commencé

Malgré cela, le capitalisme a déjà connu le premier choc économique majeur lié à la transition bas carbone. La flambée des prix de l’énergie est due à plusieurs facteurs, notamment une reprise désordonnée après la pandémie, des marchés de l’énergie mal conçus au Royaume-Uni et dans l’UE qui exacerbent la volatilité des prix, et la volonté de la Russie de sécuriser ses revenus énergétiques à long terme. Toutefois, à un niveau plus structurel, l’impact des premiers efforts déployés pour restreindre l’utilisation des combustibles fossiles ne peut être négligé. En raison des limites imposées par les gouvernements à la combustion du charbon et de la réticence croissante des actionnaires à s’engager dans des projets qui pourraient être largement obsolètes dans trente ans, les investissements sont en baisse dans les combustibles fossiles. Si cette contraction de l’offre n’est pas suffisante pour sauver le climat, elle s’avère néanmoins trop importante pour la croissance capitaliste.

Plusieurs événements récents nous offrent un avant-goût de ce qui nous attend. Dans la région du Pendjab, en Inde, de graves pénuries de charbon ont provoqué des pannes d’électricité imprévues. En Chine, plus de la moitié des administrations provinciales ont imposé des mesures strictes de rationnement de l’électricité. Plusieurs entreprises, dont des fournisseurs clés d’Apple, ont récemment été contraintes d’interrompre ou de réduire leurs activités dans la province de Jiangsu, après que les autorités locales aient restreint l’approvisionnement en électricité. Ces restrictions visaient à respecter les objectifs nationaux en matière d’émissions en limitant la production d’électricité à partir du charbon, qui représente encore environ deux tiers de l’électricité en Chine. Pour contenir les retombées de ces perturbations, les autorités chinoises ont mis un frein temporaire à leurs ambitions climatiques, en ordonnant à 72 mines de charbon d’augmenter leur approvisionnement et en relançant les importations de charbon australien, interrompues pendant des mois en raison des tensions diplomatiques entre les deux pays.

Alors qu’une réduction de l’offre d’hydrocarbures est en cours, l’augmentation des sources d’énergie durables ne suffit pas à répondre à la demande croissante. Il en résulte une inadéquation énergétique qui pourrait faire dérailler la transition.

En Europe, c’est la flambée des prix du gaz qui a déclenché la crise actuelle. Hantés par le souvenir du soulèvement des Gilets jaunes contre la taxe carbone de Macron, les gouvernements sont intervenus avec des subventions énergétiques pour les classes populaires. Mais de manière plus inattendue, les hausses du prix du gaz ont précipité des réactions en chaîne dans le secteur manufacturier. Le cas des engrais est révélateur : un groupe américain, CF Industries (Deeefild, Illinois), a décidé d’arrêter la production de ses usines d’engrais au Royaume-Uni, devenues non rentables en raison de la hausse des prix. En tant que sous-produit de ses activités, l’entreprise fournissait auparavant 45% du CO2 de qualité alimentaire du Royaume-Uni – dont la perte a déclenché des semaines de chaos pour l’industrie, affectant divers secteurs, allant de la bière et des boissons non alcoolisées à l’emballage alimentaire et à la viande. Au niveau mondial, la flambée des prix du gaz affecte le secteur agricole par le biais de l’augmentation des prix des engrais. En Thaïlande, le coût des engrais est en passe de doubler depuis 2020, augmentant les coûts pour de nombreux producteurs de riz et mettant en péril la saison de la plantation. Si cette situation perdure, les gouvernements pourraient être amenés à intervenir pour garantir les approvisionnements alimentaires essentiels.

Les répercussions mondiales et généralisées des pénuries d’énergie et des hausses de prix soulignent les effets complexes qu’implique la transformation structurelle nécessaire à l’élimination des émissions de carbone. Alors qu’une réduction de l’offre d’hydrocarbures est en cours, l’augmentation des sources d’énergie durables ne suffit pas à répondre à la demande croissante. Il en résulte une inadéquation énergétique qui pourrait faire dérailler la transition. Dans ce contexte, les pays peuvent soit revenir à la source d’énergie la plus facilement disponible – le charbon –, soit provoquer un recul de l’économie en raison de la flambée des coûts et de ses effets sur la rentabilité, les prix à la consommation et la stabilité du système financier. A court terme, il s’agit donc d’un compromis entre les objectifs écologiques et la nécessité de favoriser la croissance. Mais ce dilemme énergétique est-il valable à moyen et long terme ? Un choix entre le climat et la croissance finira-t-il par s’imposer ?

Décroissance et investissement : les deux volets de la transition écologique

La réussite de la transition vers un monde décarbonné implique le déroulement harmonieux de deux processus complexes et interdépendants, aux niveaux matériel, économique et financier. Premièrement, un processus de démantèlement doit avoir lieu : les sources de carbone doivent être réduites de manière drastique, et avant tout l’extraction d’hydrocarbures, la production d’électricité à partir de charbon et de gaz, les systèmes de transport à base de carburant, le secteur de la construction (en raison du niveau élevé d’émissions liées à la production de ciment et d’acier) et l’industrie de la viande. Il s’agit ici de décroissance au sens le plus simple du terme : les équipements doivent être mis au rebut, les réserves de combustibles fossiles doivent rester dans le sol, l’élevage intensif doit être abandonné et toute une série de fonctions professionnelles relatives à ces secteurs doivent être supprimées.

Toutes choses égales par ailleurs, l’élimination des capacités de production implique une contraction de l’offre qui entraînerait une pression inflationniste généralisée. Ceci est d’autant plus probable que les secteurs les plus touchés occupent une position stratégique dans les économies modernes. Se répercutant sur les autres secteurs, la pression sur les coûts entamera les marges des entreprises, les profits mondiaux et/ou le pouvoir d’achat des consommateurs, déclenchant de violentes spirales de récession. En outre, la décroissance de l’économie carbonée est une perte nette du point de vue de la valorisation du capital financier : d’énormes quantités d’actifs perdus doivent être effacées puisque les bénéfices sous-jacents attendus sont abandonnés, ouvrant la voie à des ventes à la sauvette et ricochant sur la masse de capital fictif1. Ces dynamiques interdépendantes s’alimenteront mutuellement, les forces de la récession augmentant les défauts de paiement des dettes tandis que la crise financière gèle l’accès au crédit.

L’autre aspect de la transition est un effort d’investissement majeur pour faire face au choc de l’offre causé par la décroissance du secteur du carbone. Si le changement des habitudes de consommation pourrait jouer un rôle, notamment dans les pays riches, la création de nouvelles capacités de production décarbonées, l’amélioration de l’efficacité, l’électrification des transports, des systèmes industriels et de chauffage (ainsi que, dans certains cas, le déploiement de la capture du carbone) sont également nécessaires pour compenser l’élimination progressive des émissions de gaz à effet de serre. D’un point de vue capitaliste, cela pourrait représenter de nouvelles opportunités de profit, tant que les coûts de production ne sont pas prohibitifs par rapport à la demande disponible. Attirée par cette valorisation, la finance verte pourrait intervenir et accélérer la transition, propulsant une nouvelle vague d’accumulation capable de soutenir l’emploi et le niveau de vie.

L’impasse du marché carbone

Cependant, il faut garder à l’esprit que le timing est primordial : réaliser de tels ajustements en cinquante ans est complètement différent que de devoir se désengager radicalement en une décennie. Or, au vu de la situation actuelle, les perspectives d’un passage en douceur et adéquat aux énergies vertes sont pour le moins minces. La réduction du secteur du carbone reste incertaine en raison de la contingence inhérente aux processus politiques et du manque persistant d’engagement des autorités nationales. Il est révélateur qu’un seul sénateur, Joe Manchin, élu de Virginie-Occidentale, parvienne à bloquer le programme des démocrates américains visant à faciliter le remplacement des centrales électriques au charbon et au gaz.

Au vu de la situation actuelle, les perspectives d’un passage en douceur et adéquat aux énergies vertes sont pour le moins minces.

Comme l’illustrent les perturbations actuelles, le manque d’alternatives facilement disponibles pourrait également entraver l’abandon progressif des combustibles fossiles. Selon l’AIE – Agence internationale de l’énergie : « Les dépenses liées à la transition […] restent bien en deçà de ce qui est nécessaire pour répondre à la demande croissante de services énergétiques de manière durable. Ce déficit est visible dans tous les secteurs et toutes les régions. » Dans son dernier rapport sur l’énergie, Bloomberg (New Energy Outlook 2021estime qu’une économie mondiale en croissance nécessitera un niveau d’investissement dans l’approvisionnement et les infrastructures énergétiques compris entre 92 000 et 173 000 milliards de dollars au cours des trente prochaines années. L’investissement annuel devra plus que doubler, passant d’environ 1700 milliards de dollars par an aujourd’hui à une moyenne comprise entre 3100 et 5800 milliards de dollars par an. L’ampleur d’un tel ajustement macroéconomique serait sans précédent.

Du point de vue de la théorie économique dominante, qui ne jure que par le marché, cet ajustement passe par la détermination du bon prix. Dans un récent rapport commandé par le président français Emmanuel Macron, deux économistes de premier plan dans ce domaine, Christian Gollier et Mar Reguant, affirment que « la valeur du carbone doit servir de jauge pour toutes les dimensions de l’élaboration des politiques publiques ». Bien que les normes et les réglementations ne soient pas à exclure, une « tarification bien conçue du carbone », via une taxe sur le carbone ou un mécanisme de plafonnement et d’échange, doit jouer le rôle principal. Les mécanismes de marché sont censés internaliser les externalités négatives des émissions de gaz à effet de serre, permettant ainsi une transition ordonnée tant du côté de l’offre que de la demande. La tarification du carbone présente l’avantage de se concentrer sur l’efficacité en termes de coût par tonne de CO2, sans qu’il soit nécessaire d’identifier à l’avance les mesures qui fonctionneront. Reflétant la plasticité de l’ajustement du marché, « contrairement à des mesures plus prescriptives, un prix du carbone laisse le champ ouvert à des solutions innovantes ».

Cette perspective techno-optimiste et de libre marché garantit la conciliation entre la croissance capitaliste et la stabilisation du climat. Cependant, elle souffre de deux défauts principaux. Le premier est l’aveuglement de l’approche de la tarification du carbone face à la dynamique macroéconomique impliquée par l’effort de transition. Un récent rapport de Jean Pisani-Ferry (août 2021), rédigé pour le Peterson Institute for International Economics, minimise la possibilité d’un ajustement en douceur conduit par les prix du marché, tout en anéantissant les espoirs d’un Green New Deal qui bénéficierait à tous.

Puisque « la procrastination a réduit les chances d’organiser une transition ordonnée », le rapport note qu’il n’y a « aucune garantie que la transition vers la neutralité carbone soit bonne pour la croissance ». Le processus est assez simple : 1) comme la décarbonation implique une obsolescence accélérée d’une partie du stock de capital existant, l’offre sera réduite; 2) dans l’intervalle, il faudra investir davantage. La question qui se pose alors est la suivante: y a-t-il suffisamment de ressources dans l’économie pour permettre un accroissement des investissements parallèlement à une offre affaiblie ? La réponse dépend de la quantité de ressources inutilisées dans l’économie, c’est-à-dire de capacités de production inutilisées et du chômage. Mais compte tenu de l’ampleur de l’ajustement et de la brièveté du délai, cela ne peut être considéré comme acquis. Selon Jean Pisani-Ferry, « l’impact sur la croissance serait ambigu, l’impact sur la consommation devrait être négatif. L’action pour le climat est comme une montée en puissance militaire face à une menace : bonne pour le bien-être à long terme, mais mauvaise pour la satisfaction du consommateur. » Le transfert de ressources de la consommation vers l’investissement signifie que les consommateurs supporteront inévitablement le coût de l’effort.

En dépit de sa perspective néo-keynésienne, Pisani-Ferry ouvre une discussion éclairante sur les conditions politiques qui permettraient une réduction du niveau de vie et une lutte des classes verte menée en fonction des revenus. Pourtant, de par son attachement au mécanisme des prix, son argumentation, comme celle de l’ajustement du marché, repose de manière irrationnelle sur l’efficacité de la réduction des émissions de CO2. Le deuxième défaut de la contribution de Gollier et Reguant devient apparent lorsqu’ils appellent à « une combinaison d’actions climatiques dont le coût par tonne d’équivalent CO2 non émise soit le moins élevé́ possible ». En effet, comme les auteurs le reconnaissent eux-mêmes, la fixation du prix du carbone est très incertaine. Les évaluations peuvent aller de 45 à 14 300 dollars par tonne, selon l’horizon temporel et la réduction visée. Avec une telle variabilité, il est inutile d’essayer d’optimiser le coût de la réduction du carbone de manière intertemporelle. Ce qui importe n’est pas le coût de l’ajustement, mais plutôt la certitude que la stabilisation du climat aura lieu.

Pourquoi la planification est indispensable

Dans un travail sur les spécificités du modèle japonais d’Etat développeur (c’est-à-dire étant à l’origine du développement économique, ndlr), le politologue Chalmers Johnson fait une distinction qui pourrait également être appliquée au débat sur la transition écologique. Selon lui, « un Etat régulateur – ou rationnel par rapport au marché – se préoccupe de la forme et des procédures – les règles, si vous voulez – de la concurrence économique, mais il ne se préoccupe pas des questions de fond […] Au contraire, l’Etat développeur – rationnel par rapport au plan – a pour caractéristique dominante de fixer précisément de tels objectifs sociaux et économiques de fond. »

En d’autres termes, alors que la première vise l’efficience – en faisant l’usage le plus économique des ressources – la seconde s’intéresse à l’efficacité, c’est-à-dire à la capacité d’atteindre un objectif donné, qu’il s’agisse de la guerre ou de l’industrialisation. Etant donné la menace existentielle que représente le changement climatique et le fait qu’il existe une mesure simple et stable pour limiter notre exposition, nous devrions nous préoccuper de l’efficacité de la réduction des gaz à effet de serre plutôt que de l’efficience économique de l’effort. Au lieu d’utiliser le mécanisme des prix pour laisser le marché décider où l’effort doit porter, il est infiniment plus simple d’additionner les objectifs aux niveaux sectoriel et géographique, et de prévoir un plan de réduction cohérent pour garantir que l’objectif global sera atteint à temps.

Au lieu d’utiliser le mécanisme des prix pour laisser le marché décider où l’effort doit porter, il est infiniment plus simple d’additionner les objectifs aux niveaux sectoriel et géographique, et de prévoir un plan de réduction cohérent pour garantir que l’objectif global sera atteint à temps.

Ruchir Sharma, de Morgan Stanley, aborde cette question dans le Financial Times du 2 août 2021 et soulève un point qui plaide indirectement en faveur de la planification écologique. Il note que la poussée d’investissement nécessaire à la transition vers une économie bas carbone nous pose un problème matériel trivial : d’une part, les activités polluantes – en particulier dans les secteurs de l’exploitation minière ou de la production de métaux – ne sont plus rentables en raison de la réglementation accrue ou de la hausse des prix du carbone; d’autre part, l’investissement dans le verdissement des infrastructures nécessite de telles ressources pour accroître les capacités. La diminution de l’offre et l’augmentation de la demande sont donc la recette de ce qu’il appelle la « greenflation ». Ruchir Sharma affirme donc que « bloquer les nouvelles mines et les plates-formes pétrolières ne sera pas toujours la décision la plus responsable sur le plan environnemental et social ».

