Le F-35, symbole de la décadence du complexe militaro-industriel américain

Un avion F-35.
Un avion F-35.

Supposé être le joyau de l’armée de l’air américaine, le F-35 est en proie à des dysfonctionnements et à des dépassements de coûts depuis des années. Pourtant le Congrès continue d’en commander de nouveaux exemplaires. Une hérésie qui illustre le poids du lobby militaro-industriel sur la politique américaine. En effet, le pouvoir acquis par les sociétés d’armement, dont Lockheed Martin, explique le consensus bipartisan préférant financer des armes plutôt que de mettre en place une protection sociale minimale. Article de Michael Brenes, historien à l’Université de Yale et auteur chez notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

En décembre dernier, les images spectaculaires du crash d’un avion Lockheed Martin de type F-35B sur une base de l’armée de l’air à Fort Worth (Texas), ont fait le tour d’Internet. La vidéo de trente-sept secondes montre l’avion en vol stationnaire au-dessus d’une piste suivie d’un atterrissage, d’un rebond et du déboîtement de la roue avant, ce qui conduit l’avion à piquer du nez et à se mettre à tourner dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Incapable de reprendre le contrôle de l’appareil, le pilote finit par s’éjecter, mais subira des blessures graves. Cet accident tragique n’est que le dernier d’une longue série de crashs de F-35 : deux autres ont été recensés en 2022, dont un en octobre sur une base de l’Air Force dans l’Utah.

Si la séquence est devenue virale, c’est sans doute à cause de la manière déconcertante et absurde dont le crash s’est produit : le F-35 y ressemble plus à un avion en papier ballotté par la brise qu’à un bijou de technologie valant 100 millions de dollars. En outre, le F-35 est devenu le symbole des mauvaises priorités politiques des Etats-Unis : l’empressement, tant chez les Républicains que chez les Démocrates, à financer des outils de guerre plutôt que de faire d’autres choses plus socialement productives avec les fonds fédéraux, comme développer des logements abordables, s’attaquer aux inégalités, instaurer des congés maternité et des services de crèche…. Vu sous cet angle, les échecs du F-35 deviennent un miroir des nôtres, de l’éternelle incapacité des États-Unis à se tourner vers l’intérieur plutôt que vers l’extérieur pour résoudre ses problèmes. Les innovations dans le domaine de la guerre sont exigées pour satisfaire nos angoisses face à la « concurrence » avec la Chine, ainsi que nos angoisses quant à l’avenir de la suprématie américaine.

« Nous avons dépensé 1,7 trillion de dollars (soit 1.700 milliards, ndlr) sur ce F-35 », a tweeté le commentateur Kyle Kulinski en réponse au crash. Pas tout à fait. Certes, ce chiffre correspond au coût total prévu sur 66 ans, qui n’est donc pas encore réel. Mais un chiffre aussi élevé – équivalent au montant du projet de loi sur les dépenses récemment approuvé par le Congrès pour maintenir le fonctionnement du gouvernement fédéral l’année prochaine et au total de la dette étudiante sous forme de prêts fédéraux – en dit long sur la gabegie financière du Pentagone. Toutefois, on ne saurait résumer le F-35 à son coût exorbitant. Son histoire est emblématique du complexe militaro-industriel américain.

Le Congrès impuissant face à Lockheed Martin

La saga du F-35 a débuté il y a maintenant plus de vingt ans. Après la guerre froide, l’armée de l’air souhaitait remplacer les avions de chasse F-16 devenus désuets. Après avoir reçu des offres concurrentes de Lockheed et Boeing, le Pentagone a passé commande auprès de Lockheed pour un nouvel avion de combat en 2001. Le F-35 fait ses débuts en 2006. Mais depuis plus de quinze ans que les F-35 sortent des chaînes de production, les difficultés s’enchaînent : le poids de l’avion, son logiciel, et même sa capacité à manœuvrer correctement posent problème. En 2015, après plus d’une décennie d’investissements, alors que l’avion devait encore coûter moins de 1.000 milliards de dollars, le F-16 se révélait toujours être plus performant.

Pourtant, les problèmes qui ont affligé le F-35 n’ont rien d’une anomalie. Le F-35 est en effet le pur produit du fonctionnement du système de défense américain, du processus d’acquisition auprès de grands groupes et des relations public-privé entre l’armée, les entrepreneurs de la défense et le Congrès. Un système qui s’est mis en place au début de la Guerre froide.

Les articles sur les dysfonctionnements du F-35, les dépassements de coûts pour résoudre ces problèmes et les audiences du Congrès qui réprimandent – avec une certaines légèreté, voir de la sympathie – le Pentagone et les dirigeants des entreprises de défense pour ces retards et les dépenses excessives, rappellent ceux du C-5A Galaxy. Emblématique des « gaspillages » de l’armée américaine durant la Guerre froide, le C-5A avait une envergure de la taille d’un terrain de football. Il ne s’agissait pas d’un avion de combat avancé comme le F-35, mais d’un avion de transport destiné à déplacer deux cent mille livres de fret. Lockheed Martin décroche le contrat pour le C-5A dans les premiers mois de la guerre du Vietnam en 1965, un contrat de 3 milliards de dollars qui s’est transformé en une dépense de 9 milliards de dollars pour le gouvernement fédéral au début des années 1970. Le C-5A avait des fissures dans les ailes et s’est finalement avéré incapable de remplir son objectif, ne parvenant qu’à supporter environ la moitié de la charge pour laquelle il était conçu. Lockheed aura beau dépenser des millions de dollars supplémentaires pour résoudre ces problèmes, rien n’y fera.

En raison de son inefficacité et de son coût, l’Air Force réduit ses commandes de C-5A en 1970, laissant Lockheed dans l’embarras. En 1971, les dépassements de coûts du C-5A, ainsi que ceux du L-1011 TriStar,  un avion de ligne commercial, amènent Lockheed au bord de la banqueroute. Au printemps 1971, les banques privées cessent de prêter à Lockheed et il était fort probable que l’entreprise fasse faillite.

Seul le gouvernement fédéral pouvait sauver Lockheed. La société a demandé au Congrès un renflouement sous forme de garanties de prêts d’un montant total de 250 millions de dollars. Si elle n’obtenait pas ces fonds, Lockheed s’effondrerait et emporterait avec elle « 25.000 à 30.000 emplois » dans trente-quatre États américains, sans parler de son importance pour la sécurité nationale américaine. La demande de Lockheed était donc un ultimatum au Congrès ; elle a en quelque sorte menacé le législateur avec un revolver. Le congressman démocrate William Moorhead (Pennsylvanie) résume très bien la situation : « C’est comme un dinosaure de quatre-vingts tonnes qui se présente à votre porte vous dit : « Si vous ne me nourrissez pas, je vais mourir et qu’allez-vous faire avec quatre-vingts tonnes de dinosaure puant dans votre cour ? » Ainsi, Lockheed est devenue l’une des premières entreprises « too big to fail » (trop importantes pour faire faillite, ndlr), comme l’a suggéré le politologue Bill Hartung dans son livre Prophets of War.

Après un débat litigieux et serré au Sénat – qui se déroule durant l’apogée de l’opposition publique à la guerre du Vietnam – les garanties de prêt demandées par Lockheed sont adoptées. Le Congrès ne voulait pas perdre son investissement dans l’avion, ni supprimer des emplois alors que l’économie entrait en récession et que l’inflation progressait. Le C-5A a donc continué à opérer dans les conflits menés par les Américains, pour finalement être rééquipé et amélioré pour devenir le C-5B, puis le C-5C. Il vole maintenant sous le nom de C-5M.

Comme avec le C-5A, l’armée de l’air américaine est désormais en train de revoir son engagement envers le F-35 et se demande si elle doit réduire ses achats prévus de l’avion. Est-il donc possible que le F-35 soit le successeur du C-5A dans le sens où ses dépassements de coûts conduiront à l’insolvabilité (une fois de plus) de Lockheed, et obligeront à un examen minutieux, voire à une réévaluation du complexe militaro-industriel ? Malheureusement, cela paraît très improbable.

Chantage à l’emploi

Ceux qui souhaitent réduire et réformer le budget de la défense et annuler des programmes comme le F-35 – sans parler de démilitariser l’économie américaine – se heurtent à plusieurs obstacles. Le plus évident est l’argument de l’emploi, l’affirmation selon laquelle l’arrêt du F-35 enverra les Américains droit vers le chômage. La production de l’avion C-5A avait affecté les travailleurs avant tout dans une poignée d’États : la Géorgie, la Californie et le Wisconsin. Les pièces du F-35, en revanche, sont fabriquées dans quarante-cinq États et à Porto Rico. En incluant les divers sous-traitants travaillant sur le F-35, cela donne un total d’environ trois cent mille emplois. Certes, ce n’est pas énorme comparé aux 163 millions d’Américains dans la population active. Mais la dispersion des emplois à travers tout le pays dissuade même les législateurs les plus progressistes, comme le sénateur indépendant du Vermont Bernie Sanders, d’arrêter la production du F-35 dans leur État.

Les ventes de F-35 à des pays étrangers sont également essentielles à la manière dont les États-Unis mènent leurs affaires diplomatiques. Les États-Unis ont autorisé des ventes de F-35 à des pays comme la Pologne et envisagent d’en vendre à la Turquie pour y contenir l’influence de la Russie. Ces ventes – et la perspective de ventes supplémentaires – sont devenues encore plus importantes pour les intérêts de la politique étrangère américaine depuis l’invasion de l’Ukraine en février 2022. De plus, l’explosion du commerce mondial des armes depuis les années 1970 – un sujet traité par l’historien Jonathan Ng – a fait du F-35 un outil central de la construction d’alliances à une époque de concurrence entre grandes puissances.

Ensuite, il y a bien sûr le rôle que les entreprises de défense jouent dans l’économie politique au sens large. Dans un article pour le New york Times paru en 2019, la journaliste Valerie Insinna, qui a réalisé d’excellents reportages sur le F-35 pour Breaking Defense et Defense News, révélait comment Lockheed Martin a exercé son influence – directe mais discrète – sur l’avenir budgétaire du F-35, et comment le processus contractuel a permis à Lockheed de gérer en toute liberté un produit gouvernemental. En quelque sorte, les renards surveillaient le poulailler. Comme l’a écrit Insinna :

« Un des facteurs qui n’a cessé de faire dévier le programme F-35 de sa trajectoire est le niveau de contrôle que Lockheed exerce sur le programme. L’entreprise produit non seulement le F-35 lui-même, mais aussi le matériel d’entraînement pour les pilotes et les techniciens de maintenance, le système logistique de l’avion et son équipement de soutien, comme les chariots et les plateformes. Lockheed gère également la chaîne d’approvisionnement et est responsable d’une grande partie de la maintenance de l’avion. Cela donne à Lockheed un pouvoir important sur presque toutes les parties de l’entreprise F-35. “J’ai eu l’impression, après mes 90 premiers jours, que le gouvernement n’était pas en charge du programme”, a déclaré le lieutenant de l’armée de l’air Christopher Bogdan, qui a assumé la supervision du programme en décembre 2012. Il semblait “que toutes les décisions majeures, qu’elles soient techniques, qu’elles concernent le calendrier, qu’elles soient contractuelles, étaient vraiment toutes prises par Lockheed Martin, et que le département gouvernemental chargé du programme se contentait de regarder”. »

Le F-35 de Lockheed, contrairement au C-5A, est produit à une époque où l’industrie de la défense est de plus en plus privatisée depuis les années 1970. Comme l’affirment les historiens Jennifer Mittelstadt et Mark Wilson dans un essai récent publié dans leur ouvrage The Military and the Market, la privatisation de l’armée au cours des dernières décennies fut bien « un projet politique … décidé à la fois en raison de positions idéologiques rigides en faveur de l’entreprise privée et par la recherche intéressée de profits plus importants par la prise de contrôle de ressources et de fonctions gouvernementales ».

