Gaël Giraud : « Nous sommes probablement à la veille d’une nouvelle crise financière majeure »

Gaël Giraud – entretien avec Le Vent se Lève, Paris © Clément Tissot

Tandis que les signes de fragilité de notre économie se multiplient, le système financier fait régulièrement preuve de son instabilité. Ancien évaluateur de risques bancaires, ex-chef économiste de l’Agence française du développement, Gaël Giraud en connaît parfaitement les ressorts et les points faibles. Alors que la finance occupe une place toujours croissante de notre économie, est-il possible de la réguler et de financer une réindustrialisation verte ? Deuxième partie. Retrouvez la première partie de l’entretien ici. Réalisé par Pierre Gilbert et Lenny Benbara.


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LVSL – Vous étiez il y a peu chef économiste de lAgence française de développement. Vous aviez donc un poste dobservation idéal sur les activités financières et ses dérives. Selon vous, une nouvelle crise financière est imminente, et serait potentiellement plus violente que celle de 2008. Pourquoi donc ?

Gaël Giraud – En effet, nous sommes probablement à la veille du déclenchement d’une nouvelle crise financière majeure. Quand exactement ? Personne ne peut le dire. Comme le rappelle l’adage latin : mors certa, hora incerta. La mort est certaine, mais on ignore quand elle surviendra. Il suffit cependant de considérer quelques grandes variables macroéconomiques mondiales pour se rendre à l’évidence. Par exemple la suraccumulation des dettes privées au niveau de la planète. La dette privée des institutions non financières en zone euro, c’est 130 % du PIB tandis que celle des ménages est de 70%. Si on cumule dettes des ménages et des institutions privées non financières, on est donc à plus de deux fois le revenu annuel de la zone. Pour rembourser leurs dettes, les investisseurs comptent a priori sur les revenus de leurs investissements et, plus généralement, les revenus de l’économie réelle. Mais quand il n’y a plus de croissance ou bien lorsqu’elle est trop faible, l’investisseur finit par être étranglé par ses propres dettes. Non seulement il n’investit plus, ce qui aggrave le mal, mais encore il est contraint, tôt ou tard, de vendre ses actifs financiers pour rembourser sa dette. Or une masse critique de revente d’actifs provoque le retournement des marchés financiers d’où procède le krach. C’est ce que l’on appelle le moment Minsky en hommage à Hyman Minsky, le premier, peut-être, à avoir identifié ce mécanisme.

Et contrairement à 2008, entre-temps, la situation financière des Etats s’est considérablement détériorée du fait de cette crise d’il y a dix ans, de sorte que les Etats sont beaucoup plus fragiles aujourd’hui : le jeu de vase communicant entre dettes privées et dette publique, qui a fonctionné dans les années qui ont suivi 2008 (aux dépens des contribuables chargés de payer la dette des banques) ne pourra pas fonctionner cette fois-ci, sauf à plonger l’ensemble de l’Occident dans une situation pire que celle du Japon depuis vingt-cinq ans.

LVSL – D’où la crise pourrait-elle venir ?

G.G. – Il y a aujourd’hui au moins quatre foyers de surendettement dans le monde. Le premier est dû à la reprise des crédits subprime par certaines institutions financières américaines qui semblent n’avoir pas appris grand-chose de 2008. Elles recommencent à prêter aux foyers pauvres afin de favoriser l’achat d’un premier logement, puis elles titrisent ces crédits douteux (i.e., elles les vendent sur les marchés internationaux à des banques européennes, par exemple, qui n’ont aucun moyen sérieux de vérifier la solvabilité des débiteurs). En cela, elles renouent avec les pires démons de 2008. Autre foyer : l’accumulation de la dette des étudiants aux États-Unis. Elle s’élève à plus de 1.500 milliards de dollars aujourd’hui, c’est-à-dire la moitié du PIB de l’Allemagne. Pour que cette pyramide ne s’écroule pas, il faut que ces étudiants aient des salaires élevés dès le début de leur carrière afin de commencer à rembourser leur dette. Ce qui suppose des salaires qui augmentent vite, donc de la croissance, de l’inflation et peu de chômage… C’est-à-dire exactement le contraire de ce que l’on observe sur le marché de l’emploi des États-Unis. En 2017, selon l’OCDE, le taux d’emploi équivalent temps plein (ETP) des femmes y était de 59,4%, et celui des hommes de 76,4%. Autrement dit, si l’on abandonne la fiction qu’un travail à temps partiel est identique à un emploi à temps plein, alors 40% des femmes en âge de travailler sont en chômage déguisé et un quart des hommes. C’est évidemment pire en France : 53,1% d’ETP pour les femmes, 68,6% pour les hommes. Certes, les États-Unis font mieux que l’Allemagne, qui dissimule une grande part de son chômage derrière le travail à temps partiel, mais il y a un risque réel que le marché du travail américain s’essouffle alors qu’il constitue aujourd’hui la pompe qui finance le remboursement de la dette étudiante.

Le troisième foyer est la fragilité des banques italiennes qui ont dans leur bilan beaucoup d’actifs non performants ou « pourris ». La Deutsche Bank, grande banque systémique dite universelle, montre aussi des signes de faiblesses récurrents et inquiétants. Tout comme nos quatre champions nationaux (BNP-Paribas, Société Générale, BPCE-Natixis, Crédit Agricole), Deutsche Bank mélange activités spéculatives de marché et le métier traditionnel dépôts/crédits. Ce cocktail permet à la banque de marché d’éponger ses pertes grâce aux revenus très stables de l’activité traditionnelle… jusqu’au jour où ces derniers ne suffisent plus. La faillite d’une telle banque serait cataclysmique pour le système financier mondial. Plus globalement, le FMI a prévenu à plusieurs reprises que la part significative des actifs « pourris » dans les bilans des banques européennes était une réelle menace pour la stabilité financière.

Le quatrième foyer est lié à la situation de certaines grandes banques chinoises qui ont énormément prêté pour construire logements et bureaux sur la côte est (Shenzhen, Shanghai, etc.). Des erreurs d’estimation des flux migratoires liés à l’exode rural chinois sont à l’origine de centaines de millions de mètres carrés qui demeurent vides, tout comme ce fut le cas en Irlande et en Andalousie avant 2008. D’où un risque de faillite du promoteur immobilier, qui entraînerait potentiellement celle de ses créanciers. Comme le bilan de ces banques d’État est opaque, certains soupçonnent le pire. De mon point de vue, les autorités bancaires chinoises sont suffisamment audacieuses pour être capables de faire face rapidement et sans états d’âme à une crise bancaire de grande ampleur —ce que les autorités européennes n’ont pas fait en 2008. Même Jack Ma, le fondateur d’Alibaba, dont la fortune est estimée à 44 milliards de dollars, sait qu’il peut être discrètement exécuté demain matin par le régime de Pékin s’il n’obtempère pas. Il vient donc de céder des parts importantes de son empire à l’État. Un hold-up de grande envergure comme celui de la crise des subprimes de 2008, où les banquiers ont fait payer par les contribuables le coût d’une politique bancaire qui servait exclusivement leurs propres intérêts, me semble impossible en Chine.