En tant que porte-parole d’une institution ayant un intérêt direct dans les matières premières polluantes, Sharma est loin d’être neutre. Mais le problème qu’il présente – comment fournir suffisamment de matières polluantes pour construire une économie à énergie propre ? – est réel et renvoie à un autre problème lié à une hypothétique transition axée sur le marché : la tarification du carbone ne permet pas à la société de faire la distinction entre les utilisations fallacieuses du carbone – comme envoyer des milliardaires dans l’espace – et les utilisations vitales comme la construction de l’infrastructure d’une économie bas carbone. Dans le cadre d’une transition réussie, le premier usage serait rendu impossible et le second serait aussi bon marché que possible. En tant que tel, un prix unique du carbone devient une voie évidente vers l’échec.

Contre le marché, le socialisme

Cela nous renvoie à un argument ancien mais toujours décisif : la reconstruction d’une économie – dans ce cas, une économie qui élimine progressivement les combustibles fossiles – nécessite la restructuration de la chaîne de relations entre ses divers segments, ce qui suggère que le sort de l’économie dans son ensemble dépend de son point de moindre résistance. Comme l’a noté Alexandre Bogdanov dans le contexte de la construction du jeune Etat soviétique, « en raison de ces relations interdépendantes, le processus d’expansion de l’économie est soumis dans son intégralité à la loi du point le plus faible ». Cette ligne de pensée a été développée plus tard par Wassily Leontief dans ses contributions à l’analyse des entrées-sorties (input-ouput). Il soutient que les ajustements du marché ne sont tout simplement pas à la hauteur de la transformation structurelle. Dans de telles situations, ce qu’il faut, c’est un mécanisme de planification prudent et adaptatif capable d’identifier et de traiter un paysage mouvant de goulets d’étranglement.

Avec sa préoccupation de longue date pour la planification et la consommation socialisée, le socialisme international est une piste évidente pour assumer cette tâche historique.

Lorsque l’on considère les défis économiques que représente la restructuration des économies pour maintenir les émissions de carbone en phase avec la stabilisation du climat, cette discussion prend une nouvelle tournure. L’efficacité doit primer sur l’efficience économique dans la réduction des émissions. Cela signifie qu’il faut abandonner le fétichisme du mécanisme des prix pour planifier la manière dont les ressources polluantes restantes seront utilisées au service d’infrastructures propres. Cette planification doit avoir une portée internationale, car les plus grandes possibilités de décarbonation de l’approvisionnement en énergie se trouvent dans le Sud. En outre, comme la transformation du côté de l’offre ne suffira pas, des transformations du côté de la demande seront également essentielles pour rester dans les limites planétaires. Les besoins en énergie pour assurer un niveau de vie décent à la population mondiale peuvent être réduits de manière drastique, mais outre l’utilisation des technologies disponibles les plus efficaces, cela implique une transformation radicale des modes de consommation, y compris des procédures politiques pour établir des priorités entre des demandes de consommation concurrentes.

Avec sa préoccupation de longue date pour la planification et la consommation socialisée, le socialisme international est une piste évidente pour assumer cette tâche historique. Bien que l’état médiocre des courants socialistes n’incite guère à l’optimisme, la conjoncture catastrophique dans laquelle nous entrons – ainsi que la volatilité des prix et les spasmes continus des crises capitalistes – pourrait accroître le caractère mouvant de la situation. Dans de telles circonstances, la gauche doit être suffisamment flexible pour saisir toute opportunité politique qui fera avancer la voie d’une transition écologique démocratique.

Note : ce texte a également été republié en français par le magazine Contretemps.

Comment la baisse tendancielle du taux de profit explique le capitalisme d’aujourd’hui

© Aitana Perez pour LVSL

Alors que l’eau devient une marchandise comme une autre au Chili, les employeurs européens ne fournissent plus de vélos aux livreurs des plateformes. Tandis que Jeff Bezos s’envole dans l’espace, la planète brûle de l’Australie à la Californie… Le point commun entre ces faits ? La quête du profit. Si cette obsession pour l’appât du gain est critiquée pour ses abus, beaucoup n’y voient que la marque d’une cupidité excessive de certains entrepreneurs. Or, cette quête du profit maximum est intrinsèque au mode de production capitaliste. C’est du moins le postulat fondamental de la notion marxiste de baisse tendancielle du taux de profit. Elle permet de penser des phénomènes en apparence aussi divers que la concurrence oligopolistique, la plateformisation de l’économie, la financiarisation, ou encore la prédation exercée sur l’environnement, comme l’émanation d’un même mécanisme fondamental.

Comment expliquer la valeur que prennent les biens dans la société ? Pour Karl Marx, la valeur d’un bien est constituée par sa valeur d’usage, c’est-à-dire la valeur procurée par son utilisation, et sa valeur d’échange, qui correspond à la quantité de travail moyen nécessaire à sa fabrication. Si toute la richesse est produite par les travailleurs, elle ne leur revient pas entièrement, loin s’en faut : les détenteurs des moyens de production s’accaparent une part de la valeur produite par les travailleurs via les revenus du capital. Le taux de profit est défini comme étant le rapport de la survaleur (l’excédent récupéré après les ventes de marchandises et le paiement des salaires) sur la somme du capital constant (les machines et matières premières) et du capital variable (la masse salariale ). Ainsi, en vue de maintenir ou d’augmenter son profit, les détenteurs de capital ont trois options :

1 – Augmenter la survaleur ;

2 – Diminuer la part de capital constant ;

3 – Diminuer la part de travail rémunéré.

Une des clés pour augmenter les taux de profit est l’innovation technique, qui permet de produire avec plus de machines – que Marx identifie comme étant une accumulation de travail vivant passé – et moins de force de travail vivante. En réduisant la part de la rémunération du travail vivant dans la production, les détenteurs de capital espèrent ainsi soit conquérir de nouvelles parts de marché en diminuant les prix de vente, soit, à prix de vente constants, augmenter leurs marges. Ce mode de production repose cependant sur une contradiction inhérente : c’est en cherchant à diminuer la part de ce qui permet pourtant leur plus-value (le travail vivant de leurs employés, seuls producteurs) que les employeurs entendent augmenter leur profit.

Face à la menace permanente d’une baisse du taux de profit, l’une des stratégies fondamentales des employeurs est de chercher à s’implanter sur de nouveaux marchés. À ce titre, l’État joue un rôle fondamental.

En effet, les entreprises rivales sur un même marché ne tardent jamais à s’imiter mutuellement et l’avantage compétitif obtenu grâce aux innovations techniques devient caduc. C’est bien cette dynamique que l’on identifie comme étant la baisse tendancielle du taux de profit : celle qui pousse les employeurs à recourir à moins de travail vivant pour bénéficier d’un avantage sur leurs concurrents… alors même que cet avantage n’est que temporaire puisqu’ils seront bien vite imités. Ce nivellement par le bas de l’usage de la force de travail est une contradiction interne du système capitaliste qui le rend instable, puisque c’est sur l’exploitation de cette force de travail que les employeurs fondent leur pouvoir économique.

Si le concept de baisse tendancielle du taux de profit fait l’objet de nombreuses controverses, il demeure pertinent pour comprendre certaines dynamiques actuelles du capitalisme. D’une part, cette grille de lecture permet de comprendre l’extension permanente des sphères lucratives, la déresponsabilisation des entrepreneurs vis-à-vis de l’appareil productif, et le suicide environnemental dans une même logique. D’autre part, elle permet de saisir la nécessité d’adopter un mode de production alternatif pour contrevenir à ce futur.

Comment les accumulateurs de capital s’y prennent-ils pour enrayer cette pente spontanée vers la diminution de leur taux de profit ? Bien des phénomènes qui caractérisent l’économie contemporaine – la concurrence entre groupes oligopolistiques pour la conquête de nouveaux marchés, le développement des plateformes, la financiarisation, la marchandisation des biens naturels, etc. – peuvent être lus à l’aune de cet objectif.

L’État au service de l’accumulation de capital

Face à la menace permanente d’une baisse du taux de profit, l’une des stratégies fondamentales des employeurs est de chercher à s’implanter sur de nouveaux marchés. À ce titre, l’État joue un rôle fondamental. L’idée selon laquelle les politiques néolibérales conduisent à moins d’État, souvent entendue chez une partie de la gauche, est partiellement incorrecte. Les grandes entreprises ont en réalité un besoin éperdu d’État afin de maintenir leur domination sur l’économie et, par ce biais, leur taux de profit. La création de nouveaux marchés par l’État s’effectue par le biais de sa puissance de coercition, ainsi que par l’instauration d’un cadre juridique qui leur est propice – comme le suggérait Marx et l’analysait de manière détaillée Karl Polanyi.

NDLR : Pour une analyse de l’État comme cadre instituant du libéralisme, lire sur LVSL l’article de Marin Lagny : « Polanyi, La grande transformation : de l’économie à la société (néo)libérale »

À mesure que l’autonomie de l’État décroît par rapport aux détenteurs de capital, celui-ci devient une machine à accroître leurs marges. Au sein des dépenses dédiées au service public, une part croissante tend à rémunérer les prestataires des délégations de services publics – ces derniers perdant alors leur caractère socialisé. Les partenariats public-privé, dans lesquels les entrepreneurs financent les infrastructures pour ensuite exiger des loyers exorbitants à l’État et aux collectivités s’inscrivent dans la même logique. La part croissante que l’État consacre aux aides aux entreprises, en particulier aux grands groupes, s’inscrit dans cette logique. Récemment, le travail d’information d’Allô Bercy détaillait la manière dont des milliards d’euros ont été versés aux multinationales sans contrepartie pendant la crise sanitaire, permettant le versement de dividendes indécents aux actionnaires. Cet épisode est loin de relever de l’exception. D’après la Cour des comptes, près de 140 milliards d’euros y sont dédiées chaque année, soit autant que les salaires versés aux fonctionnaires.

Le capitalisme de plateforme au secours de la classe dominante

De la même manière, la plateformisation de l’économie peut être lue à l’aune de cette volonté de lutter contre la baisse tendancielle du taux de profit.

NDLR : Pour une analyse marxiste du capitalisme de plateformes, lire sur LVSL l’article d’Evgeny Morozov : « « Extraction des données par les GAFAM : aller au-delà de l’indignation »

Il rejoint l’enjeu du travail effectué de façon invisible – et gratuite. La question du travail domestique, encore très largement effectué par les femmes, est un exemple bien connu. Quand une employée de maison exerce les tâches domestiques chez un particulier qui l’emploie, il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’un travail dans tous les aspects qu’on lui donne. Dès que cette même femme effectue les mêmes tâches effectuées chez elle, celles-ci ne sont plus qualifiées de travail.

Une dynamique semblable peut être observée dans les domaines où l’économie est numérisée – par d’ingénieux artifices, les travaux salariés disparaissent et sont confiés à des travailleurs non payés. Il n’est que de considérer l’exemple de la bascule des démarches administratives vers la numérisation – à l’image de la déclaration des revenus en ligne – pour s’en convaincre. Par le passé, cet exercice était accompli par les agents des impôts et représentait un travail considérable de saisie informatique. Ce travail a subi une forme de privatisation à l’échelle individuelle : l’exécution de la tâche de saisie informatique est directement effectuée par le contribuable derrière son écran. Bien qu’il y ait des vertus à exempter les agents publics d’une telle tâche pénible et répétitive, son élimination a surtout été stimulée par la suppression de postes et l’accroissement de la charge de travail dans ces services. Comme l’analyse avec brio Frédéric Lordon, la délégation à l’individu du tri des déchets s’inscrit dans la même logique : déléguer un travail auparavant effectué par des salariés qualifiés à des citoyens-usagers, non qualifiés, qui le font gratuitement.

Analyser l’ubérisation au travers de la baisse tendancielle des taux de profit permet de comprendre pourquoi les plateformes représentent l’avenir rêvé par les investisseurs. En effet, si les employeurs sont amenés à gagner moins, à part égale de capital constant, ils ont trouvé dans l’ubérisation un moyen de contourner ce problème – n’ayant plus à supporter le « coût » de la production.

Si la classe dirigeante, attachée à la propriété lucrative source de ses profits, cherche donc à investir de nouvelles sphères d’activité pour étendre ses profits, elle semble en parallèle se lancer dans une large dynamique de désinvestissement de l’appareil productif. Il s’agit ici d’une évolution importante. Historiquement, les classes dominantes utilisaient en effet leur propriété de l’outil de travail des travailleurs comme légitimation de la ponction qu’elles réalisaient sur la valeur créée par le travail de ces derniers. Le capitalisme de plateforme rebat les cartes de cet état de fait et offre désormais la possibilité aux possédants de ne même plus avoir à investir dans l’appareil productif : ils peuvent s’en déresponsabiliser en laissant aux travailleurs eux-mêmes le soin d’acquérir leur propre outil de travail. Ainsi, le chauffeur Uber conduit sa propre voiture, le livreur Deliveroo achète lui-même son vélo, etc. Dans cette perspective, « l’apport » du propriétaire lucratif se retrouve réduit à peau de chagrin : il se contente de proposer une intermédiation entre offreurs et demandeurs, sans assumer aucune autre responsabilité, mais continue de ponctionner une part très importante de la valeur économique créée par les travailleurs de plateforme.

NDLR : Pour une analyse des implications sociales et juridiques de l’ubérisation, à lire sur LVSL : « auto-entrepreneuriat : les chaînes de l’indépendance »

Si l’on sait combien cette intermédiation par le capitalisme de plateforme est à la fois mauvaise pour les travailleurs et évitable, l’analyser au travers de la baisse tendancielle des taux de profit permet de comprendre pourquoi les plateformes représentent l’avenir rêvé par les investisseurs. En effet, si les employeurs sont amenés à gagner moins, à part égale de capital constant, ils ont trouvé dans l’ubérisation un moyen de contourner ce problème – n’ayant plus à supporter le « coût » de la production. En définitive, non seulement le capitalisme de plateforme contourne le droit du travail, endette les travailleurs et les rémunère mal, mais il est aussi un moyen pour les possédants de ne plus avoir à s’encombrer de l’appareil productif dans certains secteurs d’activité, tout en continuant à y exercer une ponction. Le fort développement du télétravail à la faveur de la crise sanitaire peut aussi être lu à l’aune de cette dynamique d’abandon, par la classe possédante, de certains coûts intrinsèquement liés à l’activité réelle. Concrètement, généraliser le télétravail est l’opportunité, pour l’employeur, non seulement de casser la cohésion entre salariés, mais aussi de se débarrasser de certains frais inhérents à l’entretien de l’outil de travail : bureaux, matériel informatique, etc.