Ajoutons enfin à cela le climat actuel de la politique étrangère, où les craintes d’une guerre avec la Chine affolent les Américains, et les avions de chasse F-35 deviennent des outils nécessaires à déployer si et quand les Chinois décident d’envahir Taïwan. Les dirigeants de l’Air Force font également preuve de déférence à l’égard du potentiel du F-35, plutôt que de ses capacités actuelles, estimant que les défauts du F-35 pourront être corrigés en temps voulu.

Ces différents ingrédients constituent la recette idéale pour un gaspillage continu des ressources fédérales et de l’argent des contribuables. Mais du point de vue de Lockheed, cette recette est un succès. Car pendant que le F-35 fait l’objet de moqueries en ligne, Lockheed ricane aussi en regardant son compte en banque bien garni. Le principal défi auquel les progressistes américains sont confrontés est donc de trouver le moyen d’exercer un contrôle démocratique sur une structure aussi peu démocratique. Et s’ils commençaient par cibler le F-35 ?

Après l’affaire des sous-marins, quel avenir pour la France en Indo-Pacifique ?

© Aymeric Chouquet pour Le Vent Se Lève

L’affaire des sous-marins, fruit du jeu des puissances, entre faux alliés et vrais ennemis, vient ébranler un peu plus la stratégie élyséenne en Indo-Pacifique. En outre, le troisième, et dernier référendum d’autodétermination en Nouvelle-Calédonie, le 12 décembre prochain, renforce d’autant plus l’incertitude sur les capacités françaises dans la zone. La France se découvre ainsi, et de jour en jour, en puissance moyenne du nouvel ordre mondial. La classe politique française affiche un patriotisme de circonstance, mais refuse de tracer les contours d’une rupture avec l’atlantisme.

 Une idylle qui avait pourtant bien commencé

 « Nous nous sommes mariés avec l’Australie pour cinquante ans » voilà le résumé que faisait le ministre des Affaires étrangère, Jean-Yves Le Drian, au micro d’Europe 1 le matin du 26 avril 2016. Tous les voyants étaient alors au vert, Naval Group et la France venaient de réaliser le coup du siècle. L’Australie s’engageait dans l’achat de 12 sous-marins, de type Shortfin Barracuda, pour 35 milliards d’euros. Les adversaires de Naval Group et de la France sur ce contrat n’étaient autre que les Allemands de TKMS et un consortium japonais autour de Mitsubishi Heavy Industries et Kawasaki Heavy Industries.

De cet environnement de requins, entre industries allemandes et nippones, Naval Group dont le capital appartient à 65% à l’État français, et 35% à Thales, a su tirer son épingle du jeu face à l’inexpérience japonaise en matière d’exports militaires et allemande dans la construction de gros sous-marins, 4000 tonnes pour le shortfin barracuda contre 2000 pour les engins habituellement vendus par le leader mondial, TKMS. A contrario, les réussites de Naval Group en Inde et au Brésil avec des ventes incluant un transfert de technologie et l’excellence française en matière de technologies militaires, notamment le sonar de Thalès, a grandement rassuré et convaincu Canberra à l’époque.

« Nous nous sommes mariés avec l’Australie pour cinquante ans »

Jean-Yves Le Drian, ministre français des Affaires étrangères

Cinq ans après la signature de ce contrat, l’Australie rejoint l’alliance AUKUS composée des États-Unis et du Royaume-Uni, et renonce unilatéralement aux sous-marins français, lui préférant les sous-marins à propulsion nucléaire de la marine américaine, qui sont pourtant les alliés de la France… Avec ce coup de force politique et diplomatique, Joe Biden s’inscrit dans les pas de son prédécesseur Donald Trump, aux tweets compulsifs.

L’Australie dont l’appareil industriel et militaire fait défaut pour de telles constructions recevra les appareils clé en main, sans aucune coopération industrielle entre les deux États. Au contraire du précédent contrat avec Naval Group qui laissait un espace important aux transferts de technologies de la France vers l’Australie. Toutefois par son action, l’Australie se place un peu plus sous l’égide des États-Unis, notamment en réaction aux tensions grandissantes avec la Chine.

À la suite de ces annonces, Emmanuel Macron a ordonné le rappel des ambassadeurs aux États-Unis et en Australie pour consultation. Puis, le 22 septembre dernier, lors d’un appel téléphonique, les deux présidents se sont fendus d’un communiqué commun en forme de cadeau diplomatique fait à Emmanuel Macron, afin de ne pas perdre la face en politique interne à moins d’an des élections présidentielles.

De surcroit, la classe politico-médiatique française semble redécouvrir à chacune de ces affaires, que nos alliés de Washington n’en sont pas vraiment. Cette affaire provoque, comme d’habitude, un brouhaha médiatique aussi puissant qu’il est court avant de s’éteindre par le refus d’aller au-delà du coup d’éclat diplomatique. « Fool me once, shame on you. Fool me twice shame on me »

Du contrat du siècle à l’affaire des sous-marins : faux alliés et vrais ennemis

Les relations qu’entretiennent l’Australie et la Chine ne sont pas étrangères à la prise de position unilatérale de Canberra en faveur des sous-marins à propulsion nucléaire.

En effet, depuis quelques années les relations entre les deux pays se sont tendues. L’importance prise par la Chine dans l’économie australienne au fil des années s’est considérablement accrue, 40% des exportations australiennes se font en direction de la Chine. Ce sont de nombreux produits agricoles et miniers qui transitent entre les deux pays. Également l’agressivité chinoise via des cyber attaques ou le financement de partis politiques pour influencer la vie politique locale, confirmé par le dernier rapport de l’IRSEM, a poussé le gouvernement australien à mettre des mesures de restriction face à la percée de Pékin.

Le Covid-19 sera le point de bascule de la tension entre les deux États, quand le Premier ministre australien a publiquement demandé une enquête indépendante sur les conditions d’émergence du virus à Wuhan. Cette demande insistante a provoqué l’ire de Pékin qui, en représailles, a instauré des droits de douanes sur de nombreux produits venus d’Australie.

Bien évidemment, la Chine, qui était au cœur de la décision de renouvellement de la flotte sous-marine de l’Australie, est aussi le facteur de ce changement de partenaire militaire pour l’île continent. La Chine dont les velléités hégémoniques sur la zone ne sont plus à démontrer, d’une part pour ses Nouvelles routes de la soie et, d’autre part, parce que le trafic maritime passe majoritairement par le Pacifique. Ses mouvements sont ainsi scrutés par tous les acteurs de la zone, notamment les États-Unis dans l’objectif de contenir l’expansion chinoise.

Ce revirement de Canberra s’appuie certes sur les craintes vis-à-vis de la chine mais également sur des relations fortes avec les grands pays anglo-saxons. Ces relations se formalisent autour de l’alliance des Five Eyes depuis 1955. Cette dernière est un vaste programme de coopération entre les services de renseignement des États-Unis, du Canada, de la Nouvelle-Zélande, de l’Australie et du Royaume-Uni. Les Five Eyes avaient, en outre, été très actifs dans les écoutes généralisées orchestrées par la NSA et révélées par Edward Snowden.

Sur la base de ces anciennes alliances QUAD[1], Five Eyes et la France, les États-Unis de Joe Biden construisent petit à petit un nouvel OTAN pacifique avec l’objectif clair de cerner la Chine. Les récentes opérations conjointes avec le Japon, l’Australie, la France montrent une volonté d’intensifier les coopérations militaires de la zone avec la Chine en ligne de mire.

Le pivot américain, débuté lors du second mandat de Barack Obama, se confirme et s’accentue.

La France en Indo-Pacifique, une stratégie de l’impuissance ?

L’Australie est un acteur important de la stratégie indopacifique française. Emmanuel Macron n’a eu cesse de répéter l’importance de l’axe Paris, New Delhi, Canberra lors de son déplacement sur l’île continent. C’est à ce titre que tout avait été mis en œuvre par les officiels français pour s’octroyer ce gros contrat avec l’Australie.

Patrick Boissier, rappelait cruellement lors d’une audition en 2016, à l’Assemblée nationale, que les forces à disposition pour surveiller le territoire maritime français est « à peu près l’équivalent de deux voitures de police pour surveiller le territoire de la France. »

Or, et depuis la conclusion de contrat en 2016, de nombreux éléments laissaient penser que des acteurs hostiles à Naval Group agissait pour discréditer le fleuron français auprès du gouvernement australien, via des campagnes de presse et du lobbying. C’est une véritable guerre de l’information qui fut menée au détriment de Naval Group et de la France. Les réactions tardives, voire l’absence de réaction, face à ces attaques montrent une nouvelle fois les lacunes françaises en matière d’intelligence économique. Cette même naïveté, voire cécité volontaire, qui a valu aux français des pertes de fleurons irremplaçables tel que Alstom.

La stratégie de la France dans la zone se veut, au moins dans les mots, inclusive et promeut un multilatéralisme dans le respect du droit international et contre les hégémonies, notamment celle de la Chine. À travers l’axe Paris, New Delhi Canberra voulu par Macron, la France veut renforcer sa position singulière dans la zone. Cette approche stabilisatrice s’est réaffirmée lors du récent sommet France-Océanie qui a réuni une dizaine d’États de la zone pacifique pour évoquer des sujets de coopération économique, sécuritaire et liés au réchauffement climatique.

Mais la France a-t-elle réellement les moyens de cette ambitieuse troisième voie ? Alors qu’elle loue d’une part une Union européenne dont l’agenda s’inscrit sur celui de Berlin. Ces derniers ont pourtant des objectifs, avant tout, mercantiles, même avec la Chine. Et, d’autre part, des alliances avec les États-Unis prompts à la trahison dès lors qu’il s’agit de leurs intérêts.

Pourtant les atouts français dans la zone sont très nombreux. Premièrement, 1,6 million de Français résident dans cet espace. Deuxièmement, les territoires ultramarins, la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie française et Wallis et Futuna offrent une force de projection non négligeable pour ses alliés. En effet Paris dispose de près de 7000 militaires sur place et 98% de sa ZEE, soit 11 millions de km², la deuxième au monde, dans le Pacifique. Pour finir, plus d’une trentaine d’appareils maritimes et aériens sont sur place avec les forces armées situées de la Réunion à la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française (FANC et FAPF) pour compléter l’arsenal français. De fait, et en cas de conflit militarisé, la France est apte à intervenir rapidement pour protéger ses alliés ainsi que ses intérêts.