Mais sans aller jusqu’aux extrémités dont le Parti communiste chinois est capable pour conserver le pouvoir (la tragédie de Hong-Kong ne va plus tarder à en faire la manifestation), la Banque centrale de Pékin est la seule banque importante qui utilise de manière contracyclique le taux de réserve obligatoire (i.e., le montant des réserves obligatoires que doivent provisionner les banques chaque fois qu’elles créent de la monnaie en octroyant un crédit). Cela permet au régulateur chinois de tenir la bride haute à son secteur bancaire privé. En zone euro, notre taux de réserve a été abaissé de 2% à 1% en janvier 2012. Certaines banques font du lobbying pour qu’il tombe à zéro, ce qui les affranchirait du pouvoir immédiat du régulateur européen. Compte tenu des funestes performances des banques européennes au cours des vingt dernières années ce serait une grave erreur, rappelons-nous Dexia et Monte Dei Paschi par exemple. Je ne suis pas inquiet en ce qui concerne les banques chinoises, en revanche je le suis pour les autres foyers.

LVSL – Et le développement rapide du shadow banking en Asie ?

G.G. – Le shadow banking n’est pas seulement pratiqué en Asie mais partout dans le monde. Il désigne des institutions financières non bancaires non soumises à la régulation bancaire. Depuis 2008, on assiste à un transfert des activités bancaires vers ce secteur bancaire de l’ombre afin d’échapper à la régulation bancaire, et aussi par crainte que le régulateur, après le naufrage de 2008, ne se « réveille » mais, jusqu’à présent, il continue de se laisser corrompre. Les risques systémiques y sont majeurs, mais tellement diffus et mal connus qu’il est difficile d’identifier qui fait quoi dans cet univers-là. Les banquiers eux-mêmes s’accordent pour reconnaître que le shadow banking représente à peine 15% des activités financières en Asie, contre 50% en Europe et davantage encore aux États-Unis. Hong-Kong et Singapour sont les plus exposés relativement à la taille de leur économie, bien sûr.

Pour conclure sur la question précédente, tous ces foyers possibles de crise systémique sont à considérer dans un contexte absolument inédit de taux négatifs. Lesquels sont clairement le symptôme de la déflation dans laquelle nous pataugeons depuis 2008. Or que le rendement obligataire devienne durablement négatif oblige les détenteurs de capitaux à prendre des risques phénoménaux pour conserver de la valeur à leur patrimoine, sans quoi ils dilapident leur fortune en payant le “coffre-fort” (l’Allemagne mais aussi la France) pour que celui-ci consente à leur emprunter de l’argent. Du coup, les primes de risque ont presque disparu : une action est évaluée quasiment comme si elle véhiculait le même risque qu’une obligation. Les prêts aux entreprises zombies et les LBO, c’est-à-dire les achats d’entreprise via des opérations à fort effet de levier, font florès tout simplement parce que, tout comme durant les mois qui ont précédé 2007, les investisseurs ne savent plus où investir pour gagner quelques points de base supplémentaires de rendement.

LVSL – Comment pourrait-on désamorcer ce risque systémique ? Que devraient faire les institutions de régulation ? Est-ce juridiquement possible ?

G.G. – De nombreuses mesures pourraient être prises pour prévenir le pire. L’Union bancaire européenne aujourd’hui ne nous protège pas. La principale digue mise en place par les autorités européennes depuis 2000 est un fonds de résolution européenne qui atteindra la somme de 55 milliards en 2023, ce qui est très faible. La taille du bilan de BNP Paribas est de l’ordre de 2000 milliards d’euros. Ce fonds est donc un gobelet d’eau tiède pour éteindre les cendres après l’incendie. Pourquoi est-il si petit, et pourquoi seulement 2023 ? Parce qu’il est alimenté par les banques. Or celles-ci ont compris, au moins depuis 2008, que le contribuable européen sera mis à contribution en cas de nouvelle faillite bancaire. Elles ne jugent donc pas utile de se priver aujourd’hui pour financer un véritable filet de sécurité au cas où l’une d’entre elles s’effondrerait. Exemple : Monte dei Paschi di Siena, la plus ancienne banque du monde, troisième banque d’Italie par sa taille, a discrètement fait faillite en décembre 2016 après 8 ans d’agonie. L’Union bancaire européenne a-t-elle déboursé quelque chose pour soulager le contribuable italien ? Pas un centime. Les Italiens paieront l’intégralité de la facture. Détail désolant : beaucoup d’entre eux n’ont même pas compris ce qui s’est passé avec Monte Dei Paschi…

Gaël Giraud – entretien avec Le Vent se Lève, Paris © Guillaume Caignaert

LVSL – Comment faire pour éviter le pire ?

G.G. – À court terme, la première mesure urgente est de revenir sur la calamiteuse directive EMIR (European Market Infrastructure Regulation) et de contraindre les chambres de compensation à reconstituer leurs coussins de sécurité. Les chambres de compensation européennes (Clearstream, Euroclear…) sont des nœuds de transmission des transactions financières internationales chargés de sécuriser ces échanges. Or, avec EMIR, elles ont été mises en concurrence par le Parlement européen qui, sous l’influence de la Commission et des banques, s’est laissé séduire par l’imaginaire des vertus de la concurrence de tous contre tous. Ces chambres ont ainsi diminué les appels de marge qu’elles prélèvent sur les transactions financières et qui alimentent les coussins de sécurité où elles sont censées puiser pour se substituer, le cas échéant, à une partie défaillante. Résultat : la plupart de ces chambres de compensation n’ont plus les coussins de sécurité nécessaires pour faire face à une crise systémique. En cas de faillite d’un géant bancaire, les chambres de compensation elles-mêmes seraient en faillite, ce qui disséminerait une faillite isolée dans la totalité du secteur financier mondial. Il faut avoir en tête que, par-delà les débats méthodologiques sur la mesure de l’exposition au risque des actifs financiers dérivés d’une banque, l’exposition sur les marchés financiers internationaux de BNP-Paribas, par exemple, est certainement supérieure à plus d’une dizaine de fois le PIB de la France, soit au moins 20 trillions d’euros.