La financiarisation comme compensation de la baisse des taux de profit

Un autre secteur d’activité permet de générer beaucoup des profits en supportant un faible coût de production : la finance. Si les détenteurs de capitaux jugent encore insuffisante la ponction qu’ils réalisent sur le travail vivant effectué dans l’économie réelle, ils peut choisir d’utiliser leur patrimoine financier comme un levier de profitabilité démultiplié ou, pour reprendre une expression courante (mais passablement erronée), « faire travailler son argent ». Historiquement, la finance passe principalement par les prêts bancaires, qui permettent de recevoir des intérêts pour avoir mis à disposition des fonds servant aux prêts. Dans le capitalisme contemporain, cette logique s’étend aujourd’hui à des entreprises au départ bien éloignées des métiers de la banque. Il est désormais très courant de pouvoir acheter un produit à crédit sans passer par sa banque.

Le concept de baisse tendancielle du taux de profit permet d’aborder avec moins de naïveté la critique du « productivisme » portée par l’écologisme mainstream et médiatique.

Ainsi, les activités bancaires elles-mêmes sont aujourd’hui dépassées en termes de taux de profit par les activités dites « de marchés », c’est-à-dire les paris en Bourse. Rien de plus simple, en effet, que de spéculer sur la hausse ou la baisse d’une valeur, qu’il s’agisse d’une part d’entreprise (action), d’une dette (obligation), du prix des matières premières, d’une monnaie, d’un indice boursier etc. Les plus-values à la clé peuvent être considérables, tandis que les coûts de production sont ridicules, les traders étant d’ailleurs de plus en plus remplacés par des algorithmes.

La finance, monstre froid déconnecté de l’économie réelle ? Les crises financières révèlent au contraire à quel point elle est imbriquée dans celle-ci. Lorsque les détenteurs de capitaux entrent au capital d’une entreprise, c’est parfois pour spéculer, mais aussi pour acquérir un pouvoir décisionnaire sur les orientations de la production et toucher des dividendes. Généralement indifférents à ce que produit l’entreprise et aux conditions environnementales et sociales dans lesquelles s’exercent cette production, les actionnaires sont en revanche particulièrement attentifs à la rente qu’ils vont pouvoir en obtenir. En exacerbant l’obsession du profit déjà présente dans une entreprise indépendante des marchés financiers, en l’indexant sur une logique de spéculation financière, la finance bouleverse donc le régime d’accumulation capitaliste traditionnel, et porte à un degré supérieur l’obsession de maximisation du taux de profit.

Un capitalisme prédateur

L’impact de la rapacité des détenteurs du capitaux sur les travailleurs, mais aussi sur l’environnement, est un leitmotiv majeur de la théorie marxiste. « Le capital épuise deux choses : le travailleur et la nature », écrivait Karl Marx. Dans la théorie marxiste, le capitalisme élimine toutes les restrictions à l’appropriation de la nature – appropriation, car ce processus conduit à tirer des bénéfices du « travail impayé » extra-humain (accumulation géologique, biodiversité…) en les sortant des bilans des entreprises [5]. Les lentes évolutions géologiques et physiques, étalées sur des millions d’années, ayant permis de constituer les réserves d’hydrocarbures, sont ainsi gratuitement accaparées – on peut en dire autant de la surpêche ou de l’utilisation abusive des sols par l’agriculture intensive, qui détruit la biodiversité sans payer un centime, alors que tout le système de production alimentaire repose sur cette ressource si fragile.

La théorie libérale a bien pris en compte le caractère problématique de cette course vers l’accaparement des ressources, pour le recoder dans la grammaire de la théorie coûts / bénéfices [6]. Il s’agit de mettre en balance l’avantage à polluer obtenu par une entreprise, avec les désavantages pour le reste de la société, traduites en langage libéral comme des « externalités négatives ». Bien évidemment, réussir à évaluer précisément les impacts d’un acte polluant, que cela soit par des études statistiques d’augmentation de risques de cancer ou des effets cumulatifs des multiples dégâts environnementaux, se révèle impossible. Sans compter que cette approche ne prend aucunement en compte la disparition progressive des ressources qui n’ont pas une valeur marchande immédiate – autrement dit, tant que le coût de la disparition d’une ressource naturelle n’a pas été comptabilisé et chiffré, il n’existe tout simplement pas.

Le concept de baisse tendancielle du taux de profit permet d’aborder avec moins de naïveté la critique du « productivisme » portée par l’écologisme mainstream et médiatique. Il profit permet en effet de comprendre pourquoi le productivisme est inhérent au mode de production capitaliste : puisque le taux de profit baisse sur chaque unité produite, il faut produire plus en quantité – ce qui est écologiquement préjudiciable. De même, elle permet de comprendre la cause de la frénésie à l’innovation technique de la part des détenteurs de capital : confrontés à une pression de tous les instants pour améliorer le rendement de leur capital fixe, ils se lancent dans une course sans le luxe de se soucier de son impact environnemental.

Lutte pour l’accaparement de nouveaux marchés, plateformisation, financiarisation, prédation sur les ressources naturelles : ces phénomènes peuvent être compris comme une manière de répondre à la baisse tendancielle du taux de profit. Se pose alors la question du dépassement du système économique dominant à l’ère néolibérale. Il est courant d’opposer, dans les cercles hétérodoxes, un capitalisme fordiste-keynésien à un capitalisme néolibéral et financiarisé – pour vanter les vertus du premier et critiquer les effets néfastes du second. Une analyse en termes marxistes conduirait pourtant à considérer que le second est le produit logique du premier : la transition de l’ère fordiste-keynésienne à l’ère néolibérale peut en effet être lue comme une manière parfaitement rationnelle d’enrayer la baisse tendancielle du taux de profit. Est-ce à dire que la critique du néolibéralisme demeure superficielle, tant qu’elle ne prend pas en compte le mécanisme fondamental qui a conduit à l’apparition du néolibéralisme ?

Notes :

[1] Concernant les niches fiscales, les comptes du budget de l’État en 2020 par la Cour des comptes, page 162. Consultable ici.

[2] Concernant les exonérations de cotisations sociales, Les Comptes de la Sécurité Sociale, Résultats 2019 et prévisions 2020, page 58. Consultable ici.

[3] Par-delà Nature et Culture, Philippe Descola.

[4] Manières d’être vivant, Baptiste Morizot.

[5] La Nature dans les limites du Capital, Jason Moore.

[6] La société ingouvernable, Grégoire Chamayou.

[7] En outre, produire en régime capitaliste implique des coûts mathématiquement plus élevés puisqu’il est nécessaire, en plus des dépenses publicitaires et de marketing, de dégager une marge pour le profit, alors même que la production en est exemptée.

« Seuls les partisans libéraux du revenu universel sont cohérents » – Entretien avec Denis Bayon

Le candidat PS à la présidentielle 2017 Benoît Hamon avait fait du revenu universel sa principale promesse de campagne. © Parti Socialiste

Le revenu universel est-il un bon outil pour redistribuer la richesse et encourager la transition écologique en rémunérant des activités non réalisées dans l’emploi salarié ? Denis Bayon, journaliste à La Décroissance, n’est pas de cet avis. Dans son livre L’écologie contre le revenu de base (La Dispute, 2021), cet économiste de formation s’oppose à la fois aux écologistes défendant le revenu universel et à la gauche antilibérale qui s’y oppose, qu’il juge trop enfermée dans une vision productiviste. Nous l’avons interrogé pour mieux comprendre son point de vue et sa proposition de salaire universel visant à réorienter l’économie vers la décroissance.

Le Vent Se Lève – Revenons d’abord sur la notion de revenu universel, qui est utilisée pour décrire toutes sortes de dispositifs finalement très différents dans la forme et dans les objectifs poursuivis. Quels sont les points communs et les différences entre les versions proposées de revenu universel ? Globalement, qu’est-ce qui différencie un revenu universel tel que conçu par des libéraux et celui imaginé par la gauche écologiste ?

Denis Bayon – Tous les défenseurs du revenu universel s’accordent sur son universalité et son inconditionnalité, c’est-à-dire que toutes les personnes vivant sur le territoire, enfants compris, recevraient mensuellement un revenu monétaire. Les différences entre les libéraux et la gauche écologiste sont les suivantes : la gauche est généralement plus généreuse que « la droite » en retenant des montants monétaires proches du seuil de pauvreté (800 à 1000 euros par personne et par mois). Elle est plutôt favorable à ce qu’une part du revenu prenne la forme d’un accès gratuit à certains biens et services de première nécessité (premiers kWh d’électricité, premiers mètres-cube d’eau, etc.). Elle tendra également à défendre des innovations monétaires, comme le versement d’une partie du revenu en monnaies locales. 

Mais, dans leurs présentations du revenu universel, ce qui les différencie surtout c’est que la gauche écologiste anticapitaliste fait de cette mesure un élément clef pour une « autre société ». Pour les libéraux au contraire, un revenu de base ne remet en rien en cause les institutions marchandes capitalistes. Ce sont eux qui ont raison. Mon livre ne s’attaque absolument pas aux libéraux qui, en défendant cette mesure, sont en parfaite cohérence intellectuelle. Il s’attaque intellectuellement à ceux dont je suis le plus proche moralement et politiquement : les écologistes anticapitalistes. Il y a chez eux une grave erreur de pensée qui les pousse à une grave erreur politique.

LVSL – L’un des arguments les plus courants en faveur du revenu universel est celui de la « fin du travail ». Pour certains, le fait que la productivité progresse plus vite que la croissance économique signifie que l’emploi est nécessairement amené à se raréfier, la technique permettant de remplacer toujours plus de travail humain. Pourquoi rejetez-vous cette hypothèse de la « fin du travail » ?

D.B. – Pour les partisans du revenu universel, le travail manque. Il faut alors, d’une part le partager via la réduction du temps de travail (RTT) et, d’autre part, verser des revenus sans condition de travail, c’est-à-dire un revenu de base, à tous ceux qui n’en ont pas. Si cette position a l’apparence de la rationalité et de la générosité, elle est en fait totalement erronée et trahit une incompréhension de la dynamique du capitalisme.

Il est surprenant que des écologistes et des anticapitalistes se réjouissent des progrès techniques qui remplacent toujours plus le travail humain. Car la poursuite sans fin du progrès technique se trouve au cœur du capitalisme. Ce ne sont pas les travailleurs qui ont inventé et financé la machinerie industrielle ! C’est ce « progrès technique » qui a anéanti la paysannerie, l’artisanat et les métiers ouvriers, et qui s’attaque maintenant à des professionnels qui s’en croyaient naïvement protégés comme les enseignants. En outre, toutes ces technologies numériques ont un impact écologique désastreux. En définitive, certains fantasment sur un monde où nous n’aurions plus à travailler tandis que d’autres semblent résignés à penser qu’on n’arrêtera pas le progrès technique et promeuvent l’idée de s’adapter via la RTT et le revenu inconditionnel.

Par ailleurs, sur le fond, il est erroné de dire qu’aujourd’hui la hausse de la productivité du travail marchand est supérieure à la croissance économique. Une vaste littérature économique se lamente au contraire de la tendance à la chute des gains de productivité du travail dans notre pays depuis le début des années 1980. La raison en est extrêmement simple : les capitalistes n’investissent plus assez parce que les taux de profit sont à la peine. Chaque euro de capital ou de patrimoine rapporte de moins en moins d’argent sous forme de droit de propriété. Et comme le taux de profit – et non les profits – est la variable clef de la performance des entreprises capitalistes, l’incitation à investir est moins forte. De fait, depuis le milieu des années 1980, on constate que le nombre total d’heures de travail, qu’on compte celles-ci dans le secteur marchand ou dans les administrations et assimilés, augmente globalement en France. Cela n’a rien de surprenant : avec des gains de productivité horaire qui se réduisent, il y a davantage d’offres d’emplois, globalement de moins en moins productifs. 

« Sur le papier, le revenu universel est finançable. Mais ce ne sont pas par des économies sur les minima sociaux et autres aides sociales que l’on peut dégager des ressources de cette ampleur ! »

Même si le capitalisme se remettait à bien fonctionner, à savoir renouait avec de forts gains de productivité marchande supérieurs à la croissance économique, la valeur économique générée par le travail marchand se réduirait. En effet, si, avec moins de travail, les entreprises produisent autant ou davantage de marchandises, les prix de celles-ci baisseront et avec eux les taux de profit. Si les profits restent stables, le capital accumulé, lui, aura encore augmenté suite aux investissements dans de nouvelles machines, d’où un taux de profit finalement plus faible (ndlr : cette explication fait référence à la théorie marxiste de la baisse tendancielle du taux de profit).

Dès lors, si vous souhaitez baisser le temps de travail des employés, il faut aussi baisser leurs salaires. Sinon vous dégradez encore davantage le taux de profit des entreprises, qui se retrouvent menacées de faillite. C’est exactement ce qu’a fait la gauche plurielle avec ses « 35 heures », qui ont été payées par une baisse des cotisations sociales, c’est-à-dire la part indirecte du salaire. En fait, c’est seulement lorsque le capitalisme est en pleine forme, avec une forte productivité horaire, une forte croissance économique et des taux de profit en hausse, que le temps de travail individuel baisse.

LVSL – Admettons que l’on partage les arguments des écologistes favorables au revenu universel ; il s’agit ensuite de le financer. En général, il est proposé de trouver les montants nécessaires par une réforme fiscale qui augmenterait la contribution des plus riches, de potentielles nouvelles taxes (carbone, transactions financières…) ainsi que par des économies sur les minima sociaux remplacés par cette nouvelle prestation. Est-ce réaliste selon vous ?

D.B. – Il est impossible de financer un revenu universel inconditionnel tel que le décrivent les écologistes anticapitalistes sans un bouleversement de fond en comble de l’ordre institutionnel. Les besoins de financement sont trop importants. Le revenu moyen dans ce pays est d’environ 2400 euros par adulte et par mois. Prenons un revenu universel proche du seuil de pauvreté, soit de 1 000 euros mensuels par adulte et 500 euros par enfants, puisque nombre d’auteurs retiennent, de façon surprenante, une demi part par enfant. À l’échelle globale, cela nécessite un financement de plus de 600 milliards d’euros, soit environ la moitié du montant des revenus monétaires versés dans notre économie chaque année. Certes, sur le papier, le revenu universel est finançable. Mais ce ne sont pas par des économies sur les minima sociaux et autres aides sociales que l’on peut dégager des ressources de cette ampleur !

Quant à une nouvelle fiscalité parée de vertus écologiques, elle relève d’objectifs tout de même très contradictoires. Ainsi une taxe carbone rapportera d’autant plus d’argent que notre économie en émettra ! Et si elle désincite la pollution comme espéré, elle ne rapportera alors plus grand chose pour financer le revenu universel. Même réflexion au sujet des taxes sur les transactions financières : pour financer le revenu de base, il faudrait souhaiter la spéculation ! 

Il en va encore de même avec une forte taxe sur les profits, c’est-à-dire les revenus de la propriété lucrative comme les intérêts, dividendes, rentes ou loyers. La défense du revenu universel ne remet fondamentalement en cause aucune des institutions capitalistes comme la propriété capitaliste de l’outil de travail, le marché de l’emploi, le crédit bancaire avec intérêt ou la croissance économique sans fin, la viabilité du financement repose sur la prospérité du capitalisme. Or, une forte taxe sur les profits ferait chuter l’indicateur clé du capitalisme, le taux de profit, ce qui déstabiliserait encore davantage les institutions du régime capitaliste, et donc la base fiscale sur laquelle on compte pour financer la mesure. 