Néanmoins, ces atouts resteront inutiles si les moyens d’actions supplémentaires ne sont pas mis en place. Ainsi, Le président du Groupement des industries de construction et activités navales (GICAN), Patrick Boissier, rappelait cruellement lors d’une audition en 2016, à l’assemblée nationale, que les forces à disposition pour surveiller le territoire maritime français est « à peu près l’équivalent de deux voitures de police pour surveiller le territoire de la France. »

Par ailleurs, le risque prochain de perdre la Nouvelle-Calédonie lors du troisième, et dernier, référendum prévu par les accords de Nouméa, laisse planer un sérieux doute sur le futur de la stratégie française dans la zone. En effet la perte de ce territoire stratégique ne serait pas pour rassurer nos alliés de la zone sur la capacité de la France à offrir une voie entre Pékin et Washington. L’indépendance de la Nouvelle-Calédonie occasionnerait, de facto, un rétrécissement certain du périmètre de souveraineté de la France. En effet comme le stipule le document du gouvernement sur les conséquences du « oui » et du « non » un flou subsiste sur les relations entre les potentiels futurs deux États que seraient la France et la « Kanaky ». Ainsi les forces armées françaises sur place seraient redéployées ailleurs, laissant le champ libre à la Chine qui des vues sur le quatrième producteur mondial de Nickel.

À ce titre, la Chine ne reste pas neutre dans le processus référendaire en Nouvelle-Calédonie. Les différentes auditions de la DGSE devant les parlementaires et le récent rapport de l’IRSEM mettent au jour les méthodes chinoises pour noyauter l’économie locale et approcher les élites indépendantistes, via l’association d’amitiés sino-calédoniennes et la diaspora sur place. De même l’IRIS, dans un rapport plus ancien, indique que cette zone est un véritable « laboratoire » du soft power chinois.

L’indépendance de ce territoire et sa mise sous tutelle chinoise permettrait à Pékin de sortir de l’encerclement américain et d’isoler l’Australie tout en renforçant son accès au nickel du Caillou. Pour la France, cet arrêt brutal du mariage avec l’Australie et l’incertitude quant à sa présence dans la zone sonne comme un rappel cruel, somme toute nécessaire, d’un monde dont la conflictualité augmente. Notamment au sein de l’espace indopacifique où les chocs entre les volontés hégémoniques de Pékin et Washington iront crescendo. La France, qui possède le deuxième domaine maritime au monde, aura ainsi le choix entre épouser complètement les velléités de des États-Unis et de l’OTAN, soit affirmer sa souveraineté dans la zone par la construction d’une autonomie d’actions tant militaire que diplomatique.

[1] « Dialogue quadrilatéral de sécurité » entre le Japon, l’Australie, l’Inde et les Etats unis formalisé en 2007.

L’émergence des sociétés militaires privées : la guerre à l’heure du néolibéralisme

© Logo officiel de Blackwater

La dernière tentative de coup d’État contre le président du Venezuela Nicolas Maduro n’a pas été menée par une agence liée au gouvernement américain, mais par une société militaire privée, basée aux États-Unis. Elle est symptomatique de la montée en puissance fulgurante de ces acteurs sur l’échiquier géopolitique. Plus d’un million de personnes travaillent aujourd’hui pour une société militaire privée dans le monde. Blackwater (américaine) en Irak ou Wagner (russe) en Libye [1] : ces compagnies ont pignon sur rue en zone de conflits. La privatisation de missions habituellement prises en charge par l’État ne touche dorénavant plus seulement le secteur économique, mais également les questions de défense et la gestion de la politique extérieure. La libéralisation des structures étatiques a rendu possible l’éclosion de ces sociétés. Censées combler les défaillances des armées, elles prennent aujourd’hui une importance croissante dans la conduite des affaires militaires.


Mercenaires et sociétés militaires privées

Pour nuancer le caractère supposément inédit du recours à des groupes privées par les États, il faut comprendre que ce n’est pourtant pas un fait nouveau dans l’histoire. Afin de pallier les manquements de l’armée, les structures dirigeantes ont souvent fait appel à des groupes qu’on qualifiera de « mercenaires ». Pour l’historien Yvon Garlan ce terme fait explicitement référence à « un soldat professionnel dont la conduite est avant tout dictée, non par son appartenance à une communauté politique, mais par l’appât du gain ». Stricto sensu, le recours aux mercenaires est aussi vieux que l’histoire.

«Vous ne savez donc pas que je vis de la guerre et que la paix me ruinerait »

Le cas de la Compagnia bianca (compagnie blanche) constitue réellement ce que l’on peut identifier comme l’ancêtre le plus lointain du modèle entrepreneurial des sociétés militaires privées actuelles. Créée en 1361 par John Hawkwood, cette structure rassemblait des soldats de plusieurs nationalités – Français, Anglais ou Allemands (pour beaucoup des rescapés de la guerre de Cent Ans). Cette compagnie n’a cessé de changer d’allégeance afin de se mettre au service du plus offrant, et a remporté de nombreuses batailles avant sa dissolution en 1394. Dans sa réponse à des moines qui lui souhaitaient que Dieu lui apporte la paix, Hawkwood résuma la raison d’être de sa société en une formule lapidaire : « Vous ne savez donc pas que je vis de la guerre et que la paix me ruinerait » [2]. Ces organisations dépendent essentiellement de l’existence de conflits armés entre pays.

Plus tard, le Royaume-Uni aura recours à de nombreuses reprises à ces armées privées en les dotant de prérogatives toujours plus élargies. Ce sera le cas en 1600, avec la naissance par décret royal de la Compagnie britannique des Indes orientales qui défendra le monopole du commerce dans l’océan Indien pendant plus de deux siècles.

Le recours à des contractants militaires n’est donc pas un fait nouveau, singulièrement en cas de guerre. Pourtant il est indéniable que la puissance, les missions et le statut de ces groupements ont bien évolué ces dernières décennies. On s’intéressera ici uniquement aux sociétés militaires privées qui agissent pour le compte des États et non aux entreprises de sécurité privées, employées par exemple par des ONG ou des grandes firmes.

La notion de simple « mercenaire » se retrouve dépassée par l’ampleur qu’a pris le phénomène depuis les années 90. On observe la formation d’un nouveau concept entrepreneurial bien plus complexe avec des compagnies d’envergure internationale qui ont élargi leur champ d’activité. Loin de seulement compenser les écueils de l’armée régulière, les missions déléguées aujourd’hui à ces groupements les font remplacer les États dans certains domaines. Les sociétés militaires privées sont dorénavant autonomes et agissent en dehors des cadres étatiques, avec parfois des objectifs qui divergent de ceux de leur État d’origine.

Comme l’observe le chercheur Pascal Le Pautremat, on peut également ajouter que « les frontières entre guerre ouverte et guerre secrète sont de plus en plus nébuleuses » au fil du temps. Il n’est plus aussi aisé qu’avant de discerner si l’engagement militaire est officiel ou non de la part des États.

Pour essayer de définir de façon assez simple ce que représente aujourd’hui une société militaire privée, on peut reprendre les mots de Peter Singer l’auteur de Corporate Warriors – the Rise of the Privatised Military Industry : « Une compagnie militaire privée ou CMP est une compagnie qui se charge de jouer le rôle traditionnellement joué par l’armée et les services secrets, et en général par l’appareil de sécurité national » [3].

Le marché global de ces entreprises est en constante expansion ces dernières années avec une demande toujours plus importante. Mais pourquoi les États font-ils véritablement appel à ces compagnies privées ?

Les raisons de cette externalisation

Le recrutement s’explique d’abord par la symbolique qui ressort de la réputation et de l’image de ces entreprises. Lors d’un conflit chaque mort de soldat est l’apport d’une nouvelle pierre à l’édifice des opposants de la guerre. Plus les victimes sont nombreuses, plus les gouvernants doivent gérer une opinion publique qui leur devient défavorable. A contrario, la mort de contractants n’est pas comptabilisée officiellement. La capture ou le décès de mercenaires en zone de guerre est un coût bien plus tolérable pour eux en terme d’image publique.

En plus de cela, les bavures et les éventuels cas de corruption sur le sol étranger leur sera bien moins reproché (ou seulement par ricochet). Ils peuvent donc s’ériger comme des parangons de vertus tout en menant des missions en sous-main dans le monde entier. Cette présence militaire informelle leur permet de conserver un ancrage dans des zones de conflits, dont ils se sont pourtant officiellement retirés.

La deuxième raison touche à l’impératif de rentabilité. Externaliser et donc déléguer des opérations est bien moins coûteux pour les États. Comme l’évoquait Sami Makki dans le Monde Diplomatique, le département de la défense américain estimait ainsi, en 2002, « qu’il pourrait économiser plus de 11 milliards de dollars entre 1997 et 2005 grâce à l’externalisation » [4]. Des sommes colossales donc, qui achèvent de convaincre nombre de gouvernements. L’évolution de ces organisations et la multiplication de leurs missions rendent même ces économies bien plus importantes aujourd’hui.

La période post-seconde guerre mondiale fut réellement une période faste pour les mercenaires. La décolonisation a poussé nombre de dirigeants à les employer pour contrecarrer les projets des différents mouvements indépendantistes notamment en Afrique noire, que ce soit en Guinée ou au Zaïre. Les Anglo-saxons vont profiter de cette époque fertile pour poser les bases de sociétés militaires privées. Ce sera également un des objectifs du renommé mercenaire français Bob Denard (singulièrement en « République des Comores»).

Mais c’est véritablement l’écroulement du bloc soviétique qui va permettre la formation de ce qu’on appelle aujourd’hui les sociétés militaires privées. Les États vont progressivement diminuer leur budget de la défense (notamment les États-Unis) durant cette période de détente [5]. En réponse à ces coupes majeures, des groupements conservateurs et néoconservateurs vont pousser à une externalisation de leurs moyens de défense pour éviter un retrait du pays de la scène internationale. Un lobbying assuré en particulier par des personnages comme Dick Cheney ou Paul Wolfowitz qui revendiquent le fait que les USA conservent une emprise sur le monde en tant que leader incontesté. Cette demande de délégation de la défense sera facilitée par la démultiplication des crises régionales dans le monde, que ce soit au Moyen-Orient ou dans les Balkans. La création des sociétés militaires privées résultera donc en premier lieu d’une banale logique d’offre et de demande.

Pour se distancier du mercenariat traditionnel qui avait mauvaise presse, ces sociétés vont essayer de se vendre comme des entreprises comme les autres en normalisant leur activité.

Executive Outcomes va être répertoriée comme la première organisation assimilable à une société militaire privée. Créée en 1989, elle officiera notamment en Angola et en Sierra-Leone pour lutter contre des mouvements révolutionnaires mais surtout sécuriser des territoires pour des entreprises pétrolières américaines.

Ce sera ensuite l’explosion. Près de 3000 contrats vont être signés entre le gouvernement étasunien et ces nouvelles sociétés entre 1994 et 2004 [6]. On peut penser entre autre à la guerre dans les Balkans où interviendra le groupe MPRI (Military Professional Resources Incorporated) qui aidera de façon décisive l’armée croate en modernisant son matériel tout en adaptant sa stratégie (avec le soutien de Bill Clinton).

Mais c’est une autre compagnie qui obtiendra le succès le plus retentissant : Blackwater, une société fondée par l’ultraconservateur et ancien Navy Seal, Erik Prince [7]. Cette société militaire privée va connaître une expansion express à la faveur d’un événement qui va véritablement propulser le groupe et avec lui l’activité des sociétés militaires privées.

L’attentat du 11 Septembre 2001 va rebattre les cartes de la défense américaine. Un régime ultra-sécuritaire va se mettre en place avec une demande accrue sur les questions régaliennes notamment après le Patriot Act. Les sociétés militaires privées vont se mettre en avant et seront bien servies aux moments des lancements des deux guerres en Irak et en Afghanistan. Al Clarck, un des fondateurs de Blackwater le reconnaîtra lui-même : « C’est Oussama ben Laden qui a fait de Blackwater ce qu’elle est aujourd’hui ».