Pour comprendre l’intérêt de reconstituer ces précieux coussins de sécurité, il faut comprendre que les appels de marge (margin calls), au lieu de réduire l’efficience fantasmée des marchés financiers, réduisent en réalité les conséquences de leur inefficience. Les appels de marge, comme la taxe Tobin, réduisent la volatilité des cours et ralentissent donc la constitution et d’explosion des bulles spéculatives sur les marchés financiers. Ce qui est une très bonne chose.

La deuxième mesure urgente est d’aller au bout de la loi de séparation bancaire Moscovici de 2013 afin de garantir l’étanchéité entre activités de dépôt/crédit et activités de marché dans la zone euro. Pour cela, il s’agit de mettre en œuvre a minima la directive Barnier, qui a malheureusement été rejetée par un Parlement européen encore une fois sous influence. Cette étanchéité est le seul moyen de sécuriser le contribuable européen. Qui plus est, une fois privées de l’airbag gratuit que constituent les bénéfices des banques traditionnelles et de la compagnie d’assurance que nous représentons, nous autres contribuables, les banques de marché prennent beaucoup moins de risques. Les bonus des dirigeants diminuent mais le risque de pertes pharaoniques également. Un cran d’arrêt est mis à la privatisation des profits et à la socialisation des pertes. Entre 1933 et le début des années 1990, la séparation était en vigueur grâce au Glass Steagall Act de Roosevelt et le monde n’a connu aucune crise bancaire significative. Ceux qui se disent pro-européens mais hostiles à ce type de régulation ne sont pas favorables à l’Europe. En réalité, ils instrumentalisent l’Europe pour transférer la richesse de notre continent à une petite oligarchie financière et font planer sur la tête de tous les autres Européens le risque de la ruine.

LVSL – Que peuvent faire les banques pour répliquer à cela ? Et comment la puissance publique peut-elle reprendre la main face à ces mouvements ?

G.G. – Les banques ont au moins deux moyens d’échapper à la régulation. Primo par la création d’institutions financières non bancaires qui sollicitent le canal de création monétaire des banques afin de réaliser des opérations spéculatives que les banques elles-mêmes ne sont pas autorisées à faire : c’est le shadow banking que nous évoquions à l’instant. Secundo, en complexifiant la régulation de manière à la rendre inopérante. Exemple : la loi Dodd-Frank aux États-Unis fait plusieurs milliers de pages et échoue, de ce fait, à réglementer efficacement le secteur bancaire. Autre exemple en Europe : le cadre prudentiel de Bâle III censé contraindre les banques à la sagesse. Parmi les contraintes bâloises figure le ratio de fonds propres, supposé mesurer si ces derniers sont suffisamment abondants pour permettre à une banque de faire face à une crise. Ces fonds propres jouent le même rôle que le « coussin » d’appels de marge des chambres de compensation. Or il est calculé comme un quotient dont le dénominateur est la somme des actifs au bilan de la banque, pondérés par les risques associés à ces actifs. Qui calcule ces risques ? Ce sont les ingénieurs quantitatifs employés par les banques elles-mêmes (métier que j’ai pratiqué il y a presque vingt ans) qui les estiment à partir de modèles stochastiques sophistiqués que les comptables et auditeurs sont incapables de contrôler. En tout cas, certainement pas dans le temps court qui leur est généralement imparti pour auditer un bilan bancaire. Si les matheux de la banque sont suffisamment ingénieux, ils peuvent alors faire grossir artificiellement le risque le moins gourmand en capital et minimiser les risques réels des activités de marché les plus coûteuses en fonds propres. Le régulateur bâlois est très conscient de cela et une initiative est en discussion afin de normaliser et standardiser les modèles de calcul de risques utilisés pour calculer les pondérations du ratio de fonds propres. Cependant, pendant des années, les banques ont largement « joué » avec ce ratio comme le ferait un chauffard capable de trafiquer les radars censés contrôler sa vitesse sur l’autoroute.

À mon avis, il faut substituer à ce ratio qui, même standardisé, restera trop compliqué, un autre ratio très simple, à la main de n’importe quel comptable : le quotient des fonds propres divisé par la taille du bilan, tout simplement. On n’a pas besoin de modèle stochastique pour cela, et n’importe qui est alors capable de voir que la plupart des banques sont sous-capitalisées, comme le FMI, sous Christine Lagarde, n’a cessé de le répéter. Aujourd’hui, la plupart des ratios de fonds propres bancaires sont proches de 3%. Or, en 2008, certaines banques ont perdu jusqu’à 11% de la valeur de leurs actifs. Elles seraient donc immédiatement en faillite si elles devaient faire face à un choc de même amplitude aujourd’hui, comme je l’ai montré dans un rapport rendu au Parlement européen en 2015.

Un nouveau débat s’ouvre alors : si l’on adopte ce quotient très simple, quel ratio minimum de fonds propres le régulateur européen doit-il exiger ? Martin Hellwig, un économiste allemand, et Anat Admati, une collègue de Harvard, ont proposé un minimum de fonds propres de 20%[1]. Soit le ratio qui prévalait au début du 20ème siècle. Il est sûrement proche de la vérité. Commençons par 10 % pour éviter d’étrangler les banques tout de suite puis, progressivement revenons à 20 % dans les années qui viennent.

LVSL – Que peut faire la puissance publique au niveau européen ?

G.G. – Il faut revenir à la directive Barnier pour rendre étanches les activités de dépôt/crédits et les activités de marché. Nul besoin du régulateur bâlois pour faire cela. Cela peut aussi se faire à l’échelle nationale, dans chaque pays de la zone. Ensuite, l’UE est suffisamment puissante pour peser à la table des négociations au comité de Bâle. D’une part, elle doit pousser à l’écriture d’un « Bâle IV » afin d’augmenter le ratio de fonds propres comme on vient de le dire, mais aussi afin d’obliger à « verdir » le bilan des banques en renchérissant le coût du capital des crédits bruns tout en assouplissement les exigences en capital des crédits verts. Ce point est décisif : c’est le lieu où se croisent la finance et l’écologie.

A ce sujet, d’ailleurs, les banques demandent uniquement les allègements en coût du capital pour le crédit vert : ce serait une folie pour plusieurs raisons. D’abord, il ne s’agit pas seulement de favoriser l’investissement vert, il faut aussi, tout simplement, réduire nos émissions, voire les annuler, donc mettre fin à toute forme d’investissement brun. Ensuite, les banques européennes sont dangereusement sous-capitalisées comme beaucoup l’ont remarqué : du FMI à Hellwig et beaucoup d’autres. Donc, tout allègement en exigence de capital va dans le mauvais sens. Pour ma part, je serais favorable à la seule imposition d’un enchérissement du coût du capital pour les prêts bruns mais le bras de fer entre le régulateur et le lobby bancaire se conclura sans doute par une solution intermédiaire.