Au final, financer le revenu universel implique donc que l’assurance chômage, le régime général de retraites ou d’autres branches de la Sécurité sociale, soient fortement amputées, voire supprimées. Quelle que soit la bonne volonté de la gauche écologiste et anticapitaliste, elle a besoin d’un capitalisme en pleine forme pour financer son revenu universel, ce qui est en contradiction totale avec l’engagement écologique affiché. Encore une fois, seuls les partisans libéraux du revenu universel sont parfaitement cohérents. 

En fait, la seule solution pour « garantir le revenu », c’est d’en finir avec son inconditionnalité, qui est présentée comme  la pierre d’angle « révolutionnaire » de l’édifice, et de financer un revenu minimum en augmentant les minima sociaux à 800 ou 1000 euros mensuels.

LVSL – Certains économistes ou responsables politiques proposent de recourir à la création monétaire, qu’il s’agisse d’euros, de monnaies locales ou de crypto-monnaies, pour financer ce revenu universel. Vous estimez qu’ils ont tort, que cela ne ferait que créer de l’inflation. Pourquoi ?

D.B. – Comme les partisans du revenu universel butent sur la réalité que son financement conduirait à désagréger des pans entiers de la Sécurité sociale, et que rares sont ceux qui peuvent entièrement l’assumer, on sort alors du chapeau « l’argent magique » : la création monétaire. Mais à quoi sert la monnaie, sinon à acheter des marchandises sur des marchés ? Si une très forte création monétaire servait à financer tout ou une partie du revenu universel, tout le monde voudrait dépenser cet argent mais on ne trouverait pas assez à acheter, d’où une hausse des prix.

« Quelle que soit la bonne volonté de la gauche écologiste et anticapitaliste, elle a besoin d’un capitalisme en pleine forme pour financer son revenu universel, ce qui est en contradiction totale avec l’engagement écologique affiché. »

C’est précisément cette stratégie de folle création monétaire qui a été entreprise, avec une habileté diabolique, par la classe dirigeante à partir des années 1980 pour essayer de sortir de l’ornière le régime capitaliste. Il est vrai qu’elle a réussi à relancer l’activité marchande via une relance du crédit à l’économie. Mais la conséquence principale de ces politiques est que la monnaie circule avant tout sur les marchés financiers et, dans une moindre mesure, sur le marché immobilier. Dans les deux cas, cela alimente surtout la spéculation. Seule une petite partie finance la croissance industrielle. C’est cela qui explique que nous ne connaissons pas une hyperinflation alors que les sommes d’argent qui circulent n’ont plus aucun rapport avec la valeur des marchandises produites. Rien de tout cela n’aurait lieu avec le revenu de base : la population chercherait à le dépenser sur les marchés pour consommer des biens et des services. Après tout, c’est bien le but du jeu ! La forme prise par la monnaie (numérique, monnaie locale, etc.) n’importe absolument pas. Je ne suis d’ailleurs pas convaincu par le bitcoin, qui ne sert pas à acheter mais à spéculer.

LVSL – Si je vous comprends bien, un revenu universel conséquent est donc presque impossible à financer, sauf à le transformer en revenu minimum garanti (qui n’est donc plus universel) ou à démanteler la Sécurité sociale. Vous écrivez ainsi au début de votre livre que « la défense d’un revenu de base s’intègre dans une dynamique capitaliste contre-révolutionnaire ». Le revenu universel est-il donc un piège politique pour la gauche écologiste ?

D.B. – Oui, c’est un piège redoutable. Comme souvent, l’enfer est pavé de bonnes intentions. Or, qui pourrait s’opposer à un but aussi généreux que la lutte contre la pauvreté ? En fait, il n’y a que deux possibilités. La plus probable, c’est que le revenu de base prenne seulement la forme d’un revenu minimum augmenté, avec pour unique objectif de lutter contre la pauvreté. Pourquoi pas ? Mais cela ne changerait rien à la domination des institutions qui détruisent la vie sur Terre : la propriété capitaliste de l’outil de travail, le crédit bancaire avec intérêt, le marché de l’emploi (avec l’exploitation du travail par le capital) ou la croissance technologique sans fin.

Si le revenu inconditionnel est effectivement mis en place, alors il faudra mettre à bas des pans entiers des institutions du régime général de la Sécurité sociale pour définitivement liquider son histoire révolutionnaire. Bien que peu probable, une telle situation marquerait l’achèvement de la contre-révolution capitaliste entamée dès 1944 face au mouvement ouvrier révolutionnaire. En effet, le régime général de Sécurité sociale était à l’origine contrôlé par les travailleurs eux-mêmes, via des élections sur listes syndicales. Ce n’était certes pas parfait mais au moins ce n’était ni l’État, ni les actionnaires qui géraient les budgets considérables de la Sécu, alimentés par les cotisations sociales. Les conséquences en étaient formidables, notamment pour la gestion de l’hôpital public largement aux mains des soignants (ndlr : lire à ce propos l’article de Romain Darricarrère sur LVSL).

Or, au cours des dernières décennies, toute la classe politique n’a pas tant privatisé la Sécu qu’elle l’a étatisée, pour la confier à des techniciens et des bureaucrates, ôtant progressivement tout pouvoir aux travailleurs. Puis-je rappeler que c’est la « gauche plurielle » (PS, PCF, Verts) qui a appliqué le plan Juppé qui anéantit définitivement le pouvoir des syndicats de travailleurs dans la gestion des caisses de Sécu ? Raison pour laquelle tout le monde confond la Sécu et l’État. Le revenu de base repose sur la même logique : l’État, géré par « ceux qui savent » vient « prendre soin » d’une population politiquement impuissante à qui il faut donner le droit au revenu.

LVSL – Vous revenez aussi sur les arguments de ce que vous nommez « la gauche antilibérale », héritière du mouvement ouvrier et défavorable au revenu universel. Comment ce camp politique définit-il le travail et pourquoi rejette-il l’idée d’une allocation universelle ?

D.B. – La gauche antilibérale a produit des arguments très intéressants contre le revenu de base, sur lesquels se base une grande partie de mon livre. Outre qu’elle a montré que celui-ci était impossible à financer sans casser la Sécu, elle a aussi défendu l’idée que le revenu de base était une « prime à la précarité ». En effet, comme les montants envisagés, même les plus généreux, sont la plupart du temps insuffisants pour vivre, les personnes doivent continuer de se présenter sur le marché de l’emploi ou devenir auto-entrepreneur pour le compléter. Dès lors, les moins qualifiés devront se contenter de CDD, de missions d’intérim, de faibles revenus d’activité, etc. Le travail sera donc toujours une besogne qu’on expédie en y pensant le moins possible et qui n’appelle aucune bataille politique. La casse des droits du travail se poursuivra donc.

Cela dit, les partisans écolos du revenu universel sont en droit de demander à la gauche antilibérale ce qu’elle propose. Et là, c’est le grand vide. Ou plus exactement toujours les mêmes mots d’ordre : croissance « verte » (1), emplois publics et réduction du temps de travail. La gauche ne semble jamais être sortie des « 30 Glorieuses » où « tout allait bien » : forte croissance, « plein emploi » si l’on excepte que les femmes étaient renvoyées dans les foyers, progression de la fonction publique, etc. Quoiqu’on en pense – y compris, comme c’est mon cas, le plus grand mal – il est totalement illusoire de penser qu’on pourrait retrouver de tels enchaînements. Cette période correspondait à une sorte d’ « âge d’or » absolument inattendu du capitalisme : alors que ce régime avait montré des défaillances extrêmes, dont il ne se sortait qu’à coup de destructions inouïes, comme deux guerres mondiales en moins de cinquante ans, voilà qu’il renaissait en pleine forme ! 

Mais après cinquante ans de « crise » ou de « dépression longue » selon l’expression du marxiste Michael Roberts, nous savons que le capitalisme ne peut plus garantir la croissance et le plein emploi. Si c’était le cas, la bourgeoisie, qui aimerait tant revenir au « monde d’avant », avec sa croissance industrielle et ses taux de profit, l’aurait déjà fait. Dès lors, lorsque la gauche défend l’emploi comme seul horizon, elle défend in fine le chômage de masse qui l’accompagne.

Le plus dramatique, c’est que la gauche antilibérale ne diffère finalement des libéraux que sur le positionnement du curseur entre les « productifs » et les « improductifs » que ce cher État social devra prendre en charge. Pour les libéraux, seuls les travailleurs marchands et les capitaux sont productifs. Ce sont eux qui vont générer une valeur économique marchande qui sera taxée (les « charges » : impôts et cotisations) pour payer des improductifs (les travailleurs du secteur non marchand et les autres – chômeurs, retraités, femmes ou hommes au foyer, etc.). Contrairement à eux, les antilibéraux de gauche considèrent heureusement que le capital ne produit rien et ils reconnaissent comme « productifs » les travailleurs du secteur non marchand (administrations et assimilées) au motif que l’utilité de leur activité est reconnue socialement et politiquement. Mais ils considèrent toujours tous les autres comme des non travailleurs vivant de la générosité de l’État social. Ce raisonnement erroné est une vraie erreur politique. Les écologistes défendant le revenu universel ont eux compris la nécessité d’en finir avec ce découpage productif / improductif.

LVSL – Selon vous, « la gauche antilibérale » commet donc une erreur dans sa définition du travail, en omettant le travail domestique. Vous proposez une autre conception du travail, inspirée notamment des travaux du Réseau Salariat et de Bernard Friot, qui prendrait en compte ce travail domestique à travers un « salaire universel ». En quoi ce salaire universel diffère-t-il du revenu universel ?

D.B. – Le salaire universel est fondamentalement opposé au revenu universel. Le point central est d’affirmer l’universalité du travail, conséquence de notre condition humaine : pour bâtir une civilisation humaine, nous devons travailler, et c’est bien ce que nous faisons tous, sauf les adultes non autonomes et les enfants, du moins en Occident. Il y a travail à chaque fois que des personnes produisent une richesse utile. La question de savoir si ce travail a lieu dans l’espace domestique, communautaire, marchand, gratuit, etc. est, dans cette affaire, secondaire.

Qu’est-ce que le « salaire universel », qu’on appelle aussi « salaire à la qualification » ou « salaire à vie » ? C’est l’attribution à tous les adultes du pays d’un salaire, à partir de la majorité politique à 18 ans, au premier niveau de qualification, c’est-à-dire au SMIC, que la CGT propose de relever à 1400 euros. Les personnes qui le souhaitent peuvent ensuite évoluer en qualification pour gagner plus. 

On va me dire que c’est de la démagogie. Mais non ! Considérer tout adulte en capacité de produire de la valeur économique pose une très haute obligation politique et morale. Cela implique, de fait, que chacun s’engage dans le travail et dans le combat pour que nous en devenions maîtres, individuellement et collectivement.

D’autre part, la seule façon de financer le salaire universel, c’est d’en finir avec les revenus de l’exploitation. En finir avec les dividendes et les intérêts versés aux riches, c’est prendre nos responsabilités politiques et diriger l’économie à leur place, assumer le pouvoir. Voilà la différence radicale avec le revenu de base. Evidemment, ce salaire universel ne deviendra réalité qu’à condition d’avoir engagé de formidables combats révélant une appétence collective pour une civilisation pleinement démocratique, et donc le travail qui va avec.

LVSL – Justement, le projet de civilisation que vous portez, c’est la décroissance. Vous la définissez comme la réduction, décidée démocratiquement et non subie, de la production et de la consommation de biens et services. Comment liez-vous la décroissance et le salaire à vie ?

D.B. – Le salaire universel s’appuie sur une institution économique déjà existante, la Sécu. Outre l’augmentation des cotisations pour mutualiser une part de plus en plus importante des salaires, l’idée est de la remettre sur ses rails originels, c’est-à-dire sa gestion démocratique par les travailleurs. En effet, pour un écologiste luddite et décroissant comme moi – qui veut en finir avec des pans entiers de l’industrie pour produire autrement et moins –, seule une démocratie économique permettrait le choix collectif de la sobriété en transformant radicalement les institutions de production.

« Seule une démocratie économique permettrait le choix collectif de la sobriété en transformant radicalement les institutions de production. »

À travers l’élection d’administrateurs des caisses de Sécu, nous pourrons décider démocratiquement d’arrêter de financer des projets nuisibles comme l’EPR ou ITER (ndlr : réacteur international de recherche sur la fusion nucléaire, situé à Cadaraches, en région PACA) pour soutenir des travaux vitaux comme la petite paysannerie. Nous pourrons aussi financer des entreprises en outrepassant les créanciers et les actionnaires. La CGT avait entamé un travail sur ces questions, dénommé Nouveau Statut du Travail Salarié. Le projet d’une Sécurité sociale de l’alimentation actuellement réfléchi par des paysans et des syndicalistes va dans le même sens (ndlr : lire à ce propos l’article de Clément Coulet sur LVSL).

LVSL – Votre proposition de « salaire universel » est effectivement très ambitieuse, en ce qu’elle propose une tout autre organisation de l’économie. Cependant, on connaît les obstacles immenses rencontrés par le mouvement ouvrier lorsqu’il s’attaque aux détenteurs de capitaux. Que répondez-vous à ceux qui estiment que votre proposition est utopique ?

D.B. – Elle n’est pas utopique, elle s’inscrit dans le meilleur de l’histoire révolutionnaire récente. Aujourd’hui, presque tout le monde est salarié et une part considérable de ce salaire est déjà mutualisée via la Sécu et la fonction publique. Et bien, renforçons cette mutualisation pour nous donner les moyens de gérer démocratiquement l’économie ! Bien sûr, j’ai parfaitement conscience de notre marginalité : à peu près tout le monde est contre nous ! Les attaques de la classe dirigeante seraient brutales, il n’y a pas de raison de penser qu’il en irait différemment de ce qui s’est toujours passé dans les périodes révolutionnaires : répression, prison, crimes, etc. La brutalité étatique déployée contre les Gilets jaunes en a donné un avant-goût.

LVSL –  Revenons sur un autre enjeu abordé ponctuellement dans votre livre, sur lequel il m’a semblé comprendre que vous étiez assez réservé : la question de la gratuité. La richesse prélevée sur la sphère marchande (impôts, taxes, cotisations…) finance en effet des services publics gratuits ou quasi gratuits, comme l’éducation, la santé ou la sécurité. Certains intellectuels, comme Paul Ariès, proposent d’élargir cette gratuité en l’étendant à d’autres domaines : transports publics, quantités minimales d’eau et d’électricité, alimentation… Selon ses partisans, cette démarchandisation de nombreuses sphères de la société pourrait permettre de satisfaire certains besoins élémentaires en outrepassant le marché. N’est-ce pas quelque chose de souhaitable pour un décroissant comme vous ?

D.B. – Si on veut être précis, on ne peut pas dire que des prélèvements sur la sphère marchande « financent » la gratuité. Par définition, la gratuité n’a pas besoin de financement. Dans un monde où tout serait gratuit, il n’y aurait pas d’argent. Sauf que nous vivons dans un monde où les marchés et la monnaie sont très présents, donc les « travailleurs de la gratuité » ont besoin de manipuler de l’argent. La personne qui prépare un repas pour le foyer le fait gratuitement mais elle doit acheter, au moins en partie, les ingrédients qui composent le repas, l’énergie pour le cuire, etc. Le cadre qui consacre 50 heures par semaine à son entreprise ne peut le faire qu’à condition que sa femme travaille gratuitement dans la sphère domestique, élève leurs enfants, prenne soin d’un parent vieillissant, etc.