Les contractants des sociétés militaires privées réussiront à investir massivement les zones de conflits avec un soutien total de l’administration Bush qui va encourager cette externalisation. Cette période marque l’ouverture d’une nouvelle ère pour les questions de défense, la privatisation va progressivement grignoter l’armée régulière depuis lors. Si les multiples bavures ont entamé la crédibilité des contractants, la parenthèse ouverte après l’attentat du World Trade Center ne s’est jamais refermée. Le nombre de compagnies s’est démultiplié avec des plate-formes de lobbying pour soutenir leur cause auprès des États.

Crimée, Libye, Sahel… les sociétés militaires privées sont aujourd’hui présentes dans la majeure partie des zones de conflits avec un pouvoir toujours plus colossal.

Une explosion du recours aux sociétés militaires privées

Après l’Irak, on observe une évolution progressive de ces entreprises. En se développant, elles vont assurer la prise en charge d’opérations toujours plus variées : interventions anti-pirates en Somalie, lutte contre le terrorisme au Sahel, opérations humanitaires… Suivant les Anglo-saxons, les autres grandes puissances vont se décider également à investir massivement dans ce type de compagnies. Des sociétés chinoises se sont par exemple implantées en Afrique, ce sera le cas pour la Crimée ou plus tard la Libye pour les Russes… (France Info a d’ailleurs tenté d’établir un bref état des lieux des opérations de sociétés militaires privées en Afrique [8]). Le nombre de contractants sur les zones de conflit n’est plus anodin. Au début de la guerre en Irak en 2003 on pouvait comptabiliser 1 contractant privé pour 10 membres de l’armée américaine et ce sera même le double quatre ans plus tard. En terme de comparaison le ratio n’était que de 1 pour 100 lors de la première guerre du Golfe.

En 2019, on pouvait même recenser 53 000 contractants américains pour seulement 35 000 soldats de l’armée régulière au Moyen-Orient [9]. Actuellement, les sociétés militaires privées emploient plus d’un million de personnes [10] pour près de 1 500 compagnies existantes [11] (chiffre de 2012). Si on rapportait ce chiffre aux armées nationales régulières, cela représenterait la seconde armée du monde.

Les missions touchent aujourd’hui un large éventail de possibles : soutien aux opérations militaires, conseil militaire (entraînement, armement…), soutien logistique (hébergement, maintenance…), sécurité civile, ou encore prévention de la criminalité (dont une bonne part de renseignement) [12]. Ces entités toujours plus volumineuses ont développé au fur et à mesure de leur évolution une capacité d’adaptation aux situations périlleuses.

Dissocier le pouvoir politique américain de ces entreprises militaires est devenu aujourd’hui impossible. (…) La soeur du fondateur de Blackwater, Erik Prince, assure actuellement le rôle de Secrétaire à l’Éducation du gouvernement Trump.

La première puissance est souvent vue comme une source d’inspiration pour le meilleur comme pour le pire. L’ampleur qu’ont pris les sociétés militaires privées dans le pays commence ainsi à devenir progressivement une tendance pour le reste du monde. Si les États-Unis ont été un vivier pour ces compagnies c’est en grande partie dû à la logique néolibérale qui s’est ancrée dans la société depuis les années 80. Pour les penseurs de ce paradigme, la privatisation entraîne une baisse des coûts tout en accroissant la qualité du service. De grandes fondations libérales accompagnées par des groupes politiques ont défendu cette vision dans les plus hautes strates de l’État, ce qui n’a pas manqué d’impacter le secteur de la défense.

Les liens entretenus entre ces sociétés et le monde politique ont favorisé l’explosion de cette délégation. Pourtant l’idée même de la rentabilité imputable à cette externalisation devrait être relativisée. En 2019, 45% des contrats signés entre le département de la défense et des contractants étaient jugés « non-compétitifs ». Il n’existait donc aucun phénomène de concurrence pouvant entraîner une baisse substantielle des coûts [13].

Mais rien n’arrête la cécité de la logique néolibérale étasunienne. Près de la moitié du budget de la défense américain de 2019 (environ 370 milliards) était ainsi consacré à des entrepreneurs privés. Cette somme a été multiplié par deux fois et demi en moins de vingt ans. Une délégation qui s’étend de la construction d’infrastructures jusque ce recours aux services de mercenaires.

Les subventions colossales sous lesquelles sont noyées leurs sociétés militaires privées explique leur succès inédit à l’aune de cette exception américaine. A titre d’exemple, la compagnie KBR (Brown & Root, and Kellogg) a pu collecter près de 50 milliards de dollars de contrats issus du Department Of Defense entre 2001 et 2019.

Les sociétés militaires privées et le complexe militaro-industriel : le cas des États-Unis

Les États-Unis constituent un cas particulier en la matière.

La gestion néolibérale de la chose militaire n’équivaut pas, de l’autre côté de l’Atlantique, à un retrait de l’État : les entreprises militaires privées doivent au contraire leur fulgurante émergence aux généreuses subventions étatiques, dont elles ont été arrosées des décennies durant. L’externalisation du secteur de la défense s’est opérée, aux États-Unis, sous le strict contrôle de l’administration. Il est donc permis de relativiser le caractère “privé » des sociétés militaires américaines, dont les actions s’inscrivent presque toujours en continuité avec les visées géopolitiques du gouvernement américain. Les États-Unis n’ont-ils pas mené à bien une étatisation du secteur militaire privé, en même temps qu’une privatisation de la défense ?

Dissocier le pouvoir politique américain de ces entreprises militaires est devenu aujourd’hui impossible. Que la famille du fondateur de Blackwater Erik Prince soit une de plus grosse contributrice du parti Républicain (auquel il a donné lui-même des sommes incalculables) n’est sans doute pas pour rien dans les liens fusionnels entre l’administration Bush et son entreprise. Une bonne partie de la famille Prince est d’ailleurs ancrée dans le monde politique. Sa propre sœur Betsy DeVos assure actuellement le rôle de Secrétaire à l’Éducation du gouvernement Trump.

Les dirigeants de la compagnie Diligence Llc, Lanny Griffiths and Ed Rogers, étaient par exemple aussi membres du lobby républicain Team Barbour Griffiths and Rogers. Mack McLarty, ancien chef de cabinet de Bill Clinton deviendra quant à lui consultant de la société après avoir quitté son poste [14].

Une relation de proximité qui touche également les hauts gradés de l’armée. « Il serait rare de trouver un officier supérieur à la retraite qui ne soit pas lié d’une manière ou d’une autre à un entrepreneur militaire », déclarait Christopher Preble, vice-président de la défense et de la politique étrangère de la Cato Institute (l’une des grandes fondations libérales américaines) [15].

Ces relations incestueuses aboutissent à des hausses régulières des subventions étatiques allouées à ces sociétés militaires privées, qui en sortent par là-même renforcées… et avec davantage de moyens pour intensifier leur lobbying visant à accroître leurs subventions. Ce cercle vicieux est aujourd’hui l’une des composantes essentielles du complexe militaro-industriel américain.

Ces sociétés militaires privées ne se contentent pas de militer pour recevoir des subventions. Elles ont également un agenda géopolitique. Leur prospérité étant liée à l’existence de conflits, c’est sans surprise qu’on les retrouve soutenir les options les plus belliqueuses sur tous les théâtres d’opération. Elles ont par exemple pesé de tout leur poids, après le 11 septembre, pour convaincre les autorités américaines que Saddam Hussein détenait bien des armes de destruction massive. Devant le comité des forces armées du Sénat, David Kay, l’un des hiérarques de la société militaire Science Application International Corporation, ira jusqu’à promouvoir une intervention armée en se cachant derrière sa fonction d’expert indépendant.

L’administration Trump semble satisfaire en tous points l’agenda des sociétés militaires privées. Accroissement sans précédent du budget militaire, explosion des contrats signés entre le Pentagone et les sociétés militaires, accroissement des tensions avec l’Iran, le Venezuela ou la Chine : depuis près de quatre ans, elles bénéficient d’une politique budgétaire, de choix géopolitiques et d’un climat médiatique qui leur sont résolument favorables.

Si ces liens incestueux avec le pouvoir politique sont possibles, c’est aussi que l’encadrement de ces sociétés laisse à désirer, ce néo-mercenariat restant encore aujourd’hui une activité au périmètre loin d’être clairement délimité.

Une activité aux statuts relativement peu définis

Un flou juridique entoure l’utilisation de cette armée auxiliaire alors que les sociétés sont pourtant souvent dépendantes de conventions internationales et de réglementations nationales.

Lors d’un conflit, le statut des personnes physiques est déterminé par la convention de Genève de 1949 et des différents protocoles qui ont par la suite enrichi le texte (notamment l’article 47 ajouté en 1977). La plupart des participants seront étiquetés en tant que « combattants ». Rentrent dans cette case à la fois l’armée régulière mais également les milices, des mouvements de guérilla (comme les FARC), etc… Ces derniers seront tenus au droit international (et donc aux questions humanitaires) en tant que potentiels utilisateurs d’armes.

Une autre catégorie serait celle des « mercenaires », mais ils sont normalement employés par une partie au conflit et participent clairement et officiellement aux combats. Les employés des sociétés militaires privées (qui sont donc des contractants) rentrent difficilement dans cette deuxième classification. Le recrutement s’effectue via une société, non par un État, et ils n’ont pas forcément pour ordre de participer au conflit (du moins officiellement). Si ce protocole lutte en partie contre le mercenariat, ce flou laisse un haut degré d’appréciation et les incriminations pénales sont peu mises en avant. Pourtant cette convention a été signé par près de 161 États ce qui en fait le seul véritable texte de loi ayant une portée quasi universelle [16].

D’autres textes internationaux ont tenté de préciser ce qu’englobe la notion de mercenaire avec des réglementations plus strictes mais rares sont les États qui en sont partie prenante (exemple du document de Montreux en 2008). S’il n’y a pas de législation stricte commune c’est aussi que les approches des gouvernements ne sont pas convergentes, notamment sur la CPI par exemple.

En parallèle, chaque État dispose de sa propre législation nationale concernant le mercenariat. Les USA se reposent ainsi sur un certain nombre de textes qui réglementent par exemple l’exportation de connaissances, de biens et de services en matière de défense. Un certain contrôle de la part de la justice et des législateurs a été également prévu. Le Congrès a un droit de regard, mais uniquement sur les contrats dont la somme est supérieure à cinquante millions de dollars. En cas de bavure dont la gravité est constatée, les contractants peuvent aussi tomber sous la juridiction de la Cour martiale.

Des élus comme Jan Shakowsky (élue de l’Illinois à la Chambre des représentants) poussent depuis plusieurs années pour que des normes plus strictes soient adoptées en matière de transparence des activités des sociétés militaires privées.

La France défend pour l’instant une position bien plus ferme sur le sujet. La loi relative à ces compagnies adoptée en Avril 2003 réprime assez durement l’activité de mercenariat. Pourtant elle conserve une certaine ambiguïté, n’interdisant pas les sociétés qui travaillent selon les lois anglo-saxonnes [17].