Enfin, l’UE doit pousser à la révision des normes comptables internationales IAS (International Accounting Standards) auprès de l’IASB (Bureau international des normes comptables, Londres). Ce sujet soulève rarement l’enthousiasme des foules car il est austère, mais il demeure central. Il s’agit de mettre fin au mythe de la fair value (la juste valeur), un non-sens comptable mis en place en 2005 sous pression allemande, après dix années de lutte livrée à juste titre par les banques françaises qui y étaient opposées mais ont malheureusement perdu cette bataille. Le principe de la juste valeur oblige à valoriser comptablement à leur prix de marché instantané les actifs de toutes les entreprises cotées en bourse. L’idée sous-jacente est qu’une entreprise doit pouvoir être achetée n’importe quand à sa valeur de marché. Ce qui aurait peut-être un sens si les marchés étaient efficients et donc capables d’apprécier raisonnablement la valeur économique d’une entreprise. Mais même l’analyse économique la plus néo-libérale reconnaît, à voix basse, que les marchés sont toujours très inefficaces dans l’allocation du capital et des risques[2]. Qui plus est, aujourd’hui, les marchés survalorisent gravement les entreprises liées aux hydrocarbures fossiles. Ces boîtes-là sont virtuellement en faillite à la fois à cause de l’énorme dette écologique qu’elles ont contractée et parce que le charbon, puis le pétrole, doivent devenir à brève échéance interdits dans le commerce. Cette « bulle carbone » passe complètement inaperçue des marchés et c’est bien normal puisqu’en l’état actuel des choses, l’industrie pétrolière continue d’être extrêmement rentable. Il faut mettre en place une réglementation sans état d’âme sur les hydrocarbures fossiles, la puissance publique doit se résoudre à les “tuer par la loi”, sinon ce sont eux qui nous tueront.

Toujours est-il que et la norme IAS oblige à la faire entrer dans le bilan des banques et des entreprises cotées. Plus généralement, toutes les fluctuations irrationnelles des bulles spéculatives des marchés financiers finissent par se refléter dans les bilans des entreprises. On a en fait substitué à la « vérité » comptable des bilans l’irrationalité des cours de la bourse.

En particulier, pertes et profits anticipés sont mis à égalité par la norme IAS 39. Ce qui permet aux marchés, quand ils sont euphoriques, de déformer la valeur comptable des entreprises, alors que la vieille prudence comptable, depuis le 19ème siècle, consistait à enregistrer les pertes anticipées mais seulement les profits réalisés. Du coup, nos entreprises naviguent à l’aveugle au milieu de marchés financiers cyclothymiques sans que plus personne ne dispose d’une boussole. Il est temps que nous disposions d’une véritable comptabilité écologique pour le XXIème siècle, qui permette aux entreprises de prendre des décisions sensées.

LVSL – Vous plaidez pour une réindustrialisation verte pour produire localement de manière écologique et résorber le chômage. Mais vous dites aussi que lindustrie française souffre énormément des politiques économiques et surtout monétaires imposées par Bruxelles et Francfort. Pouvez-vous nous expliquer ces désavantages et comment les contrecarrer ?

G.G. – Globalement la zone euro a été construite sur l’idée que la monnaie unique favoriserait la spécialisation intra-zone, chaque pays se spécialisant dans le secteur de produits et services où il est le plus efficace. C’était une simple application de la théorie de Ricardo dite des « avantages comparatifs » que l’on enseigne en première année d’université. Or, comme l’avait remarqué Ricardo lui-même, cette belle théorie s’effondre quand il y a mobilité parfaite des capitaux : si vous ouvrez les frontières de deux pays concurrents, les capitaux financiers vont se délocaliser là où le rendement des investissements est le plus avantageux, par exemple, là où un tissu industriel puissant peut produire dans un environnement faiblement inflationniste. Au lieu de se spécialiser dans son domaine d’excellence, l’un des deux pays va souffrir d’une fuite de capitaux et d’un manque chronique d’investissement, donc s’appauvrir et se désindustrialiser, tandis que l’autre continuera de prospérer à condition qu’il parvienne à convaincre le premier de lui acheter ses produits manufacturés. Vous aurez reconnu, en gros, la situation des pays du Sud de l’Europe face à ceux du Nord (Allemagne, Autriche, Pays-Bas, Finlande). En France et en Italie, l’industrie ne représente plus que 12% du revenu national.

Or la mobilité des capitaux financiers est un article de foi des Traités européens depuis la CECA de 1953. L’abolition des barrières à la mobilité du capital a donc accéléré la désindustrialisation du Sud de l’Europe. Dans les pays du Nord, depuis trente ans au moins, le compromis social se négocie de telle sorte que l’ajustement de compétitivité des entreprises s’opère par la baisse des salaires et non par la dévaluation de la monnaie (comme au Sud). Il y a donc moins d’inflation chez eux qu’au Sud, ce qui les rend mécaniquement plus attractifs pour les capitaux. À l’inverse, un pays comme la France avait traditionnellement des salaires plutôt élevés, compensés par des dévaluations régulières du franc.

Est-il plus « vertueux » d’avoir des salaires faibles, une inflation faible et une monnaie forte plutôt qu’une inflation plus forte, des salaires plus élevés et une monnaie plus faible ? Aucunement. L’inflation redistribue la richesse des créanciers (riches) vers les débiteurs (pauvres). Les salaires élevés favorisent une répartition de la valeur au bénéfice des salariés et une monnaie faible rend les exportations plus compétitives. À l’inverse, une inflation faible et des salaires bas privilégient les rentiers, en particulier les créanciers détenteurs d’obligations, au détriment des travailleurs pauvres. Ceux-ci sont de plus en plus nombreux en Allemagne : le paritätischer Wohlfahrtsverband estimait l’an dernier à 12,5 millions, soit plus de 15% de la population, le nombre d’Allemands « pauvres », c’est-à-dire dont les revenus sont inférieurs à 60% du revenu médian. Tandis que le nombre de milliardaires, par exemple, ne cesse d’augmenter. Une monnaie forte, quant à elle, ne cesse d’être pénalisante que si vos exportations sont du haut de gamme dont les ventes sont peu sensibles au prix de vente, comme c’est le cas outre-rhin. Or l’Allemagne possède de facto le contrôle du taux de change de l’euro et force la BCE à maintenir un taux élevé qui favorise les industries du Nord. Le choix entre le « modèle » du Nord et celui du Sud n’a donc pas grand chose à voir avec la morale, mais tout à voir avec la justice sociale !