L’ouvrage de Denis Bayon. © Editions La Dispute

Ce que je veux dire par là, c’est qu’on ne parle jamais des « prélèvements » sur la sphère gratuite par l’économie marchande capitaliste, alors que ceux-ci sont massifs. Cela explique d’ailleurs, comme vous le dites, que la gratuité est déjà massive dans notre économie de croissance ! Faut-il l’étendre ? Pourquoi pas ? Il est par exemple urgent que les soins dentaires soient entièrement gratuits… Mais fondamentalement la décroissance n’a rien à voir avec la gratuité. Elle affirme que si nous devions nous passer de pans entiers de l’appareil industriel, il nous faudrait beaucoup bosser. Les derniers paysans produisant des aliments sains et savoureux avec peu de technique en savent quelque chose. Une des premières choses à faire avec le système de salaire universel dont nous parlions tout à l’heure, c’est de former des travailleurs pour accomplir ces tâches au service de la société.

A l’inverse, on peut imaginer une société, à mes yeux catastrophique, où une partie de la population considérée comme inutile et improductive accéderait en sus de son revenu de base à quantité de biens et services gratuits et se contenterait d’une vie essentiellement parasitaire. Le salaire universel interdit une telle perspective, car, à la différence du revenu minimum et d’une extension très forte de la gratuité, il nous oblige. C’est d’ailleurs pour ça que, pour l’heure, à peu près personne n’en veut. Et que la gratuité a si bonne presse.

LVSL – Puisque nous avons abordé les enjeux du travail et de l’écologie, j’aimerais enfin vous demander votre avis sur une proposition qui suscite de plus en plus d’intérêt ces derniers temps : l’emploi garanti. Deux think tanks et de plusieurs élus de gauche proposent en effet que chaque chômeur se voie créer un emploi, selon les besoins locaux, s’il le souhaite. Que pensez-vous de cette proposition ?

D.B. – En gros, cette initiative s’inscrit dans la généralisation du dispositif « Territoire Zéro Chômeur de Longue Durée » défendue par tout le camp libéral, de droite et de gauche, que j’ai déjà évoqué dans La Décroissance N°175, en allant voir de plus près la réalité de ces travaux apparemment écologiquement vertueux. Je me suis notamment basé sur le travail de l’Union Locale CGT de Villeurbanne qui soutient des travailleurs en lutte dans leur Entreprise à But d’Emploi dans le TZCLD du quartier populaire de Saint-Jean (2) et les témoignages et analyses du Comité Chômeur de la CGT (3). 

L’idée est d’une simplicité libérale redoutable. C’est entendu : rémunérer les chômeurs nous coûte de l’argent, on nous le répète assez. Au passage, je trouve qu’on devrait se poser la même question pour les hauts fonctionnaires qui cassent l’hôpital public ou les ingénieurs qui produisent toutes sortes de gadgets inutiles. Passons. On nous dit donc qu’un chômeur  coûte environ 15 000 euros annuels. Bien sûr, les libéraux aimeraient beaucoup ne plus verser ce « pognon de dingue » aux « improductifs ». Leur logique est la suivante  : avec l’argent que nous coûtent les sans emploi, versons-leur un salaire au SMIC via un contrat de travail le liant à une association créée à cet effet. Or ce qui m’inquiète là-dedans, c’est qu’on va encore utiliser l’argent de la Sécu. Et la gauche défend ça !

Ensuite, quid du travail concret ? Tout le reste de l’économie étant toujours aux mains de la classe dirigeante, le travail dans les TZCLD est extraordinairement contraint. En effet, il ne doit pas concurrencer celui des autres travailleurs de l’économie marchande ou de la fonction publique. Dès lors, il ne reste que les miettes. Les travailleurs du TZCLD témoignent de leur sous-activité, ou du fait qu’ils bossent « pour eux-mêmes », par exemple en repeignant leurs locaux. 

On voit aussi des situations où cette contrainte est allégée et où les travaux réalisés viennent de fait remplacer les travailleurs du secteur marchand généralement mieux payés. La CGT chômeurs a inventorié les tâches de ce type : mise en rayon et inventaires dans la grande distribution, lavage de voitures d’entreprises, couture pour des entreprises de textile bio…  Elle dresse également la liste de tous les travaux qui viennent remplacer ceux des fonctionnaires territoriaux à statut. Elle en déduit que « 80 % des travaux effectués relèvent des compétences des agents communaux ou du tissu économique déjà présent localement ». Voilà comment une idée généreuse mais erronée, car fondée sur des principes libéraux, remplit parfaitement l’agenda de la classe dirigeante. Les TZCLD s’apparentent à une fourniture de travail gratuit, les salaires étant payés par la Sécu et l’État, avec une possible modulation en prenant en compte le chiffre d’affaires liés à des travaux solvables. Potentiellement, une généralisation de la mesure rendrait disponibles des millions de travailleurs sous-payés qui casseraient les salaires et les statuts des travailleurs en postes. En outre, lorsque des travailleurs des TZCLD se révoltent contre une telle situation, ils sont durement sanctionnés. Il faut donc refuser ce genre de « solution au chômage ».

Notes :

1. Voir le remarquable livre d’Hélène Tordjman, La croissance verte contre la nature, La Découverte, 2021.

2. Union Locale CGT de Villeurbanne, Évaluation intermédiaire de l’expérimentation de Villeurbanne Saint-Jean, février 2021.

3. « Note Territoires Zéro Chômeurs de Longue Durée », Comité national des Travailleurs privés d’emplois et précaires CGT, consultée le 3 novembre 2020.

G7 : L’écologie est d’abord un changement d’échelle

Conférence de presse du G7 Ez, 12/08/2019

La plateforme anti-G7, G7 Ez, est un collectif d’une cinquantaine d’organisations locales, nationales et internationales constituées en plateforme. On y retrouve à la fois les acteurs traditionnels de l’altermondialisme (ONG, associations, partis politiques… ), mais aussi des syndicats et même des collectifs gilets jaunes. À partir du 19 août et pour une semaine, les activistes se réuniront autour de la ville d’Hendaye, près de Biarritz où se déroule le G7. Au programme : conférences, formations, actions et manifestations. La dimension écologique est particulièrement mise en avant par le contre-sommet, puisque l’agenda du G7 fait la part belle à la lutte contre le changement climatique. L’occasion de poser de nouveau les jalons d’une réflexion sur l’antagonisme essentiel qui existe entre néolibéralisme et préservation de la planète, autour de la question de l’échelle de l’action. Par Laurent Thieulle, membre de l’équipe de coordination de G7 Ez.


L’écologie est une science systémique. Cela veut dire que pour en comprendre les enjeux, il est nécessaire de prendre en compte chacun de ses objets d’études, mais également les interactions qui existent entre eux. Ainsi, quand un écologue est sollicité pour répondre à un problème apparemment simple, il est bien rare que les solutions qu’il propose soient autres que complexes.

Prenons le cas de la lutte contre l’érosion de la biodiversité. À ce jour, à part dans des zones sanctuarisées comme les parcs nationaux ou quelques réserves intégrales, rien n’est fait de manière réellement forte pour garantir le maintien de cette biodiversité, et encore moins son rétablissement. En cas d’atteintes aux milieux ou aux espèces, la mesure la plus contraignante consiste en France à imposer, dans certains cas seulement, des mesures compensatoires. On peut donc accepter la destruction de milieux naturels, et demander à des écologues d’en recréer d’autres dans des zones où ils sont déjà impactés ou simplement absents. Mais comment peut-on garantir que les mesures compensatoires permettront de disposer de la même complexité que le milieu d’origine en termes d’espèces, mais également d’interactions entre ces espèces ? C’est de fait impossible et souvent voué à l’échec. Pire, ce procédé permet de dénaturer d’autres espaces en les transformant en jardins artificiels. On découvre encore maintenant à quel point les relations entre espèces sont complexes, même pour des organismes apparemment bien étudiés comme les arbres : communication aérienne, communication racinaire, symbiose, mutualisme, commensalisme, avec des insectes, des champignons, d’autres plantes… Les échanges d’information et d’éléments nutritifs entre les arbres, mais également avec la faune et la flore aériennes ou édaphiques, sont immenses et peuvent couvrir des réseaux de plusieurs dizaines d’hectares. Ce n’est donc pas en replantant quelques chênes dans un climat qui ne leur convient pas qu’il est possible de retrouver la diversité écologique d’une futaie qui aura été défrichée. Que dire également du rôle de corridor biologique, de zone de repos pour des migrateurs, de l’effet du milieu sur le micro-climat, et de ses interactions avec les autres milieux naturels attenants ?… À la lueur de tout cela, il est forcé d’admettre qu’il est impossible de compenser la perte d’un milieu naturel car sa complexité est impossible à appréhender dans son ensemble.

Les réponses écologiques à des problèmes simples sont donc complexes, mais que faire alors des problèmes complexes tels que la transition écologique ou énergétique ? Première étape : affirmer que les solutions simples voire simplistes qui nous sont aujourd’hui proposées sont inadaptées et sous-calibrées. Non, la voiture électrique ne changera rien à notre impact global si nous continuons à augmenter notre dépendance aux moyens de transports individuels. Non, la simple économie d’énergie quand on éteint ses appareils en veille ne réglera pas notre surconsommation énergétique.

De même, la recherche du mouton noir, du bouc-émissaire est une perte de temps. Débattre de la responsabilité individuelle ou collective des dérèglements actuels est déjà un combat d’arrière-garde. Savoir s’il est plus important de fermer son robinet pendant qu’on se lave les dents, ou nécessaire de limiter la consommation d’eau agricole ou industrielle sont des discussions dépassées, et surtout hors-sujet. La responsabilité individuelle dans les très rares cas où elle est significative est une situation contrainte : l’augmentation grandissante des trajets en voiture individuelle est liée à la nécessité de se rendre à un travail toujours plus éloigné et à rejoindre des centres commerciaux toujours plus gros et sans concurrents de proximité. Quant aux impacts industriels et agricoles, ils atteignent de tels niveaux que leur simple réduction s’avère insuffisante et de toute façon incompatible avec nos économies écocides. Le dogme de la croissance fondé sur la consommation de biens matériels est trop ancré.

À ce jour, et les résultats des dernières élections européennes le montrent, le débat écologique n’a donc eu de réponse qu’économique sans doute parce que l’approche écologique est trop complexe et difficile à calculer. C’est également le cas parce qu’une forme d’ingénierie écologique permet de faire croire, comme dans le cas des mesures compensatoires, qu’il est possible de vivre dans des territoires impactés mais jardinés. Le principe est ainsi de calculer quels sont les atteintes soutenables – c-à-d. qui nous permettent d’envisager une continuité du système libéral à moyen terme – tout en proposant des adaptations à la marge pour limiter les dérapages les plus graves, des compensations même insuffisantes. Cette politique en place depuis désormais plus de 30 ans a montré ses limites. On constate une aggravation de l’érosion de la biodiversité, et un dérèglement climatique qui devient de plus en plus incontrôlable. Malgré tout, de nombreux courants politiques écologistes continuent à proposer ce type de démarche non-contraignante, à ne pas remettre en cause le dogme du calcul de la croissance et s’acharnent à accompagner un système moribond en espérant le rendre moins toxique. Accompagner la croissance en la rendant la moins toxique possible, mais à quelle échéance, avec quel pari sur l’avenir ?

Face à cela, il est important de comprendre que l’opposition croissance/décroissance qui permet actuellement de délégitimer une partie des théorie écologistes est également dépassée. Certes, la croissance permet de nous assurer un certain confort moderne, mais est-elle vraiment garantie ? Qui calcule le coût de la perte de certains services écosystémiques ? Par exemple, si une zone humide est détruite, qui calcule le coût du déficit de la recharge en eau de la nappe phréatique, ou la perte de production biologique des cours d’eau en aval ? Si un gisement de sable marin est surexploité, qui calcule le coût du recul du trait de côte qui n’est alors plus protégé ? Si une mangrove est détruite, qui calcule le coût des submersions marines durant les tempêtes, ou la perte de zones de fraie et de croissance de juvéniles des poissons côtiers ? Le problème, c’est que les outils économiques ne nous permettent pas de calculer le coût de cette décroissance écologique pour permettre une approche économique globale. Une approche intéressante et qui marque de plus en plus les esprits est le calcul du jour du dépassement : la date où notre civilisation moderne a consommé toutes les ressources renouvelables de la planète et où nous reportons le coût de notre développement sur les générations à venir. En 1986, le bilan était équilibré et le jour du dépassement était fixé au 31 décembre. En 2018, dès le 1er août, nous vivions à crédit. Qui peut sérieusement soutenir que nous sommes en croissance alors que nous nous endettons collectivement et à l’échelle globale 5 mois sur 12 ? À ce jour, personne. Dénoncer notre croissance illimitée n’est donc pas être décroissant, c’est au contraire avoir la conviction que cette croissance est en fait un leurre qui nous emmène collectivement vers la catastrophe. Nous sommes déjà entrés dans une phase de décroissance, mais qui est camouflée par une dette écologique non prise en compte. Il faut actuellement bien se rendre compte que nous sommes déjà en train de nous appauvrir, mais refusant ce principe, nous vivons à crédit pour reporter le coût de notre confort moderne indu vers nos enfants.

Il est donc urgent de ne plus collaborer avec ce système aveugle. Et ne plus collaborer ne veut pas dire aménager à la marge nos modes de production et de consommation, mais en changer totalement le principe. Mis bout à bout, tous les problèmes de notre mode de croissance sont d’une complexité infernale sachant que, dans une économie libérale globalisée, ils sont de plus tous interconnectés. La gestion des transports conditionne le travail qui influe sur la consommation, elle-même en prise directe avec la consommation de biens et donc de leur production, tous dépendants d’internet et des transports, etc. Il existe cependant, pour une fois, un principe relativement simple qui permettrait de répondre aux défis climatique et écologique : le changement d’échelle.

Toute notre économie est fondée aujourd’hui sur une optimisation des temps et sur une capacité de déplacement des biens et des personnes de plus en plus grande. C’est ce modèle économique qui nous rend dépendants des transports individuels pour aller travailler toujours plus loin. Il nous rend dépendants d’internet pour disposer d’information toujours plus rapide. Il nous oblige à nous approvisionner dans des centres commerciaux éloignés, mais permettant d’optimiser des coûts qui effritent les petits commerces locaux. Il crée les conditions des crash boursiers par l’explosion du trading haute-fréquence. Il permet à des yaourts de faire 8.000 km avant d’être consommés. Il crée les conditions d’existence de plateformes de vente par correspondance nuisibles sur un plan social mais également économique, etc.