Les sociétés militaires privées disposent d’un arsenal juridique qui leur permet de s’adapter et de trouver des failles aux réglementations nationales et internationales. Après que l’Afghanistan et l’Irak aient interdit la présence de ces compagnies sur leur territoire, nombre d’entre-elles ont tout simplement changé l’appellation de leur fonction devenant des “entreprises de gestion des risques”. Malgré l’interdiction officielle, des sociétés-écrans continuent leurs activités. Suite à l’interdiction de Blackwater, Erik Prince a ainsi tout simplement créé une nouvelle compagnie : Frontier Services Group, très active en Afrique.

Incontestablement, les législations actuelles sont incapables de contrôler réellement ce qui se passe lors des conflits.

Une impunité quasi totale en zone de guerre malgré les scandales

Si les sociétés militaires privées ont eu souvent droit à une médiatisation défavorable c’est aussi que certaines de leurs opérations ont pu mal tourner. On ne compte plus le lot de scandales relevant d’affaires de contractants de sociétés militaires privées.

La plupart du temps, ces bavures ne sont pas relevées et restent impunies. Aucune transparence n’est requise de la part des sociétés militaires privées qui se défaussent bien souvent de leur responsabilité en cas de complications. Les objectifs de l’armée ne sont pas ceux des compagnies, le désordre peut leur servir pour assurer leur sécurité.

Il arrive que certaines affaires n’arrivent pas à être camouflées et finissent par être médiatisées. Ce fut le cas par exemple pour la compagnie DynCorp poursuivie pour un scandale d’esclavage sexuel impliquant des mineurs en Bosnie en 1999 [18] .

Ou encore pour la société CACI International, Inc, accusée d’avoir fait usage de la torture dans la prison d’Abou Ghraib entre 2003 et 2004 [19] .

Plus retentissant, la société Blackwater ne put échapper à des poursuites après que cinq de ses gardes privés aient ouvert le feu et causé la mort de dix-sept civils irakiens (et une vingtaine d’autres blessés) le 16 Septembre 2007 [20]. À son audition devant le Congrès le 2 Octobre 2007, Erik Prince déclarera simplement que « les civils sur lesquels il a été fait feu étaient en fait des ennemis armés ». Malgré plusieurs preuves démontrant une certaine préméditation de la part de certains gardes, le procès s’étalera sur plusieurs années avant de finir par la condamnation de trois agents à des peines réduites (entre douze et quinze ans de prison).

Le marché global de ces compagnies, qui s’élève à plus de 210 milliards de dollars, pourrait atteindre 420 milliards en 2029. Sera-t-il alors possible d’opérer un retour en arrière, lorsque cette logique de délégation au privé aura atteint de telles proportions ?

Blackwater est le symbole de l’impunité dans laquelle prospère les compagnies privées. On reproche à la société plus de 195 crimes et délits graves simplement sur le sol irakien [21], mais dans la plupart des cas ils ne furent suivis d’aucune poursuite.

Le New York Times dévoilera même une note en 2014 qui nous montre que l’administration américaine était parfaitement au courant des dérives de Blackwater [22]. En Août 2007, Jean Richter, un enquêteur du département d’État américain s’est rendu en Irak afin « d’évaluer les performances » de la compagnie. Il y détaillera un nombre incalculable de fautes graves, jusqu’à sa prise de contact avec le responsable de la société en Irak qui ira jusqu’à menacer sa vie [23]. Une toute puissance que les États-Unis ne remirent jamais en cause. Blackwater, devenu depuis Academi, conserve un haut niveau de responsabilité aujourd’hui qui n’est que peu contesté (Erik Prince défendait encore la privatisation de la guerre en Afghanistan l’année dernière [24]).

Cette concentration des critiques autour du cas ultra-médiatisé de Blackwater finira pourtant par masquer des affaires autrement plus importantes avec d’autres compagnies. Si la société a fini par être célèbre en acquérant une réputation désastreuse, elle reste l’arbre qui cache la forêt et permet de passer sous silence l’intervention d’autres organisations comme Kellogg Brown and Root. Peter Dale Scott l’établit de manière convaincante dans son ouvrage The American War Machine : la sulfureuse compagnie assure une fonction de paravent en détournant l’attention des affaires des autres sociétés.

La récente déconfiture vénézuélienne

Récemment, l’intervention ratée d’une société militaire privée a été en partie oblitérée du champ médiatique malgré l’importance qu’aurait pu prendre l’opération. Une tentative de coup d’état au Venezuela qui s’est déroulée dans la nuit du 2 et 3 Mai et qui a rapidement tournée au fiasco pour les instigateurs [25]. « L’Opération Gedeon » avait été préparée depuis des pays voisins dont la Colombie et impliquait plus d’une dizaine de paramilitaires et plusieurs autres dizaines d’hommes. Parmi ces soldats deux d’entre eux ont retenu l’attention : Luke Denman et Airan Berry deux citoyens américains, respectivement ancien béret vert et ancien soldat des Forces spéciales. Après l’échec de leur opération et leur arrestation, les deux hommes avoueront publiquement leurs objectifs dans une confession filmée et diffusée à la télévision vénézuélienne [26]. Denman expliquera qu’il était chargé d’entraîner des soldats vénézuéliens près de la frontière du pays et que le plan devait permettre de sécuriser Caracas et son aéroport principal. Un prérequis avant de faire tomber et d’exfiltrer Nicolas Maduro jusqu’aux États-Unis.

Il donnera également l’identité des commanditaires de l’expédition : une société militaire privée du nom de Silvercorp USA, dirigé par un ancien béret vert, Jordan Goudreau. La compagnie n’est pas la première venue, elle aurait même assuré la sécurité de plusieurs meetings du président américain depuis 2018. Si beaucoup ont douté du bien fondé de l’opération qui finira par renforcer Maduro, Jordan Goudreau finira lui-même par reconnaître publiquement l’implication de sa société. Il apparaîtra dans une vidéo au côté de Javier Nieto Quinter (ancien capitaine de la garde nationale vénézuélienne) en assumant la légitimité de l’intervention.

Pour Juan Guaidó l’opposant principal de Maduro, et pour Washington, tout sera fait pour ne pas être relié à ce fiasco qui rappelle furieusement la fameuse opération de la « baie des cochons ». Pourtant pour Guaidó les choses seront plus compliquées. Denman l’impliquera nommément dans sa vidéo confession. Du coté de Silvercorp également, on diffusera l’extrait d’un contrat de 213 millions de dollars sur lequel apparaît la signature de Guaidó. Le Washington Post finira même par publier un second contrat reliant la société militaire privée à des proches de l’opposant vénézuélien [27]. Ces derniers, sous pression, tenteront de se dédouaner en affirmant que « ce n’était qu’un contrat exploratoire » et que les liens avec la compagnie étaient rompus bien avant l’intervention.

Cette histoire sera un ratage complet du début jusqu’à la fin. Guaidó finira affaibli, Silvercop discrédité, et des soupçons pèseront sur une possible implication des États-Unis.

L’opération aurait cependant pu avoir de forts retentissements si elle avait été mieux préparée et plus volumineuse. Elle pose dans tous les cas la question de la souveraineté des États, notamment ceux de l’hémisphère Sud, face aux sociétés militaires privées.

Quel avenir pour les sociétés militaires privées ?

L’idéologie néolibérale s’est parfaitement ancrée dans le milieu de la défense, le recours aux contractants risque de se démultiplier dans les prochaines décennies.

Le marché global de ces compagnies, qui s’élève à plus de 210 milliards de dollars, pourrait atteindre 420 milliards en 2029, selon le centre d’analyse Visiongain [28]. Sera-t-il alors possible d’opérer un retour en arrière, lorsque cette logique de délégation au privé aura atteint de telles proportions ?

À trop déléguer, les pays finissent par se déposséder peu à peu de l’emprise qu’ils avaient sur la chose militaire. Tous les États ne sont évidemment pas au même niveau en terme de recours aux sociétés militaires privées – la France, par exemple, étant plutôt en défaveur de cette externalisation, bien qu’elle ne rejette pas l’utilisation d’entreprises de « conseil » dans le domaine (comme GEOS). Pourtant, la plupart des gouvernants tendent vers une légalisation progressive de l’activité. Même en hexagone, des groupes de pressions se forment pour faire accepter cette délégation [29] (comme l’atteste le rapport de 2012 présenté par les députés Christian Menard (UMP) et Jean-Claude Violet (PS), en faveur des sociétés militaires privées).

Plusieurs raisons peuvent faire craindre cette utilisation intensive de groupes privés en remplacement de l’armée régulières [30]. On a déjà évoqué le peu d’emprise des gouvernements sur ces compagnies avec une autonomie quasi totale dans leurs décisions. Du fait du lien intrinsèque entre sécurité et confidentialité, il est extrêmement difficile pour les gouvernements d’avoir accès aux clauses des contrats signés par ces entreprises.

Mais comme le souligne Elliott Even, il est également à craindre de voir se profiler une perte de savoir-faire et ce qui pourrait constituer un brain drain des forces armées vers les sociétés privées. La logique d’externalisation et les salaires avantageux du privé ne peuvent que pousser les spécialistes (dans le secteur des nouvelles technologies notamment) à se détourner du service de l’État. Certains domaines de compétence risquent ainsi de devenir la possession exclusive des sociétés militaires privées dans plusieurs années. À l’horizon de la délégation, la dépendance.

Enfin comme l’évoquait en son temps Hawkwood, les compagnies militaires privées vivent de la guerre. Attiser les braises pour provoquer des affrontements entre pays n’effraierait pas nombre d’entre-elles (tout comme faire du lobbying auprès de gouvernements pour obtenir une guerre). Elles ne sont mues que par l’impératif de maximisation du profit. Elles n’hésitent donc pas à dramatiser les risques que courent les populations pour vendre leurs matériel de contrôle et proposer leurs services, favorisant les factions les plus belliqueuses au sein des États et recourant à la propagande de guerre pour légitimer leur existence.

Déléguer, oui… mais à quel prix ?