Quant à la mobilité du capital en Europe, elle favorise mécaniquement le tissu industriel haut de gamme allemand et une économie de rentiers, tandis qu’au Sud, la désindustrialisation accélère la transition vers des économies de service. Cela induit, il est vrai, une baisse relative des salaires du Sud car les services, en particulier les services à la personne, sont en général moins bien payés. Mais comme ils ne s’exportent pas, la baisse des coûts ne relance pas les exportations des pays du Sud, lesquels accumulent simplement plus de travailleurs pauvres à leur tour. Résultat : partout en Europe, les rangs des salariés pauvres se remplissent et les rentiers s’enrichissent (surtout au Nord), creusant les inégalités.

La question de la réindustrialisation verte se pose donc pour les Européens. La situation confortable qui a consisté à consommer des produits manufacturés chinois bradés grâce aux salaires de misère de la main d’œuvre chinoise touche à sa fin : les salaires augmentent (enfin) depuis plusieurs années sur la Côte Est de la Chine et la balance commerciale de l’Occident avec la Chine est pratiquement nulle aujourd’hui. Depuis 2009, les Chinois réorientent leur production industrielle sur leur marché domestique et le bassin du Sud-Est asiatique. La faiblesse des salaires européens ne sera plus compensée encore très longtemps par les bas prix des produits chinois. D’autant que l’organisation actuelle du commerce international (en voie d’essoufflement) n’a de sens que dans un monde où le pétrole est considéré comme gratuit. En réalité, son coût écologique est tel qu’il est urgent de pratiquer une relocalisation de la production et d’organiser son acheminement par des circuits courts. Ce qui plaide, encore une fois, pour une réindustrialisation de l’Europe.

Certains pensent que l’Afrique pourrait devenir la prochaine « usine du monde » à la place de la Chine, ce qui économiserait aux Européens la peine d’avoir à se réindustrialiser pour s’approvisionner eux-mêmes en produits manufacturés. Il est vrai que l’Afrique est le seul continent qui connaîtra une poussée démographique forte dans les décennies à venir. Il est vrai aussi que l’Ethiopie et le Rwanda sont des success stories. Mais je reste sceptique : le réchauffement climatique promet de provoquer des ravages autour de la ceinture tropicale, aggravés par la disparition des poissons de nos océans et la désertification grandissante. Des géants comme le Nigéria et l’Afrique du Sud doivent leur prospérité au pétrole, au charbon ou à la finance. Autant de leviers qui ne sont pas durables. En outre, l’éducation primaire reste un défi en Afrique sub-saharienne, comme la Banque mondiale a fini elle-même par le reconnaître. Il faut d’abord réussir à emmener à l’école les jeunes qui vont naître avant de les envoyer travailler à l’usine. Enfin, quand bien même l’Afrique de l’Ouest, par exemple, réussirait à s’industrialiser en constituant un véritable tissu de PME (comme Jean-Michel Sévérino ne cesse d’y inviter, à juste titre), pourquoi devrait-elle produire pour nous plutôt que pour son propre marché intérieur ? Manquer l’opportunité, pour les Européens, de reprendre en main notre destin au motif que les Africains vont « travailler pour nous », c’est réactiver un imaginaire colonial heureusement dépassé. D’autant que la Chine est déjà omniprésente en Afrique, et ne laissera pas l’Europe organiser le continent à sa guise. L’Europe doit promouvoir une nouvelle industrie pour elle-même, construite sur les ruines de l’industrie fossile dont nous avons héritée à la faveur de la révolution industrielle. C’est une autre révolution qui est devant nous : celle d’une industrie à faible empreinte écologique, qui garantisse que la transition vers une société zéro-carbone (à laquelle la France s’est engagée pour 2050) ne rime pas avec régression à l’âge pré-industriel.

Gaël Giraud – entretien avec Le Vent se Lève, Paris © Clément Tissot

LVSL – Au niveau européen, pourquoi l’inflation est-elle si faible ? En quoi cela empêche-t-il une réindustrialisation verte ?

G.G. – Nous sommes en phase de déflation. Les symptômes sont évidents depuis 2008 : une inflation quasiment inexistante, une croissance atone voire disparue, beaucoup trop de dettes privées et beaucoup de chômage (en partie masqué). C’est la conséquence inéluctable de la non-gestion de la crise financière de 2008. Le Japon a connu, lui aussi, une grande répétition générale de la crise des subprimes en 1990, a mal géré l’après-crise et se débat depuis vingt-cinq ans dans les sables mouvants de la déflation. Pendant dix ans, les États-Unis et l’Europe n’en sont pas ressortis après la crise de 1929. Les Américains auraient peut-être pu s’en sortir avec le New Deal, mais Roosevelt, effrayé par la dette publique en 1937, a freiné les dépenses de l’État et les États-Unis sont alors retombés dans le marasme déflationniste pour n’en sortir définitivement que « grâce » à la guerre.

Après plusieurs années de dénégation des autorités monétaires, françaises notamment, plus personne, ou presque, ne nie la réalité de la déflation en Europe. Le mécanisme sous-jacent est simple à comprendre et ressemble à la phase qui succède à un moment Minsky : si tout le monde est criblé de dettes privées, certains vendent leurs actifs, réels ou financiers, pour rembourser leurs dettes. Par exemple, vous revendez votre maison de campagne pour financer le remboursement de la dette sur votre logement principal. Si beaucoup de monde est vendeur sur certains segments du marché, le prix des actifs réels baisse, d’où l’absence d’inflation. Si le prix des actifs réels baisse plus vite que la vitesse à laquelle vous réussissez à réduire la valeur nominale de votre dette, alors le poids réel de votre dette augmente. Ce paradoxe avait été compris par Irving Fisher dès le début des années trente : dans une situation de déflation, si tout le monde est logé à la même enseigne, plus on essaie de se désendetter tous ensemble, plus on s’endette !

Ce qui est nouveau dans la situation actuelle, c’est que nous avons des sphères réelles qui s’enfoncent lentement dans la déflation tandis que les investisseurs et le 0,1% des plus favorisés continuent de jouer en bourse et sur le marché immobilier. D’où le gonflement des bulles immobilières dans les grandes capitales du monde entier et la hausse vertigineuse du prix des actifs financiers. Or il s’agit simplement de pyramides de Ponzi (bien que celles-ci soient interdites par la loi) au sens où, la sphère réelle ne permettant plus de rembourser les dettes contractées pour pouvoir spéculer sur ces marchés en hausse, les investisseurs continuent de s’endetter encore plus pour éviter d’avoir à vendre leurs actifs. Ils ne font que gonfler la bulle davantage et retarder le tristement célèbre moment de Minsky.

