Turquie : la stratégie du chaos

Discours d’introduction du co-président du HDP lors du nouvel an kurde “Newroz” à Diyarbakir en Mars 2015. ©Delal Azadî

La situation en Turquie est devenue intenable. Le gouvernement turc réprime ses opposants parlementaires, médiatiques et militants. Ce mouvement s’est accéléré depuis le coup d’État avorté de juillet 2016. Petit tour d’horizon de la situation au Kurdistan turc.


Ce titre aurait pu paraphraser la citation latine “Si vis pacem, para bellum” (qui veut la paix prépare la guerre), à la différence qu’ici la paix se fait réprimer sous les chenilles des chars ou les balles des Loups Gris. Difficile pour un démocrate de Turquie de croire encore au schéma classique de la démocratie ; “vote – élection – parlement”, remplacé par “vote – revote – torture/prison”.

En juin 2015, le parti d’opposition “Parti Démocratique des Peuples” (HDP), mené par ses co-présidents Selahattin Demirtaş et Figen Yuksekdag, dépasse historiquement le seuil des 10% aux élections législatives.

Discours des Co-Maires de la ville/capitale Diyarbakir, en Turquie lors du nouvel an kurde, Mars 2015. Ils ont depuis été emprisonnés. ©Delal Azadî.

Il obtient près de 13% des voix au niveau national et près de 89 députés à la Grande assemblée Nationale Turc. Mécontent de ne pouvoir asseoir son pouvoir constitutionnel, le président R.T. Erdogan convoque à nouveau des élections anticipées quelques mois plus tard.

Le HDP renouvelle alors l’exploit en maintenant son score au dessus de 10%, malgré un nombre galopant d’attentats. Ainsi le 10 octobre 2015 deux explosions retentissent à Ankara lors d’un meeting du HDP. Le bilan s’élève à 97 morts ce qui en fait l’attentat le plus meurtrier de Turquie. L’attaque n’a pas été revendiquée. Dans le même temps, plus de 400 locaux du HDP/DBP ont été brûlés, et des sympathisants et des militants ont été harcelés. Le HDP par la voix de ses co-présidents a annoncé l’arrêt de sa campagne électoral craignant pour la vie des citoyens et de ses sympathisants, contrairement à l’AKP (Adalet ve Kalkınma Partisi – parti de la justice et du développement), au MHP (Milliyetçi Hareket Partisi – parti d’action nationaliste) et au CHP (Cumhuriyet Halk Partisi – parti républicain du peuple) qui ont maintenu leurs activités.

Nul besoin d’être médium pour comprendre que l’Europe ne fera rien en ce qui concerne la réduction des libertés individuelles et collectives à cause des accords diplomatiques, militaires et économiques entre l’Union Européenne et la Turquie (par ailleurs deuxième puissance militaire de l’OTAN). Les médias mainstream pèsent le pour et le contre, car le Président Turc menace d’ouvrir “les vannes de l’immigration aux portes de l’Europe” alors même qu’il s’agit de réfugiés liés au conflit syrien.

Dans un cadre démocratique classique, l’opposition est censée mener dans l’hémicycle son combat politique. Ce n’est pas le cas en Turquie, où le HDP est à l’heure actuelle privé de ses représentants : pas moins de 13 députés sont actuellement en prison, ainsi que plusieurs maires, responsables de districts et responsables locaux du DBP et du HDP. Les démocrates et les républicains turcs sont, dans leur ensemble, la cible du régime.

C’est un état des lieux accablant et les possibilités d’entrevoir une paix immédiate sont inexistantes. Pour qu’une paix immédiate et durable soit possible, il faudrait que l’ensemble des acteurs acceptent de discuter et de mettre en place des accords. Or, l’AKP ne veut pas la paix, pas plus que le MHP. Le CHP, le parti social-libéral, a depuis longtemps capitulé face au pouvoir d’Erdogan, acceptant par exemple de voter la levée des immunités parlementaires des députés du HDP.

Les élus du HDP n’ont pas ménagé leur peine. Ils ont du gérer des centaines de procédures judiciaires à leur encontre et la possibilité de se voir infliger des centaines d’années cumulées de prison. Les dirigeants du parti (répartis de façon paritaire entre hommes et femmes) se sont mobilisés pour alerter l’opinion sur la réalité des opérations militaires à l’Est de la Turquie en montrant des photos des chars rasant la ville de Cizre dans la province de Sirnak en 2015. Cela n’a pas suffi pour provoquer une réaction internationale… puisque les journaux qui avaient relayé ces informations ont été démantelés, au sens propre comme au figuré.