Notes :

[1] : https://www.rfi.fr/fr/europe/20200201-groupe-wagner-une-soci%C3%A9t%C3%A9-militaire-priv%C3%A9e-russe (Wagner)

[2] : https://www.cairn.info/revue-inflexions-2007-1-page-137.htm

[3] : https://www.youtube.com/watch?v=6LaSD8oFBZE (Vice)

[4] : https://www.monde-diplomatique.fr/2004/11/MAKKI/11663

[5] : https://journals.openedition.org/sdt/20562

[6] : https://www.persee.fr/doc/polit_0032-342x_2004_num_69_4_1117

[7] : https://www.lesechos.fr/2009/07/blackwater-une-armee-tres-privee-474501

[8] : https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/guinee-equatoriale/passage-en-revue-des-mercenaires-chiens-de-guerre-et-autres-societes-militaires-privees-presents-en-afrique_3749699.html

[9] : https://www.washingtonpost.com/national-security/2020/06/30/military-contractor-study/

[10] : https://www.lexpress.fr/actualite/monde/afghanistan-irak-des-guerres-tres-privees_894324.html

[11] : http://www.assemblee-nationale.fr/13/rap-info/i4350.asp (Rapport parlementaire AN 2012)

[12] : https://www.cairn.info/revue-inflexions-2007-1-page-107.htm

[13] : https://watson.brown.edu/costsofwar/files/cow/imce/papers/2020/Peltier%202020%20-%20Growth%20of%20Camo%20Economy%20-%20June%2030%202020%20-%20FINAL.pdf

[14] : https://www.sourcewatch.org/index.php/Diligence,_LLC

[15] : https://www.washingtonpost.com/politics/pentagon-nominees-ties-to-private-firms-embody-revolving-door-culture-of-washington/2017/01/19/3524e8f4-dcf9-11e6-918c-99ede3c8cafa_story.html?utm_term=.3650925cd8bf

[16] : https://www.youtube.com/watch?v=37FPLhAU9uU (RT France)

[17] : https://www.monde-diplomatique.fr/2004/11/VIGNAUX/11674

[18] : https://www.theguardian.com/world/2001/jul/29/unitednations (DynCorp)

[19] : https://www.washingtonpost.com/local/public-safety/abu-ghraib-contractor-treatment-deplorable-but-not-torture/2017/09/22/4efc16f4-9e3b-11e7-9083-fbfddf6804c2_story.html (CACI International Inc)

[20] : https://www.liberation.fr/planete/2007/10/08/en-irak-blackwater-accuse-de-massacre-delibere_12437 (Blackwater)

[21] : https://www.reuters.com/article/us-iraq-usa-blackwater/blackwater-involved-in-195-shootings-report-idUSN0150129520071002

[22] : https://www.marianne.net/monde/blackwater-en-irak-la-securite-sans-foi-ni-loi

[23] : https://www.nytimes.com/interactive/2014/06/30/us/30blackwater-documents.html

[24] : https://www.youtube.com/watch?v=KOB4V-ukpBI (interview de Erik Prince pour Al Jazeera en faveur de la privatisation de la guerre en Afghanistan en 2019)

[25] : https://www.mediapart.fr/journal/international/150520/au-venezuela-l-echec-d-une-operation-de-mercenaires-embarrasse-l-opposition (Venezuela)

[26] : https://www.theguardian.com/world/2020/may/06/venezuela-maduro-abduction-plot-luke-denman-americans-capture   

[27] : https://www.washingtonpost.com/world/2020/05/07/de-miami-venezuela-fall-el-plan-de-capturar-maduro/ (contrat Guaido)

[28] : https://www.visiongain.com/private-military-security-services-market-set-to-grow-to-420bn-by-2029-says-new-visiongain-report/ (Rapport centre d’analyse Visiongain)

[29] : https://www.lemonde.fr/international/article/2013/05/29/les-societes-militaires-privees-francaises-veulent-operer-plus-librement_3420080_3210.html

[30] : https://www.cairn.info/revue-inflexions-2014-1-page-149.htm

Le doux rêve d’une « défense européenne » indépendante de l’OTAN

ABC News (Crédits)

Par sa déclaration faite à The Economist selon laquelle l’OTAN serait en état de « mort cérébrale », Macron espérait-il provoquer chez les nations européennes un sursaut destiné à les libérer du protectorat américain ? La solution proposée par le président – la constitution d’une défense européenne – permet d’en douter. Il continue d’entretenir l’illusion d’une défense qui pourrait être instituée dans le cadre de l’Union européenne, elle-même supposément autonome de l’OTAN ; il fait fi de l’état de dépendance économique et géostratégique dans lequel se trouve la construction européenne à l’égard du grand frère américain. Les récentes sanctions des États-Unis contre l’embryonnaire gazoduc Nord-Stream 2, reliant l’Allemagne à la Russie, ont pourtant rappelé la permanence de la tutelle américaine…


En déclarant que l’OTAN est « en état de mort cérébrale » – un postulat déjà discutable –, Emmanuel Macron a au moins le mérite de poser la question de la fonction et de la légitimité de l’organisation. En filigrane, c’est bien le constat que l’OTAN sert avant tout les intérêts américains qui transparaît. Ce dont le président n’a cependant pas encore pris conscience, c’est la domination latente de « l’Europe, qui demeure mentalement sous tutelle américaine », comme l’expliquait Caroline Galactéros dans une interview accordée à Marianne (2).

L’illusion de l’autonomie de la défense européenne

En réalité, au-delà de la simple constatation, le président Emmanuel Macron tente de réactiver le projet de la « Défense européenne » qu’il appelle de ses vœux depuis le début de son quinquennat. En ce sens, il avait ainsi déclaré, le 6 novembre 2018 sur Europe 1 : « On ne protégera pas les Européens si on ne décide pas d’avoir une vraie armée européenne ». Cela impliquerait de sortir de la dépendance à l’égard du bouclier de protection des États-Unis dans laquelle la majorité des États membres de l’Union européenne est plongée. Celle-ci n’en a pas réellement la volonté. Les mots employés par le président français concernant « l’état de mort cérébrale » de l’OTAN ont été commentés de manière peu amène par d’autres dirigeants européens. En Allemagne, Angela Merkel a qualifié ladite déclaration d’Emmanuel Macron « d’intempestive », quand le premier ministre polonais Mateusz Morawiecki a estimé qu’elle était « dangereuse » et qu’en se comportant ainsi, le chef d’État français était « irresponsable ». Il a ajouté, dans une interview accordée au quotidien britannique Financial Times, que l’OTAN était « l’alliance la plus importante du monde en matière de protection de la liberté et de la paix ».

Les États de l’Union européenne se trouvent en effet, depuis sa fondation, dans l’incapacité de définir une menace prioritaire partagée par l’ensemble de ses membres, et d’établir une stratégie commune. Le terrorisme islamique, considéré par certains comme un ennemi commun à toute l’Europe et à même d’en unir ses membres, ne saurait à lui seule définir une géopolitique – l’antiterrorisme relevant du constabulaire plutôt que du militaire.

Philippe Leymarie qualifie l’Europe de la défense « d’armée de papier », qui se limite à une « une coordination des forces nationales et non à une stratégie de défense et de protection du continent européen », ne disposant pas « d’une force d’intervention tous azimuts, ni d’un commandement militaire opérationnel » (6). L’idée qu’il existerait une solidarité entre les membres de l’Union européenne est totalement fictive. Aucune préférence européenne n’est mise en place quant à l’achat de matériels militaires. La Belgique a ainsi décidé d’acheter des F35 américains plutôt que des Rafales français, l’Eurofighter ou le Gripen et la Pologne entend bien faire de même. Plus récemment, la Pologne a officialisé l’achat de 32 avions de combat américains.

La Cour des comptes souligne que l’Union européenne manque cruellement de « capacités réelles, clairement aptes à décourager toute menace éventuelle ». La France est le seul pays de l’UE possédant une armée opérationnelle capable de mener des opérations extérieures. La mise en place d’une défense européenne impliquerait un investissement de fonds que l’Allemagne, première puissance économique de l’Union, n’est pas prête à assumer. L’état déplorable de son armée a été révélé par un rapport parlementaire publié le 20 février 2019, dans lequel le rapporteur Hans-Peter Bartels souligne les « déficiences opérationnelles » de la Bundeswehr (4). Il a notamment révélé que ses quatorze avions de transport militaire, durant une certaine période, n’ont pas été en état de voler.

L’Union a certes pris des mesures visant à augmenter le budget de la défense européenne, le Parlement européen ayant en ce sens validé la création du Fonds européen de la défense doté de 13 milliards d’euros ; il existe aussi un fonds pour améliorer la mobilité militaire qui représente 6,5 milliards d’euros et d’autres projets. Néanmoins, comme le souligne Philippe Leymarie dans son article publié dans le Monde diplomatique, « la plupart de ces projets n’existent encore que sur le papier ». La Cour des comptes de l’Union européenne estime qu’une armée européenne nécessiterait la réunion de plusieurs éléments décisifs (des forces permanentes financées par un budget commun, une chaîne de commandement…), ce qui impliquerait « transférer des droits souverains du niveau national à celui, supranational, de l’UE, ce à quoi s’opposent plusieurs États membres ».

S’il est facile de déclarer que l’OTAN est en état de « mort cérébral », il est moins aisé d’expliquer comment remplacer le soutien logistique qu’apporte l’organisation à l’armée française dans ses opérations extérieures. Emmanuel Macron affiche volontiers une posture gaullienne, mais le général De Gaulle, à la différence du marcheur, n’a eu de cesse de tout mettre en oeuvre pour que la France ne soit pas en situation de dépendance vis-à-vis des États-Unis – dotant l’armée française des moyens nécessaires pour mener des opérations sans le soutien des États-Unis. Aujourd’hui, le budget de la défense de la France est insuffisant et nécessiterait une augmentation importante à hauteur de 3 % ou 4 % du PIB pour être indépendant du complexe militaro-industriel américain.

Les Européens n’étant pas prêts à revenir sur le protectorat américain, l’Europe de la défense ne pourrait qu’être un supplétif de l’OTAN.

L’OTAN comme instrument du protectorat américain

L’OTAN sert principalement à maintenir le continent européen dans un état de dépendance vis-à-vis des États-Unis. L’Allemagne et d’autres États membres de l’Union européenne excluent expressément l’idée d’abandonner l’OTAN qui est une pierre angulaire dans la politique de sécurité et de défense de l’Union. L’article 42 du traité sur l’Union européenne subordonne la politique étrangère et de sécurité européenne à l’organisation atlantique, et la majorité des États membres ne sont pas prêts à renoncer à la protection américaine et craignent un désengagement américain du contient européen, en particulier les pays baltes qui voient la Russie comme une menace imminente.

Ainsi, l’Europe de la défense ne saurait être autre chose qu’une filiale européenne intégrée dans l’OTAN. Pour Caroline Galactéros, l’Europe « a peur de devoir penser et plus encore se penser par elle-même », Pascal Boniface poussant l’analyse jusqu’au maintien d’une « dépendance heureuse » de l’Union européenne vis-à-vis des États-Unis. En effet, comme le souligne le rapport des sénateurs Ronan Le Gleut et Hélène Conway-Mouret, « le rôle de l’UE dans le domaine de la défense a donc été conçu dès le départ comme complémentaire et, pourrait-on même dire, subsidiaire de celui de l’OTAN, afin d’éviter les duplications inutiles ».

Déjà, dans les années 1950, la CED avait révélé « l’incapacité des États d’Europe occidentale à concevoir un système de défense indépendant des États-Unis », confiait Robert Marjolin dans ses mémoires. Le lien transatlantique constitue un pilier de l’élaboration de la défense européenne depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ; les États-Unis, via l’OTAN, ont été les principaux acteurs de la sécurité et de la paix sur le continent. Les États européens se retrouvent aujourd’hui enfermés dans une double dépendance, une première économique et une autre géostratégique. Du fait de la prédominance des États-Unis sur la scène économique mondiale permise par la suprématie du dollar et l’extraterritorialité de leur droit, les Européens sont contraints de s’aligner sur les décisions géopolitiques américaines ; ce fut le cas avec l’embargo iranien et l’échec de la mise en place de l’Instex par les Européens afin de le contourner.

Cet état de subordination a été gravé dans le marbre d’accords commerciaux, qui ont modelé la géoéconomie européenne en fonction de l’agenda géostratégique américain. L’oléoduc BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan), ouvert en 2005 et visant à acheminer le pétrole de la mer Caspienne à la mer Méditerranée, en passant par l’Azerbaïdjan, la Géorgie et la Turquie, en est un exemple paradigmatique. Derrière ce projet d’oléoduc, au-delà de garantir la sécurité énergétique du continent, se cache la volonté américaine d’isoler encore davantage la Russie. Il vise à contourner le territoire russe et, par la même occasion, le territoire iranien, tout deux étant les mieux situés pour faire transiter le pétrole de la mer Caspienne. Le tracé de l’oléoduc BTC aurait pu passer par l’Arménie, mais cet État est relativement proche de la Russie. De ce fait, la solution a été de le faire passer par la Géorgie, hostile à Moscou et allié des américains. Les pipelines représentent des projets stratégiques qui sont essentiels aux intérêts de sécurité nationale des États-Unis. Cette perspective est liée à la situation géostratégique du Caucase du Sud. Le contrôle de cette région relève d’une importance stratégique : elle est un passage entre l’Union européenne, la Russie, l’Asie centrale et le Moyen-Orient.