La priorité des priorités, à mon sens, est l’aide au désendettement du secteur privé, pris à la gorge par un secteur bancaire lui-même fragile (comme on l’a vu). C’est l’obstacle principal à la transition industrielle verte. Nous avons besoin de réduire la dette du secteur industriel par tous les moyens et d’obliger les banques à accorder des crédits favorisant les investissements verts, plutôt que la spéculation sur les marchés financiers, socialement et écologiquement nuisibles. Pour cela, il faut rompre le cercle infernal de Fisher, ce qui n’est possible que si un acteur économique continue de dépenser plutôt que de s’entêter à rembourser ses dettes coûte que coûte, à la manière d’un hamster qui ne voit pas que, plus il court, plus sa cage tourne vite. Le seul acteur économique qui puisse jouer ce rôle, c’est évidemment l’État. Il doit donc adopter, au moins provisoirement une politique contracyclique : investir, dépenser, de manière à maintenir l’activité économique, un minimum d’inflation et alimenter des anticipations positives sur l’inflation en zone euro, pendant que le secteur privé, lui, doit être incité fortement à se désendetter. L’État pourrait lancer un grand plan d’investissement vert. Bien sûr, cela augmentera sa dette publique à court terme. Mais elle n’est que de 100% du PIB en moyenne, en zone euro, et en France en particulier. Très en dessous, donc, de la dette privée. Une fois la transition amorcée, dès que le secteur privé aura réussi à prendre le train en marche, l’État pourra se désengager progressivement et commencer à se désendetter à son tour. L’industrialisation de toute l’Europe ne s’est pas faite autrement depuis deux siècles. Dans un pays jacobin comme la France, en particulier, aucun projet d’envergure n’a pu naître sans l’amorçage initial de l’État. La priorité, c’est donc le financement initial de l‘industrialisation verte en Europe, accompagné par le désendettement du secteur privé — ce qui, seul, permettra, à terme, le désendettement du secteur public. Le Japon a compris cela trop tard et, maintenant, sa dette publique tutoie les 250% du PIB sans que la dépense publique, depuis une génération entière, ne soit parvenue à relancer une industrie écologique nippone. La Grèce, malgré le plan d’ajustement structurel assassin qui lui a été infligé, en est au même niveau relatif de dette publique qu’en 2010, tout en s’étant appauvrie d’un quart de son PIB. Autrement dit, l’austérité budgétaire, en régime déflationniste, n’a jamais réduit la dette publique, au contraire. La potion que Bruxelles et Bercy préconisent met donc la charrue avant les bœufs : elle exige le désendettement public avant celui du secteur privé, ce qui est impossible. Ce faisant, nous répétons le contre-sens commis par le chancelier Heinrich Brünning qui, entre 1930 et 1933, a aggravé la déflation allemande en mettant en place un plan d’austérité au lieu d’aider les entreprises à se désendetter… Et les mêmes causes entraînant souvent les mêmes effets, nous alimentons l’extrême-droite en Europe, laquelle se nourrit de la frustration des classes moyennes qui n’aperçoivent aucune sortie hors du marécage déflationniste.

Lire la première partie de l’entretien : Gaël Giraud « Les banques sont intrinsèquement hostiles à la transition écologique »

[1] M. Hellwig & A. Admati, The Bankers’ New Clothes: What’s Wrong with Banking and What to Do about It, Princeton University Press, 2014.

[2] Cf. G. Giraud, Illusion financière, chap. 3, Ed. de l’Atelier, 2014.

L’Italie est condamnée au déclin – Frédéric Farah

©Francesco Pierantoni

Les Italiens sont convoqués aux urnes ce dimanche, après une longue et étrange période qui a vu se succéder des gouvernements sans réelle légitimité populaire. Ces gouvernements, de celui de Mario Monti en 2011 jusqu’au dernier en date dirigé par Paolo Gentiloni, ont pourtant poursuivi la transformation économique et sociale du pays à marche forcée : réformes des retraites, du marché du travail, des marchés des biens et services, ou encore de l’organisation territoriale. Par Frédéric Farah.

Cependant, aucun nouveau « miracle italien » n’est venu se présenter. Pire, le pays peine à quitter les terres de la croissance atone et ne parvient pas à échapper aux nombreux périls qui le guettent : crise bancaire de vaste ampleur, fleurons industriels nationaux rachetés par des concurrents étrangers, un chômage de masse, et, plus inquiétant encore, le départ des forces vives du pays.

Les faiblesses de l’économie italienne depuis plus de trois décennies permettent de jeter une lumière sur une construction européenne dont la nature est profondément déflationniste [ndlr, qui favorise la baisse des prix], et qui est le théâtre d’une véritable offensive du capital à l’encontre du travail.

Les commentateurs, qu’il s’agisse des journalistes ou des économistes, expliquent ce marasme en mettant en avant des facteurs essentiellement nationaux :  une dette sans précédent, une corruption endémique, un vieillissement de la population, un écart Nord/Sud plus flagrant que jamais, et une productivité en berne. Ces arguments, s’ils ne sont pas sans pertinence, font la part trop belle aux facteurs endogènes propres à l’Italie. À l’heure de l’intégration européenne, l’explication du marasme à l’aune du seul prisme national relève de l’aveuglement.

Le destin économique et social de l’Italie ne peut s’expliquer sans tenir compte des choix européens portés par les différentes majorités gouvernementales au cours de ces trois dernières décennies. Ce choix dans l’analyse permet de dresser des parallèles avec la promotion de la désinflation compétitive par la France à partir de mars 1983. La France et l’Italie ont défendu cette option avec fermeté pendant plus de deux décennies.

Les faiblesses de l’économie italienne depuis plus de trois décennies permettent de jeter une lumière sur une construction européenne  dont  la  nature  est profondément déflationniste [ndlr, qui favorise la baisse des prix], et le théâtre d’une véritable offensive du capital à l’encontre du travail.

Les choix européens de l’Italie : l’UE comme contrainte extérieure à vocation disciplinaire

Pour l’Italie, les années 1969-1982 sont des années de tensions politiques et sociales renforcées par les conséquences des chocs pétroliers. Elles ont enrayé le cercle vertueux des années antérieures, qui avaient vu la compétitivité italienne s’améliorer puisque la part de l’Italie dans le marché mondial était passée de 2% en 1951 à 4% en 1970. Le taux de croissance annuel moyen s’était établi à 5,3% entre 1951 et 1958, mais avait connu une décélération entre 1958 et 1967 pour s’établir en moyenne annuelle à 3,6%.

Romano Prodi, le président du Conseil Italien qui incarne l’entrée de l’Italie dans l’euro. ©Francesco Pierantoni

Après ses années de prospérité économique, dans les années 70, l’Italie se retrouve dans une spirale inflation-dépréciation, et sous l’impulsion de la Banque d’Italie, le choix européen apparaît alors comme un moyen d’infléchir cette direction et de procéder aux ajustements nécessaires. L’Italie comme la France – et l’ouest du continent en général, du reste – s’apprêtent à emboîter le chemin de la désinflation compétitive dont les trois piliers sont connus : austérité salariale, austérité budgétaire et monnaie forte. Toutes les nations ne l’ont pas mise en œuvre avec la même rapidité.