Qui reste-t-il alors pour s’opposer à un régime dictatorial ?

Le conflit armé entre le gouvernement Turc et les combattants du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) perdure. Le gouvernement turc reproche au HDP d’être la vitrine légale du PKK qu’il veut éradiquer. Faysal Sariyildiz député HDP a un curriculum militant impressionnant et a été élu démocratiquement depuis sa prison en juin 2015. Puis il a du prendre la fuite en Europe pour une question de survie. Il parcourt actuellement et inlassablement l’Europe pour relater ce qui s’est passé à l’Est de la Turquie et notamment dans son district de Sirnak, afin de faire comprendre que Cizre, c’est l’équivalent d’Oradour sur Glane. 250 personnes ont été carbonisées, d’autres ont été assassinées par des balles de sniper ou ont été ensevelies vivantes dans la ville. Malgré les appels au secours, les ambulances n’ont pas pu intervenir du fait des risques qu’une intervention aurait entraînés. Mehmet Tuncel, responsable DBP de Cizre (et ami de Faysal) a délivré un dernier message d’alerte avant d’être assassiné-enseveli, avec les femmes, les adolescents, les bébés et les vieillards. Ces individus sont qualifiés de “terroristes” plus dangereux que Daesh par l’État Turc.

Agence de presse féminine, Dihâ    (fermée depuis…)

Lorsqu’on veut mettre fin à la démocratie, on réduit l’ensemble des contre-pouvoirs en supprimant méthodiquement tous les types d’oppositions possibles, y compris parmi des membres fondateurs de l’AKP  tel que Fethulla Gullen qui réside en Pennsylvanie.

Un dernier nom que vous ne connaissiez peut être pas, Tahir Elçi  ; grand et prestigieux bâtonnier de la ville de Diyarbakir, a été assassiné en pleine rue en 2015. C’était un militant de la cause kurde, et un militant pour la Paix.

On ne peut dès lors qu’en arriver à ce constat : la paix n’est ni possible, ni désirée du fait de la politique islamo-nationaliste du président turc R.T.Erdogan qui cherche à éradiquer ses opposants.

Notes sur les partis politiques de Turquie :
– HDP/DBP : Le Parti démocratique des peuples et le Parti démocratique des Régions sont des partis politiques de Turquie. Le DBP est une branche du HDP. Ils sont situés politiquement à gauche et sont issus du mouvement politique kurde. Ils se veulent représenter la société turque dans sa diversité et dans la prolongation du mouvement protestataire de 2013 en lien avec les manifestations du parc de Gezi. Ils sont attachés à l’écologie, l’égalité radicale Femme/Homme, aux droits des LGBT, aux droits des minorités.
– CHP : Le Parti républicain du peuple est un parti politique turc, de type républicain, social-démocrate et laïc. il est membre de l’Internationale Socialiste et membre associé du Parti Socialiste Européen. Il constitue depuis 2002 le principal parti d’opposition face à l’AKP. Il représente le courant historique du Kémalisme.
– AKP : Le Parti de la justice et du développement ou AKP (en turc : Adalet ve Kalkınma Partisi) est un parti de centre droit, au pouvoir en Turquie depuis 2002. Le Premier ministre Binali Yıldırım en est le président depuis le 22 mai 2016, désigné lors d’un congrès extraordinaire à Ankara. Il succède à Ahmet Davutoğlu.
– MHP : Le Parti d’action nationaliste (Milliyetçi Hareket Partisi ou MHP ) est un parti politique turc d’extrême droite fondé en 1969 par Alparslan Türkeş. Il participe au gouvernement Ecevit II de 1999 à 2002 en coalition avec le Parti démocratique de la gauche (DSP) de Bülent Ecevit et le Parti de la mère patrie (ANAP) de Mesut Yılmaz, et disparaît de la Grande Assemblée nationale de Turquie avant de la réintégrer lors des élections de 2007.

Sources :
GABB , Güneydoğu Anadolu Bölgesi belediyeler birliği, union des villes d’Anatolie–  recherches et rapport sur les femmes et les enfants qui ont subi des traumatismes durant les couvres-feux à Cizre et Silopi en Mai 2016 – http://www.gabb.gov.tr/doc/2016/07/gabbhasartespit/cizre%20and%20silopi%20-women%20and%20children%20obs.report.pdf
Laura Mai Gaveriaux , journaliste indépendante , OrientXXI ;
http://orientxxi.info/lu-vu-entendu/la-silencieuse-destruction-des-villes-kurdes-en-turquie,1277,1277

©Delal Azadî