Il s’agit également d’un couloir unique reliant le bassin de la Caspienne à la mer Noire, et sert de voie de transport clé pour l’approvisionnement énergétique de la Caspienne vers les marchés occidentaux. La région offre la possibilité d’un accès direct pour le déploiement des forces occidentales au Moyen-Orient et en Asie centrale. À cet égard, les projets de pipelines ont ouvert de nouvelles perspectives pour une implication accrue des États-Unis dans la région, tandis que l’OTAN est devenue le principal garant de la sécurité des pipelines. L’oléduc BTC, matérialisation de l’obsession antirusse, est symptomatique du modelage de l’architecture économique et énergétique européenne en fonction des réquisits américains. Les États-Unis veillent à ce que jamais les impératifs énergétiques européens ne contrecarrent cet alignement. Le projet de gazoduc Nord-Stream 2, gigantesque pipeline qui aurait alimenté l’Allemagne en gaz à partir de la Russie, constituait un défi à cet ordre des choses ; le gouvernement américain a tôt fait de répliquer, déployant un arsenal de sanctions menaçant de tuer le projet dans l’oeuf.

Pour le président Donald Trump et les États-Unis, l’OTAN représente un marché économique formidable, l’organisation servant alors d’intermédiaire pour la vente de matériel américain aux membres de l’Alliance. Quand Donald Trump demande aux membres de l’Alliance atlantique le partage du fardeau par l’augmentation de leur contribution au budget de l’OTAN, il leur enjoint en réalité d’acheter de l’équipement et des armes américains. Les calibres 7.62 (7.62 x 51) et 5.56 (5.56 x 45), qui correspondent aux normes balistiques des pays membres de l’Alliance atlantique (résolution STANAG 2310 et STANAG 4172), sont à l’origine américains et ont été imposés par les États-Unis afin qu’ils puissent s’imposer comme le leader mondial du marché de l’armement léger et de permettre à leur complexe militaro-industriel d’écouler la production de ses usines sur le marché européen. Comme le résume Pierre Conesa, « les Européens ne pèsent plus rien » au sein de l’OTAN (8), leur marge de manoeuvre étant réduite à néant et leur poids dans les décisions américaines proche de l’inexistant. Les capacités de l’OTAN sont principalement américaines ; les Européens ne diffusant aucun savoir-faire opérationnel au sein de l’Alliance, ils servent principalement de vache à lait.

En quête d’un nouvel ennemi, l’Alliance atlantique, dans sa déclaration finale du sommet qui s’est tenu le 3 et 4 décembre derniers, se dit prêt à « relever le défi chinois » et la « menace » que représenteraient « les actions agressives » de la Russie. L’Alliance sert alors à maintenir un glacis aux bases américaines en cas de conflit avec la Russie, scénario militairement désastreux, où la France et les autres États européens seront entraînés bon gré mal gré par ce tropisme antirusse. De surcroît, suite à l’escalade irano-américaine qui a entraîné la mort du général iranien Qassem Soleimani, Donald Trump appelle l’OTAN à « contribuer davantage » à la stabilité du Moyen-Orient. Au lieu de dénoncer cet assassinat extraterritorial et la violation du droit international, Emmanuel Macron a appellé l’Iran à éviter toute « escalade militaire susceptible d’aggraver » l’instabilité régionale, réaffirmant « son entière solidarité avec les alliés » et, ce faisant, continuant comme ses prédécesseurs à s’aligner sur la diplomatie américaine.

Emmanuel Macron, en déclarant l’OTAN en état de mort cérébrale, ouvre un débat crucial ; il le referme aussitôt en posant la constitution d’une défense européenne comme seule alternative. Refusant de mettre sur la table la question d’une sortie de l’OTAN ou de son commandement intégré, il démontre que son opposition à l’ordre géopolitique dominé par les États-Unis ne s’étend pas au-delà de ses déclarations publiques.

 

 

1 : Pascal Boniface, Requiem pour le monde occidental, Editions EYROLLES, 2019

2 : Macron et l’OTAN : “L’Europe demeure mentalement sous tutelle américaine”, par Caroline Galactéros : https://www.marianne.net/debattons/entretiens/macron-et-l-otan-l-europe-demeure-mentalement-sous-tutelle-americaine 

3 : Réflexions sur l’Europe puissance, Lionel Larqué et Julien Lusson :   https://www.cairn.info/revue-mouvements-2006-5-page-209.htm

3 :  L’armée allemande est dans un état déplorable, selon un rapport, François d’Alançon : https://www.la-croix.com/Monde/Europe/Larmee-allemande-etat-deplorable-selon-rapport-2018-02-21-1200915493:

4 : Rapport de la Cour des comptes de l’Union européenne sur la défense européenne : https://www.eca.europa.eu/Lists/ECADocuments/REW19_09/REW_EU-defence_FR.pdf

5: Europe de la défense, une armée de papier par Philippe Leymarie : https://www.monde-diplomatique.fr/2019/07/LEYMARIE/60026 :

6 : Défense européenne : le défi de l’autonomie stratégique, par les sénateurs Le Gleut et Conway-Mouret   : http://www.senat.fr/rap/r18-626/r18-626_mono.html

7: “Mort cérébrale” de l’OTAN selon Macron : “Les Européens n’y pèsent plus rien”, confirme Pierre Conesa : https://www.marianne.net/monde/mort-cerebrale-de-l-otan-selon-macron-les-europeens-n-y-pesent-plus-rien-confirme-pierre

Crédits de l’image d’en-tête : ABC News

 

 

Entretien avec Djordje Kuzmanovic (FI) : Macron sacrifie la Défense française sur l’autel de l’atlantisme

©France Insoumise ©Avenir En Commun.

Entre les coupes budgétaires dans le secteur de l’armée (850 millions d’économies), l’alignement sur la géopolitique des Etats-Unis et la volonté de construire une “Europe de la défense”, Emmanuel Macron semble décidé à saper l’indépendance de la Défense française au nom du dogme de l’atlantisme et du néolibéralisme. C’est l’analyse que défend Djordje Kuzmanovic, porte-parole de Jean-Luc Mélenchon durant la campagne présidentielle et membre du Bureau National du Parti de Gauche. Il plaide pour la fin des coupes budgétaires, la mise en place d’une géopolitique indépendante des Etats-Unis au service de la paix et pour la construction d’une armée du Peuple dans la lignée de la Révolution Française.

LVSL Au dernier sommet européen, Macron s’est engagé dans la construction d’une “défense européenne”. Celle-ci est présentée comme une compensation face aux coupes budgétaires effectuées dans le secteur de l’armée. Que pensez-vous de ce projet ?

Djordje Kuzmanovic – L’Europe de la Défense est systématiquement pensée dans le cadre de l’OTAN. Il faut d’abord rappeler que depuis 1991, l’entrée des pays d’Europe de l’Est dans l’Union Européenne a été précédée par leur entrée préalable dans l’OTAN. Il n’existe aucun texte portant sur l’Europe de la Défense qui ne mentionne pas l’OTAN, d’une manière ou d’une autre.

Trump a provoqué un émoi chez les dirigeants européens lorsqu’il annonçait qu’il faudrait dissoudre l’OTAN. Cet émoi relevait surtout de la communication politique. Cela n’a aucun sens : Donald Trump ne dissoudra pas l’OTAN, cela irait à l’encontre des intérêts profonds des Etats-Unis. Ce qui est réel, c’est le concept de “smart defence” développé par l’OTAN, c’est-à-dire la mutualisation, la mise en commun à échelle européenne des moyens et des industries de défense. Cette mutualisation capacitaire de la Défense européenne se ferait dans le cadre de l’OTAN… et retirerait à chacun des pays les moyens de se défendre ! On est en train de retirer à la France sa capacité à se défendre par la sur-spécialisation de ses outils de défense dans le cadre d’une mutualisation européenne.

Tout cela masque le problème de base de toute Europe de la Défense : il faut avoir une diplomatie commune, et l’Europe n’en a pas. Il ne faut pas penser le budget de la Défense de manière comptable, mais selon les buts politiques et géopolitiques que l’on se fixe. Il n’y a aucun but géopolitique commun entre les nations européennes; il n’y en a déjà pas entre la France et l’Allemagne, il y en a encore moins entre la Pologne et le Portugal ! Il y a une réelle incapacité de la part des pays européens à mettre en oeuvre une diplomatie commune… ce qui n’est pas le cas des Etats-Unis d’Amérique, qui, eux, ont une véritable diplomatie et une armée corrélée à leur diplomatie !

LVSL Le Chef d’Etat-Major des Armées Pierre de Villiers a démissionné suite aux menaces qu’Emmanuel Macron lui adressait. Celui-ci lui reprochait “d’étaler certains débats [politiques] sur la place publique”. Comment jugez-vous ce geste, qui clôt la polémique entre le chef d’Etat-major des armées et le Président ?

Macron, lors de son intervention du 13 juillet, a frôlé l’insulte à l’égard du premier des militaires. Il savait qu’il s’exposait à ce que son chef d’Etat-major des armées (CEMA) démissionne. C’était assez probable, compte tenu des remarques qu’il avait déjà faites par rapport aux questions budgétaires. Macron n’étant pas un imbécile, on peut se demander si ce n’était pas une volonté de sa part de continuer à nettoyer cet aspect du pouvoir régalien et d’en enlever les têtes principales. Macron avait déjà retiré à Jean-Yves Le Drian son directeur de cabinet, et s’était donc approprié le Ministère de la Défense. À présent, c’est le CEMA qui est visé.

Il y avait une sorte d’alliance entre le Ministre de la Défense, qui voulait défendre son ministère, et le CEMA qui souhaitait limiter les coupes budgétaires face à la volonté de Bercy. À présent, le ministère de la Défense est totalement affaibli. On y a placé des gens totalement incompétents ; Sylvie Goulard en était l’illustration, elle qui voulait la fusion de l’armée française avec la défense européenne… Le CEMA se retrouve donc seul à défendre le budget de l’armée, qui a pris l’addition la plus salée de la baisse de 5 milliards demandée par Darmanin (850 millions pour le Ministère de la Défense). Pour ceux qui suivent l’affaire de près, tout cela était assez cousu de fil blanc.

Maintenant, cette bourde politique reste étonnante de la part d’Emmanuel Macron. A-t-il voulu jouer au chef ? Dans ce cas, il a perdu beaucoup de sa légitimité auprès des militaires et s’expose à des retours de flamme assez conséquents. Ce n’était pas rien d’avoir un CEMA respecté par les troupes et portant leurs revendications auprès des instances dirigeantes. Si le CEMA perd sa fonction, c’est la porte ouverte à l’autorité des hommes de troupe, des généraux à la retraite… Ou alors, l’objectif final de Macron est-il de sabrer l’armée française afin de mieux l’intégrer à une défense européenne et otanienne ? Dans ce cas, comment mieux le faire qu’en donnant un coup de pied dans la fourmilière ?