C’est l’adhésion de l’Italie au système monétaire européen en 1979 qui marque le premier temps de la reprise en main de l’outil monétaire par la banque centrale italienne. La lire continue sa dépréciation, mais la progression des salaires est contenue et les marges des entreprises connaissent un redressement.

Néanmoins, afin de maintenir une activité dynamique, les Italiens ne restreignent pas leurs dépenses publiques, et ce au prix d’un endettement massif. D’autant plus que, depuis 1981, le trésor italien et la banque d’Italie sont séparés. Le rachat de la dette par la banque centrale est alors impossible.

Dans ce cadre, la politique budgétaire devient impossible en raison d’un véritable effet « boule de neige ». D’une part, la croissance se tasse et de l’autre, les taux d’intérêts s’envolent. La charge réelle de la dette devient plus lourde et le ratio d’endettement dépasse les 100% en 1991.

Le traité de Maastricht finit de resserrer le garrot sur l’économie italienne

Le traité de Maastricht représente l’acte II de la réorientation de la politique italienne. À ce moment-là, l’Italie ne peut plus adapter le taux de la lire à la réalité de la compétitivité de l’économie italienne. Le traité de Maastricht contribue à la détérioration de la compétitivité italienne. Cette surévaluation de la lire est à l’origine de la crise spéculative de 1992. L’Italie y a répondu sous la houlette du gouvernement technique de G. Amato en réduisant de moitié les déficits publics. De grandes réformes sont alors menées dans la politique sociale et le système de retraites publiques. Seule la dévaluation de la lire limite l’effet récessif de pareils choix économiques. Ces années 1990 voient l’affirmation de gouvernements techniques préfigurant ceux à venir, comme celui de Mario Monti en 2011.

La marche vers l’euro initie pour l’Italie – comme pour bon nombre de pays – des années d’austérité, et le gouvernement de Romano Prodi va jusqu’à faire naître un impôt sur l’Europe pour rendre possible l’adoption de la monnaie unique.

Là encore, cette politique est très coûteuse en matière d’emplois et de croissance. Puisque l’Italie entre dans l’euro avec une monnaie surévaluée, elle est obligée de mener une politique de rigueur qui affaiblit durablement ses performances, avec une croissance annuelle qui passe rarement au-delà de la barre des 1%.

Ce parcours nous révèle le rôle joué par la contrainte extérieure, véritable instrument disciplinaire qui est censé ramener à la raison économique les nations et les peuples européens trop dépensiers.

Ici, la définition de l’austérité proposée par la juriste italienne Clara Mattei nous semble pertinente, même si elle s’applique au départ au contexte des lendemains de la Première Guerre mondiale. « L’austérité comme message moral, économique et technocratique par lequel les experts visent à éduquer et à civiliser une société civile en proie à l’agitation aux lendemains de la guerre. » [2]

La marche vers l’euro constitue pour l’Italie – comme pour bon nombre de pays  des années d’austérité, et le gouvernement de Romano Prodi va jusqu’à faire naître un impôt sur l’Europe pour rendre possible l’adoption de la monnaie unique.

Si l’on pouvait modifier cette définition à la marge, nous dirions qu’elle vise à éduquer des sociétés européennes dont les demandes de démocratie sociale ont pu apparaître excessives à certaines élites publiques et privées durant les années 1970.

La contrainte extérieure conduit non seulement à l’austérité, mais aussi à une véritable paralysie des instruments de la politique économique. Une situation on ne peut plus dommageable pour l’économie italienne.

Une étude plus récente de C. Fernandez et Pilar Garcia Perea indique, comme le rappelle l’économiste M. Anota sur son blog : « Dès l’introduction de l’euro, l’Italie, le Portugal et la Belgique ont très rapidement pris du retard. En effet, leur niveau de vie aurait augmenté plus rapidement si l’Italie et le Portugal n’avaient pas adopté l’euro. »

En effet, l’Italie est désormais dépourvue d’instruments macro-économiques à même de soutenir sa demande intérieure. Les relais européens ne sont pas non plus au rendez-vous en matière de stratégie de croissance. L’atonie de la demande semble être alors durable et les stratégies du tout export ne peuvent compenser pareille faiblesse.

Des études économiques diverses révèlent combien ce choix européen a été dommageable. Une note de l’OFCE le souligne en 2008, à la veille de la crise : « En vérité, les performances de croissance des pays de la zone euro cachent des situations disparates entre ses États membres. Un fossé s’est creusé entre grands et petits pays de la zone euro, fossé dont témoigne le maigre surplus de croissance réalisé depuis dix ans dans les grands pays : en moyenne, entre la phase de convergence et la phase d’adoption de l’euro, les grands pays de la zone euro ont bénéficié d’un gain annuel de 0,2 point, i.e. moitié moindre de celui de l’ensemble de la zone. » [3]

Une étude plus récente de C. Fernandez et Pilar Garcia Perea indique, comme le rappelle l’économiste  M. Anota sur son blog : « Enfin, dès l’introduction de l’euro, l’Italie, le Portugal et la Belgique ont très rapidement pris du retard. En effet, leur niveau de vie a suivi une trajectoire inférieure à celle qu’il suit dans le scénario contre-factuel [ndlr, le scénario qui sert de point de comparaison dans une évaluation économique] ; il aurait augmenté plus rapidement si l’Italie et le Portugal n’avaient pas adopté l’euro. » [4]

Avant la crise des dettes souveraines, l’Italie est déjà sous la menace d’une désintégration politique et économique car elle est privée de nombreux instruments, et qu’elle s’affaiblit en raison de choix de politique économique qui ont eu des effets pénalisants sur la demande. La crise économique de 2008 et sa transformation en crise des dettes souveraines se sont traduites en choc de la demande.

L’Italie dans le piège de la crise « des dettes souveraines » entre 2008 et 2017

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Silvio Berlusconi au congrès d’European’s people party. ©EPP

L’Italie s’est retrouvée au coeur de la spéculation sur la crise des dettes souveraines. Elle a dû supporter un violent renchérissement du coût de sa dette en 2011 sous l’effet de la spéculation financière. Tout ceci sans compter la claire ingérence de l’Union européenne qui a contribué à la chute du dernier gouvernement Berlusconi. Jean Claude Trichet, dans une lettre au président du Conseil du 5 aout 2011, l’affirme d’ailleurs : « le conseil des gouverneurs considère que l’Italie doit d’urgence rétablir la qualité de sa signature souveraine et réaffirmer son engagement pour une stabilité fiscale et des réformes structurelles. » Juste après l’éviction de Silvio Berlusconi, la Banque centrale européenne et les institutions européennes saluent d’ailleurs l’arrivée au pouvoir de M. Monti, ancien commissaire européen et franc soutien au néolibéralisme.