Optimisation du temps et de l’espace, supply-chain associées à une économie dématérialisée, les conditions sont réunies pour faire exploser nos capacités de production et notre consommation énergétique. Aujourd’hui, internet consomme entre 10 et 15% de l’énergie mondiale et les besoins doublent tous les 4 ans. De fait, les besoins de biocarburants en France ruinent les forêts d’Indonésie. Cette optimisation temporelle et spatiale permet à ceux qui pratiquent le moins-disant social et environnemental d’écraser toute tentative d’élaboration d’une politique écologique réellement efficace. La seule solution qui permettrait de ralentir notre consommation des ressources naturelles et notre surconsommation énergétique est donc de sortir de cette optimisation, de ralentir et de diminuer nos capacités de déplacement, c’est-à-dire changer d’échelle de temps et d’espace. Pour cela, il faut redonner à l’État ses missions initiales et abandonnées ces dernières années, qui permettaient à l’origine de vivre de façon plus apaisée avec notre environnement.

Ainsi, l’aménagement du territoire doit promouvoir de nouveau les services de proximité, les commerces et la production locale. Un yaourt à 20cts produit à 8000 km du point de consommation n’est pas moins cher qu’un yaourt à 25cts produit localement : il a simplement un coût écologique qui n’est pas reporté sur le prix de vente. Ce coût n’a pas disparu, il est juste reporté dans l’avenir, et il pèse sur les milieux naturels et les ressources limitées de notre planète. Acheter aux producteurs locaux permet de refaire vivre les territoires, justifie le réinvestissement de l’Etat dans les services de proximité et garantie la dissémination des services déconcentrés.

Il est nécessaire de désinvestir dans les routes et les transports individuels pour favoriser les transports en commun et sortir du fret routier. Cela doit impérativement s’accompagner d’un changement de politique de l’emploi et de la relocalisation des secteurs d’activités dans les régions qui peuvent les soutenir tant du point de vue de la production que de la consommation. Cela permet de recréer de l’emploi local autour de productions locales, adaptées aux territoires qui les supportent. L’abandon du fret ferroviaire est à ce titre non seulement catastrophique mais incompréhensible dans le cadre d’une approche écologique de la politique des territoires. Il se justifie par les théories du supply-chain, ou la gestion à flux tendu des stocks. Mais le fret routier n’est nécessaire que pour les grands centres commerciaux, principaux promoteurs de cette approche logistique. Dans une politique de marchés locaux, qui créent plus d’emplois, plus d’échanges, qui génèrent des réseaux beaucoup plus complexes et plus diversifiés, et donc plus robustes, le ferroviaire associé à des marchés de gros a montré sa performance. C’est le modèle du train de primeur Perpignan-Rungis qui doit être déployé à l’échelle nationale au lieu d’être scandaleusement abandonné par l’État.

Il faut également se prémunir de la catastrophe à venir liée à la dérégulation totale d’internet qui permet à ce modèle économique de devenir à terme le premier poste de consommation énergétique mondial. Accepter une certaine perte d’information et de temps pour revenir à des considérations en rapport avec le monde réel, avec l’économie réelle, et non pas avec la dématérialisation qui nous emmène dans le mur. La révolution low-tech est nécessaire mais sera insuffisante si elle permet de continuer à se connecter à des serveurs qui deviennent des ogres énergétiques. Pour cela, il faut bien se convaincre que cette optimisation du temps et de la connaissance partagée a surtout permis de développer des outils dangereux et contre-productifs : le trading haute-fréquence, l’intelligence artificielle, le scandale des big-data, le fichage commercial. Le déploiement de la 5G est uniquement une vision mercantile de ce qu’est internet. À titre individuel, nous n’en avons pas besoin. Ce sont bien les entreprises multinationales qui développent les objets connectés, la surenchère technologique, qui en sont les principaux promoteurs, bien loin de la low-tech économe de ressources en terres rares…

Enfin, il est urgent de recalculer notre PIB en y intégrant les notions de coût écologique et de perte de services écosystémiques afin de disposer enfin d’un indicateur véritablement significatif de notre bien-être commun.

Théorie décroissante ? Rien n’est moins sûr. En premier lieu, nous sommes déjà dans une économie décroissante mais qui refuse de l’admettre. Et à l’inverse, un changement d’échelle de temps et d’espace nous permettrait collectivement de redonner un avenir à nos économies, à nos enfants et à nos milieux naturels. Cela s’accompagnera inévitablement d’une meilleure répartition des richesses et de création d’emploi en évitant la concentration des moyens de production et de distribution par quelques multinationales. Ce changement d’échelle permet de poser un principe simple qui est une première étape à l’intégration de la complexité écologique dans nos politiques locales et nationales. Il nous permettrait également de redessiner une économie véritablement durable, ce qu’elle n’est toujours pas malgré les déclarations d’intentions de tous nos gouvernements. Surtout, cela nous permettrait enfin de redessiner un mode de vie respectueux de nos milieux naturels, principaux supports de notre confort, et de notre survie.

Une autre idée du progrès

La Partie de campagne (Deuxième état), Fernand Léger, 1953

En cette période de mobilisation pour le climat, la question de la réduction de la consommation, et son corollaire, la question de la décroissance, reviennent sur le devant de la scène : plus de circuits courts, moins d’intermédiaires, une exploitation raisonnée des ressources. Avec elles resurgit le marronnier, l’éternel débat : croissance et progrès pourront-ils vraiment nous sauver ? Ce débat n’a aucun sens, et l’erreur est partagée. Partisans de l’un ou de l’autre camp se sont longtemps enfermés dans cette opposition qui n’est rien d’autre qu’une impasse.


Considérer comme définitivement liées les notions essentialisées de croissance et d’innovation mérite peut-être quelques nuances. D’abord, parce que l’indicateur de croissance qu’est le PIB est somme toute assez lacunaire, ensuite parce que le fait d’innover se considère selon une direction et une trajectoire. Décroître ne serait finalement peut-être pas renoncer à l’innovation, ce serait innover dans un autre but : celui de faire avec moins.

La relation historique entre croissance et progrès

En 1974, Robert Solow publie un article The economics of ressources, or the ressources of economics, en réponse au rapport Meadows de 1972. Il ajoute au travail et au capital le progrès technique pour expliquer la croissance du PIB. Pour lui, l’innovation et la substituabilité des ressources naturelles entre elles va permettre de ne pas atteindre l’état stationnaire : la croissance n’aurait donc pas de limite.

Pour R. Solow, dans ce premier modèle, la variable progrès techniqueest exogène et dépend de l’écoulement du temps. Ce modèle est complété dans les années 1980 et le progrès est désormais considéré comme une variable endogène expliquée par la formation et la recherche : l’investissement en capital humain. Les théories de la croissance endogène ont mis peu à peu en avant le progrès technique et l’investissement comme créateur de richesse et moteur croissance. Comme l’écrit Paul Romer (prix Nobel d’économie 2018) en 1986, par définition, cette variable de l’équation qu’est le capital humain ne connait pas de rendements décroissants, au contraire il s’auto-améliore avec la coopération et l’extension de la formation. L’accumulation des richesses serait concomitante avec l’accumulation de connaissances scientifiques.

Une croissance verte difficilement satisfaisante

Les partisans de la décroissance ont donc pris le revers des modèles de croissance, et, pour la plupart, se sont opposés « au mythe du progrès infini ». Ce mythe permettrait de rassurer les consciences, de concilier écologie et société industrielle et de croire à l’essor infini de la civilisation industrielle.

Pour les uns, « Les penseurs de la décroissance ont tort de sous-estimer les bénéfices que peut apporter le progrès technique »[1]. Les penseurs de la décroissance sont alors assimilés à Malthus et à son erreur d’appréciation sur l’amélioration des rendements rendus possibles par le progrès technique. Le 11 janvier dernier, dans une tribune du Monde [2], Guillaume Moukala Same écrivait encore « Nous n’avons connaissance ni de toutes les ressources qui nous sont disponibles ni de la manière dont ces ressources peuvent être utilisées, ce qui rend impossible de légitimer une restriction du niveau de vie des générations présentes. ».

Ces discours sont irresponsables. Il apparaît bien évident que la réduction de notre consommation d’énergie est une nécessité, et que l’illusion de la pérennité de nos modes de vie ne peut pas être confortée par la supposition de notre inconnaissance, par une découverte qui serait encore à faire mais certainement à venir.

La réponse se situerait pour d’autres, du côté de la croissance verte et de l’innovation. On accroît les richesses, mais différemment. J. P Fitoussi et E. Laurent, dans la Nouvelle écologie politique (2008) proposent un découplage entre croissance physique et croissance économique ; la mobilisation du savoir permettrait justement de maintenir la croissance tout en prélevant et polluant moins. Des exemples existent : l’industrie automobile a produit des voitures plus propres (quoique.), etc.

Décroître ne serait finalement pas renoncer à l’innovation mais innover dans un autre but : celui de faire avec moins.

Ce dernier exemple permet déjà une avancée : le progrès n’est peut-être pas de trouver d’autres sources d’énergie, mais de permettre d’optimiser la réduction de notre consommation. Au lieu de partir de la source d’énergie, peut-être faut-il partir du bout de la chaîne : la consommation. Lier cette logique à l’impératif de croissance se heurte à des obstacles très concrets. Une branche économique peut-elle vraiment croître en volume sans inconvénient environnemental majeur, ou alors sans entraîner de facto la croissance d’un autre segment de l’économie impropre dont elle dépend, typiquement le transport ? Tourisme, agriculture, biens d’équipement etc. Peu de branches, voire aucune, ne résiste à cette question.

Malgré l’innovation, la croissance aggrave intrinsèquement notre empreinte environnementale. Jean Marc Jancovici[3] relate sur son site les liens entre croissance et consommation d’énergie : « de 1980 à 2000, chaque point de croissance du PIB en France a engendré quasiment un point de croissance de la consommation d’énergie primaire[4] dans notre pays et un peu plus d’un demi-point de croissance de l’énergie finale : avec un peu plus de 2% de croissance annuelle de l’économie en moyenne sur ces 20 ans, la consommation d’énergie primaire a augmenté de 1,75% par an en moyenne, et la consommation d’énergie finale de 1,3% par an. »

De la pertinence de mesurer l’accroissement du PIB

Si la décroissance est encore un mot qui fait peur, regarder la définition de la croissance et sa réalité tangible permet de tempérer la sortie éventuelle de ce modèle de mesure. La croissance concerne l’accroissement annuel du produit intérieur brut (ou PIB), lequel se définit comme « la valeur totale (qui correspond le plus souvent aux prix de marché) des biens et services produits par des activités résidentes et disponibles pour des emplois finals »[5]. Cette définition comprend aussi la richesse générée hors de l’économie réelle. L’exemple le plus frappant est l’Irlande, pour qui, en 2015, le taux de croissance réelle du PIB a officiellement dépassé les 25 %, grâce à la prise en compte de l’activité des multinationales attirées par une fiscalité avantageuse. Ces distorsions méthodologiques doivent permettre de relativiser la pertinence de certaines mesures.

La croissance ne comprend pas non plus la mesure de la destruction de certaines ressources. Jean-Marc Jancovici montre l’absence de prise en compte des stocks naturels dans l’économie classique : « le PIB est aussi égal à la rémunération totale des acteurs humains qui ont concouru à la production des biens et services « finaux » à partir de ressources naturelles gratuites. Bien sûr, il arrive que l’on paye quelque chose à quelqu’un pour disposer d’une ressource, mais ce quelqu’un n’est jamais celui qui l’a créée, ou qui a le pouvoir de la reconstituer, il en est juste le propriétaire du moment. Personne ne peut créer du calcium ou du minerai de fer ». En d’autres termes, le PIB correspond aux salaires, plus-values, rentes et rémunérations diverses des hommes et des agents économiques : le PIB mesure bien la valeur ajoutée que nous créons, mais pas ce que nous consommons pour y parvenir. Il n’y a pas de prix des ressources naturelles consommées en dehors de celui du capital et du travail humain nécessaire à leur extraction. Pour Jean-Marc Jancovici, et le rapport Meadows avant lui, dans ce calcul nous oublions les charges qui tôt ou tard (et plus tôt que tard) gêneront notre croissance : l’utilisation de ressources non renouvelables et la pollution.

Il n’y a pas de prix des ressources naturelles consommées en dehors de celui du capital et du travail humain nécessaire à leur extraction.

Dernier élément, les circuits courts et à la désintermédiation, s’ils se généralisent, créent à l’échelle macro, une réduction des richesses produites. Comme le soulevaient les partisans du revenu universel ou du salaire à vie, le pain fait maison ou un buisson taillé soi-même ne produit pas de richesse, alors que l’appel à un tiers professionnel pour cette tâche en produit. Or cette intermédiation a une empreinte carbone importante ne serait ce qu’au regard des transports et de l’occupation d’infrastructures. Là encore, il est question d’indicateurs et de pertinence de la mesure.

Donner un autre sens aux investissements et à l’innovation

Le progrès est assimilé à une visée productiviste. Pour le dire rapidement, l’innovation industrielle a permis une évolution quantitative – consommer moins de matières premières lors de la production afin de produire plus d’unités – et qualitative – l’innovation permet d’ajouter de la valeur à une production, d’organiser une montée en gamme qui génère un accroissement de richesse. Que le progrès prenne en compte le principe de ressource limitée pour optimiser son utilisation n’est pas nouveau, mais jusqu’à aujourd’hui l’objectif est celui de la rentabilité.

Organiser la transition et la résilience de nos villes, de nos infrastructures pour répondre à l’urgence climatique ne rend pas évidente la production de richesse immédiate, tandis que le caractère « innovant » fait consensus.

Le progrès ne signifie pas pourtant nécessairement l’augmentation des richesses. Organiser la transition et la résilience de nos villes, de nos logements et de leur isolation, de nos moyens de transports, de nos infrastructures pour répondre à l’urgence climatique ne rend pas évidente la production de richesse immédiate, tandis que le caractère « innovant » fait consensus. L’innovation réellement verte ne sera vraisemblablement pas rentable.

Un avenir fait de la réduction de notre production et de notre consommation est de plus en plus envisageable et envisagé. Tout est à faire : réduction drastique d’emballages, objets plus durables et solides, désintermédiation et concentration des chaînes de production. C’est à cette fin que doit s’atteler le progrès technique. C’est même présent dans notre constitution, à l’article 9 de la Charte de l’environnement : la recherche et l’innovation doivent apporter leur concours à la préservation et à la mise en valeur de l’environnement. Selon cette perspective d’avenir, chaque pas dans cette direction constitue alors un progrès. Un progrès décroissant donc, qui fait aujourd’hui figure d’oxymore, alors qu’en réalité, il existe déjà, à petite échelle, tous les jours.

La démarche nécessaire n’est donc pas de se poser la question pour ou contre le progrès technique, mais celle de définir la trajectoire du progrès, et son lien avec le modèle de société souhaité.

[1] Et si le changement climatique nous aidait à sortir de la crise ? Anais Delbosc Christian de Perthuis (2012)

[2] «  La gauche décroissante rejette le progrès et abandonne son humanisme » https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/01/11/la-gauche-decroissante-rejette-le-progres-et-abandonne-son-humanisme_5407563_3232.html?xtmc=decroissance&xtcr=18&fbclid=IwAR3dE0XBaOb6Vh1VztxREQThk2L4SCJo0nibusOwTE6mR3I3X02ynVc3DZ0

[3] Jean-Marc Jancovici est un ancien élève de l’École polytechnique (1981) et ingénieur civil diplômé de l’École nationale supérieure des télécommunications  1986). Il collabore de 2001 à 2010 avec l’ADEME pour la mise au point du bilan carbone dont il est le principal développeur. Il fut ensuite membre du comité stratégique de la Fondation Nicolas Hulot, avant de fonder son cabinet de conseil Carbone4. Site internet : https://jancovici.com/

[4] Pour passer de l’énergie primaire à l’énergie finale, il faut alors faire intervenir le rendement de l’installation de conversion (typiquement une centrale électrique dans le cas de l’électricité) et éventuellement du transport.