LVSL Le général Pierre de Villiers reprochait à Emmanuel Macron les économies budgétaires de l’année 2017 réalisées aux dépens de l’armée française. Quel est l’impact des restrictions budgétaires et, plus largement, des politiques économiques néolibérales sur l’armée française ?

En réalité, le CEMA n’a rien reproché à Macron, contrairement à ce qu’ont suggéré les médias. Le CEMA a fait son devoir en répondant à huis clos à des députés qui lui posaient des questions, comme c’est la prérogative des CEMA, leur droit et leur devoir (voir à ce sujet, la tribune publiée dans Marianne le 20 juillet). Quand des députés appellent quelqu’un en commission, à huis clos, c’est pour recevoir une réponse ! Au cours de cette audience, Pierre de Villiers a pu faire des commentaires déplaisants vis-à-vis de Macron, mais ce n’est pas lui qui était à l’origine de cette audience.

“Les dirigeants souhaitent qu’il y ait une spécialisation des armées des pays-membres de l’UE en vue de leur mutualisation dans l’OTAN.”

Il y a depuis deux décennies en France des politiques d’austérité qui sont menées pour respecter les “critères de convergence” définis par Maastricht et aggravés par les nouveaux traités européens ; les gouvernements sont liés par ces traités et doivent “rembourser” une dette qui ne fait que croître, mais qui sert toujours d’argument pour baisser toutes les dépenses de l’Etat… Dans ce contexte, le ministère de la Défense est celui qui a subi les purges austéritaires les plus drastiques. Sous Nicolas Sarkozy, ce sont 54.000 postes, militaires et civils, qui ont été supprimés. Sous François Hollande, ce sont entre 18.000 et 20.000 postes qui ont été supprimés (et encore, leur suppression a été freinée par les attentats !). En conséquence, l’armée possède moins de troupes ; alors qu’elle s’engage dans de plus en plus d’opérations extérieures, le gouvernement la déploie dans le cadre d’une opération intérieure inutile, l’opération “sentinelle”, qui implique de mettre à disposition beaucoup de moyens. En conséquence, la moitié des véhicules à volant, par exemple, ne fonctionne plus ! Pour certains véhicules blindés… le plancher n’est pas blindé ! Ces matériels sont d’autant plus affectés qu’ils sont utilisés dans des zones difficiles, comme le Sahel malien. Le gros de nos pertes au Mali vient de soldats qui sautent sur des mines avec des véhicules censés êtres blindés, mais qui ne le sont pas !

Il faut également se rendre compte que tous les ans, tous les ans (et c’est pour coller aux critères de Maastricht), le budget des opérations est sous-évalué de 600 millions d’euros ! Dans ce contexte, annoncer qu’on va faire 850 millions d’économies budgétaires n’est juste pas tenable. Le CEMA a simplement fait son travail en expliquant qu’on ne peut pas mener les opérations que demande le pouvoir politique.

Tous les candidats à l’exception de Jean-Luc Mélenchon déclarent qu’il faut ramener à 2% le budget de la défense. Cela correspond à une exigence de l’OTAN, dont les dirigeants souhaitent qu’il y ait une spécialisation des armées des pays-membres de l’UE en vue de leur mutualisation dans l’OTAN.

Cette mesure est donc une copie conforme des exigences otaniennes ; elle n’est accompagnée d’aucune réflexion. Et sur ces 2%, Macron veut faire des réductions… Etant totalement européen et atlantiste, il a annoncé que ce serait 2% pour… 2025.

Donc oui : les armées, comme tous les autres services d’Etat, subissent des coupes budgétaires destinées à rembourser des dettes qui ne le seront jamais. Il y a quelques jours, 7.000 hectares de forêt sont partis en fumée ; 10.000 personnes ont été déplacées ; les maires des municipalités touchées par l’incendie se plaignent du fait que les secours n’arrivent pas à temps. Comment le pourraient-ils ? Il y a au moins quatre Canadairs sur vingt-six qui sont au sol pour les mêmes raisons : il n’y a pas assez de pièces et trop peu de moyens déployés pour permettre une maintenance correcte. Les secours ne peuvent donc pas faire leur travail parce qu’ils n’ont pas suffisamment de matériel. C’est un exemple parlant de ce que provoquent ces “économies” budgétaires. On devrait comparer les économies faites sur le budget avec les pertes causées par ces milliers d’hectares de forêt brûlés, cette saison touristique perdue, les problèmes de reboisement écologiques sans fin que posent les incendies.. Bien sûr, les coûts sont largement supérieurs aux économies ! Il faut donc faire des calculs qui ne rendent pas compte d’une vision strictement comptable de l’Etat. Les militaires, à cause des ces coupes, ne peuvent pas mener à bien les missions qui sont les leurs.

LVSL – Quelles solutions proposez-vous aux problèmes actuels de l’armée ?

Je voudrais revenir sur un élément important par rapport à la crise qui vient de se dérouler. Il faut tout d’abord se rendre compte que la démission du CEMA est une première dans l’Histoire de la Cinquième République. Cela montre la pente très autoritaire que prend Macron, et sa réelle incapacité à gouverner avec les institutions du pays qu’il préside. Ce qu’il reproche au CEMA, c’est d’avoir fait son travail dans le cadre d’un Parlement qui a lui aussi fait son travail. Or, comme Nicolas Sarkozy et François Hollande avant lui, Macron semble avoir un problème avec la connaissance de la Constitution française. L’article 35 de la Constitution stipule clairement que toute opération extérieure doit, au bout de quatre mois, conduire à un vote du Parlement pour savoir s’il est maintenu ou pas. Parfois il a été convoqué au bout des quatre mois, et jamais reconduit. Cela veut dire que Hollande, Sarkozy et Chirac ont mené 13 ans de guerre dans l’illégalité la plus totale. Les parlementaires sont les représentants de la nation, et le fait qu’on ne les fasse pas participer à ces questions centrales écarte la nation de ces questions militaires, qui finissent pas se retrouver exclusivement entre les mains du Président et de ses quelques conseillers…

Emmanuel Macron parle et agit comme s’il était Président des Etats-Unis, c’est-à-dire un chef des armées au sens strict, qui possède les prérogatives militaires. En France, le Président n’a ce pouvoir-là que dans un seul cas : la riposte nucléaire. C’est le seul domaine de l’armée dans lequel il possède une autorité propre. Avec la France Insoumise, nous travaillons pour trouver les 62 députés nécessaires pour pouvoir poser une question de constitutionnalité au Conseil Constitutionnel. Plus largement, nous souhaitons mettre fin aux économies budgétaires et rouvrir les dizaines de milliers de postes supprimés par les gouvernements précédents.

“Nous souhaitons également le retour à une armée du peuple, qui ne soit plus simplement professionnelle.”

Nous souhaitons également le retour à une armée du peuple, qui ne soit plus simplement professionnelle, et ce pour plusieurs raisons. La première raison est politique. C’est le peuple qui, comme cela a été pensé par les acteurs de la Révolution Française, est le garant de ses institutions et de la démocratie : tout corps militaire constitué est une menace pour la démocratie. Deuxièmement, l’armée est un fort liant national ; de la même manière que les enfants de la République reçoivent une éducation qui leur permettront de devenir des citoyens conscients, ils donnent à la République une partie de leur temps. C’est pourquoi nous défendons la mise en place d’un service militaire et civil national, qui s’effectuera dans les armées, ou bien dans la police, le corps des pompiers, ou encore dans des associations, bref, dans tout ce qui est d’utilité publique. Cela revient à se mettre un an au service de sa patrie, chose dont, d’expérience, tout le monde (ou presque) est fier. Nous souhaitons que cela devienne un moment d’intégration à la communauté nationale, mais aussi au marché du travail. Il permettrait de contrebalancer la tendance à enchaîner les stages qui existe aujourd’hui. À l’époque de la suppression du service militaire, il y avait 150.000 stagiaires. Il y en a aujourd’hui 1.500.000. Le privé emploie des jeunes, souvent très compétents pour de bas salaires ; avec le rétablissement d’un service militaire et civil, le talent des jeunes serait mis au service de la nation et non plus du privé ; ils seraient rémunérés à minima au SMIC pendant un an plutôt que d’enchaîner les stages.

LVSL – Vous êtes ancien officier, membre du Bureau National du Parti de Gauche. Dans le discours contemporain, les concepts de “gauche” et d'”armée” sont souvent considérés comme contradictoires, voire antinomiques. Vous défendez une vision de l’armée basée sur l’idéal du citoyen-soldat décrit par Jaurès dans son livre “L’Armée Nouvelle” et qu’on peut faire remonter jusqu’à l’héritage de Robespierre qui a théorisé la nation en armes…

Je reprends l’idée qu’au moment de la Révolution Française, le citoyen acquiert deux droits : le droit de vote et le droit de porter des armes (cela peut sembler étrange à une époque où l’hédonisme règne en maître), dont il reste une trace dans notre hymne national. Sans les conscrits de l’an II, sans les batailles de Valmy, Jemappes, Fleurus, gagnées par les citoyens face à l’Europe coalisée contre la nation française, il n’y aurait tout simplement pas eu de Révolution Française. La bataille de Valmy, militairement, n’est pas extraordinaire ; mais elle possède une signification politique considérable : à Valmy, l’armée du peuple sert les intérêts de la nation, ceux de tous, et pas ceux d’une oligarchie.

Ce qui est intéressant, c’est qu’à partir de 1815, les dirigeants n’ont eu de cesse de détruire l’institution du service national et l’idée du conscrit de l’an II. Ils créent une armée de répression intérieure, où le recrutement des officiers ne se fait plus sur le talent, mais au sein d’une population très restreinte et socialement marquée. L’armée se professionnalise de facto, et a surtout été utilisée pour mener des guerres coloniales et réprimer les ouvriers français à l’intérieur. Cela montre assez les dangers d’une armée exclusivement professionnelle. Il suffit d’écouter certains membres des rangs socialistes (Manuel Valls, Ségolène Royal, qui avaient demandé que l’armée vienne mater les troubles de Marseille) pour constater à quel point la tentation d’utiliser l’armée à des fins de répression intérieure est encore présente.

LVSL – La France Insoumise défend, en politique étrangère, un “nouvel indépendantisme français”. Qu’est-ce que cela signifie ?

Selon nous, la Défense n’est pas dé-corrélée des objectifs politiques de la France. Il est important de déterminer la vision géopolitique de la France et sa place dans le monde. Nos objectifs géopolitiques sont de n’être présents dans aucune alliance militaire pérenne ; c’est pourquoi il faut sortir de l’OTAN ; c’est pourquoi nous ne devons évidemment pas nous engager dans une quelconque alliance militaire pérenne avec la Russie, la Chine, le Venezuela, comme le suggèrent les délires de nos opposants. Nous voulons au contraire œuvrer au renforcement de l’ONU, car nous pensons que ses mandats peuvent aider au développement de la paix. Il faut renforcer le commandement intégré de l’ONU, pas celui de l’OTAN. Nous voulons que la France soit au service d’une alter-diplomatie. Nous plaidons par exemple pour la mise en place de partenariats égalitaires avec les pays pauvres, pour l’annulation de leurs dettes. Nous voulons donc que la France mette ses armées au service de la défense de son territoire et des mandats de l’ONU, et non pas au service d’une diplomatie belliqueuse alignée sur celle des Etats-Unis.

Propos recueillis par Antoine Cargoet et Vincent Ortiz pour LVSL.

Crédits :  ©France Insoumise ©Avenir En Commun – https://avenirencommun.fr/livret-garde-nationale-defense/