Une violente politique d’austérité est alors mise en place par le gouvernement de Mario Monti. Elle laisse l’Italie exsangue. Son gouvernement, sans la moindre légitimité populaire, procède alors à une réduction brutale de la dépense publique, entreprend de défaire un peu plus le statut des travailleurs de 1970 et engage une réforme des retraites profondément inique : la loi Fornero. Mario Monti laisse au pays la pire récession connue depuis la guerre, après celle de 2008-2009. Le revenu par habitant, lui, recule au niveau de 1997 !

La crise que rencontre l’Italie est un véritable choc de demande et non une crise de l’offre

Sur la période 2011-2016, l’activité du pays recule de 0,4% par an en moyenne. La crise a un effet marqué sur l’investissement en Italie : il a baissé de 2,7% en moyenne par an. L’investissement en biens d’équipement s’est en particulier contracté de 1,5% par an en moyenne entre 2011 et 2016. Par ailleurs, l’investissement en construction a chuté de 4,6% en moyenne par an depuis 2011, soit bien davantage qu’en France (–0,4%).  Le fort repli de l’investissement tient surtout aux conditions de financement qui se sont nettement dégradées en Italie.

Le crédit aux entreprises, qui progressait parallèlement en France et en Italie de 2004 à 2011, décroche dans la péninsule, et entraîne la baisse de leur investissement. D’autre part, la forte hausse des coûts de financement public conduit le gouvernement italien à mettre en œuvre une consolidation budgétaire marquée. En 2012 et 2013, le solde structurel italien s’améliore ainsi de 3,2 points, contre 1,8 point en France. Cette politique budgétaire plus restrictive explique l’écart de croissance de la consommation et de l’investissement publics sur la période par rapport à la France.

Le gouvernement Renzi poursuit cette politique dans le même esprit que son prédécesseur. Il a ainsi engagé une nouvelle réforme des retraites et le fameux « Jobs Act » dont les résultats médiocres ont offert un peu plus de sécurité à l’employeur et de plus en plus de flexibilité au travailleur.

La productivité recule de 1,5% en rythme annuel depuis 2000 en Italie. Ce constat est identique lorsque l’analyse porte sur la productivité horaire.

L’Italie a perdu 600 000 emplois industriels et un quart de sa production industrielle depuis le début de la crise économique, mais l’industrie représente 16% de la valeur ajoutée. Elle dispose encore d’une véritable capacité industrielle. Le chômage, lui, dépasse les 11% de la population active et atteint 34% des jeunes actifs.

Pourtant, l’analyse qui prévaut aujourd’hui est celle d’un choc d’offre négatif. Selon ce point de vue, le seul moyen de redonner vie à la croissance italienne est d’engager les réformes de structure réclamées par les autorités européennes. C’est pourquoi le gouvernement Renzi poursuit cette politique dans le même esprit que son prédécesseur. Il a ainsi engagé une nouvelle réforme des retraites et le fameux « Jobs Act » dont les résultats médiocres ont offert un peu plus de sécurité à l’employeur et de plus en plus de flexibilité au travailleur.

La réforme constitutionnelle qu’il a voulu mettre en place s’est soldée par l’échec du référendum de 2016, qui a vu sa démission actée. L’Italie, aux prises avec une monnaie trop forte, la perte de son outil budgétaire et monétaire, est condamnée à des politiques déflationnistes.

L’argument de la dette est systématiquement mis en avant. Cependant, il ne faut pas oublier de dire que l’Italie dégage des excédents budgétaires primaires depuis 1990. Il en va de même pour les questions conjoncturelles, comme le rappelle une note de l’Insee : « Cependant, la plupart de ces facteurs, d’ordre structurel, sont très difficiles à quantifier. Par ailleurs, ils ne peuvent rendre compte de l’ampleur du décrochage à la fois dans le temps – avant et après 2000 – et dans l’espace, relativement à la France notamment. Par exemple, le taux de recherche et développement est certes plus faible que dans le reste de l’Europe, mais il l’était déjà dans les années 1990, sans écart apparent de croissance, et a même davantage augmenté depuis 2000 en Italie qu’en France. Aussi, le taux de diplômés de l’enseignement supérieur augmente plus nettement en Italie que dans le reste de l’Europe. Par ailleurs, le taux d’investissement productif transalpin est resté proche de celui des entreprises françaises jusqu’en 2010 et n’a décroché qu’avec la crise des dettes souveraines. Enfin, les disparités régionales ne semblent pas particulièrement la cause du décrochage (concernant les rigidités du marché du travail, Hassan et Ottaviano (2013) montrent, à partir des données de l’OCDE sur la protection dans l’emploi, que l’Italie a davantage assoupli son marché que la France et l’Allemagne de 2000 à 2007. » [5]

Aujourd’hui, l’Italie connaît une reprise modeste portée par un regain d’augmentation des salaires ainsi que par une légère impulsion budgétaire de plus 0,3%. Cependant, son PIB en volume reste de plus de 6% inférieur à son niveau d’avant crise. En 2018-2019, encore une fois, la modeste croissance trouvera ses moteurs dans la demande interne et l’investissement. L’Italie paie d’un lourd tribut ses choix européens : chômage en hausse, alourdissement de la dette, perte de marchés extérieurs. Son destin, par bien des aspects, croise celui de la France. Ils sont les grands perdants de l’euro, en tant que grands pays de la zone.

Aujourd’hui, comme la France, l’Italie n’a eu de cesse de céder des grands groupes industriels, agroalimentaires, ou de la téléphonie. Pourtant, l’Italie dispose de véritables atouts qui pourraient lui permettre de rebondir. Pour espérer le faire, c’est hors de la zone euro qu’il faudra néanmoins le penser.

[2] Clara Mattei, “The Guardians of International Consensus and the Technocratic Implementation of Austerity”, in Journal of Law and Society, n°1, mars 2017

[3] La zone euro : une enfance difficile, lettre de l’OFCE, 12 decembre 2008

[4] <http://www.blog-illusio.com/2016/01/l-impact-de-l-euro-sur-les-echanges-et-le-niveau-de-vie.html>

[5] “Pourquoi la croissance de l’Italie a-t-elle décroché depuis 2000 comparée à la France ?”, note de conjoncture de l’INSEE, 20 juin  2017, <https://www.insee.fr/fr/statistiques/fichier/2871885/062017_d2.pdf>

Crédits photos : ©Francesco Pierantoni