[5]La comptabilité nationale” de Jean-Paul Piriou, Editions La Découverte (2003).

Pourquoi le monétarisme n’arrive pas à relancer l’économie : la réponse de Kaldor

©CHARLES WEISS

Né en 1908 en Hongrie, Nicholas Kaldor rejoint à la fin des années 1920 la London School of Economics. Il est dans un premier temps le disciple de Friedrich Hayek, avant de rejoindre, comme Joan Robinson, le Circus de John Maynard Keynes. Pendant la Seconde Guerre Mondiale, il est membre de la commission de William Beveridge, dont les rapports constitueront les bases de l’État Providence britannique à l’issue de la guerre, et se rapproche du parti travailliste. Il s’opposera vigoureusement aux « keynésiens de la synthèse » (notamment Robert Solow et Paul Samuelson) dans les années 1950 et 1960 avant de combattre les thèses monétaristes dans les années 1970 et 1980, et devient une des figures centrales de l’économie post-keynésienne, aux côtés de Joan Robinson et de Michal Kalecki. Nous présenterons ici une de ses contributions majeures, à savoir sa critique du monétarisme. L’actualité de cette contribution est criante compte tenu de la relative inefficacité des politiques monétaires dites « non-conventionnelles » mises en place par la Banque Centrale Européenne quelques années après la crise des subprimes.


À la suite des bouleversements des années 1970 – fin du système monétaire de Bretton Woods, chocs pétroliers et remise en cause du modèle de production fordiste – les théories keynésiennes semblent a priori incapables d’apporter des réponses aux nouveaux problèmes des économies occidentales. Le courant monétariste, dont la figure de proue est Milton Friedman, s’engouffre dans la brèche et séduit de plus en plus d’économistes et de dirigeants politiques en quête de solutions. Un des principes au cœur de la théorie monétariste consiste à concevoir l’inflation comme étant la conséquence d’une croissance excessive de la masse monétaire. L’inflation, qui est « partout et toujours un phénomène monétaire » (Friedman), doit être jugulée par le biais d’une baisse de l’offre de monnaie. De plus, les variations de la masse monétaire ne sauraient affecter les facteurs réels de la croissance : le progrès technique, la croissance de l’offre de travail ou bien encore le taux de formation du capital sont le fruit du libre jeu du marché dans une économie qui s’autorégule. La monnaie est « exogène », neutre, un « voile jeté sur les échanges ». Il s’agit donc d’une réactualisation de la très ancienne théorie quantitative de la monnaie.

Or, pour Nicholas Kaldor, cette conception du fonctionnement de l’économie est purement imaginaire. Cela le conduit à publier en 1982 Le Fléau du Monétarisme, un ouvrage ayant pour objet la remise en cause de la théorie monétariste. Selon lui, l’offre de monnaie est endogène : elle trouve son origine dans la demande de crédit des entreprises. La banque centrale ne pouvant refuser de refinancer les banques de second rang au risque de mettre en danger le système bancaire, l’offre de monnaie et la masse monétaire ne sont donc pas directement contrôlables. Dès lors, on comprend pourquoi les monétaristes ont prôné des politiques visant à réduire la demande de monnaie, via une hausse des taux d’intérêt. Mais, selon Kaldor, une telle mesure pour juguler l’inflation s’avère bien souvent inefficace, du moins tant que la demande de crédit n’est pas trop sensible au taux d’intérêt.[i]

Dès lors, comment expliquer l’inflation ? Pour Kaldor, les phénomènes inflationnistes des années 1970 sont avant tout dus à un renchérissement des coûts (matières premières, hausse des salaires, etc.). Et si la hausse des taux d’intérêt parvient parfois à juguler l’inflation, ce n’est pas parce qu’elle produit une baisse de la demande de monnaie, mais plutôt parce qu’elle engendre, via le canal du taux de change, une surévaluation monétaire sur le marché des changes qui rend instantanément les exportations moins rentables. Par conséquent, les entreprises du pays où les taux d’intérêt ont augmenté sont livrées à une féroce concurrence et se voient obligées de baisser au maximum leurs prix (en comprimant les salaires ou leurs marges) pour survivre. Les entreprises qui ne peuvent pas supporter le choc disparaissent, ce qui engendre du chômage et une récession. D’autre part, une augmentation des taux d’intérêt tend à « calmer » les revendications salariales, car les entreprises dans lesquelles elles surgissent ne peuvent plus se permettre de telles augmentations.

C’est précisément via cet enchaînement causal que Margaret Thatcher est parvenue à juguler l’inflation après son arrivée au pouvoir en 1979. La hausse des taux d’intérêt peut donc être efficace pour lutter contre l’inflation, mais ceci n’a rien à voir avec la masse monétaire. Nicholas Kaldor écrit ainsi[ii] :

« […] après l’explosion inattendue des prix et des salaires britanniques en 1980-1981, le monétarisme strict fut mis au placard… Á la place de Milton Friedman, le gouvernement s’est tourné vers une politique keynésienne inversée »

Exemple de keynésianisme inversé sous Thatcher
©Raphaël Ibgui

Si les politiques dites « non-conventionnelles » mises en œuvre par les Banques centrales après la crise économique de 2007-2008 ont eu une efficacité limitée, c’est précisément parce qu’elles n’intègrent pas le caractère endogène de la monnaie. Dès lors, un pan entier de la critique kaldorienne de la théorie monétariste reste, comme nous allons le voir, d’actualité.

La politique « d’assouplissement quantitatif » avait pour objectif de racheter certains actifs illiquides des banques privées (titres de créance publique ou titres adossés à des créances hypothécaires), ce qui permettait à celles-ci d’accroître leurs liquidités et leurs réserves. Ces dernières reconstituées, il devait logiquement en résulter une reprise des prêts bancaires et de l’investissement via une baisse des taux d’intérêt. L’activité économique aurait donc été stimulée.

“En réalité, si les banques ne prêtent pas autant qu’escompté, c’est avant tout parce qu’elles estiment que la solvabilité des agents économiques n’est pas suffisante. Autrement dit, cela signifie que l’activité économique est trop faible en l’absence de politique budgétaire volontariste.”

Or, plutôt que d’utiliser ces réserves pour augmenter le nombre de prêts, les banques de second rang ont bien souvent préféré les placer auprès des banques centrales et être rémunérées pour cela, et ce malgré l’instauration d’une taxe sur les réserves comme ce fut le cas en Suisse. Dès lors, les politiques non-conventionnelles telles que l’assouplissement quantitatif ont généré une hausse de la base monétaire bien plus rapide que celle de la masse monétaire en circulation : les bilans des banques centrales ont augmenté bien plus rapidement que la croissance du PIB. A titre d’exemple, le bilan de la BCE est passé de près de 2200 Md€ en mars 2015, date du début de la politique d’assouplissement quantitatif, à 4600 Md€ mi 2018.

En réalité, si les banques ne prêtent pas autant qu’escompté, c’est avant tout parce qu’elles estiment que la solvabilité des agents économiques n’est pas suffisante. Autrement dit, cela signifie que l’activité économique est trop faible en l’absence de politique budgétaire volontariste.  En effet, les réserves des banques de second rang n’étant pas la cause de l’accroissement des prêts, mais leur conséquence, les augmenter artificiellement via la politique d’assouplissement quantitatif n’est pas efficace si l’activité économique n’est pas stimulée simultanément.

Comme le laissait déjà entendre Keynes, la politique monétaire ne peut donc se substituer à la politique budgétaire. Elles sont complémentaires. En ne permettant pas le prêt direct aux États, et en interdisant le recours au déficit public pour stimuler l’économie, le cadre institutionnel de l’Union européenne constitue donc un obstacle à une reprise économique solide.


[i] En réalité, la hausse des taux d’intérêt engendre une hausse de la masse monétaire. Voir les explications dans cet article par en 1983 dans le Monde Diplomatique: https://www.monde-diplomatique.fr/1983/12/VERGARA/37736

[ii] Nicholas Kaldor, The Economic Consequences of Mrs. Thatcher , Duckworth, Londres, 1983.

Comment la gouvernance de la zone euro creuse les écarts de richesses entre pays européens

https://www.flickr.com/photos/eppofficial/13598392484
Jean-claude Juncker, ex-président de la commission et ex-Premier Ministre luxembourgeois, symbole de la concurrence fiscale en Europe

Alors que la monnaie unique était attendue comme un élément de convergence économique entre les différents pays de l’eurozone, ses règles de gouvernance fondées sur l’extension ininterrompue de la concurrence et la lutte contre l’inflation ont achevé d’accentuer les écarts de richesse entre pays, rendant toujours plus hypothétique une éventuelle réforme de la construction européenne.


Au moment de la formation de la zone euro, les économistes libéraux s’évertuaient à défendre les mérites d’une zone monétaire unique. Dans la droite ligne des partis de gouvernements, ces économistes voyaient en l’euro le point terminal de l’intégration européenne. La fin des monnaies nationales promettait deux choses : d’une part un approfondissement des échanges commerciaux intra-européens, et d’autre part une profonde convergence des niveaux de richesse entre États membres. Cependant, les règles de gouvernance propres à l’eurozone ont très vite mis à mal les mécanismes susceptibles de satisfaire ces deux promesses, conduisant à la satisfaction exclusive de la première, le libre-échange, au mépris de la seconde, l’harmonisation des richesses.

Trois éléments de la gouvernance européenne participent au creusement des divergences économiques entre pays membres : la liberté de circulation des capitaux, le taux de change de la monnaie unique et la politique anti-inflation de la Banque Centrale Européenne (BCE).

La liberté des capitaux, cœur de la polarisation industrielle en Europe

La liberté des capitaux fut longtemps perçue comme un élément clé de la résorption des écarts de développement entre pays européens. La théorie économique dominante en la matière au tournant des années 2000 était celle des économistes Frankel et Rose : d’après eux, le partage d’une monnaie unique entre pays possédant des taux d’intérêts nationaux divergents devait conduire les investisseurs institutionnels à orienter leurs capitaux vers les pays à taux d’intérêt élevé. Ces pays a priori en retard auraient ainsi bénéficié d’un afflux de capitaux à même de financer l’investissement et de générer davantage de croissance économique. Toutefois, les faits ont démontré que si un afflux de capitaux des pays du Nord vers ceux du Sud de l’Union Européenne a bien eu lieu au cours des années 2000, l’écrasante majorité de ces nouveaux capitaux étrangers était de nature dite « improductive », composée d’investissements spéculatifs sur le marché immobilier et financier. Ce large mouvement de capitaux, loin de contribuer à rééquilibrer le pouvoir économique au sein de la zone euro, a au contraire été générateur d’instabilité économique majeure dans les pays d’Europe du Sud, la grave crise de l’immobilier espagnol en 2008 en étant l’exemple le plus révélateur. À l’inverse, la liberté de circulation des capitaux a contribué à concentrer davantage les investissements internationaux dits “productifs” dans l’industrie ou les services hors-financiers au cœur de l’Europe (Allemagne, Benelux voire en France), ces investisseurs profitant de la centralité géographique de ces régions pour s’implanter plus aisément sur le marché intérieur.

« Si un afflux de capitaux des pays du Nord vers ceux du Sud a bien eu lieu au cours des années 2000, l’écrasante majorité de ces nouveaux capitaux étrangers était de nature « improductive », composés d’investissements spéculatifs sur le marché immobilier et financier »

L’euro fort, conséquence d’une politique monétariste de la BCE

Avec le choix politique d’assumer un euro fort, l’Europe avantage mécaniquement les pays à spécialisation industrielle portant sur des marchés haut de gamme, notamment l’Allemagne, au détriment des pays d’Europe du Sud spécialisés sur des filières industrielles de milieu de gamme comme la France, l’Italie et l’Espagne. L’Allemagne a de fait fondé son modèle économique sur une politique mercantiliste d’exportation de biens industriels (l’exportation représente 47,2% du PIB allemand, contre 30,9% pour la France). L’euro fort permet à l’Allemagne d’exporter ses véhicules, machines-outils et produits chimiques à des prix supérieurs sur des marchés relativement moins sensibles au prix que les marchés à l’export des entreprises françaises, italiennes ou espagnoles. Simultanément, l’euro fort a précarisé les industries des pays du Sud en dégradant leur compétitivité-prix, renforçant ainsi la polarisation industrielle de l’Europe autour de l’axe rhénan.

Au-delà de la simple augmentation générale des prix, l’inflation possède dans le domaine financier la propriété d’alléger nominalement la dette des débiteurs au détriment des créanciers. En plafonnant la cible d’inflation à 2%, la BCE a mené pendant des années des politiques monétaires restrictives qui, par l’assèchement du crédit bancaire, ont maintenu la zone euro dans une phase économique difficile. La comparaison avec la FED ou la Bank of England au moment de la crise de 2008 démontre les effets économiques néfastes de l’acharnement de la BCE sur la question inflationniste : ces deux autres banques centrales ont immédiatement redescendu leur taux d’intérêt directeur à un niveau proche de 0% et lancé dans la foulée des politiques monétaires non conventionnelles dites de « quantitative easing » en faisant massivement tourner la planche à billets pour recapitaliser les banques, injecter de la liquidité sur les marchés financiers et relancer le crédit.

À l’inverse, la zone euro s’est distinguée par son respect de la croyance ordo-libérale allemande par son refus de créer en masse de la monnaie et l’injonction faite aux pays  budgétairement considérés comme laxistes de pratiquer de sévères politiques de rigueur. Ces politiques pro-cycliques ont généré chômage de masse, pauvreté endémique, émigration de la jeunesse et troubles institutionnels récurrents.

« À l’inverse, la zone euro s’est distinguée par son respect de la croyance ordo-libérale allemande par son refus de créer en masse de la monnaie et l’injonction faite aux pays dits budgétairement laxistes de pratiquer de sévères politiques de rigueur »

Alors que bon nombre d’économistes libéraux sont persuadés que la crise de l’euro est derrière nous, l’inefficacité de la gouvernance européenne constitue un risque structurel susceptible de replonger l’eurozone dans la récession. Le caractère inégal des règles du jeu européen a déjà incité de nombreuses régions de l’Europe à entrer dans l’engrenage de la concurrence fiscale et sociale :

  • Fiscale tout d’abord, car l’Europe abrite en son sein un nombre considérable de paradis fiscaux qui, en aspirant les capitaux des riches contribuables et des grands groupes, affaiblissent toujours plus la capacité d’action et de réforme des États.
  • Sociale ensuite, car la disparition définitive de toute possibilité de dévaluation de la monnaie a suscité l’émergence de ce que les économistes et grands médias nomment poliment « des dévaluation internes », à savoir des baisses drastiques de salaires apparus entre 2011 et 2013 au moment de la crise de l’euro dans les pays du Sud de l’eurozone.

« Le caractère inégal des règles du jeu européen a déjà incité de nombreuses régions de l’Europe à entrer dans l’engrenage de la concurrence fiscale et sociale »

Face à ce constat sombre sur l’échec actuel de la convergence économique européenne, le courant européiste poursuit sa défense politique de l’Europe actuelle, supportant pour l’Europe un horizon fédéral synonyme à leurs yeux de promesses infinies. Toutefois, les écarts économiques régionaux, en forte hausse sous l’impulsion d’une gouvernance économique européenne inopérante, ont généré partout des tensions sociales et politiques de plus en plus fortes contre l’Europe, réduisant l’horizon fédéral au rang de simple utopie européiste.

 

 

10 ans après, une nouvelle crise financière ?

©geralt. Licence : CC0 Creative Commons.

Malgré une légère reprise, les nuages s’amoncellent sur l’économie mondiale. Le monde de la finance arrive progressivement à maturité pour une nouvelle crise financière.

La grande agitation politique et sociale de la période actuelle nous aurait presque fait oublier comment nous en sommes arrivés là. C’est pourtant bien la crise financière et économique de 2007-2008 qui explique en partie le chaos et les incertitudes actuelles, en même temps qu’elle a fait naître des nouveaux types de mouvements de protestation de masse tels qu’Occupy Wall Street ou le 15M. Jamais vraiment résorbé depuis, excepté pour la minorité oligarchique aux commandes, le plus gros krach d’après-guerre a pourtant laissé des traces : l’économie américaine est bel et bien en train d’être dépassée par celle de la Chine, l’Europe du Sud a enduré un massacre social sans grand résu

ltats sur la baisse des déficits et du chômage, et la plupart des pays du monde pataugent dans une zone d’incertitude en surnageant avec peine au-dessus de la récession et de la déflation. Dans les grandes institutions financières, on redoute depuis quelques temps déjà un nouveau krach d’une ampleur inégalée alors que le pire a été évité de peu durant l’été 2015 après les turbulences des marchés chinois et la possibilité d’un « Grexit ». Depuis, la croissance mondiale a timidement accéléré mais les nuages à l’horizon s’accumulent. C’est le FMI qui le dit. Une nouvelle crise financière d’ampleur est-elle probable dans un futur proche ? En tout cas, tous les ingrédients sont réunis et personne ne semble vraiment savoir comment y répondre.

 

Un contexte financier global intenable

Les facteurs susceptibles de provoquer une nouvelle crise sont nombreux : non seulement la réponse à la crise de 2007-2008 n’a pas été à la hauteur, mais en plus de nombreuses nouvelles bulles spéculatives ont émergé, encouragées par les politiques monétaires expansives.

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:JUSTRADER_Salle_de_Trading.jpg
Une salle de trading. ©Justrader. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.

Malgré les promesses d’assainissement du système financier faites après la crise, très peu a été fait. Ainsi, l’évasion et l’optimisation fiscale vers les paradis fiscaux se portent à merveille, et grèvent toujours plus le budget des États alors que cet argent pourrait servir à relancer l’économie sur des projets d’avenir ou à alléger la charge de la dette. Les maigres régulations des marchés financiers n’ont pas non plus empêché les banques géantes de grossir encore et de bénéficier d’avantages dont ne disposent pas leurs concurrentes, comme un sauvetage en dernier recours par les États. Les fameux monstres de créances « too big to fail » sont moins nombreux mais encore plus imposants. Les péripéties de la Deutsche Bank, de la Banco Popular ou de nombreuses banques italiennes, toutes gorgées de créances quasi irremboursables, ont déjà suffi à donner des cheveux blancs à de nombreux dirigeants politiques contraints d’assurer leur sauvetage in extremis. Une crise généralisée achèverait donc sans doute ces grandes institutions financières, et causerait une pagaille sans précédent.

En parallèle, les rares avancées obtenues après la crise sont remises en cause les unes après les autres : l’administration Trump a démantelé une large partie de la loi Dodd-Frank, ensemble de régulations des marchés financiers mis en place par Obama, mais aussi la règle dite “Volcker”, qui empêche les banques commerciales de faire certains investissements risqués, tandis que les financements du bureau de protection des consommateurs, autre création démocrate, ont été diminué, et que Donald Trump peut désormais en virer le directeur à sa guise. En France, Emmanuel Macron avait annoncé en catimini sa volonté de déréguler largement le secteur financier durant la campagne, ce qui a attisé les inquiétudes de la plupart des acteurs concernés. Enfin, le Parlement Européen vient de réautoriser la titrisation – même si celle-ci n’avait jamais disparu – ce processus financier complexe qui permet de vendre des packs de titres, en incluant souvent des produits pourris, de manière très opaque. Les arguments sont toujours les mêmes : la crise appartient au passé et il est nécessaire de faciliter le financement des entreprises sur les marchés à tout prix. Tant pis si cela se révèle être le moindre des soucis des entrepreneurs et que le danger d’une nouvelle crise gonfle chaque jour. Par ailleurs, les taux de financement des entreprises ont largement baissé, il y a donc peu d’avantages à déréguler de ce point de vue.

Les niveaux records des indices boursiers du monde entier, en contradiction totale avec l’état de l’économie réelle révèlent un secret de Polichinelle : les bulles spéculatives se sont développées dans de nombreux domaines : les crédits subprimes sur les automobiles aux Etats-Unis, les prêts étudiants, l’immobilier espagnol, la survalorisation d’entreprises dans le secteur high-tech… Les survalorisations de certaines entreprises sont manifestes, par exemple Uber et ses 70 milliards de dollars pour un business model juridiquement incertain et une incapacité à dégager des profits.

Mais c’est la Chine qui fait le plus frissonner les économistes : Depuis 2008, des investissements de relance tous azimuts ont été lancés pour compenser la baisse des exportations vers le reste du monde. Le maintien d’un taux de croissance à deux chiffres a peut-être aidé le parti unique à se maintenir au pouvoir, mais il n’a pas été gratuit. L’État central conserve une dette et un déficit faible (respectivement 40% et 3% du PIB), mais certaines régions atteignent des niveaux d’endettement proches du défaut de paiement et les entreprises publiques sont endettés à 115% du PIB. Un endettement abyssal qui

n’aura en plus que peu aidé l’économie réelle et le quotidien des chinois : des sommes gigantesques ont été dépensées dans des projets absurdes, inutiles, non rentables et souvent liés à des affaires de corruption et accentuant les niveaux de surproduction dans certains domaines, tel que l’acier ou les centrales au charbon. Ajoutez-y des statistiques officielles qui suscitent peu la confiance et un marché financier complètement hors de contrôle et l’on comprend que le pays ait récemment perdu son Triple A auprès de l’agence de notation Moody’s…

Une politique monétaire nocive et qui s’épuise

Au vu des déséquilibres de l’économie mondiale, des nombreuses bulles ou de la folie court-termiste et suiviste des marchés financiers, on est donc en droit de craindre le pire. Mais ce n’est pas tout : le recours à des politiques monétaires non-conventionnelles fait également craindre l’absence d’outils efficaces pour soutenir une reprise de l’activité en cas de nouvelle crise. Cette politique, de plus, est en grande partie responsable de l’abondance de liquidités sur les marchés financiers, ce qui favorise la spéculation et les prises de risque excessives.

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/b/bd/Selected_central_bank_rates.png
L’évolution des directeurs de la BCE, de la FED et de la Bank of England depuis 2001. ©MartinD. Licence : domaine public.

Durant la crise financière de 2008, les établissements financiers n’avaient plus assez confiance en leurs concurrents pour accepter de leur prêter – il s’agit d’un blocage sur le marché interbancaire -, en raison du risque de faillites imminentes de banques. Cette asphyxie du marché se répercuta alors sur l’offre de crédit des banques à leurs clients, entreprises et particuliers, et déclencha une crise économique. Pour éviter une faillite généralisée, les banques centrales ont été contraintes de faciliter l’accès aux prêts en diminuant les taux d’intérêts directeurs qu’elles pratiquent vis-à-vis des banques commerciales, et surtout en ouvrant des programmes de rachats d’actifs. En faisant tomber ces taux à des niveaux proches de zéro très rapidement, les banques centrales ont non seulement facilité la recapitalisation des banques, mais aussi la baisse des taux d’intérêts que celles-ci pratiquent à l’égard de leurs clients, ce qui vise à relancer l’économie réelle en facilitant l’emprunt.

Dans la théorie keynésienne, l’usage conjoint de ces politiques monétaires dites expansives – car elles augmentent la masse monétaire en circulation – et de politiques budgétaires de relance, est censé relancer rapidement l’économie ; une fois celle-ci en meilleure santé, vient le temps de la réduction des déficits publics et de la remontée des taux d’intérêts directeurs. Pourtant, cela n’a pas été le cas après 2008 car les politiques de relance ont été menées durant trop peu de temps – notamment en raison des craintes sur la soutenabilité des dettes publiques dans la zone euro au début des années 2010 -, et car rien n’a été fait pour réduire les inégalités de revenu. Ainsi, depuis 2008, les salaires réels ont largement stagné en Europe de l’Ouest et aux Etats-Unis, et la quasi-totalité des nouveaux revenus sont allés à une minorité aisée. Les conséquences d’une telle situation sont désastreuses : les masses de liquidités considérables mises en circulation sont majoritairement allées vers la spéculation, alimentant de nombreuses bulles alors que l’économie réelle peinait à se relancer. Les niveaux historiquement hauts des indicateurs boursiers tel que le Dow Jones, le CAC40 ou du S&P 500, en contradiction totale avec la reprise médiocre de l’activité réelle, en témoignent.

Parallèlement, les stocks colossaux de créances pourries possédés par les banques et les difficultés de financement des États – certaines dettes étant de moins en moins considérées comme de bons placements – ont conduit les banques centrales à racheter ces titres dont personne ne voulait au travers des politiques dites de « Quantitative Easing ». Les bilans des banques centrales (total de leurs actifs et de leurs passifs), réputées pour être des institutions stables, ont donc explosé, en même temps que le risque d’une nouvelle crise augmentait.

Le bilan de la FED, de la BCE et de la Banque du Japon.

Les taux d’intérêts des banques centrales ont très légèrement amorcé leur remontée depuis quelques mois en raison de la modeste amélioration de la santé des économies, principalement aux Etats-Unis. La BCE va quant à elle maintenir son programme de QE pour l’année prochaine, mais à un rythme réduit aux alentours de 30 milliards d’euros par mois. Mais au rythme actuel, il faudra de nombreuses années pour que les taux d’intérêt directeurs remontent suffisamment et que les bilans s’assainissent assez pour que la situation redevienne normale. Les banques centrales n’ont sans doute pas ce temps-là devant elles. C’est alors que la situation pourrait devenir apocalyptique : avec des taux d’intérêts directeurs déjà proches de zéro et des bilans gorgés de crédits pourris, même les outils “non-conventionnels” actuellement utilisés par les banques centrales ne suffiraient plus.

Une nouvelle crise pourrait alors non seulement mettre à terre les colosses financiers « too big to fail », mais aussi la confiance dans les banques centrales et la valeur des monnaies qu’elles émettent. Ce qui pourrait se traduire par une montée en flèche de l’inflation, voire un effondrement du système monétaire actuel. Avec des États qui se retrouveraient surendettés et qui ne pourraient plus espérer le rachat de leurs titres par les banques centrales, les derniers maillons réputés fiables du système financier tomberaient. La suite ne ressemblerait alors à rien de connu.

Quelques préconisations pour éviter le pire

La fuite en avant actuelle est donc intenable ; comme le résume Alfonso Lopez de Castro, directeur de la Financia Business School, « La question n’est plus de savoir s’il y aura un krach, puisque krach il y aura. La question est de savoir quand il aura lieu ». Il est donc temps de nettoyer en profondeur le système financier, ce qui est d’ailleurs la fonction d’une crise.

Tout d’abord, les mesures de régulation et de contrôle du secteur financier doivent être renforcées et non affaiblies : le shadow banking, système de financement qui outrepasse les banques d’investissement, doit être mis hors d’état de nuire, les crédits toxiques interdits et les provisions des banques encore renforcées. Une taxe sur les transaction financière, sans cesse promise et repoussée, et une interdiction du trading haute fréquence, technique algorithmique et informatique d’achat et de vente d’actions en quelques millisecondes qui est l’incarnation même du mimétisme et du court-termisme qui règnent sur les marchés financiers, permettraient de limiter sérieusement la spéculation nuisible et la sensibilité au cycle. Les pouvoirs et les moyens des autorités de surveillance du secteur doivent aussi être accrus si l’on veut être certains d’un changement en profondeur des pratiques du secteur.

Parallèlement, la politique monétaire mondiale doit retourner le plus vite possible à une situation normale, ce qui signifie la fin du Quantitative Easing et la remontée progressive des taux directeurs. C’est ce à quoi procèdent lentement et délicatement les banques centrales, mais si cet effort ne va pas de pair avec la régulation des marchés, les bulles spéculatives peuvent éclater. D’aucuns argueront que la fin de la politique monétaire expansive actuelle risquerait de nous pousser vers la déflation. Il est pourtant nécessaire de rappeler que si l’inflation et la reprise de l’économie demeurent si faibles, ce sont avant tout les politiques d’austérité, de réduction de la commande publique, de destruction des services sociaux et les 21.000 milliards qui dorment dans les paradis fiscaux qui en sont responsables. Au lieu de coupler une politique monétaire accommodante avec une relance budgétaire comme le préconise Keynes, nous avons pris le chemin de l’austérité dès les premières années qui ont suivi la crise, avec pour effet de mettre en péril la reprise et d’encourager une spéculation débridée sur des marchés pauvres en titres solides.

C’est pourquoi la structure de l’économie mondiale doit absolument être rééquilibrée : les excédents commerciaux de l’Allemagne et de la Chine sont trop élevés, de même que les déficits commerciaux d’autres pays, notamment les États-Unis d’Amérique. Il est également impératif de se redonner des marges de manœuvre budgétaires afin de mettre en place des politiques de relance basées sur la redistribution et la transition écologique. Certes, les faibles taux auxquels empruntent les États actuellement sont une opportunité à saisir, mais rien ne sera vraiment possible sans une lutte acharnée contre l’évasion et l’optimisation fiscale, le blanchiment d’argent et l’économie informelle. De nombreux pays doivent enfin sortir au plus vite de leur dépendance aux matières premières, qu’il s’agisse des hydrocarbures, de ressources minières ou agricoles. La situation épouvantable du Venezuela, désormais au bord du défaut de paiement, illustre combien une nation peut sombrer lors de variations de prix brutales que la spéculation accentue. La structure intérieure des économies n’est pas moins importante : les écarts de revenus actuels sont indéniablement nocifs.

Les défauts majeurs de l’économie et du monde financier actuels sont structurels : les réformer en profondeur sera nécessairement douloureux et long, mais c’est impératif. Car si une crise financière et économique prochaine paraît certaine dans le contexte actuel, tout doit être fait pour en réduire l’ampleur.

Crédits photo :

https://pixabay.com/p-598892/?no_redirect

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/6/68/JUSTRADER_Salle_de_Trading.jpg

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/b/bd/Selected_central_bank_rates.png

https://www.lesechos.fr/medias/2017/05/12/2086250_0212065101978_web_tete.jpg